Tentative de clarification
Alain Ehrenberg
La Découverte | Mouvements
2007/1 - no 49
pages 89 à 97
ISSN 1291-6412
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Épistémologie, sociologie, santé publique
Tentative de clarification
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publique et à prendre une perspective totale : le trouble des
conduites ne doit pas être traité comme un phénomène à part,
mais comme la partie d’un tout ; il faut le situer. Critiquant
la perspective qui ne voit les phénomènes de trouble que comme
des risques de délinquance et non une expression de souffrance,
il incite à prendre en compte l’environnement, qui donne sens
aux comportements.
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le sujet dans sa « subjectivité », sa enfants et les adolescents
chez lesquels s’intriquent psy-
« personnalité », son « intériorité », chopathologie, déviance et
inégalités sociales, dont les
c’est-à-dire dans ce que les sociétés contenus et les formes se
occidentales pensent être l’essence sont profondément renouve-
lés dans la société individua-
même de l’humain. liste et globalisée, est telle
qu’on a là tous les ingrédients
d’un cocktail explosif. Il y a donc des raisons sociales et politiques à ce
qu’on en vienne quasiment aux mains sur ce sujet, comme on a pu le
constater depuis plus d’un an.
L’importance de la dimension métaphysique tient à ce que les patholo-
gies mentales possèdent une double spécificité. La première est de mettre
en relief un aspect moral et social qui est beaucoup moins présent dans les
autres espèces pathologiques. Ces pathologies touchent en effet le sujet
dans sa « subjectivité », sa « personnalité », son « intériorité », c’est-à-dire
dans ce que les sociétés occidentales pensent être l’essence même de l’hu-
main. La deuxième spécificité est d’être le domaine dans lequel la double
constitution biologique et sociale de l’espèce humaine, double constitution
qui conditionne la possibilité de notre vie psychique, s’entremêle inextri-
cablement. La tension entre l’homme comme être de nature et l’homme
comme être historique ou social y est donc très vive. Cette situation multi-
plie les cas limites entre biologie et psychologie, voire sociologie, et favo-
rise une tournure particulière de ce domaine: d’un côté, l’éclectisme étio-
logique et clinique (disons, le fourre-tout du multifactoriel: un peu de bio,
un peu de psycho, un peu de socio), de l’autre, le dogmatisme doctrinaire
(tout est dans le cerveau, c’est le biologisme, tout est dans l’inconscient,
c’est le psychanalysme, tout est dans la société ou tout est construit, c’est
le sociologisme).
Le raidissement idéologique auquel nous faisons face bloque une
réflexion plus sereine et une analyse plus pragmatique sur l’action à
mener. Il s’agit d’ailleurs d’une situation qui vaut pour de nombreux pro-
blèmes de la société française, ce qui ne permet pas de faire souffler un
véritable esprit de réforme. C’est même un style français, comme l’a récem-
ment déclaré Michel Rocard, que de transformer des problèmes en sym-
boles (la réforme des retraites comme celle de l’enfance en danger). Je ne
suis ni assez optimiste ni assez prétentieux pour croire que l’on peut
dépasser ce raidissement, mais je pense que la démarche sociologique
peut au moins le relativiser.
J’aborderai très grossièrement dans une première partie, sociologique, le
double contexte social du raidissement idéologique, puis, dans une
deuxième, épistémologique, je soulèverai deux problèmes sous-jacents à
la polémique, mais non perçus, celui de l’intrication des faits et des
valeurs, celui de la distinction des ensembles et des touts. L’épistémologie
a un aspect technique inévitable sauf à sombrer dans les propos de table
et les généralités, mais j’illustrerai concrètement en comparant le rapport
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de la Haute Autorité de santé (HAS) sur la psychopathie, construit dans
une perspective totale, et celui de l’INSERM, construit dans une perspec-
tive ensembliste.
l Le double contexte social
du raidissement idéologique
Depuis le début des années 1980, et surtout depuis les années 1990,
nous assistons à des transformations de grande ampleur: 1) du statut des
problèmes mentaux et de comportement ; 2) de la vie sociale ou de la
socialité; 3) des modes de connaissance. De nouveaux paradigmes se sont
imposés en référence aux neurosciences et à la psychologie cognitive. Aux
trois niveaux donc, de la société, du changement de sens et de périmètre
d’action, de la psychiatrie avec la santé mentale, et des savoirs, s’est opérée
une redistribution générale des cartes.
