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2011/1 - n° 83
pages 55 à 66
ISSN 0762-7491
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Cliniques méditerranéennes, 83-2011
Alain Ehrenberg
La crise du symbolique
et le déclin de l’institution :
quels sont les arguments ?
Quelle est l’alternative épistémologique ? 1
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On entend de plus en plus l’affirmation suivante : nous vivons désor-
mais dans un individualisme non de personnalisation, mais de déliaison, un
individualisme devenu destructeur des appartenances collectives et donc
des assises personnelles de chacun. Toute une dramaturgie sociale s’est
construite sur le thème du remplacement des valeurs d’appartenance par
des valeurs de choix. Le problème soulevé est celui du déclin de l’obligation
sociale, autrement dit, de la perte d’autorité de la société sur les individus
(Gauchet, 2002). Les signes de cette perte sont une nouvelle symptomato-
logie montrant une désorganisation inédite de la personnalité individuelle.
La psychanalyse se trouve au cœur de cette dramaturgie : ses usages se sont
étendus à une critique sociale appuyée sur les données de sa clinique, ce
qui lui permet d’articuler le mal commun et le mal individuel. Ce discours
implique d’examiner de plus près ce que le concept d’institution désigne
exactement.
Alain Ehrenberg, directeur de recherche au CNRS, CERMES3, équipe CESAMES ; Centre de recherche méde-
cine, sciences, santé, santé mentale, société, université Paris Descartes, EHESS, CNRS, INSERM, 45 rue des
Saints-Pères, F-75270 Paris cedex 06 – alain.ehrenberg@parisdescartes.fr
1. Ce texte reprend en partie le chapitre 6 de A. Ehrenberg, La société du malaise, Paris, Odile
Jacob, 2010.
du social dans l’idiome lacanien, clinique qui est en même temps une critique
des modes de vie contemporains. Une foule de publications s’en est suivie.
« Nul ne contestera que notre social est aujourd’hui remanié en profondeur ;
de plus, son évolution se fait à ce point rapide que nous nous sentons impuis-
sants pour repérer les articulations d’où procèdent tous les changements
auxquels nous assistons. Citons pêle-mêle la mondialisation de l’économie,
la désaffection du politique, la croissance de l’individualisme, la crise de
l’État-providence, l’accroissement de la violence en même temps que l’écla-
tement de la conflictualité, la montée du juridisme » (op. cit., p. 15) 2. Lebrun
fait sien le constat établi par Marcel Gauchet d’un « processus de désym-
bolisation qui affecte nos sociétés » et s’appuie sur l’étude de Lacan sur les
complexes familiaux pour s’inquiéter de « la désinstitutionnalisation » de la
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famille, du « déclin de l’identité du père » qui « ouvre la voie à l’envahisse-
ment de la figure maternelle 3 » (ibid., p. 16 et 17). En quoi le psychanalyste
possède-t-il un privilège pour analyser le lien social ? Parce qu’il la tire de
son expérience clinique quotidienne : « Ce que le psychanalyste entend dans
cette confrontation à la clinique individuelle, il l’entend également à l’œuvre
dans le social ; ce qu’il entend des avatars du sujet est du même tabac que
ce qu’il entend des avatars du social » (ibid., p. 20). On peut déjà remarquer
que si le psychanalyste entend le patient allongé sur son divan, puisque c’est
le fond de sa méthode, on ne voit pas par quel moyen il pourrait entendre le
social en tant que tel. Comme à chaque fois que les rapports entre la psycha-
nalyse et le social sont invoqués, la référence va à l’essai de Freud Psychologie
collective et analyse du moi qui ne sépare pas la psychologie collective et la
psychologie individuelle. Le social entendu par le psychanalyste ne désigne
pas les situations sociales, mais les seules représentations collectives. Armé
de ce texte pour comprendre les éléments sociologiques conduisant à la
pathologie, il convient de construire une clinique du social. Quels en sont les
traits et les arguments ?
Son point de départ est la difficulté récente rencontrée dans la fonction
socialisatrice du père qui concentre, comme Lacan l’avait souligné dans son
texte sur la famille, les fonctions de répression et d’exemple, de « tuteur de
l’audace » (Lacan, 1938).
