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Droit de copie

et bibliothèques :
le grand malentendu

J’ ai très vite accepté la proposi-


tion du Bulletin des bibliothèques
de France de traiter la question
« droit de copie et bibliothèques », car
services documentaires spécifiques à
caractère commercial – comme l’Ins-
titut de l’information scientifique et
technique (Inist) par exemple. Tradi-
j’y ai reconnu l’un des axes de travail tionnellement, il s’agissait de copies
Philippe Masseron du Centre français d’exploitation du papier faites à partir d’originaux pa-
Centre français d’exploitation droit de copie (CFC)1, même s’il n’est pier (reprographie), mais il convient
du droit de copie pas le plus connu de tous. En effet, désormais d’inclure dans ce champ
p.masseron@cfcopies.com l’histoire du CFC est très liée aux pra- les copies numériques faites à partir
tiques des bibliothèques, qu’on les d’originaux papier, et les copies numé-
Après une double formation en droit nomme bibliothèques ou centres de riques d’originaux numériques.
(DEA de finances publiques et fiscalité
documentation, et, comme nous le Ces quelques points préalables
à Paris 2 et formation d’avocat) et en
information/communication (Institut
verrons, sa création en résulte. précisés, force est de constater que les
français de presse), Philippe Masseron relations entre les bibliothèques, ou
a effectué l’essentiel de son parcours leurs représentants, et les acteurs du
professionnel au Centre français Le droit de copie droit de copie pour l’écrit (auteurs, édi-
d’exploitation du droit de copie (CFC). teurs, sociétés de gestion collective) ne
Depuis juin 2008, il est directeur La formule « droit de copie » n’est ressemblent pas à un long fleuve tran-
général adjoint du CFC et gère un pas une notion juridique, mais elle quille et sont émaillées au fil du temps
pôle rassemblant les services juridique, est couramment employée pour dési- d’échanges qui peuvent laisser croire à
répartition, contrôles, organisation et gner le droit de reproduction et, dans l’existence d’un conflit permanent.
procédures.
certains cas, le droit de représentation Si l’on écoute ou si on lit ce qui
qui sont les deux attributs patrimo- émane de la plupart des organisations
niaux du droit exclusif d’exploitation qui portent les intérêts des biblio-
accordé à l’auteur et ses ayants droit thèques, on peut avoir facilement l’im-
par le Code de la propriété intellectuelle pression que les ayants droit se sont
(CPI). Cette formulation est égale- dressés en travers de la mission des
ment celle qui a été retenue dans la bibliothèques en utilisant le droit de
dénomination du CFC. copie, non pas comme un outil régula-
Appliqué aux pratiques des biblio- teur, mais comme un obstacle perma-
thèques et de leurs usagers, le droit de nent. Il suffit pour cela de se rappeler
copie couvre différentes utilisations l’accueil fait à la loi du 3 janvier 1995 2
d’œuvres protégées : les copies réa- qui a instauré la gestion collective obli-
lisées à l’aide des appareils en libre- gatoire pour l’exercice du droit de re-
service ou avec opérateur, présents production par reprographie, ou de se
dans les établissements, les copies remémorer l’intense lobbying effectué
effectuées dans le cadre du prêt entre par les organisations représentatives
bibliothèques (PEB), les copies effec- des bibliothèques, d’abord lors du pro-
tuées à l’aide d’appareils appartenant
aux usagers et, dans quelques cas,
les copies réalisées dans le cadre de
2.  Loi no 95-4 du 3 janvier 1995 complétant le
Code de la propriété intellectuelle et relative à la
gestion collective du droit de reproduction par
1.  www.cfcopies.com reprographie. En ligne : www.legifrance.gouv.fr

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cessus d’élaboration de la directive du tion par les pouvoirs publics doit tenir que les documents mis à disposition
22 mai 2001 relative à l’harmonisation compte de la nature publique du service par les bibliothèques. C’est à la fois
de certains aspects du droit d’auteur rendu et ne doit pas entraver l’essor de beaucoup et peu, car l’étude révèle que
Le droit contre les bibliothèques ?