La diffusion du paradigme cognitif s’est accompagnée d’un raidisse-
ment idéologique entre partisans d’une approche naturaliste et partisans
d’une approche psychodynamique. Mais plus profondément, ce raidisse-
ment tient à ce que le nouveau paradigme se diffuse dans le contexte du
déplacement de la psychiatrie à la santé mentale – c’est le premier
contexte. Sans faire une analyse de ce déplacement, il faut avoir à l’es-
prit que ces questions de pathologie mentale et de souffrance psychique
ne sont plus un secteur particulier de la société traité par une discipline
appelée la psychiatrie, mais un souci transversal à toute la société. Être
en état de souffrance psychique est aujourd’hui une raison d’agir non
seulement pour soigner, mais encore pour réguler les relations sociales
dans les situations les plus diverses (pensez seulement au harcèlement
moral dans le monde du travail et à la fascinante notion d’intégrité psy-
chique désormais inscrite dans le droit). La centralité de la santé mentale
tient à ce qu’elle intègre dans son périmètre d’action la socialité de
l’homme d’aujourd’hui (et pas seulement sa pathologie) avec la souf-
france au travail, les souffrances familiales, les souffrances psychoso-
ciales, etc., mais aussi le développement personnel, ce que la psychiatrie
performance, Paris,
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Calmann-Lévy, 1991; Ce qui veut dire que c’est une socialité où l’insécurité personnelle
L’individu incertain,
Paris, Calmann-Lévy, devient un problème majeur, parce qu’elle met en relief des problèmes de
1996; La Fatigue d’être structuration de soi, sans laquelle il est impossible de décider et d’agir par
soi. Dépression et
société, Paris, Odile
soi-même de façon appropriée, auxquels on ne faisait guère attention
Jacob, 1998. Les dans une société d’obéissance disciplinaire. Disons, que dans la discipline,
remarques que l’on l’important était d’exécuter mécaniquement des ordres, dans l’autonomie,
peut lire ici font l’objet il s’agit de prendre en charge des problèmes. D’un point de vue sociolo-
d’un développement
dans une recherche en gique, c’est-à-dire descriptif, la santé mentale est un langage social per-
cours sur la santé mettant de formuler et de faire reconnaître des tensions multiples accom-
mentale. pagnant ce mode de vie et de leur trouver des solutions. Elle leur donne
une forme reconnaissable par chacun et que chacun emploie de multiples
manières. Bref, la santé mentale est au cœur de la socialité de l’individu
contemporain, et pas seulement de sa santé.
4. L’œuvre du lauréat C’est dans ce contexte large, mais très prégnant dans la vie quotidienne,
du prix Nobel des transformations des modes de socialisation et des dilemmes qu’ils sou-
d’économie 2000,
Amartya Sen développe lèvent pour chacun que les questions de l’enfant et de l’adolescent doi-
la notion de capacité ou vent être abordées. Nous sommes confrontés à de nouveaux parcours de
de « capabilité ». Voir vie et de nouvelles manières de vivre affectant la famille, l’emploi, l’école,
aussi G. ESPING-
ANDERSEN, « Quel État les âges de la vie en même temps que nous assistons à la fin de l’État pro-
providence pour le XXIe vidence tel qu’il s’est constitué au cours du XXe siècle4. Cela dépasse les
siècle? Convergences et politiques de santé (même si la santé est un concept plus large aujourd’hui
divergences des pays
européens », Esprit, qu’hier). Les questions de santé et d’économie des dépenses de santé sont
février 2001. précisément parmi les plus aiguës parce qu’elles touchent au domaine
5. Je remercie Philippe non seulement de la protection sociale mais aussi de l’assurance person-
Le Moigne pour cette nelle face à la maladie5.