Parce que son statut est celui d’un tiers qui sépare l’enfant de sa mère,
il personnifie l’institution. La nouvelle clinique est « tributaire de ce que
d’aucuns profitent de ce que notre société se débarrasse du père pour se
débarrasser du même coup du tiers » (Lebrun, op. cit., p. 191). Concrètement,
cela veut dire que le père n’intervient plus « en chair et en os » pour limiter la
2. Le best-seller est : C. Melman, L’homme sans gravité – Jouir à tout prix, entretiens avec J.-P. Lebrun,
Paris, Denoël, 2002.
3. Pour une analyse de l’étude de Lacan, voir A. Ehrenberg, op. cit., chap. 4.
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phiques, et celle d’André Green, bien que celui-ci ne reconnaisse pas le rôle
étiologique du social. Pour que le père puisse remplir sa tâche, écrit Lebrun,
« il faut encore une autre caractéristique, et c’est un trait sur lequel il n’est pas
habituel d’insister, mais qui est pourtant fondamental : c’est qu’il faut que
cette fonction du père […] soit ratifiée par le social » (op. cit., p. 147). Celui-ci
n’est pas défini, mais l’idée est que le social est une entité fonctionnelle qui
limite la toute-puissance individuelle et oblige le sujet à reconnaître qu’il ne
peut satisfaire tous ses désirs, qu’il doit vivre avec le manque.
Le ressort de la nouvelle subjectivité est la fin de la verticalité, le décès de
la société hiérarchique dont témoigne le déclin de la fonction patriarcale. Ce
n’est pas le père réel qui est le problème, il va sans dire, car on n’est pas dans
le biologisme, mais sa place symbolique, celle qui fonde l’autorité. Le père,
ou plutôt le nom-du-père, ou encore le signifiant phallique ne remplit plus
sa fonction normative. C’est sur ce défaut social que fleurissent les nouvelles
pathologies.
Ces changements caractérisent le lien social affaibli de la société libérale,
néolibérale, post-, hyper- ou ultramoderne – tous ces qualificatifs sont stricte-
ment semblables. Que fait-il ce nouveau lien ? « Le lien libéral postmoderne a
certes produit une libéralisation des individus et fait sauter les carcans qu’in-
duisaient, spécialement sous la forme des névroses, les interdits sociaux des
temps anciens, mais en contrepartie il laisse le sujet en panne de référence,
et livré aux enjeux de la mélancolisation quand il est confronté au manque, à
ceux de la manie quand il le refuse » (Lesourd, 2007, p. 25).
Nous aurions ainsi assisté à l’émergence d’un individu libéré de toute
entrave, et soucieux avant tout de sa jouissance et de son épanouissement
personnel. Si les auteurs affirment généralement refuser la nostalgie et ne
prônent guère un retour à un pouvoir fort ou à un ordre moral dépassé, ils
tirent les enseignements sociologiques de la psychanalyse : la fin de la verti-
calité a pour conséquence que le grand problème de la société démocratique
est l’autorité. Et elle l’est pour une raison de fond : la société n’est plus une,
mais multiple.
En résulte ces nouvelles pathologies de l’idéal, ces névroses de caractère
qui sont les malheurs de l’horizontalité, comme les névroses de transfert
étaient des pathologies de la verticalité. Ces pathologies concernent l’idéal au
sens où elles sont causées par un déclin social réel de l’imago paternelle dans
la société, et donc de la série institution, symbole, transcendance, hiérarchie,
limite qui forment une famille conceptuelle. Car une des caractéristiques de
ces pathologies de la déliaison est qu’elles ne mettent plus en jeu le conflit, la
culpabilité et le désir, mais le déficit, le clivage, la honte et l’identité. Défaut
ou carence dans la symbolisation, manque de repères qui semblent atteindre
également le patient courant de la psychanalyse. La fin de la verticalité
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équivaut à une situation inédite dans l’histoire humaine, celle de la fin de la
soumission à l’obligation sociale. Elle est au cœur de l’inquiétude qui court
tout au long de ces textes. L’homme perd la colonne vertébrale qui l’ancrait
dans la société et modérait ses appétits. Toute cette rhétorique se ramène à
une proposition : les personnalités sont aujourd’hui plus désorganisées à
cause d’une accélération de la dynamique d’individualisation qui n’est plus
tempérée ni par la coercition sociale qui tenait les individus ni par le conflit
qui les structurait.
Malgré quelques voix discordantes, le consensus sur le déclin des symp-
tômes névrotiques est manifestement partagé par l’ensemble de la profes-
sion. Le vocabulaire même des psychanalystes s’est modifié en créditant le
concept lacanien de sujet d’une valeur positive, car il accède à un Je ou une
subjectivité authentiques, s’opposant à l’individu social doté d’une valeur
négative 4.
