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C h r o n i q u e de n o t r e c i v i l i s a t i o n / H i s t o i r e i n v i s i b l e / O u v e r t u r e s de la s c i e n c e

Grands conte mpora in s / Monde futur / Civilisations disparues


A part i r
du p r o c h a i n n u m é r o

Louis Pauwels
exposera
analysera
et
commentera

Tout l ’effort actuel


de notre civilisation
tend à percer
la vérité
qui se cache
derrière la trame
des apparences.
Sculpture
de la cathédrale
de Strasbourg
(détail).
La Science (dont c’est l’ère, incontestablement) ne désenchante pas le monde, au contraire.
Seuls sont désenchantés les médiocres et les scientifiques du juste milieu. Jean Giono.

7 Chronique de notre civilisation 91 Personnages extraordinaires


Je suis à la recherche d'une politique de l'homme J'ai vu à l'œuvre le clairvoyant Gérard Croiset
par Edgar Morin par Aimé Michel

101 La littérature différente


Notre dossier sur
La chute des anges
CE QUI BOUGE EN AMÉRIQUE par Jean Giono
avec des articles de Le phénix sur l'épée
David Schoenbrun par Norbert E. Howard
Patrick Civry Les naufragés de la « Dorade »
Boris Pregel par Stephen Leacock
Pierre Restany
Jacques Mousseau
121 L'histoire invisible
Le prix d'un ju if: 250 dollars
par Nicolas Baudy
61 Aux frontières de la recherche
Des monstres dans le ciel
par Jacques Bergier 131 Aux frontières de la recherche
Le cancer et la crise morale de la quarantaine
69 Le mystère animal par Maurice Clavel
Comment j'ai vaincu le grand Serpent-de-mer
par Bernard Heuvelmans 141 L'École Permanente
Le matérialisme (3e cahier) Où va le matérialisme?
par Gabriel Veraldi
ART FANTASTIQUE
Les pierres fantastiques
155 Les civilisations disparues
de Michel Cachoux
La deuxième conquête de l'Eldorado
par Jacques Mousseau
par Fernando Arbelaez

David Schoenbrun / Boris Pregel / Fernando Arbelaez /


Président du Comité de direction Directeur de l'in s titu t de Recherche
de l'Académie des Sciences scientifique de Colombie
de New York
PLANETE
LA P R E M IÈ R E R E V U E DE B IB L IO T H È Q U E

DIRECTEUR
LOUIS PAUWELS
LE JO U R N A L DE PLANÈTE
163 Informations / La première charte du COMITÉ DE DIRECTION
progrès scientifique LOUIS PAUWELS
A LIRE JACQUES BERGIER
FRANÇOIS RIC HA U DEA U
167 Psychologie / Au fond des rêves, cela
169 Histoire / Le prestige de la Commune RÉDACTEUR EN CHEF
171 Humour / Voici Ronald Searle! JACQUES M OUSSEAU
172 Zoologie / Les animaux se font la guerre
DIRECTEUR ARTISTIQUE
173 Philosophie / Dans l'attente d'une science PIERRE CHAPELOT
générale de la pensée
174 Ésotérisme / Combat avec le temps ÉD ITIONS PLANÈTE
A VOIR ADMINISTRATION
175 Cinéma / Pas d'accord, M. Godard! 42 RUE DE BERRI, PARIS 8
177 Théâtre / Après Brecht et Ionesco, quel RÉDACTION
théâtre voulons-nous ? ET RENSEIGNEMENTS
114 CHAMPS-ÉLYSÉES, PARIS 8
179 Architecture / La prospective architecturale
181 Sculpture / Le sculpteur du mouvement
DIFFUSION DENOËL - N.M.P.P.
A SAVOIR ABONNEMENTS, VOIR PAGE 161
183 Politique / La terre devient un arsenal
185 Paléontologie / Notre arbre généalogique EDIZIONE ITALIANA PIANETA
se complique 93 VIA CARLO CAPELLI
TORINO
186 Biologie / Le code génétique: nouveaux
progrès PLAN ETA
187 Astronautique / L'avenir appartient à l'anti- SUDAMERICANA
gravitation HUMBERTO I 545
Parapsychologie / Les rationalistes que BUENOS AIRES. ARGENTINE

nous voulons
Les titres, les sous-titres, les inter­
ACTIVITÉS PLANÈTE titres et les éléments de présentation
188 Les causeries sous les oliviers : un succès et d'illustration des articles sont
établis par la rédaction de Planète.

André Amar / Jean Giono / Bernard Heuvelmans


Professeur à l'institut Docteur ès sciences
d'études Politiques de Paris
Je suis en quête d'une politique de l'homme
U n im portant entretien avec E d g a r M o rin

Politique de l ’hom m e! Cela signifie qu’il ne s ’agit pas seulement des


élections, du gouvernement et de la politique étrangère, mais du
destin de l'hum anité sur terre. e .m .

P O U R Q U O I C E T E N T R E T IE N
Par cet entretien
Je souhaite que cet entretien avec Edgar M orin, m aître de recherches
au C .N .R .S., sociologue de grande rép u tatio n , retien n e l’attention.
a v e c un de s
N ous lui accordons, en effet, b eaucoup d ’im portance.
N os lecteurs auront in térêt à se rep o rter à l’étude parue dans notre
plus brillants N° 17: « Vers la pensée plan étaire », extraite, en acco rd avec l’auteur,
de l’ouvrage du philosophe K ostas Axelos (Éditions de M inuit), et à
s o c io l o g u e s l’essai publié dans notre N° 22: « L a pensée p lan étaire» , de notre
ami A ndré A m ar, professeur de philosophie à l’in stitu t des Sciences
m o d e r n e s fra nç ais politiques. A vec le présent en tretien , tels sont les prem iers signes
d ’une tentative de renouvellem ent de la pensée philosophico-politique
nous poursuivons en F rance, le m ot politique étan t pris dans son sens le plus large.
N ous pensons n ’être pas étran g ers à la naissance de ce courant, et
nous croyons utile d ’établir des co n frontations entre les esprits
no s é t u d e s orientés dans cette direction.
N ous croyons, en tou t cas, q u ’un e certain e renaissance de la philo­
s u r la n a is s a n c e sophie française passera n écessairem ent p ar les thèm es de réflexion
contenus dans la rech erch e de ce que les uns et les autres avons
d'u n e pensée appelé, avant m êm e de nous être ren co n trés, « La pensée pla­
nétaire ».
pl a n é t a i r e . A cette rech erch e, E dgar M orin vient d ’ap p o rter une contribution
essentielle avec son livre : « Introduction à une Politique de l’H om m e »
(Éditions du Seuil). l .p .

Ilfa u t se m ettre à écouter autre chose...


Un étudiant faisant des travaux d ’acoustique.
(P h o to R éalités).

Chronique de notre civilisation


Pourquoi je suis un post-marxiste
P l a n è t e / Edgar M orin, vous voilà engagé dans du p h énom ène hum ain. J ’étais adolescent du ran t
la recherche d ’une « p ensée planétaire». N ous y la guerre, et celle-ci m ’a fortem ent m arqué. Elle
sommes aussi. Et nous savons que cette recherche m ’a poussé à croire que le marxism e, effecti­
exige un tel arrachem ent aux habitudes, confor­ vem ent, répondait à toutes les dim ensions du
mismes, dogm atiques, que l’on court un grand problèm e de l’hom m e. Mon évolution postérieure
risque d ’être mal com pris et mal situé. N ous avons à la guerre, liée aux événem ents qui ont suivi
accepté ce risque. Vous l’avez dim inué pour nous, cette guerre, m ’a am ené à penser q u ’il fallait
grâce à votre enquête dans le M onde', qui o p érer une distinction entre M arx et le marxisme,
indique clairem ent au public cultivé le sens de de m êm e q u ’en tre F reud et le freudism e. Les
notre dém arche. Votre langage, vos m éthodes, esprits fondateurs d ’une pensée con tin u en t à être
vos approches ne sont pas exactem ent les nôtres. des sources radio-actives perm anentes, alors
Disons q u ’il y a néanm oins entre nous une ce r­ mêm e que leurs d octrines se sont ossifiées. J ’ai
taine fam iliarité. Disons plus précisém ent que nos com pris que M arx, et à plus forte raison le
interrogations se situent dans la m êm e dim ension. m arxism e, était une province et non pas ce
Ce que vous avez fait pour nous, essayons de le royaum e co m p ren an t to u t l’hom m e, que j ’avais
faire pour vous. D égageons la ligne générale, cru découvrir. P endant la résistance, l’action
indiquons la h au teu r où s’em ploient vos résolvait pour moi plus de problèm es q u ’elle
am bitions. n ’en posait. Mais, dans l’après-guerre, elle
Vous êtes venu du m arxism e dogm atique. Vous posait p o u r moi plus de problèm es q u ’elle n ’en
voici occupé à décrire et prom ouvoir une « pensée résolvait. Sans jam ais ab an d o n n er un certain
du m ouvem ent qui ne peut être que pensée en m ilitantism e, je me suis dirigé vers la recherche
m ouvem ent». Vous voici à la recherche d ’une scientifique et, dans un sens, je me suis réfugié
«politique de l’hom m e» qui d em eu rerait aussi dans la recherche.
« une question que l’hom m e pose à lui-m êm e et
au m onde ». J ’étais de nouveau en qu ête d ’un point de vue
D écrivez-nous votre évolution intellectuelle. d ’où je pourrais, non to u t savoir sur ce qui
Votre cas n ’est pas unique dans la génération des co n cern e l’hom m e (personne au jo u rd ’hui n ’en est
hom m es de q uarante ans, à l’intérieu r de laquelle capable), mais avoir des perspectives sur toutes
se forge, sem ble-t-il, une pensée nouvelle. les dim ensions de l’hom m e, depuis sa vie inté­
rieure ju sq u ’à son activité de pro d u cteu r.
Edgar M o r i n / T out a com m encé à l’âge du b ac­
calauréat. Q uand j ’ai quitté le lycée, j ’étais très ...E T , D ’A U T R E P A R T , CE Q U E JE DOIS
em barrassé pour choisir un établissem ent d ’ensei­ BIEN A P P E L E R L’A M O U R ...
gnem ent supérieur. Je voulais à la fois connaître
l’histoire, et il me fallait en tre r à la F aculté des C ’est à ce m om ent-là que F reud, auquel je
lettres; la sociologie, et c ’était alors une autre m ’étais toujours intéressé, a pris une sorte de
licence; l’économ ie, et il fallait que j ’aille à la virulence et de radio-activité propres. Je me
Faculté de droit. Je voulais aussi savoir s’il existait suis mis à le repenser. P ar ailleurs, to u te une
une science politique, et c ’était l’institut d ’Études série de rech erch es que j ’avais conçues com m e
politiques. p urem en t littéraires (le surréalism e surtout) me
M on aspiration a toujours été de ch e rch er un sont apparues sous un nouvel angle. J ’ai retrouvé
point de vue qui puisse englober tous les aspects deux im pulsions qui som m eillaient en moi depuis
le d éb u t: d ’une part, un in térêt pour la science
1. V oir le M onde des 1", 2 e t 3 ju in : le Phénomène et sa
critique, les Thèm es d e Planète et te Drapeau planétaire. car je voulais une connaissance qui puisse

8 En quête d'une politique de l'hom m e


répondre à l’exigence de vérité, dans le sens de C elle-ci a subi de grands chocs m entaux (la
vérification; d ’autre part, ce que j ’ai finalem ent guerre, le fascism e, le stalinism e). C ’est à travers
accep té d ’appeler, faute d ’un m ot plus neuf, les générations, plutôt, que se reconnaissent des
l’am our, c ’est-à-dire une sorte d ’élan non seule­ esprits anim és des m êm es aspirations. Je pense à
m ent vers les autres, les êtres vivants ou plus F rançois P erroux qui est p arti de l’économ ie.
p récisém ent les hum ains, mais une adhésion au Sa rech erch e lui a fait rap id em en t d épasser le
m onde et à la vie. cadre strictem en t m ath ém atiq u e et co nsidérer les
Ces aspirations qui existaient en moi, j ’ai voulu problèm es de l’ensem ble de l’hum anité. Je crois
en quelque sorte les rassem bler; elles sont à la q u ’un spécialiste de l’islam com m e Jacq u es
base de m a rech erch e d ’une vision to tale que B erque, parti de sa spécialité, arrive à un point
ten te de définir ce d ern ier livre, Introduction à une de vue planétaire... G. B alandier, qui étudie la
politique de l’H om me, qui nous a am enés à nous décolonisation, l’accu ltu ratio n , le Tiers M onde,
réunir. s’est vu égalem ent am ené à élargir sa rech erch e
C ette vision, ce n ’est pas l’addition des connais­ à la p lan ète. C ette évolution n’est donc pas
sances dans tous les dom aines, mais la quête seulem ent une question de génération.
d ’un e position où l’hom m e puisse se sentir en
relation avec tou tes les dim ensions de son être P l a n è t e / C ’est une question de nécessité vive­
et de sa vie. m ent ressentie p ar les esprits qui n’ac ce p te n t pas
de se fixer. A ceux qui p o u rraien t vous accuser
U N E G É N É R A T IO N ISSUE D E LA G U E R R E d ’être renégat, vous répondez vous-m êm e: « T u
t ’imm obilises, toi qui te m obilises sur un seul
En fait, nous som m es quelques-uns de m a géné­ front. » U ne pensée qui se veut réellem en t liée à
ration qui nous retrouvons au to u r de ces p ré­ la vie est com m e la vie: dépassem ent et com plé­
occupations. N otre évolution p araît suivre une m entarité. Vous êtes donc te n té d ’o p érer un
m êm e courbe. N ous avons été très fortem ent dépassem ent du marxisme. Essayez de préciser ce
d éterm inés par la guerre, p ar la guerre froide, le que signifie p o u r vous ce d épassem ent et en quoi
problèm e de la révolution. En 1957, nous nous il se trouve lié à la rech erch e d ’une « pensée
som m es retrouvés dans une petite revue qui p lan étaire ».
s’appelait Arguments. Il y avait K ostas A x elo s2,
Jean D uvignaud, qui avec moi furent les a c ti­ Edgar M o r i n / C ette évolution ne s’est pas
vistes, et F. Festo, R. B arthes, P. Forgeyrolles, faite en un seul jo u r. Je m e suis accro ch é littéra­
G . L egrand et J. Casel. Il existait entre nous une lem en t à M arx. C haque fois que je concédais que
sorte de fraternité, non pas ta n t du fait que nous telle ou telle p a rt du m arxism e pouvait en effet
form ulions les m êm es critiques, mais p arce que être périm ée ou critiquée, je m ’accro ch ais dav an ­
no tre critique rafraîchissait l’aspiration de notre tage au noyau. F inalem ent, ce que j ’appelle mon
adolescence à se trouver, nous relançait à une dépassem ent, c’est l’intégration de ce noyau dans
nouvelle rech erch e (qui certes pouvait être quelque chose de plus vaste. J ’ai mis des années
stérile) et nous m aintenait le refus de nous laisser p o u r arriver à la critique essentielle, q u ’un autre
enferm és dans une conception rétrécie du m onde, esprit, n’ayant pas eu la m êm e form ation, eût
française, européenne ou bourgeoise... p eu t-être trouvée to u t de suite.
Ceux qui veulent retro u v er la joie de vivre de
l’hom m e dans le m onde sont encore rares et LE SOUCI D E L’H O M M E IN T É R IE U R
isolés dans m a génération.
2. V oir d a n s Planète n° 17 la p ré s e n ta tio n e t les e x tra its d e l’o u v rag e de C ette pierre d ’achoppem ent, c ’est que la notion
K o stas A lexos, la Pensée planétaire (E d. d e M in u it, qui é d ita ie n t aussi la de l’hom m e d o n t p art M arx, l’hom m e p ro d u cteu r,
rev u e A rgum ents), ainsi q ue la bio -b ib lio g rap h ie d e l'a u te u r q u i avait
é ta b li avec nous le choix de ces e x tra its sous le titre : Vers la Pensée si elle est une notion p rofonde, est aussi une
planétaire. notion lim itée. Elle ne to u ch e pas à l’hom m e

Chronique de notre civilisation 9


L’abolition de l’exploitation de l’hom me par l’homme,
à vrai dire, supposerait non tant la réalisation de
l’h o m me génétique que la modification génétique de
l'homme. Il s’agit moins d ’hominiser davantage que
de surhominiser; il s’agit de résoudre le problème
de carences constitutives, d ’un déséquilibre constitu­
tionnel, de réviser le problème de l’autorégulation de
l’homme. Aut rem en t dit, la révolution, comm e sup­
pression des vices fond amentau x dans les rapports
humains, impliquerait une réforme de l’être humain.
Est-elle concevable, est-elle possible, est-elle souhai­
table? Gigantesques questions qui jaillissent en même
temps, mais qui jaillissent, car la possibilité co ncrète
de la modification génétique de l’h o m m e se dessine aux
horizons de notre siècle. La grenouille qui gigote entre
les pinces d ’un vieil h o m m e moustachu nous an nonce
que le ch a ng em e n t génétique de l’h o m m e sera possible.
Ici, nous sommes renvoyés au m ote ur effectif de la
révolution que nous vivons: la science.
E D G A R M O R IN .
(Introduction à Une Politique de /'Homme éd. du Seuil)
intérieur. M arx a ignoré la psyché, le regard de dém ographique de l’hum anité, la lutte p o u r la
soi sur soi, ainsi que le rap p o rt inter-individuel. santé sont des questions qui relèvent m ain ten an t
C e tte carence n’infirme nullem ent ce q u ’il a de la politique. Ainsi nous nous rendons com pte
génialem ent trouvé sur d ’autres points, mais que les questions fondam entales de l’hom m e
oblige tô t ou ta rd l’hom m e d ’au jo u rd ’hui à se co n c ern en t la politique.
rem ettre en m arche. C ’est finalem ent une telle
caren ce qui fait que je suis post-m arxiste. M ais LA Q U ESTIO N : «Q U E F A IR E D E SA VIE?»
je précise to u t de suite que je ne cherch e pas à D E V IE N T PO L IT IQ U E
déglutir le m arxism e, à le vom ir; je cherch e p ro ­
fondém ent, au contraire, à l’assimiler. Je consi­ Il n’y a pas qu e les problèm es de la vie et de la
dère m ême que, dans un sens, je suis plus m arxiste m o rt biologique de l’hum anité qui en tre n t dans la
au jourd’hui que je ne l’ai jam ais été. C ette politique. Il y a aussi le problèm e du sens de la
intégration est heureuse. Le m arxism e com plète vie.
effectivem ent d ’autres sucs, d ’autres vitam ines, D ans nos pays occidentaux, la question: «Q ue
d ’autres protéines d ont j ’avais besoin. faire de sa vie? » d evient politique. D e question
p u rem en t m étaphysique, elle est devenue une
P l a n è t e / Le m arxism e, do n t vous êtes parti, question co n crète qui est: « Q ue faire de sa vie en
d o nne la prim auté aux problèm es économ iques et d ehors des heures de travail? » D u p o in t de vue
politiques. A ristote estim ait, il y a plus de individuel, le problèm e du tem ps libre signifie:
2 000 ans, que l’hom m e était d ’abord un zôon «Q ue vais-je faire de m a vie?» c’est-à-dire:
politikon, un animal politique. Partez-vous encore, « Q uel est le sens de m on destin sur la T erre?»
en 1965, de ce postulat? A u trem en t dit: l’hom m e Ainsi cette question qui, voici peu, relevait de la
d ’au jourd’hui peut-il ignorer la politique? stricte philosophie, com m ence au jo u rd ’hui d ’être
posée sur le forum . « A quoi allons-nous o ccu p er
E d g a r M o r i n / La form ule d ’A ristote est d ’autant n o tre vie?» cesse d ’être une question ab straite à
plus vraie q u ’on la rafraîchit. A l’époque p artir du m om ent où l’hom m e com m ence effecti­
d ’A ristote, la politique avait un sens très com plet: v em ent à avoir du tem ps de libre. A ce niveau de
c’était la politique de la cité. A ristote voyait que p réo ccu p atio n , nous som m es gênés p ar les mots.
l’hom m e était lié à la cité p ar de m ultiples acti­ Le m ot de politique au sens ordinaire du term e
vités, par toutes ses fibres, y com pris celles qui ne qui signifie g o uvernem ent des citoyens est trop
nous paraissent aujourd’hui co n c ern er que sa vie étroit. Il faut une politique plus riche que la
intim e. D ans notre m onde, le m ot « politique » est p olitique pure p o u r que l’hum anité puisse p ro ­
devenu b eaucoup plus abstrait. La cité n ’existe gresser et survivre. D éjà a été lancé le m ot de
plus, et quand nous parlons de politique, il s’agit supra-politique. Il veut dire que to u t co n cern e la
de la société, qui est une notion beau co u p plus politique, à condition de con cev o ir la politique
abstraite. dans un sens su p érieu r et nouveau. C ’est
pourquoi, en ce qui me co n cern e, j ’ai inventé un
LA NA ISSA N CE OU LA M O R T R EN TR EN T m ot très b arb a re : l’anthro-politique, en sup­
A U JO U R D ’H U I D A NS LA PO L IT IQ U E prim ant une syllabe de anthropos qui signifie
« h o m m e» . Politique de l’hom m e! A nthro-poli-
A ujourd’hui, nous redécouvrons que l’hom m e tique, cela signifie q u ’il ne s’agit pas seulem ent
est politique, au sens d ’A ristote, c ’est-à-dire des élections, du g ouvernem ent et de la politique
relié aux autres dans tous les aspects de sa vie. étrangère, mais du destin de l’hum anité sur Terre.
Le p hénom ène contem porain essentiel, c’est que Il y a une façon extrêm em en t simple de définir
des phénom ènes qui sem blaient relever de la c e tte anthro-politique: au jo u rd ’hui, en quelque
seule biologie, com m e la naissance ou la m ort, point du m onde que nous nous trouvions, nous
ren trent aujourd’hui dans la politique. L’explosion som m es renvoyés au destin de la planète to u t

12 En quête d'une politique de l'hom m e


en tière et au destin de l’hom m e. D e nos jours, pourrait-elle pas être un peu civilisée? Q uel que
la politique est devenue philosophique, la philo­ soit l’avenir, l’hom m e sera toujours poussé par
sophie est devenue politique; to u t se m êle, doit des forces obscures, mais son effort ten d ra,
être m êlé, et c ’est ce m élange que j ’appelle com m e toujours, à les élucider. C ette élucidation,
l’anthro-politique. P our résum er, cette politique c’est la tâch e actuelle à accom plir. C ette révo­
nouvelle serait celle qui ne se p réo c cu p erait pas lution sauvage, il faut essayer d ’en faire une
seulem ent des niveaux de vie, mais aussi de l’art révolution du d éveloppem ent de l’hom m e. Je
de vivre. prends très au sérieux ce m ot de « dévelop­
pem en t» qui est né dans les milieux économ iques.
P l a n è t e / Il faut, dites-vous, une politique nou­ O n parle, depuis une décennie ou deux, de sous-
velle, et d’abord une conscience politique élargie développem ent économ ique, les deux aspects
aux dim ensions de l’hom m e entier et du m onde étan t liés. O r, selon moi, il ne s’agit pas seulem ent
entier, pour com prendre et dom iner la « révo­ de se p réo ccu p er du d éveloppem ent économ ique;
lution sauvage » qui em porte l’h u m a n ité . il s’agit de considérer le dév elo p p em en t to tal:
P our un m arxiste dogm atique — disons sim ple­ m oral, bien entendu, mais aussi psychologique et
m ent m ilitant — il s’agit d ’appliquer l’instrum ent affectif. En nous, des trésors et des possibilités
du m atérialism e dialectique pour faire la révo­ sont atrophiés, gâchés.
lution, la révolution sociale. Il s’agit de faire
cesser la lutte des classes: c’est tout, et c ’est P l a n è t e / Vous avez p ro n o n cé le m ot qui est au
essentiel. Les tem ps ne sont pas révolutionnaires centre du d éb at m oderne, le m ot «science».
en eux-m êm es. Ils sont plus ou m oins propices à D epuis M ontesquieu, les hom m es politiques
la révolution nécessaire. Vous, vous parlez d ’une s’in terro g eaien t sur la trilogie des pouvoirs: le
« révolution » qui entraîne l’hom m e, qui le judiciaire, l’exécutif, le législatif. D epuis cin­
déborde m êm e, com m e une force quasi exté­ qu an te ans grandit un quatrièm e pouvoir, qui est
rieure à lui. Expliquez. le pouvoir scientifique. Les hom m es de science
posent de façon nouvelle le problèm e du dialogue
W " Ed g a r M o r i n / N ous som m es en un tem ps en tre savoir et pouvoir. C om m ent, selon vous,
révolutionnaire, parce que les hom m es sont science et politique peuvent-elles en tam er ce
révolutionnés. J ’ai parlé de la révolution sau­ dialogue?
vage de ce siècle. La révolution, c’est la science
et la technique qui m odifient tou tes les conditions o r i n / Les hom m es de science sen ten t
"E d g a r M
de vie, qui ouvrent com m e possible ce qui était très bien que leur puissance n’est pas en leur
h ier im possible ou fantastique. C ette révolution pouvoir. E lle est finalem ent détenue par les chefs
est sauvage, p arce que, si la science la déterm ine, d ’État. Ce n’est pas un hasard si un certain
les savants ne sont eux-m êm es que des instru­ nom bre de scientifiques am éricains ont voulu
m ents. Ils sont possédés par quelque chose qui les tran sm ettre leurs secrets aux Russes, et inver­
em porte. P ersonne, au jo u rd ’hui, ne guide les sem ent. La souffrance de tels hom m es est de ne
d éveloppem ents révolutionnaires du m onde. pas d étenir le pouvoir d ’utilisation et de contrôle
de leurs découvertes. Mais, à mon avis, s’ils
N O US SO M M ES E M P O R T É S avaient le pouvoir, ils ne sauraient l’assum er, car
P A R U N E R ÉV O LU TIO N SAU V A GE ils ne sont pas mûrs, à l’exception de quelques
rares esprits que la p ro fo n d eu r de l’expérience
C ’est pourquoi je dis que l’hom m e est révolu­ vécue a am enés à une reconsidération philoso­
tionné, q u ’il subit une révolution. Il est poussé phique totale de la situation.
p ar des puissances, des sortes de dém ons qui C ’est le cas d ’O ppenheim er, p ar exem ple, qui
l’agitent. Il va vers quelque chose q u ’il ne p erçoit vient de résilier ses fonctions à P rinceton pour
pas, ou peu. M ais cette révolution sauvage ne réfléchir. Le besoin de réfléchir, tel est le grand

Chronique de notre civilisation 13


besoin étouffé p ar la hâte, l’accélératio n , le autres agnostiques — o nt tous la m êm e atti­
rythm e de la vie m oderne —et aussi p ar la spécia­ tude devant l’objet de leur rech erch e. D ans le
lisation scientifique. Le travail le plus u rg en t des dom aine de la science politique, nous adhérons
savants serait de réfléchir. A u jo u rd ’hui, ces tro p à notre expérience, à notre situation, à notre
savants dont la science décide de to u t sont peut- classe sociale, à notre groupe, à n o tre village, à
être les hom m es les plus dépassés. Ils sen ten t à notre nation, à to u te une série de forces incons­
quel point l’utilisation de leurs d écouvertes leur cientes qui nous possèdent. Le g rand problèm e
échappe. U ne sorte de génie instinctif de l’hum a­ prélim inaire à résoudre p o u r construire une
nité pousse celle-ci en avant et nulle part. U ne science politique est de tro u v er un terrain sur
ten tative de prise de conscience de ce p h én o ­ lequel les gens puissent suffisam m ent se d étac h er
m ène p o u r essayer de le dom iner est nécessaire. de leurs propres intérêts inconscients, de leurs
C ’est là l’appel essentiel de m on livre. C ’est propres tendances, des norm es que leu r a
l’appel à plus de conscience. C e tte prise de inculquées l’éducation, p o u r en arriver au point
conscience p eu t venir des savants, elle p eu t venir de vue universel. R ésoudre ce tte difficulté n’est
des philosophes, elle p eu t venir des politiques, pas seulem ent une question de m oyens m atériels,
elle p eu t m êm e venir d ’ailleurs. Il ne s’agit pas cela d épend surtout de l’effort individuel et
d ’être p articulièrem ent qualifié p ar une spécialité, co llectif vers la conscience. Il faut donc aussi,
puisqu’il s’agit d ’abord de dépasser les spécialités. dès le d ép art, une politique de la conscience.
Il s’agit de prendre conscience du problèm e N ous découvrons que, p o u r faire une science
global, du problèm e profond. Là est la difficulté! politique, il faut d ’abord q u ’il y ait une politique
de la science politique.
P lan ète/ L a puissance actuelle de la science a
été o btenue p ar une extraordinaire con cen tratio n MA PR ISE D E CO N SC IE N C E P L A N É T A IR E ...
des moyens. Est-ce q u ’il vous sem ble que, p ar une
co n centration de m oyens égalem ent ex trao rd i­ R ep ren o n s ce thèm e de la conscience p lanétaire
naire, on pourrait construire une science poli­ à laquelle nous devons arriver. P our moi, à l’ori­
tique qui pourrait être le com plém ent de la gine de m a prise de conscience p lan étaire, il y a
science technologique? une im pulsion affective. É ta n t un héritier de
l’esprit internationaliste, je m e sens p ro fo n ­
E d g a r M o r i n / N on! U ne concentration de d ém en t in tern atio n al et c’est p a r ce stim ulus que
m oyens perm et de m ultiplier les recherches à je suis arrivé au point de vue p lanétaire. Là, je
suivre en politique, mais pas à faire de la poli­ rejoins d ’au tres gens qui y sont arrivés p ar une
tique une science. La science de l’hom m e a autre voie. P ar exem ple, par la voie de la
beaucoup plus de difficultés à se constituer que les réflexion. Ils se sont dit: « A u jo u rd ’hui, le m onde
sciences naturelles. Les sciences naturelles ont est un, la science et la tech n iq u e o nt supprim é les
pu à leurs débuts se h eu rte r à une grande oppo­ distances, effacé les différences et mis p arto u t la
sition, mais, une fois surm ontée cette opposition pensée en présen ce des m êm es interrogations,
sociale, le développem ent se fait sans entraves. des m êm es inquiétudes et des m êm es espérances »,
Ainsi, a un m om ent donné, prétendre que la T erre et ils sont devenus m ondialistes. P our moi, le
to u rn ait au to u r du Soleil était un crim e, mais, une point de vue p lan étaire, c’est la ren co n tre du
fois l’idée adm ise, les astronom es n’ont plus co u ran t internationaliste et du co u ran t m ondia-
co nnu de grands obstacles p o u r poursuivre leurs liste. U ne fois q u ’on attein t à cette prise de cons­
rech erches. D ans ces conditions, le savant peut cience, qui naît d ’un effort de l’individu ou des
objectiver l’objet de sa rech erch e et lui, en tant groupes, on p eu t espérer, en faisant de nouveau
que sujet, n ’est pas lié d irectem en t à cet objet. un effort, un effort d’autocritique, ob ten ir un
C ’est pourquoi vous avez des savants qui — les point de vue à p artir duquel un e science poli­
uns é ta n t chrétiens, les autres m arxistes, les tique serait positive.

14 En quête d'une politique de l'hom m e


P l a n è t e / N o u s v o u s suivons com plètem ent sur y a plus d ’hom m es de b onne volonté que dans
ce terrain, le vrai problèm e à résoudre n ’est d ’autres. M ais j ’en reviens à cette notion parce
pas celui du rapport entre savoir et pouvoir, il est que, si, à un m om ent donné, p o u r une raison
celui du passage d ’un savoir particu lier à une valable ou non, vous cessez de co n sid érer q u ’il
prise de conscience globale. Q uand on réfléchit existe une catégorie sociale qui est le support
à co u rt term e, on im agine un m onde gouverné de la vérité, si vous cessez de croire à une nation-
p ar« ceux qui savent» et donc p a r des savants et messie ou une classe-m essie, vous rep artez de
des techniciens. M ais ne pensez-vous pas que la zéro. C ’est ce que je fais. L’effort à faire p o rte sur
qualification ainsi définie est faible et, pour to u t tous les secteurs de la société. Il y a un certain
dire, d angereusem ent insuffisante? nom bre de prises de conscience nécessaires; il
fau t q u ’un m axim um d ’hom m es effectu en t ces
W " Edgar M o r i n / Le savant contem porain est prises de conscience, et que les hom m es qui ont
co m p éten t et lucide dans sa bran ch e. M ais, sorti fait ce dépassem ent se retrouvent, se rassem blent,
de son dom aine, il co m m en cera le plus souvent à approfondissent et, enfin, com m en cen t à agir. M a
bafouiller. Si, au nom de son savoir p articulier — confiance n’est pas naïve. Je sais très bien que les
q u ’il soit professeur au C ollège de F ran ce ou q u ’il hom m es peu v en t être bernés, dupés, q u ’ils
ait le prix N obel —, il veut parler de la vie et de peu v en t se tro m p er eux-m êm es sans q u ’on ait
l’hum anité, il risque d ’én o n cer des propos besoin de les tro m p er de l’extérieur. Là-dessus, je
bouffons. É videm m ent, son titre lui servira pour ne me fais aucune illusion.
s’adresser à un vaste public et l’im pressionner.
M ais son titre universitaire ne nous garantit pas la VERS UNE C R ISE
validité de ses propos politiques. Le dram e de D E L ’H O M M E IN T É R IE U R
l’hom m e de savoir est que son savoir est limité.
O r, gouverner, c’est s’o ccu p er de tou tes les Le fond sur lequel je fonde m a confiance est ceci :
affaires, et des affaires générales. A insi, ni les il y a des aspirations profondes dans l’hom m e,
savants ni les techniciens ne sont qualifiés p o u r le qui, si elles sont tro p brim ées, si elles sont tro p
pouvoir. Le dialogue savoir-pouvoir est aujour­ niées, finissent p ar ressortir d ’une m anière ou
d ’hui bloqué. La seule issue, c ’est quelque chose d ’une autre. Je pense que, p ar exem ple, au jour­
qui ne soit ni savoir ni pouvoir, qui soit conscience. d ’hui, dans no tre civilisation, doit ap p araître une
Le p rem ier problèm e est de prise de conscience. crise, que j ’appelle un e crise de l’hom m e
intérieur, et, ce tte crise, je ne l’envisage pas du
EH BIEN ! O U I: L’H O M M E to u t de façon pessim iste ou optim iste, mais objec­
DE BO N N E V O LO N TÉ tivem ent. C ette crise viendra de quoi? Elle
viendra du fait que des couches de plus en plus
N ous somm es là aux sources de to u t m ouvem ent grandes de la société o ccidentale seront de plus
révolutionnaire. T o u t m ouvem ent se fonde sur en plus riches et prospères. Les individus ap p ar­
une prise de conscience. P o u r l’un, c’est la prise te n an t à ces couches se ren d ro n t com pte que ce
de conscience du p rolétariat. P o u r un autre, c’est n’est pas la possession des choses, les facilités
celle des élites. P our un autre encore, c’est celle m atérielles, la sécurité indispensable qui satis­
des savants. C haque m ouvem ent essaye de font leurs profonds besoins. Ils aspirent à autre
trouver le support social de sa prise de conscience, chose, à un au-delà, à quelque chose qui réponde
mais on ne petit escam oter la prise de conscience. plus à leurs aspirations profondes. Je crois que
Pour moi, je fais appel à une notion qui m ’a cette crise, qui s’annonce déjà, p eu t être d ’une
sem blé longtem ps ridicule: « l’hom m e de bonne fécondité extraordinaire. T oute crise sociale,
volonté ». politique, hum aine a des possibilités négatives et
Je sais q u ’il y a des conditions particulières, des positives. Je sais très bien q u ’une crise p eu t p ro ­
classes sociales, des situations nationales, où il voquer des régressions fantastiques. D es névroses.

Chronique de notre civilisation 15


C ’est ce que F reu d nous a m ontré. U ne névrose, DES É C L A IR S D E C O N SC IE N C E
c’est, en fait, une façon de ne pas oser su p p o rter P L A N É T A IR E
une crise et la surm onter. M ais je crois que la
crise nous donne aussi des possibilités nouvelles, J ’insiste sur un autre point, puisque vous parlez
des énergies nouvelles. T o u te l’histoire de de l’être. Vous parlez aussi de cet optim ism e et de
l’hum anité est un com bat aléatoire et douteux. de cette confiance nécessaires. Je suis p ro fo n ­
Le véritable optim ism e n’est pas l’euphorie. Il ne d ém en t persuadé que to u t phén o m èn e est am bi­
consiste pas à é c arte r l’horreur, la tragédie, valent, c ’est-à-dire que son dév elo p p em en t p eu t
l’échec, du cham p de vision, mais à les affronter. être bon ou mauvais. Prenez, p ar exem ple, la
télévision. Elle favorise au tan t le passiviste que
P lan ète/ L ’hum anité occidentale, en traînant l’activiste à tous crins, elle en d o rt et elle réveille.
le m onde en tier à sa suite, a traversé une crise de En ce qui co n cern e Léonov, le p rem ier hom m e
Yavoir. C ette crise, elle est en passe de la dom iner. qui m arche, ou qui vole, ou qui nage dans
Il était bon, il était nécessaire, que l’avoir soit l’espace (je ne sais pas quels sont les m ots justes),
conquis et réparti avec justice. L ’avoir s’éten d an t au m êm e m om ent, sur presque to u te la planète,
égalem ent à tous les hom m es (ce n’est pas encore grâce aux télécom m unications, il y a une sorte
vrai, mais cela vient, et c ’est irréversible), une nou­ d’éclair de conscience p lanétaire. C ’est un éclair
velle crise va s’ouvrir, qui sera une crise de l'être. fugitif, sans doute. M ais de tels éclairs se rép è ten t
Le grand problèm e, déjà inscrit dans notre ac tu a ­ de tem ps en te m p s3. Sans doute vont-ils se m ul­
lité, c’est la crise de l’être, c’est-à-dire une no u ­ tiplier. D e to u te façon, l’hum anité en tre dans
velle mise en question de la n atu re et de la l’ère des aventures cosm iques. Et l’aventure cos­
destinée de l’être. Le vrai problèm e ne sera plus m ique p eu t am en er à co n stitu er une conscience
b ien tô t com m ent avoir plus, mais com m ent être com m une de l’hum anité. C eci p eu t aussi favo­
plus. Ê tre plus, tous ensem ble, et être plus, riser l’évasion hors des problèm es terrestres et
chacun. E t l’on peut être, en effet, optim iste ou co n stitu er une fuite en avant.
p lu tôt satisfait de voir poindre cette crise, p arce Elle p eu t ég alem ent en tre ten ir l’esprit de com pé­
que c’est une crise philosophique, fondam entale, tition d ’em pire à em pire. L ’anthro-politique doit
à quoi l’hom m e doit ab o u tir p o u r tro u v er son agir dans le m êm e sens. Elle doit co m b attre l’éva-
« second souffle ». sionisme cosm ique com m e le chauvinism e in ter­
Si nous vous com prenons bien, vous dites essen­ planétaire. Je prends l’exem ple de la télévision,
tiellem ent que l'être fait désorm ais p artie du p arce q u ’en ce m om ent je fais un e en q u ête dans
dom aine de la politique. M ais il fallait que la une com m une b reto n n e. D es gens, de vieilles
p olitique s’occupe avec succès de l’avoir, pour gens qui vivaient u n iq u em en t dans l’horizon de
p rendre une plus large dim ension ensuite. leur village o nt la télévision depuis q u atre ans.
Ils voient des films sur des peuples q u ’on appelle
W - Edgar M o r i n / C ’est en ce sens que le m ar­ sous-développés, et il se passe deux p hénom ènes
xisme avait raison. T o u t le rem uem ent m oderne chez ces paysans. « M ais ces gens-là, se disent-ils,
de la politique a, selon moi, été inspiré p ar le ne sont pas des sauvages pu isq u ’ils cultivent la
m arxism e. Q u’il s’agisse, de société libérale ou de te rre com m e nous. » Ils se ren d en t com pte q u ’ils
société m arxiste, elles aboutissent les unes et les font tous p artie de la m êm e espèce hum aine.
autres, anim ées par le ferm ent m arxiste, à une A u tre aspect. Ils se disent: «M ais, nous, nous
extension de l’avoir. som m es beau co u p plus riches q u ’eux. » Ce sen-
E t c’est à travers les chem ins de l’avoir que nous
arrivons au problèm e de l’être. Le m arxism e a 3. C f. l’ém issio n d iffu sée d an s d iv ers pays, d e F ré d é ric R o ssif e t L ouis
posé le problème de la réalisation de l’être humain. P au w els: Pour trois m illiards d ’hom m es, réa lisé e p o u r la télév isio n à
l’o c c asio n d u c e n te n a ire d es té lé c o m m u n ic a tio n s, su r la d e m a n d e de
Mais le marxisme, qui pose le problèm e sur le plan J e a n d ’A rc y , d ire c te u r d es se rv ic es aud io -v isu els d es N a tio n s u n ies à
historique, ne p erm et pas de le résoudre. N ew Y ork.

16 En quête d'une politique de l'hom m e


tim en t de supériorité p eu t avoir deux sortes de lointains, un être de l’im aginaire, que l’am our et
prolongem ents. P rem ière a ttitu d e : «M ais, bien le rêve font p artie du noyau et non de la surface
sûr, nous som m es supérieurs à eux, etc.» A utre de l’être hum ain, etc., je crois que je n ’aurai pas
attitu d e: « M ais puisque nous som m es de la m êm e ten d an ce à vouloir une politique to talitaire. C ar
espèce, ne devrions-nous pas être solidaires des une politique to talitaire est u ne politique qui
autres? » réd u it tous les aspects de la vie à une seule
L a base de m a confiance est que tous les p h én o ­ dim ension. Le totalitarism e stalinien é tait de dire:
m ènes nouveaux m odernes sont am bivalents, « U ne kolkhosienne d o it d ’abord p en ser à la
c’est-à-dire d étien n e n t toujours une possibilité réco lte des b etterav es p o u r réaliser le plan. Si elle
riche. Ainsi le m onde co u rt de plus en plus à est am oureuse, elle ne p eu t pas l’être d ’un kol-
une catastro p h e et est en m êm e tem ps économ i­ khosien paresseux, p arce que le plan prim e to u t. »
quem ent, techniquem ent, culturellem ent de plus Le to talitaire est un m onom aniaque. Ein Reich
en plus dynam ique. P ar la télévision, p ar l’infor­ ein Volk, ein Führer!
m ation, sans cesse, mille éclairs unifiants tra ­ Si, dès le d ép art, je p arle de l’hom m e m ultiple,
versent la conscience des hum ains. philosophiquem ent, j ’élim ine le risque.
Alors, p a r notre action, nous pouvons faire durer
un peu plus longtem ps chaque éclair. C ’est un Je com prends b ien que les options que je propose
peu com m e les m éthodes de rééd u catio n de l’œil. sont à longues périodes et q u ’il y a une politique
Le p atien t m yope voit d ’abord un éclair, et puis, à co u rt term e, qui a ses exigences. En m oyenne
cinq m inutes après, un deuxièm e éclair. Et période, il faut avoir la vision du d év eloppem ent
q u ’est-ce que la rééducation? C ’est quand tous dans les dix, les vingt années qui vont venir. D ans
les éclairs se rassem blent et do n n en t une vision notre société occid en tale, ce tte p réo ccu p atio n ,
qui devient p erm anente et cohérente. c’est l’extension du bien -être, du confort, de la
dém o cratisatio n et de la rationalisation de la
PO L IT IQ U E G L O B A L E OU société. D ans les sociétés neuves, c’est un d év e­
P O L IT IQ U E T O T A L IT A IR E ? lop p em en t plus rapide. C haque société a ses p ro ­
blèm es propres. M ais, sur le plan profond, ce qui
P l a n è t e / M ais alors une question se pose, et il im porte, c’est la révolution de l’hom m e. On se
faut que nous la posions ici, m êm e si nous avons, rend com pte, q u ’on le veuille ou non, que
vous et nous, la réponse toute p rête. Il faut la l’hom m e est en p rém u tatio n . Il va p eu t-être
poser po ur« purifier», dans l’esprit du public, une m êm e m u ter sans q u ’on s’en ren d e com pte, sans
telle conversation. Si tous les hom m es, et si to u t q u ’on l’ait voulu. Voilà notre vrai problèm e!
(l’avoir et l’être) dans chaque hom m e, p articip en t N ous ne pouvons pas y échapper. Alors, com m ent
de la politique, quelle est la différence en tre une puis-je rac co rd er la guerre du V iêt-nam , le d év e­
co n cep tion globale de la politique et une c o n c ep ­ loppem ent économ ique, le sixième plan français
tion totalitaire de la politique? et la m utation de l’hom m e? Je ne peux pas les
identifier. Ce que je peux faire, c ’est un effort
E d g a r M o r i n / Si, p ar exem ple, vous pensez po u r p en ser que, si je me soucie au jo u rd ’hui de
que l’hom m e est essentiellem ent un prod u cteu r, la guerre du Viêt-nam , il ne faut pas p o u r au tan t
un travailleur, vous aurez te n d an ce à considérer que j ’oublie le d éveloppem ent lointain. Je suis
com m e négligeable ou accessoire to u t ce qui ne global, je m’efforce de ne rien oublier. Je ne veux
co n cern e pas le travail dans l’hom m e, c’est-à-dire pas m utiler un e dim ension de la politique, mais
le rêve, l’art, l’am our, le loisir, etc. je ne peux pas o p ére r p o u r l’instant la synthèse.
En revanche, si, au dép art, j ’ai philosophi­ Je crois q u ’au jo u rd ’hui une vraie politique est
quem ent une conception m ultidim ensionnelle de celle qui ose dire: «Voici nos contradictions,
l’hom m e, si je considère q u ’il est double, triple, voici nos difficultés, ceux qui pro p o sen t la syn­
m ultiple, que l’hom m e est aussi un être des thèse dès m ain ten an t sont des pauvres diables ou

Chronique de notre civilisation 17


des clowns.» Je ne crois pas être totalitaire dans pagande mais pas d ’action. Le pouvoir me d o n ­
ce sens-là, et p o u r ces raisons. nerait les m oyens d ’aider à cette prise de
conscience. M ais je ne pourrais rien faire par
SI VOUS A VIEZ LE PO U V O IR ... d écret... C eci dit, mon problèm e, au jo u rd ’hui,
c ’est la renaissance de la pensée en politique, qui
P l a n è t e / M ais en pratique, si vous aviez le p arto u t souffre de caren ce de pensée politique.
pouvoir, ne seriez-vous pas am ené à un certain Faire de la politique, ce n’est pas seulem ent
o rdre de priorités, qui vous ferait d o n n er la p ré ­ gouverner, vouloir être au gouvernem ent, c ’est
férence pratiq u em en t à tel ou tel aspect de lancer dans l’arène des idées qui p o u rraien t
l’hom m e et ne seriez-vous pas alors sur la voie du dev en ir des idées-force. C ’est sé créter des idées
totalitarism e, c ’est-à-dire de la subordination qui se tran sfo rm ero n t dans un m onde à tran s­
d ’une dim ension à tou tes les autres? form ations et aideront à tran sfo rm er le m onde.
M arx, de son vivant, avait refusé to u t pouvoir. Le
E d g a r M o r i n / Vous me posez le fam eux: «Si p roblèm e n’est pas d ’avoir le pouvoir, c’est de
j ’étais roi...» D ’abord, c ’est une question p u re­ travailler à m odifier le problèm e du pouvoir.
m ent onirique! M ais enfin, si j ’étais roi, je crois
qu e je m’efforcerais de ne sacrifier aucune des N O US DEVONS T R A V A IL L E R
dim ensions. D onc, par là m êm e, j ’aurais en moi- P R A T IQ U E M E N T
m êm e le correctif. A m oins que je sois perverti
p a r le pouvoir: c ’est une hypothèse qui n’est pas N ous vivons avec une co n cep tio n lim itée de la
à exclure, puisque le grand problèm e de l’expé­ politique, où b eau co u p de gens cro ien t que la
rience du pouvoir c ’est la perversion p a r le politique n’est pas intéressante dès q u ’elle ne
pouvoir. Mais, deuxièm e point, si j ’avais le p eu t se trad u ire en un program m e de prise du
pouvoir au jo u rd ’hui, je n ’aurais pas le pouvoir pouvoir. Les gens vous disent: «Si vous êtes
de faire n’im porte quoi... Q uand L énine ou Léon incapable d ’avoir le pouvoir aujo u rd ’hui, ou dans
Blum ont eu le pouvoir, ils se sont trouvés dans deux ans, vous n’êtes pas intéressant. » Q uelle
des conditions qui n’étaien t pas du to u t celles vision à co u rte vue! T o u tes les grandes doctrin es
requises pour appliquer leur doctrine. Si vous ont mis des décennies, parfois des siècles p o u r se
me donniez le pouvoir aujourd’hui, je serais d évelopper. Le christianism e a dû atten d re trois
ex trêm em ent em barrassé, p arce que les condi­ siècles avant d ’exister socialem ent. Le socialisme
tions ne sont pas celles requises p ar mes aspi­ a connu un siècle de vase clos, de sectes, de
rations. Je sais que je ne peux changer le m onde lab o rato ire, de rêves, d ’élaboration d octrinaire.
p ar décret. Je sais que m a politique n’a de sens M êm e au jo u rd ’hui, m algré la fam euse accélé­
que pour le m onde et non pas dans une nation ration de l’H istoire, vous voyez que la m aturation
seule. A lors, je prendrais surtout des initiatives des idées est ex trêm em en t lente. La politique
sur le plan international, p lu tô t dans l’espoir de planétaire m onte len tem en t et difficilem ent,
lancer un m ouvem ent dans le m onde que de tem pérée et m oquée par les « terre à terre » comme
convertir les gouvernem ents. A l’intérieur, je p a r les clowns.
m’efforcerais au m axim um à des réform es égali-
taires, à des m esures contre la féodalité écono­ P lanète/ Oui, lente. N ous le savons, vous et
m ique, à faire une réform e de l’enseignem ent, nous. D ans certains débats, on nous dit: «Vous
une politique du logem ent, etc. soulevez des questions, mais quelles réponses
D ans le fond, je ne pourrais pas faire le révolu­ apportez-vous? » U ne prise de conscience est
tionnaire, mais je profiterais de la possibilité de d ’abord une prise de co nscience des questions
p ro pagande q u ’offre la presse p o u r d évelopper le qui se posent. On nous dit: «V ous suggérez des
thèm e d ’une politique de l’hom m e. Je veux dire directions, mais q u ’est-ce que vous faites p rati­
que le pouvoir me do n n erait un pouvoir de p ro ­ quem ent?» Nous devons rép o n d re, com m e vous:

18 En quête d'une politique de l'hom m e


« Sur le plan pratique, nous parlons. » Parler,
écrire, com m e c ’est notre rôle, c ’est travailler
p ratiq u em en t.

Edgar M o r i n / C onvier les hom m es à une


prise de conscience, et mieux, une entreprise de
conscience, c ’est une action pratique.

P l a n è t e / Bien entendu. Et enten d re la parole


q u ’on vous adresse, sans la déform er en la
recevant, c ’est aussi une action. Et com bien
difficile!

Edgar Morin est né le 8 ju ille t 1921,


à Paris. Licencié en histoire et en géo­
graphie, il est membre actif de la
résistance à pa rtir de juin 41.
Après la guerre, il se trouve attaché
au gouvernem ent m ilitaire français,
alors en occupation en A llem agne;
d'où le livre « L'An zéro de l'A lle ­
magne » (édité à la Cité universelle).
Ensuite, il se consacre à des activités
politiques et journalistiques. Publi­
cation de « L'homme et la m ort », par
les éditions Corréa en 1951. Entré au
C.N.R.S. en 1950, il y est aujourd'hui
maître de recherches.
Il a étudié le cinéma du point de vue
d'une science de l'hom m e ou anthro­
pologie dans un livre intitu lé « Le
ciném a ou l'hom m e imaginaire », paru
en 1956 et réédité en livre de poche,
collection Médiations, en 1965. Un
autre ouvrage, « Les stars ». édité
par Le Seuil en 1957, prolonge cette
première étude. Enfin, il est l'auteur
d'une étude de la culture des masses
dans le monde contemporain : « L'esprit
du Tem ps», édité par Grasset en
1962.
Edgar M orin, enfin, tém oigne sur son
expérience politique dans un ouvrage
intitu lé « A utocritique », publié par
Le Seuil en 1959. Il fu t le directeur-
fondateur de la revue «A rg um en ts»,
de 1957 à 1963.

Chronique de notre civilisation 19


En 1927, Élie Faure écrivait à Abel Gance: «Cette attitude de la
France qui oppose l’intelligence à la barbarie croissante n’est qu’un
signe fatal de sénilité. Je crois comme vous que le grand orage vient
d’Amérique, de Russie, d’Asie, que l’Europe se débat contre des
fantômes imaginaires alors que ces grandes ombres s’allongent sur la
route.» Signe fatal de sénilité? Je ne pense pas. C’est trop sévère.
Et puis, c’étaient deux Français, et grands Européens, qui se féli­
citaient d’avoir une vision large et dynamique. Soyons moins catas­
trophiques. Parlons de signes irritants de jalousie, d’ignorances, de
peurs, de névroses. Ce sont des fléaux terribles pour de petites
nations qui doivent compter, pour rayonner, sur la justesse et la
générosité de leur esprit.
Nous proposons un dossier de poche sur l’Amérique. Il ne fait pas
état des querelles politiques, économiques, etc. Il est muet sur
beaucoup de points. Et il est partial. Il est partial, en ceci qu’il pré­
sente seulement ce qui nous semble, aux États-Unis, dans les
domaines qui nous intéressent, excitant, exemplaire ou prometteur.
Il dégage un des courants américains: celui d’une révolution indus­
trielle qui tend à changer les mœurs, mais aussi la vision du monde
et donc, à échéance, la politique.
Fidèles à un principe et une méthode, nous ne parlons que de ce
que nous aimons. Nous ne faisons pas un éloge, mais un recen­
sement des aspects positifs. Nous ne disons pas que les critiques de
l’Amérique sont inutiles ou injustifiées sur divers plans, même ceux
sur lesquels nous nous plaçons. Mais ces critiques sont largement
répandues. Reportez-vous à vos auteurs, votre journal ou votre
parti. Notre affaire, à nous, est de chercher et d’essayer de montrer
ce qui est bon, plaisant ou nourrissant, partout.
C’est dans le même esprit que nous préparons un dossier sur la
Russie.
LOUIS PAUWELS.

22 Ce qui bouge en Amérique


Le temps des pionniers matérialistes
et puritains est fini. Le temps des
intellectuels épris de liberté commence
D avid S c h o e n b ru n

A M O N AVIS, VOILA CE Q U ’IL Y A D E BON!

Un g r a n d p r o f e s s e u r G rand, m aigre, la p restan ce en co re élégante m algré ses soixante-


quinze ans, l’o rateu r de m arque, longuem ent acclam é par les
étudiants et les professeurs, s’avançait vers l’estrad e du grand
am phithéâtre. Invité d ’une vénérable université en renom , il allait
et j o u r n a l i s t e tra ite r des problèm es internationaux du m om ent. N ul n ’était plus
qualifié pour en parler, ce jour-là, que ce diplom ate chevronné,
conseiller des présidents depuis R oosevelt ju sq u ’à Johnson, en
ami de K e n n e d y passant p ar T rum an et K ennedy. A l’aise, sûr de lui, il faisait le point
de la politique am éricaine au Viêt-nam , depuis la C on féren ce de
G enève ju sq u ’à l’engagem ent pris p ar le présid en t E isenhow er de
fait venir en aide au gouv ern em en t Ngo D inh Diem . L en tem en t, feutré
et à peine perceptible, un m urm ure co m m ença à s’enfler; de
grondem ent sourd, il devint rép ro b atio n , puis opposition nette.
L’orateu r, d ’abord im passible, mais peu à peu gêné, agacé et
p o u r P lanète furieux, se to u rn a alors vers le groupe d ’étu d ian ts p ertu rb ateu rs et,
sévèrem ent, les apo stro p h a: «Y aurait-il des com m unistes dans
la salle?»
le bilan posit if Espérait-il ainsi leur im poser silence? Jam ais, au cours de sa longue
carrière officielle, il n’avait éprouvé sem blable surprise. Les étu ­
diants, déchaînés, hurlaient: «O ui, c ’est une assem blée de com m u­
d e son pays. nistes! Et alors?...» D ans to u te la salle, d ’autres étudiants, jusque-là
polim ent assis en silence, bondissaient, solidaires des coupables,
criant: «B ien sûr, tous, ici, nous som m es com m unistes, tous!» En
réalité, ils ne l’étaien t pas. M ais, en proie à une violente colère,

Chronique de notre civilisation 23


ces jeunes hom m es refusaient de se laisser ém ou­ plus haut. P endant les quatre ans du m andat
voir p ar l’insinuation. Jeunesse révoltée, ils K ennedy-Johnson, le produit national brut du
ap p artenaient à ces petits groupes qui, entraînés pays a augm enté d’environ 122 milliards de dollars.
à prendre la parole, te n taien t de s’im poser dans A lui seul, il dépasse les 100 milliards de dollars du
les universités où croissait l’effervescence. Ils produit national brut total de l’A llem agne pour
faisaient là une dém onstration prodigieuse (et, en 1964. Pour cette simple année 1964, le produit
quelque sorte, stim ulante) du renouveau qui bout national brut am éricain, en valeur absolue,
dans cette chaudière q u ’est le m onde am éricain atteint 800 milliards de dollars, c’est-à-dire, avec
actuel. une population trois fois et dem ie plus nom breuse
Le diplom ate dem eura stupéfait. L ’événem ent seulem ent, huit fois celui de l’A llem agne.
était inouï, incroyable. Com m e si, brusquem ent, à Au cours des cinq dernières années, dans tous les
S t-B arthelem y, une bande de blousons noirs dom aines de la production, l’A m érique a accu ­
avait fait irruption avec des m otos, au beau mi­ mulé les réussites. Les États-U nis sont à la fois
lieu de la grand-m esse. C ’était inconcevable! les im portateurs et les exp o rtateu rs d ’au to m o ­
Mais, pourtant, le fait était là. biles les plus puissants du m onde. Or, m êm e en
Q ue s’était-il passé? Pourquoi? Q ue signifiait l’in­ a c h etan t à l’étran g er plus d ’autom obiles que
cident? Était-il isolé ou lié à d ’autrep actes de n ’im porte quel autre peuple, les A m éricains
violence survenus au cours des mois écoulés dans peuvent servir à leurs ouvriers de ce secteu r
les collèges am éricains? C om m ent les rapports d ’industrie des retraites plus élevées que les
en tre étudiants, enseignants, com m unautés uni­ salaires accordés p ar la plupart des autres pays
versitaires et le gouvernem ent des États-U nis à leurs travailleurs en activité. L’année dernière,
avaient-ils pu ainsi s’altérer? Les A m éricains, et l’am énagem ent du co n trat autom obile a stipulé
tous ceux qui, dans le monde entier, com prennent q u ’un travailleur pouvait p rendre sa retraite à
le rôle essentiel, prim ordial m êm e, de l’A m érique soixante ans, avec une rente hebdo m ad aire de
dans les affaires internationales, se doivent 100 dollars — l’équivalent en F rance de 215 000
d’étudier avec soin ces questions nées de la révo­ anciens francs p ar mois —, soit, en gros, la solde
lution intellectuelle am éricaine. d'active d ’un co m m an d an t de l’arm ée française!
Les libéralités de l’A m érique dépassent l’imagi­
L’A B O U T ISSE M E N T nation de toutes les nations étrangères. Fait
D ’UNE LEN TE M A T U R A T IO N prodigieux: ces largesses y sont réparties entre les
qu atre cinquièm es des citoyens. Évidem m ent, il
Q uand on dem andait à Ralph W aldo Em erson existe une classe défavorisée, mais les pauvres
com bien de tem ps il consacrait à écrire un essai, sont l’infime m inorité. Les indigents ne sont
ce philosophe am éricain du xixc siècle répliquait: d ’ailleurs pas oubliés, com m e ils l’étaien t encore
«U n jo u r... et q uarante ans.» L’évolution de il y a tren te ans. Né pauvre lui-m êm e, le président
l’A m érique contem poraine ressem ble assez à la Johnson, jeune disciple depuis trois d écad es du
rédaction d ’un essai d ’E m erson: le tem ps d ’incu­ président Roosevelt, a officiellem ent convenu de
bation et d ’éruption de la mue am éricaine a été l’existence d ’un paupérism e accab lan t et institué
à la fois très b ref et très étendu. La lente un program m e urgent de lutte qui s’ajoute au
édification de l’A m érique a contraint le gouver­ systèm e déjà très puissant de la Sécurité sociale.
nem ent K ennedy-Johnson d ’éco u rter les délais L’an dernier, ces services ont distribué, en avan­
qui ont abouti au m iracle de l’A m érique m oderne. tages individuels, 16 milliards de dollars, soit plus
E ntre 1960 et 1964, on n ’a pas enregistré la que la richesse totale de m aints autres pays du
m oindre récession, si légère fût-elle. Tels des monde.
tracés d ’éclairs, les graphiques du développem ent Est-ce à dire que l’A m érique soit une sorte de
de l’A m érique se p résen ten t sous la form e de paradis sur terre, un lieu de p erfection absolue?
lignes brisées dont les pointes s’élèvent de plus en Elle est l’objet de suffisam m ent de critiques dans

24 Ce qui bouge en Amérique


le m onde entier, pour que nul ne risque de toucher seulem ent aussi O ppenheim er ou Urey, ou Linus
de ce genre de confusion. Mais il était indis­ Pauling, mais, à vrai dire, des dizaines de
pensable d ’établir que le citoyen am éricain jouit lauréats du prix N obel. La seule université de
à la fois d ’un bien-être et d ’une entraide sociale S tanford, p o u r une seule discipline, la biochim ie,
supérieurs à ceux de la m ajorité des autres peuples, en com pte à ce jo u r q u atorze, étudiants et
quelle que soit la période considérée de l’histoire enseignants. L ’A m érique est le pays de la qualité
hum aine; p ar conséquent, ses revendications en série!
m atérielles sont bien m oindres, ce qui favorise les
aspirations intellectuelles. LES U N IV ERSITÉS,
Le m iracle de l’A m érique contem poraine est P É PIN IÈ R E S D E L’A V EN IR
en effet d ’avoir poursuivi sa croissance phy­
sique en parallèle avec un épanouissem ent de la De tous les m iracles du m onde am éricain, le plus
culture intellectuelle. O n adm et à co n tre cœ u r frappant, p eu t-être, et le plus durable pour
que les A m éricains, techniciens capables de l’avenir est l’expansion de ses universités et
fabriquer des souricières perfectionnées, puissent l’épanouissem ent des libertés académ iques. La
égalem ent m ontrer des dispositions artistiques publicité consacrée aux innom brables exclusions,
p o u r la peinture, la sculpture, la m usique et la aux conflits opposant au gouvernem ent étudiants,
littératu re, aussi rem arquables — sinon m êm e plus adm inistrateurs d ’université et professeurs
encore! — que bon nom bre d ’autres peuples. em pêche d ’ap p récier à leur juste valeur les
P o urtant, indéniablem ent, les A m éricains pro ­ progrès de l’enseignem ent am éricain. Il y a tren te
duisent de nos jours beaucoup plus de grands ans, moins de 50 % des adolescents entre n eu f et
ensem bles que les autres pays, et possèdent douze ans poursuivaient des études p o u r obtenir
aussi les artistes les plus prestigieux. leurs grades et postuler à l’en trée dans les
grandes écoles. A u jourd’hui, sept sur dix de
LE PAYS D E LA Q U A L IT É EN SÉR IE ces m êm es jeu n es aspirent co uram m ent aux
diplôm es supérieurs, se soum ettent à des cycles
La critique m usicale désigne l’orchestre sym­ d ’études b eaucoup plus com plets et plus ardus
phonique de Cleveland com m e l’un des trois plus q u ’autrefois. Si la totalité des élim inations est
im portants du m onde. Sa to u rn ée triom phale de plus élevée dans les collèges, c ’est que, au cours
juin et juillet 1965 en E urope a provoqué, de de notre siècle, la population elle-m êm e a
Paris à M oscou, des com ptes rendus délirants. presque doublé et que le nom bre des candidats
Parm i les artistes de m oins de cinquante ans, un à l’enseignem ent secondaire a décuplé. M ais la
ju ry français a estim é que R obert R auschenberg, p roportion de renvois est en régression. Le
du Texas, est l’un des peintres les plus talentueux po u rcen tag e total de jeu n es qui ren o n cen t à
du monde. Le jo u r m êm e de ce choix, les Russes poursuivre leurs études dim inue d ’année en
applaudissaient frénétiquem ent un autre jeune année. En revanche, la q uantité de ceux qui non
garçon du Texas, découvert par eux plusieurs seulem ent co m p lèten t leur instruction secon­
années auparavant, Van Cliburn. daire, mais briguent des grades toujours plus
P artout, en E urope, des ouvrages écrits p ar des élevés, est en progression constante. Pour un
A m éricains figurent en place de choix dans les b ach elier d’il y a vingt ans, on trouve m ain­
bibliothèques et jouissent d ’un succès de vente ten an t un enseignant; un professeur sur cinq
extraordinaire. Les pièces de th éâtre am éricaines continue à p ren d re ses grades, se spécialise plus
sont représentées en plusieurs dizaines de langues. encore et présen te des thèses de d o cto rat. En
L’inventaire des triom phes am éricains serait 1940, un an avant l’en trée en guerre des États-
quasi inépuisable. N on seulem ent on cite le grand Unis, 1 500 000 jeu n es fréq u en taien t les établis­
orchestre de Cleveland, mais ceux de Boston, sem ents universitaires. En 1965, les étudiants
New York, Philadelphie et San F rancisco; non inscrits dans les facultés se chiffrent au to tal à

Chronique de notre civilisation 25


5 200 000. Or, au lieu d ’être plus simples, les des É tats-U nis et du M arché com m un; options
conditions d ’entrée et les program m es d ’admission de politique nucléaire, d ésarm em en t nucléaire,
sont devenus draconiens. suspension partielle des essais atom iques et
C hez les étudiants am éricains contem porains, la problèm es de prolifération des arm es atom iques.
p ro fondeur des connaissances, l’aptitude à la Les docu m en ts de base et l’organisation du sém i­
rech erche, l’appétit de savoir, de discuter et de naire atteignaient presque le niveau des colloques
d éb attre les grands problèm es du jo u r dépassent de R oyaum ont ou des con féren ces de groupes
largem ent ce que m a g énération a connu. Je eu ro p éen n es de B ilderberg. Q uelle expérience
fréquentais la faculté vers 1930, p endant les fascinante p o u r des experts chevronnés que
années pénibles où nous devions affronter la d ’observer la m aturité intellectuelle profonde de
crise, la naissance du fascisme et du nazisme, ce groupe de jeunes, garçons et filles, de dix-
l’accum ulation des nuages de guerre. N ous ne n euf à vingt et un ans, en instance de diplôm es!
m anquions pas de raisons pour nous livrer avec
ach arn em en t à l’étude et pour p rép a re r notre LA N A ISSA N C E D ’UN E SPR IT M IL IT A N T
p lace au soleil. D ans une A m érique appauvrie,
déprim ée, en proie à la confusion, c ’était pour En A m érique, to u t récem m en t encore, l’orien ­
la jeunesse une question de vie ou de m ort. De ta tio n de l’enseignem ent était soit académ ique,
nos jours, les jeu n es ne sont plus contraints à au sens p éjo ratif — p éd an te, m aniérée, scolas-
l’étude p ar la nécessité économ ique de ch erch er tique plus encore q u ’érudite - , soit pragm atique,
des m étiers. L ongtem ps avant l’obtention de leurs dans l’accep tio n la plus superficielle du term e.
diplôm es, les recrues à l’avenir p ro m etteu r sont Elle ne visait q u ’à p rép a re r les étu d ian ts à l’exer­
placées p ar les grandes corporations dans les cice de leur m étier futur. Seules certaines
collèges, où on les prép are à devenir des agents grandes universités dispensaient un enseignem ent
de personnel spécialisés. C ependant, ils travaillent général com binant à la fois une érudition et un
plus ardem m ent que m a génération, et leur pragm atism e de bon ton. T outefois, ces univer­
instruction est beau co u p plus poussée. Voici sités elles-m êm es faisaient preuve, dans leurs
peu de tem ps, j ’ai séjourné au collège de Swarth- relations m esurées avec les milieux non ac ad é­
m ore en Pennsylvanie, pour p articiper à un m iques, d ’un conservatism e intransigeant. En
sém inaire consacré aux problèm es de l’actualité 1960, J.F . K ennedy ne se co n ten ta pas d ’une
m ondiale, sém inaire prép aré et dirigé p ar les étiq u ette de d ém o crate, mais se sentit tenu de
étudiants eux-m êm es. Q uelque vingt-cinq person­ faire p articip er la jeunesse à la vie nationale.
nalités y avaient été conviées, notam m ent ce r­ R oosevelt lui-m êm e n’aurait jam ais pu susciter ni
tains professeurs des plus distingués, tels que soutenir une ém ulation aussi active parm i les
l’économ iste du M IT, C harles K indleberger, le étu d ian ts et les professeurs. P our la prem ière fois,
spécialiste des questions chinoises à H arvard, le un A m éricain pouvait se v an ter au grand jo u r
p rofesseur M orton H alperin, l’écrivain et p ro ­ d ’être un intellectuel. Jusque-là, to u t véritable
fesseur M ax L erner, ainsi que certains savants et in tellectu el était presque considéré com m e un
officiels européens. A ucun des étudiants n ’était taré!
diplôm é; ils avaient consacré plusieurs mois à la Les enseignants s’astreignaient à sortir pour
p rép aration du sém inaire. Com m e base de dis­ acclam er l’équipe de football, sans p o u r au tan t
cussions et de débats, ils ont distribué à leurs in citer un jo u e u r à la lecture. Un professeur se
hôtes plus de cent pages de m atériaux de rengorgeait davantage de ses points de golf ou
rech erche. Ils nous avaient séparés en com m is­ de son revers au tennis que du d ern ier livre lu.
sions distinctes qui, p o u r une période d ’études C om bien de fois ai-je pu être exténué p a r les
de trois jours, devaient co n fro n ter leurs opinions rebonds des balles de tennis de collègues, taillés
sur des sujets tels que: nationalism e et supra­ en force, désireux de me pro u v er q u ’ils étaient
nationalism e; com paraisons entre les échanges en co re jeu n es et vigoureux!

26 Ce qui bouge en Amérique


D ’un genre très différent, l’équipe de K ennedy cative! Teach-in est la transposition académ ique
m anifestait, certes, une propension désarm ante de «grève sur le tas», invention due, à l’origine,
p o u r le tennis et toutes sortes de callisthénies, aux ouvriers, puis éten d u e aux cham pions des
depuis la bicyclette ju sq u ’au foot-ball, mais, au droits civiques qui en ten d aien t « siéger à l’in té­
p rem ier chef, elle s’adonnait, sans rech erch e de rieur», c ’est-à-dire p ro céd er à l’o ccu p atio n c o r­
biais absurdes, à des débats passionnés. Partisans porelle de tous les lieux publics d o n t on avait
sincères, m ilitants actifs, les hom m es de K ennedy interdit l’accès aux nègres.
m enaient leurs controverses en convaincus, pas Le teach-in, sorte de propagande sur le tas, était
en rhétoriciens. L eur foi n’était pas aveugle. une m anifestation spontanée d ’étudiants et de
Les yeux bien ouverts, ils rech erch aien t, ils professeurs, qui, après les heures norm ales de
approfondissaient. Plus que quiconque ne l’avait cours, dem eu raien t dans les salles p o u r co n tin u er
jam ais fait à la M aison-B lanche, ils lisaient ju sq u ’à épuisem ent la discussion et les débats,
p assionném ent. En fait, à tou tes mes visites là- afin de d o n n er à chacun l’occasion de p ren d re la
bas, j ’ai eu envie de la qualifier d ’université de parole. C ette expérience de dém o cratie directe,
la M aison-B lanche! Ils form aient le bloc de mili­ dans l’esprit des ren co n tres du Town Hall de la
tan ts le plus érudit, le plus savant de toute N ouvelle-A ngleterre, connut bien vite la faveur
l’histoire de la politique am éricaine et attei­ de to u t le pays.
gnaient, pour la prem ière fois, le niveau de C om m e dans tous les m ouvem ents sim ilaires en
science politique du Paris et du L ondres des A m érique, des am éliorations pratiq u es furent
m eilleurs tem ps. Age d ’or du m onde am éricain, sans délai apportées. Q u elq u ’un co n çu t l’idée
cette grande moisson avait exigé trois siècles et lum ineuse de ren co n tres en tre plusieurs villes à
trois années de rayonnem ent, 1960-1963, avant l’aide des circuits de radio et de télévision. En
de parvenir à une m aturité resplendissante. A m érique, les particuliers peu v en t se g ro u p er en
réseaux privés appelés « circuits ferm és», c ’est-à-
LA R ÉV O LTE DES IN T E L L E C T U EL S dire p rier la com pagnie des téléphones de libérer
leurs lignes, ex actem ent com m e on p ro cèd e pour
La plupart des A m éricains sont en proie à cette les appels individuels, mais en transform ant le
fièvre baptisée par T hom as Jefferson la « m aladie circuit téléphonique en ém etteu r radio ou de télé­
infectieuse de la liberté». Elle ne céd era pas. vision, grâce à un éq uipem ent spécial donné en
Tels des volcans, les collèges sont entrés en location par des sociétés com m erciales. La radio
activité au sujet des questions de droits civiques et la télévision en circuit ferm é p erm etten t dans
et d ’in tervention au Viêt-nam ou à Saint- les villes distantes de plusieurs centaines de
D om ingue. De nos jours, la m ajorité des étu ­ kilom ètres de gro u p er étudiants et professeurs
diants et enseignants am éricains ne se d éfendent en un vaste ensem ble d ’aud iteu rs couvrant une
plus d ’être des intellectuels, ne craignent plus vaste région. P ar un quadrillage général du pays
d ’exposer leurs opinions sur les sujets les plus avec des circuits de ce genre, des millions de
controversés. Pas davantage ils ne se privent de gens p ouvaient dès lors p articip er à la discussion,
p rovoquer les autorités ou de proclam er leur aussi facilem ent q u ’ils regardent un program m e
droit à la parole dans les problèm es de décision du réseau officiel, avec cette différence toutefois
nationale. Ils ne to lérero n t plus d ’être discré­ q u ’ils pouvaient com m uniquer en tre eux, au lieu
dités ni m alm enés. de d em eu rer simples sp ectateu rs passifs.
Au déb ut de cette année, l’affrontem ent Univer- Il y a un siècle, chargé par son éd iteu r de
sités-A dm inistration a pris des proportions natio­ connaître l’opinion d ’hom m es célèbres sur la
nales, quand un groupe de m ilitants a jeté le réalisation technique du jo u r, l’ach èv em en t de la
gant à la M aison-B lanche, pour en tam er un liaison te rrestre M aine-T exas, un jo urnaliste du
dialogue de grand fond, baptisé aussitôt teach-in. «B oston G lobe» d em an d a au philosophe H enry
Expression m aladroite, mais com bien signifi­ T h o reau : «Q ue pensez-vous de cette possibilité

Chronique de notre civilisation 27


de conversations directes entre le M aine et le aucun m oyen de pression p o u r influencer les évé­
Texas?» T horeau répliqua, après un instant de nem ents. C ’est p récisém ent cette frustration qui
réflexion : « Q ue peuvent-ils bien avoir à se dire? » a déterm in é, com m e unique m oyen de je te r dans
Un siècle plus tard, la réponse de T h oreau reste la balance, à l’instant du choix, l’énorm e poids
le problèm e brû lan t de l’hum anité. D ans le de l’opinion des électeurs, l’invention de p ro ­
m onde entier, m aintenant, les peuples disposent cédés tels que le teach-in ou les forum s en
de lignes terrestres, de câbles sous-m arins et de circuit électronique ferm é. P hénom ène troublant,
stations spatiales de relais pour converser. Q ue d ont on ne peut prévoir ju sq u ’où il pourra
peuvent-ils avoir à se dire les uns aux autres? Les conduire: est-ce une toq u ad e m om entanée, ou
A m éricains, les prem iers, conviendraient aisé­ ses p ro portions vont-elles se développer? Il
m ent q u ’ils ignorent to u t du vocabulaire exigé présen te des avantages, mais aussi m aints incon­
p ar ce genre de dialogues. La bonne volonté ne vénients. La d ém ocratie d irecte, décriée par
m anque pas pour tro u v er les m ots justes, l'ingé­ Jefferson, était l’idéal poursuivi par les révolu­
niosité technique pour les tran sm ettre ne fait pas tionnaires français. Un g o uvernem ent par le
défaut. L’A m éricain, de jo u r en jo u r, parle de peuple ne se peut concevoir, en ràison du nom bre
plus en plus librem ent chez lui et dans le m onde trop élevé de citoyens. Seuls, de petits groupes
entier. Plus que jam ais, et plus q u ’ailleurs, de dirigeants choisis peuvent g ouverner effica­
hom m es et fem m es en A m érique sont dotés de cem ent. D epuis 1930, les convulsions politiques
m oyens d ’existence accrus, de santés florissantes; qui ont précipité l’Italie, l’Allemagne et l’Espagne
ils peuvent s’instruire et se réaliser pleinem ent. dans le chaos et l’anarchie, et qui ont si fo rtem en t
Ils sont encore très éloignés de la perfection affaibli la F rance, illustrent les dangers consi­
dans leur com m unauté. Ils ont beau co u p à cor­ d érables d ’une dém o cratie directe.
riger et beaucoup à apprendre. M ais ceux qui
ap p récien t l’A m érique savent q u ’elle puise toute UN S T IM U L A N T A PP R É C IA B L E
sa force dans son désir actuel, qui n’a jam ais
été plus vif, de culture et de réform e. C et écueil toujours présent à l’esprit, si toutes
les p arades sont ferm es et prêtes, la dém o cratie
LA D É M O C R A T IE D IR E C T E directe présen te un aspect stim ulant appréciable.
R E N D U E PO SSIBLE PA R LA T.V. Le teach-in en circuit ferm é, to u t com m e les
anciennes ren co n tres de Town Hall, p erm ettrait
Les raisons profondes de ce m ouvem ent sont de résoudre les problèm es d ’échanges entre
puissantes, mais claires. La surpopulation et citoyens d ’un pays surpeuplé. Q uelle soupape de
l’enchevêtrem ent com plexe de la société m oderne sécurité p o u r les hom m es refusant de devenir de
ten d en t à éc raser de plus en plus l’individu et simples m atricules enregistrés p ar des m achines
à le frustrer. Sauf s’il est m em bre du Congrès ou qui, en une fraction de seconde, sont capables
personnalité gouvernem entale, il ne p eu t espérer de prédire ce q u ’ils vont faire ou com m ent ils
influencer les décisions du pays. Le citoyen a, vont réagir devant tel ou tel problèm e !
de plus en plus, l’im pression d ’être traité en D ans notre m onde m oderne où le ro b o t est roi,
q uantité négligeable: il se sent désarm é. En de l’individu doit, plus én ergiquem ent que jam ais,
rares occasions, au m om ent des élections, soit défen d re et affirm er sa personnalité. Pour ses
tous les deux ans pour les législatives, et tous milliers de journaux, de stations de radio et de
les q uatre ans pour choisir un président, il peut télévision, l’A m érique possède u n iquem ent deux
essayer de se faire enten d re. M ais une crise agences de presse officielles et trois réseaux
com m e celle de Saint-D om ingue p eu t à tout nationaux de télévision. C onçus sur le m êm e type,
instant survenir, ou bien, com m e au sujet du ils rac o n ten t les m êm es événem ents, avec le
V iêt-nam , une décision doit être prise sans délai, m êm e scrupule d ’asepsie d ’une objectivité for­
hors période électorale; les citoyens n ’ont alors cém ent dépourvue d ’originalité. Les m oyens

28 Ce qui bouge en Amérique


d’expression et les perspectives individuelles
s’am enuisent chaque jo u r davantage. Sous sa
form e technique, l’em ploi de la télévision en
circuit ferm é constitue un nouveau m ode de
réunion privée des masses, mais, au prem ier chef,
c ’est une tentativ e de m aintien et de garantie
du droit le plus précieux de l’hom m e: celui de
faire enten d re sa voix et d ’engager le dialogue
avec ses concitoyens.
DAVID SCHOENBRUN.