remarque. Dans la société de l’autonomie généralisée, où la responsabilité indivi-
6. La référence duelle de sa propre vie est la toile de fond de la vie sociale, quelle que
philosophique de cette
idée est développée par soit la position de chaque individu dans la hiérarchie sociale, la sociali-
V. DESCOMBES, Le sation consiste en schémas permettant, obligeant ou poussant chacun à
Complément de sujet. être l’agent de son propre changement6. Cela implique la combinaison de
trois schémas sociaux que l’on retrouve partout : la transformation per-
Enquête sur le fait
d’agir de soi-même,
Paris, Gallimard, 2004. manente de soi, le développement de compétences sociales ou relation-
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les centres d’éducation renfor-
cée et les centres d’éducation se transforment profondément :
fermée ne sont pas une nou- la polarité gagnant/perdant
velle normalisation discipli-
naire, car la contrainte y est un domine la polarité dominant/
moyen pour restaurer ou
contribuer à instaurer une dominé de la société industrielle.
capacité à décider et à agir par
soi-même de manière appro-
priée. La contrainte vise l’adhésion du jeune7, elle vise à lui permettre 7. Voir D. YOUF,
d’être l’agent de son propre changement, à retrouver une maîtrise de sa «Évolution Éduquer et punir.
propre vie. C’est une condition pour ouvrir l’espace des possibles dans la pénale desdeenfants la justice
»,
socialité de l’autonomie. Car de quoi souffrent ces jeunes, sinon de patho- Esprit, octobre 2006.
logies de la liberté et de la vie de relation, pour reprendre la vieille défini- Cyrille Canetti,
psychiatre à Fleury-
tion de la pathologie mentale d’Henri Ey. Mérogis, écrit que « le
Si les approches en termes de développement cognitif et de compétence but [des interventions
cognitive occupent une telle place aujourd’hui dans la santé mentale, c’est psychiatriques en prison
aussi, parce qu’elles ont une valeur sociale décisive pour une bonne socia- espace de choix, de leur
est] de leur redonner un
lisation tout au long de la vie. Et c’est pourquoi les neurosciences ont elles- restituer une position de
mêmes une telle valeur sociale, malgré leurs très faibles résultats en décideur dans la
matière de physiopathologie (je défie quiconque de m’apporter une existence. Ils se sentent
gestion de leur
preuve du contraire, malgré plus de 50 ans de recherches sur le cerveau): en effet régulièrement
elles font partie d’une dynamique globale où la lutte contre les inégalités privés de toute capacité
passe par des compétences permettant à chacun d’être l’agent de son parcours et c’est avec
à interagir sur leur
à avoir des relations stables avec autrui. Ce type de problème se posait de auditions, p. 97.
façon marginale dans la société industrielle où la mise au travail se faisait
extrêmement tôt et où les aspirations étaient fort différentes. C’est en
regard de cette analyse sociologique qu’il faut aborder les questions épis-
témologiques.
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personnelle que m’a l’analyse sociologique. C’est que je vais expliquer à travers deux pro-
faite son directeur
général, Christian blèmes épistémologiques: l’intrication fait/valeur9 et la distinction entre les
Bréchot, en 2001. entités qui sont des ensembles et celles qui sont des touts.
9. Déjà développé dans La compréhension de la nature de ces deux problèmes est la condition
l’article de mai 2006. d’une expertise en santé publique faite dans un esprit sociologique, c’est-
Sur ce point, l’auteur de à-dire qui soit utile au bien commun. Le but d’une telle expertise est de
référence est:
H. PUTNAM, Fait/valeur : clarifier les choix qui s’offrent en termes sociaux afin de décider entre ce
la fin d’un dogme et qui est préférable et ce qui l’est moins : il s’agit de justifier des décisions et
autres essais, Paris,
Éditions de L’Éclat, non de prouver un mécanisme ou de valider telle ou telle méthode théra-
2004. peutique. Si l’on accepte ce point, l’expertise collective de l’INSERM est un