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Descombes (1996) : ce sont des significations sociales qui sont instituées et
non des limites entre des individus.
Parler d’autorité de la société ne veut pas dire ici que la société devrait
retrouver une autorité qui aurait tendance à disparaître sous les coups de
boutoir combinés de l’individualisme des mœurs et de la concurrence géné-
ralisée du capitalisme globalisé, mais qu’elle possède cette autorité, qu’elle
est une autorité, que la société soit individualiste ou non ne change rien à
l’affaire. Le fait social n’est pas, au contraire du fait chimique ou physique,
composé d’éléments positifs que l’on observe soit naturellement, soit par
un dispositif expérimental. On ne dispose d’aucun moyen d’observer direc-
tement pour regarder comment les éléments se placent dans l’ensemble,
comme c’est le cas dans les sciences expérimentales où l’on observe des
entités réelles ; elle est composée d’individus, mais n’est pas les individus :
il y a des faits qui ne proviennent que de l’association humaine, comme de
pouvoir dire qui a fait ceci, qui est responsable de cela, qui doit donner à qui,
etc. Sans la possibilité d’identifier qui est qui et sans la possibilité d’imputer
ou d’attribuer des responsabilités, il n’y a tout simplement pas d’existence
humaine logiquement possible (Castoriadis, 1986). C’est exactement de ce
niveau de la réalité humaine que s’occupe la sociologie (ou l’anthropologie)
– c’est le point de départ de la sociologie durkheimienne.
Durkheim présente l’autorité morale à partir de la notion de contrainte :
il fait consister les faits sociaux « en ces manières de faire ou de penser,
reconnaissables à cette particularité qu’elles sont susceptibles d’exercer sur
les consciences particulières une influence coercitive » (1894, p. 20). De là,
poursuit-il, une confusion entre contrainte physique et contrainte sociale.
« Mais il y a entre ces deux modes de coercition toute la différence qui
sépare un milieu physique d’un milieu moral. La pression exercée par un ou
plusieurs corps sur d’autres corps ou même sur des volontés ne saurait être
confondue avec celle qu’exerce la conscience d’un groupe sur la conscience
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Quand on emploie les mots de « société », de « social » ou « socialité », on
se réfère toujours à des relations que l’on rassemble sous l’étiquette de « rela-
tion sociale ». Qu’est-ce qu’une telle relation ? Pour répondre à cette question,
il faut distinguer deux genres de relations : les relations externes et les rela-
tions internes. Une relation externe est du type : Pierre et Paul sont barbus.
Si Pierre rase sa barbe, il n’existe plus en tant que barbu, n’appartient donc
plus à la catégorie des barbus, au contraire de Paul, mais il continue à exister
en tant que Pierre. La relation entre Pierre et Paul est externe car un change-
ment dans Pierre n’entraîne aucun changement dans Paul. On peut dire qu’il
s’agissait d’une relation de ressemblance plaçant les deux individus dans la
catégorie des barbus. On a ici deux faits distincts et indépendants. Pour cette
raison, la relation entre Pierre et Paul est externe.
Changeons de situation. Si Pierre assassine Paul, la relation du meur-
trier à sa victime n’est pas, comme dans la situation précédente, une relation
externe. En effet, si Pierre ne tue plus Paul, nous n’avons ni meurtrier ni
victime. Pierre et Paul sont ici relatifs l’un à l’autre. L’action peut être décrite
à l’actif, du point de vue de Pierre, ou au passif, du point de vue de Paul.
Alors que dans le cas de la relation externe, nous avons deux faits, ici nous
avons un seul fait : l’assassinat. La relation entre Pierre et Paul est interne
parce que leurs destins sont interdépendants. La relation interne est d’inter-
dépendance en ce qu’elle constitue la réalité des termes qu’elle relie : « Les
relations internes ne peuvent relier que des êtres relatifs, donc des êtres pris
sous une certaine description : pas des éléments, mais des parties d’un tout »
(Descombes, op. cit., p. 199).
Entre le premier et le second cas, la relation entre Pierre et Paul a changé
de nature. Décrire Pierre comme barbu, c’est décrire un individu indépen-
dant, décrire Pierre comme le meurtrier de Paul, c’est le décrire comme
partie d’un tout. Pierre et Paul sont tous deux les « compléments de sujet »
(Descombes, 2004) du verbe « assassiner ». Ils ne sont pas des individus, mais
des personnes jouant chacune leur rôle. La relation entre Pierre et Paul n’est
pas fondée sur des qualités (comme d’être « barbu »), mais sur une relation
d’action impliquant que les individus sont une paire d’agent, paire formant une
unité parce que l’on a affaire à un couple de partenaires (le meurtrier et sa
victime) et non plus à deux individus empiriques indépendants.