Connu par ses ém issions de radio et


de télévision, ses conférences, ses
articles de journaux et ses livres,
David Schoenbrun est un des journa­
listes am éricains les plus ém inents et
les plus éclectiques.
M. Schoenbrun débute en qualité de
professeur de langues romanes à New
York; puis, journaliste indépendant, il
se spécialise dans les affaires étran­
gères. Au début de la guerre, nommé
rédacteur en chef de l'O .W .I. pour
l'Europe occidentale, il entre dans les
services de renseignements de l'Armée,
où, en 19 43-4 4, il est affecté à
l'é ta t-m a jo r du général Eisenhower.
Après la guerre, David Schoenbrun
demeure dix-sept ans journaliste à
Paris; d'abord, com me correspondant
perm anent de l'Agence « Overseas
N ew s» de 1945 à 1946, puis des
Inform ations C.B.S., jusqu'en 1961.
N omm é ensuite rédacteur en chef et
directeur de l'agence C.B.S. à
W ashington, il y réside jusqu'en
1963. Il démissionne alors pour se
consacrer entièrem ent à son œuvre.
Au cours de l'année universitaire
1965-66, David Schoenbrun, détaché
auprès de l'université de Columbia, se
penchera spécialem ent sur l'étude de
New York, capitale de la finance et
de la culture internationales.
En novembre 1965, Julliard publiera
les trois Vies de Charles de Gaulle.

Chronique de notre civilisation 29


Je crois qu'une certaine partie de notre
anti-américanisme musqué des préjuge
des ignorances et des complexes
Patrick Civry

LA RA ISO N D E N O T R E A N T I-A M É R IC A N IS M E
Travaillant en N é en F rance, élevé dans un milieu qui m’avait mis en tre les mains
la panoplie de l’outillage du p etit F rançais et m ’avait appris la
France et en Amérique, m anière de s’en servir, j ’éprouvais la plus grande satisfaction à jo u e r
au F rançais et je ne connaissais pas d ’autres m odes de vie.
un jeune économiste M a carrière de Français, définie par to u t un ensem ble de devoirs,
de contraintes et de choix, me sem blait to u te tracée, ju sq u ’au jo u r
(formé dans où, à 20 ans, je partis, p ar hasard, vivre aux États-Unis. J ’y d éb ar­
quai avec mon bagage de réflexes français p réconditionnés, une
les universités certaine fierté rétrospective de m a form ation, et quelque curiosité
p our ce nouveau pays. M a prem ière réaction fut hostile et agressive.
française et américaine) C ’était norm al: j ’avais 20 ans, l’âge auquel on ne p eu t se poser q u ’en
s’opposant. L ’adm iration b éate n’aurait d ’ailleurs pas mieux valu.
P eut-être m a réactio n relevait-elle de m écanism es de défense
essaye de comprendre profonds contre un m onde nouveau auquel je me sentais étranger.
P eut-être aussi illustrais-je le vieux principe de l’ethnocentrism e qui
un anti-américanisme veut q u ’une tribu ou un groupe se pose toujours d ’em blée com m e
supérieur à to u t autre assem blage d’individus.
machinal qui dépasse Je vécus dix ans aux États-U nis, j ’y fis des études et y travaillai, avec
des retours en F rance chaque année. J ’appris donc à co nnaître ce
les oppositions pays. D ans une certain e m esure, je m ’am éricanisai, c’est-à-dire
q u ’au co n tac t de ce pays j ’acquis une personnalité enrichie d ’aspects
strictement politiques. nouveaux. J ’étais passé du système «S cien ce Po» à un système
« Business School », c’est-à-dire de la généralité au co n cret. A une
approche de la réalité vaguem ent m étaphysique, assez m oralisante,

Vue de M iam i
(P h o to T om M c C a rth y ). ________________________________________________________________________

Chronique de notre civilisation


som m e toute intellectuelle et quelquefois un peu rique dev ra être d étruite! Et les F ran çais s’en
creuse, succédait une autre dém arche intellec­ ch argent, verb alem en t to u t au moins.
tuelle à base de statistiques, d ’études de cas,
d ’analyses pratiques. G rande était m a jo ie de N O T R E A N T I-A M É R IC A N IS M E :
découvrir dans le prem ier systèm e des m ots ou D E L’A M E R T U M E ET D E L ’A N G O ISSE
des concepts neufs, dans le second systèm e des
résultats pratiques. En bref, je passais des m ots Essayons de nous souvenir: nous avons connu
aux choses, des idées à la réalité. en F ran ce, il y a 20 ans, l’ém erveillem ent, le
P ar la suite, j ’arrivai à faire coexister la culture bouleversem ent et la séduction de ce d ép lo ie­
intellectuelle héritée de m a jeunesse française m ent de forces tranquilles et d ’organisation
e t l’intelligence de m on pays d ’adoption, plus calm e que rep résen tait l’arm ée am éricaine qui
orientée vers la réalité et vers la réussite. A vec le nous libérait. D epuis, que s’est-il passé? O nt-ils
temps, je com pris q u ’il ne pouvait y avoir de conflit changé à ce point, ou bien alors nous, sommes-
profond ni d ’obstacles insurm ontables entre les nous tellem en t transform és? Bref, quel est d onc
deux cultures, am éricaine et française. M ais je ce conflit?
n’étais pas assez naïf pour croire que deux civi­ Allons-nous découvrir, d errière cet anti-am éri­
lisations aussi différentes pouvaient s’inter­ canism e latent, le signe d ’une opposition fonda­
p é n é tre r sans conflit. m entale, d ’un abîm e infranchissable en tre deux
m odes de vie, deux systèm es de pensée, d ont
Je savais bien q u ’on ne pouvait pas généraliser l’un s’im poserait et auquel l’autre s’opposerait.
mon expérience personnelle (m êm e si elle avait Si ce conflit est fondé en réalité, peut-être signifie-
été partagee p ar beau co u p d ’autres dans mon t-il que des valeurs culturelles françaises d ’un
cas). Je disposais d ’un point de vue privilégié ordre éthique plus élevé p erm e tte n t de récu ser
sur l’A m érique: y ayant vécu longtem ps, elle l’« A m erican W ay of Life », avec sa m onotonie, sa
m ’avait b eaucoup apporté. C ela ne pouvait être standardisation, son m achinism e, en un m ot son
vrai pour tous les F rançais qui ne pouvaient caractère d’opulence déshum anisée. Il s’agirait
guère voir l’A m érique que de l’extérieur, ou sous donc, en ce cas, d’un e espèce de croisade contre
sa form e exportée, et étaient incapables d ’intégrer une tendance répréhensible, au nom d ’une m orale
à leu r vie le phénom ène am éricain com m e j ’avais et d ’un système de vie pro p res à l’ancien m onde,
eu la chance de le faire. et au nom d’un e certain e form e de la civilisation
Je savais bien q u ’il ne s’agit en ces dom aines que d o n t la France serait à la fois le d éten te u r
d ’équilibre instable, q u ’entre deux cultures le exclusif et le p o rte-p aro le qualifié.
conflit laten t p eu t toujours s’élever et q u ’enfin les E t q uand bien m êm e en serait-il ainsi, que le
caractères d ’opposition l’em p o rten t souvent sur B eaujolais doive l’em p o rter sur le Pepsi-Cola,
ceux de similitude. que le canard aux navets doive être reco n n u
A ujourd’hui, je suis frappé de l’anti-am éricanism e com m e infinim ent plus su ccu len t que la n o u rri­
virulent, la ten t ou exprim é, qui règne en F rance. ture congelée, pasteurisée, hom ogénéisée, recons­
L’A m érique, voilà l’ennem i! L’A m éricain? Un tituée, aseptisée, purifiée et som m e toute insipide,
être prim itif, hom m e du N éa n d erth al enrichi, voilà qui est fort ju ste, et que voilà donc une
sans goût, sans passé, sans esprit, sans culture, louable croisade! C ar, enfin, n’est-ce pas la
sans cuisine et sans vin, gadgetisé ju sq u ’à la mission des peuples civilisés que de tran sm ettre
m oelle, m atérialiste, conform iste et obsédé de leurs valeurs propres, infinim ent supérieures dans
confort. L ’A m érique? U n systèm e d o n t l’équi­ la hiérarch ie de valeurs des civilisations, à des
pem ent industriel et com m ercial est m onstrueux peuples barbares avec lesquels ils sont en trés en
et la culture atrophiée, un pays enfin, p o u r to u t contact.
dire, qui a sauté d irectem en t de la b arbarie à la S’il ne s’agissait qu e de cela, les attitu d es fran ­
d écad en ce sans passer p ar la civilisation. L’A m é­ çaises seraient plus sim ples et p o u rraien t se

32 Ce qui bouge en Amérique


réduire au com plexe de supériorité tein té de dans la m esure où ceux-ci rep résen taien t l’image
com m isération que les d éten te u rs de la culture d ’une évolution économ ique et sociale inéluc­
m illénaire hexagonale et du bon goût inné ont tab le: industrialisation, pro d u ctio n et consom ­
toujours eu envers les étrangers. m ation de masse, élévation du niveau de vie,
im portance croissante des services dans le
LES ÉTA TS-U N IS N O U S EN V O IEN T P roduit N ational, place dom inante de l’au to m o ­
L’IM A G E D E LA F R A N C E D E D E M A IN bile, économ ie orientée vers la consom m ation et
le crédit.
En fait, ce coefficient élevé d ’agressivité cache Si le visage de cette évolution a pris u ne form e
to u t au tre chose: de l’am ertum e et de l’angoisse. am éricaine, ce n’est pas tellem en t p arce q u ’elle a
Un tel d éb o rd em en t de violence et une telle été em p ru n tée ou im posée de l’extérieur, mais
véhém ence partagés p ar to u t un peuple contre p arce q u ’il s’agit d ’un phén o m èn e historique p ro ­
un peuple tout entier ne peuvent m anquer d’appa­ fond et durable p ro p re aux économ ies déve­
raître ta n t soit peu suspects. Les A m éricains sont- loppées. Il se trouve sim plem ent qu e les États-
ils donc tellem ent différents et m éritent-ils à ce Unis en sont à un stade plus avancé du dévelop­
p o in t notre réprobation? E t quel d ro it les F ra n ­ pem ent, p o u r un certain nom bre de raisons bien
çais ont-ils de s’ériger en juges courroucés? connues: richesses naturelles, avantages d ’un
Èn fait, de quoi s’agit-il? D ’une invasion am éri­ m arché de grande dim ension, dvnam ism e d ’un
caine? Les apparen ces sem blent l’indiquer: des pays n eu f non freiné dans son dév elo p p em en t par
b lue-jeans aux ordinateurs, des antibiotiques aux des structures ancestrales, bond en avant résultant
tracteu rs, beau co u p des produits qui nous de la guerre, etc.
en to u re n t sont, soit im portés d ’A m érique, soit P ar conséquent, les É tats-U nis d’a u jo u rd ’hui
fabriqués sur place p ar des firm es am éricaines, nous renvoient l’image de ce que, m utatis mutan-
soit im ités des A m éricains. L’im itation des objets dis, nous serons dem ain. Les bureaux d ’études
« m ade in U.S.A. » s’est éten d u e aux com por­ économ iques et de « prospective » en F ran ce u ti­
tem ents, et le F rançais moyen ressem ble beaucoup lisent largem ent ce p hénom ène p o u r leurs prévi­
plus à son confrère am éricain q u ’il y a 10 ans. sions et construisent leurs m odèles de telle ou
Som m es-nous en présence d ’un phénom ène de telle industrie française dans cinq et dix ans sur la
dom ination, d’une mise en condition com m e celle base des études p arues aux E tats-U nis sur la
du M exique par les Espagnols de la R enaissance, stru ctu re des industries, la diversification des
plus sournoise m ême que celle que nous avons productions et l’évolution des firm es à l’heure
subie sous l’occupation allem ande? Som m es-nous actuelle.
astreints à l’im position arbitraire et brutale d ’un
m ode de vie étran g er que nous récusons parce ON N E M E T PAS ASSEZ L’A C C E N T
q u ’il est contraire à nos aspirations? SU R LES D É M ISSIO N S F R A N Ç A ISE S
Je ne le crois pas. Il est bien évident q u ’un
certain nom bre de techniques, d ’objets (y O n p eu t m ain ten an t mieux co m p ren d re quelques
com pris les gadgets), d ’idées, de m éthodes et de raisons profondes de l’anti-am éricanism e co n ­
m odes de vie nouveaux ayant fait leur apparition tem porain. C ette civilisation de la seconde
en F rance depuis la guerre, nous sont venus des m oitié du XX' siècle suscite en nous, à ju ste titre,
États-U nis. Ce phénom ène ne s’explique ni p ar bien des appréhensions. C e tte société, ce système
la dom ination am éricaine ni p ar l’im itation fran­ qui se dév elo p p en t au to u r de nous, en nous,
çaise. Le systèm e am éricain, ou plus exactem ent malgré nous, p o rten t en eux un germ e d ’insatis­
la form e diluée et partielle que nous en connais­ faction et d ’angoisse. Et dans la m esure où l’A m é­
sons, n’au rait pu être exporté s’il n ’existait déjà rique nous donne une image un peu effrayante
un besoin et une dem ande pour ce systèm e. Il y a de ce qui nous atten d dans quelques années,
eu adoption de traits typiquem ent am éricains les F rançais p réfèren t critiq u er l’A m érique,

Chronique de notre civilisation 33


com m e si elle était la coupable, en oubliant que de sociétés am éricaines de to u te taille qui ont
c ’est leur propre évolution autonom e qui les acheté des firmes françaises. Les réactio n s fran ­
rapp roche du m odèle am éricain. P ourquoi la çaises en face de ce co u ran t ont, en général, mis
peur, consciente ou inconsciente, form ulée ou l’ac cen t b eau co u p plus sur l’agresseur am éricain,
non, de notre devenir doit-elle se cristalliser sur son pouvoir financier, la dim ension de ses firmes,
le «m odèle» am éricain, com m e la haine des sa volonté de croissance, que sur les faiblesses
G recs s’ab attait sur C assandre qui leur prévoyait du milieu agressé. O n a parlé des intentions
un som bre avenir? d ’ach at des firmes am éricaines sans se rendre
C ette inquiétude, justifiée quand on regarde la com pte que celles-ci ach etain t des firm es en
p réte n d u e « civilisation » qui nous ento u re, et F ran ce p lu tô t qu’en A llem agne, p ar exem ple,
q u ’on imagine celle qui nous attend, avec son p arce q u ’une grande p artie des affaires- françaises
cortège de déshum anisation, de crétinisation, étaien t à ven d re: affaires de familles souvent
d ’aliénation et de fixation télévisionesque, - cette mal gérées p ar des incapables (on p eu t h ériter
inquiétude p o u rrait être créatrice de révolte de la propriété, mais non des qualités profession­
co n tre l’é tat des choses, susciter une volonté nelles qui font un bon manager), affaires de
d ’am élioration et de changem ent. Pourquoi faut-il petite taille qui, en face de la m enace du M arché
que cette sourde inquiétude se transform e en hos­ C om m un et de la fin d ’une situation privilégiée
tilité contre les A m éricains? C ette hostilité, d’inflation et de protectionnism e, p référaien t se
malgré son apparence active, est, en fait, passive, vendre. Bref, on a trop mis l’ac cen t sur l’agres­
car elle se vit sur le m ode du « c’est la faute à... » sion am éricaine com m e si elle était m oralem ent
et non sur celui, plus constructif, de la réaction condam nable, et pas du to u t sur la dém ission
du dialogue, de la construction et de la synthèse. française com m e si celle-ci était réellem ent
Passe encore si les lim ites et les caren ces de la justifiée et excusable.
société am éricaine étaie n t com pensées par un
niveau de vie élevé. M ais ce n ’est pas encore le F A U T E D E SAV O IR N O US R É F O R M E R !
cas en F rance. En fait, to u t ce que nous rep ro ­
chons à l’A m érique, nous y tendons plus len te­ S’il faut se faire l’avocat du diable et défendre
m ent, plus m aladroitem ent, avec une réussite les A m éricains, ce ne sera pas à cause de leur
moins grande: nous accédons à la civilisation de coca-cola in co n testab lem en t infect, ni de leurs
la voiture pour tous, mais sans les autoroutes, de «digests», sorte d ’inculture dépersonnalisée,
l’électro-m énager, mais sans les logem ents suf­ inodore, incolore et de saveur ennuyeuse, de
fisants, de l’uniform ité des consom m ateurs, mais leurs drug-stores in carn an t la confusion détes­
sans l’uniform isation p a r le h au t des revenus des table, et hélas! souvent justifiée, entre une nourri­
différentes classes sociales. tu re fade et une pharm acie sucrée, ou de leur
O n appelle paranoia ce m élange de m égalom anie publicité abrutissante. Il s’agit là des aspects sous
et de com plexe de p ersécution chez un individu lesquels nous ap p araît souvent l’A m érique
qui veut se voir supérieur aux autres et voit — aspects qui nous arran g en t car ils justifient nos
com m e une insupportable agression tout contact critiques. M ais ce sont ces aspects les plus faciles
avec un m onde extérieu r qui p eu t rem ettre en que nous avons em pruntés les prem iers.
question l’affirm ation irréelle de sa p ropre supé­ Ainsi, en p arlan t de l’influence am éricaine, on
riorité. Les m aladies m entales frap p en t aussi les m et l’a c ce n t presque exclusivem ent sur la co n ­
nations, et tel sem ble être le cas de la F rance. On som m ation. En fait, on a renversé la proposition:
a beaucoup parlé, récem m ent, des investissem ents la consom m ation n’est q u ’une résu ltan te de la
am éricains. Q ue s’est-il passé? L’im plantation p roduction d ont elle découle, si l’on veut, bien
dans le B as-R hône-Languedoc d ’une énorm e usine sûr, mais en cas q u ’elle présuppose. Les États-
de conserves, le rachat par la G eneral E lectric Unis produisent b eau co u p p arce q u ’ils peuvent
des M achines Bull (ordinateurs) et enfin nom bre b eau co u p consom m er, et nous avons to rt de

34 Ce qui bouge en Amérique


prendre p eu r devant les dangers d ’une société l’enseignem ent, m édiocrité de la dim ension des
basée sur la consom m ation de masse sans nous entreprises, incertitude à l’égard de la co n cu r­
réjouir des possibilités offertes p ar le systèm e rence étran g ère, nécessité de réaju stem en t à une
am éricain de p roduction de m asse, de p ro d u c­ situation récen te de nation sans colonies). C ette
tivité et d ’organisation. situation, le peuple français refuse d ’en p rendre
En som m e, nous avons pris des U.S.A. ce qui était conscience, p ar orgueil d ’une p art, p ar av eu ­
une solution de facilité. Ainsi un peuple sous- glem ent d’autre part, mais aussi p ar un replie­
d éveloppé em prunte-t-il et im ite-t-il les outils m ent insatisfait sur soi-m êm e, du type ligne
d’un m onde plus développé sans app ren d re de lui M aginot d’avant-guerre, par une régression du
les tech niques ou les états d ’esprit qui ont été à type paran o iaq u e qui leur fait ch erch er, par
la base de la production de ces outils ou qui ont com plexe de p ersécution et de m égalom anie, de
fait la force profonde de cette nation. bonnes et m auvaises raisons de se justifier en
Il est d ’autres valeurs que nous pouvons em ­ d étestan t les A m éricains, au lieu de se réfo rm er
p ru n ter outre-A tlantique. L’A m éricain ne peut eux-m êm es.
guère se reposer sur l’héritage factice, reven­ C et anti-am éricanism e est la form e névrosée que
diqué sans vraie justification, d ’une longue tra­ p rend en face de la réalité un chauvinism e
dition culturelle. Il est donc bien obligé de se im puissant qui ne tro u v e pas dans les réalisations
cultiver au lieu de se croire né cultivé. C ’est ce nationales des raisons suffisantes p o u r s’affirm er
qui explique la floraison d ’universités, de qualité et qui p réfère la solution de facilité de l’agression
inégale d ’ailleurs, qui contraste avec l’encom ­ verbale co n tre un pays qui, sur certain s plans, à la
b rem en t et le surpeuplem ent de notre vétuste fois le dépasse, le conditionne et l’effraie.
Sorbonne. C om m ent expliquer au trem en t la
supériorité am éricaine dans les disciplines intel­ PATRICK CIVRY.
lectuelles réellem ent nouvelles qu an t à leur
développem ent, telles que la psychologie, la
sociologie, l’anthropologie et l’économ ie, disci­
plines dans lesquelles les contributions françaises
sont fort lim itées?
A vons-nous vraim ent le droit de brandir, face aux
A m éricains, notre culture do n t nous nous servons
à la fois com m e un instrum ent d ’agression et
com m e un m écanism e de défense? C ette culture
française, indéniablem ent exceptionnelle, justi-
fie-t-elle un tel déploiem ent d ’orgueil et de
contestation agressive? D onne-t-elle le droit à
chacun de nos D upont-D urand, bien à l’abri
dans leur m édiocrité intellectuelle, avec leur
petite curiosité éteinte et leur p réte n tio n non
justifiée, de s’affirmer tranquillem ent les héritiers
en ligne directe de M ontaigne, de D escartes et
de Pascal, auteurs q u ’ils seraient d ’ailleurs le
plus souvent fort em barrassés de co m m en ter ou
de citer?
La F ran ce souffre d ’un certain nom bre de maux
et est en proie à des conflits internes qui ne se
résoudront pas facilem ent d ’eux-m êm es (insuf­
fisance de la rech erch e scientifique, crise de

Chronique de notre civilisation 35


Comme en Russie, la science traverse en
Amérique une période exaltante. Voici
dans quel esprit se (hit la recherche
Boris Pregel

C O M M E N T ON C H E R C H E ET CE Q U ’ON C H E R C H E

L ’A m érique est le pays du m onde où il y a le plus d ’étudiants, de


Un membre de professeurs, de savants et de chercheurs. La rech erch e scientifique y
est en pleine expansion. C ’est une expansion qui attein d ra inévita­
l’Académie blem ent un som m et où elle s’a rrê te ra : la sim ple extrapolation de la
courbe m ontre que, si le m ouvem ent accéléré devait co n tin u er, les
États-U nis com pteraien t, dans deux siècles, douze savants pour un
des sciences citoyen ordinaire. Il est évident que l’équilibre entre le nom bre des
chercheurs et des n o n -ch erch eu rs s’étab lira avant. Il est difficile de
de New York savoir à quel niveau. A ctuellem ent, la rec h erch e, m êm e la rech erch e
fondam entale, se fait non seulem ent dans les universités, mais aussi
dans l’industrie.
fait le point C ependant le peuple am éricain n’est pas encore inform é de façon
positive du d évelopp em en t et de l’im portance de la rech erch e scien­
sur l’esprit de tifique. C ertes, la situation s’est am éliorée depuis 1957. U ne enquête
avait alors m ontré que 32 % des A m éricains n’avaient jam ais
en tendu parler de la radio-activité et 54 % des satellites. Sur les
découverte chez les 68 % qui avaient enten d u parler de la radio-activité, 7 % seulem ent
avaient sur ce phénom ène des connaissances réellem en t scienti­
spécialistes et fiques. L a situation s’est am éliorée depuis, mais il existe encore un
grand nom bre d’A m éricains qui ont de la science une conception
rom antique et qui croient, par exem ple, à la possibilité de garder
dans le grand public. des secrets scientifiques.
C ependant l’appétit de connaissance est au jo u rd ’hui im m ense aux
États-U nis, alors que nous im aginons ce pays baigné dans un

Dans le climat de détente naturel


de l ’université américaine,
Richard Feynmann, le grand physicien,
s ’entretient avec un étudiant. Chronique de notre civilisation
(P h o to R éalités).
m atérialism e repu. V ingt-cinq millions d ’A m é­ toires des universités et des industries. Plusieurs
ricains adultes —un sur cinq — particip en t ac tu e l­ savants ém inents o nt fait une en q u ête à ce sujet:
lem ent à des activités co rresp o n d an t à une le professeur D .J.D . Price, de Yale, le professeur
éd ucation post-scolaire. Sur ce nom bre, trois G lenn T. Seaborg, présid en t de la Com m ission
millions environ suivent des cours du soir de am éricaine de l’Énergie atom ique, et M r. L eland
sciences et de m athém atiques. Ces trois millions J. H aw orth, l’un des cinq hauts-com m issaires à
d ’individus que la culture scientifique intéresse l’Énergie atom ique. Ces savants, com m e beaucoup
constituent une pyram ide do n t le som m et cor­ de leurs collègues, estim ent que la science
respond aux universités et aux lab oratoires de am éricaine va jo u e r un rôle croissant non seu­
recherches. Le nom bre et la qualité des revues lem ent dans l’industrie et dans l’organisation
scientifiques a joué un rôle im portant dans le générale du pays, mais dans sa politique in té­
d éveloppem ent du goût du peuple am éricain rieure et extérieure. Les savants com m e les
pour les questions scientifiques. La grande revue ingénieurs p ren d ro n t au to m atiq u em en t une p art
classique est Scientific Am erican: elle tire à croissante au gouvernem ent, et com m e experts et
200 000 exem plaires et sa renom m ée est m on­ com m e directeu rs capables de p ren d re des
diale. Il s’agit d ’une publication de h au t niveau, décisions.
accessible seulem ent à des individus possédant
une solide culture scientifique. Science and Tech­ ON P R E N D C O N SC IE N C E Q U E
nology, qui tire à 150 000 exem plaires et qui est LA SCIEN C E C H A N G E LE M O N D E
sensiblem ent du m êm e niveau intellectuel, n’est
pas vendue, mais diffusée gratu item en t aux p er­ Les savants sont les prem iers à se ren d re com pte
sonnes qualifiées qui en font la dem ande. Le que la science est en train de ch an g er le m onde.
budget de cette revue est uniquem ent basé sur les C ette prise de conscience crée chez eux un état
recettes de la publicité, ses directeu rs ayant d ’esprit to u t à fait nouveau. Le professeur
reconnu que le prix de vente du num éro était G lenn T. Seaborg parle de l’ap p ro ch e d ’une
supérieur à l’ensem ble des frais généraux troisièm e révolution.
q u ’entraîne un service de vente. Vingt mille Selon lui, une p rem ière révolution s’est produite
A m éricains atten d en t, après avoir dem andé de lorsque, au m om ent de la créatio n des É tats-U nis,
recevoir Science and Technology, que satisfaction les principes de la d ém o cratie politique o n t été
puisse leur être donnée '. Science Digest (100 000 énoncés. La deuxièm e révolution a eu lieu lors de
exem plaires) est destiné à un public m oins cul­ la naissance de l’industrie m oderne, révolution
tivé. C ette revue, de form at de poche, fait de la industrielle qui a fourni les ressources m atérielles
vulgarisation scientifique accessible aux individus p erm e tta n t de faire réellem ent de la rech erch e
les moins inform és. Il existe aussi un grand scientifique. D ’ici vingt ans, les nouvelles d éco u ­
nom bre d ’autres revues co n cu rren tes — parm i vertes en chim ie, en physique, en biologie vont
lesquelles nous citerons encore Science News m odifier co m p lètem en t n o tre m onde. Le tra n ­
Letter — qui d onnent de brèves inform ations sistor n’est q u ’un des exem ples des inventions
reprises ensuite par la presse quotidienne, et absolum ent im prévues et qui boulev ersen t com ­
Analog qui, bien que spécialisé dans la science- p lètem en t la façon de vivre des gens. Le laser en
fiction, publie des études de vulgarisation est un autre exem ple. Le professeur Seaborg
d’excellente qualité. adm et parfaitem en t que l’utilisation de rayons
Il est évidem m ent difficile à un observateur laser ex trêm em en t intenses nous p erm e ttra un
unique de donner une vue d ’ensem ble de cette jo u r de com m uniquer avec d ’autres civilisations.
activité au som m et, c’est-à-dire dans les labora- Sur un plan plus m odeste, il pense qu’ap paraîtront
1. Il fa u t alors, en e ffet, a u g m e n te r le tira g e et c e tte a u g m e n ta tio n bientôt, dans les coins les plus reculés du globe,
b o u lev e rse to u te l’é c o n o m ie de la p u b lic a tio n . O n sait q u e Planète
in te rn a tio n a le a passé u n a c c o rd avec Science a nd Technology e t a
des récep teu rs de télévision p o rtatifs m arch an t
p u blié p lusieurs de ses e n q u ê te s ou étu d es. au p étro le: leur énergie leu r sera fournie p ar des

Ce qui bouge en Amérique


sem i-conducteurs tran sfo rm an t en électricité la aisance et un e grande audace in tellectu elle du
ch aleu r de com bustion des dérivés du pétrole. fait connu et m esuré à l’hypothèse la plus folle.
Ces récepteurs de télévision rec ev ro n t des images La rigueur de la rech erch e n’en est pas affectée,
relayées p ar des satellites artificiels alim entés en mais cette gym nastique de l’esprit fait au contraire
énergie par des p etits g én érateu rs atom iques. passer sur la science, dans les universités et les
Parm i les autres inventions pratiques, le p ro ­ industries, un souffle rom antique exaltant. Peut-
fesseur Saeborg envisage des petits réfrigérateurs être cette atm osphère est-elle responsable de
actionnés p ar l’énergie solaire et p roduisant de l’engouem ent de la jeunesse p o u r la connaissance.
dix à vingt-cinq kilos de glace p ar jour. Un tel V ingt-cinq p o u r cen t des A m éricains ay an t vingt-
appareil p erm e ttrait de conserver les alim ents et deux ans en 1970, soit 875 000 jeu n es gens et
au g m en terait considérablem ent les ressources jeu n es filles, recev ro n t leur b accalau réat. En
des pays insuffisam m ent développés. P ar-delà 1940, 190 000 jeunes A m éricains seulem ent ont
ces inventions physico-chim iques, le professeur obtenu ce diplôm e. C ette progression corresp o n d
Seaborg entrevoit des inventions biologiques. Le à une im périeuse nécessité, mais le clim at a été
d éch iffrem ent du code génétique perm ettra, créé qui p erm et de la réaliser sans à-coups.
selon lui, de p roduire dans un p ro ch e avenir des Q ue dire de l’éd u catio n supérieure? En 1970,
plantes ayant subi des m utations et pouvant l’A m érique dev ra produire 7 500 d o cteu rs ès
fab riq u er à p artir de l’énergie solaire le lait ou la sciences si elle veut satisfaire à ses besoins.
viande. Le jo u r viendra égalem ent où nous C ette pro d u ctio n exigera un énorm e effort, aussi
p ourrons agir sur notre propre corps génétique bien des universités que du g o uvernem ent fédéral
et c ré er à volonté des génies. « Il est tem ps, écrit lequel est m ain ten an t l’em ployeur principal des
le professeur Seaborg, de com m encer à réfléchir do cteu rs ès sciences; c’est à lui de faire l’effort
aux très graves responsabilités que nous allons financier p o u r les obtenir.
b ien tô t devoir supporter, avant que ce pouvoir
de m odifier l’hom m e et de cré er l’hom m e après L’A C C É L É R A T IO N DES D É C O U V E R TE S
l’hom m e ne soit un jo u r entre nos m ains, un jo u r ET L’U N IV E R SIT É P E R M A N E N T E
qui est proche. »
Plus grave encore ap p a raît le pouvoir d ’agir sur O n com m ence seulem ent à com p ren d re l’accélé­
la pensée grâce aux drogues psychochim iques. Il ration extraordinaire de l’histoire technique.
s’agit d ’un pouvoir illimité, pouvant être dirigé L ’art de fabriquer le bronze est né en 3500 avant
à volonté vers le bien ou vers le m al. O n p eu t J.-C ., en Asie, et ne gagna l’E u ro p e q u ’en 1800.
envisager l’usage m assif de ces drogues, soit En revanche, les Russes ont mis q u atre ans à
pour réduire les tensions nerveuses qui conduisent reproduire la bom be atom ique! Aussi les univer­
au crim e et à la guerre, soit, au contraire, pour sités sont-elles déjà obligées d ’in staurer des cours
soum ettre des nations entières à un régim e to ta li­ sur le guidage p ar inertie, la physique des plasm a,
taire. M odifier la pensée: cette tâ ch e p araît éga­ la propulsion par fusée, les m achines à calcu ler
lem ent nécessaire lorsqu’on réfléchit à l’approche électroniques, la fabrication des réacteu rs nuclé­
de la sem aine de 24 heures de travail. Il faut aires et autres sujets qui n ’existaient pas lorsque
éd u q u er les hom m es et les fem m es du p résent les chefs actuels du g o uvernem ent et de l’indus­
pour qu’ils puissent, dans le futur, utiliser à plein trie allaient à l’école. On pense actu ellem en t
leurs loisirs. q u ’une carrière d ’hom m e d ’affaires ne p o u rra
Ces visions de l’avenir non seulem ent acceptées, guère se prolonger plus de vingt ans, alors q u ’elle
mais formulées par un hom m e de science d u rait q u aran te dans le passé. D u ra n t ces vingt
ém inent, traduisent l’é tat d ’esprit de la rech erch e ans, l’industriel dev ra revenir à l’université une
aux États-U nis. U ne liberté de pensée et fois tous les q u atre ans. T el est le program m e
d ’expression to tale la caractérise. Les m aîtres, et envisagé, en p articu lier p ar le célèb re psycho­
à leu r suite les étudiants, passent avec une grande logue H arold J. Leavitt.

Chronique de notre civilisation 39


Le problèm e de l’éducation des professeurs se l’é ta t solide de la m atière fait l’objet d ’études
pose de la m êm e façon. N ous avons actuellem ent ex trêm em ent nom breuses, qui ont déjà co n d u it à
des enseignants qui n’ont pas connu la radio dans l’invention du tran sisto r et du laser. Elles sont en
leur jeunesse et qui ont à instruire des enfants qui train de révolutionner un dom aine assez ancien
n’o nt jam ais connu le m onde sans télévision. de la technologie: celui des m atières plastiques.
C ertains d’entre eux ont du mal à d écrire un L’industrie parvient à fabriquer actu ellem en t des
bouton à des enfants qui ne connaissent que les m atières plastiques plus résistantes que l’acier.
ferm etures éclairs. Il faut nous h ab itu er à O n arrive à produire, aussi fantastique que cela
enseigner non plus ce que nous savons, mais ce paraisse, des plastiques co n d u cteu rs de l’électri­
que nous n’avons pas appris! cité. Ces résultats ont été obtenus p ar le d o cteu r
John H. Lupinski à la « G en e ra l E lectric
L’IN D U S T R IE EST À LA T Ê TE C om pany». Ces substances paradoxales au ro n t
D E LA R E C H E R C H E F O N D A M E N T A L E certain em en t des applications industrielles consi­
dérables. Il est rem arq u ab le de p en ser que, alors
Q uelles sont ces choses que nous ne savons pas et que to u tes les th éo ries m o n traien t q u ’une sub­
qui p réo c cu p en t actu ellem en t les ch erch eu rs stance organique d evait n écessairem ent être un
am éricains au niveau de la rec h erch e pure? Il y isolant, on arrive à o b ten ir des substances orga­
a to u t d ’abord l’hypothèse — que j ’ai été un des niques qui sont des conducteurs. On a m êm e émis
prem iers à ém ettre, avec le d o cteu r G rebe, un récem m en t l’idée q u ’on p o u rrait m ettre au point
de mes collègues à l’A cadém ie des sciences de des substances organiques qui seraien t des super­
N ew Y ork —de l’existence d ’une structure intim e conducteurs, c’est-à-dire des co n d u cteu rs p ra ti­
sous-jacente à toutes les particules dites élém en­ q u em en t dépourvus de résistance électrique. Si
taires. Celles-ci seraient alors constituées de ce résultat est o btenu à des tem p ératu res ordi­
sous-particules plus petites q u ’elles, et plus naires — alors que les m étaux ne sont super­
p etites m êm e que l’électron. C ette hypothèse est co n d u cteu rs q u ’aux très basses tem p ératu res —,
m ain tenant à la m ode et les diverses structures ce serait une révolution technologique ex tra­
sous-jacentes aux particules ont été baptisées des ordinaire. N ous avons là un très bon exem ple
sym étries. O n rech erch e l’unité ultim e, la sous- d ’une rech erch e fondam entale faite dans un labo­
particule à p artir de laquelle seraient form ées ratoire industriel.
to u tes les particules. O n a proposé p o u r cette
unité le nom de « quark »; sa charge serait le tiers LA C O N Q U E T E SPA T IA L E
de celle de l’électro n et sa masse très faible. Il FA SC IN E LE PU B L IC
existerait trois quarks, un positif, un négatif et un
neutre. D ’autres recherches auxquelles je m’intéresse
L’espoir de m ettre en évidence ces particules to u t p articu lièrem en t co n c ern en t la fluorescence
ultim es entraîne en ce m om ent la construction et la p hosphorescence. O n s’o riente de plus en
d ’accélérateu rs de plus en plus grands. L ’A m é­ plus vers des sources de lum ière to u t à fait n o u ­
rique va avoir, dans les cinq ans à venir, les a c c é ­ velles, utilisant soit l’excitation par un cham p
lérateurs de particules les plus puissants qui électro-m agnétique (électro-lum inescence), soit
existent, mais elle sera suivie de près par les l’excitation p ar les nouveaux élém ents synthé­
Russes et p ar le C entre européen de R echerche tiques que l’industrie atom ique a mis à notre
nucléaire (le C .E .R .N .) à G enève. disposition (tritium , prom éthéum ), soit enfin la
En m êm e tem ps q u ’il essaie d ’arriver ainsi à une cap tu re de l’énergie solaire et sa libération
connaissance des unités les plus intim es de la p en d an t d ’assez longues durées. D ans tous les cas,
m atière, le savant cherche à l’étu d ier en bloc la co nception classique de l’éclairage électriq u e
sous les divers aspects sous lesquels elle est p ré­ fluorescent ou phosphorescent devra être modifiée.
sente dans notre vie quotidienne. C ’est ainsi que On s’intéresse aussi beaucoup, aux États-Unis, aux

40 Ce qui bouge en Amérique


m étaux nouvellem ent mis à la disposition de l’in­ En particu lier l’étude des océans, à laquelle je
dustrie. T el est le cas du lithium , connu depuis m’intéresse p articu lièrem en t depuis que je suis
longtem ps, mais qui com m ence, seulem ent m ain­ m em bre du Conseil de l’« A m erican G eographical
ten an t, à être utilisé dans tous les dom aines où Society », est un dom aine passionnant et inexploré.
il a des applications; ces dom aines sont tel­ Il va sans dire que l’atm osphère générale de la
lem ent nom breux que l’on a pu dire que si la rech erch e d’enthousiasm e et d ’optim ism e. C ertes,
p rem ière m oitié du xxc siècle avait été l’âge de nous ne nous faisons pas d ’illusions sur certains
l’alum inium , la seconde serait l’âge du lithium. dangers et en p articu lier sur celui de voir la
Un des usages les plus im portants du lithium science écrasée sous le poids de sa p ropre p ro ­
co n cerne le béton. O n a d écouvert récem m ent duction. C haque jo u r, il sort une q u an tité de
q u ’il est possible à la fois de réduire le tem ps des publications scientifiques égale à cinq fois les
prises et d ’am éliorer les qualités de résistance à 24 volum es de VEncyclopédie britannique: il
la corrosion p ar addition de com posés de lithium. faudrait 160 ans p o u r lire la p ro d u ctio n d ’une
C ’est très prob ab lem en t le lithium qui d o n n era la année. M ais, là aussi, des solutions peu v en t et
clé de l’énergie therm onucléaire et qui, en consé­ d oivent être trouvées. En atten d a n t, la science
qu en ce, résoudra définitivem ent tous nos pro­ am éricaine traverse une p ério d e exaltante.
blèm es d ’énergie. BORIS PREGEL.

LA R E C H E R C H E SE FA IT
D A NS L’E N T H O U SIA SM E

Personne ne p eu t dire actu ellem en t à quel


m om ent l’énergie therm onucléaire rem p lacera
l’énergie nucléaire. M ais, en atten d a n t, l’énergie
produite à p artir de l’uranium devient de plus
en plus com pétitive p ar rap p o rt aux énergies
courantes. A ux États-U nis, une des grandes
applications de l’énergie nucléaire, telle q u ’elle
est envisagée pour les cinq prochaines années, est
la p ro duction de l’eau p otable à p a rtir de l’eau de
mer. Un program m e dans ce dom aine a été adopté
récem m ent p ar le président Johnson. Il prévoit la
mise au point d ’un grand ré a c te u r: 3 500 m éga­
w atts de capacité therm ique en 1975. Un tel
appareil pourrait produire de grandes quantités
d ’eau p otable à un prix très acceptable.
Pourquoi ne pas avoir m entionné en prem ier le
program m e spatial? B eaucoup de scientifiques
pensent - et je ne suis pas loin de p artag er leur
opinion que ju sq u ’à présent l'exploration de
l'cspace n 'a pas fourni énorm ém ent d ’inform a­
tions scientifiques intéressantes et qu'il s’agit
plutôt d’une com pétition spectaculaire.
D ’autres dom aines m oins frappants pour l’im a­
gination: l’exploration et la mise en valeur des
océans, le p erc em e n t d ’un trou dans la croûte
terrestre peuvent p eu t-être a p p o rte r davantage.

Chronique de notre civilisation 41


P h o to J a c q u e s P ray er.
Dans la peinlure. les spectacles, la
recherche d’un langage: c'est aujourd'hui
l'Amérique qui aimante lavant-garde

Pierre R e sta n y

N A ISSA N C E D ’U N E C U L T U R E

Un historien de L’un des faits culturels dom inants des vingt dern ières années a été
l’avènem ent d ’une p ein tu re am éricaine p arfaitem en t autonom e et
de portée internationale. Le p h énom ène a la valeur d ’une consé­
l’art c o n te m p o ra i n , cration: il trad u it l’in carnation dans une iconographie originale de
toute une hiérarchie de valeurs intellectuelles et affectives, une
prise de conscience co h éren te et généralisée, la cristallisation d ’une
qui ne cesse
vision hom ogène des choses.

de parcourir A vant 1939, la contribution p u rem en t am éricaine à la culture inter­


nationale —m agistrale dans certains secteurs (arch itec tu re , m usique,
littératu re), p ratiq u em en t inexistante dans d’au tres — apparaissait
le monde, très fragm entaire, com m e le fait de groupes sociaux très ca ra c ­
térisés ou d ’individus isolés : les gratte-ciel, le jazz, le rom an noir.
situe l’Amérique L 'A m érique, certes, avait am orcé sa mue, mais elle ne s’était encore
éveillée q u ’im parfaitem ent à la double conscience de soi et du
m onde. Ce q u ’il m anquait à ses artistes et à ses créateurs, c’était
dans l’effort
un plus vaste consensus populi, une résonance profonde, une
audience et un public à la vraie m esure de ce pays, de ce co n tinent
de renouvellement qui est une nation, mais qui ne s’en ren d ait pas encore réellem ent
com pte.
C om m ent et quand cette A m érique du N ord allait-elle p ren d re la
des arts. pleine conscience de sa réalité? L’hégém onie hollyw oodienne et le
développem ent du ciném a p arlan t ont jo u é un rôle capital dans cette
phase préparatoire. Il y avait là les fondem ents d ’un langage à

L e happening,
spectacle d ’avant-garde
made in U.S.A.
envahit l'Europe.
Chronique de notre civilisation 43
vocation universelle. A travers le fétichism e de la p roduction. D os Passos s’est expliqué là-dessus:
star et dans certains films, les États-U nis ont le rom ancier, c ’est le camera-eye, l’œil de la
com m encé à se reconnaître, à se voir autrement. cam éra, qui rend com pte o b jectivem ent de to u t
L ’ap port culturel am éricain d ’avant-guerre doit ce qui ren tre dans son cham p.
être jugé à la lum ière de la psychologie collec­
tive de l’époque: en m atière de culture, l’A m é­ L ’A M É R IQ U E A D É C O U V E R T
rique produit pour l’exportation. L’E urope L’A R T M O D E R N E DANS U N E C A S E R N E
d écouvre l’A m érique à chaque m anifestation du
te rrp iry a n k e e : l’école d ’arc h itec tu re de C hicago, Il faudra atten d re près de tren te ans p o u r que
le jazz de La N ouvelle-O rléans, la littératu re de l’œ il du p eintre rejoigne l’œil du rom ancier, pour
la lost génération (la génération perdue), le que coïncident enfin leurs deux visions. E n tre­
w estern, la musical show, le burlesque. L’A m é­ tem ps, la peinture am éricaine devait forger de
rique, éternelle d éb u tan te à la rech erch e d ’un to u tes pièces son d ro it à l’existence. C e tte
m aintien plus assuré, s’enorgueillit de chaque co n q u ête de l’ultim e secteu r de l’au tonom ie cul­
consécration. En m atière de goût, le citoyen am é­ turelle fut la plus dure. En m atière d ’art, les
ricain réserve son jug em en t: lorsqu’il se regarde préjugés sont ten aces: le dogm atism e esthétique
dans la glace, il y cherche l’om bre p o rtée de son est le plus sûr allié du confort intellectuel.
ange gardien, le cousin d ’E urope. C et attentism e A vant 1913, l’A m érique n’avait pas dépassé en ce
psychologique rejoint l’isolationnism e politique. dom aine le stade colonial. Les m eilleurs de ses
Il explique la po rtée lim itée, l'am biguïté som m e artistes, fo rtem en t européanisés, s’inséraient dans
toute assez superficielle du rôle culturel jo u é par l’anonym at collectif des écoles française et
les États-U nis d u ran t les années 20 et 30. anglaise. En fait, le public am éricain, grand
P o urtant, dans ce secteur-clé, la P rem ière G uerre consom m ateur d ’art eu ro p éen , ne p o rtait q u ’un
m ondiale avait provoqué un phénom ène d ’enver­ in térêt m ineur à la p ro d u ctio n locale. Q uelques
gure: l’apparition d ’une littératu re am éricaine. am ateu rs enthousiastes, d o n t le p h o tographe
Bien q u ’elle soit le fait d ’écrivains longuem ent Stieglitz, conscients de la p o ten tialité am éricaine,
«expatriés» en E urope et su rtout à Paris cherch èren t à rom pre ce provincialism e et à intro­
(G ertru d e Stein, S teinbeck, H em ingw ay), d ’une duire à New York le ferm ent d ’un e vie artistique
«g én ération p erdue», cette nouvelle littérature internationale. P our cela, il fallait frap p er un
m arque une étap e décisive grand coup: ainsi n aq u it l’idée d ’une exposition
La preuve est donnée au m onde que l’anglais m onstre faisant le p o in t de to u tes les ten d an ces
parlé à N ew Y ork existe en ta n t que langue litté­ de l’art européen. En 1913 s’ouvrit, à N ew York,
raire distincte de l’anglais parlé à Londres. la fam euse Arm ony Show qui réunissait, à côté
R eto u rn ée au sérail, la « génération p erdue» se d ’Ingres, des im pressionnistes et des post­
retrouve au co n tact de l’urgente réalité am éri­ im pressionnistes, les noms de M atisse, Picasso,
caine: la grande crise économ ique des années 30, Braque. D evant l’énorm ité de la m anifestation,
la fam euse dépression, co n trib u era à la d éco u ­ on m anquait de local ap p ro p rié; il fallut faire
verte hum aine du pays p ar ses p ro p res habitants. appel aux m ilitaires. N ew Y ork s’est initié à l’art
Au contraire d’un S teinbeck qui incarne ces pro­ m oderne dans une caserne de cavalerie. Le
fondes retrouvailles, H em ingw ay, « p erd u entre succès dépassa toutes les prévisions.
les perdus », o p te ra p o u r l’éternelle errance. C ’est à N ew York que M arcel D ucham p inventa
L ’A m érique trouve ainsi le prem ier volet de son son prem ier ready-made: invité au Salon am éri­
style réaliste: conscient de la nécessité d ’une cain des artistes indépendants, il présen ta un
création de synthèse au niveau des exigences u rinoir baptisé sculpture, qui fut refusé. Il devait
m odernes, le rom an «noir» se veut objectif. Il p ar la suite systém atiser ce « baptêm e » artistique
fait appel aux techniques du journalism e et du de l’objet. Ju sq u ’à l’entrée en guerre des États-
ciném a, au style du fait divers, aux statistiques de Unis, D ucham p, Picabia et l’extraordinaire

44 Ce qui bouge en Amérique


A rth u r C ravan m ultiplièrent les gestes anti-ur*• aux riches textures, denses éclaboussures de
m anifestations alors subversives et qui sont dést: ' cou leu r ém aillée. Le destin fulgurant de Pollock
mais classiques. T oute cette activité cessa avec la est à l’image du m ouvem ent pictural q u ’il incarne.
fin de la guerre, le reto u r de P icabia en E urope, Né en 1912 dans le W yoming, il s’installe à New
la disparition de C ravan. D ucham p, dem euré en Y ork en 1929 au déb u t de la crise. A près m aints
A m érique, se voua exclusivem ent aux échecs à tâto n n em en ts, il aborde en 1946 sa période du
p artir de 1923. New Y ork, un instant réveillé, dripping (projection directe de la p ein tu re sur
en revint bien vite à son provincialism e rétro ­ toile) qui assurera sa gloire. En 1953, il revient
grade et oublia ses dadaïstes. M ais la graine à des p rocédés picturaux plus orthodoxes qui cor­
allait germ er. U ne disponibilité nouvelle avait été respondent à une baisse considérable de sa
introduite par les artistes européens, une o uver­ tension créatrice. Vidé et insatisfait, il se tu e ra
ture sur le surréalism e qui était en train de déve­ en au to trois ans plus tard, dans un accid en t à
lopper sa propre hiérarchie de valeurs de l’autre la Jam es D ean. Les analogies entre les deux
côté de l’A tlantique. destins ne sont pas fortuites. Le m êm e clim at
La S econde G u erre m ondiale fit éclore les psychologique a p roduit le p ein tre et l’acteu r, les
virtualités jusque-là inabouties, rassem bla les a stimulés, fabriqués et enfin voués à la m êm e
énergies éparses et p récip ita la prise de cons­ usure par excès de vie: le clim at est le m êm e
cience nationale. La deuxièm e vague de la crois­ qui condam ne le businessm an à l’infarctus.
sance culturelle des U.S.A. ne se retira pas avec- Le triom phe de cette peinture n’est pas seu­
la m arée d escendante, tel le reflux de la mer. lem ent l’achèvem ent de la construction culturelle
Elle laissa d errière elle plus que les fondem ents am éricaine, la dernière pierre de l’édifice; c’est
d ’une cu lture: une organisation nationaliste de la aussi, et p eu t-être m êm e avant to u t, le triom phe
vie intellectuelle. de N ew Y ork, l’affirm ation de son hégém onie sur
Le po in t le plus sensible fut la peinture, qui toute la vie intellectuelle de la nation.
dem eurait, on l’a vu, to ta le m en t assujettie à
l’E urope. Au début, tout se passa apparem m ent L’A M É R IQ U E N E D O U T E PLUS D ’ELLE
com m e en 1914: N ew York accueillit les ém igrés
intellectuels, artistes et écrivains: B reton, M ax A u to u rn an t décisif des années 58-60, quinze ans
Ernst, Dali, M asson, M atta, Léger. M ais lorsque après'la fin de la guerre, l’A m érique intellectuelle
ceux-ci, en 1945-46, re n trè re n t en F rance, New ne doute plus de sa vocation. Elle hésite sur le
York, au lieu de reto m b er dans sa léthargie, choix des moyens. Elle a épuisé en littératu re
affirma d’abord sa vitalité et bien tô t sa p réte n ­ com m e dans l’art tous les con cep ts de l’évasion
tion à l’hégém onie artistique contre Paris, accusé « abstraite », du refus du m onde. A u contraire,
de sénilité et voué à la m ort lente. Q ue s’était-il c’est sur son engagem ent au m onde que se fonde
passé? L’A m érique avait enfin d éco u v ert son désorm ais son urgence expressive. Elle s’in te r­
prem ier style national avec l’expressionnism e roge sur elle-m êm e et découvre le sens profond
abstrait, couram m ent appelé action-painting, de sa nature, sociologique, industrielle, urbaine.
«p ein tu re d ’action»; elle a réalisé la prem ière A ce sens ontologique de la nature m oderne,
synthèse originale de ses em prunts européens: se rattach e n t toutes les tentatives de rénovation
elle em prunte sa m orphologie à l’expression­ du langage qui co n stitu en t la troisièm e vague
nisme allem and et sa syntaxe aux théories am éricaine: les im provisations des beatniks, les
surréalistes de l’écriture autom atique. Il en est assem blages du pop-art, les happenings, la m odem
résulté une peinture abstraite haute en couleurs, dance, les rech erch es musicales.
lyrique et nerveuse, très proche du geste physique. L’A m érique au ra gran d em en t contribué à l’éla­
Les action-painters eu ren t leur héros, l’un des plus boration d ’un nouvel art m oderne, dans des
grands artistes du siècle, Jackson P ollock, qui perspectives planétaires. Les É tats-U nis, en
bâtit en sept ans (1946-1953) une œ uvre puissante tant que nation, sont nés et se sont développés au

Chronique de notre civilisation 45


rythm e du p hénom ène industriel. C e tte option exercé une influence capitale sur A llan K aprow ,
sociologique de la conscience créatrice, ce sens théoricien et in itiateu r des happenings, et qui
d’une nature publicitaire, industrielle et urbaine fut son élève p en d an t deux ans (1956-58).
sont les auth en tiq u es ém anations de la culture Le happening (l’événem ent, « ce qui se p roduit »)
am éricaine, l’expression de la seule continuité de est une form e d’expression com plexe, d ont l’idée
son histoire. En E urope, ou au Japon, ce pro­ a pris originalem ent corps chez K aprow , à p artir
blèm e du réalism e s’est posé brutalem en t, au d ’une série de collages et d ’assem blages réalisés
term e d ’une période de reconstruction qui avait entre 1953 et 1956. Il em ployait à l’époque du
p ro fondém ent rénové le « paysage » et bouleversé p ap ier peint, des photos et des m orceaux d ’étoffe,
les structures du milieu am biant. Le réflexe de mais aussi des miroirs, des lum ières électriques,
jeunesse du Vieux M onde correspond en A m é­ des m atières plastiques, des feuilles d ’alum inium ,
rique à une réflexion de m a tu rité . C ette diffé­ de la corde, de la paille. Peu à peu, les élém ents
rence est fondam entale pour qui veut com prendre extra-picturaux p riren t le dessus, au point d ’éli­
la fascination q u ’exerce l’A m érique du N ord sur m iner la toile; ils en v ah iren t les murs, ils rem ­
les élém ents les plus évolués et les plus actifs plirent to u te la salle d ’exposition d ’une galerie.
de notre avant-garde artistique et littéraire. A cette p ro jectio n arch itecto n iq u e du collage,
A près la perte des d ernières illusions non K aprow d o n n a le nom d 'environment. Ces
figuratives et la solution des fausses am biguïtés ensem bles d ’am biance m odifiables au gré du
surréalistes, il était tem ps que nous rem ettions les sp e cta teu r lui étaien t im posés d irec tem en t p ar le
pieds sur te rre. L’A m érique nous a aidés à déco r quotidien de la vie urbaine, ce d éc o r étan t
accom plir cette opération-survie: le m onde artis­ considéré à trav ers ses aspects les plus dyna­
tique a désorm ais les yeux braqués sur elle. m iques, ceux qui incitent le passant à l’action
Le personnage central, celui qui dom ine la situ­ im m édiate: station de m étro, galerie m archande,
ation et agit sur les autres protagonistes est le cuisine, co u r d ’im m euble. Si l’on ajoute à ce
com positeur John C age. On n’insistera jam ais collage arch itectu ral la dim ension de synthèse de
assez sur son rôle d éterm inant sur la jeu n e géné­ l’action hum aine, il se p roduit effectivem ent
ration artistique am éricaine. P ar sa propre quelque chose, c’est un happening. Le happening
personnalité d ’abord. D ès 1949, la «N ational ap p araît ainsi chez son in v en teu r com m e une
A cadem y of A rts and L etters» lui d éc ern ait un commedia dell’arte sociologique avec le « scénario »
prix « p o u r avoir élargi» le dom aine de l’art m inim um nécessaire à l’im provisation.
m usical (il avait alors 37 ans). A vec ses pianos A la suite de K aprow , to u te une série de peintres
p réparés (inventés et mis au point en 1938), son (qui sont les pop-artists d ’au jo u rd ’hui) c ré èren t à
systèm e de notation indéterm iniste, ses concepts p artir de 1960 (Judson G allery; R eu b en G allery)
de co n cen tratio n du tem ps m usical et d ’in terp é­ des happenings qui s’inscrivaient plus ou moins
n étration individuelle des sons, John Cage a d irectem en t dans le p rolongem ent de leurs p réo c­
libéré la m usique de son carcan dogm atique cupations picturales. Les plus doués dans le genre
abstrait, il a incarné le tem ps dans l’espace, imposé fu ren t Jim D ine et surtout C laes O ldenburg, très
à l’au d iteu r le sens d ’une réalité physique de la influencé par l’am biance des q u artiers populaires
durée. Ses p rép aratio n s com plexes aux titres new -yorkais du Lower East Side.
significatifs: « T h ea tre P iece», « M usic W alk»,
illustrent bien la rech erch e de cette dim ension La form ule é ta n t p articu lièrem en t souple, elle se
nouvelle dans le dom aine sonore: elles font appel p rêtait à to u tes les interp rétatio n s. A près les
à de nom breux m oyens sonores, depuis la voix peintres, ce furent les poètes, les m usiciens, les
hum aine ju sq u ’à des types baroques de percussion. danseurs qui c ré èren t des happenings. La p erso n ­
La m usique de John Cage est un art de com por­ nalité technique du c ré a te u r influe sur la forme
tem ent réaliste où l’éthique l’em porte sur l’esthé­ même du spectacle. Les m édiocres sont nom breux
tique, l’agir sur le faire. C ’est p ar là q u ’il a parm i les suiveurs, mais les farceurs sont inexis­

46 Ce qui bouge en Amérique


tants. T ous les p articipants se p ren n e n t au sérieux était plus q u ’un hom m age à D u ch am p : c’était le
et sont pris au sérieux. signe d’un regard neuf sur le monde, d ’une volonté
d’appropriation d irecte du réel. Les œ uvres h é té ­
U N E SY N TH ÈSE DES A R T S . roclites et com plexes de R au sch en b erg sont des
happenings fixes et p erm anents. L a légende
Ils ont pris dans une certain e m esure la relève des R auschenberg et de quelques autres, qualifiés de
beatniks, poètes oisifs et sentim entaux de la néo-dadas (Jasper Johns, Stankiew icz), allait
liberté, un m om ent co ncentrés à San F rancisco et être m éditée p ar to u te une foule d ’artistes à peine
b ien tô t épars sur toutes les routes du co n tin en t à plus jeu n es que leur m aître. Il en naquit un a rt
la déco uverte de leur A m érique. L eur leader, du folklore industriel et urbain, utilisant toutes
Jack K érouac, a su exprim er cette réaction indi­ les techniques de la com m unication de masse
viduelle, cette révolte contre l’uniform ité qui (grand journalism e, im pressions à grand tirage,
n’est finalem ent q u ’une p articipation autre au effets typographiques, rep o rts photographiques,
réel. T rès vite réduits à l’é ta t de figurants, genre etc.), ayant recours à tous les em p ru n ts objectifs:
existentialistes de S '-G erm ain-des-P rés, les beat­ une véritable mise en page de la civilisation
niks furent à peu près com plètem ent résorbés par actuelle sous l’angle de la vie quotidienne.
la société am éricaine. Ils resurgirent de leurs L’efficacité des produits industriels a séduit bon
caves ou de leurs égouts lorsque les happenings nom bre d ’artistes européens, les v o u an t à un
eu ren t besoin de performers. am éricanism e h âtif et à un style im itatif.
A u-delà de toutes les contam inations et de toutes Ce n’est là q u ’une m aladie de jeunesse. L’A m é­
les d égénérescences de l’idée initiale, le hap­ rique a mieux à offrir: un sujet de m éditation
pening doit être considéré com m e autre chose générale sur le réalism e contem porain.
q u ’un simple spectacle folklorique. Il apparaît, si Si le choc a été parfois brutal, l’E urope doit avant
on l’étudie attentivem ent, com m e une véritable to u t s’en p rendre à elle-m êm e. La p réten tio n
tentative de synthèse des arts. La form ule intellectuelle a poussé to u te une élite à ignorer,
convient aussi bien à un poète ou à un m usicien p ar paresse m entale au tan t que par à-priorism e
q u ’à un peintre. Elle correspond à une volonté arbitraire, l’inéluctable ch em in em en t des forces
délibérée de non-conform ism e dans l’expression, nouvelles. Le processus évolutif lui est apparu
à un besoin de faire éc la ter les frontières tradi­ soudain révolutionnaire : surpris p ar la « bom be »
tionnelles entre les genres et les styles. En dépit culturelle made in U .S.A., bon nom bre de nos
de son côté libérateur, le happening ne vient pas intellectuels ont été incapables de l’effort d ’ad ap ­
s’inscrire en faux ou en m arge par rapport à tatio n et de com préhension n écessaire: voués
l’évolution artistique co ntem poraine. Bien au définitivem ent à la sénilité m entale, ils ne rate n t
co n traire, il en est, p ar de m ultiples aspects, la aucune occasion d ’am eu te r les foules et de leur
résultante, le coefficient com m un de divers p ara­ prêch er, au nom des valeurs civilisatrices de
m ètres. Il trad u it l’esprit d ’ensem ble, le subcons­ l’O ccident, la croisade anti-yankee. Un des
cien t de l’im agination cré atric e contem poraine. plus significatifs exem ples nous en a été donné
Ses liens, en particu lier avec le pop-art, sont l’an dernier, avec le triste scandale de la B iennale
évidents. Le pop-art, qui est l’expression la plus de V enise: l’indignation de to u te l’intelligentsia
réaliste de la vie quotidienne aux U.S.A ., est de F ran ce et d ’Italie à l’ann o n ce du palm arès. Le
en passe de devenir le second style am éricain de grand prix de P ein tu re était d écern é à R o b ert
l’après-guerre. C om m ent en est-on arrivé là, R auschenberg, p eintre am éricain de tren te-n eu f
après l’im passe de Yaction-painting? R obert ans, c ré a te u r d ’un style réaliste et particulier.
R auschenberg a été l’instrum ent de la transition. C ette troisièm e vague, d écid ém en t, fait bloc. Elle
Il incorpora des objets à la D u cham p dans un a du style. T o u t se tie n t en effet dans l’analyse
contexte abstrait. La synthèse fut percu tan te. verticale d ’un e cu lture.
C ette réintro d u ctio n de l’objet dans la peinture PIERR E RESTANY.

Chronique de notre civilisation 47


Qu'est-ce qu'un « happening »?

C ’est au cours de l’hiver 1957-58 que le plus divers: écrivains, poètes, com positeurs,
peintre A llan K aprow a p résenté p o u r la chorégraphes, en quête dans leurs propres
prem ière fois des happenings aux États- dom aines d ’une m ajeure liberté d ’expression et
Unis. d ’une plus grande richesse de moyens. Le hap­
P our lui com m e pour les peintres qui le pening apparaît désorm ais com m e un mode
suivirent im m édiatem ent dans cette voie d ’expression de synthèse, une commedia
(O ldenburg, D ine), il s’agissait au départ dell’arte du m onde m oderne qui met en œ uvre,
d ’enrichir et de dépasser une certaine te c h ­ sans lim itation, les moyens les plus divers.
nique pictu rale: celle de l ’art d ’assem blage. Le registre actuel des happenings est ex trêm e­
Au lieu de cré er des assem blages d ’objets m ent étendu. Leurs scénarios qui sont des
plus ou moins intégrés à un contexte pictural, tram es d ’action peuvent laisser à chaque p ar­
il s ’agissait de rem plir l’espace entier d ’une ticipant des marges d ’in terp rétatio n plus ou
pièce avec les m atériaux les plus divers, éclai­ moins grandes. Leurs acteurs volontaires,
rage, son, odeurs, m eubles, etc. Ainsi l ’assem ­ peintres, m usiciens ou poètes, n ’ont jam ais eu
blage devenait un « entourage » et les spec­ de form ation th éâtrale trad itio n n elle: ils
tateurs, autom atiquem ent mêlés au spectacle, satisfont leur propre urgence expressive à
devenaient partie intégrante de la com position. travers leur p articipation active au happening.
En deuxièm e lieu, il s’agissait d ’introduire Un happening peut utiliser des m achines-outils,
dans cet «en to u rag e» la dim ension de se d érouler dans un supermarket, être lié (ou
l’action hum aine. C ette anim ation de la non) à un accom pagnem ent m usical, avoir
com position, voilà en quoi consistait au lieu sur une plage ou en plein air, dans une
départ « l’événem ent », le happening. cave, une g rotte, une ferm e, une cuisine, un
A l’origine donc, le happening était conçu garage: n ’im porte où et n’im porte quand, sauf
com m e un art de juxtaposition et de com po­ sur une scène conventionnelle. Les spectateurs
sition synthétique, un « collage » d ’actes m ul­ étan t to talem en t intégrés au d éco r et à
tiples dans un cadre architectural. M ais très l’action, la distinction habituelle en tre les
vite cette conception a été dépassée p ar le acteu rs et le public disparaît: les performers
ca ractère irrésistible et im prévu de la com bi­ sont sim plem ent plus actifs que les autres, ils
naison des événem ents: to u t se passait m ènent le jeu. C haque happening correspond
com m e si, au cours de l’action, des gestes et à une tran ch e de vie, à une situation qui nous
des m otivations im prévus se substituaient au révèle un message, le sens d ’une com m uni­
dessein original. cation intim e et d irecte, le langage d ’une soli­
C ’est ce qui explique l’évolution de plus en d arité collective. La form ule possède ainsi
plus m ythique et rituelle de l’art de K aprow , une valeur philosophique et psychologique
le p erfectionnem ent des scénarios chez d ’autolibération et de défoulem ent qui l’appa-
O ldenburg, mais aussi et surtout la propagation ren terait au psychodram e si elle ne gardait
m ondiale de la form ule et son adoption, aux un côté réaliste et plastique, un ac ce n t de
U.S.A. com m e en E urope, au Japon com m e spontanéité im m édiate qui bouleverse tous les
en A m érique Latine p ar des artistes et des rituels et les fait basculer dans le dom aine de
participants venus des horizons culturels les 1’art p u r et de la libre expression poétique.

Ce qui bouge en Amérique


L'Europe
découvre

happening
I

Le happening a, comme tout l'art


américain, été exporté en Europe.
Il fu t introduit en France par le
poète-peintre Jean-Jacques Lebel.
Il fait fureur dans les ambiances
surréalisantes, sensibles à l'inso­
lite du spectacle. Il est devenu un
instrum ent de révolte politique, de
critique sociale, de défoulement
sexuel (comme le montrent ces pho­
tographies réalisées par Jacques
Prayer lors du récent « éphémère »
organisé par Alexandro Jodo-
rovski). Tous les ans a lieu à Paris,
au centre des étudiants américains,
un Festival du happening organisé
par le « W orkshop de ia libre
expression ». Jean-Jacques Lebel
réunit et anime un cercle de
•Spécialistes», tels Arrabal (Lr
Groupe d'Art visuel international)
Ben (Théâtre total) ou le poète
Filliou.
Les spectacles qu’ils proposent
demeurent très organisés, à la
croisée de divers chem ins: celui
du canular et celui du psycho­
drame, celui du théâtre surtout,
entre Beckett, Brecht et Boris
Vian. Mais ne jetons pas la pierre
aux « happeningmen » européens.
La fidélité des jeunes artistes aux
valeurs profondes de leur culture
constitue l'amorce d'une future
synthèse non encore réalisée.
IT E R T A iN M E N T F O R M E i
E N f F OP. M E N

&'v

(MES m ISSUE

COMINUING IAN FLEMINfi'S fINAl JAMESBONOAOVENTURE,


■IHE«AN yftIH THE GOLOEN CUN" - PlUS JEANPAUL SARIRE, ROAID OAHl.
- WILLIAM SARÛYAN, KENW. MJRDV AND MARQUIS CHILDS

Ce n’est que par la révolution sexuelle de la


dernière décennie que nous avons commencé à
reconquérir la liberté, longtemps perdue, que
les pères fondateurs de notre démocratie avaient
établie. . . hugh m hefner
Directeur de Playboy.
A travers la fabuleuse réussite d'un
journal l'explosion de l'anti-puritanisme
annonce une révolution des mœurs
Jacque s M ousseau

C O M M E N T IL F A U T LIRE PLAYBO Y

Trois animaux symboliques occupent une place importante dans la


Un journaliste vie am éricaine: l’éléphant du parti républicain, l’âne du parti d ém o ­
crate et le lapin de la revue Playboy. Ce dernier, apparu il y a une
douzaine d ’années, n ’est pas au jo urd’hui le moins important. L’âne
français raconte et l’éléphant surgissent aux époques électorales. Le lapin, constam ­
ment présent sur les couvertures de la revue qui l’a lancé, même
s’il faut le che rcher dans les nœ uds d ’un ruban ou l’éclat d ’un bijou,
l’histoire et expose a envahi l’activité quotidienne de millions d ’Américains. Il a sauté
sur leur chemise de sport ou à l’intérieur de leur voiture. Il étire ses
longues oreilles au dos des cartes à jouer. Il s’est fait porte-clés,
décapsuleur de bouteilles ou coupe-cigare. C ’est de cette façon que
la philosophie ses fondateurs ont compris que Playboy était devenu plus q u ’une
revue. Quoi, exactement? Une façon de vivre? Une philosophie de
l’existence? Un mouvement? En tout cas, pensons-nous, un des
de la publication kaléidoscopes à travers lesquels il est possible de saisir certains
aspects de la révolution (des mœurs et des esprits) qui a lieu aux
États-Unis.
la moins m oralement Abordons imm édiatement la difficulté essentielle. Si vous ouvrez
Playboy à n ’importe quelle page, une poitrine opulente vous saute à
la figure. Il vous paraîtra, que vous le connaissiez déjà ou non, un
magazine où les plus ravissantes filles de la création, photographiées
conformiste de l’Ouest. ou dessinées par des artistes de talent, avec le minimum de lingerie
ou de fourrure, s’étalent dans des poses voluptueuses. Selon vos
goûts, vos principes, vos habitudes, vous to urnerez les pages ou

Chronique de notre civilisation 53


refermerez la revue. Vous estimerez, de toute l’audace de tirer sur le coin du voile pour
façon, q u ’il n ’est pas nécessaire d ’apprendre q u ’il com m ence à glisser et ne s’arrête plus. Pas
l’anglais pour s’y abonner. Et pour la juger. Nous davantage. Playboy a canalisé une sensibilité
sommes avant vous tombés dans le piège. diffuse, flatté des aspirations. Mais tous les
C ’est peut-être l’humoriste Art Buchwald qui a grands changem ents ne s’opèrent-ils pas à la
pressenti le premier sinon le dessein profond de faveur d ’une situation précédem m ent créée? Si
Playboy, du moins sa portée réelle auprès de ses Mr. Hefner n’était que le m archand d ’une im a­
compatriotes. Il a exprimé son intuition dans une gerie érotique à la fois aseptisée et rassurante,
boutade: « Un certain nombre de gens craignent son succès ne s’expliquerait pas par rapport à
que Mr. Hefner, le directeur, soit en train d ’autres magazines qui offrent autant de filles
d'essayer de conquérir les États-Unis sinon par la aguichantes, saines et confortables. Les filles
force, du moins par le sexe... A ujourd’hui, des nues ont, dans leur sillage, entraîné le reste. Et
filles, demain, le m onde: tel est le slogan secret ce reste n’est pas mince, à condition que l’on
de Playboy. » veuille bien lire et non plus seulement regarder.
La part de vérité que ses boutades contiennent Les spécialistes réunis par la revue se portent,
distingue un humoriste de talent d ’un banal sans préjugés, aux points chauds de la vie cultu­
amuseur. Cette flèche, com me beaucoup de relle, sociale et politique. Cette absence de pré­
celles d ’Art Buchwald. faisait mouche. jugés était neuve aux États-Unis où la tradition,
dès q u ’il s’agissait de toucher le grand public,
était le conformisme. Un homme se levait, qui
prenait l’ensemble des Américains pour un
peuple d ’adultes. Le peuple a dit merci. On lui
offrait des entretiens à bâtons rompus qui, par
leur durée, leur am pleur, leur minutie allaient
UN loin en profondeur, avec les responsables les
moins conformistes de la vie m oderne : les peintres
S O M M A IR E Picasso et Dali, l’écrivain maudit H enry Miller,
la bête noire des syndicats Jimmy Hoffa, le
T RÈS philosophe existentialiste Jean-Paul Sartre, le
prophète fanatique des musulmans noirs Malcolm
R IC H E X (avant son assassinat), le grand m athém aticien
Bertrand Russell, le leader du tiers monde au
temps où il était le prem ier ministre de l’Inde,
W H A T S O R T O P M A N R E A D S Pi le Pandit Nehru. L’écrivain A rthur C. C l a r k e 1,
* XW'-Brô>e****’!»«Ktwn^t '*»•*C*.M trt *A*YI*"!*-* «WjArttt. UV
mvx..■«/•V. *"v>. «>,:<«w,uyy.l M t h «/Owlr*K
\nnrs>pxu.,-v.vw, w w . Ki» président de la Société britannique d ’Astronau-
tique, a mené dans Playboy une longue enquête
aux frontières de la science. A plusieurs reprises,
La poitrine des plus belles filles du monde, le directeur de la revue a réuni dans ses bureaux
soudain dénudée, attaquait le puritanisme am é­ — souvent en les faisant venir des quatre coins
ricain com m e le coin du bûcheron. L ’arbre était de la planète — les quinze plus grands écrivains
vermoulu et a offert peu de résistance. Mr. Hugh d ’imagination de notre époque et a publié leurs
M. H efner n’a rien forcé. Il a cueilli un fruit débats sur l’amour, la politique ou le monde de
mûr à son endroit de moindre résistance. Les 1985. Vance P a c k a r d 2, le sociologue qui a dénoncé
États-Unis vivaient sur un certain nombre d ’idées 1. Les le c te u rs d e Planète c o n n a isse n t c e rta in e s de ses no u v elles, que
reçues. Mais, derrière la façade en train de se nous av ons p u b liées.
détériorer, les éléments d ’un nouveau décor 2. V ance P a c k a rd a p u b lié c h e z C alm a n n -L é v y l'A rt du Gaspillage. Il
est é g a le m en t l’a u te u r de la Persuasion clandestine et d es Obsédés du
s’étaient peu à peu mis en place. Il fallait avoir standing.