10. M. MAUSS, beau ratage.
« Divisions et Le raisonnement du sociologue est fort bien résumé par cette phrase de
proportions des Marcel Mauss dans un article de 192710 : « C’est […] la totalité biologique que
divisions de la
sociologie » (1927), rencontre la sociologie. Ce qu’elle observe partout et toujours, c’est non pas
Œuvres, 3, présentation l’homme divisé en compartiments psychologiques, ou même en comparti-
et édition par ments sociologiques, c’est l’homme tout entier.» Remplacez compartiments
V. KARADY, Paris, Minuit,
1969, p. 213. par facteurs, psychologique, biologique, sociologique, et cette phrase
devient très actuelle. Que veut dire: « homme total »? L’expression ne doit
surtout pas être comprise comme un humanisme ou une invitation à ne
11. Louis Dumont a pas réduire l’homme à une marchandise, mais comme une démarche11.
développé cette Cette démarche correspond à un point central pour cette session épisté-
démarche dans son
œuvre, notamment mologique, le dualisme fait/valeur sous-jacent au travail de mes collègues,
comparative. mais également aux positions développées par Pas de zéro de conduite…
qui lui sont symétriques, les premiers plaçant l’accent sur les faits, les
seconds sur les valeurs (préserver la subjectivité du sujet). Le dualisme
fait/valeur pose que les faits sont objectifs, donc relèvent de la science, et
que les valeurs, étant subjectives, relèvent de l’opinion. Or, la caractéris-
tique du fait social est précisément que l’opinion n’est pas extérieure à l’ob-
jet, mais bien au contraire en est une propriété. Par exemple, quand nous
parlons d’absence de culpabilité dans le trouble des conduites ou, au
contraire, d’excès de culpabilité dans la mélancolie, ne faisons-nous pas
une évaluation, ne jugeons-nous pas, n’accordons-nous pas une valeur à
un fait sans laquelle il n’y aurait aucun fait ? Si nous ne parlions pas d’ex- 12. Il faut ici distinguer
cès de culpabilité dans la mélancolie ou d’absence de culpabilité dans le entre valeurs morales et
valeurs épistémiques, à
trouble des conduites, ni le fait mélancolique ni le fait du trouble des la suite de Putnam.
conduites n’existeraient (ils seraient sans valeur pour nous). Une entité 13. Sur ce point, voir
peut être appelée « sociale » lorsque faits et valeurs (morales) sont enche- V. DESCOMBES, Les
vêtrés, lorsqu’elle est un fait de valeur12. C’est pourquoi, le sociologue a Institutions du sens,
Paris, Minuit, 1996.
des problèmes pratiques à clarifier en vue de décisions à justifier, son tra-
vail est en quelque sorte de philosophie des affaires humaines – c’est le 14. Dans le jargon des
logiciens, ces questions
rapport à la politique. relèvent de la
Le deuxième point est la distinction épistémologique entre des entités méréologie. Voir F. NEF,
qui sont des ensembles et celles qui sont des touts, que j’illustrerai concrè- « Propriétés, mondes
possibles, objets et
tement en comparant le rapport de la HAS sur la psychopathie et celui de profils », Méréologie et
l’INSERM. Dans un ensemble (comme les ensembles mathématiques), les modalités, n° 14,
éléments (appelés sous-ensembles) peuvent se définir indépendamment Neuchatel Voir
également F. NEF,
de l’ensemble auquel ils appartiennent (le rectangle A peut avoir une inter-
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« Méréologie et
section avec le rectangle B pour devenir un plus grand rectangle C, mais ontologie », document
si on sépare A et B, ils appartiennent toujours à l’ensemble des rectangles). distribué pour son
exposé au séminaire
Dans un tout, les éléments (appelés parties) ne peuvent être définis en « Le tout et la partie »,
dehors du tout dont ils sont une partie propre. Prenons le cas d’un acte EHESS, 20 janvier 2004.
social comme le meurtre : si Caïn ne tue plus Abel, il n’y a plus ni meur- 15. Nettement réaffirmé
trier ni victime, car c’est la relation qui est le fait, parce que ce fait les dans un communiqué
du pôle presse de
concerne l’un et l’autre. Un acte social n’est pas une chose, c’est un genre l’INSERM: l’expertise « a
d’entité qui est un fait relationnel: c’est la relation, de meurtre en l’occur- envisagé la question du
rence, qui est le fait. La relation prime sur les termes, car elle fait de chaque trouble des conduites
terme, Caïn et Abel, l’un le meurtrier, l’autre la victime. Le fait social est un dans sa dimension
médicale », Trouble des
fait de relation13. Il y a donc une dépendance des parties (Caïn et Abel) au conduites : mise au
tout (le meurtre, qui suppose lui-même en arrière-plan des institutions point autour d’une
Expertise collective, site
définissant ce qu’est un meurtre, donc des mœurs, des coutumes, des internet de l’INSERM,
valeurs) qui n’existe pas pour les éléments d’un ensemble pour lequel on 16 mars 2006.