Pour comprendre ce que désigne une règle sociale, on peut partir des
deux propositions suivantes : « Tu ne dois pas mettre la main sur la plaque
chauffante. » « Tu ne dois pas coucher avec ton frère. » Le lecteur voit bien
que les deux « tu ne dois pas » ne sont pas de même nature, qu’ils n’ont
pas la même grammaire. Le premier « tu ne dois pas » relève de ce que
Wittgenstein appelle le conditionnement causal : le fait de mettre sa main
sur la plaque chauffante cause des brûlures, c’est un fait d’expérience dans
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lequel faire X entraîne Y. Dans l’interdiction de coucher avec son frère, nous
avons affaire à une grammaire différente : si on peut vérifier qu’on brûle
sa main quand on la met sur la plaque chauffante, on ne peut pas vérifier
qu’on ne doit pas coucher avec son frère en couchant avec lui. Ici, l’interdic-
tion suppose d’avoir défini ce qu’est un frère. Or un frère ne peut être défini
que dans et par un système de relations (que l’on appelle la parenté) selon
une règle qui rend le système concrètement signifiant pour chaque individu
vivant dans cette coutume. Un frère n’est pas un élément dans un ensemble,
c’est un concept relatif, il est la partie d’un tout. L’institution est de nature
descriptive parce que c’est seulement lorsque l’on a défini (ce qu’est un frère,
ce qu’est un assassinat, ce qu’est un don, etc.) qu’on peut formuler ce que
l’on permet et ce que l’on interdit. Le conditionnement n’y est pas causal,
mais logique. Ce conditionnement, cette socialisation passe par le langage.
Stanley Cavell en a lumineusement résumé le rôle en précisant ce que c’est
que d’apprendre un nom : « En “apprenant le langage”, vous n’apprenez pas
seulement les noms des choses, mais ce que c’est qu’un nom ; pas seulement
la forme d’expression convenant l’expression d’un désir, mais ce que c’est que
d’exprimer un désir ; pas seulement ce que c’est que le mot “père”, mais ce que
c’est qu’un père ; pas seulement le mot “amour”, mais ce que c’est que l’amour.
En apprenant le langage, on n’apprend pas seulement la prononciation des
sons et leur ordre grammatical, mais aussi les “formes de vie” qui font de ces
sons les mots qu’ils sont, en état de faire ce qu’ils font » (Cavell, 1979, p. 271).
Apprendre des mots, c’est apprendre des concepts sociaux, c’est être initié
à une forme de vie. La socialisation n’est pas « le processus par lequel on
apprend à se regarder comme un parmi d’autre » (Gauchet, op. cit., p. 244), elle
n’est pas « l’inscription psychique de l’être-en-société qui permet à chacun de
raisonner du point de vue de l’ensemble » (ibid., p. 248), autrement dit, elle ne
consiste pas à renoncer à son égoïsme d’individu particulier, dans l’idiome
de la Révolution française, ou à ses pulsions, dans l’idiome freudien. Elle est
un dressage logique qui passe par le fait d’apprendre des mots, des mots qui
sont des significations sociales et des usages.
Quel est le sujet de cette autorité morale, de cette obligation sociale, de ce
conditionnement logique ? Autrement dit, quel est le sujet de l’institution ?
Car il y a bien un sujet, mais c’est un sujet logique. Il faut donner une réponse
pragmatique, c’est-à-dire une réponse centrée sur le problème de l’action,
car le fait premier est que les hommes doivent coordonner leurs actions pour
que la vie humaine soit possible, même quand ils sont seuls, car ce n’est pas
une question de quantité de gens ou d’opposition entre le collectif, qui serait
« social », et l’individuel, qui serait psychologique, mais d’esprit commun.
Les hommes naissent dans un monde qui est là avant eux, un monde de
significations communes et impersonnelles qui guide leur action person-
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nelle et singulière selon des règles qui leur permettent de la coordonner,
que la société soit individualiste ou non. De quel genre sont ces règles ?