54 Ce qui bouge en Amérique


« l’art du gaspillage» pratiqué par les Américains, pench ent sur les pages de la revue Playboy pour
ou Paul Getty, le magnat du pétrole considéré en faire l’analyse l’ont bien compris. Ils sont les
com m e un des plus éminents économistes tenants de l’ordre ancien. Nous ne les jugeons
actuels, sont parmi ses collaborateurs réguliers. pas; nous regardons.
La revue a publié des enquêtes approfondies,
élaborées par des équipes dotées de moyens
colossaux, sur l’univers des drogues, Wall Street,
les hallucinogènes, l’hypnotisme, etc. Ray
Bradbury, Isaac Asimov, Lawrence Durrell,
Alberto Moravia, Ian Fleming, Fredrick Pohl lui
ont donné des récits en priorité et en exclusité. UNE
Ces signatures sont les garants d ’un haut niveau
de qualité. Le choix des sujets, qui est fait par REVUE
les responsables de Playboy, semble l’être en
fonction d ’un critère inflexible: secouer, voire DE
choquer le confort intellectuel de l’Amérique.
PO IN T E
Sans doute cette vision optimiste de l’homme
réellement contemporain venait-elle à point
donner bonne conscience à l’Amérique. Elle se
souvenait de la grande crise économ ique de 1930.
Pouvait-elle, en conséquence, se croire assurée
dans sa nouvelle prospérité? Elle sentait encore
peser sur elle la responsabilité d’Hiroshima. Elle
entendait la plainte des pays moins nantis. Et, Q uand H efner se voit reprocher son iconographie
surtout, elle était sensible aux protestations voluptueuse - guère plus, d ’ailleurs, que les
sourdes de la morale traditionnelle. Plus qu ’aucun conceptions qu ’il défend —, il répond: «Playboy
autre pays, elle a grandi les yeux rivés sur n’est pas le magazine de la famille!» II entend:
l’évangile du travail. Et en un temps record, un « C ’est une publication de combat. »
siècle et demi, elle a atteint l’opulence qui fait Entre 1930 et 1940, les productions de Hollywood
paraître désuet ce passé. Les Américains ont ne pouvaient se perm ettre de m ontrer un homme
connu les pionniers constam m ent à la peine. et une femme dans un même lit, même s’ils
Avaient-ils désormais le droit de jouir? Il fallait étaient mariés dans le scénario. En 1938, Life fut
q u ’une génération prenne sur soi de l’affirmer mise à l’index des com m unautés bien-pensantes à
et de renverser l’édifice du puritanisme. L’A m é ­ travers tout le continent pour avoir publié la
rique révise ses valeurs, poussée par ses hommes photo d ’un accouchem ent. Vingt ans après, elle
de quarante ans. H efner a l’âge des Kennedy. peut multiplier les reportages sur la naissance et,
L’action qu ’il mène sur un plan psychologique, récemment, présenter à ses millions de lecteurs
sociologique et culturel rejoint celle de John une série de docum ents extraordinaires réalisés
F. Kennedy en politique et en économie. II ne aux infra-rouges et m ontrant la croissance du
fait pas plus scandale en m ettant la sexualité à la fœtus dans le sein maternel.
«une» que le président K ennedy en choisissant Il y a quinze ans, le juge de New York censurait
ses conseillers parmi les jeunes intellectuels. Ces la naissance d ’un taureau dans un dessin animé de
provocations participent de la même action sub­ Walt Disney. A ujourd’hui, la T.V. montre la nais­
versive. Il s’agit d ’entraîner une révision, même sance d ’un bébé en direct, et pas une mère de
déchirante. Il ne s’agit pas seulement de se dis­ famille ne sourcille. Les œ uvres de Jam es Joyce,
traire. Les pasteurs et les professeurs qui se de D.H. Lawrence et Henry Miller étaient

Chronique de notre civilisation 55


encore bannies au lendemain de la dernière reuse était une affaire strictem ent privée. Du
guerre. Ulysse, l’Amant de lady Chatterley et les droit au bonheur faisait partie le droit au bonheur
deux Tropique figurent aujourd’hui dans les sexuel.
collections de poche. En quelques années, l’A m é­ Les ouvrages de Kinsey affectèrent la conduite
rique a fait une révolution sexuelle, et il nous des Américains au moins autant q u ’ils le décri­
faut accepter q u ’elle ne se fasse pas sans quelques virent. La décision de Hugh M. H efner de créer
exagérations et outrances. La revue Playboy ne sa revue deux ou trois ans après leur parution ne
l’a pas suscitée; elle l’a peut-être précipitée, car doit pas s’expliquer par le seul hasard. Il avait
une idée répandue à 2 000 000 d ’exemplaires vraisemblablement perçu leur signification p ro­
devient une idée-force, m ême sur un continent; fonde et, à travers eux, pressenti l’avenir. Les
elle en est en tout cas le symbole. Américains étaient prêts à accepter que le sexe
prenne (ou retrouve) dans leurs préoccupations
une place qui lui avait été longtemps contestée. Il
suffisait que quelqu’un l’ose. H efner leur a
patiem m ent ressassé que l’am our physique n ’est
ni sacré ni profane. Ni Dieu ni dém on! Il est,
simplement. Cette idée triomphait trente ans
après qu ’Henry Miller l’ait inscrite le premier
LE dans ses livres. La sexualité est une affaire
normale, un plaisir q u ’un homme de goût savoure
P U R IT A N IS M E en gourmet, com me la gastronomie et la philo­
sophie. On ne lui réclamait aucune priorité sur
EST M O R T les autres activités humaines. Seulement l’égalité.
Mais cette profession de foi naïve avait déjà
l’allure d ’une revanche.
Sans doute, la sexualité avait-elle déjà envahi
peu ou prou l’édition américaine, mais elle
dem eurait liée au péché (dans les ouvrages de
morale du couple) ou à la maladie (dans les
ouvrages de psychanalyse). Playboy bannit cet
arrière-plan de justification, relent du vieux puri­
En fait, le coup le plus dur a sans doute été tanisme. Il traite le sujet soit par la bonne
porté vers 1950 par le d octeur Alfred Kinsey. Son hum eur (les photos), soit par le bon h um our (les
rapport sur le Comportement sexuel de l’Homme, dessins). Puis il renvoie directem ent à leur
suivi du Comportement sexuel de la Femme, a psychanalyste ceux qu ’une telle attitude choque.
révélé que derrière la façade du puritanisme L’homme que ne réjouit pas l’image d ’une belle
l’Américain et l’Américaine avaient découvert, fille saine n’est pas normal. Il le com pare à ce
expérim enté et adopté tout ce que défendait le malade mental qui, après avoir subi le test des
code. Soudain, toute une société découvrait taches d ’encre de Rorchach, dem ande au psy­
qu ’elle ne ressemblait plus à son image. Ce n’était chiatre de lui prêter «ses dessins cochons» pour
donc pas pour quelques individus que le sexe le week-end.
n’apparaissait plus com me l’abîme de péché Les intellectuels traditionalistes — il en existe
dénoncé par le code moral; c’était pour la majo­ également aux États-Unis — ont été, com me nous
rité de la population. On découvrit du même le sommes, ahuris et choqués par le mélange des
coup une idée q u ’une longue tradition de liberté genres qui leur était imposé. S’ils dem eurent
et d’individualisme avait p réparé la société am é­ encore indécis sur le jugem ent définitif qu ’ils
ricaine à recevoir, à savoir que la morale am ou­ doivent porter, ils n’ont pu que noter l’im por­

56 Ce qui bouge en Amérique /


tance des sujets traités et des spécialistes qui avec sa raison pour laisser parler ses passions.
les traitent. Ils se dem andent encore quel est le Les études qui lui ont été consacrées par des
but final d ’une entreprise q u ’ils défendent prêtres, des psychologues et des sociologues
souvent malgré eux. S’ils la défendent, c’est parce occuperaient une vaste bibliothèque. Un pasteur,
qu’ils ont pris conscience du rôle q u ’elle joue le père John A. Crâne, dit: «Il (Playboy)
comme catalyseur intellectuel auprès de milliers n’apporte rien d ’im portant à ses lecteurs, ne les
d ’Américains qui étaient fermés à certaines conduit nulle part, ne fait rien pour élargir leur
préoccupations. La m éthode employée, q u ’ils horizon.» Le même mois, un critique important,
continuent à trouver choquante, est acceptée Hugh Russell Frazer, assure dans The Daily
com m e un mal nécessaire. Ainsi le pragmatisme Commercial News, la revue des affaires la plus
américain ne juge-t-il en l’occurrence les moyens importante de la côte du Pacifique: « C ’est une
qu ’en fonction du but atteint. des rares revues de très haut niveau intellectuel
Une entreprise n’est-elle pas d ’autant plus néces­ qui existent aux États-Unis.» C ’est un exemple
saire, une idée d ’autant plus forte qu ’elle a d ’un des coups nuls que nous pourrions multiplier.
besoin de moins d ’argent pour s’imposer? Cette
règle est vraie, même aux États-Unis, pays du
dollar lourd et de l’investissement massif. Hugh
M. H efner a créé Playboy il y a une douzaine
d ’années - nous sommes assez naïfs pour prendre
pour vérité les chiffres q u ’il donne — avec 3 000
francs (nouveaux, oui, quand même!) d’éco ­
nomies personnelles et 30 000 francs enpruntés à Q U ’EST-CE
des amis. Sa revue tire aujourd’hui à près de deux
millions d ’exemplaires chaque mois; cent cin­ Q U ’UN
quante « Playboy clubs » se sont ouverts à travers
les États-Unis. H efner règne sur cet empire, et PLAYBOY?
sans doute tire-t-il de substantiels bénéfices des
innombrables gadgets créés autour de ses idées
et sans lesquels le consom m ateur américain n’est
pas heureux. Assis au bord de la piscine de
marbre blanc qui lui tient lieu de bureau, il
pense. Il importe que la barque légère du début,
devenue paquebot, ne dérive pas. Il pense la
philosophie de Playboy. Car, en douze ans, la Le pasteur Crâne, dans le même temps, sent la
revue a pu grossir, grandir et s’enrichir, le fond réelle importante du phénom ène et, du haut de
est resté le mêm e; et c’est en fonction de sa chaire de Santa Barbara (Californie), lui
l’analyse faite par Hefner pauvre que H efner consacre tout un sermon: «Je suis frappé de ce
riche établit le sommaire de ses numéros et met que Playboy est un magazine d ’esprit religieux,
au travail les écrivains les plus connus, les quoique je prenne le mot religieux dans un sens
enquêteurs les plus informés, les spécialistes les très particulier. Je veux dire que cette revue
plus qualifiés. donne à ses lecteurs les clés du ciel. Elle leur
Playboy étonne l’étranger, inquiète l’Amérique. expose ce qui est important dans la vie, leur
Parfait. C ’est qu ’il n’a pas rejoint le rang des définit une morale, leur dit com m ent rattacher
conformistes. Il fait l’objet de critiques qui, cette morale aux autres, leur précise à quoi ils
rapprochées, se contredisent et s’annulent. doivent consacrer leur attention et leur énergie,
Parfait. C ’est qu ’il to uche son lecteur au plus leur propose un modèle d ’homme. Il exprime une
secret de son être, là où il cesse de réagir échelle de valeurs et une vision philosophique. »

Chronique de notre civilisation 57


Mais com m ent accepter, même d’un pasteur Les prises de position co ncern ant la censure, la
californien, une telle dissertation sur ce mot pornographie ou la délinquance juvénile, la légis­
nimbé de stupre, d ’alcool et de féodalité: lation des mœurs, l’adultère et le divorce, les
playboy? C ’est q u ’il est, en effet, passé dans le relations homme-femme avant le mariage ou en
vocabulaire de nos palaces avec un sens q u ’il n’a dehors de lui, l’éducation sexuelle s’inscrivent
pas dans sa langue d ’origine. Il dépeint dans notre dans le cadre cohérent d ’une doctrine libératrice.
pays cette sorte d ’hom m es qui selon les saisons se
déplacent, de nuit seulement, dans le triangle
Deauville, Saint-Tropez, Courchevel, et, en Italie,
les personnages de la Dolce Vita de notre ami
Fellini. Le lecteur exemplaire de Hugh M. Hefner
est plutôt sorti de la biographie de Bernard Shaw,
intitulée par le professeur Archibald H enderson:
« Playboy et prophète». Le professeur H enderson UN
n’a jamais voulu alléguer que le dramaturge
irlandais était un sybarite tout dévoué au plaisir NOUVEAU
et pas du tout à la peine. Il voit seulement en
lui un homme qui aborde la vie avec b eaucou p de R O M A N T IS M E
satisfaction et de santé. Le bonheur était, il y
a peu encore, une idée neuve. Il était un droit
aux États-Unis. Playboy en fait un devoir.
G iraudoux voyait dans la laideur la première et
W H A T S O R T O F M AN R E A D S PLAYBOY?
suprême impolitesse. L’A mérique met le malheur
unsS I •.•IV' .•w m l ΫW!v '.<rrj.vw. tVi'.W'! v- >.<.
à cette place peu enviable. J’em prunterai un mot
à mon spirituel cam arade Roland Bacri pour u NRM.iyts» -nAvilù‘. f-j<r., ù w /ir o CWrCrt»!** :

définir les économistes, les sociologues et les


politiques de sa jeune génération: ils attachent
la plus extrême importance au «goût de la vie». Il ne faut pas en déduire que l’Américain soit
partisan d ’une absolue anarchie en ce domaine.
Ce n’est pas le réflexe d ’une société repue et Mais il entend retirer à l’État des prérogatives
égoïste: aucun pays plus que les États-Unis ne abusives q u ’il s’est arrogées sous l’effet d ’un
paye pour le malheur des autres. C ’est, au puritanisme étroit et généralisé. La peur des
contraire, celui d ’une société qui a conquis sorcières dans le domaine moral a provoqué en
l’opulence de haute lutte, qui en connaît le prix et Amérique un véritable glissement du terrain
qui conseille: «Faites com m e moi.» Le playboy, éthique: tout le domaine de la vie sexuelle
au sens américain, peut être un responsable tombe sous le coup de la loi et de la censure, donc
d ’entreprise, un artiste, un professeur, un archi­ de normes extérieures à l’individu, alors q u ’il
tecte; importe seul le point de vue d ’où il domine relève au premier chef et en toute exclusivité
l’existence. Il est l’homme qui ne considère pas du jugem ent moral de chacun.
la vie com me une vallée de larmes; il aime son La révolution sexuelle n’est qu ’un des aspects de
métier, mais n’en fait pas le tout de la vie; il la révolution sociale dont Hugh M. H efner suit
soigne sa forme, sa santé et son goût. Sans de mois en mois les étapes. Il entreprit, voici
sombrer dans le cynisme ou l’aquoibonisme, il trois ans, dans un de ses éditoriaux, de définir
tire le meilleur de chaque instant. Il a le sens «la philosophie de Playboy » q u ’il assimilait aux
de l’hum our et ne confond pas les gens graves idées directrices de la Renaissance américaine.
et les gens sérieux. La revue qui a pris ce Sa première étude lui attira tant de courrier q u ’il
titre voit son lecteur sous ces traits. poursuivit son analyse pendant plus d ’un an.

58 Ce qui bouge en Amérique


Résultat: un gros livre qui dessinait les contours
de l’Amérique nouvelle. Les principales lignes de
force de la civilisation américaine telle q u ’elle
s’affirma étaient indiquées; la naissance d ’un art
authentiquem ent américain avec Pollock, qui
devait d éboucher sur une tentative d ’hégémonie Un cours playboy
planétaire; la révolte des intellectuels prenant
conscience de leur valeur et de leur rôle au sein de science politique
de la nation. Les détenteurs de dollars ne sont
plus les seuls désormais à prétendre à la parole; On trouve dans Playboy cette série de
les détenteurs d’idées sont devenus aussi exi­ définitions des différents systèm es poli­
geants. L’inégalité des races s’estompe. Une tiques.
nouvelle morale qui n'était plus seulement celle
du plus fort s’imposait peu à peu: le recul du SOCIALISME: vous possédez deux
crime, de la corruption en portait témoignage. vaches et vous en donnez une à votre
Chicago ne donnait plus l’image de l’Amérique. voisin.

En même temps, en raison de ces progrès, le COMMUNISME; vous possédez deux


peuple américain recouvrait la confiance en son vaches; le gouvernement vous les prend
système politique, la dém ocratie, et en son sys­ toutes les deux et vous donne le lait.
tème économique, le capitalisme. Le premier
avait permis cet essor de l’individualisme, le FASCISME: vous possédez deux vaches;
second avait entraîné la prospérité. Sûre d ’elle- le gouvernement vous les prend toutes les
même, l’Amérique s’ouvrait au monde. L’U.R.S.S. deux et vous vend le lait.
cessait d ’être le Mal politiquem ent incarné. La
compétition dans l’espace des deux grandes NAZISME: vous possédez deux vaches;
nations apparaissait même com m e le m oteur du le gouvernement vous les prend toutes les
progrès, non pas créateur, mais accélérateur des deux et vous fa it fusiller.
découvertes et des événements. T ou t le pays se
passionne pour les exploits des cosm onautes et BUREAUCRATISME: vous possédez
le progrès scientifique. Le romantisme de la deux vaches; le gouvernement vous les
conquête de l’Ouest s’est transformé en rom an­ prend, en tue une, trait la seconde et
tisme cosmique. Le rêve a repris sa place dans je tte le lait.
la pensée de chaque Américain qui se sent
personnellement engagé dans toutes les expé­ CAPITALISME: vous possédez deux
riences réalisées à Cap-Kennedy. L’Amérique vaches; vous en vendez une et, avec
peu à peu se débarrasse de ses complexes — à l’argent, vous achetez un taureau.
l’égard de la culture européenne, à l’égard de
la pauvreté du tiers monde, à l’égard de la
menace communiste, à l’égard des ancêtres
besogneux, à l’égard de la sexualité refoulée. C ’est
l’ensemble de ces intuitions et de ces idées qui
forme «la philosophie de Playboy ». Elle nous
paraît être le prisme au travers duquel nous
pouvons assister à une véritable mutation des Les documents iconographiques qui accompagnent
mœurs. cette étude sont extraits, à titre documentaire, des
JACQUES MOUSSEAU. numéros de la revue.

Chronique de notre civilisation 59


m

7>o/.y quasars repérés


par le professeur Martin Ryle
de Cambridge
et photographiés à travers
le télescope géant
du mont Palomar ( Californie).
3 C 273fu t le premier
« monstre » repéré qui intrigua
si fort les astronomes.
Des monstres dans le ciel : les quasars
Jacqu es B ergier

A jamais le sans fin roule vers le sans fond.


VICTOR HUGO.
A u-delà du rayon d’action de notre imagination.
H.P. LOVECRAFT.

U N E N O U V E L L E PH Y SIQ U E EST EN T R A IN D E N A ÎT R E

Quelque chose se déroule dans l’espace qui, pour le moment,


D e p u i s u n an, dépasse tout ce que l’imagination humaine, dans la science et dans la
science-fiction, a pu concevoir jusqu’à présent. Des objets y pro­
les q u a s a r s duisent plus d ’énergie qu ’une galaxie entière et pourtant, d ’après
certains théoriciens, ils ne seraient guère plus grands qu ’une étoile.
sont Ces objets ont été appelés provisoirement quasars, abréviation du
te rm e anglais quasi-stellar-radio sources. Ils ont été découverts
l’é n i g m e n° 1 d’abord par la radio-astronomie. Puis on les signala aux observa­
toires du mont Wilson et du m ont Palomar qui possèdent les plus
grands télescopes optiques du monde.
d e l’a s t r o n o m i e . On a découvert alors que ces objets se déplaçaient extrêmem ent vite,
à des vitesses atteignant 46 % de celle de la lumière. P ourtant ils
ém etten t d ’énormes quantités d ’énergie et peuvent donc être
détectés à des distances beaucoup plus grandes que celle d ’une
Ils p r o v o q u e n t galaxie normale.
Une galaxie normale est un objet céleste dont le diam ètre est
les plus d ’environ 50 000 années-lumière et qui est composé d ’environ
100 000 millions d ’étoiles. Il est très invraisemblable que toutes les
troublantes étoiles d ’une galaxie explosent à la fois; c ’est p o urtan t ce qui
devrait se produire pour qu ’une galaxie ém ette autant d ’énergie
q u ’un quasar.
q u e s ti o n s . L’énigme des quasars était donc déjà inquiétante en 1963. En
janvier 1964, la situation s’aggrava encore. On observa que certains
quasars avaient varié de luminosité en six mois. Or, un objet grand

Aux frontières de la recherche


com m e une galaxie ne peut pas varier de lum ino­ OÜ SON T LES Q U A SA R S?
sité en un si bref délai, puisqu’il faut des milliers
d ’années pour que la lum ière le p arco u re d ’un L ’opinion générale est que les quasars se tro u v en t
bout à l’autre... M ais alors? Si un quasar n ’est pas très loin de nous, à des distances allant de
b eaucoup plus grand q u ’une étoile, s’il est 2 m illiards à 10 m illiards d ’années-lum ière. C ’est
b eaucoup plus p etit q u ’une galaxie, com m ent ainsi que le quasar 3C273 serait à deux m illiards
peut-il produire une énergie aussi fantastique? d ’années-lum ière de nous et le q u asar 3C147
Le 15 mai 1964, le Bulletin d ’inform ation scien­ serait à 6 à 8 m illiards d ’années-lum ière 1.
tifique et technique de l’am bassade des U .S.A., Ces distances sont calculées en p a rta n t du fait
«S ciences techniques», faisant le point d ’une que la lum ière de ces objets est dép lacée vers
réunion de l’A m erican Physical Society sur les le rouge, ce qui indique n o rm alem en t une vitesse
quasars, écrivait textuellem ent: considérable.
« Au cours des douze derniers mois, les radio- M ais ce n’est pas la seule explication possible.
astronom es ont d écouvert neu f « quasars » (Quasi Les quasars peuvent être tellem ent denses que la
Stellar O bjects — O bjets quasi stellaires), ces lum ière a du mal à s’en éc h ap p e r et q u ’elle est
vastes nuages lum ineux et vibrants de gaz dont ainsi d éplacée vers le rouge p ar l’effet E instein 2.
les dim ensions sont tro p grandes pour q u ’ils M ais la plupart des astronom es re je tte n t cette
soient des étoiles et tro p petites pour q u ’il s’agisse hypothèse. T outefois il se p o u rrait, com m e l’écrit
de galaxies, com p ren an t des m illiards d ’étoiles. le savant français G eorges C o u rtes dans son
Les quasars ém etten t des rayons lum ineux et des ouvrage sur les galaxies, que les quasars soient
ondes radio à des distances pouvant atteindre finalem ent des astres ex trao rd in airem en t co n ­
10 m illiards d ’années-lum ière. densés, « inin terp rétab les actu ellem en t» .
A la réunion de printem ps de l’A m erican Physical Si les quasars sont en réalité assez près de nous,
Society, deux physiciens ont fourni des données peu t-être m êm e à l’in térieu r de n o tre galaxie, il
nouvelles sur le puissant m écanism e de p ro ­ faut p ro cé d er à une révision d éc h iran te de to u tes
duction d ’énergie qui fonctionne au cœ u r d ’un nos idées. D ans ce cas, en effet, l’espace dans
quasar. M M . Louis G old et John W. M offat, de lequel nous vivons d o it en être modifié de to u tes
l’in stitu t de R echerches p o u r Études avancées de sortes de façons subtiles que, p o u r le m om ent,
la M artin Com pany, à B altim ore (M aryland), ont nous ne pouvons pas entrevoir. Le bulletin de
déclaré en effet qu’un quasar devait produire PA cadém ie des Sciences de N ew Y ork, «T h e
plus d ’énergie p ar seconde que mille trillions de Sciences», juillet 1964, écrit: «L es équations
trillions ( 1 000 000 000 000 000 000 000 000 000) d ’Einstein resten t valables, mais il ap p a raît m ain­
de bom bes à hydrogène p o u r envoyer des rayons ten an t qu’elles sont p eu t-être incom plètes. »
lum ineux et des signaux radio ju sq u ’à la T erre. A u trem en t dit, m êm e si les quasars sont tellem ent
11 existe donc dans l’univers des sources d ’énergie condensés q u ’ils co u rb en t l’espace au to u r d’eux
infinim ent plus puissantes que l’énergie nucléaire au point que leur gravitation ne nous parvienne
ou m êm e que l’annihilation totale de la m atière, plus, ils doivent ex ercer sur notre espace d ’autres
des sources d’énergie qui nous sont aussi incom ­ effets plus subtils que la gravitation, nous
p réhensibles que l’était l’énergie du Soleil pour b o m b ard er de p articu les que nous som m es abso­
les savants du xix' siècle. L’am bition des phy­ lum ent incapables de d é te c te r: le graviton sca­
siciens n’ayant pas de lim ites à notre époque, ils laire, par exemple.
essayent de p roposer des explications. A vant de
1. 3C v eu t d ire T h ird C a m b rid g e C a ta lo g u e o u 3e c a ta lo g u e d ’o b jets
d iscuter ces explications, qui rep rése n ten t pour le c é le ste s fait à l’U n iv ersité d e C a m b rid g e ; 273 o u 147 s o n t des
m om ent l’effort le plus extrêm e de l’im agination n u m éro s p e rm e tta n t d e re tro u v e r l’o b je t à l’in té rie u r d u ca ta lo g u e.
hum aine et qui p o u rtan t ne vont probablem ent 2. C e tte th èse est so u te n u e en p a rtic u lie r p a r R usse! C . A u b u sso n ,
d an s « S c ien c e -Jo u rn a l » ju in 1965, p ag e 94. E lle est ég alem en t
pas assez loin, essayons de bien définir les d isc u té e p a r l’a s tro n o m e a m é ric a in B en B o v a d a n s « W o rld s o f To-
données de l’extraordinaire problèm e. m o rro w » , m ai 1965, p ag e 101.

62 Des monstres dans le ciel : les quasars


Les scientifiques se sont donné b eaucoup de plus petits que des galaxies et très éloignés.
peine p o ur se persuader que nous ne vivions pas N ous co nstaterons dans un instant que la situa­
dans un espace euclidien, m ais dans un espace tion est déjà suffisam m ent fantastique, suffi­
tem ps-courbe. S’il faut m ain ten an t se m ettre en sam m ent ex citan te p o u r l’esprit, sans q u ’on y
tête que l’espace où nous vivons est encore plus ajoute p récip itam m en t un effo n d rem en t possible
com pliqué que ne l’avait im aginé Einstein, de la théorie d ’Einstein ou une m odification de
l’univers devient ex trêm em en t inquiétant! A d­ l’espace-tem ps p ar des objets infinim ents con­
m ettons donc, sans en avoir des preuves décisives, densés.
que les quasars sont très loin dans l’espace, et
passons à une autre question. LA T H É O R IE D E H O Y LE ET N A R L IK A R

G R A N D C O M M E U N E G A L A X IE Voyons donc ce q u ’on a pu p roposer p o u r les


OU PLUS PET IT Q U ’U N E É T O IL E ? quasars en restan t au voisinage de la science
classique. Première explication: La théorie de
Il est évidem m ent possible que les quasars soient Hoyle et de Narlikar.
des galaxies dans lesquelles les explosions stel­ C ette théorie est le d ern ier m ot de l’astro-phy-
laires sont produites p ar réaction en chaîne un sique officielle. Il est très difficile d ’en p arler sans
peu com m e l’explosion des m unitions dans un la déform er, et il faut ce p en d a n t em ployer des
dépôt. P our des raisons que nous ne pouvons pas, im ag es3.
p o u r le m om ent, im aginer, l’onde de choc de Le professeur F red H oyle et le d o c te u r J.V. N a r­
cette réaction en chaîne se p ropagerait plus vite likar vien n en t d ’avancer une nouvelle th éo rie de
que la lum ière, violant apparem m ent les théories la pesanteur.
d ’Einstein. C eci expliquerait les variations de L orsqu’un en fan t tom be et se m eu rtrit le nez, il
lum inosité se produisant en quelques mois pour expérim ente d irectem en t, quoique à ses dépens,
un objet ayant plusieurs milliers d ’années-lum ière la force de la p esanteur. D e to u tes les forces
de long. U ne telle m odification totale de la phy­ physiques fondam entales régissant l’univers, elle
sique est envisagée p ar certains astronom es. La est ce rtain em en t la plus fam ilière. Et p o u rtan t,
plupart, cependant, p réfèren t l’éviter, et je les elle ap p araît com m e p arfaitem en t m ystérieuse
com prends. La vitesse de la lum ière n ’est pas aux savants qui l’étu d ien t de près.
sim plem ent une vitesse lim ite pratique, com m e le Si la science-fiction se plaît à im aginer des sys­
m ur du son. Si on ne p eu t pas aller plus vite que la tèm es sans gravité, notre m onde réel ne connaît
lum ière, c’est, sem ble-t-il, pour des raisons ex trê­ aucun moyen d ’in terro m p re ou de rétab lir la
m em ent graves se rap p o rtan t à la structure m ême pesan teu r à volonté, ni de m odifier la « charge de
de la m atière. Un objet ou un signal qui irait plus gravitation» d ’une q u antité d onnée de m atière
vite que la lum ière voyagerait dans le passé, po u r la rendre plus lourde ou plus légère.
recu lerait dans le tem ps! O r la p esan teu r - bien que m ystérieuse » — est de
D ans un milieu m atériel, où la lum ière est to u te évidence une force fondam entale, d o n t la
ralentie, un objet p eu t aller plus vite que la connaissance approfondie ne p eu t que con d u ire à
lum ière, sans violer Einstein. M ais dans le vide, une m eilleure com préhension de l’univers to u t
c’est im possible! C ar cette hypothèse im pli­ entier. C ’est ce qui explique le reten tissem en t
q u erait la possibilité de voyages et de signaux des idées avancées p ar H oyle et N arlikar.
dans le passé. Elle ne gêne pas les auteurs de «C o m m en t vérifier?»: telle est l’une des p re­
science-fiction, mais p araît bien être to u t à fait m ières questions que se p osent les savants lors­
inconcevable p o u r la raison norm ale. C ’est q u ’une nouvelle théorie est proposée. Selon le
pourquoi il vaut peut-être mieux y ren o n c er et
3. L ’ex p lic a tio n q u e je d o n n e est p a ru e , q u a n t à l’e sse n tie l, sous la
essayer de voir dans les quasars, avec l’im m ense p lu m e du jo u rn a lis te sc ien tifiq u e J o h n D av id d a n s le B u lle tin d ’in fo r­
m ajorité des astronom es, des objets b eaucoup m atio n d e l’a m b a ssa d e b rita n n iq u e .

Aux frontières de la recherche 63


professeur H oyle, la nouvelle th éo rie p eu t être resteraien t valables dans un univers to talem en t
vérifiée, bien que, de son propre aveu, ce ne soit vide — on p eu t im aginer une stru ctu re espace-
pas très pratiq u e: il faudrait en effet, pour cela, tem ps sans aucune m atière —, dans la théorie
supprim er la m oitié des étoiles de l’univers. H oyle-N arlikar, au co ntraire, si la m atière
D ’après l’ancienne théorie de la p esanteur, cette disparaissait, les équations d isp araîtraien t éga­
suppression ne changerait rien sur la T erre, si ce lem ent. Il ne p eu t y avoir de p esan te u r — et par
n’est que, la nuit, le ciel nous p ara îtrait un peu co n séq u en t de physique — que s’il y a au m oins
plus som bre. M ais si la théorie de H oyle et deux p articules dans l’univers agissant l’u n e sur
N arkilar est juste, cette suppression aurait des l’autre. Voilà qui sem ble s’acco rd er avec le sens
conséquences énorm es: le Soleil deviendrait com m un.
deux fois plus chaud et nous découvririons sur A utre satisfaction p o u r l’esprit: dans la nouvelle
T erre que notre poids a doublé. L ’orbite de la th éo rie, la p esan teu r est nécessairem ent a ttra c ­
T erre en serait modifiée et elle graviterait plus tion —les pom m es to m b en t, elles ne s’élèvent pas.
près du Soleil. N ous serions tous grillés. Il n’en va pas de m êm e dans la th éo rie d ’Einstein.
Ces suppositions soulignent un aspect im portant Un m athém aticien d ’un au tre univers serait
de la théorie H oyle-N arlikar. Einstein, dans sa incapable de découvrir, p ar un sim ple exam en
théorie générale de la relativité, voyait la p esan­ des équations d’E instein, si la pesan teu r, dans
te u r com m e un p hénom ène essentiellem ent local, notre univers, est attractiv e ou répulsive: ceci
les masses respectives du Soleil et de la T erre n’est exprim é dans les équations que p ar le signe
cré an t un cham p local d ’attractio n qui m aintient plus ou m oins; m ath ém atiq u em en t, le choix est
la T erre en orbite au to u r du Soleil. P our lui, ce arb itraire et c ’est le signe m oins q u ’E instein
cham p d ’attractio n est une propriété intrinsèque choisit p o u r exprim er le fait observé que la
de l’espace et du tem ps, mais son existence-en un p esan teu r est attractiv e. La théorie H oyle-N ar­
lieu donné — le systèm e solaire — ne saurait être likar supprim e cet arbitraire. D ans leurs équations,
influencée p ar les régions lointaines de l’univers; il faut bien l’ad m ettre : les pom m es ne peuvent
et si on supprim ait ces zones lointaines, les m ou­ que tom ber.
vem ents du Soleil et de la T erre ne seraient nul­ La p esan teu r occu p e au jo u rd ’hui un com p ar­
lem ent affectés. tim ent assez étan ch e de la science. Elle a ceci
d ’unique q u ’elle affecte u niform ém ent to u te
LA P E S A N T E U R , CE M Y ST È R E m atière, alors que les p hénom ènes électriq u es et
les phénom ènes nucléaires s’ex ercen t différem ­
En opposition à cette théorie du « cham p », H oyle m ent selon les substances et les particules. En
et N arlikar avancent une théorie des « particules », outre, la p esan teu r est une force ex trêm em en t
dans laquelle la p esan teu r affecte toute m atière faible en com paraison avec la force électrique
sim ultaném ent. Si l’on enlève la m oitié du ou la force nucléaire. Elle ne devient p erc ep ­
nom bre total des particules de m atière, la force tible que p o u r d ’énorm es q u an tités de m atière,
de gravitation s’ex erçan t entre les particules telles que la T erre.
restantes est affectée d ’autant. L orsque nous faisons une chute, nous prenons
Seuls les m athém aticiens p euvent suivre dans le conscience de la force d ’attractio n qui s’exerce
détail le raisonnem ent conduisant à ce tte conclu­ entre la masse énorm e de la T erre et celle de
sion. M ais, to u t en é ta n t difficile à com prendre no tre p ropre corps. M ais nous ne rem arquons pas
et à vérifier, la nouvelle théorie offre, entre l’attractio n infinitésim ale q u ’exerce sur nous la
autres, l’avantage de co n ten ir des im plications masse plus p etite d’une m ontagne ou d’un gros
satisfaisantes pour le bon sens, ce que la théorie im m euble; et p o u rtan t, elle existe.
d’Einstein ne fait pas. U ne des futures tâches de la physique est de
Ainsi, alors que les éq uations m athém atiques découvrir une théorie qui ren d e com pte de la
form ulées par Einstein pour expliquer la pesanteur faiblesse de la p esan teu r et de ses p ro p riétés p a r­

64 Des monstres dans le ciel : les quasars


ticulières, tout en la rattachant aux autres forces la « création c o n t in u e » 4, c’est de ce cham p que
physiques. Cette théorie unifiée n ’est pas encore la matière surgit continuellement, pour équilibrer
en vue, mais Hoyle et N arlikar estiment, pour l’expansion de l’univers observée par les astro­
leur part, qu ’on n’en est peut-être plus très loin. nomes. On s’est aperçu, depuis longtemps, que
La nouvelle théorie émise par ces deux chercheurs toutes les galaxies lointaines visibles à l’aide des
s’accorde également avec certains problèm es grands télescopes s’éloignent de la Terre, cer­
posés par les quasars. Curieusement, avant même taines à des vitesses énormes. Sans la création
la découverte de ces « quasi-étoiles », le p ro­ continue, l’univers se viderait progressivement.
fesseur Hoyle et le savant am éricain William Mais, selon Hoyle, la densité moyenne de matière
Fowler avaient émis l’hypothèse selon laquelle, dans l’univers est maintenue par la « création
théoriquem ent, d ’énormes nuages de gaz présents continue» de matière nouvelle. A l’intérieur des
dans l’univers pourraient parfois se m ettre à quasi-étoiles, toutefois, l’inverse peut tem porai­
«im ploser» — c’est-à-dire à exploser vers l’inté­ rem ent se produire: l’« affaissement» par gravi­
rieur — sous l’effet de la pesanteur. Ce p h én o ­ tation peut repousser une certaine quantité de
mène produirait ainsi des formations ressemblant matière dans le cham p de création.
étrangem ent à des « quasi-étoiles ». Voilà des idées bien étranges, mais qui semblent
rem arquablem ent s’acco rder avec ce que l’on a
Hoyle et Fowler étudiaient alors le processus pu observer des quasi-étoiles. Elles pourraient,
conduisant norm alem ent à la formation d ’une en outre, contribuer à expliquer l’énorm e lumi­
galaxie d’étoiles. Un nuage de gaz se condense, nosité et les puissantes émissions d ’ondes radio de
puis se brise en un certain nom bre de petits ces objets.
nuages, qui, à leur tour, d on nent des étoiles. Il semble que les quasi-étoiles tirent leur énergie
Mais, suggèrent les deux savants, il pourrait de la pesanteur, alors que les étoiles ordinaires
arriver que l’éclatem ent n’ait pas lieu. Le nuage doivent la leur à des réactions nucléaires. Cette
continuerait alors à se con tra cte r sous l’effet de observation fait d ’autant mieux ressortir l’impor­
son propre champ d ’attraction, de sorte que la tance des nouvelles théories de la pesanteur.
masse tout entière se précipiterait vers l’intérieur Selon le professeur Hoyle, ces nouvelles obser­
du nuage avec une vitesse et une force crois­ vations astronomiques et les théories nouvelles
santes. qu ’elles alimentent peuvent avoir des consé­
Cette implosion produirait un objet tout à fait quences profondes pour la physique terrestre.
particulier, au centre duquel se trouverait une Nous vivons, sans aucun doute, une époque révo­
quantité de matière d ’une densité inconcevable. lutionnaire et il se peut que toute notre concep­
Un fragment de la taille d’un millième de tête tion de l’univers soit modifiée d ’ici quelques
d’épingle pourrait peser un milliard de milliards années, grâce aux travaux d ’hom m es tels que
de tonnes. Hoyle et Narlikar.
Si les quasars sont ce que pensent Hoyle et
LES M O N D E S EN C R É A T IO N C O N T IN U E ? Narlikar, l’univers est d ’une organisation bea u ­
coup plus complexe et subtile que ce que nous
De nombreux physiciens et théoriciens s’efforcent avons pu supposer. L ’univers serait un m éca­
actuellement de se faire une idée plus précise de nisme com pensant autom atiq uem ent les pertes
ce qui pourrait se passer à l’intérieur de cet de matière qui se produisent lorsque des galaxies
objet en implosion. Hoyle et Narlikar pensent dépassent la vitesse de la lumière et disparaissent,
que la matière pourrait finir par être écrasée par la création de la matière à l’intérieur des
jusqu’à une sorte d ’anéantissement total et dispa­ quasars. Ceux-ci seraient des laboratoires où la
raître dans ce qu ’ils appellent le « cham p de matière serait d ’abord créée, puis expulsée au-
création ». 4. V o ir l’é tu d e d e J a c q u e s B e rg ie r d an s Planète n° 7 : Cosmos 62: les
Selon la célèbre théorie du professeur Hoyle sur nouvelles visions de l’univers.

Aux frontières de la recherche 65


delà de notre univers dans un systèm e de dim en­ si nous nous bornons aux théories qui n’im pliquent
sions pour le m om ent inconcevable pour nous: pas des vitesses supérieures à celle de la lum ière,
le cham p de création. il reste encore, à p art la th éo rie de H oyle et
de N arlikar, un bon choix de théories plus fantas­
E X ISTE-T-IL UN C O D E A ST R O N O M IQ U E tiques les unes que les autres. C ’est ainsi que
S EM B L A B LE A U C O D E G É N É T IQ U E ? selon une hypothèse am éricaine récen te, un
quasar serait une masse énorm e de gaz ionisés, ou
Puis la m atière ainsi créée réa p p araîtra it à nou­ plasm a, en to u ran t un noyau ex trêm em en t dense
veau un peu p arto u t dans l’univers sous form e d ’une tem p ératu re prodigieusem ent élevée, com ­
d ’atom es d ’hydrogène. C om m ent se font les rétro ­ p arable à un ré a c te u r th erm o n u cléaire géant.
actions et les m écanism es d ’auto-régulation dans Les particules atom iques produites p ar la
un ensem ble aussi prodigieux et aussi délicat? On réactio n de fusion trav ersen t le plasm a vibrant,
ne peut, pour le m om ent, que poser la question. créan t des p h énom ènes de résonance et des
A lbert D ucrocq a émis l’hypothèse selon laquelle ondes radio qui se p récip iten t dans l’espace. Les
l’univers fonctionnerait com m e la vie: il serait physiciens p récisen t que les lois connues de la
to u t entier une m achine à dim inuer l’entropie et à physique, associées aux d onnées réunies en labo­
faire triom pher l’anti-hasard sur le hasard 5. ratoire sur le co m p o rtem en t des plasmas,
C ’est une belle idée de poète que T eilhard de expliquent la pro d u ctio n et la propagation des
C hardin aurait accueilli avec joie. ondes. Ils tien n en t com pte égalem ent du facteu r
M ais si on l’exam ine sur un plan un peu plus d it « libre-énergie D ebye ». C ette énergie, d éco u ­
rigoureux, on en arrive très vite à se poser des verte en 1923 p ar un savant hollandais, P e te r
questions. Celle-ci, p ar exem ple. Soit une galaxie J.W . D ebye, était considérée ju sq u ’à présent
co n tenant une certaine quantité de m atière, qui com m e trop faible p o u r pouvoir co n v ertir l’én er­
sort de notre univers parce que sa vitesse d ’ex­ gie therm ique en énergie électro m ag n étiq u e telle
pansion a dépassé celle de la lum ière (je n ’ai to u ­ que les signaux radio. A l’échelle des quasars,
jours pas com pris com m ent c’est possible, bien disent les physiciens, l’énergie D ebye d evient un
que F red H oyle personnellem ent me l’ait expliqué facteu r im portant.
deux fois): com m ent l’univers «sait-il» q u ’il faut C ette théorie a l’avantage d ’être ex trêm em en t
créer un certain nom bre de quasars p o u r com ­ rationnelle. M ais elle a l’inconvénient de ne pas
penser cette perte? D ’où provient l’inform ation? fournir p o u r les quasars assez d ’énergie. A moins
C om m ent se transm et-elle? S’il y a auto-régulation, que... à l’in térieu r d ’un tel ré a c te u r th erm o ­
quels sont les systèm es de régulation? nucléaire à tem p ératu re absolum ent fantastique,
Si D ucrocq, H oyle, N arlikar et aussi C osta de il ne se produise des réactions ou des tran sfo r­
B eauregard ont raison, l’univers est aussi orga­ m ations de m atière ou d ’énergie to u t à fait incon­
nisé et aussi précis dans son fonctionnem ent nues, faisant intervenir non seulem ent l’énergie
q u ’une m olécule d ’acide A .D .N . Il y a un code des noyaux mais d ’autres sources: énergie ultim e
astronom ique à découvrir, com m e on a découvert de l’espace lui-m êm e, ce que certain s physiciens
le code génétique. L’inform ation n’est pas lim itée appellent l’énergie subquantique.
à la m atière vivante, elle fait partie in tégrante Sous cette form e, la th éo rie am éricaine a été
de l’univers, to u t com m e la m atière et l’énergie. soutenue par Nicolài Kardashev, l’astro-physicien
C eci exige une révision com plète de nos idées, russe qui s’est récem m en t rendu célèbre en sup­
mais, après tout, pourquoi pas? La science n’a pas posant l’existence d ’une civilisation extragalac­
dit son dernier mot. tique intelligente dans la région de la radio-
M ais, bien entendu, la théorie de H oyle et de source CTA 102. K ardashev a défendu avec
N arlikar n ’est pas la seule en présence. M êm e énergie son point de vue l’année d ern ière, le 14
5. V oie ses ouv rag es, le Roman de la matière (Ju llia rd ) e t Théorie générale mai 1964, à une réunion de l’in stitu t de physique
des systèmes (M asson). de l’A cadém ie des sciences de l’U.R.S.S. Il pense

66 Des monstres dans le ciel : les quasars


qu’à l’intérieu r d ’un sup er-réacteu r therm o- p erm e ttre; les scientifiques, eux, sont obligés
n ucléaire des cham ps m agnétiques com prim és d’être plus prudents. H oftm ann laisse to m b er
sur eux-m êm es peuvent libérer des énergies sans to u te prud en ce et m ontre d ’une façon to u t à fait
p récédent. brillante que, si la m atière négative existe, elle
Un nom bre assez im portant d ’académ iciens doit, p a r in teractio n avec la m atière positive,
russes ém inents, et n otam m ent le professeur produire de véritables tourbillons d ’énergie
Vitali G insburg, sont assez sceptiques. Ils p ré ­ eng en d ran t les quasars. P ersonne n’a jam ais vu
fèrent atten d re quelques résultats expérim entaux une particule de m atière négative, mais cela ne
nouveaux avant de pousser plus avant l’hypo­ dém oralise pas le professeur H oftm ann. A près
thèse. P en d an t ce tem ps-là les im aginations tout, D irac a p réd it th éo riq u em en t l’anti-m atière
travaillent. bien avant q u ’on la découvre.
La m atière négative expliquerait bien des quasars,
P IR E Q U E L’A N T I-M A T IÈ R E : mais aucune observation astronom ique ni aucune
L’ID É E D E H O F T M A N N expérience de lab o rato ire ne prouve son exis­
tence. On peut se dem an d er dans ces conditions
Banesh H oftm ann est un théo ricien am éricain s’il est de bonne hygiène m entale d ’expliquer un
ém inent, qui enseigne à l’U niversité de C olum bia mystère par un au tre m ystère, et ainsi de s u ite 6.
et qui fut un co llab o rateu r d ’A lbert Einstein. Le Personnellem ent, je pense que le problèm e des
professeur H oftm ann nous est particu lièrem en t quasars doit être abordé avec une certain e fran ­
sym pathique, parce q u ’il a défendu énergi­ chise qui consiste d’abord à reco n n aître qu’il y
quem ent l’existence des phénom ènes paranorm aux a là p ro bablem ent quelque chose de to u t à fait
et qu’il fut un des prem iers à faire observer q u ’il nouveau, au-delà du connu et au-delà de l’im a­
existait des agents physiques, le neutrino, par giné. La situation est un peu la m êm e que celle
exem ple, capables de trav erser tous les obstacles q u ’ont connue les physiciens du xixc siècle
et d ’être par co nséquent les agents vecteurs des confrontés avec le Soleil. Ils se ren d aien t com pte
phénom ènes parapsychologiques. que les sources d ’énergie q u ’ils connaissaient
Il fallait s’atten d re à ce q u ’un hom m e de sa — com bustion chim ique, gravitation - étaie n t
culture et de son im agination ém ette une idée insuffisantes p o u r expliquer le fo n ctio n n em en t du
originale sur les quasars. C ’est ce qui s’est produit Soleil. Com m e ils ignoraient l’existence de noyaux
dans le num éro de m ai 1965 de l’excellente revue atom iques e t d ’énergie th erm o n u cléaire, ils ne
anglaise Science Journal. p ouvaient guère ém ettre d ’hypothèses expliquant
L’idée du professeur H oftm ann avait beaucoup réellem en t les to rren ts d ’énergie solaire.
été utilisée en science-fiction, m ais jam ais en Le problèm e est identique p o u r les quasars: une
science. C e tte idée est celle-ci: il existe une source d ’énergie to u t à fait nouvelle, inexpli­
matière négative. N on pas une anti-m atière, c’est-à- cable p o u r le m om ent, p roduit ces m onstres du
dire de la m atière de charge contraire à la m a­ c ie l- JACQUES BERGIER.
tière ordinaire, m ais de la m atière de masse
négative: c’est-à-dire des particules positives,
négatives ou neutres en ce qui co n cern e leur
charge électrique, m ais d o n t la masse serait plus
petite que zéro. Une telle m atière serait repoussée
p ar la m atière norm ale. Elle serait antigravita­
tionnelle et à inertie négative. D ans les rom ans
de science-fiction, c’est de la m atière de ce genre
qui propulse, depuis un petit qu art de siècle, les
astronefs interstellaires.
6. N o s a d v e rsa ire s d ira ie n t q u e c ’est la m é th o d e d e Planète, m ais c ’est
Les auteurs de science-fiction p euvent to u t se ju ste m e n t faux.

Aux frontières de la recherche 67


Comment j'ai vaincu le Grand Serpent-de-mer
Bernard H euvelm ans, docteur ès sciences zoologiques

Vous connaissez, cher Watson, mes méthodes.


SH ERLO C K HOLM ES.

U N E E N Q U Ê T E P O L IC IÈ R E QUI A D U R É 15 ANS

Le problèm e du G rand Serpent-de-mer est assurément la plus


Le Sherlock Holmes grande énigme zoologique de tous les temps. Bien peu de gens
pou rtant ont osé s’y attaquer.
de la zoologie Des milliers d ’articles de journaux ont signalé l’apparition de Ser-
pents-de-mer. Mais à peine quelques dizaines de naturalistes ont
vient de finir tenté, dans des magazines ou des périodiques scientifiques, d ’inter­
préter les descriptions des témoins et de percer la nature des
une enquête créatures rencontrées. Et deux seulement, un grand zoologiste
hollandais et un officier de marine britannique, ont consacré tout
un livre à l’étude du monstre fabuleux.
de 15 ans.
J ’ai voulu être le troisième.
Pourquoi cette répugnance générale à traiter d ’un sujet mystérieux
entre tous? L’inconnu aurait-il cessé d ’être le terrain d ’inves­
tigation de la Science? C ’est que peu à peu le nom de serpent-de-
Il nous r aconte mer est devenu synonyme de fausse nouvelle et de mystification, le
symbole même du canular.
cet exploit Sur les 543 observations que je suis parvenu à rassembler pour mon
étude, 52 seulement sont apparues, après analyse critique, comme
et décrit des inventions pures et simples, soit moins de 10 c7( . C ’est peu de
chose. Alors pourquoi cette triste réputation?
En fait, l’affaire a pris un très mauvais départ. Un peu partout dans le
sa méthode. monde, et depuis des temps immémoriaux, des gens ont aperçu dans
les mers de grands animaux inconnus q u ’ils ont pris, à cause de leur
forme allongée ou de leurs mouvements onduleux, pour des serpents.

On devait forcément s ’apercevoir


un jour que ces « serpents »
n ’étaient pas des serpents.
Le mystère animal
En quoi ils se trom paient, car la plupart de ces réels sur l’observation desquels to u te l’affaire
créatures se propulsaient en ondulant dans le reposait à l’origine.
plan vertical, ce qui est impossible p o u r un
reptile, à cause de la structure m êm e de ses PLÉ SIO SA U R E, C A L M A R G É A N T OU
vertèbres PH O Q U E À LO N G CO U ?
M ais les gens tenaient — obscurém ent, incon­
sciem m ent — à voir des serpents dans ces cré a­ Ces anim aux, que sont-ils, que peuvent-ils être?
tures, et ce à cause de croyances m illénaires. Le D epuis le x v iir siècle, divers naturalistes au d a­
Serpent a toujours été tenu pour la personnifi­ cieux ont ch erch é à le d éterm in er, et avant to u t
cation du Mal. Associé à la mer, aux eaux exté­ l’évêque Scandinave Erik P ontoppidan qui, dans
rieures, donc infernales, il devenait l’image du son Histoire naturelle de la Norvège (1752), n ’hésita
Prince des T énèbres, de Satan. Bref, un objet de pas à inclure les trois m onstres m arins les plus
terreur. célèbres, la Sirène, le K raken et le Serpent-de-
Il était donc naturel que l’idée du Serpent-de- mer. M ais il ne d o u ta pas un instant que le
m er séduisît les foules et fît fortune. M ais ce qui dern ier p ût être autre chose q u ’un serpent, tan t
en faisait le succès dans l’esprit populaire devait, la croyance était p ro fo n d ém en t enracinée.
en m êm e tem ps, ruiner peu à peu sa réputation Le zoologiste franco-am éricain C onstantin
parm i les milieux scientifiques de plus en plus Samuel Rafinesque, extravagant mais génial, fut
épris de raison et de rigueur. le prem ier, en 1817, à av an cer que certains
On devait forcém ent s’apercevoir un jo u r que ces Serpents-de-m er p ouvaient et devaient m êm e être
p rétendus « serpents » n’étaien t pas des serpents. des poissons, sans doute apparentés aux Anguilles,
Et, p our com ble de m alheur, la prem ière fois mais aussi à d ’autres poissons anguilliform es, les
qu’on cru t en ten ir un — échoué en 1808 sur l’île Synbranches. Il est égalem ent le p rem ier à leur
de Stronsay, une des O rcades —, il se révéla un avoir donné des noms scientifiques.
R equin-pèlerin, rendu m éconnaissable par la Q uand, p ar la suite, les déco u v ertes paléontolo-
p u tréfaction. Q uant au «jeune» q u ’on découvrit giques rév élèren t l’existence passée de grands
en 1817 sur une plage du M assachusetts, ce reptiles marins, tels que le Plésiosaure qui,
n’était q u ’une couleuvre ordinaire déform ée par d ’après un de ses descripteurs, avait l’air d ’un
la m aladie... serpent enfilé dans une carap ace de to rtu e, d ’un
Les quolibets se m irent à pleuvoir. Et la porte serpent à palettes n atatoires si l’on préfère,
était désorm ais ouverte aux m ystifications déli­ d ’aucuns s’em pressèrent de faire le rap p ro ­
bérées do n t les zoologistes intéressés devaient chem ent qui, selon eux, s’im posait. Les fameux
faire les frais. Les S erpents-de-m er, d ’après leurs Serpents-de-m er étaien t de to u te évidence des
descriptions, ne pouvaient pas être des serpents, Sauriens rescapés du S econdaire, de vrais fossiles
et ceux q u ’on exam inait de près se révélaient des vivants. C ette séduisante hypothèse tro u v a
créatures banales. O n en conclut avec une hâte surtout des supporters en G ran d e-B retag n e, où
excessive que to u t b onnem ent ils n ’existaient pas. elle continue d ’être très populaire de nos jours.
L’am biance de maléfice et de superstition dans A l’épo q u e victorienne, ses plus ém inents d éfen ­
laquelle ils baignaient renforçait d ’ailleurs l’idée seurs étaien t H enry N ew m an, l’éd iteu r du grand
q u ’ils étaien t nés de l’im agination populaire. m agazine scientifique londonien The Zoologist,
C ’était oublier un peu trop vite les anim aux bien et le grand vulgarisateur de l’histoire naturelle
1. Les R ep tiles o n d u le n t to u jo u rs d a n s le plan h o riz o n tal (ce qui
Philip H enry G rosse.
d 'a ille u rs est n a tu re l de la p a rt d ’a n im au x c o n s tru its à l’o rig in e p o u r L orsque le fabuleux K raken fut enfin dém asqué,
ra m p e r sur le sol) et il en est de m êm e d es A m p h ib ie n s et des
Poissons. Seuls, p arm i les V ertéb rés, les M a m m ifè re s et les O iseaux
reconnu com m e un C alm ar géant et baptisé du
sont c a p ab le s d ’o n d u le r d an s to u s les sens, m ais la c o m p o sa n te p rin ­ nom scientifique d 'Architenthis, certains natu ­
cipale de leurs m o u v em en ts de p ro p u lsio n se tro u v e d a n s le p lan v e rtical.
C ’est ce qui explique p o u rq u o i la. q u e u e d es C é ta c é s est d isp o sée ralistes anglais, n otam m ent H enry Lee, le conser­
ho riz o n tale m e n t alors q ue celle d es Poissons l'e s t v e rtica le m e n t. vateu r de l’A quarium de B righton, cru ren t

70 Le grand Serpent-de-m er
crivit en faux contre la thèse d ’O udem ans. Il
Comme la terre produit entre autres choses estim ait que le D ragon de la Baie d ’Along,
admirables plusieurs m onstres de diverses com m e on appelait le m onstre vietnam ien, avait
façons, aussi ne fa u lt douter q u ’en la m er - qui plutôt des traits reptiliens, mais q u ’il fallait le
ha trop plus grande étendue, et est pleine rap p ro ch er, non des Plésiosauriens ainsi q u ’on
d ’infini nombre de poissons et autres bêtes — ne l’avait fait ju sq u ’alors, mais des M osasauriens.
s'engendrent choses m onstreuses et d ’étrange Bien plus souples et serpentiform es, m oins
anciens géologiquem ent p arlant, ce sont, en fait,
sorte...
des cousins m arins dém esurés des Varans, to u ­
Pierre Belon, La Nature et Diversité des Poissons. 1555.
jo u rs florissants de nos jo u rs dans les régions
tropicales d ’A frique, d ’Asie et d ’O céanie 2.
l’affaire du S erpent-de-m er réglée du m êm e coup. A la m êm e époque, d ’au tres zoologistes français
Les S erpents-de-m er devaient être des Archi- ém irent des hypothèses plus audacieuses encore.
tenthis mal observés... L’anim al de la Baie d ’Along étan t, d ’après les
Il fallut atten d re le dernier tiers du siècle passé Vietnamiens, cuirassé et segm enté, le Dr. G eorges
p o u r voir enfin ém ettre l’opinion que le Serpent- Petit, égalem ent du M uséum , avança q u ’il
de-m er a des traits indéniables de m am m ifère. s’agissait p eu t-être de quelque espèce g éan te de
L’idée fut d ’abord défendue scientifiquem ent Syngnathe, ce frère serpentiform e de l’H ippo-
par un vulgarisateur anglais, le révérend cam pe, dont la peau est sous-tendue com m e chez
J.G . W ood, qui te n ait le S erpent-de-m er pour ce dern ier p ar une su p erstru ctu re cartilagineuse
voisin du Z euglodonte, un cétacé fossile archaï­ annelée. O n alla m êm e ju sq u ’à se dem ander si cet
que à cou encore délié. Elle fut ensuite reprise anim al ne pouvait pas être un A rth ro p o d e, plus
p ar le d irec teu r des jardins b otanique et zoolo­ précisém ent un d escen d an t éloigné et gigan­
gique de La H aye, le Dr. A ntoon Cornelis tesque des E uryptérydes, ces S corpions-de-m er
O udem ans, qui ap p a ren ta it p lu tô t le m onstre au énorm es d ont certains atteig n aien t plusieurs
groupe des P innipèdes, et voyait en lui un énorm e m ètres de long.
phoque à cou dém esuré et à queue interm inable. Q uand éclata, en 1933, l’affaire du M onstre du
P our o b tenir ce d ern ier p o rtrait-ro b o t, le savant Loch Ness — en som m e un S erpent-de-m er p ri­
hollandais avait rassem blé, dans la littératu re, pas sonnier d ’un im m ense lac écossais — un zoolo­
moins de 187 tém oignages relatifs à des obser­ giste anglais, le D r. M alcom B urr, frappé par
vations du m onstre fabuleux. Il publia son dossier certains ca ractères apparem m ent co n trad icto ires
com plet, avec ses notes critiques et ses con clu ­ rap p o rtés p ar les tém oins, tira une conclusion o ri­
sions, dans une m onographie m onum entale The ginale. Le S erpent-de-m er en question sem blait
Great Sea-Serpent (1893). passer p ar un e phase larvaire, à branchies, avant
D epuis, la science du S erpent-de-m er n’a plus fait d ’acq u érir sa form e définitive d ’adulte: on doit le
de progrès aussi spectaculaires, mais bien des classer parm i les A m phibiens! C ’est sans doute
rapports nouveaux se sont accum ulés et quelques quelque Salam andre ou T riton gigantesque.
hypothèses intéressantes ont été ém ises.
A cette thèse se ran g ea le lieu ten an t-co m m an d er
M O SA SA U R E , S C O R P IO N -D E -M E R , R u p ert T. G ould, de la Royal Navy britannique,
T R IT O N OU A N G U IL L E C O LO SSA LE ? qui venait de publier précisém ent le second
ouvrage jam ais écrit sur notre héros, The Case
Au d éb u t de notre siècle, après de m ém orables for the Sea-Serpent (1930), à savoir « L a défense
observations faites au large du T onkin par les du S erpent-de-m er». Loin de ch erch er dans ce
officiers et l’équipage de plusieurs bâtim ents de la livre, com m e O udem ans, à réu n ir la plus grande
M arine nationale française, le professeur Léon 2. Le plus g rand est le fam eux D ragon de K om odo, seu lem en t d éco u v ert
Vaillant, du M uséum d ’H istoire naturelle, s’ins­ en 1912. Cf. P la n ète n° 17.

Le mystère animal 71
quantité possible d ’observations, l’officier de
m arine avait visé à la qualité, ne com m entant De la grande m ajorité des créatures marines, on
qu’un petit nom bre de tém oignages triés sur le est fo n d é de dire que nous n ’en voyons jam ais un
volet et offrant toutes les garanties d ’auth en ­ individu que par accident et que nous n ’en obte­
ticité. nons jam ais un spécimen que par accident raris­
Puis éc la ta un vrai coup de th é âtre! Il se révéla
sime.
que les savants danois possédaient, au laboratoire
Richard Proctor, Pleasant Ways in Science, 1879.
de Biologie m arine de C harlottenlund, un bébé
S erp en t-d e-m er en bocal... En effet, en 1930, au
cours de la croisière océanographique du Dana,
dirigée p ar le Dr. Johannes Schm idt, l’hom m e qui im pressionnante: un bon m illier de pages d acty ­
avait percé le m ystère des m igrations de l’anguille lographiées. Il fut publié en 1955 sous le titre de
com m une, le chalut avait ram ené des profondeurs Sur la Piste des Bêtes ignorées 4. Il avait fallu le
de l’A tlantique Sud, une larve leptocéphalienne scinder en deux volum es et, p o u r ne pas d o n n er à
d ’anguille m esurant près de 2 m ètres de long. ceux-ci une épaisseur excessive, to u te la p artie
L’adulte, pensa le D r. A nton B ruun qui se au d em eu ran t m odeste — quelque 75 pages —
tro u v ait à bord, devait toutes p roportions gardées consacrée au dom aine marin avait été retirée à
avoir au m oins 12 à 15 m ètres. C eci pouvait être la dem ande de mon éditeur, et serait destinée à
discuté (car il n ’existe pas de rapport constant être développée dans un ouvrage ultérieur.
entre la taille du leptocéphale et celle de l’adulte) Le chapitre en question était centré, bien entendu,
et le fut d ’ailleurs âprem ent. M ais la possession sur le problèm e du Serpent-de-m er. C ’était un
d ’une pièce à conviction co n crète ébranla néan­ survol historique de la question, fait à une alti­
m oins l’incrédulité de la faction de zoologistes tude p lu tô t élevée, à l’issue duquel je m e rangeai
qui restaient encore sceptiques. docilem ent aux conclusions d ’O udem ans, en sou­
A ce m om ent, en som m e, on avait p ratiquem ent lignant toutefois la solidité de l’hypothèse mosa-
rap p ro ch é le S erpent-de-m er de tous les grands saurienne défendue p ar le professeur Vaillant et
groupes zoologiques. O n avait vu en lui un en insistant sur le fait que l’observation accid en ­
In v ertébré m ou (C alm ar géant) et un Invertébré telle en surface d ’anguilles gigantesques - les
articulé (E uryptéride), un Poisson (Anguille, p aren ts du leptocéphale du Dana — devait avoir
S ynbranche, Syngnathe), un A m phibien (Triton de tem ps en tem ps em brouillé la question.
géant), un R eptile (Serpent, Plésiosaure, M osa- La question en réalité était beau co u p plus
saure), et un M am m ifère (Z euglodonte, Phoque com pliquée encore que je ne le soupçonnais. C ’est
géant à long cou). Il n ’y avait que parm i les ce qui m ’ap p aru t de m anière de plus en plus
O iseaux que personne n ’avait songé à le classer 3. aiguë, ju sq u ’à me d o n n er une sensation d ’étouf-
3. C e n ’e û t d ’a illeu rs p as é té aussi rid ic u le q u e c e la p e u t p a ra ître .
A vec un p eu d 'im a g in a tio n et s u rto u t d e b o n n e s c o n n a issa n ce s, on
L’E X E M PL E É D IF IA N T a u ra it pu se c ro ire fondé à le faire. C a r il a existé a u tre fo is d 'é n o rm e s
DU C A L M A R G É A N T o iseau x m arin s qui n e v o laie n t p o in t, VIchthyornis. et YHesperornis. O n a
m êm e d é c o u v ert, il y a p eu , les reste s d ’un M a n ch o t qu i d e v a it m esu re r
2 m ètres d e b o u t et a u c u n oiseau n ’est m ieux a d a p té q u e le M a n c h o t à
Telle était la situation quand, il y aura b ientôt une vie m arin e q u asi exclusive. Enfin, on a tro u v é en 1949, s u r une
plage d e F lo rid e , d es tra c e s d e p as é n o rm e s v e n an t de la m er, qui
vingt ans, je me mis peu à peu à co n c en tre r tout av aien t é té laissées p a r des p a tte s p a lm é e s à tro is do ig ts ressem b lan t
mon intérêt sur le problèm e des anim aux encore fu rie u se m e n t à celles d 'u n oiseau gig an tesq u e
inconnus de la Science, et où peu à peu se révéla 4. Pu b liée o rig in e lle m e n t p a r la L ib rairie Pion, c e t o u v rag e allait
c o n n a ître une c a rriè re e x tra o rd in a ire . Il d e v a it ê tre tra d u it en m ain tes
à mes yeux un cham p d ’investigation énorm e, langues d a n s d e n o m b re u x p a y s: É tats-U n is, E sp ag h e, Y ougoslavie (en
quasi inexploré et d ’une richesse insoupçonnée, s e rb o -c ro a te et en Slovène), R o y a u m e -U n i, D a n e m a rk , A llem ag n e.
Po lo g n e, T c h é c o slo v a q u ie , J a p o n e t U .R .S .S . (en russe, en le tto n , e tc ...)
dans lequel je m’enfonçai à corps perdu. Les où un dem i-m illio n d ’e x em p laires env iro n fut ven d u . L’éd itio n
résultats de mes prem ières années de recherches anglaise. On the Trace o f Unknown Animais (1958), a é té e n tiè re m e n t
revue et c o n sid é rab le m e n t a u g m e n té e. En 1963 elle a m êm e é té mise
se traduisirent par un m anuscrit d ’une taille à jo u r.

72 Le grand Serpent-de-m er
Le Serpent-de-mer de /’Osborne ( 1877) a d ’abord été aperçu sous la forme d'une rangée d ’ailerons...

Gravure représentant l’animal vu par les marins du Dedalus ( 1848).


( G ra v u re s du xixr siè c le, arc h iv e s d e B e rn a rd H eu v elm an s).

Le mystère animal
fem ent, voire d ’angoisse, au cours des années que
je devais consacrer à fouiller le problèm e dans
L e Possible est une matrice form idable. L e m ys­
les coins et les recoins, années qui allaient
contre toute atten te se m ultiplier de façon
tère se concrète en monstres. Des morceaux
inquiétante. d ’ombre sortent de ce bloc, l’immanence, se
T o u t d ’abord m ’était apparu la nécessité de déve­ déchirent, se détachent, roulent, flo tten t, se
lopper la question du C alm ar géant, do n t le destin condensent, fo n t des emprunts à la noirceur
ressem blait curieusem ent à celui du Serpent-de- ambiante, subissent des polarisations inconnues,
mer. P endant des siècles, les deux vedettes de prennent vie, se composent on ne sait quelle
l’em pire des m onstres m arins avaient suivi des form e avec l’obscurité et on ne sait quelle âme
voies parallèles. D ’abord décrit sous le nom de avec le miasme, et s ’en vont, larves, à travers la
K raken com m e une bête-île incroyable, pris
vitalité. C ’est quelque chose comme les ténèbres
ensuite pour un P oulpe colossal apte à engloutir
des navires, le C alm ar géant avait vu sa silhouette fa ites bêtes.
se préciser au cours des siècles à la suite d’épi­ Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer.
sodes m ém orables. M algré la présence de pièces
à conviction indiscutables — becs et tronçons de
ten tacules — conservés dans des cabinets de m alaco lo g u es5 — s’étaien t en général contentés
curiosités obscurs, mais aussi dans des m uséum s de citer leurs prédécesseurs, en les déform ant
célèbres, le m onde savant s’était longtem ps, d ’ordinaire, en les trad u isan t mal et en y ajoutant
obstiném ent refusé à adm ettre son existence. Un quelques erreurs de leur cru, en sorte que les
expert avait m êm e prouvé par le calcul q u ’un exposés les plus récen ts étaie n t un effroyable
calm ar au corps long de 5 m ètres et pesant salm igondis n’ayant plus que des rap p o rts ex trê­
2 tonnes était mécaniquement impossible. 11 avait m em ent lointains avec les faits originaux.
fallu, dans les années 1870, une épidém ie N ’ayant donc aucun ouvrage sérieux et bien
d ’échouages de spécim ens énorm es à T erre-N euve do cum enté à qui renvoyer mes lecteurs p o u r plus
—d o n t un de plus de 17 m de longueur totale, et am ple inform ation, j ’en fus réduit à reto u rn er
d ’un poids excédant 40 tonnes — pour q u ’on se aux sources, à consulter environ 500 livres ou
décidât enfin à reconnaître officiellem ent la réalité articles de périodiques et m êm e à ap p ren d re les
du m onstre et son nom scientifique d'Architenthis. langues S c a n d i n a v e s , au m oins le danois, une
Ne pouvait-on espérer que le S erpent-de-m er, grande p artie de la littératu re ancienne étan t
après avoir traversé des avatars sem blables, rédigée dans cette langue, et accessoirem ent
connaîtrait un jo u r un sort pareil? En tout (juste ciel!) en islandais et en norvégien.
cas, l’histoire fantasm agorique du C alm ar géant, Je finis ainsi par reco n stitu er dans le détail
anim al bien plus invraisem blable après to u t que cette tén éb reu se affaire, p ar d én o u er lab o rieu ­
lui, me sem blait une incom parable dém onstration sem ent un nœ ud gordien d’erreu rs et de confu­
de la sottise et de la stérilité d ’une incrédulité sions qui refusait de se laisser tran ch er. C ela
butée et la m eilleure introduction possible à m ’avait pris trois ans, mon ch ap itre prélim inaire
l’histoire, si étro item en t sem blable, du Serpent- était devenu un gros livre de 500 pages, mais je
de-m er. La rac o n ter en un chapitre prélim inaire pouvais m’enorgueillir — moi qui ne suis pas
me p aru t indispensable. m alacologue - d ’avoir écrit le p rem ier ouvrage
relatan t par le m enu l’histoire de notre connais­
H élas! quand je me suis mis à parco u rir la litté­ sance progressive des C éphalopodes géants. Peut-
rature générale consacrée au C alm ar géant, je être allais-je rester le seul ou presque à pouvoir
m’aperçus avec une consternation croissante que en juger, car qui d ’autre se d o n n erait jam ais la
tous les auteurs qui en avaient parlé — q u ’ils peine de lire to u te la littératu re consacrée à la
fussent de sim ples vulgarisateurs ou d ’ém inents 5. La M alaco lo g ie est la sc ie n c e c o n sa c ré e à l'é tu d e d es M o llusques.