raisonne en termes d’appartenance et non de dépendance14. 16. G. CANGUILHEM a
L’expertise collective a adopté un point de vue ensembliste, parce qu’elle écrit un article éclairant
a considéré que l’approche médicale15 était un sous-ensemble, devant être sur ce point en ce qui
concerne la biologie:
complété par l’analyse des autres sous-ensembles. Elle a notamment conçu « La partie et le tout
l’angle d’attaque à partir de l’axiome que le trouble des conduites était une dans la pensée
entité discrète, et non la partie propre d’un tout. Elle affirme qu’il s’agit d’un biologique » (1966), in
Études d’histoire et de
point de vue partiel, qui doit être complété par des analyses des autres sous- philosophie des sciences
ensembles ou facteurs. C’est là où se trouve l’erreur épistémologique: quand concernant les vivant et
la vie, Paris, Vrin, 1994.
une entité est la partie propre d’un tout, un point de vue partiel est un point
de vue erronée (il n’y a pas d’indépendance des éléments). On peut addi- 17. Rapport
d’orientation de la
tionner des sous-ensembles, mais on ne peut additionner des parties. En Haute Autorité de santé,
revanche, on doit décomposer un tout en parties16. Cela ne veut évidem- Prise en charge de la
ment pas dire que tout est faux dans le rapport, mais que rien n’est situé. psychopathie, mai 2006.
Voir également sur le
Pour montrer ce caractère erroné et ses conséquences, comparons trois site de la HAS le
exemples entre un rapport de santé publique construit dans une perspective Dossier participant où
totale, celui de la HAS17, et l’expertise INSERM, construite dans une pers- l’on trouve les auditions
d’experts tenues lors de
pective ensembliste. Ces trois exemples sont la « comorbidité », la détection la réunion des 14 et
précoce et l’environnement. 15 décembre 2005.
La comorbidité entre le
L’absence de perspective totale trouble des conduites et les
(résultant de l’approche en termes autres troubles du comporte-
ment18, mais aussi les troubles
d’unités discrètes) se mesure au à bas bruit19, est telle que la
HAS considère qu’il ne faut
fait que les troubles anxieux et surtout pas les isoler comme
dépressifs ne sont que mentionnés des entités discrètes. L’absence
de perspective totale (résultant
dans le rapport de l’INSERM qui de l’approche en termes d’uni-
tés discrètes) se mesure au fait
n’en tire aucune conséquence. que les troubles anxieux et
dépressifs ne sont que men-
tionnés dans le rapport de l’INSERM qui n’en tire aucune conséquence.
Cela conduit à une visée de gestion des risques de délinquance à l’adoles-
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frontières de la cence, mais non à une prévention de la souffrance psychique. Or, comme
nosographie », in
D. MARCELLI (dir.), l’indique la HAS, « les troubles des comportements ont un point commun :
Enfance et l’absence de sentiment de sécurité interne suffisant qui permette aux
psychopathologie, Issy enfants ou adolescents confrontés à une situation de conflit ou de stress de
les Moulineaux,
Masson, 2006. faire appel à leurs ressources psychiques internes pour différer leur réponse
19. « Porter une aux émotions. Les experts relèvent une discontinuité des relations affectives
attention exclusive aux précoces qui rend l’enfant dépendant d’un monde sur lequel il se sent sans
enfants les plus pouvoir, et auquel il ne parvient pas à donner sens »20. Que le symptôme
perturbateurs
conduirait à oublier soit dans le comportement ou non, il y a « une souffrance qu’il est indis-
ceux dont les troubles pensable de prendre en compte sans se soucier de savoir si on prévient chez
évoluent à bas bruit. », l’enfant la survenue de conduites antisociales ou d’une autre pathologie »21.