Il faut distinguer l’action physique et l’action humaine. L’action physique
se fait sur le mode X entraîne Y (je mets la main sur la plaque chauffante,
je me brûle, c’est un mécanisme causal), elle implique le chiffre 2. L’action
humaine implique le chiffre 3 (qui est, comme le dit Descombes, « la forme
logique du domaine de l’homme ») : par exemple, dans l’action de donner,
dans le don, il y a le donateur A, le donataire B et la chose donnée C. A, B, C
sont trois éléments inséparables, ils constituent un fait relationnel, parce que
sans la relation (de don), il n’y a ni donateur, ni donataire, ni chose donnée.
Il en va de même dans l’assassinat où le meurtre, la victime et le meurtrier
sont relatifs les uns vis-à-vis des autres. La réalité humaine, en tant qu’elle
est sociale, n’est pas composée de faits positifs, mais de faits relationnels.
Pour pouvoir décrire une opération entre A et B comme un don, et non, par
exemple, comme un échange marchand où l’intention est différente, il faut
qu’une règle de don soit donnée avant. Voilà la solution à la question de ce
que désigne et signifie la contrainte sociale ou l’obligation sociale : elle est
une contrainte logique.
Ce que nous, sociologues, appelons le « social » est l’ordre des relations
intentionnelles (de don, de vente, de meurtre, etc.), des intentions qui ne sont
pas dans la tête, dans le soi, dans le moi, mais dans la règle. Les relations inten-
tionnelles, à la différence des relations naturelles, ne sont pas causales : ce
sont des relations de significations, elles impliquent des conditions formelles
de sens. Il ne peut y avoir de don ou de meurtre sans une règle de don ou
de meurtre donnée avant, autrement dit sans une coutume concrète dans
laquelle la règle est comprise par tout le monde, y compris, évidemment, par
ceux qui la transgressent : « Le tout, écrit Descombes, doit […] être donné
avant la partie, mais à la façon d’une règle plutôt que d’un fait » (1996, p. 256).
Il est donné sur le mode du conditionnel et non de la prédiction : la règle
n’indique pas ce qu’il va se passer, mais l’ensemble de tous les cas possibles.
Comme le remarque Peter Winch, « la catégorie de cause implique la géné-
ralité par le truchement de généralisations empiriques, celle de raison d’une
action implique la généralité par le truchement de règles » (1958, p. 38).
Si j’analysais le don comme un événement naturel ou de manière indivi-
dualiste, atomiste, j’aurais deux faits, une action physique de donner l’objet C
par A qui cause une action physique de recevoir l’objet C par B. Nous avons
manifestement affaire à un unique fait qui est une relation interne entre A
et B, interne veut dire qui les concerne l’un et l’autre comme deux partenaires
dans une relation qui fait système et sans laquelle il n’y a plus de partenaire.
Un rapport social est un rapport de complémentarité entre deux partenaires,
quand bien même il s’établirait selon une loi de rapports de forces (comme
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le meurtre). Il y a donc trois individus – la chose donnée, le donateur et le
donataire, mais un sujet du don : A, B et C sont chacun « le système [du don]
lui-même considéré dans l’un de ses membres » (Descombes, op. cit., p. 225).
A est le système considéré du point de vue du donateur (pris sous la descrip-
tion du donateur), B du point de vue du donataire (pris sous la description du
donataire), C sous la description de la chose donnée. C’est ce que Descombes
appelle, en reprenant Peirce, une unité triadique : le sujet de l’institution n’est
pas l’individu, mais la triade (le donateur, le donataire, l’objet donné). On est
dans une logique de la totalité, c’est-à-dire que chaque partie (le donateur, le
donataire, la chose donnée) est définie en fonction du tout auquel elle appar-
tient selon une règle qui donne un ordre de sens. Les collectivités humaines
ne se définissent pas par l’appartenance (au groupe des barbus, au groupe
français, au groupe des sociologues), mais par des faits de relations ordon-
nées par des règles ou des institutions de sens. Institution, règle, ordre du
sens, c’est la même chose. Dans une logique de la totalité, la relation prime
sur les termes parce qu’il s’agit d’une relation interne.