74 Le grand Serpent-de-m er
question? Il n’em pêche que c’est avec une ironie observations s’éch elo n n aien t entre le d éb u t du
am ère que, dans le Zoological Record, qui tient x v ir siècle (peu avant 1639) et 1964.
le m onde au cou ran t de tout ce qui se publie A ce propos, em pressons-nous de dissiper une
dans le dom aine zoologique, je trouvai mon livre prem ière idée reçue. A l’encontre de ce q u ’on
classé sous la rubrique « Folklore et superstitions» croit en général, le problèm e du S erpent-de-m er
par le m alacologue bibliographe de service, qui, n ’a rien perdu de son actualité, les observations
de to u te évidence, n ’en avait lu que le titre: Le du « m onstre » ne sont pas plus rares de nos
Kraken et le Poulpe colossal (Tom e I de Dans le jou rs q u ’aux siècles passés. Laissons les chiffres
Sillage des Monstres marins). D écidém ent, la tra ­ parler d ’eux-mêmes.
dition se p erp étu ait chez les spécialistes des P our to u t le x v ir siècle, je n ’ai pu découvrir que
M ollusques, de citer des ouvrages sans p ren d re la 5 rapports, puis 4 seulem ent p o u r la prem ière
peine de les consulter... m oitié du x v i i p et 20 pour la seconde moitié.
C ’est à p artir du XIX' siècle que les rapports se
A L’A SSA U T DU D R A G O N DES M ERS sont vraim ent multipliés, à cause bien sûr du p er­
fectionnem ent croissant des m oyens d ’inform ation.
C’est au tan t à cause de scientifiques de cette Aussi ai-je pu en d écouvrir 164 p o u r la période
espèce, m éfiants et dédaigneux à l’égard de tout 1801-1850, 149 pour la période 1851-1900, et 165
ce qui paraît fantastique et n’est pas rédigé dans po u r la période de 1901 à 1950. Pour les toutes
un jarg o n pédant, q u ’à cause de profanes seu­ dern ières années — celles allant de 1951 à 1964 —,
lem ent attirés p ar ce qui est fantastique et m er­ je suis arrivé à en réunir 36. Si le m êm e rythm e
veilleux, que le problèm e du G ra n d S erpent-de- se poursuit, cela fera 138 p o u r la seconde moitié
m er a si souvent été ten u à l’éc art des objets du XX1 siècle. En gros, depuis 1800, on signale
d ’étude digne de la Science, et a si longtem ps environ 150 Serpents-de-m er p ar dem i-siècle, une
piétiné. Aussi ai-je toujours cherché, to u t au long m oyenne de 3 par an! A vouez que ce n’est pas
de mon enquête, à tro u v er le juste milieu entre mal. B eaucoup d ’énorm es anim aux marins,
ce que le père Jacques d ’A utun appelait déjà au dû m en t catalogués par la Science — je pense
xvii' siècle « l’incrédulité savante et la crédulité notam m ent au R equin-baleine, à de nom breuses
ignorante ». espèces de Baleines-à-bec 6 et au C alm ar géant -
R éunir la docum entation com plète sur la question n’ont jam ais été observés si souvent, même
était un travail de titan. En me servant com m e échoués par accid en t sur des plages.
base de la bibliographie d ’O udem ans, et surtout
de ses dossiers ultérieurs im publiés, que je fus D É PIST A G E DES C A N U L A R S
consulter et m icrofilm er aux Pays-Bas, en 1959, ET DES M ÉPR ISES
par une exploration systém atique des richesses de
m aintes bibliothèques, avec l’aide d ’amis, de C eci appelle toutefois des réserves. D ’abord il
collègues et de correspondants du m onde entier, convenait d’élim iner des quelque 550 rap p o rts
des U.S.A. à l’U .R.S.S., en passant entre autres rassem blés, tous les canulars incontestables. Ils
p ar le G uatem ala, le Brésil, l’U nion Sud-africaine sont gén éralem en t enfantins à repérer. J ’en ai
et l’Islande, je fus am ené peu à peu à consulter décelé 52 pour une période de 325 ans, soit un tous
plusieurs milliers de livres, de revues et de les 6 ans en m oyenne. Fin d ’une autre légende:
jo u rn au x ayant parlé du S erpent-de-m er ou celle selon laquelle chaque été dans le m onde
fourni des inform ations capables d ’éclaircir la entier, les journalistes en mal de copie inventent
question. F inalem ent je pus m ettre sur fiche des histoires de S erpents-de-m er p o u r pallier le
543 observations circonstanciées — faites réel­ m anque d ’inform ations en période de canicule...
lem ent, apparem m ent ou p réte n d u m en t — de 6. Les B alein es-à-b ec qui fo rm e n t la fam ille d e Z ip h iid é s, rep ré se n té e
au jo u rd 'h u i p a r 5 g e n re s bien d istin c ts ne sont pas d es b alein es p ro ­
grands anim aux m arins serpentiform es à quelque p re m e n t d ite s, c ’e st-à -d ire des C é ta c é s à fan o n s, m ais p lu tô t des
titre, et tenus pour inconnus de la Science. Ces d a u p h in s d ém esu rés.

Le mystère animal 75
Ensuite, il fallait mettre de côté toutes les obser­
vations se rapportant ou pouvant se rapporter à
des animaux connus de la Science, mais non, Le grand océan se rend adm irable à toutes
semble-t-il, des témoins ou du moins non reconnus nations pour les estranges et diverses sortes de
par eux. J ’ai pu découvrir 49 méprises — évi­ poissons qu’il produit, lesquels ne sont tant
dentes ou possibles de cette sorte. admirables pour l’infinie quantité qui se trouvent
en ceste mer, voire telle qu’on jugeroit qu'il n'y a
La majorité (15) se rapportent a pp a rem m e nt à
plus d ’estoiles au ciel q u ’il y a là de poissons,
des Cétacés catalogués, à fanons ou à dents. Dans
8 cas ce sont de toute évidence des Régalées ou que pour leur excessive et espoventable grandeur,
d ’autres poissons rubanés qui ont été aperçus; et m onstrueuse form e, et figure.
dans 5 cas, d’énormes Pythons, qui traversent
Olaüs Magnus, Histoire des peuples septentrionaux, 1561.
parfois des étendues marines à la nage; dans
4 cas, des Requins-baleines, 4 cas aussi des
Requins-pèlerins et 4 cas enfin des Raies géantes, moins une fois par an de grands animaux marins
trois Sélaciens gigantesques dont le premier est qui restent toujours inconnus de la Science
resté totalem ent inconnu jusq u’en 1828 et, en ac tu ellem ent Répétons-le, bien des animaux
pratique, ju squ ’au milieu du siècle dernier, à ap parten ant à des espèces connues n’ont pas été
cause du caractère confidentiel de sa description observés si fréquem m ent en mer.
originale7. Par 3 fois aussi on a pris des Pinnipèdes
connus, com m e l’Éléphant de m er ou le Phoque LES S E R P E N T S -D E -M E R SE SUIVENT
à capuchon, pour des Serpents-de-mer, et par MAIS NE SE R E S S E M B L E N T PAS
deux fois des Calmars géants manifestes. Enfin
notre dossier est encom bré par l’observation Soit. Mais —tout le problèm e est là — le Serpent-
d ’un serpent marin ordinaire, d ’un congre ou de mer, quelle que soit son identité zoologique,
d ’une m urène énorme, mais restant dans les n’appartient-il qu ’à une seule espèce?
limites de taille normales d ’un poisson-lune, et La plupart des naturalistes qui se sont penchés
semble-t-il, d ’une des dernières Rhytines de sur la question pensent que oui, et c ’est sans
Steller, ce Sirénien géant ou Vache marine qui doute ce qui les a égarés. On com prend leur
hanta ju sq u ’en 1820 les eaux côtières des îles attitude. Il est déjà assez extraordinaire, ont-ils
Komandorski. Tout cela était à mettre au rencart. estimé, qu’une seule espèce marine de très grande
Il était enfin d’une honnêteté élémentaire de ne taille ait gardé l’incognito ju squ’à nos jours.
pas tenir com pte de 117 rapports vagues, ne Q u ’il y en ait plusieurs devient impensable!
don nant pratiquem ent aucun détail sur les Leur attitude est peut-être compréhensible et
animaux rencontrés, sim plement qualifiés du excusable, elle n ’en est pas moins absurde. Notre
nom équivoque de « serpents-de-mer». ignorance du monde marin toujours sillonné en
Après élimination des canulars, des méprises surface le long de routes immuables et à peine
et des observations douteuses, le nombre d ’obser­ égratigné en profondeur par des engins encore
vations sur lesquelles je pouvais fonder mes rudimentaires, l’histoire de la découverte des
recherches se réduisait à 325, ce qui est exac­ géants de la m er - trouvés pour la plupart depuis
te m en t le nombre d ’années qui sépare 1964 de moins de 150 ans — tout concourt à prouver que
1643. Bref, depuis cette dernière date — ceci la Science des animaux marins est loin d ’avoir
est enfin rigoureux —, on a signalé et décrit au atteint son apogée. Il serait, en vérité, extra­
7. En som m e, c ’esi faire p reu v e d ’un souci e x c essif d e rig u e u r q u e de
ordinaire qu’il n’y eût plus dans les mers qu’une
c lasser pa rm i les m ép rise s tro is o b se rv a tio n s d e S e rp e n ts -d e -m e r se seule espèce de grande taille encore inconnue.
ra p p o rta n t à des req u in s-b a le in e s et faites a v a n t 1835. En v é rité, le
Chacon, c o m m e on l’a p p e la it aux Ph ilip p in es, p e u t ê tre ten u p o u r le
Déjà, après un premier défrichage du problème
p re m ie r S e rp e n t-d e -m e r rec o n n u p a r la Z o o lo g ie et d û m e n t id en tifié. du Serpent-de-mer, il m ’était apparu q u ’au

76 Le grand Serpent-de-m er
moins deux espèces différentes d ’animaux ignorés affaire, je fus tenté d ’ab an d o n n er la p artie, la
devaient avoir contribué à la naissance de la rage au cœ ur, les yeux au bord des larm es. M ais
légende: le P hoque à long cou et à longue queue en m êm e tem ps je m’étais laissé p ren d re au
d ’O udem ans et une Anguille de taille gigantesque, charm e de cette histoire énigm atique et fasci­
mais p eu t-être aussi un M osasaurien attardé. n ante. Il me sem blait q u ’il valait la peine de la
Q uand je me mis à rac o n ter p ar le m enu les ép i­ publier, fût-ce à cause de son in térêt pu rem en t
sodes de l’histoire du m onstre fabuleux, plus historique. Et puis, d ’ailleurs, ces milliers de
j ’avançai dans mon exposé, plus je fus effaré de tém oins, d o n t la culture allait de celle du plus
voir la difficulté q u ’il y avait à d éceler une cer­ hum ble p êch eu r à celle du professeur d ’univer­
taine continuité dans le signalem ent des anim aux sité, ne p ouvaient pas tous avoir m enti, s’être tous
rencontrés, sauf s’il s’agissait d ’un épisode local. trom pés, et s’être tous trouvés de faux co-
Le S erpent-de-m er était d écrit ta n tô t avec un cou tém oins...
de cygne, ta n tô t avec le cou p lutôt bref; ta n tô t il
avait des yeux énorm es, ta n tô t on ne pouvait pas LA V É R ITÉ
les discerner; ta n tô t sa queue s’effilait en pointe, C O M M E N C E À SE D E SS IN E R
ta n tô t elle s’élargissait en deux lobes; ta n tô t on
lui voyait quatre palettes natatoires, ta n tô t il ne Je fis bien de m’e n tête r car à force de reprendre,
sem blait y en avoir que deux, voire pas du tout. de rem anier et de polir mon texte, je digérais de
Q uelques contradictions pouvaient s’expliquer. plus en plus l’incroyable masse d ’inform ations
Ainsi, certains S erpents-de-m er avaient le cou q u ’il co n ten ait, et je finis p ar p ren d re conscience,
garni d ’une ab ondante crinière, d ’autres l’échine au-delà des contradictions, de ceraines cons­
lisse. O udem ans en avait ingénieusem ent rendu tantes.
com pte en attrib u an t cette différence à un dim or­ Ainsi j ’avais rem arqué que jam ais un Serpent-de-
phism e sexuel co u ra n t chez les M am m ifères: la m er n’était décrit avec un long cou et une longue
crinière devait être l’apanage du mâle. M ais queue en m ême tem ps, sauf dans certains cas par­
d ’au tres S erpents-de-m er portaien t sur le garrot ticuliers où l’anim al était agité en surface de
un p etit aileron triangulaire, ce qui était tout soubresauts anorm aux. Ces m anifestations sem ­
différent. E t puis il y avait les S erpents-de-m er blaient se rap p o rter à des individus blessés,
qui avaient le dos orné d ’un chapelet de bosses, m alades ou m oribonds —vraisem blablem ent donc
ceux qui avaient le dos lisse, ceux qui l’avaient arrach és à leur milieu naturel. E t je com pris que
hérissé d ’une crête en dents de scie et ceux qui le p o rtrait-ro b o t du Megophias d ’O udem ans était
paraissaient l’avoir garni d ’un bout à l’autre com posite: il avait em prunté son long cou à un
d ’énorm es ailerons curieusem ent inclinés vers type de S erpent-de-m er et sa longue queu e à un
l’avant. Il y avait des S erpents-de-m er noirs p ar­ autre...
dessus et blancs par-dessous, des Serpents-de- J ’avais aussi fini par co n stater q u ’au large des
m er roux, gris, beiges, v erdâtres et m arbrés, côtes du M assachusetts et de la N ouvelle-E cosse,
roses, bleutés et jaunes. Il y en avait de tach etés le S erpent-de-m er était g én éralem en t d écrit avec
et d ’annelés, de zébrés en long et de zébrés en l’échine garnie de m ultiples p etites bosses étro i­
large... D e quoi y perdre son latin (zoologique)! tem en t accolées, m êm e q uand il était im m obile.
D e tem ps en tem ps, certes, il y avait com m e un Au large des côtes norvégiennes, ces bosses
indiscutable rappel de descriptions passées, mais étaien t plus distantes l’une de l’autre, et dispa­
dans l’ensem ble la juxtaposition des rapports raissaient quand l’anim al était au repos, com m e si
dans l’ordre chronologique donnait une effroyable elles n’étaien t dues q u ’aux ondulations verticales
im pression de chaos. A près de nom breuses du corps. M ais il y avait des exceptions à cette
années de travail, la rédaction de près de règle.
1 500 pages dactylographiées, plus d’une fois, En revanche, le S erpent-de-m er à ailerons m ul­
devant m on im puissance à voir clair dans cette tiples sem blait n ’avoir jam ais été signalé que dans

Le mystère animal 77
des eaux tropicales ou pour le m oins sub-tro- moyen d ’un je u de longues aiguilles, d ’essayer
picales. successivem ent toutes les com binaisons pos­
T outefois, tandis que je com m ençais à discerner sibles ou du moins vraisem blables.
certains traits de différenciation, l’affaire se Le résu ltat de ce travail fastidieux en tre tous
com pliquait p ar certaines observations conscien­ se révéla stupéfiant. B rusquem ent to u t s’éclairait
cieusem ent détaillées et faites p ar des gens d ’une com m e p ar en ch an tem en t. Les cartes se g ro u ­
bonne foi certaine et d ’une personnalité au- p ère n t to u t n atu rellem en t en n euf catégories
dessus de to u t soupçon. Elles se rap p o rtaien t faisant ainsi ém erger n eu f types de Serpents-
parfois à des anim aux totalem ent différents de de-m er n ettem en t distincts.
ceux dont je com m ençais à esquisser les contours, C ertaines choses que je soupçonnais parfois
notam m ent à un animal souffleur apparem m ent vaguem ent se confirm aient. Ainsi le Serpent-de-
arm é d ’une cuirasse segm entée et garni d ’expan­ m er à bosses m ultiples, si fréquem m ent ren co n tré
sions latérales, rappelant étran g em en t l’invrai­ au large de la côte A tlantique de l’A m érique du
sem blable S colopendre cétacée d ’Elien, de Pline N ord, était très différent à m aints égards de celui
et de M aître G uillaum e R ondelet. D ’autre part, ressem blant à une loutre gigantesque qui han tait
une im pression que j ’avais eue p réco cem en t les eaux plus froides de la N orvège, de l’Islande
p ren ait peu à peu un poids considérable: une et du G roenland. C elui à m ultiples ailerons
sorte de Sélacien serpentiform e, version « grand s’identifiait avec le D ragon si soigneusem ent
form at» du R equin-à-collerette, était m anifes­ d écrit dans la baie d ’A long et avec la Tompon-
tem en t im pliqué dans le problèm e. drano ou M aître-des-E aux du folklore m algache:
Bref, j ’étais pratiq u em en t arrivé à la fin de mon les files d ’ailerons devaient donc être inter­
exposé des faits et des théories ém ises, que je prétées com me des expansions latérales entrevues
n’y voyais pas encore bien clair. M ais le chaos à la faveur de virages sur le flanc.
sem blait p ren d re form e. Point de lumière, eût dit
M ilton, mais des ténèbres visibles... Enfin des conclusions auxquelles je n’avais jam ais
songé s’im posaient. C eci me réjouissait p articu ­
LE SER PE N T DE M E R = 5 M A M M IF È R E S lièrem ent, car j ’y voyais la preuve indiscutable
+ 1 R E P T IL E + N POISSO N S que les résultats o btenus n’étaien t pas influencés
ou déform és par des préjugés. Il se révélait que
C ’est en dressant des tableaux synoptiques l’anim al à crinière et celui à long cou, tous deux
d étaillant tous les traits rapp o rtés dans les obser­ cosm opolites, ne pouvaient pas être le mâle et la
vations dignes de considération — longs rouleaux fem elle, ni l’adulte et le jeu n e d ’une m ême
de p ap ier m illim étré qui couvraient des murs espèce. Chez le prem ier, les globes oculaires
entiers —, q u ’après avoir souligné à l’aide de frap p aien t toujours p ar leur g ran d eu r d ém esurée;
couleurs différentes certains caractères, je me chez le second, l’œil n’était guère discernable. Et
mis à discerner plus nettem en t q u ’ils se grou­ d ’au tres caractères encore consom m aient le
p aient toujours de m êm e façon. M ais ta n t de divorce des deux types.
com binaisons étaie n t possibles ou impossibles! Parm i les n euf types ém ergés, deux me p aru ren t
La m anière la plus simple d ’en sortir eût été de devoir être provisoirem ent tenus à l’écart, car
confier ce travail de tri-rech erch e des groupe­ fondés sur un nom bre tro p faible d ’observations,
m ents constants et rejet des associations co n tra­ et d ’ailleurs décrits trop vaguem ent: l’un défini
dictoires — à un ordinateur. M ais é ta n t donné le surtout p ar sa couleur jau n e, l’autre par sa form e
nom bre relativem ent restreint d ’observations, on rap p elan t celle d ’une to rtu e gigantesque.
pouvait se c o n ten te r ici du systèm e des cartes En revanche, un des sept types restants paraissait
perforées. Il suffisait de figurer chaque trait nettem en t hétérogène: il groupait divers poissons
caractéristique par une enco ch e appropriée, puis, à form e d ’anguille, parm i lesquels il devait y avoir
en enfilant les perforations du paq u et de cartes au aussi bien des anguilles p ro p rem en t dites — peut-

78 Le grand Serpent-de-m er
être de plusieurs genres distincts? - que des
Sélaciens serpentiformes, voire des poissons
appartenant à d ’autres groupes, com me celui des
Synbranches.
Les six autres types étaient les plus précisém ent
définis. Non seulement il était possible de décrire
avec soin l’aspect de leurs représentants, et
même certains traits de leur physiologie, mais leur
distribution géographique, leur biotope et leurs
migrations saisonnières se dessinaient avec une
certaine netteté. Et surtout il était possible de
les situer avec une plus ou moins grande précision
dans la classification zoologique. Trois d ’entre
eux devaient être classés parmi les A rchéocètes
ou Cétacés primitifs (peut-être, pour un des trois, Bernard Heuvelm ans est né le
parmi les Siréniens) et occupaient dans les océans 10 octobre 1916, au Havre (Seine-
trois territoires distincts. Deux d ’entre eux M aritim e). D octeur ès sciences zoo­
logiques à vingt-trois ans, après défense
devaient être rapprochés des Pinnipèdes — ce
d'une thèse sur la de ntition de
qui était tout de même une victoire pou r le l'Oryetérope.
Dr. O udemans! — et représentaient des formes Installé à Paris depuis 1947, il y
hautem ent spécialisées de ce groupe dans le sens publie d'abord, outre des articles
de l’adaptation à la vie marine exclusive et même touchant pratiquem ent à toutes les
aux incursions sub-abyssales. Un seul semblait sciences, d'im portantes traductions
être un Reptile, peut-être bien un Mosasaurien, S ur la piste des Bêtes ignorées, paru
mais peut-être aussi un Crocodile océanique, en 1955, traduit dans le monde entier,
semblable aux Thalattosuchiens du Secondaire. est devenu classique, car il pose les
bases d'une discipline nouvelle, la
Bref, à partir à la poursuite d ’un seul monstre
cryptozoologie ou science des ani­
élusif, je me trouvais en fin de compte en présence maux cachés. Ce livre sera com plété
de cinq mammifères, d ’un reptile et de plusieurs par Dans le sillage des monstres marin,
poissons, tous de grande taille, tous inconnus de Tome 1 : le Kraken et le poulpe colos­
notre science, et rappelant tous les serpents par sal (1 958) et Tome 2 : le Grand
l’un ou l’autre trait anatomique. Ceci d ’ailleurs S erpent-de-m er {1965).
s’expliquait sans peine a posteriori. Correspondant de nombreuses sociétés
Étant donné que, dans les mers, un allongement d'histoire naturelle, depuis celle de
progressif accom pagne toujours un accroisse­ Bombay jusqu'à celle de Guatemala,
11 est tenu à l'Est com me à l'Ouest
ment extrême de la taille, on peut considérer que
pour le plus grand spécialiste de
tous les plus grands animaux marins sont en l'H om m e-des-neiges. Il préconise
quelque sorte serpentiformes, fût-ce partiel­ l'usage de méthodes mathém atiques
lement. La tentation avait donc toujours été vive et l'aide d'ordinateurs pour résoudre
de les assimiler à de monstrueux serpents, des problèm es biologiques, com m e
chaque fois q u ’il s’en présentait q u ’on ne connais­ ceux de l'évolution et, en particulier,
sait ou ne reconnaissait point. celui de nos origines.
J ’avais désintégré le Serpent-de-m er de la
légende.
B E R N A R D HEUVELMANS.

Le mystère animal 79
Les pierres fantastiques de Michel Cachoux
Jacques Mousseau Photographies de Serge Béguier

L ’art ne restitue pas le visible, il le rend visible.


PAUL KLEE.
La matière est matière à poésie.
PARACEI.SE

Q U A N D LA N A T U R E IM IT E L’A R T

Un collectionneur L ’artiste em prunte toujours quelque trait physique à la passion qui


l’anim e. Q ui saurait vraim ent voir p o u rra it deviner l’œ uvre à travers
l’hom m e. Aux pierres, arrach ées dans la natu re à la glaise ou au
v isi o n n air e sable, q u ’il expose et propose dans sa galerie de la rue G uénégaud,
au cœ u r du q u artier S aint-G erm ain-des-Prés, M ichel C achoux a pris
e x p lo r e le m o n d e leur im m utabilité. Com m e ses q uartz, ses tourm alines ou ses rutiles,
p o u r le profane, il échappe au tem ps. Sa passion a vingt ans, son
et ses d é s e r t s expérience q u aran te et son être physique sem ble hésiter entre ces
deux âges. Ce m im étism e qui p articip e de l’alchim ie secrète de la vie
pour découvrir me paraît rem arquable non seulem ent parce q u ’il est frappant et
d éro u ta n t, mais parce q u ’il prouve à quel point l’artiste colle à son
entreprise.
des pierres C e tte entreprise est peu ordinaire. M ichel C achoux m onte des expé­
ditions sur les hauts plateaux du Brésil, dans les déserts de
qui c o n t i e n n e n t l’A frique, dans des îles lointaines com m e M adagascar ou Ceylan,
avec le seul dessein et le seul espoir d ’en rap p o rter quelques cailloux,
et e x p r i m e n t le p récieux pour lui seul, du m oins aussi longtem ps q u ’il ne nous a pas
appris à les regarder. Irions-nous sur ses terrain s de chasse — ce qui
m y s t é r i e u x gé nie suppose déjà une prem ière sélection parmi toute l’étendue du globe —
que nous rentrerions bredouilles. T outes les pierres d ’un désert nous
p araîtraien t sem blables. C ertaines rayonnent une aim an tatio n parti­
de la N a t u r e . culière que capte en lui un sens inconnu. D es signes im perceptibles
le guident vers l’objet convoité. Il avance pareil au som nam bule qui,
dans sa m arche inconsciente, évite les obstacles et les abîmes.

Art fantastique
A travers ses explications, c’est ainsi en to u t cas poussé leur œ uvre ju sq u ’à son term e. L’artiste n’a
que j ’ai com pris son aventure. Il quête passion­ pas à ô ter quelque ultim e gangue. Elle est
ném ent les accidents de la nature. Parfois la achevée dans la plénitude de ses lignes, de ses
m atière cesse de travailler en série p o u r c ré er un coloris et de son message. Ce m essage, com m e
objet unique. C om prenons bien : non pas, sur une p o u r to u te œ uvre d ’art, p eu t v arier avec l’obser­
plage interm inable de galets, un galet plus rond, vateur. U ne chrysocolle bleue p eu t suggérer un
plus lisse, mais un objet qui n’a rien à voir avec chevalier casqué d ’acier, la visière de son heaum e
les galets et qui p o u rtan t est né au milieu d ’eux. levée, ou to u te autre in terp rétatio n . M ais elle a
U ne falaise de glaise im m ense et m onotone peut un sens p o u r chacun. Parfois le m essage n’est
recéler un quartz tran sp aren t ou une géode p roposé q u ’à l’état d ’em bryon. Il faut alors le
te n an t em prisonnée dans son enveloppe de cris­ dégager en suivant la pente inscrite dans l’objet
taux, depuis cent ou deux cents millions d ’années, brut. Il accom plit dans ce b u t un autre voyage vers
un peu d’eau trem blotante. P ar un anti-hasard l’atelier lointain d’un des rares lapidaires qui
incom préhensible, on peut être assuré que toutes peuvent travailler ces m inéraux sans les briser. Il
les sortes de raretés ont convergé vers cet objet faut parfois un an de lab eu r à l’ouvrier pour
unique: celle des couleurs et celle des form es. am ener l’objet à sa perfection. M illim ètre par
P ar quelques indices de la surface, M ichel m illim ètre, agate co n tre agate, il réalise la
C achoux sait percevoir cette présence. Il ne form e intuitivem ent devinée par M ichel Cachoux,
co n naît pas de m om ent plus intense que celui où lui-m êm e n’étan t qu’un visionnaire obéissant.
son bras s’enfonce com m e une foreuse dans la « Je ne suis pas là pour p référer », dit-il.
te rre hum ide et molle pour cueillir le trésor Ces visions successives suffisent-elles à faire de
pressenti. Ainsi parfois la m atrone la plus fatiguée ce dernier un artiste véritable? N ’est-il pas
et la plus vulgaire nourrit dans ses flancs le futur seulem ent un collectio n n eu r qui vend (fort cher)
orgueil de l’hum anité. La vie elle-m êm e à les pierres rares créées p ar d ’autres, la nature
laquelle nous som m es ram enés n’est-elle pas d ’abord et l’artisan ensuite? Bien avant les
app arue voici trois m illiards d ’années, com m e un « ready-m ade » de M arcel D ucham p et les accu ­
de ces accidents inattendus de la m atière? Un m ulations d ’objets des jeu n es artistes co n tem ­
quartz, une tourm aline, une rutile ou une cellule porains, l’idée que l’artiste im posait avant to u t
vivante, la m êm e glaise vile a pu en fan ter tout une vision avait len tem en t progressé. La façon
cela. d ont l’artiste regarde im porte davantage que la
chose regardée. Il est d ’abord un œ il — le plus
C H O ISIR , C ’EST C R É E R souvent un œil vierge — qui voit au trem en t et
apprend aux autres à voir. N ous découvrons le
Le lapidaire de la rue G uénégaud, dans sa ciel de T oscane à travers les toiles de L éonard de
d ém arche, tourne au to u r du G ran d S ecret. Il est Vinci adm irées dans les m usées, m êm e lorsque
lui-m êm e inquiet de cette connivence q u ’il sent nous n’en avons pas conscience. N ous som m es
en tre lui et la m atière. Q uel pacte aurait-il aveugles et nous avons besoin de guides. D ans
m algré lui signé? Il éprouve parfois une peu r Poésie et vérité, G œ th e cite l’exem ple p e r­
panique — il l’a avoué à son ami R oger O tahi - sonnel suivant: «L orsque (après une visite à la
à la pensée q u ’il participe au psychism e des galerie de D resde) je ren trai chez mon co r­
pierres. Ses doutes cep en d an t, com m e ceux de d onnier pour le repas de midi, j ’en crus à peine
F aust, sont fugaces. Il est em porté et se laisse mes yeux: je crus en effet avoir devant moi un
em porter. Ses trouvailles les plus heureuses sont tableau de Van O s ta d e 2, tellem en t p arfait q u ’il
celles q u ’il peut laisser telles que la te rre les lui au rait pu figurer sur les m urs d ’une galerie. La
a o ffe rte s 1. La m atière alliée avec le tem ps ont place des objets, la lum ière, l’om bre, la teinte
1. C e so n t p arm i elles q u e nous av o n s fait la sé le c tio n des 2. A d riae n et Isaac Van O sta d e, p e in tre s h o lla n d a is nés à H a a rle m
p h o to g ra p h ies q ue nous p ré se n to n s d ans ces p ages en c o u leu r. (1610-1685 e t 1621-1657).

82 Les pierres de Michel Cachoux


b ru n âtre de tout l’ensem ble, b ref to u t ce q u ’on principaux de la pensée esthétique. Les m ou­
adm ire dans ces tableaux, je le vis ici à l’état vem ents d ’avant-garde, qui ch o q u en t le plus la
réel. Ce fut pour la p rem ière fois que j ’eus sensibilité du public non initié, ne s’efforcent-ils
conscience à ce degré du don que j ’ai développé pas de relier l’hom m e m oderne à l’environnem ent
par la suite avec une conscience plus p ersévé­ sociologique p ro d u it p a r la tech n iq u e, q u ’il
rante, don qui consiste à voir avec les yeux de s’agisse du N ouveau R éalism e euro p éen ou du
tel ou tel artiste aux œ uvres duquel je venais Pop A rt am éricain? P ortés p ar cette m êm e aspi­
de p rête r une attention particulière. » ration confuse, nous trouvons sans d o u te beaux
Un peintre ne porte pas sur sa facture le prix de ces q u artz blancs ou roses, belles ces wulfénite
la toile, du châssis et des couleurs. Pas davantage orange ou ces dioptases vertes p arc e qu e, p ar la
la valeur d ’une tourm aline ou d ’un rutile n ’est vue et le toucher, elles nous rattach en t au flux cos­
fonction des frais du voyage au M inas G eraes. Le m ique qui, en science et en philosophie, constitue
p ein tre ne tarifie pas non plus son travail. 11 l’interrogation essentielle de ce tem ps. En quête
donne un prix à la rareté de sa vision. Et c’est de liens solides, nous franchissons un degré sup­
d’avoir enrichi ou renouvelé sa p ropre vision que p lém en taire: de ce qui nous rattach e à ce que
l’am ateu r d ’art le rem ercie. C e tte vérité a pu être nous avons créé, nous passons à ce qui nous
partiellem ent m asquée p a r le fait que ce tte vision rattach e à ce qui nous a créés.
de l’artiste exigeait un certain tem ps p o u r s’ins­ La m otivation profonde de ces d ém arch es est
crire sur un certain support m atériel, donc un identique: quelle est la place de l’hom m e dans
certain travail. Q uand M arcel D ucham p, sacra­ cet ensem ble? En creu san t cette idée, nous
lisant un objet, supprim ait le travail, son geste com prenons que le m essage hum ain po rté p ar la
de p ro testatio n sym bolique nous révélait que pierre im porte au tan t que sa splendeur form elle.
l’essentiel de l’activité cré atric e dem eurait. N on Il ne nous est pas indifférent q u ’elle évoque un
seulem ent nous n’aurions pas su d écouvrir les chevalier casqué d ’acier bleuté. P ourquoi
pierres fantastiques rassem blées patiem m ent par som m es-nous p articu lièrem en t tou ch és p a r le
M ichel C achoux, mais nous n’aurions pas su voir triangle p arfait inscrit p ar la n atu re dans la m a­
leur beauté. tière dure? Il me sem ble que c ’est p arce que nous
y retrouvons le p ro d u it le plus élaboré d e la
N O N , L ’A R T N ’EST PAS M O R T ! pensée: une ab stractio n m athém atique. Nous
éprouvons n o tre acco rd avec l’univers et, en
P ourquoi les acceptons-nous com m e belles? Et m êm e tem ps, notre im portance en son sein. Ce
surtout pourquoi belles au jo u rd ’hui? C ette qui nous im porte, ce n ’est pas que la n atu re fasse
question nous ram ène au m ystère de la sensibilité de l’art; nous nous enorgueillissons de l’im itation
artistique d’une époque. Il y a 150 ans, H egel, pour de l’hum ain p ar la n ature. Le vieux p réc ep te
qui « la plus haute destination de l’art est celle selon lequel l’art doit im iter la nature ne concerne
qui lui est com m une avec la religion et la philo­ plus l’âm e m oderne. On a souvent noté que la pho­
sophie», prédisait la m ort p rochaine de l’art tographie l’avait relégué dans le dossier des
parce q u ’il pressentait le lent glissem ent du sacré fausses idées. N ous retenons m ain ten an t que la
vers le profane. «O n ne vénère plus une œ uvre natu re imite l’art. L’artiste a pris récem m en t la
d’art, et notre attitu d e à l’égard des créations de m esure de cet orgueil: lorsque les techniques
l’art est beau co u p plus froide et ré flé c h ie 3.» De perfectionnées lui révélèrent la tram e de l’infini-
nos jours, nous assistons à la résurgence des aspi­ m ent petit, lui déco u v ran t du m êm e coup que
rations religieuses — au sens le plus vague et le l’art abstrait n’avait fait que p ressen tir cette
plus général, étym ologique du m ot qui vient du tram e. Il n’en fut pas pour au tant déçu ou humilié.
latin « religere », relier — dans les courants Il se sentit fier, au co n traire, d ’avoir prép aré ses
3. H egel : Esthétique de la peinture figurative. (C o lle c tio n « M ir o irs de
sem blables à adm irer ces révélations de la
l’A rt », é d itio n H e rm a n n ). technique.

Art fantastique 83
F aut-il entrevoir un fond de désarroi dans cette ren ferm en t les choses. Ce fantastique n’est plus
attitude? Pas plus, à notre sens, dans le dom aine g ratuit; d épassant l’im aginaire, il est un message
esthétique q u ’ailleurs. L’artiste est déjà indécis cach é soudain révélé. Ce décodage p eu t exiger la
dans un m onde stable parce que son rôLe est de com plicité des pinceaux ou des burins. Il peut
s’en fo n cer le prem ier dans l’avenir. Q uand tout aussi, com m e c ’est le cas p o u r les pierres de
bouge dans le présent, sa vocation se trouve plus M ichel C achoux, se satisfaire d’un simple geste
encore remise en cause. L’art, sans doute, n’est pas d ’appropriation. Le fantastique que l’artiste
m ort; les artistes seulem ent sont dans une vaste choisit n’est pas moins réel que celui q u ’il crée.
salle d ’attente. C ette caractéristique de notre Un triangle p arfait inscrit dans la tourm aline nous
tem ps explique qu’il y ait ta n t de rech erch es le rappelle.
parallèles et pas de m ouvem ent dom inant. Les
ten tatives de classem ent sont dépassées alors U N E PASSIO N Q U I R E N A ÎT :
q u’elles sont à peine ébauchées. A insi, nous C E L L E DES O BJETS
venons de le voir, sous l’œ il des m icroscopes
électroniques, l’inform el a repris form e, l’œ uvre Ces œ uvres d ’art sont aussi — ou p eu t-être
de W ols s’est rangée au côté de la fine texture de d ’abord — des objets. C e tte qualité particulière
la m atière vivante. C haque instant, en ce siècle, n ’est pas étran g ère à l’attractio n q u ’ex ercen t ces
l’hom m e m oderne est am ené à reco n sid érer le pierres. N ous dem andions: pourquoi les tro u ­
m onde — le m onde extérieur et son m onde inté­ vions-nous belles, et plus belles au jo u rd ’hui
r ie u r —de façon nouvelle, et à prendre conscience q u ’hier? U ne p art de la réponse est là. Soudain
qu’il en a eu ju sq u ’alors une vision superficielle. notre civilisation s’est mise à être fascinée par
l’objet. Elle n ’est pas la p rem ière sans d o u te et,
AU C Œ U R en art, les cycles se su ccèd en t en ondes m ysté­
D U F A N T A ST IQ U E rieuses. L a toile, trio m p h an te depuis vingt-cinq
ans, recule et laisse la p rem ière p lace à l’objet.
Une vision plus profonde rapproche des dom aines L’ustensile de série, à son to u r, devient tableau
qui paraissaient séparés. Ainsi un W ols, une cel­ dans les œ uvres de certains artistes m odernes
lule végétale. C ette dém arche renouvelée vers la (N ouveaux R éalistes et Popartistes). Les bibelots
réalité caractérise, en art com m e en science, ce 1900 rem e tte n t au goût du jo u r le Modem Style.
que nous avons appelé le Réalism e fantastique. Les artisans in v en ten t des form es nouvelles ou
L’adjectif fantastique fait depuis longtem ps partie, red éco u v ren t des form es anciennes. Q uand un
du vocabulaire esthétique. Mais, et Roger Caillois ouvrier lapidaire dégage p atiem m ent une vasque
le p rem ier l’a noté avec p e rtin e n c e 4, il a souvent aux riches m arbrures inscrite dans un bois pétrifié,
été appliqué à des œ uvres intentionnellem ent la forme naturelle découverte par M ichel Cachoux
créées pour « stupéfier à bon com pte » ou « sim uler se transform e et rejoint les créatio n s artisanales
le m ystère». Le vrai m ystère est secret; il ne se sans nous paraître m oins fantastique. Pourquoi
laisse pas aisém ent deviner. Si nous écarto n s le cette vogue de l’objet? B raque me disait que dans
fantastique de parti pris, c ’est-à-dire, selon la le p ro d u it de la m achine, il ne sen tait pas la
définition de Caillois, « les œ uvres d ’art créées main de l’hom m e et que cette absence deviendrait
expressém ent pour surprendre, pour d éro u te r le b ien tô t insupportable. La m ultiplication des
sp e cta teu r p ar l’intervention d ’un univers imagi­ robots a rendu ce tte tare sensible au plus grand
naire, féerique ou rien ne se passe com m e dans le nom bre. La p réo ccu p atio n de l’hom m e est
m onde réel», nous découvrons un fantastique d’éch ap p er à sa solitude; l’univers des objets
plus authentique parce q u ’il étab lit un lien entre standardisés l’y rejette. U ne angoisse m o ntante le
la création insolite de l’artiste et le secret que pousse à saisir la main de l’artisan ou de
4. V oir la p réfa c e d e son plus ré c e n t o u v rag e : Au cœur du fantastique
l’artiste à trav ers l’objet unique. L eurs peines et
(G allim ard ). leurs hésitations y o nt laissé le plus p récieux

86 Les pierres de M ichel Cachoux


des dépôts: un peu d ’humanité. N ous avions cru
la création artisanale vouée principalement à
l’utilitarisme. Elle resurgit soudain - regardons
autour de nous - parce que sa vraie raison
d ’être est ailleurs.
Dans les pierres fantastiques, naturellem ent par­
faites, nous retrouvons la même palpitation de la
vie originelle. Sur tous ces objets, nous pouvons
porter la main et sentir vibrer ce supplément
d’âme qui m anque aux produits manufacturés.
C ’est là que les dém arches divergent: l’artiste
d’avant-garde, par son geste d ’appropriation, fait
face à la marée m ontante des machines; il pense
l’asservir par son orgueil et atténu e r ainsi sa
peur; les autres s’en d éto urnent pour retrouver Michel Cachoux est né le 8 novembre
les sources vivantes. Intellectuellem ent et psy­ 1929, à Paris. Après des études
chologiquement, les motifs sont les mêmes chez secondaires au collège Stanislas, il
tous. Affectivement, ils s’opposent. Ces préoc cu­ s'oriente vers l'Ecole d'Alès et l'École
des Mines. Une grave déficience
pations, apparem m ent de pure esthétique, s’in­
visuelle l'empêche de devenir ingénieur.
tégrent au débat fondamental engagé par l’homme Il collectionne les pierres depuis l'âge
avec les robots. Les modes du m om ent véhiculent de 6 ans, après avoir été to u t enfant
les angoisses les plus profondes. T out se tient initié à la m inéralogie par un ém inent
dans une civilisation; il suffit de suivre les fils collectionneur, le colonel Vésinier.
intriqués pour découvrir des connections cachées. A yant vu la profession d'ingénieur se
JACQUES MOUSSEAU. fermer, Michel Cachoux devient
libraire, ce qui lui permet de réunir sur
les pierres une docum entation scienti­
fique et littéraire im portante.
Il com mence égalem ent à voyager:
Ceylan, Brésil, Maroc, Sicile, Mexique.
Ces différents séjours à l'étranger
donnent lieu à de nombreuses explo­
rations qui enrichissent sa collection.
En 1962, Michel Cachoux ouvre sa
galerie rue Guénégaud, à Paris. Il y
organise régulièrem ent des expo­
sitions sur des thèm es définis. Parfois
il ne présente que des pierres brutes,
Légendes des pages en couleurs parfois des objets façonnés. Il est
aujourd'hui le maître de la pierre brute
en Europe. Ses trouvailles, qu 'il signe
p. 80 Triangle équilatéral inscrit dans une tour­ désormais, figu rent chez les plus
maline (Madagascar), grands collectionneurs.
p. 84 Chrysocolle et malachite (Katanga).
p. 85 Pyrite maclée: enchevêtrement de deux cris­
taux (Ile d ’Elbe).
p. 88 Wulfénite (Los Lamentos, Chihuahua,
Mexique).
p. 89 Chessylite (France).

Art fantastique 87
J'ai vu à l'œuvre le clairvoyant Gérard Croiset
Aim é Michel

Gérard Croiset est le plus connu et le plus doué des 47 paragnostes


— 26 hommes et 21 femmes — qui ont été étudiés depuis 1926 par le pro­
fesseur Tenhaëff, soixante-dix ans, de l’université d’Utrecht.
JA C K H A R R ISSO N POLLACK.

DES D O SSIERS. DES FA ITS, DES T É M O IG N A G E S

Pour visiter un laboratoire de parapsychologie, il faut d ’abord s’expa­


A paraître trier. A ller, p ar exem ple, à F ribourg-en-B risgau. chez le professeur
B ender, d irecteu r du laboratoire de parapsychologie de l’université
de cette ville, ou à U trech t, chez le professeur T enhaëff, le spécia­
LE S Y E U X liste des « clairvoyants ». C’est chez ce d ern ier (que je connais depuis
DU M IR A C LE longtem ps) que j ’ai ren co n tré récem m ent, p o u r la prem ière fois,
G érard C roiset, le plus célèbre de tous les « clairvoyants ».
Q u’est-ce q u ’un «clairvoyant»? Un exem ple de clairvoyance fera
Le d o s s ie r Cr o is e t com prendre de quoi il s’agit. Je cite d ’abord le texte, et préciserai
ensuite la source d ’où il est tiré.
p a r J .- H . P ol la c k — Le 20 juin 1950, le d o cteu r J.Z. d éposa en ma présence un pli
p r é f a c e du ca ch eté sur la table p o u r q u ’il serve d ’in d u cteu r à une expérience
de psychoscopie. Les propos de G érard C roiset fu ren t enregistrés.
Pr. T e n h a ë f f Plus tard, le plis fut ouvert, et un com m entaire ajouté à la suite
de [ ' Univer sit é d ' U l r e c h t
de chacu n e des précisions alléguées p ar Croiset.

Un volume Croiset — D ans cette enveloppe se trouve une feuille de p ap ier sur
de la collection laquelle q uelqu’un a form ulé ses pensées. Le m ot anthologie s’im­
Présence Planète pose à moi. C ’est une anthologie de ses pensées. C et hom m e n ’a-t-il
à retenir pas été en co n tact avec un A llem and? Il se p eu t que l’hom m e même
soit allem and. M ainten an t, mes im pressions se précisent. C ’est une
chez votre libraire
lettre d ’un A llem and à un A llem and. C et hom m e ne se laisse pas
m archer sur les pieds. Il craint de dire quelque chose d o n t ses adver­
saires po u rraien t abuser pour le com battre.

Le corps est là,


je le sais!
Personnages extraordinaires
Il craint de dire quelque chose dont ses adver­ n" 2, juin 1959. Sur la page de garde, on
saires p ourraient abuser pour le com battre. apprend que le conseil de direction est présidé
C ’est un grand hom m e qui s’occupe d’expé­ p ar le m inistère de l’in stru ctio n , des A rts et des
riences chimiques. Sciences, l’A cadém ie royale, le C en tre n éerlan ­
C ela aurait-il affaire avec la provocation arti­ dais de R ech erch e pure, le C en tre de R ech erch e
ficielle de tum eurs? appliquée, etc. Les lignes publiées ci-dessus sont
Sa santé laisse à désirer. extraites d ’un bilan de la rech erch e parapsycho-
Il a subi une opération de la vésicule biliaire. logique aux Pays-Bas p ar le professeur W .H .C .
Il souffre encore de douleurs. T enhaëff, professeur à l’université d ’U trec h t et
Est-ce que la thérapie que cherche cet hom m e... d irec teu r de l’in stitu t de parapsychologie de
... a affaire avec l’énergie nucléaire? cette université, pages 15 à 22 du bulletin. P ré­
Je reçois l’im pression de m atière radio-actives. cision donnée p ar T en h aëff: « C es dern ières
M aintenant le m ot isotope s’impose. années, nous avons fait des ex périences avec
Q u ’est-ce que tout cela veut dire? plusieurs dizaines de psychoscopistes. Le nom bre
des expériences s’élève à des milliers. Les résul­
Commentaire — Dans l’enveloppe se trouvait le tats de ces rech erch es o nt été décrits dans
brouillon manuscrit d ’une lettre adressée par un diverses publications. »
savant allemand à un collègue en Allemagne. Ce D euxièm e question: à qui fera-t-on croire to u t
savant, domicilié aux Etats-Unis, était de passage cela? A près to u t, les auteurs des expériences ne
aux Pays-Bas. La lettre contient un choix de ses sont que des tém oins com m e les autres. La
idées sur un certain sujet de biochimie. science officielle ne nous envoie pas dire ce q u ’elle
L'auteur du brouillon est très susceptible. pense du tém oignage en général, et plus p articu ­
Exact (c’est dans la lettre). lièrem ent de celui qui viendrait à tro u b le r la bien ­
L ’auteur est en effet un célèbre chimiste. heureuse léthargie intellectuelle, désignée du
L'auteur fait des recherches sur la provocation nom de « rationalism e»: « L e tém oignage d ’un
artificielle de tumeurs chez les animaux. officier supérieur, d ’un ancien polytechnicien ou
Exact. d ’un professeur d ’université n’a aucune valeur
Exact. scientifique, écrit M. F ran ço is Le Lionnais, le
Exact. tém oignage d’Einstein n’en a aucune. Ce n’est
L'auteur fa it en effet des recherches de chimiothé­ pas seulem ent le tém oignage individuel qui
rapie. Exact. Le brouillon parle en effet de subs­ m anque de force; de m êm e un très grand nom bre
tances radio-actives. de tém oignages co n co rd an ts n’a aucune valeur.
Exact: le mot isotope figure sur le brouillon. Ce qui confère le label de l’objectivité scienti­
fique (...), ce n’est pas le génie d ’un savant illustre
D ans quelle revue douteuse ce tém oignage sus­ ni une grande masse d ’observations faites de
p ec t a-t-il été publié? Et à qui fera-t-on croire b onne foi, c’est seulem ent la vérification et la
q u ’un hom m e p eu t connaître le contenu d ’une répétabilité dans des conditions conform es à la
lettre ferm ée s’il ne l’a pas vu, si nul ne le lui m éthode scientifique. » Voilà qui est clair et,
décrit, s’il ne dispose et n’a jam ais disposé pour to u t dire, rationnel. Ce n’est pas M . Le
d’aucun moyen connu pour le savoir? Lionnais qui d o n n era dans le p an n eau de croire
les auteurs d ’une expérience et ceux qui l’ont
T É M O IG N A G E N ’EST PAS PREU V E vérifiée: tém oignage, en effet, que to u t cela et
p âtu re à gogos. M. Le Lionnais, lui, ne croit que
R épondons d’abord à la prem ière question. La les expériences qu’il a refaites lui-m êm e. C ’est
feuille de chou, c’est une publication officielle ainsi qu’entre au tres choses il a refait to u tes les
hollandaise intitulée Enseignement supérieur et expériences de la science universelle depuis la
Recherches scientifiques aux Pays-Bas, volum e III, p lan ch ette de G alilée, ju sq u ’à l’in terféro m ètre de

92 Le clairvoyant Gérard Croiset


M ichelson: la preuve, c’est q u ’il y croit. Sinon, D e C roiset, je savais avant de le ren c o n tre r to u t
com m ent saurait-il que ces expériences sont ce que l’on p eu t savoir d ’un hom m e étudié depuis
répétables et vérifiables? P ar le tém oignage de vingt ans par des psychologues p u b lian t les résul­
ceux qui les o n t vérifiées et répétées? H o rreur! tats de leurs rech erch es. Ceux qui suivent les
F uneste égarem ent de l’esprit, m en an t to u t droit travaux de l’école hollandaise de parapsychologie
à la soucoupe volante et à l’antigravité! Faut-il savent que l’in itiateu r en fut le célèbre psycho­
vous rép é ter (voir plus haut) que même un très logue H eym ans (1857-1930), fo n d ateu r à G ro-
grand nombre de témoignages n ’a aucune valeur? Il ningue du p rem ier lab o rato ire universitaire de
les a refaites, vous dis-je. psychologie expérim entale. U ne série d’expé­
Oui. Et cep en d an t (voyez com m e je suis scep­ riences sur la télép ath ie, réalisées p ar lui en 1920
tique), finalem ent, to u t bien pesé, je me dem ande à l’université de cette ville, co m ptent, avec celles
si M. Le Lionnais les a vraim ent refaites, toutes de R ichet, parm i les plus anciennes expériences
ces expériences. Je me dem ande m êm e s’il n ’est statistiques. U ne dizaine d ’années plus ta rd , le
pas to u t sim plem ent décidé à croire aveuglém ent d o cteu r P.A. D ietz était nom m é p ro fesseu r de
le p rem ier tém oin venu, pourvu que celui-ci parapsychologie à l’université de L eyde. Puis
ap p artienne au m êm e m ilieu rationaliste que lui, T en h aëff était à son to u r nom m é à U trech t.
qu’il s’abstienne de to u tes rec h erch es et expé­ A ctuellem ent, les parapsychologues hollandais
riences interdites, et su rto u t q u ’il s’applique à les plus connus autres que T en h a ëff sont M lle
diffam er les affreux h érétiques coupables de ne L ouw erens (une assistante de T enhaëff) et J.C.
pas s’abstenir. van B usschbach, in sp ecteu r de l’enseignem ent.
On voit que cette science a déjà une tradition
M A IS VO ICI M O N T É M O IG N A G E d’environ un dem i-siècle dans la rech erch e offi­
cielle des Pays-Bas. Son bilan de travail est un
Est-il nécessaire de préciser que nous avons un des plus riches du m onde. M lle L ouw erens et
vif p en ch an t p o u r les rech erch es et expériences van B usschbach o nt introduit l’ex périm entation
interdites? D ieu m erci! d ’ailleurs, elles ne sont parapsychologique à l’école prim aire. U ne cer­
interdites q u ’en F rance et c’est p ourquoi je me taine expérience de M lle L ouw erens sur les
trouvais, il n’y a pas longtem ps, à U trech t, dans le influences télépathiques inconscientes dans l’éd u ­
laboratoire de parapsychologie de l’université cation, m enée après 1956 sur 28 institutrices et
d ’È tat, aux côtés de m on vieil am i le professeur 1 188 enfants rép artis en 15 écoles et 28 classes,
T en h aëff et face à Croiset, le fam eux clairvoyant. po rtait sur 29 700 te s ts 2. M ais les résultats les
D e cette visite, je rap p o rterai ce que j ’ai vu, plus sp ectaculaires o n t été obtenus p ar T en h aëff
c’est-à-dire m on tém oignage. Je rap p o rterai aussi lors de l’étude des clairvoyants (plusieurs dizaines
ce que j ’ai appris, c’est-à-dire — avec les réfé­ utilisés p ar la police hollandaise). C ’est cette
rences — les tém oignages des autres. Ces tém oi­ étude qui a donné son relief unique à la perso n ­
gnages, chacun les accueillera selon son systèm e nalité de G érard C roiset, actu ellem en t le clair­
propre. N otre systèm e, à nous, est sim ple: quand voyant le plus doué et le plus célèbre du m o n d e .
un com pte rendu d ’expérience est clair, bien fait,
que le protocole exposé est expérim entalem ent J’AI VU DES F O R C E S IN C O N N U E S
irréprochable, conform e à la m éthode scienti­ À L’Œ U V RE
fique, nous accordons la m êm e confiance à
l’astronom e, au physicien, au chim iste et au p ara­ D epuis de longues années, p atiem m en t, T en h aëff
psychologue. E t nous attendons que l’on nous a d écrypté le m ystère de ce don, suivant les
dise pourquoi, tou tes choses égales d ’ailleurs enq u êtes policières, mais aussi am en an t au jo u r
sur le plan de la m éthode, il faut a priori tenir 2. S u r to u s ces d é ta ils, voir Enseignement supérieur et Recherches scien­
tifiques aux Pays-Bas, vo lu m e 111, n- 2, 1959 (B u lle tin en fran çais de l.i
certains savants pour véridiques et certains autres F o n d a tio n des U n iv ersités n é e rla n d aise s p o u r la C o o p é ra tio n in te rn a
pour m enteurs. tio n ale).

Personnages extraordinaires 93
les m écanism es les plus secrets d ’une âm e, son sont éto n n an ts, m ais certains sont fantastiques.
terrain psychologique, les épisodes familiaux, En voici quelques-uns.
sociaux, culturels qui ont fait sa substance. Il Un en fan t disparaît. La police, aussitôt alertée,
a pu m ettre ainsi en évidence une foule de faits ne trouve rien. A ucun indice, au cu n e trac e, rien
d o n t certains avaient déjà été pressentis, il y a qui puisse o rien ter son enquête. Le com m issaire
q u arante ans, par le d o c te u r O sty, étu d ian t le chargé de l’affaire télép h o n e à C roiset.
clairvoyant français P ascal F o rthuny, et do n t — Voici ce que je vois, dit-il aussitôt à l’autre
d ’autres relèvent de la psychologie des profon­ b out du fil. Un canal avec un p o n t sur la gauche
deurs la plus avancée. A vec une grande sagesse, et une tour, des maisons. R evenons au canal. Sur
T en haëff a dès longtem ps adm is que la p ara­ le quai, il y a une caisse basse, rectangulaire,
psychologie en était au stade de l ’histoire natu­ pleine de sable. C ette caisse est ferm ée p ar un
relle, au stade descriptif, q u ’elle ne pouvait couvercle. Le couvercle est cadenassé. Je vois le
avoir pour l’instant d’autre am bition q u ’une plus cadenas, il est de telle m arque. L’enfant est noyé.
claire vision des faits, sans encore ch e rch er à les Son cadavre est dans le canal, là où le co u p e la
expliquer. N on seulem ent la connaissance objec­ ligne droite jo ig n an t la caisse de sable à la tour.
tive de la clairvoyance a gagné à cette attitude A ttendez! Je vais vous dessiner to u t cela.
m odeste, mais l’efficacité du clairvoyant en a été Croiset dessine sa vision. Les policiers, dessin
m ultipliée: c’est, pour un F rançais, une surprise en m ain, ch erch en t dans la ville. H élas! il y a
ém erveillée que de parler à un clairvoyant aussi ta n t de canaux que le tem ps passe. Ils d o nnent
lucide, aussi net de toute superstition que Croiset. alors le dessin aux jo u rn au x qui le publient. Le
La longue fréquentation de T en h a ëff et de son site est trouvé. T o u t y est : la to u r au fond, le pont,
laboratoire l’a lavé de to u te la douteuse aura qui, la caisse, le cadenas, la m arque du cadenas. Il ne
p a r la faute des chasseurs de sorcières, entoure reste q u ’à draguer. On drague. E t on trouve le
en core en F ran ce les phénom ènes de psychologie cadavre. J ’ai vu le jo u rn al où était publié le dessin
exceptionnelle. et la p h o to des lieux. Le dessin est très exac­
— T outes mes activités, m ’a dit C roiset lui-m êm e, te m en t le schém a de la photo.
n’o nt q u ’un b u t et q u ’une am bition: am en er à la
conscience les forces inconnues de la pensée. LA PO L IC E U T IL ISE C O U R A M M E N T
P our voir ces forces inconnues à l’œ uvre dans un CES FO R C E S IN C O N N U ES
hom m e, point n’est besoin, je l’ai dit, de re n ­
co n tre r C roiset. O utre les nom breuses publica­ Ce cas est-il exceptionnel? N on seulem ent il ne
tions de T en h aëff lui-m êm e ’, il suffit de lire les l’est pas, non seulem ent T en h aëff a pu rem plir
jo u rnaux néerlandais. Je savais, certes, que la un livre en tier de faits sem b lab les4, mais la vie
police hollandaise utilisait couram m ent les clair­ de C roiset est tissée de faits encore plus ex tra­
voyants, surtout pour retro u v er les enfants perdus ordinaires. La police hollandaise y est ac co u ­
ou noyés (nom breux dans ce pays de canaux), les tum ée et prend la chose avec beaucoup de flegme.
m eurtriers et les voleurs. M ais au cours de mon Elle utilise indifférem m ent la clairvoyance de
p récéd en t voyage en H ollande, il y a quelques C roiset, sans autre souci que le ren d em en t, ou
années, il ne m ’avait pas été possible de voir son sens prém onitoire. Elle a parfois essayé de
ju sq u ’où allait cette collaboration. C ’est bien p ren d re ce sens en d éfaut, et le résu ltat obtenu
sim ple: elle est quotidienne. La Revue technique confirm a ce que nous avons m aintes fois souligné
de la police elle-m êm e publie les com ptes rendus ici: à savoir que les th éo ricien s de la physique
des résultats obtenus grâce à la collaboration des avancée, actu ellem en t aux prises, on le sait, avec
clairvoyants, et surtout de C roiset. T ous les cas l’épistém ologie du tem ps et de l’espace, tro u v en t
3. E t n o ta m m e n t la c o lle c tio n d es Proceedings o f the Parapsychological 4. Publié en 1957, voici la tra d u c tio n d e son titre h o lla n d a is: Obser­
Institute o f the State University o f Utrecht, S pringw eg 5, U tre c h t, vations sur l'usage des clairvoyants par la police et dans d'autres buts
Pays-B as. pratiques.

94 Le clairvoyant Gérard Croiset


dans la parapsychologie leur au th en tiq u e terrain appelons le tem ps? Ou bien, l’idée d ’un tem ps
de jeu. Si ce dom aine n’était en F ran ce voué à la définissable p a r un nom bre unique — notre idée
clandestinité p a r l’obscurantism e b orné de pontes du tem ps —est-elle erronée?
que h an te la te rre u r de se voir dépassés p ar leurs
élèves, la parapsychologie devrait, au m êm e titre UN H O M M E IM PR E SS IO N N A N T
que la relativité et Tes q u an ta, inspirer les
réflexions des physiciens. C ’est d ’ailleurs bien, en La seule explication « ratio n n elle » d e tels faits
fait, ce qui se passe sous le m anteau. M ais ceci est évidem m ent que le brave C roiset passe son
est une autre histoire. Voici un cas, donc, où la tem ps à noyer des enfants dans tous les canaux
police hollandaise s’est p eu t-ê tre b a ttu e avec hollandais, ce qui lui p erm et de les retro u v er à
une loi encore inconnue de la physique. coup sûr.
M êm e d éb u t de scénario que ci-dessus: enfant Il ne se co n ten te d ’ailleurs pas (avec la com pli­
disparu, pas de traces, enquête bloquée dès le cité de la police hollandaise) de ce genre de
d épart. C oup de télép h o n e à C roiset. O n était m éfaits. Il égare des objets, il fait disparaître des
alors un vendredi. chiens, il com m et force m eu rtres passionnels et
— Je vois un certain paysage au bord d ’un canal assassinats divers, non seulem ent en H ollande,
(description du paysage, co m p o rtan t n otam m ent mais ju sq u ’aux É tats-U nis, où il a débrouillé à
une petite m aison étro ite avec to it très pointu). distance plusieurs affaires crim inelles.
M ais, attendez, ajoute C roiset, je ne sais pas où O n n’imagine pas en F ran ce ju sq u ’où cela va.
se trouve maintenant le corps de l’enfant, qui est Ceux qui le connaissent sont tellem en t fam ilia­
noyé. Je n ’en sais rien et ne peux vous le dire. risés avec ses dons q u ’ils ne se fatiguent plus à
Le lieu que je viens de vous d écrire est celui où ch e rch er les objets perdus: ils lui téléphonent.
vous le trouverez mardi prochain, au m atin, J ’ai nom m é, to u t à l’heure, parm i les parapsy­
flottant sur l’eau ju ste dev an t la petite m aison au chologues hollandais, l’in sp ecteu r de l’Ensei-
to it pointu. gnem ent van B usschbach, de H aarlem . Voici un
M unie de la description, la police cherch a cas to u t à fait typique survenu à ce m onsieur.
l’en d ro it d écrit et, ce tte fois, le trouva. O n dragua U n jo u r, en avril 1955, il rem arq u e que plusieurs
d ev an t la p etite m aison au to it pointu: rien. centaines de docu m en ts q u ’il avait provisoi­
D étail psychologique rév élateu r de l’opinion de rem en t confiés p o u r étu d e au d ép artem en t de
la police hollandaise sur les capacités de C roiset: m ath ém atiq u es d ’un organism e de L a H aye ne lui
le com m issaire chargé de l’enq u ête ne d o u ta pas avaient pas été retournés. Il écrit, on ne trouve
un instant que le cadavre serait là à la d ate pas les docum ents. É change de lettres qui dure
annoncée. M ais il voulut faire m entir le p ro p h ète: six mois, sans résultat: Van B usschbach affirme
« Si le cadavre doit se tro u v er là m ardi m atin, qu’il n’a rien reçu, et le responsable de La H aye
déclara-t-il, c’est q u ’il est m ain ten an t quelque que, en d ép it d ’une en q u ête approfondie, il ne
p art en am ont, puisqu’il ne saurait rem o n ter le retrouve rien et que, p ar co n séquent, ces d o cu ­
courant. N ous allons d raguer en am ont, le m ents ne sont plus en sa possession.
retro u v er avant m ardi et donc l’em pêcher d ’ar­ Le 13 o ctobre, van B usschbach, de guerre lasse,
river ju sq u ’à l’endroit prévu p ar C roiset. » téléphone à C ro is e t5. R éponse instantanée de
O n drag ua sam edi, dim anche, lundi, en vain. Et celui-ci:
le m ardi m atin, le corps ém ergeait d o u ce m e n t de — Vos docum ents se tro u v en t dans une pièce
l’eau devant la p etite m aison au to it pointu. m eublée de deux hau tes arm oires, d ’un bureau,
Q uestion: pourquoi le com m issaire ne put-il d ’un fauteuil de bureau, d ’une chaise to u rn an te
retro u v er le cadavre? Est-ce p ar hasard? La p ré ­ à trois pieds et d ’un p u p itre d o n t la p artie supé
m onition de C roiset supposait-elle cet échec? Le rieure est verte. Les docu m en ts sont dans
rendait-elle inévitable? Som m es-nous là devant 5. C o m p te re n d u d e ce cas d a n s les Proceedings du P.I., vol. I,
un aspect to talem en t inconnu de ce que nous d é c e m b re 1960.

Personnages extraordinaires 95
Le magnétophone de contrôle en main, Gérard Croiset part vérifier une de ses visions.

Devant lui, souvent, semblent s ’abaisser les


Grâce au professeur Tenhaëff (à gauche), le clairvoyant exceptionnel est le plus scientifiquement étudié.

barrières du Temps et de l’Espace


Personnages extraordinaires 97
l’arm oire de droite. cheveux roux, toujours ébouriffés, me rap p ellen t
M uni de ces précisions, van B usschbach prend le ceux de C o cteau , à la co u leu r près.
lendem ain le train pour La H aye, se rend au siège — Il faudrait aussi, me dit T enhaëff, que vous
du départem ent m athém atiques où ses docum ents voyiez le cadre où il vit. Son b u reau , son ap p a r­
ont été perdus, cherche la pièce rép o n d an t à la tem en t, ses objets familiers.
description, la trouve et, sous le regard m édusé Ce cadre, je le dis to u t de suite, sera celui,
du personnel, ouvre l’arm oire de d roite et m et p arfaitem en t interchangeable, du H ollandais
du prem ier coup la main sur les six cents m oyen: p ro p reté nordique, bibelots, plantes
docum ents égarés. vertes, hôtesse plantureuse p enchée sur une
On pourrait continuer indéfinim ent. C ela ferait tapisserie. M ais je vais, pour m’y rendre, connaître
un liv re 6. Q ue l’on me p erm e tte seulem ent, pour une des grandes ém otions de m a vie.
term iner, de rap p o rter ici quelques im pressions Il est plus de 21 heures. Un orage vient de crev er
personnelles. Ce qui frappe, dès le prem ier sur la ville b rûlante, noyant dans ses vapeurs les
co n tact avec C roiset, et qui, d ’ailleurs, ne cesse rues encom brées d’autos et de bicyclettes. N ous
p ar la suite de se confirm er, c’est le stupéfiant nous entassons à cinq dans le voiture de C roiset,
dynam isme de cet hom m e. Si les m ots force vitale, lui au volant, T enhaëff, N icky Louw erens, K lautz
élan vital ont un sens, ils ne s’appliquent à per­ (le rédacteur en chef de notre édition hollandaise)
sonne mieux qu’à lui. O n a, à b av a rd er avec lui et et moi. En vingt secondes, les glaces closes sont
à le regarder, le sentim ent d ’une présence é c ra ­ recouvertes d ’une épaisse buée que C roiset
sante, d ’une inépuisable énergie. Sous les sourcils efface d ev an t lui d ’un revers de main. Les essuie-
blancs à force d ’être blonds, les yeux d ’un bleu glaces d ébordés p ar la tro m b e ne m o n tren t de la
très vif rayonnent de m alice et de gaîté. rue q u ’un obscur tunnel traversé de reflets m ou­
vants: le tem ps rêvé des tôles em bouties et des
J ’AI VU G É R A R D C R O IS E T C O N D U IR E caram bolages. Et C roiset dém arre.
SA V O IT U R E EN « VOYANT » Un instant, je reste m uet, cro y an t à une
m anœ uvre particulière, p ar exem ple la nécessité
N ous bavardons dans le lab oratoire de l’in stitut, de p ren d re le large, en vitesse, en tre le passage de
T en h a ëff servant d’in terp rète. G ran d s gestes, deux cam ions. M ais non. C inquante, soixante,
éclats de rire. Soudain C roiset s’assied et réfléchit, soixante-dix, C roiset double, fonce sans ralentir
les yeux baissés. O n le sent bouillonner, mais son et sans jo u e r des feux dans les croisem ents, sans
corps est im m obile, non pas co ntenu, mais au visibilité. C ela d ure une dem i-m inute, puis je n’y
repos, pleinem ent relâché. C ela dure trois ou tiens plus:
q u atre m inutes, puis T en h a ëff lui dit quelque — Eh! dis-je, cram p o n n é au dossier qui me fait
chose en néerlandais, et le bouillonnem ent explose face, il est fou? Q ue se passe-t-il? A vons-nous la
en un énorm e éclat de rire. Le dynam ism e phy­ police à nos trousses?
sique, un instant endorm i, se réveille. Il gesticule, M es voisins me regardent, vautrés sur les coussins,
il se prom ène de long en large. un peu rigolards, aussi à l’aise que to u t à l’heure
L ’étrange est que ce dynam ism e qui sem ble phy­ dev an t leu r café au lait trad itio n n el du soir.
sique ne doit cep en d an t rien au m uscle. C roiset — Don t worry, répond T enhaëff. C ’est sa façon
est le contraire d ’un athlète. Ses m ains charnues de conduire.
et colorées n’ont rien de battoirs. Le corps, plutôt — Il conduit toujours ainsi?
grand, est en finesse. Il respire l’aisance. Les — Oui.
— Et il n’a jam ais d ’accident?
6. U n livre qui, p réc isém e n t, a é té é c rit. Son a u te u r est l’A m éricain — N on. D ’ailleurs, regardez bien. En fait, il ne
J a c k H . P ollack e t nous le p u b lie ro n s d a n s n o tre c o lle c tio n Présence conduit pas toujours ainsi. Parfois il sait ce qui
Planète, p réc é d é d ’u ne é tu d e ap p ro fo n d ie sig n ée p a r l’h o m m e au m o n d e
qui c o n n a ît le m ieux n o n s e u le m en t G é r a rd C ro ise t, m ais le p h é n o m è n e arrive sur sa droite, parfois non. M ais il sait
de c la irv o y a n c e d an s son e n sem b le, le p ro fe sse u r T e n h a ë ff. quand il sait et quand il ne sait pas.

98 Le clairvoyant Gérard Croiset


D E Q U E L M Y ST É R IE U X R A D A R vies depuis vingt ans et nous a rassemblés dans
DISPOSE CET H O M M E ? cette revue, Planète, m aintenant la chair de notre
chair: la lassitude surmontée. Est-il au monde
Cela devient passionnant. Je me p enche derrière quelque chose de plus précieux que l’âme humaine
Croiset et regarde par-dessus son épaule, à en train de s’éveiller dans l’angoisse et l’incer­
travers la glace. Je vois exactem ent ce q u ’il voit. titude d ’elle-même? Existe-t-il fragilité plus
Voici un croisement. Les deux rues, la nôtre et pathétique que celle des com m encem ents? Et
l’autre, sont étroites. Des voitures avancent d ou ­ Croiset le clairvoyant, petit bourgeois d ’Utrecht,
cem ent sur les deux voies, et dans les deux sens. est un de ces com m encem ents sacrés. Sa per­
Croiset double, fonce sans avertissement de sonne est sans importance et sujette à toutes les
phare. G rands dieux! et s’il y avait un camion? faiblesses. Mais dans la pensée aux voies incon­
Mais il n’y en a pas. Il n’y en a pas: c’est si simple! nues qui guide sa main et conduit notre auto à
Coup d ’œil au com pteur: soixante. Deux fois, travers le grouillement de la ville, je reconnais
trois fois, mêm e m anège: tout le m onde ralentit, le travail de la m êm e force qui nous arrac ha jadis
sauf nous, qui doublons même au croisement. à l’animalité et poursuit, à travers nous, son
Autre croisement. C ette fois, coup de frein. éternelle route. Com me il est difficile de l’étudier,
Com pteur: vingt. Q u ’y a-t-il? Je ne vois rien. et plus encore d ’en parler, quand le premier
Mais une voiture, jusque-là invisible, surgit sur réflexe de l’imbécillité est naturellem ent de se
la droite, défile devant nous, et Croiset redémarre. raccrocher à elle-même et de ne rien voir au-
P endant plusieurs minutes, la mêm e incroyable delà! Com m e il serait plus facile de braire avec
expérience se déroule sous mes yeux. Croisement, les ânes et de convenir, une fois pour toutes, que
nous fonçons sans ralentir: il n’y avait rien. Nous l’évolution s’est arrêtée à M. Galifret! Il est
ralentissons, et un véhicule sort de l’ombre sur vrai q u ’à la fin les pierres elles-mêmes se
notre droite. mettraient à hurler.
Soixante, soixante-dix, quatre-vingts. Et soudain, Mais nous arrivons, et les portières s’ouvrent.
soixante, quarante, trente. Un croisement. Croiset Je vous en prie, monsieur Croiset, passez devant.
stoppe presque, penché sur la vitre. Il joue des Vous connaissez le chemin.
phares, scrute l’ombre sur la droite com m e le A IM E M IC H E L .
com m un des mortels. J ’attends l’auto ou le
camion. Mais non, il n’y a rien. Croiset franchit
prudem m ent le carrefour, se met à quarante et y
reste. C ette fois, il conduit com m e tout le monde.
Trois ou quatre carrefours sont ainsi franchis au
ralenti, après le cérémonial classique et exigé par
le code: presque arrêt, jeu de phares, coup d ’œil
à droite et à gauche, et redém arrage prudent.
Mais cela ne dure pas. Bientôt le mystérieux
radar se rem et à fonctionner, le co n d u c te u r se
décontracte, recule vers le dossier. D e quarante,
la vitesse repasse à soixante-dix ou quatre-vingts
et, à chaque carrefour, l’impossible perform ance
se reproduit: avant d ’avoir vu, Croiset sait si
quelque chose arrive sur sa droite ou non.
Je pousse un soupir, renonce à regarder d avan­
tage et me laisse aller sur l’accoudoir. Au fond
de moi vient de naître pour la millième fois le
sentiment familier, si familier, qui a guidé nos

Personnages extraordinaires 99
La chute des anges
Jean Giono Lithographies de Jean Lurçat

Il y en a partout, il y en a des foules: ce ne sont pas les anges qui


manquent. j .g .

Giono, L ’homme est une monstruosité de prudence.


Quel tigre contre la clarté! Quelle souplesse
Lurçat, Des reins pour se glisser dans les jungles du jour !
Quelles ruses pour assassiner la lumière,
un poète, Silencieusement, par derrière, d'un bond!
C e st sa plus belle proie, il en brûle la graisse
un artiste Dans des lampes q u il fa it des paumes de ses mains,
Pour moins trembler sur les lisières de la mort
ont rêvé Et des ténèbres. Pourtant c e s t une lumière
Sans grande vertu, sans beauté particulière,
côte à côte Une lumière de punition éternelle.
Mais ïhom m e ajoute la paume de ses mains
Et, servante au cœur d ’or, elle ouvre le chemin.

La prudence monstrueuse des hommes le sait.


Ils volent le feu au p etit sous de lumière
Qui le matin saute par-dessus l’horizon.

La littérature différente 101


Acheteurs quotidiens d ’arbres et d ’océans,
De montagnes et de l ’enlacement des fleuves
Des visages bien aimés et des yeux de neige
Portant deux corbeaux immobiles verts de bronze.

La vie; l ’apprentissage des simulacres


De bois coloriés à charger dans la barque
Du pharaon, pour l’errance sur le Nil noir.
A border aux plages du lotus éternel
A vec un grand butin d ’esclaves et d ’amour.
Mais quoi: recommencer le jeu des simulacres
De chair là-bas? Et tout forcer, même l ’amour,
Dans l’éternité glaciale des siècles?
Beauté: ailerons d ’or, masque d ’or, cuirasse
D ’or, gantelets, armure, épée, éperons d ’or,
Lumière m artelée à la form e de l ’homme,
Forteresse de m étal pur pour le cadavre,
Dernier vêtement, ossature de m étal
A ux légendes d ’éternité consolatrices,
Imputrescible autour du corps où se pourrit,
Quel pauvre feu serait au fon d des grands abîmes
S ’il ne pouvait d ’un seul regard te déchirer
Et frapper droit dans la puanteur des chairs mortes!
Bourrez les ventres de saumure et d ’aromates.
Gonflez de nards les cœurs où battaient les passions,
Construisez d ’or les vastes rêves d ’alcyons,
L e feu frappe, la chair pourrit et l ’or éclate.
Les matins sont déserts sur les vertes collines.

Il n’y a pas plus d ’âmes au-delà qu’ici.

102 La chute d e s a n g e s
Qui donnera le corps et le poids à l ’esprit,
La Chair pure, trop dure aux dents de la vermine?
Sauvages des Nouka-Hiva du Zodiaque,
Plongeurs aux fonds perliers des archipels d ’étoiles,
Quelle étrange splendeur habite aux lies du gouffre
Céleste où vous plongez, pour que vous émergiez
Ainsi ruisselants de certitudes étem elles?
Mangeurs d ’hommes, debout sur le pont du steamer,
Promis aux soutes, avec vos voiles de cygne,
Princes de paradis enchaînés aux rameurs,
D ’où vient cette grandeur qui vous emporte, princes,
A u-delà même du malheur, et par-delà
L ’oubli de Dieu vous sauvegarde? Vierges, purs
Intouchés, glacials et abrupts, monstres nus
Revêtus des beautés éternelles, m aîtres
Du grand secret, et des armes de la victoire?
Est-ce au plus sourd des forêts d ’algues que le Graal
Bouillonne de baumes et de sang toujours rouge?
Est-ce dans l’antre sous-marin des nébuleuses
Q u’il fau t aller chercher le vrai pain et le sel?
Vous êtes sur le bord de la m ort la plus vile
Précipités dans son oubli plus bas que nous,
Plus d ’espoir, plus de Dieu, sous vos plumages fous
Vole le sable des solitudes stériles :
E t jam ais vous n ’avez été si beaux! La gloire
Flambe comme un pelage d ’ours autour de vous !
On comprend que la mort ne peut pas vous atteindre!
On la voit dévorer vos voiles et vos proues
D e grands navigateurs d ’espaces, le désir
Qui vous je ta it ailes en croix dans les tourmentes, reste !