et des droits voisins dans la société la recherche, de l’enseignement et de la les copies réalisées dans deux établis-
de l’information pour tenter d’obtenir culture. » sements – la Bibliothèque nationale
l’adoption de différentes exceptions C’est ensuite, en particulier avec d’alors (BnF) et la Bibliothèque pu-
au droit d’auteur, puis tout au long de l’adoption de la loi du 3 janvier 1995, blique d’information (BPI) – représen-
l’inénarrable processus parlementaire que les relations se tendent et qu’il de- tent au moins 20 % du total.
de la transposition de la directive en vient souvent difficile, du point de vue À la suite de cette étude, des dis-
droit français, ou, encore très récem- des ayants droit, ne serait-ce que d’éta- cussions sont engagées avec le minis-
ment, à l’occasion de la discussion de blir un dialogue. Cette situation me tère de la Culture en vue de parvenir
la proposition de loi relative au prix semble d’autant plus erronée qu’un à un accord, mais elles s’enlisent et
unique du livre numérique 3. Il y a là examen des différents dossiers dans n’aboutissent pas. Dans le même
un malentendu qui me semble devoir lesquels les bibliothèques et le droit temps, le CFC et les ayants droit s’at-
être levé et un sujet que je souhaite de copie se croisent devrait conduire à tellent à traiter les pratiques de copies
démythifier, car les relations avec les dissiper ce malentendu. d’œuvres protégées dans les établisse-
bibliothèques sont autres. ments d’enseignement, qui représen-
Et pourtant, tout avait bien com- tent des enjeux et des volumes sans
mencé. En effet, la création en 1983 Le cas des bibliothèques commune mesure. Le dossier est peu
du CFC répondait au besoin rencon- de lecture publique à peu oublié et une sorte de tolérance
tré par l’Inist pour mener à bien une de fait s’installe.
expérience de numérisation et de sto­ À la fin des années quatre-vingt, Ce n’est qu’après l’adoption du
ckage documentaire portant sur des le ministère de la Culture s’empare régime de gestion collective obliga-
articles de revues scientifiques et mé- du dossier de la copie dans les biblio- toire pour le droit de reproduction par
dicales. Les éditeurs de presse concer- thèques qu’il a vocation à gérer ou à reprographie que des discussions vont
nés avaient donc constitué une struc- contrôler (bibliothèques centrales de reprendre, non pas de façon globale,
ture pour apporter au Centre national prêt des départements, bibliothèques mais d’abord avec la BnF puis avec la
de la recherche scientifique et à l’Inist municipales et assimilées, biblio- BPI, qui disposent alors de contrats
les autorisations nécessaires. thèques publiques à statuts divers avec le CFC autorisant les reproduc-
Le reformatage du CFC en société comme la Bibliothèque publique d’in- tions d’œuvres protégées qui sont
de perception et de répartition de formation). effectuées sur les appareils de repro-
droits ne changea pas ses positions et Pour apprécier les usages au re- duction par reprographie mis à la dis-
celles des ayants droit qu’il représen- gard du droit de la propriété littéraire position des usagers.
tait, puisque ceux-ci souhaitaient en et artistique, il décide de la réalisa-
faire un outil collectif pour autoriser tion d’une étude sur la pratique de la
– c’est-à-dire pour faciliter – l’utilisa- reprographie dans les bibliothèques. Le cas des bibliothèques
tion des œuvres dans des conditions Il s’agit d’une étude quantitative et de l’enseignement
raisonnables, et non pour interdire. Le qualitative qui comporte deux phases,
premier contrat de reprographie signé l’une destinée à établir une typologie
supérieur
par le CFC en 1987 concerne le centre des bibliothèques face à la reprogra- Les premières explorations dans
de documentation central de l’Institut phie, l’autre ayant pour objectif d’éta- le secteur des bibliothèques de l’ensei-
national de la santé et de la recherche blir une typologie des utilisateurs et gnement supérieur, et plus particuliè-
médicale, l’Inserm. d’identifier leurs usages (volumes rement celui des bibliothèques uni-
On trouvera un témoignage de reproduits, typologie des documents versitaires, remontent également à la
cette situation dans le rapport annuel reproduits). Cette étude, conduite par fin des années quatre-vingt, avec une
au titre de l’année 1990 du Conseil su- MV2 Conseil, est menée entre 1990 étude des pratiques réalisée par la so-
périeur des bibliothèques (pages 71 à et 1991 et permet d’évaluer à près de ciété Infratest, à la demande du CFC,
77, « Droit de copie en bibliothèques ») 19 millions de pages le nombre de en 1988-1989. Les résultats de cette
qui faisait le constat suivant : « D’une photocopies effectuées dans les éta- étude montrent que la copie d’œuvres
part, les pouvoirs publics admettent le blissements équipés d’appareils de protégées sur les copieurs présents
préjudice causé aux ayants droit, d’autre reproduction (ce n’est alors le cas que en libre-service dans les bibliothèques
part les ayants droit admettent que la d’un peu plus de la moitié des établis- universitaires (BU) représente une
charge qui résulterait d’une rémunéra- sements). La proportion de reproduc- part substantielle du total des copies
tions d’œuvres protégées est très im- qui y sont effectuées (environ 60 %).
portante, puisque les copies de livres Néanmoins, ces volumes, supérieurs
3.  Amendement initié par l’Interassociation et de périodiques représentent près à ceux constatés dans les bibliothèques
Archives Bibliothèques Documentation…
tendant à étendre le champ de l’exception
de 15 millions de pages. Le coût de la de lecture publique, restent très faibles
pédagogique prévue par l’article L.122-5 3o du copie est sans doute dissuasif, et l’on par rapport à ceux produits par les ser-
Code de la propriété intellectuelle. ne photocopie donc principalement vices de reprographie des universités.