Le problème avec l’approche examinée plus haut est qu’il n’y a pas d’ac-
tion, ce qui implique ipso facto qu’il n’y a pas de société non plus. Celle dont
parlent ses partisans est une société morale ou éthique dans laquelle doivent
régner des consciences. Ce n’est pas une société réelle dans laquelle existent
des situations sociales, où les gens n’agissent pas en tant que sujets, en tant
que « Je » ayant à reconnaître l’« Autre », mais en tant que partenaires d’une
relation (professeur et élève, guichetier et client, père et fille, thérapeute et
patient, meurtrier et victime, etc.), occupant ainsi un rôle (par exemple, de
professeur ou d’élève) en fonction d’une règle (par exemple, enseigner le
calcul à des enfants qui doivent l’apprendre) – la fin des rôles est une illusion
individualiste. La perspective de la désinstitutionnalisation confond raison
théorique, se concluant par un jugement, et raison pratique, se concluant par
une action. L’ordre social qui règne dans une relation d’interdépendance est
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(il) 5, le monde, la chose ou la personne dont on parle et qui occupe donc,
avec « il », la position de la non-personne. Autrement dit, sans l’impersonnel
de la troisième personne, il ne peut y avoir quoi que ce soit de personnel,
ne serait-ce que parce que les hommes ont des relations entre eux à travers
le monde dans lequel ils vivent, agissent et dont ils parlent. Le pronom
personnel « je » n’identifie pas un individu particulier, mais le locuteur du
discours. Le concept de personne est un concept purement relationnel qui
permet justement d’occuper toutes les positions du discours. « La polarité
des personnes, telle est dans le langage la condition fondamentale », écrit
Émile Benveniste (1966, p. 260), elle est la forme par laquelle il est possible
d’identifier un individu. Dans la vie sociale, nous ne sommes pas des sujets,
des « Je », mais des personnes occupant la position de celui qui parle, de
celui auquel on parle ou de celui dont on parle. Cette structure relationnelle
est nécessaire en ce qu’elle permet à chaque être humain d’avoir une place
dans le monde, quel que soit ce monde et quelle que soit cette place. Pour
identifier quelqu’un comme un être singulier auquel on peut attribuer une
action et imputer une responsabilité, il faut pouvoir disposer de toutes les
positions du discours.
Cette perspective relationnelle permet au philosophe comme au socio-
logue de surmonter la dichotomie de l’individu et de la société et de dépasser
la psychologie pour parler du personnel, que la société dont ils parlent soit
individualiste, de caste, lignagère, etc. Le fait social ne consiste pas à poser
Ego, Alter et une relation entre eux, il est uniquement relationnel. La réifi-
cation du « Je », qui consiste à chercher une substance intérieure derrière le
pronom, ne désigne donc rien de réel dans la vie de quelqu’un, il est plutôt le
signe d’une confusion individualiste sur ce qui caractérise la vie humaine.
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plus ou moins à eux ? Il n’y a aucune raison pour réserver exclusivement,
comme on le fait d’ordinaire, cette expression aux arrangements sociaux
fondamentaux. Nous entendons donc par ce mot aussi bien les usages et les
modes, les préjugés et les superstitions que les constitutions politiques ou les
organisations juridiques essentielles 6 » (Fauconnet et Mauss, 1901, p. 150).
Pour Wittgenstein, « suivre une règle, transmettre une information, donner
un ordre, faire une partie d’échecs sont des coutumes (des usages, des insti-
tutions) » (1953, § 199).
Les partisans du raisonnement en termes d’ordre symbolique ou de
désinstitutionnalisation font donc une double erreur. La première est de
concevoir l’institution ou la règle sociale en termes de limite, d’interdit, d’un
tiers juge ou arbitre qu’il faudrait introduire entre les parties. La seconde
consiste à penser que le fait social est composé d’entités observables, sur
le mode de la main et de la plaque chauffante (l’individu et la société, la
subjectivité et l’objectivité, etc.) dont ils cherchent les relations, alors qu’il est
purement relationnel.
BIBLIOGRAPHIE
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Résumé
Pour de nombreux observateurs de la vie sociale, nous vivons désormais dans
un individualisme non de personnalisation, mais de déliaison, un individualisme
devenu destructeur des appartenances collectives et donc des assises personnelles de
chacun. Ce discours implique d’examiner de plus près ce que le concept d’institution
désigne exactement.
Mots-clés
Institution, symbole, sociologie, psychanalyse.
THE SYMBOLIC ORDER CRISIS AND THE INSTITUTION DECLINE: WHICH ARE THE ARGU-
MENTS ? WHICH IS THE EPISTEMOLOGICAL ALTERNATIVE ?
Summary
For many analysts of social life, contemporary individualism is going far beyond
personalization: it is in the process of weakening social ties. This individualism is
destroying collective belongings and, consequently, personal basis of identity. This
discourse implies to clarify the concept of institution.
Keywords
Institution, symbol, sociology, psychoanalysis.