La littérature différente 103


Naufragera le cordage et l ’agrès
Et la carène et la mâture, le désir
Reste! S ’engloutira le bordage et la flam m e,
Le désir reste! Descendra au bras des poulpes
La carcasse, la chair et Fos du bâtiment
Qui volait dans les volutes de l'orage,
Le désir reste! Le désir, poigne de fer,
Qui tenait le timon, férocem ent dardé
Vers les plages des souples laines de ta robe
Reste. Si durement il a régi leur vie
Pendant des siècles et des siècles de constance,
Qu i l est devenu chair, puis porphyre et diamant.
Il est devenu étincelant et solide.
Il est devenu le corps tout entier de l ’ange.
Ils ont si longuement désiré sans prudence, Les extraits du grand poème
Sans réserve, sans rien épargner au désir, de Giono
et les lithographies
Ils ont si franchement tout donné au désir de Lurçat
que nous publions ici
De toi ce qui était leur gloire personnelle, ont été choisis p ar nous,
Qui sont devenus désir de toi m algré toi! en accord avec
les auteurs et l’éditeur,
M algré ta volonté, qui ne prévoyait pas dans l’ouvrage
« Animalités »
Tant de fidélité, tant d ’amour, tant d ’ardeur, à tirage très limité,
que vient de réaliser
Tant de constance, et d ’imprudence, et de beauté! B ernard Klein
Diamant si dur qu’il tranche même dans ta paix, (à l’Édition Française Illustrée,
223, rue Saint-M artin, Paris.)
S i pur qu’il t ’éblouit des reflets de ta force!
Ils ont été simples et francs dans la passion.
Ils n ’ont pas réclamé le repos ni la halte.
L e cœur abandonné, ils ne l’ont pas repris.
Dépassant de leur vol les régions de la m ort,
Ils sont entrés, m algré ta droite, ailes ouvertes,
Dans le marbre des solidités éternelles. JE A N GIONO.

La chute des anges


Le phénix sur l'épée
Robert E. Howard Illustrations originales de Christian Broutin

Sache, Prince, qu’après l’époque où les océans burent l’Atlantide et les


cités étincelantes, et avant l'époque où les Aryens sont apparus, il fu t
un âge dont on n ’ose rêver. Un âge où des royaumes inconnus se par­
tageaient la planète. Le plus fier de tous était le royaume d ’Aquilon
qui dominait l’Occident. C'est là que vint un jour Conan, le Cimmérien,
son épée à la main. ro bert e. ho w ard.

Le s i l e n c e e t les t é n è b r e s d ' a v a n t l’a u b e c e r n a i e n t les c o u r s e t les


s p i r e s d e la c a p i t a l e . Q u a t r e p e r s o n n a g e s m a s q u é s d é b o u c h è r e n t
d ’u n e a ll é e q u i é t a i t l’a b o u t i s s e m e n t d ’u n l a b y r i n t h e . D e r r i è r e e u x ,
on e n t e n d i t u n r i c a n e m e n t :
P a r t e z d a n s la n u i t, c r é a t u r e s d e la n u it. V o t r e d e s t in v o u s
p o u r s u i t c o m m e u n c h i e n a v e u g l e , m a i s v o u s l’i g n o r e z .
L ’h o m m e q u i a v a i t ainsi p a r l é f e r m a la p o r t e e t p o u s s a le v e r r o u ,
pu is su iv it le c o u l o i r , u n e t o r c h e à la m a i n . C ’é t a i t u n g é a n t à la p e a u
s o m b r e , v i s i b l e m e n t d e s a n g é g y p t i e n . A r r i v é a u b o u t d u c o u l o i r , il
p é n é t r a d a n s u n e p i è c e o ù u n h o m m e d e h a u t e ta ille , m o l l e m e n t
é te n d u su r un d ivan, et qui r e sse m b la it à u n c h a t g é a n t, é ta it en train
Christian Broutin, 32 ans, Parisien d e v i d e r u n e c o u p e d ’o r p l e i n e d e vin . L ’É g y p t i e n p o s a sa b o u g i e
né à Chartres, dont trois dessins et d i t:
illustrent la présente nouvelle, a — Eh bien! A sca lan te, vos d u p e s so n t rep arties. Vous vous servez
déjà collaboré au numéro 10 de d ’é t r a n g e s ou tils.
Planète. Il se consacre presque A scalan te rép o n d it:
exclusivement au fantastique qu’il — C e s o n t e u x q u i m e c o n s i d è r e n t c o m m e l e u r o u til, m a i s c ’e s t m o i,
a découvert à l ’âge de 6 ans à t r a v a i l l a n t d a n s l’o m b r e , q u i a it p r é p a r é la r é b e l l i o n . P a r M i t h r a , je
travers Grandville et Gustave fus un h o m m e d ’É t a t a v a n t d ’ê t r e u n h o m m e d e loi. E t n o u s
Doré. Il a illustré « Les chro­ s o m m e s p r ê ts . L e roi m e u r t c e t t e n u it.
niques martiennes » de Ray Brad- — E t D i o n , l’u n d e v o s o u tils, c r o i t q u ’il lui s u c c é d e r a ?
bury, au C.A.L. Il rêve mainte­ — O u i , l’i m b é c i l e é p a i s c r o i t d é t e n i r d a n s se s v e i n e s u n e t r a c e du
nant d ’illustrer Edgar Poe et « la s a n g i m p é r i a l . Q u a n t a u x a u t r e s , le c o m t e V o l m a n a v e u t r e t r o u v e r
Divine comédie » de Dante. le p o u v o i r q u ’il a v a i t s o u s l’a n c i e n r é g i m e . L e c e n t u r i o n G r o m e l

Un géant à la peau sombre


l’attendait au bout du couloir.
La littérature différente 107
veut com m ander l’armée. Q uant au quatrième, le — Tu fais bien, dit Ascalante. C ar si je meurs, un
ménestrel fou Rinaldo, il est le seul de la bande ermite dans le désert du Sud le saura et brisera
à être dépourvu d ’am bition personnelle. Il voit le sceau d ’un manuscrit que je lui ai confié. Et
dans le roi Conan le barbare venu du Nord, qui a certains magiciens d ’Égypte sauront que Toth-
détruit une grande dynastie. Dans le peuple, on A mon se cache ici. As-tu compris?
chante déjà sa ballade p our le roi où il traite L’esclave frissonna et pâlit.
le défunt de saint et dén o n c e Conan com m e un — Assez, dit Ascalante, j ’ai du travail p our toi.
sauvage au c œ u r noir venu de l’Abîme. Conan Rattrape Dion et surveille-le. J ’ai peur que ce
ricane, mais le peuple gronde. gros imbécile ne s’affole. Va!
— Pourquoi déteste-t-il tellement Conan? L ’esclave sortit.
— Les poètes détestent toujours le pouvoir. La
perfection, pour eux, se trouve toujours dans le II
passé ou dans le futur. Rinaldo pense q u ’il ren­
verse un tyran et q u ’il libère un peuple. Q uant à La cham bre était spacieuse, avec un sol d ’ivoire
moi, je les manœuvre tous. Conan mourra, Dion recouvert de beaux tapis, et de riches tapis­
m ou rra à son tour et les autres également, par le series sur les murs. L’hom m e assis derrière le
fer ou le poison, jusqu’à ce que la place soit libre bureau en ivoire et or semblait com plètem ent
pour moi. Ascalante, roi d ’Aquilon! Est-ce que déplacé en ce lieu. C ’était visiblement un
cela sonne bien? nomade plus q u ’un civilisé. T antôt il restait to ta ­
L’Égyptien haussa les épaules. lement immobile com m e une statue de bronze et
— Il fut un temps, dit-il, où j ’avais des ambitions tantôt il bougeait tellement vite que l’œil avait
moins enfantines que les vôtres. J ’en suis arrivé, de la peine à le suivre. Il posa le stylet d ’or avec
moi, Thoth-Am on, le magicien, au point où j ’aide lequel il venait de trac er une carte sur un papyrus
'dans leurs petites machinations de misérables ciré et regarda avec une certaine envie l’hom m e
barons et roitelets. qui se tenait devant lui. Ce personnage était en
Ascalante répliqua: train de lacer son armure et sifflait avec désin­
— Tu as eu confiance en la magie, moi je ne crois volture, bien q u ’il se trouvât en présence d ’un roi.
q u ’à mon intelligence et à mon épée. — J ’aimerais bien, dit Conan, t ’accom pagner
L’Égyptien dit d ’une voix terrible: dans ton voyage, Prospero, mais il paraît q u ’il
— L’intelligence com m e l’épée ne sont bonnes faut que je m’occupe des affaires de l’État, qui se
à rien contre la Sagesse des Ténèbres. Si je com pliquent chaque jour. Lorsque j ’ai renversé le
n’avais pas perdu l’A nneau, nos positions seraient roi Numedides, j ’étais le libérateur, et main­
inversées. ten ant ils ont placé une statue de ce porc au
— Néanmoins, dit le hors-la-loi avec impatience, temple de Mithra, et on ne me pardonne pas
tu portes les traces de mon fouet sur ton dos. Et d ’être un ex-mercenaire.
tu continueras à les porter. Tout en admirant son armure, Prospero répondit :
— N ’en soyez pas sûr! s’écria l’Égyptien. Je — C ’est la faute à Rinaldo; fais-le pendre à la
retrouverai l’A nneau un jour. Et ce jour-là, par plus haute tou r de la ville et q u ’il écrive désor­
les Crocs du dieu Serpent Set, vous paierez... mais des chansons pour les vautours.
L’Aquilonien le frappa. L’Égyptien chancela, le — Non, Prospero, dit Conan. Un grand poète est
visage ensanglanté. Le hors-la-loi gronda: plus im portant que n’importe quel roi. On
— Tu deviens trop insolent, chien! Va donc crier m ’oubliera, mais les chants de Rinaldo vivront
sur les toits q u ’Ascalante est en ville, en train de à jamais. De plus, je pense q u ’il y a bien autre
com ploter contre le roi, si tu l’oses. chose que Rinaldo dans cette affaire. Je sens des
En essuyant le sang sur son visage, l’Égyptien forces obscures qui se préparent à agir.
dit: — Je pense, dit Prospero, que tu es trop influencé
— Je n ’ose pas. p a r tes instincts barbares. Après tout, tu es gardé

Fais-le pendre à la plus haute tour de la ville,


et qu’il écrive désormais
des chansons pour les vautours.
108 Le ph énix su r l'épée
nuit et jour. Quel est ce dessin que tu as tracé là? — Écoutez-moi, vous ne pouvez pas avoir
— Une carte, dit Conan avec orgueil. J ’ai rajouté confiance en Ascalante. Il cherchera à vous sup­
moi-même les pays du Nord. Voici la Cimmérie primer pour parvenir au trône. Si vous me p ro ­
où je suis né, et au-delà... tégez, je vous aiderai. Écoutez-moi, Seigneur.
— Asgard et Vanaheim, dit Prospero, en regar­ Dans le sud, j ’étais un grand sorcier. Le pharaon
dan t la carte. Par Mithra, on m ’a enseigné que Ctesphon m ’honora et il rejeta ses magiciens
c’étaient des pays fabuleux. pour me faire place. Ils me haïssaient, mais ils
Conan toucha une cicatrice sur son visage me craignaient, car j ’avais à mes ordres des êtres
sombre et ricana: qui venaient du dehors. J ’ai pratiqué la magie
— Si tu avais passé ta jeunesse sur les frontières noire à l’aide de l’Anneau de Set que j ’ai trouvé
nord de la Cimmérie, tu penserais différemment. dans une tombe à une lieue sous la terre. Il y avait
Asgard se trouve au nord et Vanaheim au nord- été oublié avant que les singes ne deviennent des
ouest de la Cimmérie, et la guerre est constante hommes. Mais un voleur me prit mon A nneau et
le long des frontières. je perdis ma puissance. Les magiciens se soule­
Prospero dem anda: vèrent et j ’ai pris la fuite. Personne ne sait que
— Ces hommes du Nord, à quoi ressemblent-ils? je me trouve dans le royaume d ’Aquilon. Mais un
— De grands géants blonds aux yeux bleus. Ils roi avec des châteaux forts et une armée pourrait
adorent Ymir, le dieu de la neige. Ils boivent et me protéger, et un jo u r je retrouverai l’Anneau.
ils chantent tout le temps. — A n n e a u ,a n n e a u ?
— Pas com m e vous autres, Cimmériens, dit Pros­ Dion n’avait pas écouté, mais le dernier mot
pero. A part toi, ceux que j ’ai connus étaient des éveilla quelque chose dans son esprit.
personnages plutôt sinistres. — Cela me rappelle un porte-bonheur que j ’ai
Conan répliqua: acheté à un voleur.
— C ’est parce q u ’ils vivent dans un pays froid, — Mon anneau...
sombre et sans espoir. Leur dieu Crom règne sur Ouvrant un coffret, il se mit à fouiller dans une
le dom aine de l’éternel brouillard où les morts collection d ’osselets, de bijoux de fantaisie et de
sont châtiés. Je préfère les Vikings et leur charmes barbares.
enthousiasme sauvage. — Le voilà!
— En tout cas, répondit Prospero, les collines Il exhiba un anneau étrange fait d ’un métal
noires de la Cimmérie sont loin derrière toi, ressemblant à du bronze et qui avait la forme
m aintenant. Au revoir et bonne chance ! d ’un serpent recouvert d ’écailles. Le serpent
était enroulé sur lui-même, formant trois boucles,
III et tenait sa queue dans sa gueule. Thoth-Am on
poussa un cri, sortit une dague d ’acier et frappa.
Dion était seul, mis à part la présence d ’un Dion s’écroula.
esclave égyptien d ont il s’apercevait à peine. — M on anneau, s’écria Thoth-Am on, mon
— Ne soyez pas si agité, dit T hoth-Am on, le Pouvoir!
complot n ’échouera pas. Caressant les écailles d ’une manière curieuse, il
— Ascalante n ’est pas infaillible. Il peut faire prononça certaines incantations que le monde
des erreurs. avait depuis longtemps oubliées sauf dans les pro­
L’Égyptien dit: fondeurs souterraines de l’Égypte.
— S’il avait été capable de faire des erreurs, Derrière lui un tourbillon d ’air se forma, un vent
j ’aurais été non pas son esclave, mais son maître. froid souffla com m e si une porte s’était ouverte
— D e quoi parles-tu? d em anda Dion. sur l’inconnu.
Sans com prendre que, pour Dion, il n ’était q u ’un Thoth-A m on se retourna. Une ombre, d ’abord
esclave et que celui-ci ne l’écoutait même pas, ténue, se solidifia devant ses yeux. Une ombre
Thoth-A m on se livra: ressemblant à celle d ’un babouin géant. Thoth-

Je ne suis pas fou :


cet être avait l'air d'un croisement
entre une momie égyptienne et un babouin.
110 Le phénix su r l'épée
A mon tira d ’une poche de son vêtem ent une — D échaîne ta colère contre tes adversaires de
sandale appartenant à son maître Ascalante, q u ’il chair et de sang. Mais un initié à la magie de Set
portait toujours sur lui dans l’espoir vague d ’une se trouve dans ton royaume. Il est ivre de pouvoir
vengeance. et le coup q u ’il veut te p o rter risque de faire
— Esclave de l’A nneau, dit-il, va trouver celui crouler le royaume entier. Je t ’ai convoqué pour
qui portait ceci et détruis-le. Lui et tous ceux qui te d o n n er une arme contre lui.
sont autour de lui. — Mais pourquoi moi? J ’ai entendu dire que vous
L’Être bondit par-dessus les murs et disparut. dormiez au cœ u r noir de la M ontagne sacrée,
Quelques minutes plus tard, un soldat, de garde mais que votre esprit veillait sur le royaume
devant le palais royal, vit passer un monstre. d’Aquilon. Moi, je suis un étranger et un Barbare.
Mais l’apparition disparut si vite q u ’il se d em anda — Ton destin et celui de l’Aquilon sont un. Des
s’il n’avait pas eu un cauchem ar. événem ents gigantesques se préparent, et le sort
des Empires ne sera pas modifié par un magicien
IV fou. Il fut un temps où Set était enroulé autour
du Monde. Je l’ai com battu toute ma vie, qui
Dans sa chambre, étendu sous un haut dôme dura trois fois celle des hommes. Je l’ai chassé,
doré, le roi Conan dormait et rêvait. A travers mais, dans les profondeurs de l’Égypte, des
le brouillard une voix l’appelait. L’épée à la main, initiés du dém on existent toujours et je les
il traversa la brume, suivant la voix qui l’appelait combats. Tends-moi ton épée.
par son nom à travers de profonds abîmes Conan obéit. Et, sur la lame, près de la lourde
d ’espace et de temps. Puis le brouillard se dis­ poignée d ’argent, l’Ancien traça avec son doigt
sipa, et il vit q u ’il suivait un long corridor obscur un symbole étrange qui étincela com me une
taillé dans du granit. Sur le sol, au plafond et sur flamme blanche au cœ u r des ténèbres. Et à cet
les murs, des fresques et des bas-reliefs rep ré­ instant, la tombe, la crypte et l’Ancien dispa­
sentaient des héros inconnus et des dieux oubliés. rurent, et Conan se réveilla. Il était debout, son
Il arriva à un large escalier dont chaque marche épée à la main. Un frisson le parcourut, car sur
portait gravée l’image du dieu maudit Set, le la lame était gravé un symbole représentant un
Serpent. A chaque pas, il foulait au pied l’image phénix.
de l’ancien ennemi, ce à quoi il avait été
prédestiné. V
Il arriva finalement dans une crypte, où un être
indéfini à barbe blanche était assis sur une tombe. Des silhouettes furtives se glissaient le long du
— Me reconnais-tu? dit une voix. corridor du palais. Les torches qui brûlaient dans
— Non, par Crom! s’écria Conan. les niches, le long des murs, faisaient étinceler
— Je suis Épimetreus. les dagues, les épées et les haches de guerre.
— Mais Épim etreus le Sage est mort depuis — D épêchons-nous, dit Ascalante. Si on nous
quinze siècles! protesta Conan. surprend en train de le tuer, nous sommes perdus;
— Écoute-moi, dit l’autre. Des événem ents dans mais ils seront peu nombreux à servir la cause
le monde invisible m ’ont éveillé. Je te connais, d ’un roi mort.
Conan le Cimmérien, et la marque de la grandeur — Oui, dépêchons-nous, dit Rinaldo, j ’entends
est sur toi. Mais une m enace pèse sur ton pays, les vautours qui se rassemblent.
contre laquelle ton épée ne peut rien. Ils arrivèrent devant une porte sur laquelle on
Conan répliqua avec un certain malaise: voyait le dragon royal, symbole du royaume
— T out ce que je dem ande, c ’est que tu me d ’Aquilon.
montres mon ennem i pour que je lui fende le — Enfoncez-la! hurla Ascalante.
crâne en deux. Lorsque la porte céda:
L’Ancien répondit: — En avant! hurla Ascalante.

12 Le phénix s u r l'épée
— En avant! cria Rinaldo. M ort au tyran! com m e sur un roc. Mais le sage Épim etreus est
Ils s’arrêtèrent net. Conan leur faisait face. Non intervenu...
pas l’hom m e endormi q u ’ils com ptaient trouver, — Écoutez-le parler d ’Épimetreus mort depuis
mais un Barbare hardi, l’épée à la main. quinze siècles! s’écria quelqu’un.
Il bondit le premier et arrac ha du mur une hache — J ’ai parlé avec lui cette nuit! hurla le roi. Il
de guerre et se je ta sur eux avec une furie sau­ m’a appelé dans mon rêve et j ’ai suivi un corridor
vage. Plusieurs hommes to m bè rent et le sang de où étaient gravés les signes des dieux anciens,
Conan, blessé en différents endroits, coula. puis un escalier dont les m arches portaient les
— Lâches! hurla Rinaldo. signes du serpent, puis je suis arrivé dans une
Il se précipita sur Conan, armé seulement d ’une crypte où une tom be marquée d ’un phénix...
dague. — Seigneur Roi, taisez-vous, au nom de Mithra!
— Arrière, dit Conan, en le reconnaissant, je ne s’écria le grand prêtre de Mithra, dont le visage
voudrais pas te tuer. avait pris la couleur de la cendre.
Mais il était trop tard. Le ménestrel fou était Il s’approch a du roi et lui parla d o u ce m e n t à
em porté p a r son élan. Conan lui fendit le crâne l’oreille:
avec sa hache. Le cercle des assassins s’élargit. — Seigneur, ceci dépasse l’entendem ent humain.
Conan éclata de rire: Seuls les prêtres et hauts initiés connaissent le
— Qui veut mourir le premier? dit-il. corridor noir et la tom be gardée p a r le phénix où
A cet instant, plusieurs des assassins poussèrent des fut couché Épimétreus, il y a quinze siècles. Eux-
cris affreux. Une chose noire, une ombre de-cau­ mêmes ne savent pas où se trouve le to m beau, car
ch e m a r se précipita sur Ascalante et lui enfonça les initiés d ’il y a quinze siècles n ’ont pas transmis
ses crocs dans la gorge. Avec sa hache, Conan le secret. Mais l’existence de la tombe nous est
frappa la créature inconnue. La hache rebondit connue. C ’est l’un des mystères sur lesquels
sur son crâne sans faire d ’effet et le monstre se repose le culte.
retourna sur Conan. Avec une rage qui ressem­ Conan répondit :
blait à la folie, Conan se je ta sur ce nouvel — Je ne peux pas vous expliquer grâce à quelle
adversaire. Sa main se saisit de la poignée de son magie le Sage a rendu mon épée mortelle pour les
épée qui avait été brisée dès le début du combat. dém ons de la nuit. Mais c’est ainsi.
Il frappa instinctivement avec ce qui restait de — Montrez-moi votre épée, Seigneur, dit le
l’épée, marquée d ’un phénix, com m e avec une grand prêtre.
dague. Et il vit le monstre s’effondrer d ’abord, Conan tendit l’épée brisée et le grand prêtre
puis fondre, puis se désintégrer. Alors les secours tom b a à genoux.
arrivèrent enfin. Des hommes d ’armes, des c h e­ — Que M ithra nous garde contre les puissances
valiers, des pairs du royaume. des ténèbres! Le signe de l’immortel phénix est
— Qui est celui-ci? dit l’un d ’eux en enlevant le là sur votre épée! Q u ’on apporte des torches!
masque d ’Ascalante. Regardons l’endroit où le dém on mourut!
Il s’écria: Lorsque la lumière to m ba sur la tache ineffa­
— Par Mithra! C ’est Ascalante, qui fut jadis çable, à l’endroit où le monstre était mort,
comte de Thulé. Mais pourquoi a-t-il ce regard certains tom bèren t à genoux en implorant la
terrible? pitié de Mithra. Et d ’autres s’enfuirent de la
Conan ju ra : cham bre en hurlant de peur, car l’image qui était
— P a r C r o m ! si vous aviez vu ce que lui et moi là et qui jamais ne put être effacée n’appartenait
avons vu, ce monstre qui a fondu... pas à cet univers, mais à quelque dimension de
— Il délire, dit un des nobles. terreur dont l’ombre plane à jamais sur les sou­
— Je ne suis pas fou, cria le roi. C et être avait terrains de l’Égypte...
l’air d ’un croisement entre une momie égyptienne R O B E R T E. H O W A R D .
et un babouin. M a hache a rebondi dessus (T ra d u ctio n d e Jac q u e s B ergier).

La littérature différente 113


Les naufragés de la «Dorade»
Stephen Leacock Collages originaux de Carelman

Les gens n ’aiment pas porter des vêtements râpés, pourquoi s ’obstiner à
parler des langues râpées comme le latin et le grec. s .l

P ET IT G U ID E DE LA P IR A T E R IE

Ce fut le 4 août 1876 que je montai p our la première fois à bord d e l à


Dorade en qualité de second maître.
Mais laissez-moi d’abord me dépeindre à vos yeux: grand, de carrure
athlétique, bronzé par le soleil, la lune et les étoiles, je donnais
l’impression d’un garçon à la fois supérieurem ent intelligent et
Un c h e f-d ’œ u v re extrêm em ent modeste. Lorsque je parus sur le pont de la Dorade, je
ne pus m ’em pêcher d ’adm irer mon uniforme de marin qui se reflétait
d e la rigolade dans un tonneau de goudron tout proche.
— Soyez le bienvenu, monsieur Blowhard! s’écria le capitaine Bilge
qui com m andait le voilier.
L’histoire Un gaillard, ce capitaine Bilge!... Il fallait l’entendre ordon ner la
m anœuvre, un mégaphone à la bouche et usant de ce langage un peu
mirifique brutal qui sied si bien aux vieux loups de m er :
— Allons, messieurs! Ne vous fatiguez pas trop... N ous avons le
et terrifique temps... Ne restez pas trop au soleil!... Holà! Jones, vous allez glisser
sur ce beaupré... Tenez-vous bien... Williams, voulez-vous être assez
d ’un pirate gentil pour larguer cette amarre!...
Trois jours après, nous voguions en pleine mer. Ce matin-là, le capi­
taine Bilge vint me trouver et dit:
— Vous prendrez deux fois le quart à partir de cette nuit.
— Pourquoi, com m andant?
— Les deux premiers maîtres sont tombés à la mer.
Je ne répondis rien, mais cette disparition simultanée me parut
mystérieuse.

Un gaillard, ce capitaine Bilge!.


La littérature différente 115
Deux jours plus tard, Bilge m ’aborda sur le
gaillard d ’arrière et me dit d ’un air em barrassé:
— J ’ai le regret de vous apprendre que nous avons
perdu notre maître timonier.
— Com m ent cela?
— C ’est un peu ma faute, hélas! Imaginez-
vous que ce matin, en lui faisant la courte échelle
pour monter dans les haubans, je l’ai laissé
tomber par-dessus bord.
— Mais vous avez essayé de le repêcher!
— M a foi non... Pas encore.
Je regardai fixement Bilge et me tus. Le mystère
s’épaississait. Le jeudi suivant, le maître calfat
disparut. Le samedi, ce fut le to u r du gabier
Anderson. Le dimanche soir, com m e j ’étais à la
barre, je vis Bilge qui se glissait sur le pont,
portant le mousse par la jam be gauche. Étonné,
inquiet même, j ’observai le co m m an dant et le vis
s’arrêter près du bastingage de la poupe afin de
laisser tom ber le pauvre petit dans les flots...
P endant quelques minutes la tête du malheureux
surnagea. Bilge lui lança un vieux soulier, A peine eus-je calmé les appréhensions du marin
éclata d ’un rire sardonique et disparut. que je me précipitai dans la cabine de Bilge.
Je tenais cette fois la clef de l’énigme! N otre — Appelez Tomkins, répondit-il simplement.
com m andant noyait peu à peu ses hommes. Le quartier-maître parut.
Le lendemain, au petit déjeuner, Bilge me fit sa — Monsieur Tomkins, lui dit alors le com m an­
confession et sortit d ’un tiroir un parchemin dant, ayez donc l’obligeance de passer la tête
jauni. par ce hublot et d ’observer ce navire qui passe
— Blowhard, me dit-il très bas, j ’ai confiance en au large.
vous... Écoutez-moi: voici le plan d ’une île qui — Bien, com mandant.
contient un trésor de plusieurs millions de douros. Tomkins obéit. Alors, sur un signe de Bilge, je
J’ai l’intention de la découvrir; mais, d ’ici là, il saisis la jam b e droite de Tomkins tandis que
faut que je réduise l’équipage afin d ’augm enter Bilge attrapait la gauche et nous le jetâm es à la
nos deux parts. Étes-vous mon homme? mer com me une lettre à la poste.
Q u ’on me pardonne si je répondis affirmati­ Trois jours plus tard, après avoir franchi le cap
vement! J ’étais jeune et ambitieux. Ce jour-là de Bonne-Espérance, nous rencontrâm es un
je m’en fus donc au poste d ’équipage afin de pirate dans l’océan Indien. Spectacle inoubliable,
sonder l’état d ’âme de nos matelots. Ils flânaient le navire était peint en noir ainsi que son pavillon
dans des rocking-chairs et fumaient des cigares, et son équipage. Nos deux vaisseaux s’accostèrent;
tandis que d ’autres, en pyjama, faisaient la sieste une passerelle fut jetée entre les deux ponts et
sur leurs couchettes parées de couvre-pieds bientôt les corsaires nous attaquaient, roulant
bouton d ’or. A mon entrée, ils se levèrent et des yeux féroces, grinçant des dents et des
s’inclinèrent: genoux.
— Chef, me dit alors le quartier-maître Tomkins, Le com bat dura deux heures, avec une pause de
permettez-moi de vous faire part du m é co n te n ­ vingt minutes pour le déjeuner. Ce fut terrible.
tem ent de mes cam arades qui s’étonn ent de ces Les hommes se giflaient en pleine figure et,
trop fréquentes disparitions. parfois, au paroxysme de la rage, ils se m ordaient

116 Les nau fragés de la « D o rad e »


au visage. Je rem arquai un pirate gigantesque — Q u ’est-ce que ça veut dire? fit-il inquiet. Est-
qui brandissait une serviette-éponge nouée à son ce que j ’ai gagné?
extrémité et qui fut mis hors de com bat par notre — Non, Bilge, répondis-je tristement. Vous avez
vaillant capitaine, d ’un simple coup de peau de perdu. Un mois plus tard, après avoir réparé mes
b anane au milieu du front. forces com me on devine, j ’abordai dans une île
A une heure et demie, le m atch fut déclaré rful déserte et j ’y vécut misérablement, m ’habillant
et le vaisseau pirate s’éloigna parmi les accla­ de feuilles de cactus et me nourrissant de gravier
mations des corsaires. M alheureusem ent, au humide. Ce régime mina peu à peu ma solide
cours de la rencontre, il s’était déclaré une voie constitution. Je tombai malade de la pierre, je
d’eau dans la coque de la Dorade. La sonde nous mourus et je m ’enterrai sur le rivage.
révéla la présence d ’un dem i-centimètre d ’eau Si seulement les auteurs d ’aventures de pirates
dans la cale. Après vingt et une heures de travail pouvaient m’imiter!...
aux pompes nous constatâmes que l’eau avait STEPH EN LEACOCK.
encore monté de deux millimètres. La situation
était désespérée. C ette nuit-là, Bilge vint me
trouver dans m a cabine et me dit:
- La Dorade va sombrer... Elle s’enfonce tout
doucement... Cela peut d urer six mois, un an,
deux ans peut-être, mais le naufrage est iné­
vitable... Le seul moyen de nous sauver, c’est de
l’ab andonner et de partir sur un radeau que nous
allons improviser incontinent.
Nous nous mîmes à l’œuvre. A l’insu de l’équi­
page, nous sciâmes les mâts, nous les coupâmes
en poutres et nous les assemblâmes avec des
lacets de bottines. En hâte nous je tâm es sur
ce radeau des vivres, des boissons, un chrono­
mètre, un sextant, une pom pe à bicyclette et
d ’autres instruments scientifiques. Bilge et moi,
nous nous embrassâmes et aux premières lueurs
de l’aube, nous voguions sur le radeau au milieu
de l’océan sans limites.
Vers midi, après nous être rasés, nous voulûmes
manger. C ’est alors que l’h orreur de la situation
nous apparut. Bilge avait em porté cinquante-
deux boîtes de « b eef » de conserve, mais il avait
oublié la clef pour les ouvrir. Épouvanté, je me
précipitai sur les cinquante-deux bouteilles de
vin. Elles étaient bouchées à la mécanique. Je
hurlai com me un fou:
— Bilge!... où est le truc... Vous savez bien, le
machin... le fourbi pour ouvrir ces bouteilles-là?
Huit jours d urant nous je ûnâm es. Le neuvième
jour, rongés par la faim, nous décidâmes de tirer
au sort celui de nous deux qui mangerait l’autre.
Je préparai deux pailles et les tendis à Bilge. Il
tira la plus longue.

La littérature différente 117


Jamais dit: En 1938, Hitler voulait
vendre ses juifs 250 dollars:« homme
(P h o to s D orlza).
Un romancier autrichien révèle
que 32 pays alertés par Roosevelt
ne purent se mettre d’accord pour
payer la rançon de 5 0 0 0 0 0
condamnés à mort h i h h i i

J ’AI G A R D É CE S E C R E T C O M M E UN POIDS

27 ans après: Juillet 1930. En Allemagne, Hitler est au pouvoir depuis cinq ans. Les
manifestations antijuives suscitées par le nazisme sont connues du
m onde entier; à travers la frontière, des accusations plus graves
U n livre com m encent à filtrer. Les juifs ont com m encé à quitter l’Allemagne
devenue pour eux menaçante. Sur l’initiative du président Franklin
D. Roosevelt, les représentants de trente-deux pays ont décidé de
e n c o r e inédit se rassembler à Évian, officiellement pour étudier les problèmes
posés par ces réfugiés. En fait, cette conférence a une mission
plus générale: discuter l’ensemble de la politique antisémite de
en F r a n c e l’Allemagne nazie.
La conférence d ’Évian — Intergovernmental Com m itee for
R e fu g e e s— se tint du 6 au 15 juillet 1938. Outre les ministres pléni­
révèle potentiaires, délégués des gouvernem ents de trente-deux pays, de
nombreuses organisations privées se firent représenter par des obser­
vateurs. Des hom m es com m e le com te Coudenhove-Calergi, fon­
les origines dateur du m ouvem ent paneurop éen , la musicien Pablo Casais,
l’historien Guillaume Ferrero, J.B. Wise, le grand rabbin de New
York, le père Odo, envoyé du Vatican, y assistèrent à titre personnel.
du m a ssacre Informé de cette réunion, Hitler ne s’ém ut pas pour autant. Il
décida, au contraire, d ’y envoyer un messager secret avec une extra­
des juifs ordinaire proposition: que les pays réunis à Évian organisent une
collecte et rachètent tous les juifs allemands et autrichiens puisqu’ils
paraissent si soucieux de leur sort. Hitler fixait le prix du juif
à 250 dollars. « H omme, femme, ou enfant, le prix sera le même.

L'histoire invisible 121


Toutefois, quand il s’agit d ’une famille n o m ­ joindre à son r é c i t 1 des com m entaires et des
breuse, nous nous contenterons d ’un forfait de docum ents dont la précision perm et de recouper
1 000 dollars, quel que soit le nombre des enfants. » et de situer, avec toute l’exactitude exigée par
Cette offre devait être transmise par un juif autri­ l’Histoire, les faits et les événem ents relatés.
chien, médecin de renommée mondiale, le profes­ « A l’âge de quatorze ans, j ’ai été opéré par
seur Heinrich N eumann, ♦ chevalier de Héthars. Heinrich von Benda (c’est le nom du professeur
Heinrich N eum ann dans le roman). Le professeur
U NE C O N F É R E N C E S E C R È T E était un ami de m a famille. Il avait peu de rela­
SUR LES BO R D S DU L É M A N tions parmi les participants à la conférence
d’Évian. Nous habitions l’hôtel Esplanade, porte à
Nul n ’eut vent, à la veille de la dernière guerre, porte. Bien que j ’eusse seulem ent vingt-sept ans
à l’exception de ses principaux acteurs, du drame à l’époque, le professeur m ’avait accordé
qui s’est joué sur les bords paisibles du lac Léman. sa confiance. Nous avons passé des heures à
Environ deux cents journalistes de la presse m on­ converser, souvent la moitié de la nuit. J ’étais
diale (la presse nationale-socialiste comprise), la pour lui une sorte de chargé de presse à rebours:
plupart accrédités auprès de la Société des je devais le protéger de mes confrères. » Cette
Nations, suivirent les débats de la conférence position permit au rom ancier autrichien de nous
d ’Évian. C ’est l’un d ’eux, le rom ancier autrichien donner aujourd’hui, sur cette affaire, un tém oi­
Hans Habe, à l’époque correspondant du Prager gnage inégalable.
Tageblatt, qui révèle aujourd’hui la mission dra­
matique et dégradante du professeur viennois. P O IN T N 1 DU P R O G R A M M E N A ZI:
Mission inutile aussi car, évidemment, personne É L IM IN E R LES JUIFS
ne voulait « acheter» les juifs; aucun am bassadeur
ne voyait dans quel budget « on pourrait trouver la Depuis dix-huit ans, l’élimination du juif était à
somme nécessaire » puisque la transaction envi­ l’ordre du jou r en Allemagne. Le program m e du
sagée concernait un demi-million de juifs d ’Alle­ parti national-socialiste rédigé à M unich, le 24
magne et d’Autriche. D ’ailleurs, où les installer? février 1920, préconisait cette mesure de salu­
Q u ’en faire? D ’autant plus que les nazis p ou­ brité publique: «Seuls les citoyens bénéficient
vaient, en cas de refus, exterminer les juifs. Le des droits civiques. Pour être citoyen, il faut
messager secret de Hitler en était, lui, convaincu, être de sang allemand, la confession importe peu.
après ce qu’il avait vu et vécu à Vienne. Le gou­ Aucun juif ne peu t donc être citoyen » (Point 4).
vernement du Reich n’avait pas choisi un nazi pour Plus loin: « ... Nous d em andons que tous les non-
présenter son offre de marché, mais un de ceux Allemands établis en Allemagne depuis le 2 août
q u ’il s’acharnait à persécuter et celui-ci n ’avait 1914 soient im m édiatement contraints de quitter
lui-même accepté son incroyable mission que le pays» (Point 8).
parce q u ’il avait une conscience claire du danger Les mesures raciales n’épargnaient pas pour
réel encouru par les juifs. autant les juifs vivant dans le pays depuis des
L’écrivain Hans H abe a estimé que le roman générations. Depuis la prise du pouvoir par
pouvait être un témoignage plus réel et plus Hitler, le 30 ja nvier 1933, les juifs s’enfuyaient
complet que les simples mémoires, ou les d ocu­ d ’Allemagne, individuellement ou par vagues.
ments nus. Aussi a-t-il choisi la forme rom a­ Sous la désignation neutre et pudique de « réfu­
nesque pour faire revivre ces journées tragiques. giés», la Conférence du Lém an devait se pen c h er
D ’autres écrivains, avant lui, ont dém ontré que, sur le sort de ces immigrants chassés par les
pour restituer l’histoire secrète et le climat persécutions nazies. Mais ♦ les m éthodes de
d ’une époque, le roman avec son foisonnement l’expulsion, puis de l’émigration forcée, puis de la
organique, ses éclairages multiples l’em porte sur terreur, enfin de l’anéantissement scientifique des
le récit linéaire. Mais H ans H abe a pris soin de 1. H an s H a b e , Die Mission, V erlag K u rt D e sc h , 1965.

122 Le prix d 'u n juif


juifs sous Hitler ne devaient être mises au point
que progressivement. La tentative de trafic d ’es­
♦ chevalier de Héthars
claves entreprise lors de la Conférence d ’Evian
précédait des mesures plus radicales. Roosevelt P ro p riété o u village situé en Ho ng rie, « h é th a r s »
avait senti que cette conférence « humanitaire » signifie « s e p t tilleuls». R e s p e c t u e u x d e la
était la dernière chance de secouer la conscience c o n v e n t i o n r o m a n e s q u e q u ’il a a d o p t é e , H a n s
de l’O ccident, d ’arrêter Hitler en proie à la fureur H a b e se b o r n e à inscrire en d é d i c a c e d e son
raciste. Elle se réunit dans l’intervalle qui sépara livre le n o m v é r ita b le d u p r o f e s s e u r v ien no is
l’annexion de l’Autriche (le II mars 1938) et c o n t r a i n t p a r les nazis de t r a n s m e t t r e leur
offre d e m a r c h a n d s d ’esclaves. En r e v a n c h e , le
Munich (les 29-30 septembre 1938). 11 n’est pas
récit de l’a t t r ib u t i o n d ’un litre de n o b le s se à
étonnant que les Allemands aient employé tous un g r a n d m é d e c i n ju if, qui avait refu sé p o u r ­
les moyens pour imposer leur doctrine, y compris t a n t d e se c o n v e r t i r, s e m b le p a r f a i t e m e n t v éri­
la proposition diabolique que le professeur vien­ d iq u e . Le p r o f e s s e u r , m é d e c i n p e r s o n n e l du
nois était contraint de défendre devant les K a is e r F r a n ç o i s - J o s e p h , ne v o u la it pas du titre.
représentants des puissances occidentales Mais, p o u r ne pas o f fe n s e r Sa M a je sté
(l’U.R.S.S. et la Petite Entente avaient refusé l’e m p e r e u r d 'A u t r i c h e , il l’a a c c e p t é p o u r son
de participer à la Conférence). p è r e , m o d e s te e n t r e p r e n e u r d a n s u ne p etite
Si les raisons profondes de l'irruption de la bar­ ville h o n gro ise.
barie dans un pays de haute civilisation sont
encore loin d ’être éclaircies, les moyens de gou­ ♦ les méthodes de l’expulsion
vernem ent employés par Hitler sont parfaitement C ’est le 1" avril 1933 q u e c o m m e n c è r e n t les
connus. Le mélange de la ruse et de la violence, a r r e s t a t i o n s d e juifs et leu r d é p o r t a t i o n d ans
accepté tantôt avec stupéfaction, tantôt avec des c a m p s de c o n c e n t r a t i o n . C e fut b i e n t ô t
indifférence par les grandes puissances de « l a saiso n d es u r n e s » : les f e m m e s r e ç u r e n t
l’Occident, sont un trait significatif de l’époque. p a r la p o ste des u r n e s c o n t e n a n t les c e n d r e s
d e leur m ari as sa ssiné d a n s les c a m p s d e
H IT L E R SAVAIT Q U ’IL POUVAIT c o n c e n t r a t i o n ; elles é t a i e n t a c c o m p a g n é e s
d ’u n e le ttre : « V o t r e m ar i a s u c c o m b é à une
A L L E R T R O P LOIN
crise c a r d i a q u e . Veuillez t r o u v e r ci-join t ses
ce n d r e s . F ra is d ’e x p é d itio n : 3,50 M a r k . »
C ’est le succès de l’invasion de l’Autriche, U n e sé rie de lois et d ’o r d o n n a n c e s se s u c c é ­
aussitôt entérinée par Mussolini qui était pré­ d è r e n t j u s q u ’en 1935, e n t r a î n a n t le licen­
ten dum ent l’ami et le p ro tec teur de ce pays, qui c i e m e n t des f o n c t i o n n a i r e s juifs, pu is é c a r t a n t
permit à Hitler de croire q u ’il pouvait désormais les ju ifs d e s p ro fes sio n s libérales; e n s u ite vint
tout oser impunément. Munich ne fut q u ’une u n e sé rie de m e s u r e s d e s t in é e s à p r iv e r les juifs
séquelle logique de ce coup d ’audace cynique. d e leurs d r o its de cito y en , à les h u m ilie r, à les
Karl Kraus disait, à juste titre, que « l’Autriche te r r o r i s e r , à les s é p a r e r d u reste d e la p o p u ­
lation, à les c o u p e r de la vie é c o n o m i q u e et
était un banc d ’essai de la fin du monde», du
c u l t u r e l le d e 1’É ta t et à l e u r s u p p r i m e r to u t
moins de notre monde occidental dans ce demi- m o y e n d ’existe n ce.
siècle. Si la Première G uerre mondiale avait eu La d e u x i è m e p h a s e d es p e r s é c u t i o n s fut i n a u ­
pour cause immédiate l’assassinat d ’un prince g u r é e p a r les lois d e N u r e m b e r g , les lois
autrichien, la seconde semble avoir débuté par raciales, en s e p t e m b r e 1935. C e t t e p e r s é c u t i o n
l’installation d ’un «gauleiter» d a n s 'le Hofburg, qui p r é t e n d a i t se justifier e n c o r e p a r d es
l’ancien palais impérial de Vienne, par la volonté f o r m e s légales , fort sp é c ie u se s , d u r a j u s q u ’en
d’un artiste peintre rate. Les exactions contre les o c t o b r e 1938. C ’est alors q u 'e u t lieu la p r e ­
m ière g ran d e d é p o r t a t i o n massive de 12 000 juifs
juifs prirent tout de suite, en Autriche devenue
p olo n ais, so us p r é t e x t e de v e n g e r l’a t t e n t a t de
pays conquis, une am pleur q u ’elles n’avaient pas G y n s p a n c o n t r e un d i p l o m a t e nazi à Paris.
encore connue même en Allemagne. L’antisémi-

L'histoire invisible 123


tisme autrichien avait d ’ailleurs, dans ce pays nous. La Conférence doit accepter que nous nous
multinational, des racines profondes et y était débarrassions des juifs en confisquant leurs biens.
plus virulent q u ’outre-Rhin, en raison du p our­ Nous les livrerons aux pays étrangers si ceux-ci
centage plus élevé des juifs, de la tolérance dont acceptent de nous dédo m m ager du mal que les
ils bénéficiaient et ♦ du rôle im portant q u ’ils juifs ont fait à l’Allemagne. Q ue signifie cette
jouaient dans la culture, l’art, la presse et les discussion au sujet des réfugiés? Ces Messieurs
professions libérales. Des arrestations en masse disposent à l’avance de la peau de l’ours! Aucun
de juifs et le pillage de leurs biens ac co m p a­ pouvoir au monde, aucune force ne peuvent nous
gnèrent la liesse artificielle suscitée par l’arrivée obliger à laisser partir les juifs si nous ne les
des troupes de choc allemandes, accueillies par voulons pas. Le gouvernem ent a fixé une taxe à
les milices nazies locales soigneusement entraî­ leur exportation». Et le gauleiter fixe son prix:
nées, encadrées dans la semi-clandestinité de «250 dollars par tê te». Mais il faut prendre le
l’époque ♦ Dollfuss et Schuschnigg. Avec la tor­ demi-million de juifs d ’un coup. Pas de détail.
ture, l’assassinat dans Tes prisons, l’ouverture « Pour vous, H err Professor, les 250 dollars ne
des camps de concentration, le régime faisait son représentent pas un prix trop élevé. Pour d’autres,
entrée à Vienne, et, cependant, on a vu dans les il pourrait paraître excessif. Mais nous insistons:
rues un rabbin en châle de prière, en compagnie tout ou rien. D ’ailleurs, les pays qui préten dent
d’un avocat connu, laver l’inscription « Vive se préoccuper du sort des juifs feraient bien de
Schuschnigg », sur le macadam. constituer une réserve de 300 à 400 millions de
dollars pour protéger les autres juifs de l’Europe,
Le professeur von B enda avait été arrêté, et il dont l’heure viendra. La Tchécoslovaquie, la
avait assisté, en prison, à l’agonie d ’un de ses Hongrie, la Pologne ne tiennent pas tant à les
com pagnons de cellule à la suite des coups garder.
infligés par les nazis. 11 avait été lui-même «Vous représenterez à Évian non pas le Reich,
libéré grâce à l’intervention d ’une haute person­ mais la com m unauté juive de Vienne. Je viens de
nalité étrangère. Dans la nuit du 22 juin 1938, il faire libérer son président. D ’ailleurs un juif
est réveillé par un coup de téléphone : le gauleiter exposera la situation des juifs mieux que qui­
de la nouvelle province du Reich le fait appeler conque. Nous vous accordons un permis de sortie
à son chevet pour une consultation. Il est réelle­ et les devises nécessaires. Vous devez comprendre
ment malade, mais n’a pas besoin de l’inter­ q u ’au m om ent du grand nettoyage, la m arch an­
vention du célèbre praticien. Son état n’est dise considérée com me superflue doit être
nullement alarmant. soit vendue, soit détruite. »
Le professeur, dont la famille reste en otage à
EN T E R M E S DE M A R C H É D ’ESCLAVES Vienne, se rend à Évian. En chemin, à Genève
exactement, il reçoit ses dernières instructions
Il lui expose, avec des précautions de conspi­ d ’un m em bre de la Gestapo.
rateur, la mission dont le gouvernem ent du Reich Sous les lambris de l’hôtel Royal, le professeur
veut le charger. «N ous allons voir, lui dit ce haut von B enda se trouve soudain plongé dans un
dignitaire nazi, si le but de la Conférence des monde très différent de celui q u ’il vient de
trente-deux États, à Évian, est de sauver les juifs quitter. Il ne rencontre q u ’incrédulité ou sym­
ou simplement de faire de la propagande contre pathie polie; parfois il se heurte au soupçon et à
le Reich.» Il lui expose l’argum entation spé­ la méfiance. On lui fait sentir q u ’il peut être un
cieuse des nazis : « Les juifs ont pillé, exploité notre instrument inconscient de la politique allemande,
peuple et détiennent encore un butin se m ontant voir un agent appointé... A certains de ses inter­
à environ trois cents millions de livres sterling. locuteurs, à son propre fils, médecin à Paris,
Nous ne pouvons pas leur perm ettre d ’em porter accouru pour le voir, sa mission paraît entachée
ce butin et de financer ainsi la guerre juive contre de honte. Vendre ou acheter les juifs est égale­

124 Le prix d 'u n juif


ment méprisable. La S.D.N. n’a-t-elle pas créé
une section qui combat le marché d ’esclaves?
La veille de la Conférence, il est reçu par le
représentant de Roosevelt, l’am bassadeur am é­
ricain Myron C. Taylor, qui, de prime abord, ne
voit pas bien com m ent porter devant une assem­
blée de diplomates une proposition pareille,
le mandataire étant clandestin et le destina­
taire mal défini. Le dialogue souligne les diffi­
cultés de la situation.
- A qui s’adressent les Allemands par votre
entremise?
- Au monde occidental, répond von Benda.
- Ce n’est, en effet, pas très précis. Et croyez-
vous vraim ent q u ’au cœ u r de l’Europe on puisse
anéantir des centaines de milliers de personnes?
Devons-nous donner une prime au chantage?
La Conférence devait, au contraire, dans son
ordre du jour, soulever la question de la resti­
tution des biens confisqués aux juifs afin de
financer leur émigration et leur installation dans
des pays d ’accueil.
♦ du rôle important
PAS D ’A C H E T E U R S PO U R LES JU IFS Les Allemands ont tué des millions d’hom mes
« coupables d ’être nés dans un lit et pas dans
En conclusion, l’am bassadeur américain envisage un autre». Nous ne les suivons pas dans cette
de créer à Évian une sous-commission chargée de classification, pou r mettre en valeur les mérites
sonder les intentions réelles des Allemands, si d ’un groupe ethnique dont les réalisations sont
possible par la négociation directe. conditionnées auta nt par le milieu que par les
L’article que publie, le jour de la réunion plé- dons personnels. Mais, en ce qui concerne
nière d ’ouverture à Évian, le jo urnal nazi Der l’Autriche, il suffit de noter quelques noms
pour m ontrer la part des juifs dans l’essor
Vôlkische Beobachter, sous la signature d ’Alfred
culturel du pays: Sigmund Freud, le m etteur en
Rosenberg, ne laisse pas favorablement augurer scène Reinhardt, les compositeurs Mahler,
de ces négociations. Le théoricien du racisme Schônberg, les écrivains Jakob Wassermann,
intitule son pam phlet: «Q ue faire des Juifs? Stefan Zweig, Joseph Roth, l’historien Egon
Réflexions à propos de la « Conférence mondiale » Frieddel.
d’Évian». Il écrit, sous ce titre: «T andis q u ’en
Palestine se multiplient attentats, grèves, exé­
cutions, dans le m onde entier se fait j o u r le sen­ ♦ Dollfuss et Schuschnigg
timent qu ’il est impossible d ’assimiler les juifs.»
Engelbert Dollfuss, né en 1892, chancelier et
Il renforce: « Le peuple allemand est ferm em ent ministre des Affaires étrangères autrichien de
résolu à aboutir à une solution définitive de ce 1932 à 1934, assassiné le 25 juillet 1934. Kurt
problème et à em pêcher pour toujours que von Schuschnigg, né en 1897, chancelier de
s’établisse une situation com me celle que nous 1934 à 1938. Après l’annexion de l’Autriche,
avons connue au cours des dernières décennies arrêté, puis transféré en c am p de concentratio n
par suite de la fausse tolérance et de la faiblesse ju sq u ’à la fin de la guerre.
des générations antérieures. Dans d ’autres pays

L'histoire invisible 1
que le nôtre où les choses ne sont pas encore Cette proposition paraît utopique aux membres
arrivées à pleine maturation, une évolution ana­ de la Conférence, au moment même où les
logue s’esquisse néanmoins (Pologne, Hongrie). » désordres s’aggravent en Palestine. On ne l’étudie
Avant même le début de la Conférence, les pour ainsi dire pas.
délégués — trois ministres, treize ambassadeurs,
trois plénipotentiaires, trois conseillers et leur ILS P L E U R E N T DES L A R M E S
suite — ont eu des entretiens animés dans les DE C R O C O D IL E S
appartem ents des uns et des autres dans le but de
préciser diverses questions de procédure. Par L’émissaire de la Gestapo, nommé H err Megelein,
exemple, faudrait-il créer un comité perm anent chargé de surveiller le professeur viennois,
de réfugiés dans le cadre de la S.D.N. ou bien reprend contact avec lui. Il repousse toute idée
instituer un organisme indépendant? La C onfé­ de négociation directe au sujet de la rançon
rence elle-même, qui se tient dans le grand salon exigée pour le départ des juifs. Q ue le pro­
de l’hôtel Royal, est ouverte par le chef de la fesseur Benda remplisse sa mission !
délégation française, l’am bassadeur Henry « L’Allemagne ne se m ettra pas en position d ’un
Béranger. Téléguidé par Roosevelt, le délégué quém andeur, dit-il fermement, qu’on pourrait
américain laisse entrevoir une augm entation du repousser publiquement sur un ton de vertueuse
quota pour les émigrants allemands et autrichiens indignation. »
aux États-Unis. Ils ne représentaient à l’époque Il annonce à von Benda une nouvelle mesure
que 27 370 personnes par an. Le délégué anglais, « pour faciliter ses dém arches ».
l’honorable Earl W interton, renchérit en sou­ «Vous êtes autorisé à com m uniquer aux A m é­
lignant la grande tradition de son pays qui n’a ricains que le gauleiter autrichien a fait arrêter
cessé d ’offrir asile aux persécutés. Mais il fait quarante mille juifs, les a chargés dans des wagons.
aussitôt rem arquer que le Royaume-Uni n’est pas Le convoi sera dirigé soit sur un cam p de co n c en ­
un pays d ’immigration, que « l’Angleterre, hau­ tration, soit vers une frontière selon q u ’au 1" août
tem ent industrialisée, a déjà une densité de p opu­ (on est le 6 juillet) une somme de dix millions de
lation élevée et q u ’elle souffre du chômage... De dollars (une bagatelle p our les Américains) aura
toute manière, conclut-il, les pays d ’origine des été ou non déposée dans une banque suisse. Nous
nouveaux émigrants doivent mettre des moyens à considérerons ce premier versement com m e une
leur disposition, afin q u ’ils puissent se faire une garantie perm ettant de com m en cer la négo­
nouvelle existence.» C ’est con dam n er d ’avance ciation en vue d ’une solution d ’ensemble. Avec
les juifs allemands et autrichiens dont les nazis cette proposition, nous dém ontrons suffisamment
com m encent par confisquer tous les biens. notre bonne volonté. »
Le délégué français prend à son tour la parole. Les comptes rendus des journaux allemands
Il déclare: « L a France se trouve déjà chargée offrent un fond sonore bien orchestré pour la
d’une masse de réfugiés espagnols. Un pays de mission du professeur Benda. Le Danziger Vor-
quarante millions d ’habitants est aux prises avec posten écrit: « L a Conférence juive d ’Évian
le problème de trois millions d ’étrangers q u ’il prom et de devenir une conférence antijuive. On
accueille com m e résidents permanents. En se lamente ap parem m ent sur le sort des juifs et on
revanche, les pays jeunes com m e les deux A m é­ se livre à une propagande éhontée contre l’Alle­
riques et l’Australie, qui savent assimiler les magne, mais, en réalité, aucun État ne semble
pionniers, recevront sans doute les nouveaux disposé à accepter quelques milliers de juifs pour
réfugiés, les bras ouverts. » supprimer cette prétendue « honte de la civili­
On donne alors lecture d ’un m é m orandum de sation » en Europe Centrale. » Le Vôlkische Beo-
l’Agence juive pour la Palestine qui préconise bachter fait presque une allusion directe à la
l’immigration immédiate de 240 000 juifs, puis, au mission de von Benda: « Ils pleurent des larmes
cours des années suivantes, d ’un demi-million. de crocodile sur les juifs, mais personne ne veut

126 Le prix d 'u n juif


faire un effort pour ces «m alheureux» car
chacun est conscient de ce que représente le juif
au sein d’une com m unauté nationale. »
Le professeur assiste aux séances semi-publiques
de la Conférence, assis au milieu d’autres obser­
vateurs et des épouses des délégués. Com m e la
plupart des réunions, pour ménager la suscepti­
bilité de l’Allemagne, se tiennent à huis clos, il
a également des entretiens privés avec toutes les
personnalités importantes des délégations. La
mission clandestine de cet hôte venu sans être
invité est connue —ju sq u ’à Washington — et pèse
sur les délibérations.
Le délégué de la Colombie, le professeur
J.N. Yepese, un juriste, conseiller juridique de
sa délégation à la S.D.N., président de la sous-
commission chargée de sonder les intentions des
Allemands, se montre particulièrement co m p ré­
hensif et bienveillant à l’égard de von Benda. Il
préconise de faire adm ettre par la Conférence un
plan qui assurerait l’accueil de quaran te mille
juifs, par l’augm entation du quota américain et
l’attribution de visas d ’entrée dans d ’autres pays. ♦ des lois de N uremberg
«Si la Conférence peut annoncer le sauvetage de L ois p o u r la p r o t e c t i o n du sa n g et d e l’h o n n e u r
quarante mille juifs, dit-il, les Allemands n’oseront a l l e m a n d s (15 s e p t e m b r e 1935).
pas anéantir en même temps le même nom bre de « F e r m e m e n t p e r s u a d é q u e la p u r e t é du sang
juifs, com me ils m enacent de le faire selon leur al l e m a n d es t la c o n d i t i o n p r i n c i p a l e de la d u r e e
ultimatum. L’opinion publique mondiale ne fu t u re d u p e u p l e a lle m a n d , et a n i m é de la
l’adm ettrait pas. » Le professeur a d ’ailleurs été v o l o n t é in é b r a n l a b l e d ’a s su r e r l’e x is te n c e d e la
entendu par la sous-commission com pétente n a t i o n a l l e m a n d e p o u r les siècles à venir, le
désignée pudiquem ent sous le titre de « sous- R e ic h s t a g a a r r ê t é à l’u n a n i m i t é la loi su iva n te ,
p r o c l a m é e p a r la p r é s e n t e :
commission de la docum entation». L’interroga­ » A r t. 1 - Les m a r ia g e s e n t r e ju ifs et citoy en s
toire fut pénible. d e sa ng a l l e m a n d o u a p p a r e n t é s so n t interdits.
L es m a r ia g e s c o n c l u s m alg ré c e t t e p r o h ib itio n
UN PÉN IB L E I N T E R R O G A T O IR E s o n t nuls et n o n avenus...
» A rt. 2 - L es r a p p o r t s e x t r a c o n j u g a u x e n t r e
« Combien y-a-t-il encore de juifs en Autriche? juifs et citoyens d e sang a llem an d o u a p p a r e n t é s
- Entre cent quatre-vingts et deux cent mille, so n t interdits.
répond le professeur. On peut difficilement pré­
ciser leur nombre, car l’application de plus en » A r t. 5 - T o u t c o n t r e v e n a n t à l’a r t i c l e 1"
plus sévère ♦ des lois de N urem berg touche un s e r a pu ni des t r a v a u x forcés.
» T o u t c o n t r e v e n a n t à l’a r ticle 2 se ra pu ni de
nombre croissant de personnes. Dans l'ensemble p riso n ou d e s t r a v a u x f o rcé s. »
du Reich, un demi-million de chrétiens sont En p r a t i q u e , les « c o n t r e v e n a n t s » f u r e n t le plus
également to uchés par cette législation. s o u v e n t hum iliés p u b l i q u e m e n t et assassinés.
- Combien de juifs ont quitté l’ancienne L es t r ib u n a u x p r o n o n ç a i e n t c o u r a m m e n t la
Autriche, jusq u ’à présent? p ein e d e m o r t p o u r le « c r i m e c o n t r e la r a c e ».
- Environ cinquante mille.

L'histoire invisible 127


— Ces gens ont-ils em porté quelques biens avec — Mais vous êtes accrédité à la Conférence
eux? com me représentant de la com m unauté juive
— A peine. L eur capital confisqué est versé, en d’Autriche! Parlez-vous au nom de cette co m m u ­
partie, à un fonds destiné à faciliter l’émigration nauté ou de la G estapo? »
des juifs, pour m ettre à leur disposition des prêts. Toute l’ambiguïté de la situation du professeur
— Quels prêts? von Benda apparaît au cours de cette déposition
— Des «prêts de présentation» ( Vorzeigegeld]. devant la commission. Les questions pleuvent, de
Quand un émigrant dem and e un visa d ’entrée plus en plus précises et impertinentes.
dans un pays, le consulat exige q u ’il dispose d ’un « A-t-on confisqué votre propre fortune? Avez-
certain capital. Le g ouvernem ent met une cer­ vous eu des contacts avec la G estapo sur les
taine somme à la disposition de l’émigrant pour territoires suisse ou français? Est-ce vrai que
cette dém arche et la lui reprend aussitôt le visa vous-même, vous étiez en prison? Vous a-t-on
obtenu. maltraité? Avez-vous de la famille en Autriche?
— Mais c’est de l’escroquerie ! s’exclame un des La G estapo a-t-elle mis des devises à votre dis­
délégués. position? »
— Que veulent faire les juifs après avoir quitté
leur pays sans aucune ressource? s’inquiète un LES PA R O L E S M A L H E U R E U S E S
second. D ’UN RABBIN
— Ils veulent travailler.
— M anifestement, ils n ’ont pas entendu parler du Au cours de son entretien prolongé avec le grand
chômage? rabbin de New York qui s’oppose, au nom de
— Quel est le pourcentage des intellectuels parmi toutes les organisations juives, au « projet
les juifs d ’Autriche? viennois», le professeur sent le sol littéralement
— Environ cinquante pour cent. se dérober sous lui. Le grand rabbin lui fait
— Avez-vous com pté les com m erçants parmi com prendre que lui, von Benda, dans sa situation
les intellectuels? particulière, ne peut pas avoir un aperçu, une vue
— Non. d ’ensemble de la situation.
— En d ’autres termes, le nombre de travailleurs « Vous ne com prenez pas que l’Allemagne a peur
manuels est une quantité négligeable? d ’Évian? Une manifestation de solidarité de
— Probablement. trente-deux États, y compris les plus puissants de
— Et le nombre des jeunes juifs n’est pas très la terre, brisera leurs armes meurtrières. Si nous
élevé non plus? reconnaissons, même indirectement, en payant
— En effet, car ce furent les jeunes qui ont, les une rançon, la légalité des mesures antijuives,
premiers, quitté le pays. Plus vieux sont les nous sommes perdus. Au lieu de d onner une
hommes, plus ils sont attachés à leur patrie et prime à l’Allemagne pour ses crimes, nous devons
moins ils peuvent com prendre ce qui se passe en provoquer le boycottage des marchandises alle­
Allemagne et en Autriche. mandes et un em bargo sur ses exportations...
— Est-ce vrai, M onsieur le professeur, que la Oui, on négociera avec l’Allemagne, mais quand
déportation de quarante mille juifs autrichiens tous nos frères, non seulem ent les juifs d’Alle­
est envisagée? magne et d ’Autriche, mais les autres aussi seront
— Selon mes informations, c’est très exact. arrachés à la domination d ’Hitler.
— De quelle source avez-vous obtenu cette — Oui, tous ceux qui seront encore en vie»,
information? répond am èrem ent le professeur.
— De la Gestapo. Il n’obtient, en définitive, q u ’une proposition du
— Dans quel but la G estapo vous a-t-elle donné côté américain: on le presse de ne pas retourner
cette information? en Autriche. Sa famille pourra être passée à
— P o u rq u e je la com m unique à la C onférence. l’étranger par les Services secrets. Et lui, obtiendra

128 Le prix d 'u n juif


sans difficulté une chaire dans une université
américaine. Il n’aura que l’em barras du choix,
en raison de sa qualification. Alors, usant de toute
l’autorité qui s’attache à son nom, il d on n era des
conférences de presse et révélera publiquem ent
les abominables machinations allemandes. « Ils ne
com prennent, de toute manière, que le langage
de la force », ajoute le rep résentan t du président
Roosevelt.
Le professeur von Benda, ne voulant pas exposer
aux représailles les juifs d’Autriche, entreprend
alors le voyage du retour. Épuisé physiquement,
moralement ébranlé, il meurt d ’une crise car­
diaque, dans le train, en franchissant la frontière
allemande. NICOLAS BAUDY
La Conférence d ’Évian, elle, se term ine par des COMMENTE LE LIVRE
résolutions optimistes. Mais, en Allemagne, les DE HANS HABE
événements suivent leur cours. Dans les années Ecrivain de langue française. Nicolas
qui vont suivre, 6 000 000 de juifs — rappelons Baudy. né en Hongrie, a fait ses études
le chiffre — seront assassinés dans les camps de de philosophie et de lettres à Berlin,
concentration nazis. La seule excuse des repré­ Rome, Vienne et Paris. Puis il a mené
sentants à la Conférence d ’Évian est q u ’un la vie mouvementée des « expatriés »
pareil génocide, avant q u ’il ait lieu, dépasse les de ce siècle. Il n'y a pas de capitale ou
de pays de l'Europe où il n'ait séjourné.
limites de l’imagination.
Il a risqué sa vie, dans différents
NICOLAS BAUDY.
com bats politiques, jusqu'à l'ennui, et
il essaye de faire le m eilleur usage de
la vie «en rabiot» qui lui reste. Il
pense toujours à réunir un congrès des
cosm opolites pour éta blir si cette
condition a égalem ent des aspects
positifs!
Il a dirigé pendant quinze ans une
revue de haut niveau intellectuel, con­
sacrée aux questions juives, Évidences
(de 1948 à 1962). Cette activité lui a
permis de préparer pour l'Encyclo-
pédie Planète, le volum e les Grandes
Questions juives, une synthèse de
l'expérience juive des origines à nos
jours. Il se consacre actuellem ent à
l'étude de l'histoire de la civilisation
allemande, notam m ent à la période
préhitlérienne, pour déceler les pro­
cessus de dégradation de la Raison,
qui ont perm is l'irrup tion du nazisme
dans un pays de haute culture. Signa­
lons parmi ses ouvrages : le Piano
d'Arlequin, l'in n o ce n t Cavalier, les
Créneaux de Weimar.

L'histoire invisible 129


Le cancer et la crise morale de la quarantaine
Maurice Clavel

En physique, le simplisme, c'est l’incompétence, et l’incompétence fait


que les questions sont nulles et non avenues. Mais il n'existe pas, il ne
peut pas exister d ’incompétence philosophique. j e a n -f r a n ç o i s r e v e l .

D E S R É F L E X IO N S , U N T É M O I G N A G E

Si le c a n c e r A u cours d ’u n e c o n v e rs a tio n privée, n o tre ami


M a u ric e Clavel m ’a exposé u n e idée p erso n n elle,
v en ait d ’une et q u ’il estim ait un p eu folle ou to u t au m oins fort
risquée, su r la crise psy ch iqu e de l’h o m m e a d u lte et
crise refou lée. le c a n c e r. C e tte idée m ’a frap p é. Je lui ai d e m a n d é
de l’exp oser, é ta n t bien e n te n d u q u ’il ne s’agit n u l­
le m e n t d ’u n e h y p o th è se scientifique.
Clavel est écrivain et p h ilo so p h e . Il ne re v e n d iq u e
C e sont les a u c u n e so rte de c o m p é te n c e en m é d e c in e . Il ne p r o ­
po se p as u n e voie d e r e c h e rc h e . Il livre des r e m a r ­
gens « équilibrés» qu es et des réflexions, n o n à titre d ’en se ig n e m e n t,
mais d e té m o ig n a g e individuel.
qu e je vois O n tro u v e r a en fin d e son article u n e no te bio-biblio­
g ra p h iq u e sur l’a u te u r de c e tte « rêv erie» qui ne
m enacés... m e p a ra ît p e u t-ê tre saisissante que p a r co m p licité
d e g é n é ra tio n . . p

... et si le cancer avait


pour cause l’absence d'angoisse?
Aux frontières de la recherche 131
IL É TAIT SI H E U R E U X D E VIVRE, dire témoignaient d ’une fantastique... absence
SI É Q U IL IB R É ! d'angoisse, relativement, bien sûr, à la gravité du
mal. La plupart des malades ne savaient pas leur
Longtemps, j ’ai entendu les dames de la ville et les diagnostic alors que tous les symptômes le leur
commères de mon village pleurer de la manière criaient. On eût dit q u ’ils avaient réussi à ignorer
suivante leurs amis ou connaissances morts du que ce mal portait avec lui — cause ou effet - un
cancer: refus de l’être à reconnaître son drame: car, enfin,
— Et il était si bien! Et il était si conten t de la plupart de ces gens n’étaient pas naïfs à l’ordi­
vivre, si calme, si sage, si heureux, si équilibré!... naire; certains, même, méfiants. Et il est difficile
Qui l’eût cru? Qui l’eût dit. Quelle horreur, quelle d’expliquer ce refus, cet aveuglement p a r je ne
injustice!... H eu reu se m e n t q u ’il ne l’a pas su tout sais quel vouloir-vivre universel, instinctif ou
de suite! Ç a com m ence si doucem ent, etc. désespéré, de l’homme, puisque d ’autres, au
Je mis de longues années à m’apercevoir que ces même âge, semblent aspirés, fascinés ou clai­
oraisons funèbres avaient un air de litanie. Un rem ent épouvantés par la mort, puisque les
jour, à tout hasard, il m ’est venu l’idée d ’ac ce pte r psychanalystes freudiens, peu suspects de spiri­
ce rapport à peu près constant entre le mal et la tualisme, ne peuvent plus rajuster leur système
manière d ’être de la victime, en rem plaçant le et qu ’en adm ettant, en face d ’Éros, Thanatos,
pourtant par un donc, le alors que par un parce l’instinct de mort; puisque toute la philosophie
que, la contradiction injuste et révoltante par un moderne semble adm ettre que l’hom m e est un
lien de causalité directe évidem m ent mystérieux. animal qui n’a pas, ou qui dépasse, l’instinct de
S'il en était ainsi, on mourrait, parce que, à partir conservation.
d’un certain âge, ou l’on est, ou l ’on demeure, ou l'on En tout cas, il me fallait nuancer ce que je croyais
devient sage, calme, tranquille, équilibré, content, alors savoir, en bon cartésien, sur la « conscience ».
simplement content de vivre... C ette faculté q u ’on traite souvent en philosophie
Puis, je n ’y pensai plus. Ce n’était pas mon affaire. com me une sorte de projecteur fixe n’a rien de
Et, après tout, les gens de mon pays étaient plus tel. Il me semblait —jusqu’à plus am ple informé —
calmes que les intellectuels anxieux de Paris. que l’angoisse l’aiguise, que le ca nce r l’émousse.
Plus tard, une conversation où je pris part unit, Ainsi moi-même, angoissé, j ’imaginais que le
sans les associer nullement, l’âge à partir duquel moindre indice précis de ca n ce r devait entraîner
peut co m m en c er le ca n ce r — la quarantaine - et désespoir, convulsions, spiritualisation, folie ou
l’âge de ce q u ’on appelle la grande crise psy­ suicide. Loin de là! N on seulement on m ’assurait
chique de l’hom m e — la quarantaine également. que les cas de suicide sont très rares, mais je fis
Ce rap pro chem en t fortuit me frappa. quelques expériences étranges, les unes irrécu­
Je me dis alors : sables, d ’autres, je l’avoue, intuitives.
— Et si c’était l’un ou l’autre? Un été, par la fin d ’un très beau jour, au bord
d ’un étang — l’eau et le ciel d ’une transparence
LE C A N C E R ET L’A B S E N C E D ’A N G O ISSE admirable —, je vois s’avancer sur le rivage un
cancéreux auquel on avait donné trois mois, et
C ’était vague, simpliste et, là encore, je n’y pensai qui le savait. Il marchait à petits pas, s’arrêtait,
plus, ou plus guère : à l’occasion, j ’observais, mais regardait, repartait. N ous étions seuls. Moi, ces
sans acharnem ent, avec une sorte de paresse. Il choses q u ’il voyait et q u ’il ne verrait plus dans
me vint à l’idée que je connaissais des cancéreux, trois mois, je ne les voyais plus, elles tournaient,
des névrosés, mais personne qui fût les deux en chaviraient, passaient à la nuit. C hancelant, je
même temps. J’interrogeai des amis qui firent le m’assis sur une pierre, me reprochant, que sais-je,
décom pte de leurs relations: mêm e résultat. de ne pas me je te r dans ses bras, de ne pas lui
D ’autre part, le plus grand nombre de cas de offrir un peu — et pourquoi seulem ent un peu? —
cancer que je connaissais d irectem ent ou par ouï- de ma durée d ’existence! La syncope était

132 Le cancer et la crise m orale de la quarantaine


proche, quand il passa, me salua avec une placi­ renouvelle mes précautions oratoires: je ne sais
dité si énorme q u ’elle émanait au fond de l’être et rien, je ne com prends rien; pour savoir ou
ne se pouvait contrefaire, et s’éloigna, du même com prendre il faudrait des années, que je n ’ai
pas, avec les mêmes arrêts, p our mieux goûter pas... Mais puisqu’il est entendu que je continue,
l’air et la lumière. permettez-moi de résumer ce q u ’on entend par la
Un grand ami me confiait récem m ent, alors q u ’il grande crise psychique de la quarantaine, et
se savait condam né depuis trois semaines: « Veux- co m m en t on l’interprète co m m u n ém en t depuis
tu que je te dise quelles sont, chez moi, les consé­ Jung...
quences... psychiques de cette tum eur? » Il prit un Je laïciserai, pour ne m éco n te n te r personne. C ar
temps, car je me taisais; puis, avec une calme on connaît sa phrase célèbre, son leitmotiv: «Je
stupéfaction: « Minimes! » n’ai pratiqu em ent connu ni traité aucune névrose,
Un pasteur décrivait devant moi cette sorte de au-dessus de trente-cinq ans, qui ne fût d ’origine
« béatitude passive » de ceux qui vont mourir du profo ndém ent religieuse. »
cancer, q u ’ils le sachent ou non. Et Pauwels, lors
de notre premier entretien, me racontait l’his­ En fait, il semble que l’élan et la force intacte
toire d ’un m édecin fort subtil qui envoie sa radio de la jeunesse nous d onnent quelque temps l’illu­
à un confrère, mais anonymement, parmi d ’autres. sion —ou l’erzatz —de l’infini. Vers la quarantaine,
Le diagnostic lui revient, fatal. Il téléphone: parfois à la faveur d ’un échec, mais non néces­
« C ’est moi. » Le confrère, affolé, mais aussitôt sairement, nous voyons, ou plutôt nous réalisons
ressaisi: « C e n’est pas possible! J ’ai sûrement nos limites, notre finitude, d ’autant moins révo­
fait une erreur d’enveloppe. Renvoyez-m oi l’é­ cable que le déclin vital s’annonce ou s’amorce...
preuve. » Il la renvoie. Elle lui revient, avec un Et com me nous portons toujours en nous, au fond
diagnostic évidem m ent rassurant... Il le croit! de nous, cet élan, cette allée originaire, à l’infini,
Un grand médecin!... Je me souviens d ’un autre nous basculons, nous chavirons: angoisse, néant,
de ces spécialistes qui me disait, il y a une do u ­ folie, suicide, selon les degrés ou les philosophies...
zaine d ’années, sans conclure:
— Le ca n cer est la maladie des hom m es tra n ­ Mais cette crise, n ’arrive pas à tous, loin de là?
quilles. Ceux qui l’ont ne croient pas l’avoir, Certes non. Et je suis tenté d ’ajouter: «Hélas!
ceux qui croient toujours l’avoir ne l’ont pas. non ! »
Et un de ses confrères, présent à l’entretien, Pourquoi « non »? Parce que nous refoulons
nuançait ainsi: cette crise. Consciemment ou inconsciemment.
— Je ne dirai pas tellem ent: des hom m es tra n ­ Sans doute entre les deux, mais peu importe.
quilles... Plutôt des hom m es qui, à un certain Com m ent y arrivons-nous? Disons: par le divertis­
m om ent de la vie... n’avancent plus, se sont sement, ou l’embourgeoisement, au sens large, ou
arrêtés... peut-être parce que le simple appétit de vivre,
Et il ajouta, me semble-t-il: chez certains, reste plus fort que tout ce qui le
— Com m e s'ils m ourraient quand ils doivent... rem et en question... Et peut-être est-ce notre
S’il en était ainsi, on pourrait envisager de dire, nature individuelle. Peut-être est-ce profondément
en un sens qui ne serait pas celui de M. de La un choix. Mais ceci nous entraînerait trop loin...
Palice :
— On meurt q uand on a fini d ’exister. Mal refoulée, insuffisamment étouffée, vous le
savez, cette angoisse fondamentale s’épanche
LA G R A N D E C R IS E D E LA Q U A R A N T A IN E com m e elle peut, par des troubles nerveux, diges­
tifs, moteurs, la plupart du temps fonctionnels
Des ragots, bien sûr, des on-dit, des semblants... sans nulle lésion organique. Troubles dont on a
Mais, justem ent, je n ’ai rien avancé jusq u ’à p ré ­ pu dire, parfois, q u ’ils étaient une alerte, un
sent que personne n’ait entendu ou senti, et je signal d ’alarme, donc salutaires, à condition, bien

Aux frontières de la recherche 133


Bien sûr, arrivé à cet âge, on peut se
\
dérober à la crise de l’absolu, mais...
sûr, q u ’ils soient déchiffrés et traités en pro­ mot terrible, si juste et si profond involon­
fondeur. tairem ent dans la bouche des jeunes voyous — a
mortis.
SI LA C R IS E R E F O U L E E PASSAIT DANS
L ’O R G A N IS M E ET D E V E N A IT C A N C E R ? UN E CIV ILISA TION E U P H O R IS A N T E
EST P E U T -Ê T R E C A N C É R IG È N E
Parfaitement et totalem ent refoulée, cette
angoisse, cette crise décisive de l’homme... eh Et notre civilisation euphorisante serait cancé­
bien! je suppose q u 'elle passe dans le tissu même rigène au plus haut degré. Le pire de ses mythes
de l'organisme. On sait, on dit partout que dans le serait le bonh eur et l’innocence, la pire de ses
cancer nos cellules semblent devenir folles pratiques la «liquidation des culpabilités». On
d ’angoisse. J ’ose dire: en effet, elles le deviennent, devrait tout de même savoir en Occident, depuis
à notre place. les biographies com parées de M a cb eth et de lady
On est rongé, com m e par le remords et le souci, M acbeth, que le sentiment de culpabilité fait
mais sans souci ni remords — d ’où ces visages vivre!... Mais je parlais des jeunes voyous: James
amaigris et encore gais, terribles par le contraste. D ean et sa postérité, les blousons noirs, les
Dérèglement, dispersion, prolifération anarchique, délinquants juvéniles, le culte de la rage, de la
essaimages, obéissance à on ne sait quelle loi gratuité, voire de l’événem ent (happening), tout
inconnue et indéfinie: tous les signes de la cela n’est-il pas de l’ordre des convulsions sociales
panique — sans panique. Et notez bien que les de défense? N e s’agit-il pas, sous une forme
débuts sont imperceptibles, indolores, com me un dévoyée, déviée, indéchiffrée, d ’une recherche de
châtim ent sournois qui voudrait le bénéfice du santé et, en quelque sorte, de salut métaphysique?
fait accompli, de l’irréversible. Et rem arquez que
souvent le cancer, détruit ici, renaît là, com m e les J ’irai plus loin. L’Occident tout entier ne serait-il
symptômes nerveux quand on les soigne chimi­ pas devenu adulte aux environs de la Révolution
quem ent; non, encore une fois, q u ’il les traduise, française, de sorte q u ’il y aurait depuis, chez les
mais, au contraire, il les remplacerait. Il y aurait penseurs, d ’un côté, un terrible renforcem ent de
un foyer existentiel de ce mal qui s’épancherait l’angoisse - Kierkegaard, Dostoiewski, Nietz­
com me il pourrait — selon les voies que nous sche, de l’autre, l’euphorique cancer généralisé de
lui ouvrons ou fermons. l ’hégéliano-marxisme. Avec ceux qui, par peur de
Bref, aussi vrai que l’angoisse de la qu ara n ­ la peur, ou lassitude finale de l’être, oscillent
taine est une alerte que l’absolu, le c a n c e r 1, en et passent de l’un à l’autre: Sartre, qui se
serait l’inexpiable vengeance. Injuste ? Oui, s’il est rattache nouvellement au marxisme; Heidegger,
vrai que nous n ’avons pas entendu les som m a­ que certains néo-marxistes se rattachent; c e p en ­
tions. Non, s’il est vrai que nous n ’avons pas dant q u ’un certain courant de christianisme
voulu les entendre. s’euphorise en direction générale du Point
Il se généraliserait donc chez les êtres, dans les Oméga. Vous sursautez? Ouvrez donc, comme
civilisations, dans les siècles où toutes les voies pour la première fois, les oreilles: «T out ce qui
d ’irruption de la transcendance ont été bouchées. est réel est rationnel... L’humanité ne se pose que
Le prototype en serait l’Américain bien tra n ­ les problèmes q u ’elle peut résoudre... L’évolution
quille. Le même refus de voir, de savoir, de va au Christ... Toute aliénation est aussi une
s’angoisser, expliquerait à la fois le mal en sa désaliénation»... Dites-moi, n’est-ce pas de l’eu­
genèse et notre méconnaissance ultérieure de ses phorie absolue, de l’Equanil ou du Librium m éta­
symptômes criants, dont nous parlions tout à physique, et non pas mêm e du Leibniz, mais du
l’heure. Nous mourrons — à tous les sens de ce Pangloss aggravé?
1. Si vous m e ré p o n d e z : « Il fau t b ien d e to u te faço n en s o rtir' », je
Oui, c ’est si grave que Candide a peur de
vous d e m a n d e ra i: « P o u rq u o i, c h e rs o p tim istes? <> répondre. Il ne nous ferait plus rire.