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  Droit de copie et bibliothèques :

Après la mise en œuvre du dis- tuées dans le cadre d’enquêtes par tiques ne soient pas juridiquement
positif de gestion collective obliga- échantillonnage par les enseignants. couvertes par ces différents méca-
toire de la reprographie, dans le cadre Un dispositif très proche sera adopté nismes ; sont-elles si significatives que
des actions conduites pour traiter la en 2005 pour l’enseignement du pre- jusqu’à présent elles n’ont pas soulevé
question des copies à usage pédago- mier degré avec la signature d’un de protestations de la part des ayants
gique, le CFC va négocier des proto- protocole d’accord spécifique avec le droit concernés ?
coles d’accord avec la Conférence des ministère de l’Éducation nationale. Oui dans certains cas, tels les pro-
grandes écoles (pour les écoles d’ingé- grammes de numérisation massive
nieurs) et avec la Conférence des pré- des patrimoines, qui soulèvent des
sidents d’universités (CPU) pour les Du papier au numérique questions très complexes, comme
universités. Ces accords, comme tous celle des œuvres orphelines, ou en-
les contrats passés avec des établisse- Les usages que j’ai évoqués jusqu’à core celle des œuvres indisponibles.
ments d’enseignement, vont inclure présent concernaient des copies pa- Loin de protester, les ayants droit
tous les appareils de reprographie mis pier, mais de nouveaux usages, nu- ont engagé, depuis plusieurs années
à disposition des élèves, des étudiants mériques à partir d’originaux papier parfois, une réflexion pour tenter
et des enseignants, et la copie dans ou numériques à partir d’originaux d’apporter des solutions pratiques
les BU va ainsi être traitée. Elle l’est numériques, se sont développés 5. à ces questions. Sur la question des
même encore plus, puisque l’accord Nombre de ces pratiques sont déjà œuvres orphelines, le CFC a joué un
avec la CPU incorpore les copies réa- encadrées juridiquement, principale- rôle de défricheur en faisant émerger
lisées par ces mêmes bibliothèques ment à travers les licences d’utilisation voici cinq ans cette problématique
au titre du prêt entre bibliothèques qui résultent de l’achat des contenus – qui croise celle des œuvres indispo-
(PEB). Cet accord est particulière- numériques et qui, en particulier dans nibles – et en recherchant des solu-
ment confortable pour les BU qui le secteur universitaire, permettent tions de traitement, en réunissant au
n’acquittent ainsi aucune redevance de larges usages. Même si ces autori- sein d’un groupe de travail l’ensemble
(le montant de la redevance établi par sations ne sont pas uniformes, elles des ayants droit concernés (auteurs,
étudiant inclut toutes les copies réali- présentent des caractéristiques com- éditeurs, de presse, de livres, de textes,
sées) et n’effectuent pas de déclaration munes qui permettent de répondre d’images), avant que la question ne
de copies (celles-ci sont uniquement aux principaux besoins. soit soumise au Conseil supérieur de
réalisées par les centres de reprogra- S’agissant d’usages numériques la propriété littéraire et artistique 7.
phie des universités). à partir d’originaux papier, un certain Parallèlement, le CFC s’est égale-
nombre d’entre eux sont couverts par ment engagé dans le projet Arrow 8
l’exception pédagogique, pour les éta- (Accessible Registries of Rights Infor-
Le cas des bibliothèques blissements concernés, et les accords mation and Orphan Works). Il s’agit
des établissements signés par le ministère de l’Éduca- d’un projet européen qui a pour objec-
tion nationale avec les représentants tif de proposer un portail d’informa-
scolaires des ayants droit (dont le CFC pour tion permettant notamment aux bi-
Le cas des bibliothèques des éta- la presse et le livre) pour la mise en bliothèques qui souhaitent numériser
blissements scolaires 4 n’a jamais été œuvre de ces dispositions. Une autre des livres d’obtenir des informations
considéré comme autonome de celui exception au droit exclusif d’exploita- sur le statut des œuvres, des droits qui
des copies à usage pédagogique des tion de l’auteur, plus récente 6, prévue y sont attachés et de leurs ayants droit.
écoles, collèges et lycées. C’est en fin par l’article L. 122-5 8o du Code de la Arrow, qui regroupe bibliothèques
d’année 1999 que le CFC parvient à propriété intellectuelle, permet à cer- nationales, éditeurs et sociétés de ges-
conclure avec le ministère de l’Édu- taines bibliothèques de procéder à des tion collective, consiste donc en une
cation nationale un accord relatif à reproductions et à des représentations interface qui permet d’interroger les
la reprographie d’œuvres protégées d’œuvres à des fins de conservation bases de données des différents inter-
dans les collèges et lycées. De facto, les ou de préservation pour permettre locuteurs et de remonter une infor-
bibliothèques de ces établissements leur consultation par le public. Néan- mation centralisée au demandeur. Le
entrent dans le champ des contrats. moins, il se peut que certaines pra- prototype a été achevé au début du
Comme dans le cas des universités, mois de mars 2011. Dans ce dossier, la
les redevances sont acquittées sous la BnF, le CFC et les autres acteurs fran-
forme d’un forfait annuel par élève, et 5.  De nouveaux besoins avaient très tôt été
çais du projet ont su établir un parte-
les déclarations de copies sont effec- identifiés. Ainsi, dès 1991, la Bibliothèque nariat de grande qualité qui a permis
nationale et le Syndicat national de l’édition à la France d’être le pays le plus avancé
avaient conclu un protocole d’accord relatif à dans le développement du prototype
4.  L’ensemble des accords conclus par le la numérisation des ouvrages. Le CFC y était qui vient d’être achevé.
CFC en matière de copies pédagogiques est chargé d’une mission de contrôle des usages.
disponible sur son site internet. Voir aussi 6.  Elle résulte de la loi no 2009-669 du 12 juin
dans ce numéro l’article d’Anne-Laure Stérin, 2009 favorisant la diffusion et la protection de
« L’exception pédagogique est-elle applicable la création sur internet, dite « Hadopi ». 7.  www.cspla.culture.gouv.fr
en bibliothèque ? », p. 42-45. En ligne : www.legifrance.gouv.fr 8.  www.arrow-net.eu