HAS , p. 9. Les diagnostics doivent certes être différentiels, mais les politiques doivent
20. Rapport de la HAS, être globales.
op. cit., p. 20.
Sur la détection précoce, par rapport à la perspective INSERM qui liste
21. N. CATHELINE,
audition à la HAS, 14-15 des recommandations sans se préoccuper de la réalité, donc sans se
décembre 2005, p. 56. donner les moyens de faire des propositions pour la modifier le cas
Une enquête sur cinq échéant, « la commission d’audition [de la HAS] a […] conscience que l’in-
établissements éducatifs
de la PJJ, réalisée par citation au repérage précoce se heurte à une double difficulté : la multipli-
des cliniciens et un cité et la non-spécificité des signes d’appel, dont certains sont particulière-
sociologue, Christian ment banals, rendent difficile leur repérage par des non-spécialistes en
Laval, sous la houlette
du Dr Patrick Alecian, l’absence d’outil pertinent. On oscille en conséquence entre deux risques :
souligne, parmi d’autres celui de la dramatisation et de la stigmatisation d’une part et celui, qui
résultats: n’est pas moindre, de la banalisation et de l’indifférence, d’autre part ; si
« L’impossibilité dans la
pratique de délier le repérage des situations problématiques n’est pas suivi d’une offre de prise
passage à l’acte et en charge ou de soins adaptés, il risque d’être contre-productif et d’ac-
souffrance. Les jeunes croître les difficultés auxquelles il prétendait remédier »22. À cela, il faut
auteurs de violence
agies sont fréquemment ajouter qu’un consensus s’est nettement dégagé, consensus totalement
les mêmes que ceux contradictoire avec le rapport INSERM: la recommandation d’ « une pré-
victimes de violences vention précoce, mais non spécifique » (p. 19). Car il faut intervenir préco-
subies. L’agir agressif est
mis en place dès les cement, et tout le monde est d’accord sur ce point bien au-delà des pro-
premières relations de fessionnels de santé mentale: le renouvellement de la question de l’égalité
l’enfance. », C. LAVAL, implique que la lutte contre les inégalités (construire des capacités per-
mettant une égalité des chances tout au long de la vie) exige une centra- audition à la HAS,
tion de l’action publique dès la petite enfance23. Conclusion: la référence op. cit.
à une entité discrète (le trouble des conduites) en vue d’une politique de 22. HAS, op. cit., p. 23.
prévention spécifique est un non-sens. 23. G. ESPTING-ANDERSEN,
Le contexte est dans le rapport de l’INSERM un facteur parmi d’autres, par exemple, insiste sur
la nécessité de penser
pour le rapport de la HAS, « la composante environnementale est majeure la politique de la petite
[…]. Il apparaît en conséquence légitime de s’interroger sur l’influence de enfance en termes
l’évolution de la société et du contexte social, économique et culturel »24 – ce d’investissement plutôt
que de coût.
que j’ai trop rapidement fait dans la première partie de cet exposé. Le rap- 24. HAS, op. cit, p. 9.
port emploie une formule très juste: l’environnement est « la toile de fond
qui donne sens aux facteurs »25. Voilà une formule que le sociologue
25. Ibid., p. 20.
applaudit, parce que « l’environnement » est le tout au sein duquel les par-
ties s’organisent. L’homme n’existe pas avec un environnement, comme une
base matérielle à laquelle on ajoute de la culture, etc. – l’homme par com-
partiments que critique Mauss –, il est un élément de son environnement.
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La conséquence de ces deux choix épistémologiques est que le rapport
de la HAS permet de prendre des décisions, parce qu’il pense en termes
de totalité (le trouble des conduites est la partie propre d’un tout), alors
que ce n’est pas le cas, malheureusement, pour le rapport INSERM, parce
qu’il pense en termes d’ensemble, et se contente de fournir une liste de
mesures. Or, ce que l’on demande à un rapport en santé publique, c’est
d’éclairer les choix permettant de prendre des décisions.
Une telle clarification exige une perspective globale, car la logique
concerne nécessairement le « tout ». L’épistémologie n’est donc pas seule-
ment une question théorique, c’est une question pratique, car elle condi-
tionne les critères permettant de décider du type d’action à mener. l