136 Le cancer et la crise m orale de la quarantaine


ON N E PEU T G U É R I R DE L’ABSOLU Com m e ça peut. Et puis? D e deux chose l’une.
Q U E P A R L’A BSOLU Ou bien on rechute ou reguérit vaguement, et
ainsi de suite. Ou bien l’on réussit enfin à
J ’ai pensé tout ceci il y a quelques semaines. refouler la crise un bon coup, sans l’avoir
Mais c ’était indistinct. J ’y croyais peu. Je jamais déchiffrée, explicitée, résolue — peut-être
n’aurais pas osé en parler. que notre être s’y résigne, de guerre lasse — et
Et pourtant, et pourtant, me disais-je, M. Aragon l’on se trouve ramené dans l’autre camp. On
a bien fait de parler « du mal de l’Absolu, meurt ayant connu les deux maux — si l’on peut
encore plus répandu que la grippe». Pourquoi parler de connaître.
s’en tenir à « rép a n d u » ? Pourquoi ne pas oser Mais alors, ce qui est grave, effrayant, et ras­
penser «universel»? Avec cette précision que surant à la fois, selon votre métaphysique ou la
ceux qui n ’en souffrent pas dans leur âme en mienne, c ’est q u ’on ne peut guérir vraiment de
sont détruits dans leurs tissus? Après tout, la l'absolu que par l ’absolu.
médecine psychosomatique co m m ence à peine,
et on a déjà vu des phénom ènes encore plus C O M M E N T L’H O M M E DE
étranges et symboliques... Mais j ’oubliai, une fois Q U A R A N T E ANS C H E R C H E À FUIR...
de plus: je n ’étais ni apôtre ni prophète. Je fus
mêm e soulagé, je l’avoue, en lisant un cas de Ou les absolus, direz-vous.
cancer tout à fait contraire à mon idée folle et Soit. Mais ils sont peu. Hors de Dieu (et encore
qui m ’en débarrassait enfin... C ’était un écrivain du Dieu des angoisses et des atteintes mystiques,
dont j ’avais lu les premières œ uvres visiblement de la G râce, non pas celui d ’une morale et de
inquiètes, tourm entées, durem ent libertines, avec quelques cérémonies), je vois l’am our fou, le
quelques tendances au sadisme. T out s’écroulait donjuanisme effréné, sans limite d ’âge, l’alcoo­
donc: l’Enfer n’était pas un vaccin. lisme à plein temps, la drogue, la volonté de
Mais, lisant son éloge funèbre dans la presse, puissance, la m échanceté (la vraie, celle dont on
je remarquai la même petite phrase, ou presque, dit justem ent q u ’elle conserve): bref, les passions,
dans deux ou trois journaux: « Depuis quelques dans ce q u ’elles ont de religieux dévoyé, et,
années, il avait trouvé une sagesse. » com me chacun sait, de mortel.
Et je me ressouvins d ’une interview très récente,
où il disait: «Si je n ’étais malade, j ’aimerais Ce q u ’on appelle les soucis, les tracas, les affai­
vivre, simplement vivre. » Et je me ressouvins rements (ceux justem ent de l’hom m e d ’affaires)
q u ’une de ses œ uvres — il y a trois ans — qui se sont loin, très loin de suffire, car ils sont un
voulait explicitement sadique était d ’une pâleur, moyen de fuir ou de refouler l’angoisse par sa
pour ne pas dire d ’un rose, d’un inauthentique, caricature bourgeoise et lénifiée. Je dem ande à
d ’un fabriqué qui m ’avait abasourdi. Je ne l’avais l’épouse d’un homme atteint d ’une tum eur: « Est-
pas reconnu. il d ’ordinaire angoissé? — Oh! terriblement», me
Du coup, je revenais, malgré moi, vers mon idée, dit-elle. J ’abandonne aussitôt mon idée toujours
mais à la fois plus grave et un peu moins chancelante, puis je dem ande à tout hasard:
simpliste. « Q u ’entendez-vous par là? D onnez des exemples.
C ar il est vrai q u ’au fond on peut, en un sens, — Tenez, me dit-elle, avant une grande confé­
« guérir» de la grande crise de la quarantaine 2: il rence, il ne déjeûne pas, ou très peu! Et, même
suffit souvent, aujourd’hui, de m élanger avec la nuit, je l’entends qui dit en rêve: Il faut
adresse les tranquillisants et les excitants, j ’en­ organiser! il faut construire! Évidemment, le
tends, les distractions, le sport, le grand air, contraire de l’angoisse...
l’esprit de lutte. En général, ça repart. C om m ent? Oui, au fond, si vous perm ettez cette image,
2. Je veux d ire, plus p réc isém e n t, plus m o d este m e n t, co m m e to u jo u rs Dieu nous tue p our nous être métaphysiquement
d an s c e t a rticle , une v u ln éra b ilité a c c ru e à ce mal. assoupis, et seules les douleurs physiques de la fin,

Aux frontières de la recherche 137


parfois, nous réveillent. Pas toujours. Il arrive de chique... qu’on n ’a pas eue, qui n’a pu se faire
mourir endormi... tout autrement. Avec les symptômes cliniques
Un grand acteur, q u ’on aurait dit surgi d ’un rêve symboliques de la névrose, de l’angoisse, de la
de Novalis, était devenu un homme calme, aux panique refoulées.
idées généreuses, mais établies... Un grand dra­ T out se passe com me si la quarantaine était
maturge chrétien avait trouvé à ses angoisses une notre dernière chance de «réaliser» un bon
solution apparem m ent sublime (l’ayant traduit, je coup notre «existence». Sinon, après, d ’une
m ’y suis laissé prendre dix ans) et, finalement, manière ou d ’une autre, on ne vit plus. Redisons,
très facile: Dieu aime tout de l’hom m e et surtout en ce siècle, en cette culture où même de grands
l’indépendance, la révolte, l’orgueil, de sorte que psychologues prétendent nous normaliser dans le
tout péché est a fortiori pardonné ! Son dernier calme et dans l’équilibre, q u ’il n ’est pas normal
manuscrit était un dialogue à tu et à toi avec d ’être calme, q u ’il n’est pas normal d ’être
1’Éternel. Somme toute, entre deux interlocuteurs équilibré.
valables. D ’un bout à l’autre de la transcendance, S’il est originellement vrai que l’existence humaine
un tête-à-tête s’établissait, esquivant les terreurs est tragique, il est normal que nous ayons la
fondamentales d ’A b raham et de Moïse. C ’était tragédie du refus de la tragédie. Pourquoi ne
un acco m m odem ent avec le ciel, très haut, mais serions-nous pas punis, en term es heideggeriens,
un accom m odem ent, j ’en ai peur... de notre fuite hors de l’existence personnelle, de
notre retour sournois à l’inauthenticité? En
UN E RE V A N CH E S PIR IT U E L LE ... term es chrétiens, de notre «forfait» dans notre
lutte avec l’ange? M alheur (et pourquoi pas
Pourquoi est-ce que je cite ces exemples? malheur physique?) aux tièdes, aux pharisiens,
M a foi, je dis assez de sottises pour q u ’on ne aux quiétistes! Dieu dem ande, fouille, fait mal.
m ’en prête pas une de plus, qui serait énorme. La grâce est moins gracieuse que terrible.
Je ne fais nullement correspondre ce mal avec la Mais alors, pas de truc, pas de recette th é ra p e u ­
médiocrité, mais plus précisém ent avec l’inéga­ tique? T out serait affaire d ’héroïsme spirituel ou
lité à soi-même, le refus, la paresse, à un existentiel? Oui. Et vous le savez, mêm e si vous
moment donné, si haut soit-il, d ’aller au bout de préférez l’ignorer, vous plaindre, accuser Dieu,
sa propre destination. les dieux, les méchants, ou l’absurdité. Vous le
Mais le sait-on? Et com ment savoir q u ’on refuse?... savez profondém ent, q u ’il n ’est pas facile de
Ici, je vous arrête, ou plutôt je m’arrête. S’il faut vivre! Tous les mensonges calmants sont des
parler en termes de savoir, je me tais. Mais alors, crimes! T out optimisme qui ne fait pas appel à un
niez tout sentiment, tout pressentiment, tout ins­ héroïsme est une imposture! Et je ne suis pas
tinct, tout inconscient, toute mauvaise foi, tout pessimiste. Il faut et il suffit - il suffit mais
aveuglement, tout endurcissement, tout enli­ il faut! — que l’hom m e sache, fasse et résolve
sement humain. Car enfin, avez-vous jamais sa crise. Il faut aller au bout de soi, au fond de
entendu un homme proférer en toute connais­ soi, sous peine de mort.
sance de cause, d ’un ton résolu: «A partir Je ne prêche ni ne prouve: je suppose, sur
d ’au jourd’hui, je m ’endurcis, je m ’aveugle, je quelques légers indices, que notre façon de vivre,
m ’enlise»? Tous les bourgeois vous disent-ils: au moins à partir de la quarantaine, pourrait bien
« Je suis bourgeois »? être un choix de notre façon de mourir.
Tout se passe com m e si un cancer était...
(attention, je ne dis pas le châtim ent moral: LES SCIENTISTES VONT BIEN RIRE...
que viendrait faire ici la morale!)... mais une
revanche spirituelle ou existentielle, l’irruption Il faut évidemm ent adm ettre un fond de notre
et le développem ent dans l’organisme, dans la être très profond, antérieur même à notre divi­
matière élémentaire, de la grande crise psy­ sion en psychique et en physique? L’âme?...

138 Le cancer et la crise m orale de la quarantaine


Après tout, nous en sommes beauco up moins MAURICE CLAVEL
éloignés q u ’en 1900, du temps où l’on savait
M aurice Clavel est né le 11 novembre
tant de choses! 1921.
Mais taisons-nous. Je remercie Planète d ’avoir Ancien élève de l'École norm ale supé­
bien voulu accueillir ces divagations qui ne me rieure (1938), il est agrégé de ph ilo­
semblent pas toujours d ’accord avec sa ligne sophie (1942).
générale, sauf sur un point: les scientistes, Éditorialiste à « Combat » (1 956-196 0).
héritiers de la grande tradition de 1900, vont bien A u te u r dramatique :
rire. Les incendiaires (1946)1 joué au
théâtre des « N o cta m b u le s» ; Les te r­
Et je term ine en leur dédiant une modeste an e c­
rasses du M id i (1 947), joué au Festi­
dote très scientifique. val d'A vignon; M a guelo ne (1950),
L orsqu’aux approches de la quarantaine je théâtre M arigny-B arrault; B aim aseda
com m ençai à sentir - d ’abord rarem ent, puis (1953), théâtre H ebertot; Les A lb i­
souvent, puis pratiquem ent en perm anence — geois (1 955), Festival de Nîmes.
mon plexus coincé, mon cœ ur froissé, mon esto­ R om ancier :
mac et ma tête vertigineux, mon médecin, homme U ne fille p o ur l'é té (1 9 5 7 ); Le jardin
considérable et considéré, après m ’avoir fait subir de D je m ila (1 9 5 9 ); Le Temps de
Chartres (1960).
tous les examens physico-chimico-électro-
Parus récem m ent :
biologiques — une fortune! — diagnostiqua: J ules César, d'après Shakespeare,
« Dilatation aérophagique du gros intestin qui, au théâtre Sarah-Bernhardt (1 964);
venant appuyer sur le diaphragme, resserre D on Juan, d'après Molina, au Festival
l’estomac et comprime le cœ ur. » du Marais (1965).
De sorte q u ’au lieu de p ro cé d er alors à mon En préparation pour octobre :
examen général de conscience et d ’inconscience, S aint Euloge de Cordoue, au théâtre
pendant cinq à six mois je traitai le Mal de mon du V ieux-C olom bier; A ntoine et Cléo-
pâtre, d'après Shakespeare, au théâtre
Existence au bismuth, alterné de charbon
Sarah-Bernhardt.
naphtolé!...
J ’avoue que j ’ai eu du mal à pard onner à ce
savant homme.
Puis, j ’ai bien ri, étant redevenu assez gai...
M A U R IC E C LA V EL .

Aux frontières de la recherche 139


Lénine : Mao Tsé-Toung
une pensée une politique
qui est devenue qui s'appuie
une politique sur une pensée
m WÊM TROISIÈME ET DERNIER CAHIER

MATERIAUSME
UN D IL E M M E Q U E LA SCIEN C E DÉPASSE

D ans les deux précédents articles, nous avons suivi la lente genèse
PLANETE et l’expansion du matérialisme. « Aussi ancien que la philosophie »,
Les cahiers il n’est nommé et synthétisé, à partir de nombreux éléments anté­
rieurs, que vers 1750, dans la conjoncture où se p répare la R évo­
de cours lution française. Mais alors, sous les formes du matérialisme philoso­
phique et moral, du matérialisme scientifique, du matérialisme
de l'école historique et dialectique, il prend une im portance énorme.
Avec ce dernier article, nous allons tenter de faire le point. Pour
permanente cela, nous utiliserons exclusivement l’optique scientifique, écartant
de propos délibéré tout engagem ent philosophique, politique ou
religieux. Non que ces grands domaines humains nous paraissent
en quelque façon inférieurs à la science. Mais celle-ci nous semble
seule capable de fournir un point de vue « objectif » sur le problème,
c ’est-à-dire acceptable par des hommes de convictions diverses,
s’accordant cependant sur un certain usage codifié de la raison. Et
aussi, où les préjugés personnels de l’au teur soient, dans la mesure
du possible, éliminés par la discipline de la méthode.
Une telle attitude est-elle légitime? Sir James Jeans, un des cham ­
Ce cours pions dans le com bat livré autour du matérialism e par les scienti­
fiques de l’époque post-einsteinienne, ne le pensait pas. Q uan d nous
a été établi par
avons rendu com pte d ’une fugue de Bach en term es de science,
GABRIEL VERALDI disait-il, analysé les processus accoustiques, physiologiques, etc.,
nous n’avons pas répondu à la question essentielle: cette fugue est-
elle belle? Une autre école de pensée estime au contraire que la

L'école permanente 141


science se développera jusq u ’à pouvoir rendre Est-ce, également, légitime? Les « politiques
com pte du processus de conscience nommé purs» récusent la validité de la science sur leur
beauté. T out en m’y rattachant, je sais que cette terrain. Ils reprochent à ceux que l’on pourrait
adhésion au parti optimiste de la science est un nom m er les « néo-scientistes » d’escam oter le vrai
pari, que l’avenir fera gagnant ou non. problème, la révolution, en prétend ant trans­
H eureusem ent, nous n’avons pas besoin d ’entrer former la condition humaine par la connaissance
dans ces problèmes controversés pour appliquer et la technique.
au matérialisme le traitem ent scientifique. Dès A cette accusation, qui to uche aux fondations
ses origines (helléniques et orientales), la vision spéculatives de la nature humaine, la science ne
matérialiste a accom pagné étroitem e nt les peut guère répondre que par le travail. Le
progrès de la science. Le prem ier précurseur dilemme matérialiste, com me nous allons le voir,
grec, D émocrite, a conçu l’atomisme, théorie sur n’a pas été à p ro pre m en t parler résolu: il a été
la structure de l’univers, domaine où l’effort dépassé. A-t-elle raison? A utre question sans
humain a donné les plus brillants résultats. Les grande signification. Faire œ uvre scientifique,
Encyclopédistes du xviii' siècle, les scientistes du c’est surtout tenter, obstinément, de forcer ses
xix% les marxistes-léninistes du xx% tous se sont yeux, ses mains, son système nerveux, à mieux
réclamés de la science. N ous ne ferons que rester voir, mieux agir, mieux penser. C ’est choisir
sur le terrain q u ’ils ont eux-mêmes choisi. parmi l’indéfinité des possibles ce que l’on estime
Le matérialisme n’a pas été moins mêlé à la poli­ rationnel; ce n’est pas avoir raison.
tique. Il est né, nous l’avons vu, pour une révo­
lution. L a Révolution américaine a été, com m e la
française, d ’inspiration maçonnique et la franc-
maçonnerie est indiscutablement liée au m a té­
rialisme anglais. Le cadre restreint de cette étude
ne nous a pas permis d ’examiner la maçonnerie.
C ’est dommage, en un sens; dans un autre, c ’est
aussi bien. C ar s’il est facile de dire des bêtises
sur n’importe quel sujet, ce l’est particulièrement
sur certains, com m e la franc-maçonnerie.
N ’aimant pas parler de ce que je connais mal, je
me borne à signaler q u ’une histoire du m atéria­
lisme est incomplète sans un examen des
influences maçonniques.

C ’est par contre sans aucun mystère que la


Révolution soviétique de 1917 s’est réclam ée du
matérialisme le plus intransigeant. Et, aujour­
d ’hui, la com pétition géopolitique entre les zones
d ’influence de l’U.R.S.S. et des U.S.A. se passe
dans ce domaine. Les deux idéologies sont des
variations du système matérialiste; les deux
stratégies s’appuient sur les capacités de p ro ­
duction de biens «matériels», la guerre étant,
provisoirement, limitée par l’existence de trois
armes de destruction totale et incontrôlable. Là
aussi, nous essayerons de rester dans l’analyse de
type scientifique, encore que ce soit très difficile.

142 Le m atérialism e
3 Où va le matérialisme?

LE D R A M E A C T U E L D ’UNE PENSÉE Mais l’assise du matérialisme sous toutes ses


formes était la physique classique. Le strict m até­
« Le matérialisme m oderne s’organisa sans doute rialiste raisonnait en effet ainsi: ce qui se passe
en système po u r la première fois en France, mais dans ma tête est causé par des phénom ènes
l’Angleterre n’en fut pas moins la terre classique antérieurs; m a nature d ’homme a été elle-même
du matérialisme.» C ette observation de Lange, causée par l’évolution du règne animal, lequel
faite il y a près de cent ans, est restée exacte a ém ergé de la matière inerte; et cela par hasard;
ju sq u ’à nos jours. T outes les nations de culture au bout de cet enchaînement de causes et d ’effets,
européenne ont participé au débat. Nulle part il y a une immense mécanique, l’univers. Et cet
il n ’a été aussi profondém ent et com plètem ent univers apparaissait, selon un mot d ’Aldous
conduit que dans le Royaume-Uni. C ’est donc là Huxley, petit-fils de Thomas-H enry, « com me un
que nous prendrons surtout nos illustrations. immense jeu de boules de billard infinitésimales».
L’édifice semblait inébranlable. C ’est, je crois,
Dans la seconde moitié du xix' siècle, les hypo­ lord Kelvin, l’illustre physicien, qui, faisant le tour
thèses matérialistes accum ulent les réussites de l’horizon scientifique, le jugeait entièrem ent
théoriques et expérimentales. Biologie, psycho­ clair, sauf un dernier petit nuage: l’expérience
logie, physique semblent converger vers la preuve de Michelson-M orley. Ces physiciens américains
définitive du système. avaient entrepris de prouver expérim entalem ent
Darwin établit que la vie et la conscience ont le modèle d ’univers classique en mesurant la
évolué à partir d ’organismes élémentaires, eux- vitesse de la Terre par rapport à Yéther (substance
mêmes produits par ce que nous appellerions matérielle remplissant tout l’espace, postulée
aujourd’hui une « complexification » de la matière. com m e milieu de propagation des radiations
Cela donne une base scientifique à l’aspiration électromagnétiques), cela par la mesure de l’effet
au progrès, idée-force politique de l’époque. De de cette vitesse sur la vitesse de la lumière.
plus, le milliard d ’années postulé par les d a r ­ Hélas! la vérification attendue ne s’était pas pro­
winiens pour décrire la genèse de l’humanité duite! Puis d ’autres bizarreries survenaient dans
porte un coup très dur aux conceptions bibliques un domaine nouveau de la physique, la radio­
com me au droit divin des rois. activité. Un jo u r de 1905, un jeu n e ingénieur qui
En 1874, Tyndall prophétisait que la science gagnait obscurém ent son pain au Bureau suisse
expliquerait tous les phénomènes « dans la marche des Brevets entra, très excité, dans la rédaction
purem ent naturelle et inévitable de l’évolution, des Annalen der Physik. Il dem andait que l’on
depuis les atomes de la nébuleuse primordiale imprimât im m édiatement une com munication de
jusqu’aux séances de l’Association britannique la plus haute importance. Il se nommait Einstein,
pour l’A vancem ent des Sciences», celle-ci étant, Albert Einstein.
à l’évidence, la culmination de l’aventure cos­
mique. Et Thom as-H enry Huxley, en 1868: « Les LA G R A N D E RÉVISION
pensées que je prononce maintenant et vos
pensées à leur égard sont l’expression de cha n ­ L’effet fulgurant q u ’attendait ce génie de vingt-
gements moléculaires dans la matière de la vie. » six ans n ’eut pas lieu. Les implications de sa

L'école permanente 143


d écouverte étaient trop révolutionnaires pour sir Arthur, grand astronome, vulgarisateur inégalé
être acceptées. Dix-sept ans plus tard, alors que et m embre de la Société des Amis, plus connue
le prix N obel avait consacré le travail d ’Einstein sous le nom de Quakers.
(sur un aspect mineur, il est vrai), l’Université Einstein ayant, à la suite de ces expéditions, reçu
française rechignait à le recevoir officiellement, le prix Nobel, Eddington s’appuya sur la relativité
sous prétexte que ses titres scientifiques étaient pour entreprendre une attaque en règle contre le
insuffisants. matérialisme. Dans la nouvelle physique, l’idée
« Des objections qui furent opposées aux con­ de matière était com me volatilisée. Une c o m p a­
ceptions d ’Einstein en dehors des milieux scien­ raison chérie de cette école antimatérialiste était
tifiques», écrit Rodolphe Viallard, «mieux vaut le chat souriant d'Alice au Pays des Merveilles,
ne pas parler; et de celles qui ém an è re n t des ce conte de fées écrit par un mathém aticien.
milieux scientifiques eux-mêmes, disons sim­ Quand le chat disparaît, son sourire flotte encore
plement q u ’elles tenaient uniquem ent aux diffi­ un moment, ce qui fait dire à la petite Alice:
cultés q u ’éprouve l’esprit humain à se déba r­ « J ’ai souvent vu des chats sans sourire, mais
rasser de ses habitudes, et nullement de co n tra­ jamais des sourires sans chat.» La matière était
dictions nées de l’expérience. » elle aussi un sourire sans chat ou, com me le
Il faut avouer que l’affaire n ’était pas mince. Un résumait Bertrand Russell: « L a matière est une
de ces quatrains en vers de mirliton q u ’affec­ formule com m ode pour décrire ce qui arrive où
tionnent les Américains traduit bien le désarroi elle n’est pas», (a convenient formula fo r describing
provoqué par la nouvelle image de l’univers: what happens where it isn’t). Un autre grand
astronome, sir James Jeans, allait ju sq u ’à soutenir
Dieu dit: Que N ew ton soit! que l’apparente objectivité des choses est due à
Et les cieux se mirent à aller droit. leur « persistance dans la pensée de quelque
Mais le diable m urm ura: Einstein, ho! Esprit éternel», «le seul sujet qui est présenté
Et rétablit le statu quo. à mon étude est le contenu de ma conscience».
C ette philosophie prenait en somme la suite de
La certitude que l’on croyait à la portée de la l’immatérialisme de l’évêque Berkeley (1684-
main avait soudain fui à l’infini. T out était remis 1753), dont les affirmations, raillées pendant
en question, à com m enc er par le matérialisme, deux siècles, semblaient soudain étonnam m ent
privé de sa justification en physique. modernes. « Les espèces de toutes les choses sen­
Précisons bien que la cosmologie relativiste ne sibles sont faites par l’esprit; on le prouve en
prouve pas la fausseté du matérialisme. Korzybski, transformant les yeux humains soit en agran­
p a r exemple, qui a cherché et partiellement disseurs, soit en rapetisseurs. » Effectivement,
réussi à appliquer la relativité aux questions les instruments de la physique, tel le spectro-
humaines, était un matérialiste rigoureux. Mais graphe de masse, font voir une matière bien
le problèm e est entièrem ent rouvert. Il n’y a pas différente de ce q u ’elle apparaît à l’expérience
de meilleure illustration que le cas de sir A rthur quotidienne. « Le temps est une sensation, il n ’est
Eddington. donc que dans l’esprit.» Écoutons pour c o m p a­
En 1917, en pleine guerre, la Royal Astronomical raison un physicien contem porain (Costa de
Society décide de constituer et de financer deux Beauregard, 1963): « D a n s un cadre de pensée
expéditions, l’une au Brésil, l’autre dans le golfe entièrem ent covariant au sens m inkow skien2,
de Guinée, pour vérifier les théories d ’Einstein il est non seulement recommandé, mais néces­
à l’occasion d ’une éclipse totale du Soleil qui saire de concevoir l’univers com me réellement
devait avoir lieu en 1919. Il fallait une belle pro­
bité scientifique pour distraire de l’effort de 2. M inkow ski a g én é ra lisé les p rem iers trav au x d ’E in stein , en m o n tra n t
que la c o n n e c tio n e n tre l'e sp a c e et le tem p s d o n n é e p a r la fo rm u le
guerre de quoi établir la réputation d ’un savant d e L o ren tz-E in stein ne s’ap p liq u e pas s e u le m en t à u n e série privilégiée
allemand. Le chef de la mission de G uinée était de p h é n o m è n e s.

144 Le m atérialism e
déployé d ’un seul coup dans son épaisseur te m p o ­ Nietzsche, arrivent à pas de colombe. Elles
relle aussi bien que dans ses trois dimensions repartent souvent avec la même discrétion.
spatiales. Com me l’écrit fortem ent H. Weyl:
Le monde objectif sim plement est, il n ’advient FAISONS LE POIN T
pas. »
Sir A rthur avait en effet beau jeu, et dém ontrait Mais la population mondiale, celle même des
allègrement que nous ne connaissons pas la pays les plus développés, n ’est pas composée
«réalité», mais seulem ent des abstractions, des de physiciens ou d ’hommes possédant une cul­
symboles; que la physique ne traite en fait que ture scientifique. Est-il possible d ’expliquer clai­
de définitions, et, qui plus est, définies les unes rem ent pourquoi le matérialisme, ou aussi bien
les autres selon un processus circulaire. « La l’idéalisme, est un problèm e dépassé? Ce n ’est
matière», concluait-il, «est ce que pense sûrement pas facile; essayons cependant.
Monsieur X.» Bref, dans la «lutte incessante du Prenons deux grands noms du matérialisme,
matérialisme et de l’idéalisme, la perpétuelle Freud et Lénine. Écartons le fait que leurs d o c­
alternative de succès et de défaite, l’égale impuis­ trines se réfèrent à une physique dépassée et que
sance des deux adversaires à fixer la victoire» leurs notions de «cause», de «tem ps», de
dont parlait Nolen, il y avait renversem ent des « matière » sont fausses, si la relativité restreinte
alliances. La physique, qui avait si longtemps est valide ce qui, depuis un matin d ’août à
com battu avec le matérialisme, changeait de Hiroshima, est peu contestable. Ne considérons
camp et apportait ses puissantes armes à l’idéa­ que le principe de Poincaré, selon lequel si une
lisme. affirmation com porte une contradiction dans les
La question était-elle enfin tranch ée? Non. Les termes, elle est dénuée « d ’existence logique ».
antimatérialistes allaient trop loin. Com me le Freud et Marx postulent, conform ém ent à cet
résume le meilleur historien de l’affaire, le pro­ enchaînem ent causal que nous avons évoqué à
fesseur Joad: «A yant dénié aux objets les p ro ­ propos de Darwin, que le fonctionnement de
priétés que nous supposons norm alem ent q u ’ils l’intelligence, de la perception, du système nerveux
possèdent, cette philosophie invoque, pour en un mot, est entièrem ent déterminé, que la
expliquer l’apparition de ces propriétés, des pensée est asservie à une motivation antérieure.
objets tels que les organes, les nerfs, le cerveau. L’un, de formation médicale, la situe dans l’acti­
Tout en affirmant q u ’il n ’y a pas de chaises qui vité fondamentale de reproduction sexuelle.
sont brunes et solides, elle implique q u ’il y a des L ’autre, de vocation politique, dans une autre
nerfs et des cellules nerveuses qui ont texture activité fondamentale, l’économie.
et couleur. » Négligeons encore le fait que ces théories,
obtenues à partir du même système matérialiste,
Alors? Alors, il y eut une sorte de haussement le condam neraient par leur exclusion mutuelle.
d ’épaules collectif chez les physiciens. Le Mais com m ent expliquer que la pensée de Freud
dilemme, nous l’avons vu historiquement, avait ou de Lénine échappe à ce péché originel de la
été produit par la logique d ’Aristote, appuyée détermination sexuelle ou économique, et atteigne
sur la géométrie d ’Euclide, et structuré dans la miraculeusement la« vérité»?
cosmologie mécaniste de Newton. Dans une Le langage relativement primitif dont nous nous
cosmologie d ’Einstein-Minkowski, obtenue par servons (élaboré, ne l’oublions pas, en une
une géométrie riemanienne et prolongée par une époque où l’on croyait que la Terre était le centre
logique révisée, il n ’avait plus de sens. Scienti­ de l’univers et avait été créée six mille ans plus
fiquement, il s’en alla rejoindre « les esprits tôt) dissimule la contradiction. Mais si nous
animaux» et «le fluide phlogistique » dans le employons le langage plus rigoureux de la logique
grand cimetière des idées mortes. m athém atique, nous aboutissons à une pure et
Les idées qui transform ent le monde, disait simple exclusion. Ou bien la pensée peut ajouter

L'école permanente 145


de l’information, c’est-à-dire, en termes modernes, il constitue fonctionnellement un règne à part.
rem ettre un système dans un état plus ordonné Certaines espèces de macaque manifestent bien
que celui où elle l’a pris quand elle est inter­ la conduite très exceptionnelle de transmission
venue, ou bien elle ne le peut pas. Il faut choisir. de l’expérience des adultes aux petits. Mais,
La contradiction est trop évidente pour avoir d ’une génération à l’autre, ces singes rec o m ­
échap pé à l’attention des matérialistes anglo- m encent le même com portem ent, alors que
saxons. Le professeur Llyod Morgan la contourna l’humanité ne cesse de changer.
pa r la théorie de l’ém ergence, plus connue en Seulement, ce changem ent, quoique orienté,
France par la reprise q u ’en fit Teilhard de s’effectue à des taux extrêm em ent divers. « Le
Chardin, avec des conclusions d ’ailleurs diam é­ cours de l’Histoire», écrit le professeur Hun-
tralem ent opposées. L’eau, disait-il, manifeste tington, « peut être indiqué par deux lois prin­
des propriétés que ne possèdent pas ses com po­ cipales. Un: depuis des milliers d ’années, la civi­
sants, l’oxygène et l’hydrogène. De même la lisation a continûm ent avancé selon certains axes
pensée, etc. M alheureusem ent, la pensée et l’eau définis. Deux: le taux de l’avance varie perp é­
appartiennent à des niveaux d ’organisation dif­ tuellement, d ’époque en époque et de lieu en
férents, et tout processus de réduction dans un lieu. »
sens ou dans l’autre aboutit à un cauchem ar Ainsi, le matérialisme philosophique n ’a pas suivi
logique. l’élimination du matérialisme scientifique. Dans
Est-ce à dire que Freud et Lénine n ’ont aucune un livre modestem ent intitulé l'Homme, publié en
valeur? C ertainem ent pas. Leurs hypothèses ont 1940 et repris avec des notes de l’auteur en 1961,
conduit à des actions. Celles-ci sont diversement Jean Rostand conclut: «A u dem eurant, que
évaluées selon le cadre de pensée dans lequel l’H om m e terrestre soit ou non, dans l’univers,
on les juge. Selon notre système, la science dans seul de son type, q u ’il ait ou non des frères loin­
son état de 1965, un certain nombre de ces actions tains et disséminés dans les espaces, il n ’en résulte
ont ajouté de l’ordre, ou, si l’on préfère, fait guère pour lui de différence dans la façon d ’en­
avancer la connaissance et la structuration de visager sa destinée.
l’humanité. Elles sont valides dans leurs limites » Atome dérisoire, perdu dans le cosmos inerte
«opérationnelles»; hors de ces limites, quand et dém esuré, il sait que sa fiévreuse activité n’est
elles proposent des explications absolues ou des q u ’un petit phénom ène local, éphémère, sans
prophéties non réalisées, elles perdent toute signification et sans but... Aussi n’aura-t-il d ’autre
validité. ressource que de s’appliquer à oublier l’im m en­
Encore plus sim plement: à mesure que nous sité brute qui l’écrase et qui l’ignore. Repoussant
com prenons mieux la matière (et nous pouvons le stérile vertige de l’infini, sourd au silence
en effet de mieux en mieux la représenter et la effrayant des espaces, il s’efforcera de devenir
contrôler), les couples de notions matérialisme aussi incosmique que l’univers est inhumain;
et idéalisme, déterminisme et finalisme se vident farouchem ent replié sur lui-même, il se consa­
de sens com m e le couple espace et temps. Nous c re ra humblement, terrestrement, hum ainem ent
devons penser aujourd’hui en term e d ’espace- à la réalisation de ses desseins chétifs, où il
temps, et maints indices m ontrent que le m ou­ feindra de prêter le même sérieux que s’ils
vem ent n ’est pas fini. Le problèm e du m até­ visaient à des fins éternelles. »
rialisme n’appartient plus à la science vivante; L’ouvrage abonde en prédictions aussi cocasses,
il appartient à l’histoire des idées. com me: «N ous n’avons aucun sujet de penser
L’ennui est que l’évolution humaine n ’est pas que (l’humanité) mette fin à son existence. Le
homogène. Si l’on peut, du point de vue biolo­ «suicide cosmique» n’est q u ’un mythe de philo­
gique, rattach er l’hom m e à la série animale (et sophe; et quant à ces suicides partiels que sont
certains chercheurs envisagent la possibilité les guerres, ils ne lui infligent q u ’une modique
d’une « biologie spécifique » de Y Homo sapiens). saignée, incapable de com prom ettre sérieu­

146 Le m atérialism e
sement sa vitalité.» L’auteur corrige en note: leurs activités m ettent en péril l’humanité mais
« Depuis la découverte de la bom be atomique, continuent néanmoins sur cette lancée fatale.
il y aurait lieu, hélas! d ’être un peu moins affir­ La situation n’est pas nouvelle: « Video meliora
matif.» Mais nulle correction ne modère la proboque, détériora sequor». Seulement, voir le
conclusion citée plus haut, alors que plus de deux meilleur et faire le pire n’avait pas les mêmes
millions des meilleurs scientifiques, techniciens conséquences au siècle d ’Auguste q u ’au siècle
et pilotes d ’au moins quatre nations travaillent d ’Einstein. Entre-temps, il est intervenu un ren­
à la conquête de l’espace; et que d ’autres sont versement d ’une des plus importantes fonctions
à l’écoute d ’éventuels messages de civilisations de l’humanité. Pour la résum er d ’une façon
non humaines. «littéraire»: autrefois, les techniques étaient
Il ne s’agit évidemm ent pas d ’une vision scien­ moins évoluées que les autres fonctions de
tifique du monde, mais d ’une philosophie dans l’hom m e; aujourd’hui, elles sont plus évoluées.
la tradition des moralistes pessimistes, exprimée La technique freinait l’humanité; elle la propulse.
d ’ailleurs dans une fort belle langue. Venant d ’un L’équilibre n ’a pas été atteint, et c ’est grave si
hom m e possédant une certaine réputation scien­ l’on songe que la vie à tous les niveaux repose
tifique, c ’est un cas typique de décalage évolutif. sur des équilibres précaires.
«Les choses étant ce q u ’elles sont», l’opinion Aussi, alors que la technique donne pour la
d ’un biologiste français (dont au surplus les première fois les moyens de satisfaire maintes
contributions sont minces) ne pèse pas lourd dans aspirations humaines, une existence plus longue,
la vie internationale de 1965, com m e le sait qui­ plus saine, plus prospère, la liberté de mieux
conque a l’occasion de contacts fréquents avec connaître le monde et soi-même, le bénéfice de
des intellectuels étrangers. Mais ce décalage privilèges dont ne jouissait auparavant q u ’une
entre l’avance scientifique et les tendances socio- minorité, l’espoir que de douloureuses énigmes
économiques est malheureusement un phénom ène de « l ’humaine condition» pourront être élu­
général. Au moment où le matérialisme disparaît cidées, cette époque si riche de dons et de p ro ­
com me le chat d ’Alice, il continue de dominer messes est celle où se répand la philosophie de
la politique des grandes puissances et de peser l’absurde. Où prolifèrent, selon le te rm e de
sur notre destin. Il y a là une schizophrénie sociale, Freud, « les mécontents de la civilisation» et les
com me disent plusieurs sociologues '. malades mentaux. Une affiche dans le m étro de
Cette formule n ’est bien sûr q u ’une analogie New York disait en 1962: Une personne sur dix
entre les niveaux individuel et social d ’organi­ dans cet État est un malade mental grave (a
sation; mais elle peut être poussée assez loin. serious mental case). Certes, les progrès de la
médecine et de l’assistance sociale sont en partie
U N E S C H IZ O P H R É N IE SOCIALE responsables de cette statistique. Mais les co n tra ­
dictions et les tensions de notre culture jo ue nt
Depuis 1945, un nombre croissant de grands visiblement le rôle majeur.
esprits, d ’Einstein à W iener ou aux Huxley, Est-ce le prix dont il faut payer les avantages
signalent une dissociation dangereuse de nos «matériels» de la civilisation technique? Bien
connaissances, de nos conduites, de nos insti­ des philosophes et des «hom m es de la rue» le
tutions. Beaucoup d ’hommes, aux divers échelons croient et condam nent cette forme de civilisation,
de la responsabilité scientifique, éducative, sans renoncer d ’ailleurs à ses agréments. Les
économique ou militaire, sont conscients que grands esprits auxquels nous nous référons
affirment cependant que ce prix n ’est pas celui
3. Schizophrénie : litté ra le m e n t, du g rec , « c e rv e a u divisé ». T y p e de
d é so rd re m en ta l c a ra c té risé p a r la d isso ciatio n des p ro cessu s in tel­
du progrès, mais de l’ac caparem ent du progrès
lectuel et affectif, ce d e rn ie r é ta n t aussi c o n sid é rab le m e n t alté ré , par diverses oligarchies.
avec d e s va rié té s n o m b re u se s, p arm i lesq u elles la p e rte d e la c o n scie n c e
du m onde e x té rie u r. (D 'a p rè s le Dictionary <>f Psychology, d e Ja m e s
Ils soulignent, entre mille exemples, que les deux
D rev er, éd. 1962). nations possédant un arsenal com plet de des­

L'école permanente 147


truction sont précisément celles qui parlent le intensif fut entrepris pour éliminer la misère, la
plus fort de dém ocratie, alors que la quasi-tota­ crasse, l’indignité, la maladie, l’ignorance; pour
lité des citoyens n’ont aucun contrôle d’une «humaniser» le régime des prisons et des asiles;
décision qui engage leur survie. Que la logique pour protéger l’enfance et donner aux femmes
commerciale réduit les humains à cette carica­ tous leurs droits d’êtres humains. Le combat pour
ture qu’est le consommateur, chez qui la publi­ le vote des femmes, celui pour la liberté de
cité crée de pseudo-besoins, tandis que tant de conception com m encèrent en Angleterre. Plus
besoins réels ne sont pas satisfaits puisqu’ils tard, la décolonisation com m ença aussi par une
n’entrent pas dans le cycle du profit. Qu’au nom initiative britannique.
de ce profit, la science et la technique sont Dans des sociétés plus fluides, aux États-Unis par
souvent em ployées à em pêcher la production des exem ple, le darwinisme eut des conséquences
meilleurs objets possibles, perversion profonde différentes. Il fut interprété à la lettre, et la
de leur vocation, etc. morale du struggle fo r life justifia les appétits de
Dans le premier cahier, nous avons noté que les puissance sans transformer les modes de pensée
généreuses idées de la Renaissance avaient primitifs. C ’est ainsi que nous pouvons observer
beaucoup contribué aux horreurs des guerres des situations effectivem ent schizophréniques.
de Religion. Paradoxalement, alors que l’Europe L’État du Nevada abrite la capitale du divorce.
était ravagée par la Réfome et la Contre- Reno, et la capitale des jeux de hasards, Las
Réforme, l’Italie, où le mouvement était né, Vegas, notoirement contrôlée par la branche
restait à peu près à l’écart. Il semble que le maté­ locale du «Syndicat du Crime». Mais la vieille
rialisme, d’abord philosophique, puis scientifique, loi puritaine n’a pas été abrogée. Toute variation
ait suivi un développem ent analogue. L’un et sexuelle, même entre époux, qui n’est pas direc­
l’autre, ils ont été produits par une nation stable, tement axée sur la fécondation, est passible
où le monarque est encore le ch ef de l’Église d’emprisonnement à vie. Une scène de ménage
d’État. Leur effet destructeur sur la religion et ajoutée à l’humeur d’un ch ef local de la police
la monarchie a été exporté. peut conduire un homme à la détention perpé­
L’hypothèse darwinienne que l’évolution procède tuelle. Et quand on pense que, certains matins,
par sélection naturelle et survivance des plus le Nevada fut éclairé par la « lumière plus claire
aptes, donc par élimination des faibles, n’a aucu­ que mille soleils» des expériences atomiques
nement détérioré les mœurs britanniques. Les (le Syndicat d’initiative ne manquait pas d’avertir
conditions de vie, dans l’Angleterre des années les joueurs, c’était une attraction supplémentaire),
1860, étaient atroces pour le prolétariat indus­ le mot schizophrénie, créé au niveau du désordre
triel. Dickens les a dépeintes; Marx en a tiré une individuel, paraît insuffisant.
bonne part de sa philosophie politique. Sommai­
rement, les darwiniens ont raisonné ainsi: Voilà LE COM BAT POUR L’ÉQUILIBRE
comment agit l’ordre naturel; il n’est pas en
accord avec les aspirations humaines, avec les Nous n’avons pas donné cette illustration par
valeurs de justice, de progrès, d’humanité, en un anti-américanisme systématique, mais parce que
mot, que l’évolution a créées. Il s’agit donc les contradictions sont, com m e bien d’autres
d’établir un ordre humain, où les faibles ne choses dans cet énorme pays, plus voyantes
seraient pas aveuglément éliminés, mais soustraits qu’ailleurs. Aussi, parce que là s’est formulée
à leur faiblesse. Certains prétendent, disait la dangereuse morale du pragmatisme, à partir
Thomas-Henry Huxley, qu’il faut instruire les d’une interprétation erronée du matérialisme et
travailleurs parce qu’ils seront de meilleurs tra­ de la méthode expérimentale en général.
vailleurs. Nous disons, nous, qu'il faut les instruire Pour le pragmatisme, le succès est le seul critère,
parce qu’ils sont des hommes doués d’une capa­ celui qui gagne est de droit le meilleur, la fin
cité infinie de souffrance. En effet, un travail justifie les moyens. Sans entrer dans les difficultés

148 Le m atérialism e
de la méthodologie scientifique, notons seu­ pour maintenir sa spécificité. » D ès le niveau infra-
lement que le succès expérimental et le succès cellulaire, elle modifie l’espace-temps. La forme
pragmatique sont, sous le même mot, des pro­ extrême du matérialisme, le stalinisme, ne cache
cessus tout différents. L’expérience de Michelson- pas son mépris de la vie et de l’homme. Les
Morley fut un échec pragmatique, et la plus humains, au nom justement du principe impi­
féconde opération scientifique du xixi siècle. toyablement appliqué que la fin justifie les
Quant à la com pétition évolutionniste, elle se moyens, ne sont considérés que pour leur valeur
complexifie à mesure qu’apparaissent de nouveaux fonctionnelle. Il était inévitable que Staline
degrés d’organisation. En gros, elle se limite et entrât en lutte contre les sciences humaines,
se structure dès qu’une espèce animale existe qui contredisaient sa vision dictatoriale de la
dans une forme de vie sociale. Le grand zoo­ réalité. «A partir de 1933», écrit le prix Nobel
logiste Konrad Lorenz a montré que les bêtes H.J. Muller, qui fut chercheur à l’înstitut de
puissamment armées sont retenues par une inhi­ Génétique de M oscou entre 1933 et 1937, «les
bition au moment d’exterminer l’adversaire plus généticiens Chetverikoff, Ferry et Ephroimson
faible. Les espèces qui n’ont pas eu ce frein à furent envoyés en Sibérie, et Levitsky dans un
l’agressivité ont simplement disparu 4. Dans l’état camp de travail... Ceux qui ne furent pas empri­
actuel des connaissances, il reste très possible sonnés ou exécutés durent entrer dans d’autres
que l’humanité prenne le tournant qui conduit lignes de recherche... pourtant, la grande majo­
à l’anéantissem ent5. rité des généticiens ainsi «purgés» étaient poli­
En psychologie, le matérialisme américain a tiquement loyaux et ardents soutiens du système
produit la cocasse théorie du behaviourisme, soviétique, com m e je le sais par contact per­
qui réduit son étude à l’observation du com por­ sonnel.» En 1936, le fameux Institut médico-
tement; et l’homme, au rat. D ’une façon générale, génétique fut fermé; Levit et Vavilov, généticiens
le matérialisme en psychologie aboutit, même si de réputation internationale, « qui avaient fait
l’intention n’était pas telle au départ, à la négation plus pour le développem ent de l’agriculture
des caractères spécifiques de l’homme. L’école soviétique que personne dans aucun pays»,
italienne de Lombroso s’est donné beaucoup de confessèrent leurs erreurs et disparurent. La
mal pour assimiler génie et folie, confondant la génétique est la plus fondamentale des sciences
réorganisation qu’opère la pensée créatrice avec de la vie, la seule où les mathématiques soient
la désorganisation de la maladie «m entale». Le rigoureusement utilisées. Des autres sciences
freudisme a pris comme critère Yadaptation de biologiques et humaines sous le régime stalinien,
l’homme à son environnement, alors que le ce n’est pas la peine de parler. Le puissant génie
propre de l’humanité est de maîtriser et de trans­ russe a été si mutilé dans ces disciplines que le
former cet environnement, sans quoi nous serions retard n’a pas été com pensé. Et l’on songe à cette
encore en train de ronger des os dans des confidence de Staline à de Gaulle: « C’est toujours
cavernes humides. la mort qui gagne. »
Finalement, la philosophie matérialiste conduit Mais l’aventure humaine est une lutte acharnée
à la dépréciation et à la négation des fonctions contre la mort et le temps Cela n’est pas un pos­
fondamentales de la vie. « La vie ne s'adapte pas», tulat philosophique ou un acte de foi: c ’est une
écrit le grand biologiste Henri Laborit, « elle lutte observation. Les humains se battent contre la
4. « P o u r l’h om m e », dit L orenz IPlanèie 3). « les arm es se sont d é v e ­ faim, les maladies, les fléaux, les m enaces de tous
loppées plus vite q u e les instincts qui d e v ra ie n t leu r c o rre sp o n d re ...
N ous ne pou v o n s pas faire confiance à nos in stin cts. » ordres. Ils tentent de maîtriser le temps par le
langage, l’éducation transmise, la science.
5. En fait, l’hom m e et son évo lu tio n so n t e n c o re tro p m al co n n u s
p o u r que l’on puisse p ro p o se r a u tre c h o se q u e des h y p o th èses. C ’est Pour la physique contemporaine, en effet, le
le p o int cru c ia l du d é b a t e n tre les sc ien tifiq u es et les p o litiq u es. C es temps est défini par les principes de Carnot-
d e rn ie rs agissent selon le p rin c ip e du risque calculé. Les scientifiques
ré p o n d e n t: V ous ne c o nnaissez pas les fo rces q u e vous m an ip u lez Clausius et de Bayes. L’univers non vivant
et tes risques sont en réa lité incalculables. s’oriente selon une «flèche» de la dégradation

L'école permanente 149


de l’énergie. Ce qui est chaud se refroidit, ce qui au travail, que toute détermination rationnelle
est froid se réchauffe, jusqu’à une « mort tiède laisse un résidu non déterminé et non rationnel,
de l’univers». Or, d’après la théorie générale de que le résidu est tout autant essentiel que ce qui
l’information, la vie et sa forme la plus évoluée, a été analysé, que nécessité et contingence sont
la conscience, opposent à cette entropie une continuellem ent imbriquées l’une à l’autre, que
néguentropie. Vivre et, surtout penser reviennent la nature hors de nous et en nous est toujours
à remonter la flèche du tem ps1’. autre chose et plus que ce que la conscience
Prenons un exemple simpliste. L'énergie utilisée construit... Mais une telle transformation de la
par le cerveau d’Einstein pour concevoir les dialectique n’est possible, à son tour, que si l’on
équations de base de la physique nucléaire était dépasse l’idée traditionnelle et séculaire de la
minuscule. Il fallut d’autres investissements théorie comme système fermé et com m e contem ­
d’énergie pour alimenter le processus qui con­ plation. Et c ’était là effectivem ent une des
duisait à la fabrication de la première bombe intuitions essentielles du jeune Marx. »
atomique. Mais, alors, l’énergie produite fut d’un Certes, malgré cette intuition, le marxisme s’est
degré différent de tout ce qui s’était passé sur finalement cristallisé en matérialisme. Comment
notre planète depuis les temps historiques. Quand en aurait-il pu être autrement, étant donné la
intervient la vie et la pensée, il y a plus, il y a phase de l’histoire des idées dans laquelle il se
autre que ce qui était donné au départ. De cela, développait, et les adversaires qu’il devait abattre?
l’hypothèse matérialiste ne peut pas rendre Aujourd’hui encore, le marxisme peut jouer un
compte. rôle à peu près irremplaçable dans certaines
Aujourd’hui, avec un peu d’attention, nous zones de la terre soumises à une culture primitive,
pouvons voir se réorienter la pensée. « Une dia­ précisément par son aspect matérialiste. Citons
lectique non spiritualiste doit être aussi une seulement cette déclaration qui m’a été faite par
dialectique non matérialiste, au sens qu’elle un Père jésuite influent, très au courant des pro­
refuse de poser un Etre absolu, que ce soit blèmes asiatiques: «Je le dis avec douleur, mais
comme esprit, com m e matière ou com m e la je ne vois pas d’autre moyen que le communisme
totalité déjà donnée en droit de toutes les déter­ pour secouer la torpeur et lutter contre l’effroyable
minations possibles», écrit Paul Cardan en sa misère de l’Inde.» Si le matérialisme n’est pas et
brillante étude Marxisme et Théorie révolution­ ne peut pas être l’aboutissement de l’évolution
naire. « Elle doit éliminer la clôture et l’achè­ intellectuelle, morale, sociale de l’humanité, il
vement, repousser le système complété du monde. apparaît comme une phase de son développement
Elle doit écarter l’illusion rationaliste, accepter dans ces divers domaines. D es solutions plus
sérieusement l’idée qu’il y a de l’infini et de nuancées, plus modernes sont bien sûr co n ce­
l’indéfini, admettre, sans pour autant renoncer vables. Mais alors, il faut les définir et les
appliquer vite.
6. C 'e s t, bien sûr, u ne p ré se n ta tio n a tro c e m e n t sim plifiée d e la
Les géopoliticiens ont remarqué que la péné­
qu e stio n la plus co m p lex e de la ph y siq u e et d e l'é p isté m o lo g ie. Elle tration communiste en Europe a exactem ent
m e p a ra ît c e p e n d a n t, à ce niveau d 'e x p o sitio n aussi peu spécialisé
que possible, rela tiv e m e n t e x a cte . U ne d e rn iè re fois, je d e m a n d e
recouvert la zone orientale qui n’avait pas été
l'in d u lg en c e des sp écialistes d e l’h isto ire , d e l'a n th ro p o lo g ie , d e la transformée par la révolution industrielle et était
physiqu e th é o riq u e et de l’é p istém o lo g ie. D ’une p a rt, p o u r avoir
sacrifié m ain tes n u a n c es et p réc isio n s q u e le c a d re d e ces article s ne
restée paralysée par une économ ie aristocratique-
p e rm e tta it pas d ’in clu re. D ’a u tre p a rt, p o u r a v o ir ju x ta p o sé des agricole (la Tchécoslovaquie, État artificiel,
disciplines qui, d ’o rd in a ire , se sa lu e n t m ais ne se p a rle n t pas. Le
systèm e m a té ria liste s’est diffu sé d an s p resq u e to u s les d o m ain e s
étant un cas indécis). Il est possible, et même
de la connaissance. Pour en don n er une image, m êm e « im pressionniste », probable, que cette réintégration dans le déve­
à des honnêtes gens non spécialistes, m ais q u e ce la c o n c e rn e d ans
leur vie et leur b o n h e u r, qui tra v a illen t en p a rtie p o u r q u e nous
loppement économ ique ayant réussi, le marxisme
ch e rc h io n s, p o u r lesquels nous trav aillo n s, sans q u o i n o tre re c h e rc h e avancera dans la voie indiquée par l’évolution
n 'a u ra it gu è re de sens, j ’ai cru bo n d e p la c e r c e tte é tu d e d an s un
m oyen te rm e e n tre les langages te c h n iq u e s et le lan g ag e c o u ra n t,
scientifique, où les oppositions sommaires du
l’é ru d itio n et la c u ltu re gén érale. X IX ' siècle n’ont plus de sens.

150 Le m atérialisme
Aux États-Unis s’annonce égalem ent une remise
en question de YAmerican way o f Hfe, un nouvel POUR APPROFONDIR
Aufklürung, un «éveil des lumières» prenant la LA QUESTION
suite du Miracle grec, de la Renaissance, des
Encyclopédistes du xviir siècle français, qui
Environ cent cinquante ouvrages ont
attaque avec force la schizophrénie sociale.
été utilisés pour ces trois cahiers de
Les trois époques que nous venons de citer ne l'École Permanente. Nous ne pouvons
sont-elles pas des étapes dans la genèse du maté­ donc les citer tous.
rialisme? Oui. Si le matérialisme est aujour­ L'ouvrage de base est YHistoire du
d’hui scientifiquement dépassé et sociologi­ Matérialisme, de F.A. Lange, publié
quement à dépasser, il n’en fut pas moins un en traduction française par Reinwald,
facteur positif dans la transformation de la condi­ en 1 8 7 5 -1 8 7 7 . Malheureusement,
tion humaine, en luttant contre les inherited ces deux gros volum es sont à peu
près introuvables.
conglomérâtes, ces amas irrationnels de routines Le cours de E.R. Dodds, The Greeks
et de superstitions analogues, au niveau des and the Irrational (U niversity of Cali­
groupes, aux « com plexes » du niveau individuel. fornia Press, 1963), est égalem ent un
Aujourd’hui, les théories matérialistes, souvent texte de base. Ainsi que les Cahiers
dégradées et vidées de leur générosité originelle, d Histoire mondiale, patronés par
sont devenues des inherited conglomérâtes. C ’est l'UNESCO et distribués en France par
cela que nous devons rejeter, et non la mémoire la Libraire des Méridiens. Seize a u to ­
de ces nobles esprits que furent D ém ocrite, rités internationales ont contribué aux
études citées dans notre texte.
Aristote, Descartes, Newton, Voltaire, La Mettrie,
La chronique du débat m atérialiste en
Marx, Freud, Darwin et tant d’autres. Mais, Angleterre est scrupuleusem ent ré­
com m e disait Jésus, il ne faut pas mettre du vin sumée par le professeur C.E.M. Joad,
nouveau dans de vieilles outres. Il ne faut pas dans Guide To Modem Thought (1943)
enfermer les faits et les idées de 1965 dans les et Phi/osophical Aspects of Modem
systèmes d’autrefois, même s’ils furent, à l’époque, Science (1932).
admirables et hardis. Une interprétation chrétienne de l'évo­
lution intellectuelle est présentée par
G A B R I E L V E R A L D I.
Jacques Chevalier dans les trois
premiers volum es de YHistoire de la
Pensée, chez Flammarion. Le dernier
volum e n'ayant pas été publié du fait,
nous a-t-on dit, de la m ort de l'auteur.
Citons pêle-m êle YHistoire de la
Science de l'Encyclopédie de la
Pléiade, à la NRF. Une captivante
exposition du matérialism e historique,
en cours de publication à Copenhague
par J. W itt-H an sen. The Mainsprings
of Civilisation, d'H untlngton. In the
Nam e of Science, de M artin Gardner,
les ouvrages de Brillouin, Bridgman.
Russell. Costa de Beauregard, etc.
Et, sur les rapports de la logique avec
les sciences humaines, ma com m u­
nication. les Fondations d'une Anthro­
pologie générale {Revue internationale
d'Agressologie, 1963-IV).

L'école permanente 151


□ELD O RAD O

LES O RIG INES ET LES MERVEILLES DU


M U SEE DE LOR DE B O G O TA

Toutes les œuvres présentées dans cette étude ont été photographiées
par nos soins au Musée de l’or de Bogota, grâce à
l’aimable collaboration du Ministère de ïEducation nationale de Colombie.
La deuxième conquête de ('Eldorado
Fernando Arbelaez, directeur de lïn s titu t de Recherches scientifiques de Colombie.

L’HISTOIRE DES TRÉSORS DU MUSÉE DE L’OR

En 1936, la Banque de la République de Colombie, nouveau par Watson en 1750; ils obtenaient des
sur l’initiative de ses gérants, MM. Julio Caro et températures de près de 2 000 degrés; ils conver­
Luis Angel Arango, entreprit la fondation d’un tissaient le métal en des plaques planes, courbes ou
musée d’orfèvrerie précolom bienne, par l’acqui­ concaves; ils les découpaient en bandelettes, les
sition de quelques collections particulières. Ainsi réduisaient en de fines aiguilles, les déployaient
com m encèrent à être rassemblés les joyaux d’un en forme de plumes ou leur donnaient des mou­
inestimable trésor, qu’au long de l’histoire vements aériens, des profils d’animaux chimériques
moderne la convoitise, la cupidité, le vandalisme ayant des visages et des poitrines fantastiques. Y
et la barbarie avaient dispersé. eut-il dans l’histoire de l’humanité une com pré­
Au cours de ces dernières années, la Banque de hension plus noble de la fonction de ce métal et
Colombie investit des sommes considérables dans de ses innombrables possibilités?
de nouvelles découvertes signalées par des ama­ Les œuvres que conserve le M usée et que nous
teurs d’art que son entreprise généreuse passion­ reproduisons en partie ne portent aucune trace
nait. Ainsi naquit et grandit le fameux M usée de de marteau, ni de ciseau, ni de lime. Les indi­
l’Or de Bogota. Il com pte actuellem ent quelque gènes n’avaient ni filières, ni laminoirs, ni ins­
sept mille pièces d’or de différents alliages. Il truments de bronze qui pussent couper ou
constitue la plus grande collection d’orfèvrerie modeler. Les archéologues ont vainement pré­
ancienne existant dans le monde entier et l’une tendu expliquer, grâce au procédé de la cire
des pages les plus glorieuses de l’histoire de perdue, l’existence des pellicules infinitésimales
l’humanité. d’or sur la «tum bago» (mélange de cuivre et
Le troisième millénaire trouvera l’Eldorado, qui d’or). Quelques-uns des objets gardent encore les
enflamma les esprits au cours des siècles et lança empreintes digitales des artistes, ce qui prouve
sur les mers tant d’aventuriers, dans ce M usée que pendant qu’on y travaillait les lames avaient
que la Banque colombienne enrichit patiemment une consistance semi-fluide. C om m ent y
des restes d’un art que la Conquête a détruit. Les parvenaient-ils?
indigènes colombiens faisaient fondre, soudaient
et battaient l’or. Ils affinaient les métaux en les Antonio Julian, historien de la province de Santa
faisant fondre plusieurs fois; ils obtenaient des M arta(1787), relate que les« sages» de son temps
feuilles d’or tellem ent minces qu’on pouvait les assuraient que les Indiens Tayronas connaissaient
enrouler facilem ent sans crainte de les rompre; une herbe de la sierra Nevada qui avait la pro­
ils utilisaient différentes couleurs pour nuancer les priété d’amollir l’or. Oviedo nous dit que les indi­
objets; ils connaissaient les différents alliages qui gènes lui montrèrent une herbe grâce à laquelle
pouvaient rendre le métal plus dur ou plus mal­ ils pratiquaient le dorage. « C’est un secret tel­
léable; ils construisaient des pièces entières sans lement précieux que quelque orfèvre d’Europe
soudure aucune; ils décoloraient l’or et tra­ ou d’autre part qui le posséderait et l’emploierait
vaillaient le platine, métal qui fut reconnu comme serait considéré comme un homme très riche ou

154 La deuxième conquête de l'Eldorado


pourrait le devenir en très peu de tem ps grâce à Les gamins y jouaient dans la rue au lancement
cette façon de dorer. » du disque en employant des plaques d’or, d’éme-
Les techniques des joailliers ont continué à hanter raude et de rubis; « le plus petit d’entre eux
l’imagination de leurs successeurs, sans jamais aurait été le plus précieux ornement du trône du
être réinventées. Paul Rivet, dans son ouvrage Grand M ogol».
la Métallurgie en Amérique précolombienne, écrit Sir Walter Raleigh avait pensé que ces terres,
qu’avec les tumbagos d’un titre plus élevé ils « étant un magasin où se rencontraient les métaux
fabriquaient des objets qui, bien que relativement les plus riches, une seule des mines qui y abon­
pauvres en or, pouvaient acquérir l’apparence et daient suffirait pour couvrir d’or l’Angleterre». Il
l’inaltérabilité de l’or presque pur, au moyen du croyait fermement à son projet puisque, en
procédé de la « mise en couleur». Les habitants conclusion à son ouvrage, il proposa « une grande
de l’Eldorado nous apparaissent com m e des expédition à tous les amis des découvertes et
hommes dotés d’une haute culture, de connais­ curieux de voir d’autres gens». Les frais seraient
sances techniques et scientifiques singulièrement couverts par la conquête de ces villes où les
avancées et d’un magnifique ensemble de pro­ statues étaient d’or, les tombeaux remplis de
cédés industriels dont il ne reste plus rien. trésors et où un simple soldat pouvait être récom ­
Pendant plusieurs siècles, les habitants de cet pensé sans difficulté par « des médaillons d’un
Eldorado fabuleux ont excité toutes les envies demi-pied de largeur». D es événements contraires
et suscité toutes les passions. l’em pêchèrent de faire face à ses engagements
vis-à-vis des banquiers lors de sa dernière expé­
PEN D A N T DES SIÈCLES, dition au cours de laquelle il perdit deux cent
L’EUROPE RÊVA DE L’ELD O R AD O cinquante hommes, parmi lesquels son propre fils.
Il paya son aventure de sa tête.
Le 19 août 1618, on décapitait dans la Tour de
Londres l’écrivain sir Walter Raleigh, ex-favori LE FA BU LEU X TRÉSOR FUT JETÉ
de la reine Elisabeth I". Après une vie partagée AU FO N D D ’UN LAC
entre le faste de la cour et la mauvaise fortune,
la hantise de l’Eldorado l’avait conduit fina­ Au cours de la nuit du 30 juin au 1" juillet 1520,
lement au cachot. Vingt et un ans auparavant, il plut torrentiellement sur toute la vallée du
après un premier voyage dans la fabuleuse vjlle M exique. La troupe espagnole qui s’enfuyait de
de M an oad ’où il avait rapporté quelques pépites M exico se vit encerclée par des forces puissantes;
d’or et du tabac, il avait écrit pour se justifier The la route lui était barrée par des murs faits de
Discovery o f the large, rich and beautiful empire o f milliers de visages invisibles qui brusquement
Guaina, with a relation o f the great and golden city resplendissaient à la lueur des éclairs. Les soldats
ofManoa (which the Spaniards call El Dorado) and endurcis par d’innombrables batailles reçurent
the provinces o f American, Arvomaia, Amapaia, une consigne de Hernan Cortés quand celui-ci
and other countries, with their rivers adjointing comprit que l’abandon du trésor de M octezum a
(London, 1599). Cette œuvre qui venait confirmer était inévitable: «Em portez ce que vous voulez,
les récits des conquérants espagnols sur les fan­ mais sachez que trop de poids alourdit la marche. »
tastiques trésors des empires sud-américains A la pluie s’ajouta une tem pête de flèches, de
enflamma entre autres l’imagination de Voltaire, pierres, de bras obscurs qui s’abattit sur les
qui avait d’ailleurs de curieux renseignem ents au Espagnols. Dans cette fuite disparurent 860 fan­
sujet du nouveau continent; il nous informe, par tassins de Castille et leurs munitions, 46 cavaliers
exem ple, que les porcs du M exique ont le et leurs chevaux, 20 artilleurs et leurs canons,
nombril surl’échine. Voltaire nous décrit ce pays ainsi que 4 000 mercenaires tlaxcaltèques. Cortés
merveilleux où arrivèrent Candide et M ocam bo se sauva avec une poignée de combattants et le
fuyant les Bulgares, les Avares et les Portugais. trésor.

Les civilisations disparues 155


Le conquérant fit halte à Popotlan afin de ras­ en la vraie religion, Atahualpa n’avait rien
sembler les quelques hommes qui lui restaient. compris à ses exhortations, car il ne reconnaissait
En cette nuit terrible, il pleura, il pleura face qu’un seul vrai D ieu, Pacha Gamac, qui était
à un témoin muet qui, entouré d’une grille, existe au-dessus du Soleil et qui avait tout créé, tandis
encore à Tacuba: c’est l’« Arbre de la Triste qu’il lui semblait que les Espagnols croyaient
Nuit». Certains historiens estiment que Cortés en cinq dieux: le Père, le Fils, le Saint-Esprit,
ne s’approcha pas de ce vieux cèdre des maré­ plus un dieu qui était en Espagne et un autre à
cages pour pleurer, mais pour y enterrer son Rome. Malgré ce malentendu, le conquistador
trésor. décida donc de rendre la liberté à son prisonnier.
Atahualpa ne put tenir tout à fait sa promesse;
DES RÉCITS ÉTRANGES bien qu’il eût réuni une rançon qui fut évaluée
NE CESSÈRENT D E SE R ÉPA N D R E à 1 326 539 pesos (15 500 000 dollars selon
Prescott, en 1843), il dut choisir entre la mort
Le 13 août 1521, Cortés reconquit la capitale du sur le bûcher ou par le garrot. Il fut exécuté à la
M exique avec les quelques homm es qui avaient garrotte, en ayant refusé le baptêm e. Le roi
eu la vie sauve au cours de la« Triste N uit». Cette d’Espagne reçut, selon l’usage, la cinquième
reconquête fut l’une des campagnes les plus partie du butin pour cet acte de justice: 38 vases
fantastiques de l’Histoire, mais une déception d’or et 48 d’argent, parmi lesquels deux grandes
attendait le conquistador: les fabuleuses richesses terrines qui « pouvaient contenir chacune une
qu’il avait abandonnées un an auparavant et qu’il vache d ép ecée», enfin une idole d’or ayant la
convoitait avaient disparu. Le seul renseignement taille d’un enfant de quatre ans.
qu’il pu tirer de Cuauhtémoc, le dernier empereur Cependant, de ce qu’un empereur inca n’ait pu
aztèque à qui il fit appliquer des braises aux pieds tenir sa promesse, les Espagnols conclurent que
afin de lui arracher le secret, fut que le trésor les vrais trésors avaient été transférés en d’autres
avait été jeté au fond du lac d’où personne ne lieux, et cette certitude les incita à entreprendre
pouvait le tirer. Mais, l’année précédente, les de nouveaux voyages. Ce fut la cause de dissen­
conquérants espagnols avaient entrevu les coffres sions entre les lieutenants de Pizarro. Un de
de l’empereur et c ’est ainsi que naquit la fable. ceux-ci, Sébastian de Belalcazar, abandonna le
Bernai Diaz del Castillo, témoin oculaire, écrit: Pérou et partit vers le nord à la recherche de
« Je vous dis que je m’étonnai de voir tant de l’Eldorado.
richesses; de ma vie, je n’en avais vu de pareilles
et je reste convaincu qu’il ne doit pas en exister LA LONGUE M ARCHE
d’autres de par le monde. » VERS LE PAYS DE L’OR
Dans sa prison, Atahualpa, dernier Inca du Pérou,
leva la main le plus haut qu’il put et fit une Le mythe de l’Eldorado existait déjà chez les
marque sur le mur; puis il promit à son geôlier indigènes avant l’arrivée des conquérants espa­
de remplir d’or sa cellule qui avait sept mètres de gnols. On colportait des histoires fabuleuses
long et cinq mètres de large, jusqu’à la hauteur sur les régions légendaires de Bacata. On contait
indiquée. Il ajouterait encore à ce trésor deux qu’un roi s’immergeait, après s’être couvert d’or,
chambres de même grandeur remplies d’argent dans un lac sacré pour offrir aux dieux, une fois
jusqu’à la même hauteur. Devant la promesse par an, le sacrifice de telles richesses. Les indi­
d’une telle rançon, le conquérant analphabète gènes qui offraient de l’or aux Espagnols en signe
Francisco Pizarro accorda la liberté à son pri­ de paix ajoutaient que le véritable Eldorado aux
sonnier, bien que de fortes raisons théologiques richesses inénarrables était encore «plus loin».
le missent dans l’obligation de le condamner. Ce trésor incomparable que les Indiens leur
Quand le moine Valverde, aumônier des troupes décrivaient pour les inciter à poursuivre leur
espagnoles, avait sommé le ch ef inca de croire route, conduisit les conquistadores à réaliser les

158 La deuxième conquête de l'Eldorado


plus téméraires exploits au cours de leurs longues Indes firent fondre toutes ces œuvres d’art des­
marches à travers forêts et montagnes, dans des tinées à des cultes païens et les transformèrent
régions dont le passage avait été jusqu’à eux en lingots marqués aux armes de Castille.
fermé à l’homme. Quelques-unes seulement échappèrent à cette
D ’après le frère Pedro Simon, chroniqueur de fin stupide, tel ce poisson dont Charles Quint
l’époque, l’Eldorado était entouré par « les eaux fit cadeau au pape et qui causa un tel étonnem ent
de la mer du Nord, de la mer d’Éthiopie, du à Benvenuto Cellini que celui-ci ne put s’expliquer
détroit ou canal de M agellan, de la mer du Sud, com m ent les orfèvres mexicains avaient réalisé
d’où sortait le fameux Orinoco pour aller se jeter cette merveilleuse sculpture en argent recouverte
dans celle du Nord». d’écailles d’or. Albert Dürer admira quelques
Pour les indigènes des Caraïbes et du Pérou, la autres pièces à Bruxelles. Le 27 août 1520, il
fabuleuse cité de l’or se trouvait sur un haut nota: « J’ai vu les choses que, du royaume de
plateau au cœ ur des Andes, au centre même de l’or, on a apportées au roi: un soleil entièrement
l’actuelle Colombie. en or et une lune entièrement en argent... tout
En 1538, Gonzalo Jimenez de Quesada y parvint cela d’une beauté inimaginable. Ils sont tel­
en com pagnie d’une petite troupe affamée et lement précieux qu’on peut facilem ent les
presque nue. 11 put enfin contem pler de fameux évaluer à cent mille gulden. Rien dans ma vie
lac de Guatavita (qui veut dire « sommet de la ne m’avait donné une plus douce joie au cœur
cordillère») où, d’après la légende, le roi-prêtre que ces magnifiques objets, et je restai émerveillé
officiait chaque année. L’année suivante, N icolas par le talent subtil de ces artistes étrangers. »
de Federman, qui venait de Maracaïbo, et Qu’est-il advenu de ces trésors qui avaient ému
Sébastian de Belalcazar rencontrèrent Jimenez à ce point ce grand artiste de la Renaissance?
de Quesada, qui avait déjà pu soumettre et L’abbé Charles-Étienne Brasseur, de Bourbourg
pacifier le territoire. Le 6 août, ils fondèrent (1814-1874), qui renonça à une brillante carrière
ensemble la ville de Santa Fe de Bogota, dédiée afin de se fixer à Guatemala pour y étudier la
à l’empereur Charles Quint. langue et la civilisation des Mayas et qui découvrit
Mais le trésor de la légende ne fut jamais et traduisit en français le Popol-Vuh (le livre sacré
découvert. Juan Rodriguez Freire, chroniqueur des Indiens Quiché), nous raconte que, vers le
de cette époque, rapporte que le cacique de milieu du siècle dernier, on pouvait voir dans un
Guatavita (ou Zipa, seigneur de Bacata, aujour­ petit corridor obscur du Louvre les objets d’art
d’hui Bogota), informé de l’arrivée des Espagnols et les documents que l’État français avait reçus
et sachant combien ils convoitaient l’or, confia des divers États sud-américains. Le conservateur,
à cent Indiens le soin de cacher le précieux métal M. de Longpérier, dut les placer dans son propre
dans une des cordillères de l’Est; puis il les fit bureau, car la diiection générale du musée ne
exécuter afin qu’ils emportent leur secret dans voulait leur accorder aucune vitrine.
la tombe.
En 1878, on découvrit un diadème fait de plumes
LES ROIS D ’ESPAGNE FIRENT FO N D RE de quetzal, cet oiseau très rare du Guatemala:
CES M AGNIFIQ UES OBJETS D ’ART après avoir été relégué au fond d’une armoire, à
Vienne, pendant des années, il était com plè­
A mesure que les Espagnols progressaient dans tem ent rongé. Il s’agissait pourtant de la cou­
leur conquête du Nouveau M onde, un torrent de ronne que M octezum a fit porter sur le navire de
métaux précieux se déversait à Madrid dans les Cortés com m e l’un de ses plus précieux cadeaux.
coffres du souverain « sur l’empire de qui le soleil D es mains de Charles Quint, elle passa dans celles
ne se couchait pas». Le talent artistique des de son frère Fernand qui la classa dans ses col­
Indiens ne fut pas apprécié à sa juste valeur sur lections d’art au château d’Ambres. Elle y resta
le vieux continent, et les intendants royaux des jusqu’à ce que cette collection fût transportée

Les civilisations disparues 159


/

à Vienne. C’est seulement en 1903 qu’on lui


donna une vitrine appropriée.
Les œuvres qui restèrent en Amérique n’eurent
pas un meilleur sort. Ezequial U ricoechea, pré­
curseur de l’archéologie colom bienne, dans son
Mémoire sur les Antiquité néo-grenadines qu’il
publia en 1854, écrit: « J’ai pu me rendre com pte,
il y a de cela quelques années, du peu de valeur
qu’on attachait aux œuvres des anciens N éo-
Grenadins. Un jour, j’eus à peine le temps
d’admirer pendant quelques minutes, avant qu’il
soit fondu, un de ces médaillons d’or que portaient
les caciques: on ne me laissa même pas le temps
d’en faire le dessin. »
Le pillage des tombeaux indigènes (les « guacas»)
Fernando Arbelaez, né en 1924, figure
com m ença dès l’époque de la Conquête. A de parmi les m eilleurs écrivains colom ­
rares exceptions près, il a toujours été le mobile biens. Parmi les jeunes poètes, il
secret des recherches poursuivies par nombre occupe actuellement la première place;
d’archéologues amateurs. C’est encore la même son dernier recueil de poésies, « Canto
passion de l’or qui les guide aujourd’hui. Des Llano», lui a valu le prem ier Prix
chercheurs cupides pensent que quelque part doit national en 1964.
se trouver cette chaîne que le ch ef inca Huayna Il s'est distingué dans plusieurs
branches, tant com m e diplom ate que
Capac fit fabriquer à l’occasion de la naissance
com me professeur d'université. Il a
de son fils aîné et qui, d’après Zarate, avait la voyagé dans tou te l'Am érique Latine
grosseur d’un poignet d’homme et pouvait qu 'il connaît à fond; il a vécu quatre
s’étendre sur deux des côtés de la Plaza del ans en Suède et, invité par l'UNESCO,
Cuzco; ils le cherchent enôore. Ils caressent le il a accompli récem m ent une tournée
même rêve à propos du cerf d’or des Chibchas, d'études en Grèce et au Moyen-Orient.
des mines prodigieuses et des tombeaux inconnus. Il n'y a pas longtem ps encore, il était
Rien n’a changé depuis les conquistadores; la le directeur des A ffaires culturelles de
son pays. Il se trouve actuellem ent à
même cupidité accom pagne l’exploration et la
la tête de l'in s titu t d'investigations
destruction. et de Recherches scientifiques au
C’est à l’abri de ces ambitions que les recherches m inistère de l'Éducation nationale de
entreprises par le Musée de l’Or de Bogota Colombie.
entendent mettre les derniers vestiges de cet art
fantastique des Indiens (Incas, Aztèques, etc.)
d’avant la conquête européenne. Ces objets d’or
tém oignent d’une haute civilisation disparue.
Le choix de certaines formes nous montre qu’il
y a, derrière elles, une très longue tradition, une
compréhension intensive, une concentration de
forces et une spontanéité de la pensée qui ne se
rencontrent que dans la poésie, dans l’expression
subjective et lyrique des passions. Les maîtres de
cette orfèvrerie précolom bienne longtemps mé­
prisée étaient des artistes d’une espèce rare.
FE RNANDO ARBELAEZ.