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À l’heure du bilan Le deuxième constat est celui de le traitement budgétaire infligé, par
la neutralité économique du droit exemple, aux bibliothèques universi-
Nous devons constater en premier de copie pour les bibliothèques, car taires 9, et cherché, comme ils conti-
Le droit contre les bibliothèques ?

lieu que les usages d’œuvres protégées des solutions ont été trouvées pour nuent à le faire sur des questions
mettant en jeu le droit de copie dans éviter les conventions et les factura- comme celles des œuvres orphelines
les bibliothèques bénéficient d’une tions de redevances directes. Ainsi, ou des œuvres indisponibles, des so-
large couverture juridique, très peu les redevances sont le plus souvent lutions pragmatiques permettant aux
contraignante et pragmatique : mutualisées avec celles correspondant bibliothèques d’accomplir leurs mis-
•  deux exceptions au droit exclusif à d’autres copies et ne sont pas réper- sions de diffusion et de promotion de
de l’auteur sont applicables ;
•  les bibliothèques de la totalité
cutées vers les budgets des biblio-
thèques.
la culture et des savoirs.  •
Avril 2011
de la sphère éducative bénéficient Enfin, les ayants droit de l’écrit
d’autorisations à travers les contrats ont toujours eu conscience de l’impor-
conclus par les établissements ou di- tance de la mission des bibliothèques.
rectement par l’État ; Aucune pratique n’a jamais été stig-
•  des licences d’utilisation (peut- matisée, aucune bibliothèque n’a ja-
être insuffisamment connues) accom- mais été attaquée. Bien au contraire, 9.  Cf. « Pourquoi l’université française veut-
pagnent les supports et médiums nu- même lors de phases de tension, les elle la mort de l’édition universitaire ? »,
mériques. auteurs et les éditeurs ont déploré Le Monde, 18 avril 2003.

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