162 La deuxième conquête de l'Eldorado


le iournal de

Plus de choses sur plus de choses


Planeta n° 4 en espagnol. Pianeta n° 7 en italien.

Rédaction La première charte


D E N O T R E 1 É PO Q U E;

Tous les deux mois, le Journal


de Planète fait le bilan de la vie
c u lturelle et scientifique. N ous
du progrès scientifique
avons réuni une équipe de spé­ « La Science, qui était jadis le luxe des princes, est devenue un des
cialistes qui sont constam m ent moyens les plus puissants du progrès humain. » Cette réflexion de
inform és de ce qui se passe M. Théo Lefèvre, ancien Premier ministre de Belgique, souligne
dans leurs dom aines respectifs. d ’entrée la nécessité de l’important ouvrage, les Ministres et la
LA VIE CULTURELLE: science, que vient de publier l’O.C.D.E.
Philosophie /A ndré A m ar, p ro ­ Depuis la Renaissance, chaque siècle m ent perçues. Son évolution m êm e
fesseur de philosophie à l’in s­ sem ble à ses contem porains « le a, en quelque sorte, im posé aux
titu t d ’É tudes politiques de siècle de la science». N ous qui sociétés et à leurs gouvernem ents la
Paris; voyons l’hom m e flotter librem ent mise en œ uvre d ’une politique scien­
Religion: Jean C hevalier, d o c­ dans l’espace, co n q u érir les planètes, tifique, de m êm e que le dévelop­
te u r en théologie; sc ru ter les confins de l’univers, p em ent économ ique a fait naître
Littérature: G abriel Veraldi, arriver aux structures prem ières de une politique économ ique, une poli­
Fereydoun H oveyda; la m atière déchiffrer le langage de tique com m erciale, une politique
Histoire: A ndré Brissaud; la vie, etc., nous ne pouvons pas industrielle, etc. T rop souvent cette
France secrète : G uy B reton; d o u ter de vivre l’âge d ’or de la politique s’est élaborée de façon
Humour: Jacques Sternberg, science. Où que nous portions nos p u rem en t em pirique en adaptant
Alex G rall. regards, quelque objet que nous sim plem ent les structures existantes
prenions, nous retrouvons toujours à ces nouvelles nécessités.. On a
LA VIE SCIENTIFIQUE: la m arque du progrès scientifique et très rarem en t pris le tem ps d ’étu d ier
Sciences physiques: Jacques technique. Il nous faut créer des cette expansion des sciences et des
B ergier, F rançois Derrey;. oasis de l’état sauvage pour conserver techniques au sein de la société, de
Sciences naturelles : Aimé Michel, ce m onde d ’avant la technique. penser le phénom ène dans une pers­
Jacques G raven, Louis K ervran, P ourtant, nos petits-enfants regar­ pective d ’avenir et d ’en déduire les
M ichel G auquelin; d e ro n t d ’un œil attendri la science bases rationnelles d’une politique
Sciences humaines: Jacques balbutiante du xx' siècle, e x acte­ scientifique.
M énétrier, A ndré B arets. m ent com m e nous contem plons les De ce point de vue, l’ouvrage de
rech erch es et les réalisations du l’O .C .D .E . com ble une grave lacune,
LA VIE A RTISTIQ U E : x ix ' siècle. Le m onde est condam né et son titre, trop peu explicite,
Peinture: Pierre R estany; au progrès scientifique et, m êm e, à cache en réalité le prem ier traité
Architecture : M ichel R agon; l’accélération du progrès scientifique. élém entaire de politique scienti­
Musique: Odile B aron-Super- Ce phénom ène est a u jo u rd ’hui fique à l’usage des gouvernem ents.
vielle, H enri K rakovitch; connu de nom breux responsables, C ’est, en vérité, un docum ent fon­
Cinéma: F rédéric Rossif; m ais ses im plications politiques, é co ­ dam ental de notre époque.
Théâtre: R oger Iglésis. nom iques, sociologiques, indus­ C ’est en co re un ouvrage essentiel
trielles sont beaucoup m oins nette- p a r l’im portance du travail q u ’il

163
Informations
■synthétise et par l’au torité de ses vous présente ici la substance de ce sources, si a bondantes soient-elles,
auteurs. Il ne s’agit pas en effet de docum ent passé trop inaperçu dans ne suffisent jam ais à répondre à
l’œ uvre d ’un spécialiste isolé, mais la presse. toutes les dem andes. Il faut donc
du rap p o rt de synthèse de la p re ­ choisir en tre les possibilités m ul­
m ière conférence m inistérielle sur la U N E PO L IT IQ U E tiples et co n cu rre n te s q u ’offre la
science, organisée p a r l’O .C .D .E ., EST N É C E SSA IR E science m oderne...
conférence qui s’est tenue en » D e là le rôle croissant que joue
octobre 1963. Préparés par les experts « Puisque la puissance, le dévelop­ l’É tat dans les affaires scientifiques
les plus qualifiés, des do cum ents ont p em ent et le prestige des pays se et le besoin p our tous les secteurs
été étudiés et approuvés p a r les res­ m esurent aujourd’hui en p artie aux de la société de m ieux a p p réc ie r et
ponsables de la science au niveau succès q u ’ils rem p o rten t dans les c onnaître leurs tâches m utuelles,
gouvernem ental dans les pays sciences et les techniques, un rang leurs situations respectives et leurs
d’E urope o ccidentale et aux É tats- ém inent dans ce dom aine devient de responsabilités à l’égard de la
Unis. plus en plus un objectif national science...
Plus que d ’un m anuel, on serait donc essentiel. Aussi, une p art de plus en » La science est devenue une affaire
tenté de parler d ’une véritable charte plus im portante des ressources natio­ d’intérêt public c onduisant les pays
du dév eloppem ent scientifique. Avec nales est-elle consacrée à la recherche à m ettre au point les m écanism es et
l’autorisation de l’O .C .D .E ., Planète et au développem ent. M ais les res- les procédures d ’élaboration d ’une
politique scientifique nationale... »
C ette politique scientifique si néces­
>0>0>0>0>0>0>0>0>0>0>0>0>0>0>0>0>0>0>0>0>0>0>0>0>0>0>0>0>0>0>0>0>0>0>0>0>0>0>0>0>0>0>0
saire, qui la définira, qui la m e ttra en
œ uvre? L ’O .C .D .E . rem arque que
de nom breux secteurs sont concernés
par cette question: science, é co ­
nom ie, sociologie, adm inistration,
éducation, etc. C onclusion: « Il im ­
porte de plus en plus de form er un
type nouveau de fonctionnaires
capables de com prendre dès l’abord
les réalités scientifiques et politiques
d ’un m ode de gouvernem ent m o­
derne. »
Ces spécialistes vont devoir cons­
truire eux-m êm es les bases de leur
discipline, car la politique scienti­
fique n’existe encore q u ’au stade
em bryonnaire. Alors que l’on connaît
bien l’influence des facteurs finan­
ciers, com m erciaux, industriels, etc.,
sur l’évolution d ’une société, on
connaît très mal celle des facteurs
scientifiques et techniques.
On ne connaît pas m ieux les règles
qui peuvent p e rm e ttre d ’inciter et de
diriger le progrès scientifique. Le
prem ier point est donc de définir
l’influence réciproque qui s’exerce
entre le développem ent scientifique
et l’évolution de la société. C ’est
seulem ent de la connaissance de ces
interactions que p o u rro n t se dégager
les règles d ’une véritable politique
scientifique.
M alheureusem ent, les faits de base
m anquent p o u r l’élaboration d ’une
telle science: « L a plupart des pays
André François. disposent de renseignem ents plus
) 0 >0 >0 ) 0>0>0) 0>0 ) 0>0) 0) 0>0>0>0>0>0>0 >3>0 >0) 0 >0>0>0>0>0>0>0 >0>0 >0>0>0>0>0) 0>0>0) 0) 0>0>0 exacts sur l’élevage de la volaille et

164
Informations
sur la p ro d u ctio n des œ ufs que sur à la re ch e rch e une p art suffisante: ces inventions. A l’opposé, il peut
l’effectif de leurs ch erch eu rs ou sur « Il y a lieu de croire que, dans une être intéressant pour un pays, surtout
les découvertes et les inventions économ ie de m arché, l’affectation s’il est peu avancé dans la recherche,
réalisées. » des ressources au progrès et à la d ’ach e te r ces droits.
T outefois, l’influence de la science diffusion du savoir tend à être infé­ De plus, la science est devenue trop
sur le développem ent économ ique rieure à l’optim um nécessaire pour vaste pour être em brassée tout entière
ne p a raît pas d o uteuse: « La plupart que la croissance à long term e du p ar un pays de dim ension m odeste.
des tentatives faites p our m esurer systèm e économ ique soit aussi effi­ « La Suisse et l’A utriche, note le
l’influence des changem ents inter­ cace que possible... » rap p o rt, se d em andent si une spécia­
venus dans les principaux facteurs Le fait est que l’im portance des lisation nationale dans les sciences
de prod u ctio n sur la croissance é co ­ crédits affectés à la re ch erch e ne n’est pas, après tout, la solution à
nom ique ont m ontré que, dans les cesse d ’augm enter. « L ’un des traits d o n n er au problèm e d ’un pays qui
pays évolués, l’augm entation du les plus caractéristiq u es que l’on n’a pas les m oyens financiers ni les
capital par rapport à la m ain-d’œ uvre puisse dégager de ces statistiques est ressources en hom m es suffisants
n’explique q u ’une faible p a rt de l’ac­ l’augm entation très rapide des d é ­ p our exceller dans toutes les disci­
croissem ent à long term e de la p ro ­ penses de rech erch es et de dévelop­ plines. »
ductivité, alors que, au con traire, pem ent au cours des années 50: Le problèm e de cette « balance des
ju sq u ’à 90 % du produit réel par p e r­ c ette au gm entation a été très supé­ licences», si in quiétant po u r la
sonne employée peuvent être im putés rieure à celle du produit national France (voir Planète, n° 20, page 129),
aux variables trad itio n n ellem en t b rut au cours de la m êm e période. » se pose à tous les pays. « Bien q u ’in­
considérées com m e exogènes et Et le rap p o rt constate que le p o u r­ com plètes, les statistiques disponibles
g énéralem ent groupées sous la ru ­ centage du produit national brut m ontrent que la balance des « p a ie ­
brique « progrès tech n iq u e »... consacré à la re ch erch e et au déve­ m ents technologiques» des Etats-
loppem ent a ten d an ce à s’accro ître à Unis est n e ttem en t excédentaire et
P R O G R È S S C IE N T IF IQ U E ET m esure que le niveau de vie s’élève. que cet excédent s’accroît rapi­
P R O G R È S É C O N O M IQ U E « C ’est ainsi que les pays industria­ dem ent, m ettan t ainsi en évidence la
lisés avancés affectent, dans tous les p rép o n d éran ce technique de ce pays.
On doit n o ter au passage l’allusion cas, plus de 1 % de leur produit En revanche, p our la F ran ce, le
discrète à la m éconnaissance très national b rut à la rech erch e et au C anada et le Japon, cette balance
générale du progrès technique comm e développem ent, tandis que les pays est nettem en t déficitaire.
m oteur du progrès économ ique. en voie de développem ent y co n ­ » Un pays qui s’en re m e ttra it exclu­
N ’est-elle pas frap p an te, cette allu­ sacren t m oins de 0,2 5 % .» On se sivem ent aux im portations de co n ­
sion, au m om ent m êm e où les trouve donc en p résence d ’un phén o ­ naissances techniques risquerait
spécialistes reconnaissent que le p ro ­ m ène auto-excité. La rech erch e est toujours d ’être en retard d ’une
grès technique est responsable à 90 % un fa cteu r de développem ent é co n o ­ bonne dizaine d ’années sur ses
de l’accroissem ent de la productivité? m ique, et le développem ent é co n o ­ concurrents, et cela dans tous les
Peut-on p réciser davantage la rela­ m ique est un facteu r d ’expansion de dom aines; or, si chaque pays doit
tion entre progrès scientifique et la recherche. s’attendre à être quelquefois en retard
progrès industriel? « ... C ertains dans certaines branches, aucun ne
signes p e rm e tte n t de penser q u ’il F A U T -IL SPÉCIA LISER peut se p e rm e ttre de l’être co n stam ­
existe une c orrélation statistique LES N A T IO N S? m ent dans toutes.
dans une industrie donnée entre l’in­ » D eux exem ples, con cern an t l’un
tensité de la re ch e rch e et le taux Les points les plus dynam iques de l’ensem ble d ’un pays, l’autre une
d ’accroissem ent de la productivité et l’économ ie sont donc ceux qui entreprise, peuvent servir à illustrer
le taux d ’expansion, m ais rien ne a cc o rd en t la plus grande im portance cette rem arque. Le pays qui a p ro b a ­
p e rm e t d ’affirm er q u ’il existe des à la recherche. Il sem ble que ce soit blem ent le m ieux réussi à tire r parti
rap p o rts de causalité en tre ces p h é ­ là une loi très générale de l’économ ie de la technologie étran g ère im portée
nom ènes. Les industries qui font une libérale. « Si les industries en expan­ est le Japon, et c ’est égalem ent dans
large place à la re ch erch e se déve­ sion dépensent b eaucoup plus que ce pays que la re ch erch e industrielle
loppent plus vite, mais celles qui les autres p our la re ch e rch e et le financée par les entreprises prend le
croissent rapidem ent ont un plus développem ent, c ’est p e u t-ê tre sur­ plus rapidem ent de l’extension. En
grand besoin de recherches et de to u t p arce q u ’elles en tiren t un plus outre, le Japon renforce sans cesse
développem ent et lui offrent des grand profit. » sa position sur les m archés in te rn a ­
conditions plus favorables...» M ais la science ne ra p p o rte pas tionaux, et cela plus encore grâce à
Ici encore, des études restent donc seulem ent par les progrès q u ’elle la c onception m oderne de ses p ro ­
à faire. M ais, d ’ores et déjà, il p erm et dans les pays qui sont à l’o ri­ duits et à ses innovations techniques,
sem ble que l’économ ie entièrem ent gine des inventions. Elle rap p o rte q u ’à l’avantage que peuvent lui
libérale n’est pas capable d ’assurer encore p a r la vente des licences sur do n n er sa m ain-d’œ uvre bon m arché W

165
Informations
w et ses bas prix de revient. Le d e u ­ dère com m e une ressource clé.
xièm e exem ple est celui de la plus « A ucun aspect de la politique scien­
grande e ntreprise chim ique am éri­ tifique n’a a u ta n t d ’im portance que
caine: Du P ont de N em ours. Une l’édu catio n ...» Il est suggéré dans le
étude consacrée à c ette entreprise ra p p o rt de base q u ’il peut être
à m ontré que, sur 25 p roduits et parfois ren tab le de restreindre l’ac­
p rocédés nouveaux im p o rtan ts qui cum ulation du capital réel p our
e n tra ie n t à peu près p o u r m oitié pouvoir dép en ser davantage en tra ­
dans son chiffre d ’affaires total en vaux de recherche et de dévelop­
1948, 10 seulem ent étaien t dus aux pem ent... Il existe un véritable
travaux des chercheurs et ingénieurs problèm e d ’équilibre entre investis­
de la société. P o u rtan t, il est fort sem ent en capital fixe et investis­
peu p robable que cette entreprise sem ent intellectuel.
aurait pu ad o p te r les 15 autres p ro ­
duits et procédés si elle n ’avait pas AVANT T O UT, F O R M E R
été elle-m êm e à la p ointe des travaux DES JE U N ES C H E R C H E U R S
de re ch erch e et de développem ent. »
« On ne saurait obtenir une expansion
L ’ÉTA T, PA TR O N hasard sous l’influence tan tô t des continue de l’effort scientifique et
D E LA SC IE N C E intérêts p a rticuliers de certains se r­ technique à des fins économ iques, si
vices gouvernem entaux, tan tô t des l’enseignem ent technique et supé­
« En m atière de politique scientifique, idées préconisées par des milieux rieur et la re ch e rch e fondam entale
la responsabilité des décisions doit scientifiques influents. » n’exercent pas un a ttrait suffisam ­
inévitablem ent ap p arten ir à l’É tat... Ainsi, bon gré mal gré, l’É tat se voit m ent puissant sur les ressources du
Aux É tats-U nis, le gouvernem ent donc c o n tra in t de prendre en charge se c te u r public et, dans certains pays,
finance près de 60 % de la recherche l’essentiel de la rech erch e fonda­ du secteu r privé. Il faut considérer
fondam entale, mais, dans la plupart m entale puisque, com m e le note le les années 60 com m e une décennie
des pays d’E urope, cette co n tri­ rap p o rt, « si la rech erch e et le où il faudra non seulem ent faire face
bution est b eaucoup plus élevée et d év eloppem ent n’étaient soum is aux nécessités les plus im m édiates,
dépasse souvent 9 0 % . En général, q u ’aux lois de l’économ ie de m arché, mais, en ou tre, je te r les bases de la
les gouvernem ents n’ont pas adm is ils ten d ra ie n t finalem ent à se can ­ puissance scientifique et technique
sans réticences leurs responsabilités to n n er dans le développem ent et le qui alim entera l’expansion é co n o ­
en ce dom aine, et leur politique p erfectio n n em en t ». m ique dans un avenir plus éloigné.
M ais le gouvernem ent a encore un » Ce n’est pas là seulem ent un p ro ­
s’est développée quelque peu au
rôle énorm e à jo u e r p our développer blèm e de quantité, mais, surtout, de
la recherche privée. C om m ent devra- qualité. Les institutions d ’ensei­
t-il s’y p rendre? « L ’É tat ne doit gnem ent supérieur, scientifique et
jam ais assum er tous les risques des technique doivent être dotées du
travaux de d éveloppem ent; l’e n tre ­ prestige et des m oyens qui leur
prise doit en p re n d re sa part. » p e rm e ttro n t d ’a ttirer vers elles une
L ’É tat va encore favoriser et diriger proportion raisonnable des m eilleures
ind irectem en t la recherche privée en intelligences. »
sa q ualité de « plus gros client des Que conclure de cette étude? N ous
gros secteurs industriels». Il est éga­ prendrons po u r conclusion ce ju g e ­
lem ent très im portant d ’encourager m ent du ra p p o rt: «Si les pays
la rech e rch e coopérative. Enfin, « il m em bres de l’O .C .D .E . veulent
conviendrait, en p articulier, tout en attein d re l’ob jectif de 50 % d ’accrois­
ten a n t com pte des exigences de la sem ent assigné collectivem ent à leur
sécurité nationale, de veiller à ce que produit national brut réel pour la
les résultats des rech erch es m ilitaires décennie 1961-1970, il leur faudra
et spatiales soient librem ent et effec­ faire appel à to u tes les ressources
tivem ent diffusés, afin que l’industrie que la science et la technique sont
et les autres institutions civiles à m êm e de leur fournir... A l’objectif
puissent, le cas échéant, en tirer com m un de croissance économ ique
parti. doivent répondre des politiques
Le ra p p o rt de l’O .C .D .E . analyse les coordonnées dans le dom aine scien­
problèm es posés p a r le personnel tifique et technique. »
scientifique et technique q u ’il consi­ François Derrey.

166
Informations
P SY C H O L O G IE
A ufond des rêves, cela
Raym ond de Becker, après les Machinations de la nuit, (collection dépasse pas le cadre des civilisations
Présence Planète), vient de publier un nouvel ouvrage, Rêve et sexua­ m éditerranéennes. Bref, il s’agit
lité (la Table Ronde). Il s’agit d ’un com plém ent ou, plus exactement, d’une pensée im portante à connaître
d ’un approfondissement d ’un aspect du problème des rêves, tel q u ’il pour l’histoire de la psychanalyse,
l’avait précédem m ent traité. _______________________________ plus orgueilleuse que celle de Freud
en ce qu’elle en épouse les plus vastes
A des titres divers, cet aspect a été Présence PLANETE
am bitions sans en posséder les pru­
égalem ent abordé ces derniers tem ps dences, les réserves ou les bases
par d’autres auteurs: J. Chasseguet-
Smirgel et ses collaborateurs dans
Les machinations thérapeutiques. M ais il s’agit aussi
d’une pensée dém entie par les
leur Recherches psychanalytiques nou­ recherches ultérieures de Jung, Ba­
Raym ond de Becker | q f l l l j t
velles sur la sexualité féminine (Payot), chelard ou Éliade sur la n ature des
les participants au d ern ier colloque m ythes et de l’expérience onirique.
international sur les Aspects anato- Avec m oins de brillant et un am our
fonctionnels de la psychologie du plus vif des détails, A braham fait
sommeil (C .N .R .S., 1965), p ar des penser à Ferenczi et à ses ex trap o ­
éditeurs soucieux de rem ettre à notre
lations prém atu rées et insoutenables
portée des textes déjà anciens mais au jo u rd ’hui.
peu connus, tel que Rêve et Mythe,
du D r Karl A braham (lise B orande,
1965) ou le Symbolisme érotique de UN SON N E U F
Havelock Ellis (le Livre précieux,
1965). Rien de pareil dans les travaux pu­
La plupart de ces travaux sont diffi­ bliés sous la direction de J. Chas-
cilem ent accessibles au profane. seguet-Smirgel et qui s’élèvent contre
C ertains se situent à l’avant-garde l’interprétation p u rem ent m asculine
d’une recherche en tous points spécia­ de la sexualité de la fem m e par
lisée et dont les extrapolations au L’ouvrage d’A braham possède à ce Freud. Ces travaux consciencieux ne
rêve de l’hom m e sont p rém aturées. point de vue un in térêt très vif pour m ettent jam ais en cause les fonde­
Ainsi, les études passionnantes de la connaissance des débuts de la m ents de la scolastique freudienne.
Jacques Faure, professeur à B or­ psychanalyse. On y voit de façon Épars dans ces études, se trouvent
deaux, sur le som m eil « paradoxal » caricatu rale à quel point les inten­ des rêves, d ont le tém oignage fait
du lapin. N e voilà-t-il pas que ce tions philosophiques de Freud, tem ­ bien craquer, ça et là, l’in terp ré­
som m eil sem ble associé à des élé­ pérées et nuancées p ar l’expérience tation de la psychologie fém inine par
m ents ano-génito-sexuels? L ’ouver­ thérap eu tiq u e, ont pu faire fi de l’envie du pénis, mais d ont l’analyse
ture entreprise par ces études est celles-ci pour ten ter une saisie de unilatérale ne parvient guère à cacher
certaine, au moins sur le plan physio­ l’histoire, to u te réduite à ses condi­ l’im passe où conduit la psychologie
logique où elles se situent. M ais leur tionnem ents sexuels et qui fait sourire freudienne.
interp rétatio n dem eure très ambiguë au jo u rd ’hui. Q u an t aux rêves p ro­ Le sym bolisme érotique évoqué par
po u r l’hom m e. D es travaux tels que prem en t dits, A braham en est encore H avelock Ellis ne possède ni l’am ­
ceux d’A braham ou de C hasseguet- à se d em an d er s’il faut en autoriser bition d’A braham ou de Ferenczi, ni
Smirgel ne d é b o rd en t point, par la transcription p ar le patient et à l’u n itéralité des collaborateurs de
ailleurs, le cadre de la scolastique l’in terp réter com m e un cadeau nar­ C hasseguet-Sm irgel: il est descriptif
freudienne ou, tout au m oins, ne cissique au m édecin. D ans le rapport sans être d ’ailleurs particulièrem ent
dépassent pas l’intention th érap eu ­ q u ’A braham établit entre le rêve onirique. Plutôt que de dire ce que le
tique, lors m êm e qu’il cherchent et le m ythe, le m atériel co m p aratif sym bole de rêve peut dévoiler de la
à l’élargir. est égalem ent fort pauvre et ne sexualité, il dit ce que le sym bolisme

167
Psychologie
W érotique (fétichisme, vêtem ents, etc.) jouissance sexuelle indépendante de symboles. En détruisant les symboles,
dévoile de l’hom m e. M ais c ette part ces conditionalités physiologiques l’analyse freudienne ne va-t-elle pas
de l’œ uvre d ’H avelock Ellis ne habituelles? à l’encontre du m ouvem ent de la civi­
p ourra être pleinem ent com prise L’existence de c ette sexualité de lisation? Oui, répond-il, si les sym­
q u ’à l’instant où seront réédités les rêve, distincte de la génitalité, se boles ne finissaient pas eux-m êm es
Rêves érotiques que «le M e rcu re de m anifestant déjà chez l’enfant et par se stéréotyper et bloquer l’énergie
France » fit connaître en 1934. contin u an t de se m anifester chez en des voies im praticables.
Précisém ent, R aym ond de B ecker l’im puissant, le vieillard ou le castrat, C e tte sorte d ’aller et reto u r de
reprend une à une les analyses. Il am ène de B ecker à la d écrire en son l’énergie, au travers des sym boles
rech erch e égalem ent les aspects essence com m e indépendante du qui en constituent les transform ations,
sexuels des antiques « Clés des tem ps et de l’espace. Voilà que c e r­ m ontre que l’hypothèse la plus utile
Songes », des rêves de sabbat — dont tains phénom ènes érotiques com m e à la com préhension de l’hom m e est
le scénario est d é co rtiq u é p o u r la ceux des saints ou des yogis, vus son unité énergétique. La génitalité
prem ière fois telle une suite de d’abord sous l’angle du refoulem ent, n’est q u ’un aspect de la sexualité,
rêves —, des docu m en ts de la R enais­ se révèlent au tre chose que ce qu’il la sexualité de l’énergie. T o u t est
sance tel que le fam eux Songe de paraissaient: une m anifestation plus signe de tout. Voilà pourquoi, ayant
Poliphile. M ais son propos est ou m oins réussie, plus ou m oins constaté les névroses nées de refou­
m oins d ’utiliser le rêve au profit bloquée d ’un Eros transcendental. lem ents sexuels et les névroses nées
d’une théorie préalable que de voir de Mais de B ecker m ontre bien que, du de refoulem ents métaphysiques, ayant
quelle façon il peut éclairer la sexua­ point de vue de la m oralité sociale, souligné les interférences des uns et
lité et c ontribuer à l’élaboration cet Eros est aussi anorm al que celui des autres, de B ecker propose de
d’une théorie. Pour cette raison, il du sabbat m édiéval: incestueux, reco n n aître que l’hom m e ne possède
exam ine les rêves d’enfants, les rêves infantile, archaïque, ainsi q u ’on qu’un seul désir et une seule énergie:
hom osexuels, les rêves fém inins et voudra, mais son exacte contrepartie. le désir de s’accom plir pleinem ent,
de fécondité et va ju sq u ’à m ettre en D ’après de B ecker, le rêve ne té ­ dont sexualité et m étaphysique sont
valeur le contenu sexuel de certains m oigne en aucune façon de « lois les aspects com plém entaires. Il faut
rêves télépathiques. naturelles» auxquelles une certaine donc sexualiser la religion ou sacra­
c onception de la sexualité pourrait liser le sexe, ce qui revient au m êm e,
H O M M A G E À FREU D se rattach er. Il atteste, au contraire, m ontrer que toute expérience sexuelle,
d’une polysexualité initiale que seuls fût-elle im parfaite ou ab erran te,
A vant de tire r quelques conclusions la civilisation ou le choix individuel constitue une voie d’accès à cet
de ces investigations, de B ecker peuvent ad m ettre ou refuser. M ais Eros suprêm e que D ieu constitue.
entend rendre ju stice à F reud. Bien de B ecker va plus loin: m ontrant En ce sens, la m ajorité érotique,
des m alentendus survenus au to u r de par des exem ples appropriés com ­ autant que « les m inorités érotiques »
ses théories sexuelles, dit-il, tiennent m ent se constituent les sym boles, dont on a beaucoup parlé récem m ent
à une interprétation e rro n ée de son com m ent l’énergie sexuelle peut se (voir le livre du d o c te u r U lstam m e
œ uvre. Freud n’a jam ais défendu un transform er en énergie culturelle, ou aru sous ce titre chez Jean-Jacques
pansexualism e quelconque et il a inversem ent, il pose la question de auvert) peuvent toutes tro u v er dans
défini son pro p re sexualism e com m e la valeur civilisatrice de l’analyse des le rêve un enseignem ent perdu.
une force de l’Éros platonicien et de
l’A m our paulinien. La sexualité ainsi
conçue ne peut être confondue avec
la génitalité, quels que soient ses
rapports avec elle. De B ecker adopte
le term e de sexualité au sens où
F reu d l’entend : le plus bouleversant
est alors de d écouvrir dans les rêves
enfantins des sym boles sexuels qui
ne peuvent s’expliquer ni par l’expé­
rience de l’enfant ni p a r le souvenir
q u’il pourrait conserver de gestes
parentaux. Il existe donc une an té­
riorité (sym bolique) de la connais­
sance sexuelle sur l’expérience géni­
tale. La sexualité infantile se trouve
ainsi un fruit de l’inconscient collectif.
M ais il y a plus. C om m ent expliquer
q u’il puisse exister dans le rêve une

168
A lire
Le prestige de la Commune
« L a C om m une: un accès d ’envie furieuse et d ’épilepsie sociale» cesse d ’exister en province. Le 2
écrivit Maxime du Camp dans « Les Convulsions de Paris ». avril, les V ersaillais a tta q u en t, m ais
« Le Paris ouvrier, avec sa Com m une, sera célébré à jamais com me sont repoussés; la C om m une d écrété
la séparation de l’Eglise et de l’E tat.
le glorieux fourrier d ’une société nouvelle. Le souvenir de ses Le lendem ain, sortie com m unarde
martyrs est conservé pieusem ent dans le grand cœ u r de la classe qui échoue; Flourens est tué. P en­
ouvrière », écrivit Karl Marx dans « La G uerre civile en France ». dant le mois d ’avril, les Versaillais
Ces opinions contradictoires donnent assiègent Paris; la C om m une prend
une idée des passions que la C om ­ octobre, jo u rn ée révolutionnaire to u te une série de décrets: les asso­
m une inspira. De nos jours, le ton d’extrêm e gauche à Paris: l’H ôtel ciations ouvrières, les échéances, le
s’est apaisé, mais cet événem ent de Ville est envahi; on crie: « Vive la term e, les logem ents vacants, les
historique continue à susciter des C o m m u n e!» ; on palabre, personne otages, le travail de nuit dans les
haines ou des adm irations. O ser ne prend le pouvoir, la jo u rn ée se boulangeries, etc. Le 28 avril, les
écrire une histoire sereine et ob jec­ term ine dans une totale confusion. com m unards reprennent le fort
tive de la C om m une reste im p e n ­ Le gouvernem ent organise un plébis­ d’Issy. Le 1" mai, C luseret est ré­
sable; de tous côtés se déchaîneraient cite (le 3 novem bre) p our ou contre voqué et a rrê té; Rosel le rem place:
les plus violentes réactions. P ourquoi sa politique; résultat: 70 000 NO N et le prem ier C om ité de Salut Public
cette passion p ersistante près d ’un 550 000 O U I. Le chiffre des N O N est est créé. Le 4 m ai, les V ersaillais
siècle après l’événem ent? P ourquoi à reten ir car il donne l’im portance pren n en t le M oulin-Saquet, puis, le
cette révolution m anquée a-t-elle des tro u p es révolutionnaires de la 9 mai, le fort d ’Issy. Ce m êm e jo u r,
laissé un souvenir aussi éto n am m en t future C om m une. Le 22 jan v ier 1871, deuxièm e C om ité de Salut Public.
vivace? T rois livres, relativem ent nouvelle jo u rn ée révolutionnaire à Le 10 mai, traité de paix de Francfort.
récents, nous aident à p e rc e r ce mys­ Paris en faveur de la lutte à outrance Les Versaillais, le 13, prennent le fort
tère d ont il n’est pas d ’autre exem ple c ontre les Prussiens. L’arm istice est de Vanves. Le 18, l’A ssem blée de
dans l’H istoire. Ce sont ceux de signé le 28 janvier. G a m b etta dém is­ Versailles ratifie le traité de Francfort.
Jacques R ougerie, Procès des com­ sionne le 6 février. Le 8, élections Le 21 mai, les Versaillais en tren t
munards, M . W inock et J.P. A zêm a, de l’A ssem blée nationale, et celle-ci dans Paris.
Les Communards, et H enri L efebvre, se réunit à Bordeaux le 12. Le 17, C ’est alors la Semaine sanglante, 22-
26 mars 1871, la Proclamation de la T hiers devient ch ef du pouvoir exé­ 28 m ai: le 23, début des incendies
Commune. T rois livres très d ifférents cutif. Le 24, m anifestation place de et m ort de D rom brow ski; le 24, exé­
dans leur conception, leur style et la Bastille. Le 1" m ars, les Prussiens cution par la Com m une de six otages,
leur portée, mais très im portants car e n tre n t à Paris et en ressortent au dont M gr D arboy; le 25, m ort de
ils éclairent singulièrem ent la subjec­ b out de trois jours. Le 10 mars, D elescluze; le 26, exécutions de la
tivité historique. PA ssem blée nationale choisit Ver­ rue H axo; le 27, com bats terribles
sailles p o u r résidence et se sépare le aux B uttes-C haum ont et au Père-
LES D A TE S lendem ain. Le 16, T hiers et le gou­ L achaise; le 28, m ort de Varlin et
vern em en t sont à Paris. Le 17, derniers coups de feu sur les b a rri­
L ’histoire de la C om m une tien t en B lanqui est arrêté. Le 18, T hiers cades. Les insurgés écrasés, ce fut
quelques dates échelonnées sur deux tente de récu p érer les canons achetés alors l’abom inable vengeance, la
années: 1870 et 1871. Le 19 juillet par les Parisiens p endant le siège: revanche après la grande peur des
1870, la F ran ce déclare la g uerre à c ’est l’insurrection. bien-pensants, l’ép uration dans toute
la Prusse; le 2 septem bre 1870, c ’est Le 20 m ars 1871, l’A ssem blée se son injustice. Au bas m ot, la bataille
la reddition de Sedan et, le 4 sep­ réunit à Versailles. D eux jo u rs plus de Paris a fait 20 000 victim es dans
tem bre, la R épublique est p roclam ée tard, m anifestation sanglante place les rangs parisiens et 38 578 com ­
tandis que se constitue un « G o u v er­ V endôm e et, à Lyon, la C om m une m unards ont été capturés qui seront
nem ent par la D éfense nationale» est proclam ée; elle l’est aussi, le traduits devant les conseils de
présidé par le général T rochu. La lendem ain, à M arseille, puis le surlen­ guerre (23 seront exécutés, 4 837
guerre se poursuit. Le 18 septem bre, dem ain à N arbonne, T oulouse et seront d ép o rtés aux bagnes de la
Paris est investi; le 2 octobre, Saint-E tienne. N ouvelle-C alédonie, 4 606 seront
G a m b etta qu itte la capitale en bal­ Le 26 m ars, élections du Conseil de c ondam nés à des peines de prison,
lon; le 21, bataille à Bougival; le la C om m une à Paris. La C om m une 55 enfants de m oins de 16 ans seront
27, capitulation de B azaine à M etz; est solennellem ent proclam ée à Paris envoyés en m aison de correction).
le 30. bataille au B ourget. Le 31 le 28 m ars. Le 31 m ars, la C om m une

169
Histoire
LE M Y TH E la grande p e u r bourgeoise et c ap ita­
Dix ouvrages liste de « la canaille ouvrière »
Le m ythe va naître à la fois de dom ina la fin du xix' siècle et la
l’h o rreu r de la répression — pendant sur la Commune prem ière m oitié du xx' siècle, par
et après la Semaine sanglante — et réaction naquit chez les déshérités
de l’exploitation idéologique de cette O U V R A G ES R É C EN TS de ce m onde, chez « les dam nés de la
révolution m anquée. H enri L efebvre: « 26 m ars 1871, terre » l’idée d ’une revanche à
La chasse au com m unard vit les ins­ la P roclam ation de la C om ­ prendre. C ette « grande revanche »
tincts se déchaîner. M. W inock et m une », collection « Trente jours ne fut-elle pas les « jo u rn ées d ’o c ­
J.-P. A zêm a écrivent: « Des m illiers qui ont fait la France», édit. to b re» 1917 en Russie? Q u ’on relise
» de com m unards furent faits pri- Gallimard, 1965. Karl M arx, Engels, L énine et
» sonniers. On les fusilla d ’abord sur Jacques R ougerie: « Procès des Staline... On v erra com m ent les
» place, en tas. Sur leur poitrine on C om m unards», collection «A r­ révolutionnaires m arxistes-léninistes
» accrochait parfois des écriteaux, où chives», édit. Julliard, 1964. se sont em parés de la C om m une
» l’on pouvait lire: « assassin, voleur»; M. W inock et J.-P. A zêm a: pour la transfigurer, s’en servir
» parfois on enfonçait dans leur « Les C om m unards », collection com m e d ’un m ythe et com m e point
» bouche un goulot de bouteille, et « Le Temps qui court », édit. du de d é p art de l’exaltation de la
» l’on épinglait sur leur poitrine Seuil, 1964. « d ic ta tu re du p rolétariat». D ans
« l’inscription: « ivrogne». Pour le « L es Q uestions du L éninism e»,
» ra b attre aux fusils chauds, on O U V R A G ES A N C IEN S Joseph Staline, p araphrasant Karl
» traq u a it le gibier dans les caves et P.O. L issagaray: «H isto ire de M arx, écrivit: « La R épublique des
» dans les greniers, dans les égouts, la C om m une de 1871 », éditée à Soviets est la form e politique re ch e r­
» dans les catacom bes. On lâchait les Bruxelles en 1876, rééditée à chée et enfin déjà trouvée, dans le
» chiens aux trousses des fuyards. Paris aux éditions M. Rivière en cadre de laquelle doivent être réalisées
» Les pelotons d ’exécution ne suf- 1929, 1947 et 1964; œuvre de l’ém ancipation économ ique du p ro ­
» fisaient pas à an éan tir tan t de journaliste présentant une docu­ létariat, la victoire com plète du
» m onde; les m itrailleuses relayèrent mentation de première main. socialism e. La C om m une de Paris
» les fusils. A la prison de la « L a C om m une de 1871», ou­ a été l’em bryon de cette form e. Le
« R o q u e tte , le sang coula en ruis- vrage collectif sous la direction de pouvoir des Soviets en est le déve­
» seaux. Paris fut transform é en J. Bruhat, J. Dantzy, E. Tersen; loppem ent et le couronnem ent. »
» abatto irs (...) Les légers hom m es de Éditions sociales, 1960; c’est la
« p lu m e vociféraient avec les loups: thèse marxiste orthodoxe. LA RÉV O L U T IO N
« Q u ’e st-ce q u ’un R épublicain? G. B ourgin: « H istoire de la DA N S LES FA ITS
» dem andait le Figaro — U ne bête C om m une de 1871», les Edi­
«féroce, et l’on a b attait le fauve.» tions nationales, 1939; certains A ujo u rd ’hui encore, l’écrivain H enri
chapitres sont discutables. Lefebvre, qui vient d’écrire le livre
Un tel fleuve de sang ne pouvait que Pierre D om inique: « L a C om ­ le plus com plet, le plus dense et le
susciter des haines ten aces co n tre m une de Paris», préface de plus solide sur le sujet, n’hésite pas
les « ten an ts de l’ordre », co n tre Jacques Chastenet, nouvelle édi­ à avouer dans quel esprit il a tra ­
l’arm ée épuratrice, contre les grands tion refondue, édit. Hachette, vaillé: « La p lupart des appréciations
bourgeois au pouvoir. 1962 et C.A.L. (éd. illustrée), de T rotsky (sur la C om m une) re n ­
1962; ouvrage passionnant, et voient à des textes de M arx et de
L ’ID É E D E R E V A N C H E passionné, mais non déformant. L énine qui restent et restero n t le
G. B ourgin: « L a C om m une», fondem ent de notre analyse et de
M ais les grands événem ents passés P. U. F. collection « Que sais-je? », notre exposé. » Ce qui am ène H enri
ne com ptent pas seulem ent par le tissu 1953; pour lecteur pressé. Lefebvre à écrire: « C et acte révolu­
des réalités qui les com posèrent, tionnaire total, qui s’est accom pli
par ce qui s’ensuivit im m édiatem ent; SU R LES O R IG IN E S
historiquem ent suffit à m o n trer que
ils com ptent aussi par l’idée q u ’on A. D ansette: « L a G u erre de la thèse m arxiste d ’une fin de la p ré ­
s’est faite d ’eux après coup. Un véri­ 1870-71 et la C om m une »,1939. histoire hum aine, d ’une suppression
table culte de la C om m une s’est H enri G uillem in: « L es O ri­ des aliénations hum aines, de l’in au ­
institué. Le socialism e français, gines de la C om m une », en trois guration d ’une histoire consciem m ent
depuis 1880, chaque 18 m ars, a volumes: I — C ette curieuse vécue et dom inée par les hom m es,
célébré l’anniversaire de la C om ­ guerre de 1870. T hiers, T rochu, ne relève pas com m e on l’a dit
m une et vécu, ju sq u ’en 1914 au Bazaine, 1954. Il - L’hé­ souvent de l’eschatologie, de la
moins, dans l’im patience de « la roïque D éfense de Paris (1870- vision apocalyptique, de la vaine
grande revanche» co n tre le cap i­ 71), 1959. III - La C apitu- construction utopique. C ette utopie,
talism e et la société bourgeoise. Si lation (1871), 1960._______________ ce prétendu mythe, pendant quelques

170
A lire
Voici Ronald Searle!
abstraite, mais comm e l’idée concrète
de la liberté. C ette idée contient le Il y a bien dix ans que l’on attendait de Punch, son fief personnel et son
sens de l’histoire ou plutôt de la en vain en F ran ce une édition de terrain favori d ’attaque. Une im por­
pré-histoire de l’hom m e en tan t l’œ uvre de R onald Searle que l’on tan te p artie du recueil est consacrée
q u ’elle débouche sur sa véritable peut sans injustice considérer comm e à la vision que Searle a de Paris.
histoire et sur l’histoire de sa le d essin ateu r le plus doué — et le C ’est justice. D ’abord parce que
vérité. L ’expérience de la C om m une plus célèbre à l’étranger —de G rande- Searle a choisi la F rance où il vit
va donc beaucoup pH s loin q u ’un B retagne et m êm e de l’E urope depuis plusieurs années. Ensuite
recueil d ’images révolutionnaires, en tiè re . Seul l’A m éricain Paul Stein- parce que cet Anglais discret, réservé
d ’enseignem ents politiques (...). La berg p e u t lui être com paré. et affable, a de Paris une vision
C om m une a anticipé en acte sur le C ’est donc un véritable trou culturel poétique plus vraie que nature, à la
possible et l’im possible. De sorte que viennent de com bler les éditions fois cocasse, féroce et tendre. Pour
que m êm e ses projets et ses décisions D enoël en publiant « Pardon, le reste, on retrouve au hasard des
inapplicables, restés à l’état d ’inten­ Monsieur », anthologie des plus belles pages les cibles préférées de Searle:
tions politiques, com m e le projet réussites de R onald Searle (nous les artistes et les vieilles dam es
fédératif, gardent un sens profond. » avions e m prunté à cet album les croulant sous les bijoux, les instru­
Ce culte de la C om m une qui en dessins des pages 90, 92, 98, 150 et m ents de m usique plus féroces que
oriente l’histoire a donné naissance, 151 de n otre précéd en t num éro des chiens m échants et les doux
chez les com m unistes léninistes, à la consacré à l’hum our). On y découvre m usiciens qui jo u en t de la bicy­
théorie m arxiste révolutionnaire du les différents visages d ’un hum oriste clette com m e d ’autres jo u e n t du cor
dépérissem ent de l’É tat et à la néces­ particu lièrem en t lucide: le poète de chasse, les m essieurs très décorés
sité d ’une d ictatu re im m édiate du noir, le re p o rte r de génie, le gagm an et les poètes biscornus. Peu im porte
p ro létariat, tandis que les a n ar­ délirant et toujours le d essinateur le sujet, d ’ailleurs. Searle est de ceux
chistes et les socialistes, opposés à ivre d ’arabesques, de fioritures et qui peuvent dessiner un arbre, une
cette apologie de la dictature, d ’envolées sophistiquées. Im ité et feuille, un vieux soulier ou une
plaidaient la cause de la liberté pillé p a r qu an tité de dessinateurs concierge p our c atap u lter ces élé­
révolutionnaire contre l’autorité anglais et allem ands, R onald Searle m ents dans un m onde où chaque
révolutionnaire. Qui a raison? dem eure à une bonne distance de ses trait prend une exceptionnelle d en ­
poursuivants et c’est en grand sité: celle du génie.
F A U T E D ’UN C H E F seigneur q u ’il règne dans les pages Jacques Sternberg.

Q u’était-ce que la C om m une? L ’his­


torien non « engagé », qui se refuse
à p a rticip e r a l’acariâtre querelle
d ’héritiers pro b ab lem en t abusifs,
peut-il é m e ttre un jugem ent nuancé?
Pierre D om inique l’a tenté. Il é crit:
« La C om m une a succom bé faute
non de soldats, m ais de chefs, d ’un
R obespierre, d ’un Saint-Just, d ’un
C arnot. T ant il est vrai q u ’une
R évolution qui réussit n’est que la
conjonction d ’une forte poussée
populaire et de l’au to rité, de l’esprit
de décision de quelques chefs. D ’un
chef, plutôt, capable d ’in carn er cette
poussée et de trad u ire cette explo­
sion en quelques réactions intel­
ligentes. La C om m une fut grande.
A ucun des com m unards ne fut
grand. Voilà pourquoi elle échoua. »
Le dossier des com m unards reste
ouvert.
André Brissaud.

171
Humour
gorilles sont particulièrem ent doués singulières. On ne peut se lasser de
en ce dom aine. N e croyons pas ce­ lire ce que l’on connaît des m œ urs
Z O O L O G IE p endant que le com bat répugne à singulières des fourm is esclavagistes
l’anim al parce q u ’il ne dispose pas et to u t spécialem ent de celles qui ne
des techniques nécessaires. A part peuvent se passer d ’esclaves. Leurs
Les animaux sur le sentier l’explosif, il n ’a pas grand-chose à m andibules pointues en form e de
de la guerre envier à l’hom m e et il possède aussi faucille ne leur p e rm e tte n t ni de
bien un arsenal varié d ’arm es s’o ccu p er des jeunes, ni de creuser
La collection « l’A venture de la vie» blanches que de pièges sans nom bre, leurs nids, ni de s’alim enter; elles
(H ach ette), dirigée par J.-C. Ibert, sans p arler des poisons et des gaz doivent, p our vivre, faire la guerre
nous offre un nouveau titre : Tech­ toxiques ou des substances gluantes. et reconstituer sans cesse leur cheptel
niques de combat chez les animaux, On peut m êm e p arler de tactique, et d ’esclaves. Un m illier de ces fourm is
par R ém y C hauvin, qui continue les bandes de singes en expédition peut ainsi, en une saison, c ap tu rer
h eureusem ent une lignée p a rticu liè ­ guerrière pourraient parfois être q u aran te mille jeunes fourm is au
rem ent réussie. C ette série, en effet, p résentées en exem ple à de jeunes cours de razzias.
ajoute au charm e du livre d ’im ages recrues. Enfin, parm i les techniques qui
(et certaines sont fort belles ou fort peuvent servir aussi bien à la dis­
rares) celui d ’un texte qui fait le G U ER R E TOTALE suasion q u ’à l’affût ou à l’approche,
point d ’une question. La réunion C H E Z LES F O U R M IS il faut aussi citer les extraordinaires
d ’études de qualité et d ’im ages de m éthodes connues sous le nom de
valeur é ta n t som m e to u te chose Pourtant, la guerre totale, celle d ’un m im étism e. Q u ’il s’agisse de c am o u ­
assez peu com m une, il convenait, peuple co n tre un peuple, ne se re n ­ flage, de livrées m im ant celles d ’ani­
pour le septièm e livre de la série, contre guère que chez les fourm is et m aux dangereux ou de pseudo­
d’en faire la rem arque. chez... l’hom m e! Les guerres des organes, tout ce qui ap p artien t à
hom m es sont, hélas! trop connues; ce chap itre à peine éb auché de la
LES A N IM A U X N ’A IM E N T PAS celles des fourm is le sont m oins; biologie est particulièrem ent curieux.
SE B A T T R E p o urtant certaines observations sont Bien que les quelque cent pages du
livre de Rém y Chauvin soient loin
Q ue nous a p p o rte le nouveau livre d ’épuiser le sujet et de satisfaire
de Rém y C hauvin sur ce chap itre de notre curiosité, elles nous d onnent
la psychologie anim ale, cette science envie d ’en savoir davantage. Mais
dont, nous dit-il, « le but final est n ’est-ce pas ce q u ’on peut a tte n d re
in co n testab lem en t une m eilleure de m ieux de ce type d ’ouvrage?
c om préhension de l’hom m e»? Pre­ Jacques Graven.
m ière surprise p our le non-spécia­
liste: l’anim al répugne à se battre.
Les com bats réels sont relativem ent
rares et n’ont lieu que quand il est
im possible de faire au trem en t. On PHILOSOPHIE
les observe le plus souvent chez les
anim aux tenus en captivité par
l’hom m e ou m êm e spécialem ent
sélectionnés dans ce but. Les ani­ Dans l'attente d'une
maux de com bat les plus divers: science générale
grillons de C hine, poissons com bat­
tants du Siam, coqs européens sont de la pensée
le fruit d ’un travail p atient de
l’hom m e qui a cherché à pousser à Je voudrais revenir sur le livre fort
l’extrêm e chez ces races les te n ­ intéressant que M. A urel D avid a
dances agressives. publié récem m ent dans la collection
M ais l’anim al sauvage, dans son état « Id é es» , chez G allim ard: la Cyber­
originel, préfère de beaucoup reco u ­ nétique et l’humain. N ous conseillons
rir aux m anœ uvres d ’intim idation. vivem ent ce livre (voir Planète n° 22,
Celles-ci sont très diverses et, m êm e page 174) à ceux qui s’intéressent
quand elles échouent, ne laissent pas aux possibilités et aux lim ites de la
forcém ent place au vrai com bat; le cybernétique; ils y tro u v ero n t de
« bluff » existe parfaitem ent dans le Le serpent étouffant sa proie bons com plém ents à deux ouvrages
m onde anim al et il paraît que les écrits p o u r la collection « Q ue sais-

172
A lire
je ? » : l’un, en 1953, par M. Th. G uil- profit de la partie « c o rp s» . Les L ’œ uvre participe de la création et
baud, l’autre, en 1963, p a r M. Louis m achines que nous construisons pos­ non de la production. C réer, c ’est
Couffignal, et intitulés tous deux la sèdent a u jo u rd ’hui de véritables a rrê te r la d estruction, c ’est a cc éd e r
Cybernétique. organes intellectuels qui leur p e r­ à une fin en soi, c ’est défier la m ort.
Du livre de M . A. David, nous m etten t de recevoir des m essages, de La création est toujours poétique.
d étachons plus particu lièrem en t le les conserver dans une m ém oire, de q u ’il s’agisse de l'Iliade, de la Ronde
chap itre III: «M écanisation de la les com biner, de les trier, de les de Nuit, ou de la théorie des ensembles.
pensée inspirée au C ongrès de é m e ttre com m e a u tan t de réponses à On entend parfois dire que quelques
T eddington ». C ’est en o ctob re 1958 nos interrogations. Le dom aine où m illiers de singes frappant n ’im porte
q u ’eut lieu, à T eddington, près de règne en co re l’âm e se restreint de com m ent sur des claviers de m a­
L ondres, un congrès général de jo u r en jo u r. Peut-on concevoir q u ’il chines à écrire finiraient, au bout
cybernétique au cours duquel la puisse dans un tem ps plus ou m oins d ’un tem ps indéterm iné, par re p ro ­
p lupart des com m unications p o r­ lointain être réduit à zéro? duire m ot pour m ot une tragédie de
tère n t sur la pensée dite heuristique. Sur ce sujet, les congressistes de Racine. Soit; adm ettons-le. Et après?
Que signifie ce m ot? T eddington se m ontrèrent fort Le produit d ’un nom bre quelconque
De nom breux cybernéticiens, sur­ p ru d en ts et, six ans après, au congrès de gestes désordonnés ne sera jam ais
tout en A ngleterre, dit M. Aurel de N am ur, les opinions furent tout une œ uvre, mais un accident. Une
D avid, désignent par pensée algo­ aussi réservées. Faut-il donc penser œ uvre est une pensée voulue, con­
rithmique « la pensée régulière et que, m algré le progrès des systèm es duite, construite et insérée dans un
m écanisable», et par pensée heuris­ asservis, il dem eure dans la pensée monde. Ni les œ uvres d ’H om ère, ni
tique celle qui, « sous l’aiguillon de hum aine un quelque chose d ’irré­ celles de R em brandt, ni celles de
l’inspiration ou du délire», est ductible à la m écanisation? M. A urel Galois ou de C antor ne sont tom bées
capable « de résoudre les mille p ro ­ D avid est enclin à le croire et il du ciel com m e des accidents cos­
blèm es confus posés p a r la vie de term ine son ch apitre par ces m ots: miques. Elles sont apparues dans un
tous les jours». N ous in terp rétero n s « Ce quelque chose subsistera peut- m onde, c ’est-à-dire dans un milieu où
plus largem ent ces définitions en ê tre lorsque l’appareillage du corps elles prenaient un sens. Une œuvre
disant que la pensée algorithm ique au ra été réduit au d énom inateur n’est œ uvre que dans un m onde. Les
est celle qui procède p a r logique, com m un des m achines. » singes peuvent bien reproduire Andro-
calcul et déduction, tandis que la M ais la différence de nature entre maque ou Phèdre. M ais qui reco n ­
pensée heuristique p ro cèd e p a r syn­ la pensée algorithm ique et la pensée naîtra que c'est une tragédie de
thèse, intuition et im agination. La heuristique n’est pas p our autant R acine, sinon celui qui la connaît
prem ière peut m atériellem ent être élucidée. N ous n’avons pas la p ré ­ déjà et qui fait partie d ’un m onde
représentée par des systèm es é le c tro ­ tention de tra ite r ici cette grave historique et culturel où « R acine » et
m écaniques, tandis que la seconde question en deux tem ps et trois « th éâ tre » ont un sens?
échappe à to u te construction a rti­ m ouvem ents. Il m anque une science Les problèm es que soulève la cyber­
ficielle. La question que nous posons générale de la pensée dont le besoin nétique sont fructueux. Ils nous
alors est celle-ci: quelle différence se fait cruellem ent sentir et dont co ntraignent à penser la pensée, à la
profonde, essentielle, existe-t-il entre les prem iers fondem ents ne sont considérer au trem en t que com m e
l’une et l’autre pensée? m êm e pas posés à l’heure présente. une com binaison plus ou moins
U ne telle science, d ’ailleurs, ne com plexe d ’im ages m entales. La
Q U E L Q U E C H O SE relève ni d ’un hom m e ni d ’une cybernétique nous rappelle que nous
D ’IR R É D U C T IB L E équipe, m ais d ’un m ouvem ent ne savons rien de la pensée qui reste
général de recherche, d ’une im pul­ pour l’hom m e la grande énigm e. La
M. A urel David, dans les prem ières sion qui engage to u t penseur. N ous pensée, l’œ uvre, le m onde, trois
pages de son livre, p a rt du dualism e nous bo rn ero n s à form uler une concepts qui sont liés de façon
cartésien de l’âm e et du corps, de suggestion. indissoluble. Ces trois concepts
la pensée et de l’étendue. Au corps 11 faudrait axer nos prem ières doivent être élucidés ensemble. La
a p p artie n n e n t les m écanism es phy­ réflexions sur la notion d'œuvre. Une différence essentielle entre la pensée
siologiques, les m ouvem ents m uscu­ œ uvre n’est pas un produit. Le p ro ­ algorithm ique et la pensée heuris­
laires, les réflexes nerveux, à l’âm e, duit, q u ’il s’agisse d ’un produit tique est que la prem ière n’est pas
les facultés intellectuelles supé­ industriel, d’une denrée alim entaire du tout une pensée, mais un a rra n ­
rieures, telles que les raisonnem ents ou d ’un bulletin d ’inform ation, est gem ent de phénom ènes m entaux.
m athém atiques, les créations p o é­ toujours en vue de quelque chose C ’est p récisém ent pourquoi elle est
tiques, les synthèses philosophiques. d ’au tre que lui-m êm e. Il est destiné à m écanisable. Q uant à la pensée
Or, depuis D escartes, au fur et à ê tre consom m é, c ’est-à-dire détruit, heuristique, elle devrait, en vérité,
m esure que les systèm es m écaniques pour servir à fabriquer une chose, s’appeler c réatrice. M ais c ’est là un
s’affinent et se perfectio n n en t, la une m achine, de l’énergie biologique pléonasm e: la pensée est création.
partie « âm e » s’est dégarnie au ou de l’opinion. A ndré A mar.

173
Philosophie
ÉSOTÉRISME
Combat avec le temps
H.P. L ovecraft disait: « L e com bat m icroparticules. Pour les m icro­ à des intervalles d ’un siècle à peu
contre le tem ps est la seule e n tre ­ particules, la réversibilité du tem ps près. Le m anuscrit nous est renvoyé
prise digne d’un écrivain. » C’est un exige, p our avoir un sens physique, parce que les hom m es de ces derniers
com bat gigantesque c o n tre le tem ps des conditions spéciales et l’appli­ jo u rs ont appris à envoyer des objets
que n otre ami Jean-C harles Pichon cation de transform ations m athé­ à travers le tem ps, en p a rta n t
entrep ren d dans son plus récent m atiques com plexes. M ais, pour des d’ailleurs des idées de Jean C haron.
ouvrage, « L’hom m e et les dieux », systèm es m acroscopiques, ce qui est L’A pocalypse de Pichon s’ouvre
paru chez R o b ert L affont. En pre­ certainem ent le cas p our une planète d ’abord par le mal atom ique: le
nant la flèche du tem ps à l’envers, en habitée, on peut raisonner aussi bien point de saturation des retom bées
exam inant l’histoire dans le sens de: en term es de potentiels avancés que radioactives étant atteint, les hom mes
avenir-passé, il découvre des struc­ de potentiels retardés. m eurent en grand nom bre. Bien
tures que les historiens rationalistes entendu, ils ne veulent pas en accepter
ne pouvaient découvrir. Il y découvre D ES ID É E S H A R D IE S la responsabilité et ils re je tte n t la
une année cosm ique longue de 2150, culpabilité sur des extra -te rrestre s
plus ou m oins 72 années et co rres­ Sur le plan psychologique, les con­ im aginaires et hostiles. Le p rophète
p ondant plus ou m oins à la naissance, ceptions de Pichon d é co n c erte n t à qui à annoncé la catastro p h e est
à l’épanouissem ent et à la m ort d ’un prem ière vue. Il faut s’y h abituer accusé d ’avoir été en rap p o rt avec
dieu. Ainsi, la vie des hom m es lui comm e à tout concept nouveau. Mais les e x tra-terrestres et exécuté.
apparaît comme une spirale m ontante le travail d’adaptation en vaut très Puis l’A pocalypse prend d ’autres
et non pas com m e une constante largem ent la peine. On arrive à une form es, ju sq u ’à ce que l’hum anité
dégradation dans le sens entropique vision englobant à la fois le passé change. La vision de Pichon est
du tem ps. et l’avenir, à un enrichissem ent de beaucoup plus som bre que celle de
Les dieux se su ccèd en t: dieu de nos idées. Les prê tre s de to u tes les la plupart des auteurs de science-
la création, dieux jum eaux, dieu religions apparaissent désorm ais fiction com m e Efrem ov ou Azimov.
d’am our, dieu du savoir, dieu de ju s­ com m e gardiens de la science du N ous sommes loin des em pires galac­
tice. Suivant que l’hum anité se sent tem ps. La notion de tran scen d an ce tiques et des explorations spatiales.
soutenue par les dieux ou aban­ prend un aspect to u t à fait nouveau. L’hum anité doit expier elle-m êm e et
donnée, la population croit ou, au C ertes, les notions nouvelles in tro ­ résoudre ses problèm es elle-m êm e:
contraire', la T e rre se dépeuple. A duites par Pichon sont com plexes et on est toujours seul. C ’est une vision
l’époque où les dieux a b andonnent délicates à m anier. Sa jo u rn ée cos­ sur laquelle personnellem ent je ne
les hom m es, le m atérialism e pros­ m ique varie en durée suivant la suis pas d ’accord du to u t et je p ré ­
père: em pire de Kalinga, G recs, période des grands cycles où elle fère l’avenir d ’E frem ov ou celui
X IXe et xxc siècles de n o tre ère. Par est insérée. D e m êm e, le jo u r et la d’Asimov.
contre, dans les périodes où les dieux nuit varient en durée relative suivant M ais la vision de Pichon ne m anque
sont en train de s’é p an o u ir et de les saisons. pas de g randeur ni de cohérence.
penser aux hom m es, les grandes É videm m ent, les idées de Pichon C ’est un des avenirs possibles, l’ave­
renaissances se p roduisent et l’on sont discutables et il ne p rétend nir d ’ailleurs vers lequel nous allons
danse de joie en m êm e tem ps que d’ailleurs pas a p p o rter ou révéler d ’une façon inéluctable si les explo­
l’am our, les arts et les religions une vérité im m uable, éternelle, mais sions atom iques en plein air conti­
s’épanouissent. sa tentative est courageuse et m érite nuent. L’ensem ble des deux livres:
d ’être suivie. Il est bon d’ailleurs Les hommes et les dieux et Les
LA R É PO N SE D U PH Y SIC IE N de lire en m êm e tem ps ou plutôt témoins de l’Apocalypse donne en
après avoir lu son livre, un livre to u t cas une m atière à m éditation.
C ’est une con stru ctio n im m ense, d’an ticipation qu’il a récem m ent Jacques Bergier.
basée sur un prodigieux travail. Il publié chez le m êm e éd iteu r et qui
sera très curieux de savoir quelle s’appelle Les témoins de l'Apocalypse.
sera là-dessus la réaction des spécia­ Il y décrit le déclin de n otre civili­
listes de l’histoire et des théologiens. sation m atérialiste actuelle, la venue
Ce que l’on peut dire en tout cas, des faux p rophètes et les signes
c’est q u ’une description du tem ps de avant-coureurs de l’apparition du
l’avenir vers le passé p a raît parfai­ dieu nouveau.
tem e n t adm issible au physicien à Ces tém oins de l’A pocalypse sont
condition qu’il ne s’agisse pas de quatre. Ils vivent dans notre avenir

174
A Lire
CINÉMA
Pas d'accord, M. Godard!
En l’an 221 avant le Christ, l’empereur Ts’in Che Houang-Di est
maître de la Chine. Il croit à la primauté de la technique et
décide que l’histoire de la Chine débute avec lui. Ts’in Che Houang-
Di fait brûler tous les livres à l’exception des livres techniques,
unifie le langage et, pour se préserver de la m enace des Huns,
fait construire la Grande Muraille. A l’abri de cette Grande
Muraille, et se servant de ce langage que l’on voulait technique, a
fleuri le long des siècles une des civilisations les plus raffinées,
les plus poétiques de la race humaine.
P eut-être, si Jean-L uc G odard avait Les apparences seules différencient
pensé à la G rande M uraille, n’aurait- l’in strum ent scientifique des m oyens
il pas réalisé son dern ier film Alpha- antérieurs de conquête au to u r des­
ville. Alphaville, qui carica tu re le quels les civilisations ont toujours
m onde m oderne, de ses grands gravité. T ous les systèm es cosm iques,
ensem bles architecturaux aux m a­ to u tes les explications du m onde,
chines, est form ellem ent le m eilleur paganism e, bouddhism e, christia­
film de G odard. G râce à l’utilisation nism e com pris, ont produit ces
d ’une pellicule ultra-sensible, il ruptures et ces rétablissem ents dont
réussit, par-ci par-là, à rendre p e r­ on accuse a u jo u rd ’hui la m achine.
ceptible la sensation de la nuit. Le prem ier langage, la prem ière
Q uant au fond, Alphaville est l’abou­ technique, la prem ière science ont
tissem ent de la « pensée godar- toujours été, dans l’histoire des
dienne». Jean-L uc G o d ard est un hom m es, des conquêtes de l’intel­
au teu r de boulevard m oderne. Le ligence qui s’élève au-dessus de
l’é ta t de n ature et dom pte les forces
A nna Karina : un regard
fait que les sp ectateu rs du th éâ tre
d ’H enry B ecque aient e ntre-tem ps anarchiques pour établir le règne triste sur notre monde.
ajouté Hegel aux rayons de leur d ’une volonté organisée, le m oyen
bibliothèque ne change rien au p ro ­ de plus de com préhension et de plus
blème. L’anathèm e contre la m achine d ’am our. à la « droite », on exhum e le lan­
n’est pas une idée neuve, il est le gage de la science-fiction. Les épi-
reflet d ’une m ystique agonisante. E N C O R E LA R É A C T IO N thètes fusent, du savant « cau ch em ar
La m achine est actuellem ent la seule non-clim atisé » au patriotique « les
form e construite, et construite orga­ La pseudo-révolte « godardienne » robots sont là!», on crie au chef-
niquem ent. Seule au milieu de ruines est parfaitem ent représentative d’une d ’œ uvre. On est heureux de défendre
esthétiques, elle est com plète et classe et d ’une société. Elle tém oigne la « liberté individuelle », en réalité on
définie par tous ses profils. D ans d ’une m auvaise foi, d ’une absence veut p réserver le privilège de « ses
notre siècle, la science de l’ingé­ d ’esprit critique et d ’une fausse ingé­ tw eed ».
nieur, com m e jadis en É gypte, en nuité férocem ent égoïste. Alphaville Pourtant, jam ais, et grâce à la science,
G rèce, à R om e, ram ène à leurs rappelle les diatribes de M onsieur la connaissance universelle ne fut si
conditions nécessaires d ’équilibre P rud’hom m e contre la m achine à proche de nous. Pékin est la banlieue
les données artistiques qui b arb o te n t vapeur: on attaque l’objet scientifique de Paris. Et, que nous le voulions
dans l’enlisem ent sentim ental. L ’art pour conserver le m onopole du ou non, to u te la m isère du m onde
nouveau consistera à lier n otre dyna­ c onfort intellectuel. nous obsède et enfin nous concerne
m isme spirituel avec le dynam ism e La grande ronde des bien-pensants grâce aux im ages reproduites par le
m ystérieux de la m atière. se donne ici la m ain. D e la « gauche » ciném a et la télévision.

175
Cinéma
La technique a créé des tém oins
pour chaque crim e. Les appareils
d ’enregistrem ent sont là et le tem ps
n’est pas loin où nous pourrons voir
THÉÂTRE A près Brecht
dans le m êm e m om ent ce qui se
passe dans n’im porte quel lieu du Mort d ’un commis-voyageur, d’Arthur Miller, révéla au public du
m onde. Ce sera la vraie liberté théâtre d’Aubervilliers un extraordinaire acteur: Claude Dauphin.
d ’inform ation, la vraie liberté indi­ Dans ce personnage pitoyable, il fut sobre, vrai, déchirant; qui
viduelle. Elle ne sera rendue possible l’a vu ne pourra l’oublier. Très bien. Mais, ce soir-là, je vis aussi, à
que par l’accroissem ent des robots- l’entracte, un spectateur livide accoudé au bar du théâtre. A ceux
tém oins. La m achine sauve l’hom m e qui l’interrogeaient, je l’entendis répondre: «C e n’est rien, c ’est la
en l’obligeant à vivre par des m oyens pièce. C’est mon drame, à moi, comprenez-vous; alors, n’est-ce pas,
dangereux. Elle représente le d e rn ie r
état de l’esprit.
ça fait mal.» Cet aveu soulignait la victoire du réalisme qui
Jean-L uc G odard aim e les citations, triomphe sur nos scènes et à propos duquel il n’est pas inutile
il en truffe ses films po u r é ta y er ses de poser quelques questions.
thèses. Je voudrais, pour clore ces Som m es-nous a u jo u rd ’hui très éloi­ thiques, des clairs de lune réalistes
réflexions à propos d 'Alphaville, gnés du naturalism e de Z ola et et des rem parts de vraies fausses
jo u er le m êm e jeu que lui. d ’A ntoine? Au T h éâtre Libre, quand pierres peintes en trom pe-l’œil.
un personnage disait: « Il est cinq On s’ém erveillait de l’audace qui
« Qui possède l ’art et la science, heures», une véritable horloge son­ faisait de la scène un trem plin pour
possède la religion. » Gœthe nait cinq fois. A u jo u rd ’hui, chez le verbe. On lui p rêta plus d ’a tte n ­
Ionesco, p a r exem ple, elle sonne tion, et davantage encore quand
s’éleva la précieuse m usique de
« Il est dans le destin de l ’homme vingt fois ou plus, et la réalité sou­
de vivre avec ses connaissances. » dain se détraque. Avec B recht, au G iraudoux dans des décors stylisés
ram enés sur la scène p a r B érard et
Oppenheimer. c ontraire, dans le m êm e cas, l’h or­
loge serait absente de la scène et la Jouvet. A u jo u rd ’hui, B recht a uni­
Et p our finir, à propos de l’am our, notion du tem ps aurait été évoquée form isé le style de la représentation.
Planchon m onte M olière, Shakes­
avec quelqu’un que G o d ard affec­ par quelque allusion à l’activité
tionne, Paul Éluard: sociale: sortie d ’usine, ou autre peare ou M arivaux à la B recht. Seul,
« A imer comme il faut aimer, très référen ce à la réalité. Jean Vilar a su trouver, en accord
intelligemment. » C es deux tendances du th éâ tre fran ­ avec l’œ uvre, un com prom is satis­
faisant en tre la sécheresse de l’abs­
Frédéric Rossif. çais contem porain: l’œ uvre de Brecht
inscrite dans une donnée sociale et traction et l’utilisation d ’élém ents
historique et l’absurde quotidien figuratifs: m eubles ou objets quo­
illustré par Ionesco, sont l’expression tidiens.
du nouveau réalism e.
A ntoine cherchait à « m o n trer la vie EN Q U Ê T E D ’UNE D É F IN IT IO N
dans les form es de la vie m ê m e 1».
P our m o n ter Jules César à l’O déon, C ette évolution de la présentation
il ten ta it de reco n stitu er la R om e scénique nous p erm et de voir le
antique comm e le faisait Stanislavsky chem in p arcouru depuis A ntoine,
au T h éâtre d ’A rt de M oscou. En mais ne nous éclaire pas sur ce q u ’il
réaction contre cet « illusionnism e », faut e ntendre p a r réalism e. D ’après
C opeau et G o rd o n Craig d ém o n ­ L ittré, le réalism e est « l’attach em en t
tère n t les vraies portes et les vraies à la repro d u ctio n de la n ature sans
fenêtres des décors réalistes. Ils sup­ idéal». Ces deux derniers m ots sont
prim èrent les accessoires a u th en ­ singulièrem ent restrictifs p our l’ar­
tiques et, sur le trétea u nu, on vit tiste à l’intention de qui Sartre p ré ­
les acteurs p êch er à la ligne ou cise: « Le p ro p re du réaliste, c ’est
tire r l’aiguille en m im ant l’action, q u ’il n ’agit pas. Il contem ple, puis­
sans support réel. L’illusion provo­ q u ’il veut feindre le réel tel q u ’il est,
quée par la vérité du geste p a rticipait c ’est-à-dire tel q u ’il ap paraît à un
à la liberté d ’expression du th éâtre tém oin im p a rtia l2. »
nouveau. C opeau, refusant le p itto ­ Pour qui atten d du th éâ tre la chaleur
resque du décor, utilisait l’a rch ite c ­ et l’élan, l’invention, la poésie, cette
ture fixe du V ieux-C olom bier pour définition du réalisme est inquiétante.
libérer Shakespeare des salons go­ Faut-il que l’a u te u r rogne les ailes à

176
A voir
et Ionesco, quel théâtre voulons-nous?
son im agination et nous oblige à société que G e n êt nous invite à sance du m onde qui déterm ine l’indi­
dem eu rer avec lui les pieds au sol découvrir, en dehors du th éâ tre , la vidu; Ionesco et B eckett ne s’in té­
pour voir le m onde à h au teu r d ’œil? réalité. » ressent à la réalité quotidienne que
Pourquoi refuser de p ren d re de la p our la dépasser. Ils dépeignent les
distance? Serait-ce parce que l’on APRÈS BRECHT faits et les réalités de l’âme avec les
m anque de souffle? B recht, lui, n’en m ots et les gestes de tous les jours.
m anque pas, qui a la tête épique et A la différence de cette école brech- C eci posé, peut-on p réten d re que
froidem ent lucide. Il considérait son tienne qui ne conçoit la représen­ to u te la réalité sociale et historique
th éâtre com m e l’illustration du ré a ­ tatio n th éâ tra le que ra ttac h é e à un de notre époque soit contenue dans
lisme socialiste, tel que le définit contexte social et historique, une ces deux m iroirs, et ne sont-ils pas
l’Encyclopédie soviétique: « L e fon­ déform ants?
dem ent objectif de la pièce de théâtre
est la vie sociale dans ses c o n tra ­ Il est tem ps, sem ble-t-il, de dire à
dictions, qui c onduisent à une crise B recht et à ses disciples que le
aiguë et à un conflit ouvert entre réalism e socialiste ne reflète peut-
l’ancienne génération et la nouvelle. » être pas l’essentiel de notre époque.
Voilà une objectivité de choc! Car, B recht fut, sa vie durant, sous
ici, tout dépend de la notion que l’on l’influence de la révolution d ’O ctobre,
se fait de la réalité. Sartre est alors q u ’a u jo u rd ’hui une révolution
objectif à sa m anière, qui est de scientifique et philosophique boule­
défendre sa thèse sur la scène, et verse les données essentielles de la
B recht ne cache pas ses intentions réalité. A l’heure où les frontières de
quand il d it: « Un art réaliste est un l’esprit s’élargissent, où l’intuition
art com batif. Il c o m b at les co n ce p ­ dirige la connaissance, est-il raison­
tions fausses de la réalité.» Ou nable de s’en ten ir à l’absurde qui
m ieux: « Le réalism e socialiste im ­ tourne co u rt ou à la pein tu re de
plique q u ’on restitue, en restant l’hom m e écrasé par la société alors
fidèle à la réalité, la vie com m u­ q u ’il se dresse avec audace en plein
nautaire des hom m es, du point de vue ciel? Est-il satisfaisant de voir, en
socialiste, par les m oyens de l’art 3. » F rance, les C entres d ram atiques et
autres M aisons de la culture servir
C et art « engagé » exerça une p ro ­
tout notre rép erto ire th éâtral dans le
fonde influence et il est vrai
q u ’a u jo u rd ’hui les rapports sociaux seul m oule b rechtien? Les héros de
plutôt que psychologiques stim ulent partie des d ram aturges c ontem ­ notre siècle ne sont-ils que des
é boueurs, du genre A uguste G eai,
les auteurs d ram atiques. M ais on ne porains se p réoccupe de refléter,
cherche point à peindre la réalité avec une certain e objectivité, le dont B ertrand G atti nous conte la
d ésespérante histoire, ou que des
telle q u ’elle est, il ne faut pas langage et les gestes de la vie quoti­
faire oublier que l’on est au théâtre. voyageurs de com m erce comm e celui
dienne. D e là est né ce que l’on
d ’A rth u r M iller dont la m ort rendait
« A u jo u rd ’hui, dit B recht, si nous appelle le th é â tre de l’absurde, qui
voulons d o n n er des représentations si pâle ce sp ectateu r du th éâtre
n’est à l’origine q u ’un hyper-
réalistes de la vie sociale, il est naturalism e. M ais Ionesco, com m e d ’A ubervilliers? Ne som m es-nous
indispensable de rétab lir le th éâtre B eckett, ont vite dépassé c ette pein­ pas au d ébut d ’une R enaissance qui
dans sa réalité de th éâtre. » C ’est-à- ture réaliste qui nous ap p o rte, l’un dem ande un th éâ tre à sa m esure: un
dire dans ses conventions. Jean une leçon m orale, l’au tre une ouver­ théâtre shakespearien, riche et divers,
G enêt, dont on pouvait récem m ent ture sur un m onde tragique et sym ­ anim é du souffle le plus large et ne
entendre le beau texte des Bonnes 4 refusant pas la dim ension cosm ique
bolique qui reflète, en p a rta n t de
n’a pas oublié cette leçon. Il utilise qui est la seule dim ension de notre
l’objet quotidien, les inquiétudes les
m onde? p»-
dans ses œ uvres les cérém onies, les plus profondes de notre vie intérieure.
jeux rituels, les m asques, s’éloignant Ainsi, héritières du naturalism e d’An­
ainsi apparem m ent de la reproduction toine, on trouve dans le th éâ tre 1. M ey erh o ld .
da la nature. M ais, ainsi que le ra p ­ d ’a u jo u rd ’hui deux tendances essen­ 2. Situations, I, p. 311.
pelle avec justesse B ernard D o rt 5 tielles: celle de B recht et celle des 3. B re c h t, Ecrits sur le théâtre.
« C ’est en accen tu an t par les artifices absurdes. B recht, a p ô tre du réalism e 4. Représenté au T héâtre G ram ont.
du th é â tre l’aspect factice de notre socialiste, se consacre à la connais­ 5. L e Théâtre dans le monde. Vol. XIV.

177
Théâtre
U N E O U V E R T U R E N O U V E L LE te u r du th éâ tre d ’A ubervilliers. Ce Une semaine
rappel ne saurait être déprim ant. A
Par quel esprit d ’im itation som m es- B recht qui présente la« distanciation », de recherches
nous c ontraints de suivre les rails du seul m oyen, selon lui, d ’attein d re à sur l'art d'avant-garde
réalism e quand il est condam né à l’objectivité reflétant le réel, B recht
rouler sur voie étroite? Il est tem ps oppose la prise à bras-le-corps de la Sous l’égide de M. Jacques Chaban-
de p o rte r à la scène la peinture réalité broussailleuse de l’âm e, de la D elm as, président de l’A ssem blée
fidèle de n otre époque, une époque plongée dans ses ténèbres p our une nationale et m aire de B ordeaux, le
où l’hom m e se trouve face à face q uête incessante et joyeuse de la G roupe d ’art et rech erch es co n ­
avec une réalité surnaturelle q u ’il lum ière spirituelle que l’hom m e tem poraines organise dans la capi­
com m ence à déchiffrer. Il est tem ps re ch e rch e en ce m om ent m êm e, tale du Sud-O uest, du 25 au 30
de m o n tre r les efforts que l’hom m e p artout. octo b re 1965, une série de jo u rn ée s
m ultiplie p o u r surprendre les signes visant à faire un bilan des tendances
que l’univers lui adresse, et dont il L ’H O M M E E X A L T É actuelles de l’art.
prend aujourd’hui conscience. Q u’im­ L ’entreprise est am bitieuse, large
p o rte la form e que l’on em ploiera, Louis Pauwels, dans un texte essen­ de portée, claire dans ses objectifs.
m ais il est certain q u ’elle ne p ourra tiel à la ju ste com préhension du H istoriquem ent, elle est justifiée
se passer d ’un contexte réel, faute de réalism e fantastique, écrivait: « T o u t par to u te la série des actuelles
quoi la pein tu re serait gratuite et chant qui s’élève à p a rtir de la convergences qui définissent une
sans p o rtée. C ar nous ne refusons connaissance a une allure vengeresse. orientation générale de l’im agi­
pas un art com batif, au contraire! Il nous pro m et que nous sortirons un nation créatrice. L’après-guerre est
N ous pouvons rep ren d re à notre jo u r de no tre étro ite prison et que, définitivem ent clos sur le plan de
com pte la leçon du cam arade B recht s’il y a plusieurs dem eures dans la l’histoire des idées, et il devient
nécessaire, à l’am orce d’un chapitre
et, usant de ses propres term es, m aison du Seigneur, elles nous seront,
nouveau de n otre civilisation, de
én o n cer: « Le réalism e fantastique toutes, un jo u r, accessibles6. »
im plique qu’on restitue, en restan t Ces m ots nous p é n ètren t d’un réco n ­ dégager les évolutifs du présent,
fidèle à la réalité, la vie intérieure fort et d’un espoir quasi religieux,
Sigma, «Som m e des A rts et T en­
dances con tem p o rain es» , de B or­
de l’hom m e, d ’un point de vue cos­ et c ’est bien de cela qu’il s’agit. A
m ique, p a r le m oyen de l’art. » la religion du désespoir, de la deaux, bénéficie donc d ’un préjugé
favorable.
Q u’est-ce q u ’un point de vue cos­ m isère, de la revendication, à la
C om m ent s’articule la m anifes­
m ique? Le point de l’esprit où l’on religion de l’absurde sans appel,
tation? Elle consiste en six jo u rn ées
se place p our considérer la n ature doit rép o n d re la religion planétaire
spécialisées dans les différents
hum aine dans sa d épendance du et ex altante de l’hom m e qui com ­
m onde invisible. A u trem en t dit, c ’est m ence à se souvenir q u ’il p orte D ieu dom aines de la re ch erch e artis­
un point de vue ésotérique. B eckett, en lui, donc la connaissance. tique: le th éâ tre ; la littératu re et
la poésie; etc. Ce program m e a été
le seul p oète dram atique vraim ent de B recht et ses acolytes nous ont
notre tem ps, ne p rocède pas a u tre ­ donné, de la réalité, des images en mis au point par un com ité qui
m ent, à cela près que sa philosophie négatif. N ous attendons, avec certi­ groupe, a utour de diverses person­
d éprim ante ne correspond pas à tude, des positifs exem plaires. nalités bordelaises, M M . R oger
Roger Iglésis. Lafosse, p résident du G ro u p e d’art
l’aventure exaltante de l’hom m e
et recherches contem poraines,
d ’a u jo u rd ’hui. Au m isérabilism e, au
6. P ré fa c e d e Nouvelles du Temps et de l’Espace, R o b ert E scarpit, A braham M oles.
paupérism e, que nous ap p o rte le de G e n e v ièv e G e n n a ri.
théâtre socialo-réaliste, nous opposant C haque jo u rn ée o béit au m êm e
la chaleur et l’élan d ’un futur th éâtre schém a stru ctu rel: une séance
que l’on p o u rrait appeler th éâtre m atinale groupe différents spécia­
m agnétique, car il exprim erait sa listes en une table ronde technique;
BIBLIOGRAPHIE l’après-m idi est réservé à une confé-
p o rtée dans un langage incantatoire
dont les ondes verbales m agnétiques B. DORT, Le Théâtre dans te monde. rence-bilan abondam m ent illustrée
seraient l’au ditoire? Ce th éâ tre p ré ­ Vol. XIV, 1 et 2, qui fou rnit les élé­ et docu m en tée; en soirée, le public
senterait des héros attentifs aux m ents de cette étude. est appelé à ju g er sur pièces e t à
ondes les plus hautes de la conscience, co m m enter ses appréciations au
venues de l’infini, donc de leur âm e, Bertold BRECHT, Écrits sur le théâtre cours de spectacles-débats (rep ré­
et se dressant victorieuses au-dessus (L'Arche, Paris, 1963). sentations théâtrales, auditions,
de la triste réalité q u ’ils au raient pu expositions d’art, films, m aquettes
transm uer. L ’hom m e est la plus MEYERHOLD, Le Théâtre théâtral d’architecture).
noble c ré a tu re de la création, voilà (Dans la co lle ctio n : «P ratique du Q uelle est en fin de com pte la
ce que devrait rappeler le futur Théâtre», éd. Gallimard). consistance exacte de cette com m u­
th é â tre m agnétique au pâle specta­ nication? L ’envergure du bilan
dépend, bien évidem m ent, des p e r­
sonnalités invitées et des œ uvres
ARCHITECTURE NOUVELLE IDÉE FORCE:
choisies. Le com prom is entre les
tendances était inévitable et la
physionom ie de Sigma, inégale
selon les jo u rn ées, dépend des
dosages plus ou m oins subtils entre
la rep résen tatio n de l’esprit de
La prospective architecturale
« résistance » et de l’esprit de Au cours de l’été, 4 000 architectes des U.S.A. et d’Amérique
« m o u v em e n t» , du conform ism e latine se sont réunis à Washington pour y discuter des possibilités
m oderniste et de la recherche de villes nouvelles correspondant à un âge nouveau.
au th en tiq u em en t prospective.
P our le th éâ tre , la conférence de Aux E tats-U nis com m e en F rance, tec tu re qui s’est tenu à Stockholm à
Jacques Polieri pose les problèm es le nom bre des bâtim ents publics et la m êm e date, se Sont avant to u t préoc­
de sa scénographie nouvelle sous privés devra d oubler avant la fin du cupés des questions de la réform e de
l’angle de la technologie. Pour la siècle en raison de l’accroissem ent l’enseignem ent de l’arch ite c tu re . En
littérature, le panoram a, assez large, dém ographique, d ’une part, et, d’autre France notam m ent, où l’enseignem ent
s’étend de la « littératu re com bi- part, du besoin d’espace grandissant est le plus rétrograde, on continue
nato ire» à la poésie lettriste d’un des hom m es. L’hom m e du xixc siècle à faire dessiner des colonnes doriques
F ran ço is D ufrêne. se c o n te n tait en effet en m oyenne à des gens qui auront à construire
En ce qui concerne les arts plas­ de 35 m 2. C elui du xxc en exige 100. des H L M et des aéroports. Il serait
tiques, le parti pris d’orien tatio n C e besoin d’espace, intervenant c ertain em en t plus sage d ’envoyer les
est beaucoup plus net: il repose ju ste au m om ent m êm e où l’espace élèves arch itectes faire des stages
sur les réalisations de synthèse du terre stre se ré tré cit sous la poussée aux usines R enault où ils p o urraient
G ro u p e parisien de rech erch e d ’art dém ographique, im posera des con­ d écouvrir la vérité d’un fantastique
visuel et de divers re p ré se n tan ts ceptions arch itectu rales et urbanis- technologique qui devrait être aussi
internationaux de l’esthétique de tiques to u tes nouvelles. L’inquiétude celui de l’a rchitecture.
groupe et de l’art cinétique (sous est donc grande dans les m ilieux
le double parrainage de N icolas a rch itectu rau x , et le 8' C ongrès de ON F A IT L’A U T R U C H E !
Schôffer et de Vasarely). M a p ré ­ l’Um on internationale des A rchitectes
sence est le seul c o n trepoids en qui s’est tenu à Paris en juillet M ais les a rch itectes « e n place»
faveur d’une sociologie de l’art. d ernier, to u t com m e celui de l’Union sem blent fort éloignés de cette
Le panoram a des arts sonores est internationale des É tudiants en archi­ orientation. D evant les m aquettes et w
un peu plus éclectiq u e puisqu’il
rassem ble des œ uvres de Schaeffer
et de Stockhausen, de X enakis et
de Luc F errari. M ais, là encore,
le parti pris de l’o rganisateur,
M ichel Philippot, a u ra été d é te r­
m inant dans certaines exclusives:
l’absence notam m ent des œ uvres
de John C age et de tous les auteurs
influencés par l’école am éricaine.
La jo u rn ée la plus passionnante
sera sans doute celle qui a été réser­
vée à l’étude des problèm es de l’in­
tégration de l’hom m e à la vie
m oderne. La co n féren ce de M ichel
Ragon fera le p oint du ra p p o rt
hom m e-collectivité de dem ain.
L’enjeu de Sigma, m algré d’ine-
vitables lacunes et des apriorism es
partiaux, est clair: c ette m anifes­
tation constitue en F ran ce la pre­
m ière tentative raisonnée et systé­
m atique en vue de dégager les
term es d 'u n bilan évolutif. La maison du futur de Paul Maymont.
Pierre Restany.

179
Architecture
dessins de villes futures proposés à LA N O U V E L LE A R C H IT E C T U R E Schoffer, le c ré a te u r du sp atio ­
New Y ork, les architectes réunis ont dynam ism e et de l’idée des « villes
d éto u rn é les yeux en parlan t de T out cela m ontre qu’une architecture cybernétiques»; W alter Jonas, auteur
visions utopiques et de cauchem ars. parallèle est en train de se form er. d ’un projet de « villes entonnoirs », et
Puis ils se sont rassurés en concluant D es chercheurs, ju sq u ’à présent Ionel Schein, qui construisit en 1956
que nous allions en trer de toute isolés, se sont aperçus q u ’il existait le prem ier p rototype de m aison en
m anière dans un « âge d ’or de l’arch i­ des lignes de force, des convergences m atières plastiques. Le G IA P n’est
tec tu re » et que nous nous dirigions d ’idées et de style et que celles-ci évidem m ent pas ferm é à ses seuls
vers « un nouvel hum anism e ». avaient plus de chance de s’im poser m em bres fondateurs, mais il n’entend
g roupées q u ’isolées. D ’où des ré u ­ réunir néanm oins q u ’un nom bre
Ce n ’est p o u rtan t pas vers un nouvel nions et l’idée d ’un groupe. M on lim ité de techniciens divers p réoc­
hum anism e que l’on se dirige, mais livre, Ou vivrons-nous demain? publié cupés de prospective architecturale.
vers un fantastique technologique chez R obert Laffont en 1963, ayant C ’est ainsi que E douard U tudjian,
déjà défini, dessiné, calculé p a r les été le catalyseur des recherches diffé­ au nom du GECUS (G roupe d ’Etudes
m eilleurs ingénieurs. Ces derniers rentes d ’a rch itectu re prospective et et de C oordination de l’U rbanism e
sont en train de se grouper en E urope ayant d ’ailleurs lancé cette idée, souterrain), a adhéré l’un des p re ­
(Le Ricolais, Makowski, du C hateau) alors absolum ent nouvelle, d ’une m iers au G IA P , l’urbanism e so u ter­
com m e en A m érique (B uckm inster, a rch ite c tu re prospective et d ’un rain — que nous avons présenté dans
F uller et différentes p ersonnalités fantastique qui ne soit pas gratuit ou Planète (n° 21, m ars-avril 1965) —
réunies par le critique d’art Sam seulem ent plastique, mais avant tout étan t le com plém ent naturel de
H um er). L’Institut tech n iq u e et plas­ technologique, les m em bres fonda­ l’urbanism e spatial d ’un F riedm an,
tique de R echerches sur les Voiles teurs du G IA P m ’ont élu président d ’un Schoffer ou d ’un M aym ont.
p réten d u es fait depuis plusieurs du G roupe, alors que G eorges Patrix, Parm i les m em bres du G IA P , éga­
années, en F rance, sous l’im pulsion leader de l’arch ite c tu re industrielle lem ent, G uy R ottier, de N ice, au teu r
de l’ingénieur et arch ite c te R ené en F rance et du colorism e arch ite c ­ de projets d ’une « maison volante » et
Sarger, un rem arquable travail. Enfin tural, en était nom m é secrétaire de « m aisons sur fil »; Biro et F erm er,
le G ESSA S (G ro u p e d ’E tudes so­ général; les cinq autres m em bres auteurs d’un projet de « ville en X »;
ciales du Syndicat des A rchitectes de fondateurs du G IA P étan t Yona A rth u r Q uarm by, spécialiste anglais
la Seine) s’est fondé en mai dern ier Friedm an, qui lui-m êm e fonda en des m atières plastiques; Jacques
à Paris, au m om ent m êm e où s’orga­ 1958 le G ro u p e de l’A rchitecture B ardet, lauréat du concours pour les
nisait le G IA P (G roupe in ternational m obile; Paul M aym ont, a u te u r de M aisons individuelles du D istrict de
d ’A rc h ite ctu re prospective). projets de villes suspendues; N icolas la Région de Paris; Januz D eryng,
inventeur des «garages noyaux»;
C hanéac, à la fois p eintre et au teu r
de cellules habitables; le scénographe
Jacques Polieri; le sculpteur Szekely;
le p eintre Jam es G u itet; le p h o to ­
graphe L ucien H ervé; le critique
d ’art bien connu des lecteurs de
Planète, Pierre Restany. C ’est dire
que ce groupe n’est surtout pas uni­
quem ent un groupe d’architectes,
mais entend réu n ir tous ceux qui
travaillent à la création et à la p ro ­
m otion d ’une prospective.
Un nouveau livre vient de paraître
dans la collection « C onstruire le
M onde» (L affont, éditeur): les
Visionnaires de ï Architecture, qui est
consacré à q uatre des fondateurs du
G IA P (Jonas, F riedm an, M aym ont,
Schoffer). Pour la prem ière fois sont
rassem blés des textes clefs de la
prospective arch itectu rale, n otam ­
m ent les parties essentielles de la
Près de la ville ancienne, musée d ’une civilisation dépassée, thèse sur l’a rch itectu re m obile de
Friedm an, qui n’avaient été rép an ­
la cité-entonnoir, par Walter Jonas de Zurich.
due p our l’instant que ronéotypées.

180
A voir
Le texte sur les Intrahaus de Jonas
avait été publié en langue allem ande, A lexan d re C ald er
SCULPTURE
mais n’avait eu aucune traduction
française. Q uant aux textes de
Schoffer et de M aym ont, ils sont
absolum ent inédits. A ce livre vient
s’ajouter un film de 30 m inutes inti­
Le sculpteur du mouvement
tulé Où vivrons-nous demain? et réalisé De juillet à octobre, l’été 1965 a été dominé par l’affirmation d’une
par Jean H erm ann pour les m inistères présence exemplaire à bien des points de vue: celle du sculpteur
de l’É ducation nationale et de la Alexandre Calder dont la rétrospective au Musée national d’Art
Jeunesse et des Sports. Les A c tu a ­ moderne constitue l’événem ent le plus marquant d’un calendrier
lités G aum ont ont égalem ent diffusé parisien pourtant plus que surchargé en fin de saison.
dans leurs salles un rem arquable
court m étrage de Jacques C aum ont, 11 n 'est pas indifférent de noter que tive, l’ingénieur devient poète et le
les Architectes prévisionnaires. Enfin, l’axe des m anifestations artistiques sculpteur urbaniste. Venus des
une exposition de Douze Villes pros- parisiennes s’est très nettem ent horizons les plus divers du m onde de
pectives a été présentée à Paris le d éplacé cet été vers la sculpture et l’art, nom breux sont les tém oignages
3 juillet au siège de la C om pagnie l’a rch ite c tu re , vers les problèm es qui illustrent cette prise de conscience
de Saint-G obain à Neuilly, puis à d’intégration de la form e et d ’oc­ collective.
Royan et à Bordeaux. Elle d ém ontre cupation pluri-dim ensionnelle de Sim ultaném ent, à la suite des initia­
que l’histoire de l’architecture ne l’espace. P arallèlem ent à la crise de tives des galeries, le program m e des
s’arrête pas à Le C orbusier com m e l’im age plane et de la peinture de m usées parisiens s’inscrivait dans ce
on voudrait nous le faire croire. chevalet classique, toute une re ­ m ouvem ent. Le M usée des A rts
D epuis les pionniers des années 25, cherche de synthèse s’est développée décoratifs a partagé ses salles en
l’arch ite c tu re é ta it en effet réso­ com m e un dépassem ent nécessaire trois m anifestations significatives de
lum ent rétrospective. T o u t ce qui de l’esthétique dogm atique. Elle cette convergence: le Pavillon de
s’est c onstruit à travers le m onde prend appui sur la pensée libre, M arsan honore O scar N iem eyer,
depuis 1945, ou presque, est en fait l’im agination « prospective » des l’a rch ite c te de Brasilia; trois de nos
une application des déco u v ertes des a rch itectes et des sculpteurs. Dans la plus ém inents sculpteurs c ontem ­
années 25. H eureusem ent, notre form ulation de propositions d ’espace porains, C ésar, Roel d ’H aese, Tin-
tem ps a, lui aussi, ses « co n tem ­ offrant à l’hom m e un cadre nouveau guely; et enfin accueille un vaste
p orains du futur» p our rep ren d re un de vie sociale, spirituelle et affec­ p a n o ram a de la recherche architec- 1 ^ “
slogan de Planète. Et ce sont ceux-
ci qui sont réunis aussi bien dans le
G1AP que dans l’exposition des Douze
Villes prospectives, dans le livre les
Visionnaires de l ’architecture, dans les
films les A rchitectes prévisionnaires et
Où vivrons-nous demain? Un m ouve­
m ent est donc sérieusem ent am orcé.

M ais cela est loin de plaire à ceux


qui p ré fè re n t la rétrospective à la
prospective. D es pressions ont été
exercées p o u r que l’exposition des
Douze Villes ne puisse avoir lieu en
m êm e tem ps que le C ongrès de
l’UIA rassem blait à Paris trois mille
arch itectes venus de tous pays. On
com prend pourquoi. Ces m anœ uvres
ont été inopérantes, m ais elles ont
réussi à to rp iller le sém inaire Où
vivrons-nous demain? qui devait se
ten ir au mois d ’août à D ieulefit,
au dernier m om ent le Conseil général
de la D rôm e et la m airie de M onté-
limar ayant retiré leurs subventions.
Michel Ragon.

181
Sculpture
turale française. Sous le titre de Né dans un faubourg de Philadelphie puis dire, la poursuite d ’un équilibre
«B abel 1965», un groupe d’artistes en 1898, fils et petit-fils d e sculpteurs, structurel à la base, d ’un enracine­
présente au M usée G alliera diverses lui-m êm e ingénieur-m écanicien de m ent des formes m étalliques, d ’une
propositions d ’intégration a rch ite c ­ form ation, C ald er d ébarque à Paris occupation du sol. Après l’essor de
tu rale. Le M usée Rodin, siège tra d i­ en 1926. Il y présente au Salon des ses branches et l’envol de ses folioles,
tionnel du Salon de la Jeune Sculp­ H um oristes une série de jouets le grand arbre caldérien, tel un chêne
ture, a ouvert ses jard in s à une anim és à base d ’objets trouvés qui de N ouvelle-A ngleterre, assoit son
im portante anthologie de la sculpture constituent les prémisses d ’une sculp­ tronc et fixe ses racines. Ainsi se
am éricaine c ontem poraine, tandis ture « pop » avant la lettre. Il se fait développera chez C alder, en pleine
que se m ultiplient dans les galeries rapidem ent connaître par ses portraits harm onie, le dualism e de la re ­
privées les expositions individuelles en fils d ’acier (Joséphine Baker). Il se ch erch e: très vite débarrassés de
de sculpteurs « prospectifs » (les lie d ’amitié avec Pascin, Miro, Arp, leurs m oteurs, c ’est dans l’aérody-
« dem eures» d ’É tienne M artin à la D ucham p et com m ence sa fam euse nam ism e de leurs plaques et le calcul
galerie B reteau et chez M ichel série du Cirque. Ses prem iers débuts exact de leurs points d ’équilibre que
C outurier; les propositions spatiales parisiens inaugurent une double car­ les m obiles tro u v ero n t leur aérienne
de C havignier chez Beno d ’In c elli; rière à la fois parisienne et new- liberté, sensibles au m oindre souffle;
projet d ’un m onum ent com m ém oratif yorkaise, m enée au rythm e d ’une tandis que les pièces fixes, les « sta-
de l’im m igration clandestine juive en incessante pérégrination de part et biles», évolueront vers une cons­
Israël, les «M aap ilim » de M arc d ’autre de l’A tlantique. Vite lassé de truction structurelle de plus en plus
Scheps à la G alerie J). la frénésie des villes, C alder émigre m onum entale, forte et élégante.
à la cam pagne et, aujourd’hui, c’est
UN IN G É N IE U R PR É C IS dans le C o n necticut (R oxbury) et en Les deux partis pris parfois se re n ­
T ouraine (Saché) q u ’il travaille. c o n tre ro n t: l’exem ple le plus célèbre
C ’est dans un contexte aussi n et­ est la grande pièce du Palais de
tem ent o rienté que prend to u te sa UN C O STA U D l’U N ESCO à Paris, dont la partie
valeur la rem arquable exposition supérieure est articulée, la base étant
C alder organisée p a r le M usée Vers 1932 apparaissent les prem iers fixe. Insensible aux rem ous de la
national d ’A rt m oderne, en collabo­ «m obiles», constructions anim ées à petite histoire, C alder a m ené éga­
ration avec le M usée G uggenheim base de form es simples se déplaçant lem ent sa double carrière sur le
de New Y ork. D ’abord parce q u ’elle dans l’espace: une sculpture du m ou­ plan géographique; la rivalité Paris-
est le signe, com m e le note Jean vem ent, plutôt que de la m atière. N ew Y ork ne l’a pas a tte in t: il se
Cassou, « d ’une bonne entente qui C ertains de ces mobiles anim és par situait d ’em blée à un autre niveau,
nous a perm is de céléb rer la m êm e des m oteurs et qui em pruntent leur celui de la qualité, celui de la
année, des deux côtés de l’océan, un morphologie de base à la géom étrie poésie. M arcel D ucham p em ploya le
des grands créateu rs de l’art de notre lyrique d’un M iro et d’un A rp évo­ p rem ier le term e « m obiles » à propos
tem ps, qui fait au tan t hon n eu r à son quent, à plus de vingt ans d’avance, des élém ents aériens de C alder. A rp
pays d ’origine q u ’à l’École de Paris ». les prem iers essais de Tinguely. Il y devait a contrario appeler « stabiles »
Pour l’occasion, voilà C alder faisant a beaucoup de C alder dans Tinguely, les sculptures fixes: C alder m éritait
figure de L afayette ou plutôt de Ben­ et l’on s’aperçoit aujourd’hui que le bien de tels parrains.
jam in F ranklin de l’art actuel! sculpteur suisse ne s’est entièrem ent Pierre Restany.
Ensuite, parce que c ette œ uvre, dont libéré de l’influence de l’A m éricain
il nous est donné pour la prem ière qu’à une date fort récente, dans ses
fois de voir l’entier développem ent dernières œ uvres m onum entales
et que nous pouvons situer ainsi dans exposées au Pavillon de M arsan, où le
son cadre historique, préfigure à m ouvem ent est magnifiquem ent inté­
chacun de ses m om ents le souci gré à l’architecture des formes.
m ajeur de la sculpture c ontem po­ Tinguely, reprenant le problèm e du
raine: l’intégration spatiale. C alder m ouvem ent où C alder l’avait laissé,
y répond à la fois par l’aérodyna- a su aller au-delà et d o n n e r à sa
m isme pu r de ses balanciers et par créatio n une dim ension supérieure.
le très exact contrôle de ses stru c ­ Si C alder a abandonné le problèm e
tures articulées. de l’anim ation m écanique au profit de
Com blé d ’honneurs et de gloire, l’aérodynam ism e pur, c ’est que ce
grand prix de Sculpture à Venise « costaud à l’âm e de rossignol », tel
dès 1952, C alder dem eure égal à que l’a superbem ent défini M iro,
lui-m êm e, ingénieur précis et génie obéissait aussi à une autre préoc­
habité, un hom m e aux pieds sur cupation fondam entale de sa nature:
terre et au destin dans les étoiles. le contrôle des volumes à l’arrêt, si je

182
A voir
La terre devient un arsenal
Savoir que les grandes puissances ont la possibilité, avec leurs usines de séparation isotopique am é­
armes nucléaires, de détruire en partie ou en totalité la planète ricaines consom m ent a u tan t de co u ­
est une situation inconfortable à laquelle l’humanité a fini par rant q u ’en produit la F rance. Tel est
s’habituer. Mais deux faits nouveaux sont venus, au cours des le pari technique q u ’ont gagné les
derniers mois, renforcer l’angoisse que fait peser sur le monde Chinois. C ertes, il sem ble q u ’ils
aient disposé au d épart d ’une unité
l’existence des armes modernes. Il y a eu l’explosion de la deuxième
pilote, c ’est-à-dire d ’un ensem ble
bombe atomique chinoise et l’utilisation de produits chimiques au com presseur - diffuseur que leur
Viêt-nam par les Américains. C ’est là un fait nouveau qui oblige auraien t donné les Soviétiques. Il
En faisant exploser une deuxièm e à réviser bien des notions adm ises. n ’en reste pas m oins q u ’ils sont
bom be atom ique, les C hinois ont Ju sq u ’à présent, on croyait que la venus à bout de cette réalisation
prouvé que l’arm e nucléaire n’était mise au p oint de telles arm es n’était jugée très au-dessus de leurs m oyens.
plus et serait de m oins en m oins le à la p o rtée que d ’une très grande Les conséquences et les im plications
m onopole de quelques grandes puis­ puissance industrielle et que, par d ’une telle réussite sont très im por­
sances. En utilisant des gaz inca- conséquent, le club atom ique serait tantes. B eaucoup de pays qui n’osaient
pacitants, les A m éricains ont brisé encore très longtem ps un club ferm é. ten te r l’aventure atom ique envisagent
le tabou qui frappait d ’in terd it l’em ­ C ertes, la C hine n ’est pas un quel­ a u jo u rd ’hui cette possibilité avec un
ploi des arm es chim iques et b a cté ­ conque pays. Elle possède des res­ regard neuf. Il existe, en effet, des
riologiques. On entrevoit aujourd’hui sources énorm es et effectue un voies plus aisées po u r construire des
la possibilité d ’un m onde dans lequel effort de développem ent gigantesque. arm es atom iques. Les C hinois ont
vingt ou tren te pays a u ro n t un Mais elle s’est fixé un program m e choisi la voie de l’uranium parce
arsenal atom ique et où to u t conflit nucléaire très ambitieux, prouvant par q u ’elle conduit d irec te m en t à la
en traîn era l’em ploi d ’arm es chi­ là même que de plus petits pays pour­ bom be H.
m iques de plus en plus redoutables. raient m ener à bien des program m es M ais, dans cette voie m êm e, on peut
D iscuter les im plications politiques plus limités. progresser à m oindres frais si on
ou m orales d ’une telle situation La C hine a réalisé ce que l’on consi­ lim ite ses am bitions à la constitution
n’est pas notre rôle; nous nous d é rait com m e im possible: construire d ’un très p etit stock. On peut, tout
co n ten tero n s de l’analyser d ’un point une usine de séparation isotopique d ’abord, utiliser la séparation électro­
de vue technique et objectif. p o u r se p ro c u re r de l’uranium 235. m agnétique, technique qui a fourni
11 s’agit là du summum de la techno­ aux A m éricains l’uranium de la
QUI N ’A U R A PAS SA B O M B E? logie nucléaire. Le procédé consiste bom be d ’H iroshim a. Ce p rocédé ne
à faire passer des m illiers de fois du fournit que des petites quantités,
L orsque la prem ière bom be chi­ gaz d ’hexafluorure d ’uranium à tra ­ m ais sem ble plus aisé que la diffu­
noise explosa le 16 octo b re 1964 près vers des b arrières de diffusion pour sion gazeuse qui, seule, assure une
du lac L op N or dans le Sin-Kiang, sé p a re r 0,7 % d ’uranium 235 de p ro duction im portante.
les experts s’em pressèrent de p ré ­ 99,3 % d ’uranium 238 non fissile.
ciser q u ’une explosion n ’était pas Les difficultés techniques d ’une telle OÙ EN SER O N S-N O U S DA NS
une bom be, q u ’il y avait loin de la entreprise sont effrayantes. Pour D IX ANS?
mise au point d ’un engin rudim en­ nous, Français, un nom les résum e:
taire à la c onstitution d ’un arsenal P ierrelatte. A rc h ite ctu re , technique On parle aussi én o rm ém en t de
atom ique. L ’explosion de la seconde du vide, résistance des m atériaux, l’u ltracentrifugation. Ce procédé
bom be chinoise réduit à néant ces usinage de précision, chim ie, dans sem blait p résen ter des difficultés
explications rassurantes. Le m onde tous les dom aines il faut réaliser technologiques insurm ontables; mais
sait a u jo u rd ’hui que la C hine aura des prodiges. L ’ensem ble coûte des les progrès réalisés grâce aux te c h ­
des bom bes H en 1970 ou m êm e m illiards de francs actuels et dévore niques spatiales en m atière de résis­
avant. une quantité énorm e de courant. Les tance des m atériaux auraient pu iw -

183
Politique
p erm ettre de m aîtriser c elte tec h ­ po u r é tu d ie r les m esures que les cholinestérase, nécessaire à la tran s­
nique. Le fait est que, depuis un an, États-U nis pou rraien t prendre pour mission de l’influx nerveux. T ous les
les A m éricains ont classé secret ce éviter la dissém ination des arm es circuits nerveux de l’organism e sont
sujet: ce n’est certainem ent pas nucléaires. bloqués, l’individu m eurt dans d ’h or­
sans raison. Une ultracentrifugeuse C om m ent vit-on sur une T erre où ribles souffrances. Les A m éricains
capable d ’isoler l’uranium 235 m ettrait cohabitent une vingtaine de puis­ — et les autres puissances — ont
la bom be atom ique à la p ortée des sances nucléaires, c ’est un des p ro ­ « perfectionné » le tabum, arrivant à
pays m odestes. M ais on fait éga­ blèm es m ajeurs de l’hum anité, un des gaz com m e le sarin, dix fois plus
lem ent d ’excellentes bom bes a to ­ problèm e q u ’il faut avoir le courage efficace que l’ypérite et qui tue en
m iques avec du plutonium . Que d ’envisager dès a u jo u rd ’hui, to u t en une m inute après une seule inha­
faut-il p our avoir du plutonium ? espérant q u ’il ne se posera jam ais. lation. Il s’agit évidem m ent de gaz
U ne pile atom ique tran sm u tan t l’u ra ­ incolores, inodores et qui peuvent
nium en plutonium et une usine LES « BONS » ET LES tu er p a r sim ple absorption d e r­
chim ique pour extraire ce plutonium «M A U V A IS» G A Z m ique. Il existe, en fait, une grande
des barreaux d ’uranium irradiés dans variété de tels produits. C ertains
les piles. Plus de secret ici. Les « Pensez-y toujours, n’en parlez sont volatils, d ’autres s’utilisent
procédés sont p arfaitem ent connus. jam ais»; to u te s les nations sem blent sous form e d ’aérosols, tel ce com ­
La réalisation est difficile, mais ne s’être fixé cette règle en m atière posé phosphoré mis au point en
présente pas de difficultés m ajeures, d ’arm es chim iques et b actério lo ­ Scandinavie et dont deux milli­
co m p arée à la séparation isotopique giques. En ce dom aine, les recherches gram m es sur la peau sont m ortels.
de l’uranium par diffusion gazeuse. et les d écouvertes n’ont pas cessé Ces arm es effrayantes sont o p é ra ­
D e telles réalisations sont à la depuis cinquante ans. T outes les tionnelles. Aux É tats-U nis, des m is­
p o rtée d ’à peu près toutes les puis­ grandes puissances ont réussi à siles sont déjà prêts à être arm és
sances industrielles: C anada, Suède, m ettre au point une panoplie allant avec des obus à gaz. Point n’est
Italie, Japon, Suisse, Inde, A ustralie, du gaz lacrym ogène aux plus te r­ besoin d ’un réseau d ’espionnage
A llem agne de l’O uest, Israël, Bel­ ribles gaz des nerfs. pour savoir que l’A m érique n ’est pas
gique, H ollande, etc., dans des délais T ous les gaz, en effet, ne sont pas le seul pays à posséder un tel arsenal.
variant de un à cinq ans. E ntendons- m ortels. Il existe tout d ’abord des F ranchissant encore un degré dans
nous bien. N ous ne disons pas que gaz lacrym ogènes « am éliorés». Ainsi l’h orreur, on arrive aux arm es bac­
ces pays construisent des arm es nu­ les A m éricains ont utilisé au Viet­ tériologiques. Ici encore la panoplie
cléaires, nous disons q u ’ils en ont la nam trois sortes de ces produits: com porte une savante graduation.
possibilité. le DM qui produit un peu les m êm es D epuis le cham pignon parasite qui
O r on crain t que la bom be chinoise effets que le poivre et provoque en d é tru it les récoltes, ou le virus de
n’ait un effet d ’em ballem ent. Indiens o utre des nausées; le CN qui attaque la grippe, ju sq u ’aux protozoaires
et Japonais sont beaucoup plus tentés les yeux, les voies respiratoires et d o n n an t la dysenterie ou la m alaria,
de lancer un tel program m e depuis provoque des dém angeaisons; et le ju sq u ’aux bacilles pouvant tran s­
que leur puissant voisin est devenu CS dont l’action est assez voisine, m ettre la peste et le c holéra et aux
une nation atom ique. Une réactio n mais dont l’effet dure une dizaine virus provoquant des encéphalites,
en chaîne risque de se pro d u ire. Si de m inutes. les arm es sont prêtes.
l’on veut bien re g ard e r l’avenir non Plus subtils sont les gaz qui agissent Ces arm es sont relativem ent bon
pas à cinq, m ais à dix ou quinze ans sur le psychism e des com battants. m arché et faciles à fabriquer. L eur
d ’éch éan ce, la liste des candidats Les A m éricains ont ainsi le LSD 25, efficacité dépasse celle des bom bes
possibles au club atom ique s’allonge com posé de psylocibine et de m esca­ nucléaires. Un bo m b ard ier B 52
singulièrem ent. La plu p art des pays line, qui provoque des hallucinations peut, avec une bom be de 20 m éga­
du T iers M onde n ’ont pas actu el­ (Voir Planète, n° 22: Les drogues, tonnes, raser 250 kilom ètres carrés,
lem ent les techniciens nécessaires; clés de l ’enfer ou du ciel), et le BZ qui tu an t 98 % de la population. Selon
mais de tels techniciens s’im portent plonge les individus dans un état de les chiffres publiés p a r la revue
et se form ent. Ici encore le p h én o ­ prostration com plète. Missiles and Rockets, ce m êm e bom ­
m ène d ’em ballem ent risque de jo u er. A l’échelon supérieur, enfin, on bardier peut, avec des arm es chi­
Bref, on doit a u jo u rd ’hui envisager arrive dans le dom aine des gaz m iques, tu e r ou annihiler 30% de la
com m e une éventualité des plus vrai­ de com bat destinés à tuer. Ici les population sur une m êm e superficie.
sem blables q u ’une vingtaine de pays progrès accom plis depuis l’ypérite de M ais, avec des arm es bactério lo ­
auron t des arm es nucléaires dans la G ran d e G u e rre sont p roprem ent giques, 200 kg suffisent à frapper
une décennie. C ette éventualité est terrifiants. L ’invention de base en ce 25 à 75 % de la population sur une
prise tellem ent au sérieux que le dom aine est allem ande et rem o n te à superficie de quelque 100 000 kilo­
p résident Johnson a créé un com ité 1936. Le gaz tabum, mis au point par m ètres carrés. T elle est l’effroyable
spécial présidé par l’ancien sous- le chim iste G erh ard S chrader, agit puissance de ces arm es faciles à se
secrétaire à la D éfense, G ilpatric. en n eutralisant une enzym e, l’acétyl- p ro c u re r, répétons-le.

184
A savoir
LA T EN TA TIO N DE L ’ESCALAD E le p e tit individu d ont la capacité
crânienne (environ 700 cm 3) est to u t
P o u r p a rer à c ette terrib le m enace,
PALÉONTOLOGIE juste la m oitié de la nôtre. Ils
les É tats décidèrent, p a r un accord veulent n’y voir q u ’une variété
explicite — accord de G enève — ou d ’A ustralopithèques. L eakey n’est
tacite, de n’y pas recourir. M ais on Notre arbre généalogique pas d ’accord. Le crâne de son fossile,
voit q u ’il existe ici un phénom ène de bien lisse, ne porte pas la crête
se complique sagittale caractéristiq u e des A u stra ­
dissém ination q uant aux effets de ces
arm es. B annir le sarin des cham ps de lopithèques. Il paraît certain que cet
bataille, to u t le m onde l’adm et. Il y a un an, le D r Leakey je ta it une ê tre avait la station verticale. Sa
M ais p ourquoi co n d am n er les gaz bom be dans le m onde des a n thropo- m ain, beaucoup plus évoluée que
incap acitan ts et pas le napalm ? Le logistes en donnant le « titre» d 'Homo celle du singe, était apte à saisir
général am éricain J.H . R othschild à à un fossile d a ta n t de 1 700 000 ans: et à fabriquer. De fait, au to u r de
pu soutenir dans un ouvrage récen t l’Homo habilis (Voir le Journal de son Homo habilis L eakey a trouvé
que l’arm e chim ique était une arm e Planète, n° 18). Et voilà que, cette des restes de « pebble culture », c ’est-
hum anitaire. année, une nouvelle bom be éclate, à-dire des galets dont un bord est
C onfusém ent, to u t individu sain sent française, c ette fois. Un jeu n e c h er­ som m airem ent aiguisé. C ’est là l’in­
le terrib le engrenage dans lequel ch eu r du C .N .R .S., Yves C oppens, a dustrie la plus prim itive que nous
l’hum anité risque de m ettre le doigt. d écouvert dans une falaise perdue connaissions, m ais c ’est déjà une
P ourquoi a cc ep te r le gaz nauséeux et dans les sables du T chad un fossile industrie. Et c ’est à cause d ’elle
pas le gaz hallucinogène ou incapa- d atan t d ’un m illion d ’années. Provi­ que L eakey a baptisé son fossile
citant? P ourquoi a ccep ter le gaz soirem ent, il l’a baptisé Tchadan- Homo habilis.
incap acitan t et pas le virus de la thropus — H om m e du T chad —, ce
grippe? A insi, en une im placable qui ne préjuge pas de sa situation LE T C H A D A N T H R O P U S :
escalade, la guerre bactériologique dans notre arbre généalogique. - 1 000 000 D ’A N N É ES
et chim ique to ta le ferait b ientôt son Il n’en est pas m oins vrai que, par
apparition. sa m orphologie, ce crâne ne p araît Yves C oppens, lui, n’a pas encore
Avec la guerre du V iêt-nam , les guère différent de celui de YHomo fait autant de découvertes. A u to u r
arm es chim iques et bactériologiques habilis. Son volum e est assez sem ­ de son crâne fossile, il a bien trouvé
ont-elles fait leur véritable apparition blable à celui du fossile de Leakey, la flore et la faune de l’époque — élé ­
sur les cham ps de bataille, ont-elles et son front élevé en fait un être phants, hippopotam es, antilopes,
surm onté c ette m alédiction générale plus évolué que les A ustralopithèques. to rtu es —, mais il n ’a pas réussi a
qui les frappait? Nul n ’ose répondre d écouvrir la fam euse « pebble cul­
à cette question. LE P IT H É C A N T H R O P E : tu re» . Il est vrai q u ’il n ’a pas
C ette triste affaire aura eu le m érite, - 400 000 ANS encore exploré to u te la falaise
à to u t le m oins, de faire prendre d ’A ngam m a, « patrie » du T chadan-
conscience à l’opinion publique A vant la déco u v erte de ces deux thropus, alors que L eakey fouille
m ondiale d ’une réalité que l’on se fossiles, le plus ancien Homo connu sans relâche depuis des années les
cachait: tous les pays pensent à la n’avait pas plus de 400 000 ans. Il gorges d ’Oldow ay, berceau du Z in­
guerre chim ique et bactériologique s’agit du P ithécanthrope (ou Homo jan th ro p e et de YHomo habilis. Et si,
et la p ré p are n t. Pour horrible q u ’elle erectus) d ont le prem ier rep résen tan t comm e il y paraît, le T chadanthropus
soit, c ette éventualité doit être fut trouvé à Java en 1891. Et avant appartient au m êm e stade d ’évolution
regardée en face. Ce n ’est sûrem ent lui? N ous ne connaissions que les que YHomo habilis il est vraisem ­
pas en niant la réalité de ces arm es A ustralopithèques, découverts en blable q u ’il a été, lui aussi, l’artisan
q u ’on en p réviendra l’utilisation. Afrique, âgés de quelque 700 000 ans. d ’une industrie prim itive que des
D ans to u te action hum aine, les côtés M ais eux ne m éritaient vraim ent pas fouilles ultérieures m ettront peut-être
positifs et négatifs, bons et m auvais, le rang d 'Homo; tout au plus étaient- au jo u r. D ’ailleurs, de la « pebble
sont indissolublem ent liés. Le p ro ­ ils des hom m es-singes. culture », Yves C oppens en a trouvé,
grès des sciences et des techniques D éjà, en 1958, Leakey avait sem é la mais dans d ’autres régions du Tchad...
plus que to u t au tre phénom ène p o rte p e rtu rb a tio n en d écouvrant un A us­ où il n’a trouvé aucun crâne. Indus­
cette double m arque. L’arm e m o­ tralo p ith èq u e, baptisé Z injanthrope, trie d ’un côté, crâne de l’autre, les
derne, cet aspect m audit de la science, qu’il datait de 1 750 000 ans. B ruta­ deux sans doute vont de pair, m ais la
existe. Elle présente une m enace pour lem ent, la p réhistoire de l’hum anité preuve serait plus rigoureuse si la
l’hum anité. Aux hom m es de connaître reculait d ’un million d ’années; mais « pebble culture » apparaissait à
c ette m enace et de p re n d re à tem ps ce n’était rien à côté des rem ous que A ngam m a.
les m esures de sauvegarde de l’espèce devait c rée r l’a p parition de YHomo Quoi q u ’il en soit, d ’ores et déjà et
qui s’im posent. habilis. La plupart des anthropolo- en dépit de son appellation p rudente,
François Derrey. gistes refusent de voir un Homo dans le T chadanthropus soulève les mêmes

185
Paléontologie
questions que YHomo habilis. D ans Puis le décryptage com m ença. La
sa com m unication à l’A cadém ie des m éthode adoptée consiste à briser
sciences, Yves C oppens n’hésite BIOLOGIE ; la m olécule en ses constituants, puis
d ’ailleurs pas à écrire: «Si le genre ----------------------------------------------------------------- ----------- - J
à reco n stitu er le puzzle. Elle est
paléontologique Homo est défini voisinne de celle qui, il y a quinze
com m e nous l’envisageons, le T cha- ans, p erm it au d o c te u r F red Sanger
danthropus est déjà très p ro b a ­
Le code génétique :
d ’ob ten ir le prix N obel p our avoir,
blem ent un H om m e. » nouveaux progrès le prem ier, établi la stru ctu re d ’une
protéine, l’insuline.
L 'HOMO H A B IL IS: Pour la prem ière fois, cette année, C om m e tous les acides nucléiques,
- 1 700 000 ANS une équipe de c hercheurs am éricains lA .R .N . étudié se présente com m e
est parvenue à établir la stru ctu re une succession de q uatre bases (ou
Au m om ent où Y. Coppens présentait de la séquence com plète d ’un acide nucléotides): l’adénine, l’uracile,
cette com m unication, L eakey a n n o n ­ nucléique. La prem ière étape est la cytosine et la guanine. C ’est
çait une nouvelle déco u v erte, to u ­ franchie, qui conduit au déchiffrage l’ordre de succession de ces bases
jours dans les gorges d ’Oldow ay. Il du code génétique. Ce résultat décisif q u ’il s’agissait d ’établir.
s’agissait d ’un crâne fossile, co n tem ­ est l’œ uvre de l’équipe de R obert L’opératio n s’est déroulée en plu­
porain de YHomo habilis le plus W. Holley, professeur de biochim ie sieurs tem ps. En sim plifiant, disons
récent, m ais, sem ble-t-il, plus proche à l’université C ornell, d ’Ithaque. q u ’elle consiste à soum ettre succes­
encore du P ithécanthrope. T outefois, L’acide nucléique déchiffré est un sivem ent l’A .R .N . à l’action de
en a tten d an t une nouvelle définition A .R .N . « d e tran sfert» . Com m e son divers enzym es dont chacun est
de YHomo, L eakey d onnait lui aussi nom l’indique, son rôle consiste à connu p our briser la chaîne électi­
un nom provisoire et peu co m p ro ­ tran sfére r les acides am inés contenus vem ent au niveau de telle ou telle
m ettan t à ce nouveau venu: il le dans le liquide cytoplasm ique ju s­ base. En com parant les fragm ents
baptisa « G eorge ». q u ’aux ribosom es, ces m inuscules brisés au niveau de la guanine à ceux
Trois nouveaux fossiles présentés en « fabriques de protéines » de la brisés au niveau de la cytosine, et
un an, et la confusion règne chez cellule. Là, les acides am inés sont ainsi de suite, les chercheurs ont
les anthropologistes! Il y a quelques organisés en p rotéines conform é­ peu à peu « situé » to u tes les bases
années, l’arb re généalogique de nos m ent aux instructions inscrites dans de la m olécule: ils ont identifié une
ancêtres paraissait sim ple: de loin­ l’A .D .N . des chrom osom es, et tran s­ séquence com plète de soixante-dix-
tains aïeux, ni hom m es ni singes, les mises par l’A .R .N . « m essager». sept nucléotides.
A ustralopithèques, nous passions à Il existe vingt acides am inés, et,
notre « g ra n d -p è re » , le P ith éc a n ­ pour chacun d ’eux, trois sortes N E U F ANS D E T R A V A U X
thrope, préd écesseu r im m édiat de d ’A .R .N . « d e tran sfert» , si bien
YHomo sapiens fossile. M ais cette qu’il y a, au total, une soixantaine Ainsi résum ée, l’opératio n paraît
récen te accum ulation de fossiles d ’A .R .N . « de tran sfert» . sim ple. Elle n’en est pas m oins
nouveaux a bouleversé ce beau Celui qui fut étudié p a r H olley est l’aboutissem ent de n e u f ans de
schém a. Voilà q u ’ap p araît un Homo l’un des trois A .R .N . « de tran sfert» travaux. M aintenant que la m éthode
habilis con tem p o rain du plus ancien spécifiques de l’alanine. Il fallut a fait ses preuves, elle p e rm e ttra
des A ustralopithèques, le Zinjan- d ’abord tro u v er le m oyen de l’isoler d ’avancer plus rapidem ent dans le
th ro p e: donc il ne peu t pas en des cin q u an te-n eu f autres. décryptage du code génétique, celui
« d e sc en d re » . L eakey a m êm e te n ­ qui est inscrit dans l’ordre de succes­
dance à penser que le prem ier sion des bases de l’A .D .N .
fabricant d ’outils et d ’arm es a éli­ Le professeur H olley a déjà isolé
m iné le Z injanthrope, m oins « intel­ deux autres A .R .N . « d e tran sfert» ,
ligent » que lui... spécifiques l’un de la tyrosine, l’autre
Par ailleurs, q u ’ils soient ou non de la valine. Il va m aintenant e n tre ­
baptisés Homo, le T chadanthropus, prendre d ’établir leur structure. « En
YHomo habilis et « G eorge » sont co m p aran t ces diverses structures,
m anifestem ent différents des A ustra­ dit-il, nous découvrirons les m éca­
lopithèques. Il faudra bien leur nism es d ’action de ces m olécules
tro u v er une place. Et s’il est vrai essentielles à la vie, et nous pourrons
que l’intelligence qui nous caractérise aussi te n te r d ’en faire la synthèse
prend sa source dans l’action, alors dans nos laboratoires. »
ces artisans prim itifs p o u rraie n t bien D éjà, nous connaissons la structure
re p ré se n ter le prem ier m aillon de la de nom breuses protéines, et, très
chaîne qui conduit à YHomo sapiens. récem m ent la prem ière synthèse de
Claude Giraud. l’une d ’en tre elles, l'insuline, a été

186
A savoir
PARAPSYCHOLOGIE A S T R O N A U T IQ U E

PLANÈTE
ne relève pas Les rationalistes L'avenir appartient
les critiques que nous voulons à l'anti-gravitation
d’ordre philosophique.
L’excellente revue italienne « G ior- Paradoxalem ent, on trouve dans le
Mais un groupe de nale italiano per la R icerca psichica» « M ém orial de l’A rtillerie française»,
« Rationalistes » publie dans son N° de décem bre 1964, publié par l’im prim erie nationale,
page 47, un passionnant texte en des textes véritablem ent révolution­
ayant attaqué certains français: L ’aperçu de l’activité dans te naires. Tel est le cas du travail Rayon­
de nos collaborateurs sur domaine de la parapsychologie en nement et gravitation en relativité
Tchécoslovaquie depuis la Première générale, publié dans le fascicule 2 de
le plan scientifique, Guerre mondiale, par Karel Kuchynka. l’année 1964 par M. J. Hély, ingé­
JACQUES BERGIER Ce q u ’il y a de frap p an t dans ce nieur en c h ef de l’artillerie navale
texte, c ’est que le rationalism e et le M. Hély est un savant ém inent, ancien
répondra, m arxism e n’em p êch en t en aucune élève de l’É cole polytechnique,
au nom de notre équipe, façon les T chèques de faire de la au teu r d ’une vingtaine de notes ou
parapsychologie, alors q u ’avant la com ptes rendus à l’A cadém ie des
dans le prochain numéro. révolution com m uniste l’Église et les sciences et de nom breux travaux p u ­
au to rités s’y opposaient. C e sont des bliés dans d ’autres revues scienti­
rationalistes de ce genre q u ’il nous fiques. Q uelques lignes de l’avant-
faudrait en F rance. propos de son texte p e rm e ttro n t d ’en
C itons, d ’au tre part, une description m esurer l’im portance:
p récise des résultats récem m ent « Il n ’est guère co ntestable que les
réalisée. Si nous parvenons aussi à obtenus en T chécoslovaquie: « P e n ­ solutions ap p o rtées ju sq u ’ici au p ro ­
synthétiser les acides nucléiques, ce d an t les dern ières années, le travail blèm e de 1’astrona.utique sont beau ­
sont les deux constituants essentiels scientifique dans le dom aine de la coup plus propices à un sondage
de la vie que nous aurons réussi à parapsychologie a pris un nouvel balistique du proche univers q u ’à
fabriquer dans nos laboratoires... essor grâce à l’activité du D r M ilan une co nquête réelle de l’espace. Il
Ryzl, biologiste et biochim iste de importe donc d ’étudier attentivem ent
U N E G R IL L E l’institu t biologique de l’A cadém ie le processus de la gravitation dans le
des sciences à Prague. Les parapsy­ cadre de la relativité générale, afin
Sans doute n’en som m es-nous pas chologues sont généralem ent d ’accord de voir s’il n’existe pas, dans ce
encore là. Il reste encore à déchiffrer que, dans ce dom aine de rech erch e, cadre, une possibilité de gravitation
cinquante-neuf A .R .N . « de tra n s­ le contrôle le plus sûr des p h én o ­ para-norm ale (plutôt q u ’anorm ale),
fert », les A. R. N. « m essagers », m ènes PSI est de la plus grande p e rm e tta n t d ’envisager la réalisation
l’A .R .N . ribosom ique et, l’essentiel, nécessité. Le D r Ryzl a réussi à future d ’engins « para-graviteurs » et
l’A .D .N . des chrom osom es. développer une m éthode, par laquelle d’assurer la conquête présum ée pos­
M ais, selon l’im age d ’un biochim iste les sujets peuvent être entraînés à sible de l’espace par une victoire
am éricain, la réussite de H olley a la l’aide de l’hypnose à faire plus faci­ définitive sur la gravitation. »
m êm e po rtée que la d écouverte de la lem ent usage de leur capacité ESP E nsuite, p o u r la prem ière fois, des
pierre de R osette qui, seule, perm it (perception extra-sensorielle) ju sq u ’à m oyens scientifiques de vaincre la
à C ham pollion de déchiffrer les un degré convaincant et en m anière gravitation sont indiqués. A p a rtir de
hiéroglyphes. Sur cette pierre, en c onstante. Ryzl a exécuté p en d an t la th éo rie de la relativité générale
effet, les prêtres de Ptolém ée V plusieurs années des expériences d’Einstein et de la théorie des quanta,
avaient é crit la m êm e sentence en p aragnostiques avec plusieurs sujets M . H ély m ontre l’existence néces­
hiéroglyphes, en dém otique et en traités p a r lui auparavant à l’aide saire dans l’univers d ’un nouveau
grec, fournissant ainsi à C ham pollion de la suggestion sous hypnose, et a phénom ène, le rayonnem ent total,
la « grille » qui lui perm it de pu o b ten ir des résultats significatifs. » g é n é ra lis a tio n du ra y o n n e m e n t
d échiffrer leur écriture. Signalons po u r term in er que le électro-m agnétique, utilisable en
De m êm e, la réussite de Holley D r Ryzl a obtenu en 1963 le prix particu lier po u r la propulsion contre
fournit-elle aux biochim istes la d écerné p a r la fam euse U niversité la gravitation.
«grille» qui leur p e rm e ttra de D uke p our la m eilleure rech erch e en Jacques Bergier.
d échiffrer les hiéroglyphes de la vie. parapsychologie.

187
Astronautique
ACTIVITES PLANETE

Les causeries sous les oliviers: un succès


Dans son numéro 192, de mai dernier, la revue de pédagogie «Vers som m es lancés, l’année dernière,
l’éducation nouvelle», soulignait avec sympathie la tentative de dans cette aventure de la culture au
culturisation des loisirs tentée par le Groupem ent des Français du sein des loisirs en organisant une
XX' siècle qui rassemble, rappelons-le, les Éditions Planète, le
série de conférences, à la dem ande
de G é rard Blitz, d irec te u r du Club
C.A.L. (club de livres « Culture, Arts, Loisirs »), le Club Méditerranée M éditerranée, à C efalù, en Sicile.
et les Jeunesses Musicales de France.
L’a u te u r de l’étude « V acances et c ’est p a r dizaines de m ille que des NOS C R A IN T E S
culture», M. H enri Laborde, écrivait: gens organisent leur périple estival
« Q ue les vacances soient des en fonction de telle ou telle m ani­ A u m om ent où la revue « Vers l’édu­
m om ents favorables à l’éveil cul­ festation culturelle. Ils cach en t sur­ cation nouvelle» a ttirait l’attention
turel et à l’épanouissem ent des to u t un m épris profond pour l’hom m e sur notre expérience, nous nous pré­
personnalités, l’expérience de nos quelconque, m épris co n tre lequel parions à ouvrir le second cycle de
œ uvres nous en a fourni la preuve nous ne cessons de nous élever. ces rencontres sous les oliviers, après
depuis longtem ps.» M algré cette L es qu atre sem aines actuelles de avoir tiré les enseignem ents de l’été
expérience de quelques pédagogues congés payés seront portées dans 1964. N os am bitions é ta ien t im ­
de pointe, les efforts qui ten d en t à les prochaines années à six, puis m enses. N ous voulions am en er dans
dépasser le tem ps des vacances à huit, et cet allongem ent inéluc­ deux villages de vacances, à Aighion
passives dont l’individu n’attend table du tem ps sans travail e n tra î­ (G rèce) et C efalù (Sicile), non pas
qu’un repos béat, p our passer à celui n era un transfert autom atique des un conférencier, mais qu atre ou
du loisir actif où il cherche, au- activités hum aines. Q ue faire de ce cinq spécialistes par question traitée,
delà de joies physiques, un ap p ro ­ tem ps, sinon y satisfaire m ieux les choisis en raison de leur rayonne­
fondissem ent de ses connaissances, aspirations pour lesquelles, depuis m ent m ondial dans leur spécialité.
des satisfactions intellectuelles et toujours, l’hom m e a grignoté sur N ous pouvions, en silence, nourrir
artistiques, sont le plus souvent son labeur, dom iné sa fatigue. N ous quelques craintes. L’entreprise était
considérés avec scepticism e. Les avons toujours cru que les aspirations audacieuse, un peu folle m êm e.
festivals d ’art dram atique ne seraient qui se m anifestaient m algré les
prisés que par une élite, la m asse contraintes surgiraient avec plus de C om m ent ces spécialistes s’expri­
du public n’aspirant qu’à faire la force encore dans la liberté. C ette m eraient-ils devant un public pour
bête p endant q u a tre sem aines. Ces c ertitu d e faisait partie de notre eux inhabituel? C om m ent ce public
jugem ents hâtifs oublient les chiffres: confiance en l’hom m e. N ous nous réagirait-il? N ous attendions de lui,

Face au public de Cefalù, Gérard Blitz, David Schoenbrun, Maurice Siegel, Jacques Mousseau, Louis
Pauwels et Louis Fournier (de g. à d.j.

188
Activités Planète
non seulem ent qu’il soit présent à estim er que l’expérience était sim ple
nos colloques, m ais aussi q u ’il p our eux. Les sém inaires suivants
participe aux débats et fasse de lui- — sur « l’A strologie devant la PARAPSYCHOLOGIE
m êm e la synthèse entre des opinions science» (avec M M . M ichel G au-
que nous avions voulues — p a r le quelin, le professeur Piccardi,
choix des participants — c o n tra ­ A ndré Rabs et P ietro C ragnolini), Le vrai visage
dictoires. N os craintes les plus « la S urpopulation dans le m onde »
fondées se sont trouvées balayées (avec M M . Josué de C astro, G aston de Gustave Roi
par la réussite, dès le prem ier débat B outhoul et G abriel Veraldi), « le
face au public - puis avec lui. M onde fu tu r» (avec M M . F ra n ­
çois de C losets, Pierre de Latil, Joël
U N E SE M A IN E de Rosnay, Jacques B ergier), etc. -
D E L ’IN F O R M A T IO N se sont achevés par le m êm e bilan
positif: intérêt du public, enrichis­
La série a déb u té, c ette année, p a r le sem ent des p articipants. M. G iorgio
colloque sur « l’inform ation dans le Piccardi, de l’Université de Florence,
m onde m oderne». MM. David nous écrivait après le débat sur
Schoenbrun, d irec te u r de la R adio « l’A strologie devant la science » : « J ’ai
Télévision de N ew Y ork, M aurice été très heureux de p articip er à la
Siegel, d irec te u r général d ’E urope table ronde d ’A ighion, devant un
n° 1, Louis F ournier, adjoint au public extrêm em ent intéressé et
d irecteu r de l’« Express », A ccetta, « vivant ». Les interventions ont
ré d ac te u r en ch ef à la R .A .I., Louis été très nom breuses et en général
Pauw els et Jacques M ousseau ont très raisonnables et pertinentes.
confronté leurs idées et leurs expé­ Votre tentative de c o n tact culturel
riences sur le rôle de l’infor­ avec le grand public a réussi et je
m ation et de l’inform ateur, la vous en félicite de tout cœ ur. »
liberté de la presse, l’avenir de C ette seconde série de colloques se
l’inform ation, chacun de ces thèm es term ine ce m ois-ci par une rencontre
ayant occupé une jo u rn ée . Les sur « L ’A rch itectu re de dem ain »
ren co n tres avaient lieu chaque soir (avec notre ami M ichel Ragon et les
à 18 heures. H u it cents personnes arch itectes Jacques C ouelle, Jean
q u ittaien t la plage po u r venir W evler. G eorges Candilis et G om is).
e ntendre d iscuter de ces grandes Nous défrichons un terra in vierge. D ans le num éro 22, nous publiions
questions, et les d iscuter elles- C ette année au ra été, p our le Club un long tém oignage sur « l’incroyable
m êm es ju sq u ’au co u ch er du soleil. M éd iterran ée com m e pour Planète, mage G ustave Roi» (page 115) que
une seconde année expérim entale. nous avait le prem ier signalé notre
M algré le cadre m éd iterran éen — ou N ous songeons à de plus grands ami le cinéaste F ederico Fellini. Roi,
peut-être à cause de lui —, les propos projets. A yant vu en 1965 plus grand qui m ène une vie paisible dans une
se sont toujours tenus au niveau le qu’en 1964, nous avons connu un grande ville de l’Italie du nord,
plus élevé. Ce n’est pas la m oindre plus grand succès. C ette conclusion n’avait jam ais accepté de se laisser
p a rt de ce succès que de grands nous incite à voir plus grand encore. ph o tographier et nous avions dû
responsables de l’inform ation, aux accom pagner n otre étude d ’un p or­
occupations absorbantes, se soient- trait ro b o t réalisé p a r le dessinateur
réjouis d’avoir pris sur leur em ploi Pierre Lafillé. A près avoir pris con­
du tem ps surchargé p o u r vivre cette naissance du ton ob jectif et m esuré
expérience. C ar le public n’est pas de notre enq u ête, des amis de
seul à bénéficier de ces tentatives de G ustave Roi ont pressé ce dernier de
com m unication; le spécialiste, trop se laisser photographier. Nous sommes
enferm é dans son m onde, doit, donc les prem iers à pouvoir présenter
pensons-nous, être enrichi par l’effort un p o rtrait auth en tiq u e de ce p e r­
de vulgarisation qu’il ten te afin sonnage extraordinaire. N ous le
d’être com pris. faisons par un souci d ’inform ation,
et aussi parce que — pensons-
D E PLUS VASTES PR O JE T S nous - , dans tous les cas, une icono­
graphie précise com plétant le texte
Le rôle du jo u rn aliste é ta n t ju ste ­ p erm et au lec teu r de se form er une
m ent de com m uniquer, on peut opinion plus fondée.

189
Activités Planète
L'ENCYCLOPÉDIE PLANETE A DEJA PUBLIC

LES SO C IÉTÉS S E C R È T E S LA PE N SÉ E N O N H U M A IN E NOS PO U V O IR S IN C O N N U S


par René A lleau, par Jacques Graven, par Pierre Duval,
avec une préface de Louis Pauwels et avec une préface de Jacques Lecomte, avec une préface de Rémy Chauvin,
Jacques Bergier. chargé de recherches au C.N.R.A. professeur à la Faculté des sciences
de Strasbourg.
L eurs origines et leurs buts Les d ern ières expériences; les d e r­
Q uel est le sens de l’initiation? nières hypothèses La télép ath ie peut-elle être fondée
Et que d écouvre l’initié? Q ue sait-on a u jo u rd ’hui du psy­ scientifiquem ent?
3 ' édition chism e anim al? Les récents travaux am éricains, so­
2 e édition viétiques, français...
D ’O Ü V IE N T L ’H U M A N IT É ? D es ou v ertu res fantastiques.
par N. A Ibessard, 2 ' édition
T R O IS M IL L IA R D S D ’A N N ÉES
avec une préface de Jacques Bergier. D E VIE
La vision m oderne de l’évolution par A ndré de Cayeux, professeur à la P R O F IL D U F U T U R
Les différentes hypothèses émises Sorbonne, par A rthur C. Clarke,
dans le passé avec une préface de A imé M ichel. avec une préface de Henri Prat, pro­
Le point des derniers travaux. Du cristal à la cellule fesseur à la Faculté des sciences de
2 e édition Les p rem ières étapes du vivant Marseille.
L’évolution ju sq u ’à l’hom m e. L’accélératio n de la science et de
LE CO SM O S ET LA VIE la technique
par Charles-Noël Martin, Les étapes de l’avenir
avec une préface de A imé Michel U ne civilisation nouvelle et un
La vie existe-t-elle ailleurs que sur hom m e nouveau.
la T erre?
Une étude fondée sur les prem ières
preuves recueillies par les savants.
2 e édition

Paraît en septembre

Le mystère
reves
par M ichel, Stevens et Mouffang
avèc une préface d’Aimé M ichel
D es découvertes des psychanalystes
aux travaux modernes
des neurophysiologistes,

est une nécessité biologique,

190
Activités Planète
SEIZE VOLUMES QUI FONT AUTORITE

LES M ÉD ECIN ES D IFFÉR EN TES LA T E R R E , C E T T E IN C O N N U E LES PO U V O IR S D E L ’H Y PN O SE


sous la direction de André Mahé, par François Derrey, par Jean Dauven,
avec la collaboration des docteurs avec une préface de Jean Lombard, avec une préface de Emilio Servadio,
Ménétrier, Claude Le Prestre et Jean vice-président de l’Union internatio­ président de la Société psychana­
Valnet, nale des Sciences géologiques. lytique italienne.
avec une préface de Jacques Mousseau. Ce que nous savons, ce que nous D e M esm er à C h a rco t: l’histoire
La m édecine officielle redécouvre ignorons, ce que nous soupçonnons d ’une science m audite
des techniques oubliées. N otre planète, cet organism e vivant. Psychanalyse, chirurgie, sto m ato ­
Les connaissances m odernes sus­ logie, gynécologie: une technique
citent de nouvelles th érap eu tiq u es au service de la m édecine
M édecine et hom m e total. L’H O M M E ET L ’A N IM A L Du viol des foules à la vraie libé­
2 ' édition par Jacques Graven, ratio n : une contribution à la psy­
avec une préface de Rémy Chauvin, chologie des profondeurs.
professeur à la Faculté des sciences
H IS T O IR E DES M A G IE S de Strasbourg.
par Kurt Seligmann, LES G R A N D E S
Le prem ier chien, le prem ier chat
avec un préface de Jacques Bergier. Q U E ST IO N S JU IVES
Les dom estications oubliées
par Nicolas Baudy,
Les arts divinatoires des anciennes Les candidats à la dom estication
avec une préface de Robert A ron.
civilisations L’hom m e s’est-il dom estiqué?
La révolte de la raison Q u’est-ce que le judaïsm e?
La résurgence du passé. Qui est juif?
L’A S T R O L O G IE D EV A N T Q u ’est-ce que le sionism e?
LA SC IE N C E
par Michel Gauquelin,
avec une préface de A imé Michel.
D ém ystification des horoscopes
N aissance d ’une science nouvelle

Paraît en octobre:

Les Enigmes
de l'archéologie
par L. et C. Sprague de Camp
avec une préface
de Jacques Bergier.
L’Atlantide, Troie,
les Pyramides, Stonehenge,
Angkor, l’île de Pâques, etc.

un cirage global de 800 000 exemplaires


191
Activités Planète
Le quatrième volume de la collection d ’art et d ’histoire
Misa B p p

LES M ETAM ORPHOSES DE L'H U M A N IT É

La Barbarie 4 0 0 / 7 0 0
par
É D O U A R D SA LIN
C’est le temps des grandes invasions
M em bre de l’institu t
P résident de la Société
d ’A rchéologie L orraine, C’est aussi le temps du renouvellement
du M usée H istorique L orrain
et du C entre de R echerches des vieilles civilisations enrichies
de l’H istoire de la Sidérurgie par des apports techniques nouveaux

Aigles / bronze / Grande-Bretagne, Kent / Aigles / bronze avec décor en émail cloisonné /
art anglo-saxon: V l'-V ir siècle / British art mérovingien : fin du Ve siècle / Musée de
Muséum / Lénars. Cluny / Giraudon.

Parution: fin septembre. Un volume grand format 63 F + t .l . 120 illustrations noir et cou leu rs.

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par sa masse de lecture et son nombre
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nationales et la publication de quantité
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dance et la variété des sujets traités et des
angles de vision exigent du lecteur un égal
appétit de connaissance et de rêve, une
curiosité sans limites et beaucoup d’agilité
d’esprit, sans compter des facultés de dis­
crimination □ Savoir est utile, imaginer
est indispensable, rêver est nécessaire,
mais toutes précautions sont prises pour
que les frontières soient visibles entre ces
divers domaines pareillement délicieuxD □

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