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C o m m e nous l’avio ns a n n o n c é ,

PLANETE
ac c u e ille à p a r tir de ce n u m é r o ,
sans a u c u n e d im in u tio n
d u n o m b r e des p ag e s r é d a c tio n n e lle s ,
selon un choix et des e m p l a c e m e n t s
rig o u re u x , les m essag e s p u b lic ita ire s
d es g ra n d e s firm es, afin de p o u v o ir
a u g m e n t e r de fa ço n i m p o rta n te
ses m o y e n s d ’in fo rm atio n ,
sa r e c h e r c h e de d o c u m e n t s e x c e p tio n n e ls
et sa p ré s e n ta tio n .

D e u x n o u v elles é d itio n s é t ra n g è re s
sont en c o u rs d e ré a lisa tio n :
au Brésil en p o rtu g ais,
au Liban p o u r la lan g u e ara b e .

N otre couverture:
T ête en bronze du Bénin L’a u d i e n c e a u j o u r d ’hui m o n d ia le de
(république du Nigeria ),
d atant du x v n i ' siècle. PLANETE
H auteur: 39 centim ètres. la fidélité de ses le c te u rs fran ça is
E lle était destinée en n o m b r e c o n s t a m m e n t cro issa n t
à orner les autels
du culte des ancêtres royaux. ne p e u v e n t q u e n o us e n g a g e r à t e n t e r
de faire t o u jo u rs plus et m ieux.
M usée des antiquités nationales,
Saint-G erm ain-en -L a ye.
9 Les faits maudits, par George Langelaan

2 4 et 98 NOS DOCUMENTS EN COULEUR

L'art fantastique de tous les temps Les civilisations disparues

Le domaine enchanté de Magritte Les Kirdis et leur univers


par Pierre Restany par Ange-Raymond Antonini

3 5 Positions Planète 112 Découverte Planète


Pourquoi la philosophie? Le dessinateur Hans Georg Rauch
par André Amar
115 Chronique de notre civilisation
50 L'histoire invisible Les « Etats-Généraux du cœur »,
par Louis Merlin
LA G R A N D E M E N A C E
127 Les bilans scientifiques
la guerre tricontinentale Le dossier du cœur,
par Camille Delio
Enquête auprès des grands « patrons »
71 DOCUMENT EXCLUSIF
143 La littérature différente
Tout smouales étaient les borogoves,
LE G R A N D ES PO IR par Lewis Padgett (traduction de Boris Vian)
la révolution géosociale La vérité sur W illiam S...
par Jorge Luis Borgès

87 Les mystères de la vie animale 167 L'amour en question


Le chimpanzé descend-il de l'homme? L'amour des corps et l'amour de quelqu'un,
par Bernard Heuvelmans par Jean-Louis Barrault

André Amar / Louis Merlin / Bernard Heuvelmans /


Professeur a l'in stitu t Docteur ès sciences
d'études politiques
PLANETE
LA PREMIÈRE REVUE DE B IB LIO TH ÈQ U E

DIRECTEUR
LE JO U R N A L DE PLANÈTE LOUIS PAUW ELS
179 La vie et les idées / Les savants refusent COMITÉ DE DIRECTION
de devenir des espions LOUIS PAUWELS
JAC Q U ES BERGIER
A SAVOIR FRA NÇ OIS RIC HA U DEA U
182 Philosophie / L'homme artificiel cède RÉDACTEUR EN CHEF
la place à l'hom m e naturel JACQUES M OUSSEAU
18 4 La France secrète / La fête du bœuf DIRECTEUR ARTISTIQUE
en Provence PIERRE CHAPELOT
186 Parapsychologie / Expériences russes SECRÉTAIRE DE RÉDACTION
de transmission de pensée ARLETTE PELTANT
187 Soucoupes volantes / En Amérique. ICONOGRAPHE
un m illion de dollars pour l'étude des M.O.C. M Y R IA M SIC O U R I-R O O S
188 Astronomie / La Terre est un cas unique
dans le système solaire ÉD ITIO N S PLAN ÈTE

A DM INISTRATIO N
A LIRE 42 RUE DE BERRI, PA R IS 8
191 Librairie, par André Brissaud RÉDACTION
ET REN SE IG N E M E N T S
A ENTENDRE 114 CH A M PS-ELY SÉES. PARIS 8
196 Musique / La révolution de Bayreuth DIFFUSIO N DENOËL - N.M.P.P.
fu t l'événement de la saison des festivals A BO N N E M E N T S VOIR PAGE 209

A VOIR PLANÈTE IN TERN ATIONAL


199 Le cinéma / Le cinéma, est-ce que cela Directeur: Louis Pauwels
existe? Rédacteurs en chef:
201 Télévision / Le Golem, une dramatique France : Jacques Mousseau
en stéréophonie Italie : Giuseppe Selvaggi
2 0 3 Beaux-arts / Paris, capitale de l'art nègre Argentine : Roberto Gossfeyn
2 0 5 Architecture / Le musée d'Eindhoven Hollande : J.P. Klautz
constitue une prouesse architecturale
Les titres, les sous-titres, les inter­
2 0 6 Théâtre / C'est l'heure de la violence
titres et les éléments de présentation
2 0 8 Activités Planète / La biométéorologie et d’illustration des articles sont
2 1 0 Courrier des lecteurs. établis par la rédaction de Planète

George Langelaan / François Chalais / Jean-Louis Barrault


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C haque adhérent reçoit un guide des Éta- p ar an y com pris l’abonnem ent facultatif de Régie-Presse, 133 Champs-Élvsées,
blissements agréés en Europe, et sur sa de- 10 F à la revue Elite R ond-Point, qui vous si­ Paris 8
découper

NOM (en majuscules) Prénom


demande
Adresse p riv é e----------
d’admission
au diners club Banque--------- N" de compte
de France Adresse de la Banque
S ociété--------------------- Fonction

Adresse de la Société
Précisez si la présente souscription
est établie dans le cadre de l’entre­
prise . . . . ou à titre personnel. . . . Signature
Pla

Les faits
maudits Olaf Stapledon
T oute sorcellerie a peu d ’a­
deptes et d ’innombrables adver­
saires ju sq u ’au jo u r où, bien

Le créateur
établie, elle change de nom.
Charles Fort

d’étoiles
D ans les num éros 29 et 30
de P la n è te , nous avons
p u b lié de larges e x tra its du
« L iv re des dam nés» de
Charles Fort, cet A m éricain
qui, au début du siècle, col­
lectionnait les étrangetés et Avant-propos de
les coïncidences sur des
fich es classées dans des
boîtes à chaussures. N ous
Jorge-Luis Borgès
avons im a g in é de p o u r­
suivre son effort. George « Il y a un livre que vous devez absolument
Langelaan rassem ble toutes
publier», dit Borgès à Louis Pauwels lors du
sortes de fa its m audits
(m audits parce que aucune voyage de celui-ci en Am érique du Sud.
des sciences ex ista n tes ne « Cest un chef-d'œuvre. Un chef-d’œuvre
les revendique) p o u r un de la science-fiction, mais aussi une grande
volum e de l ’Encyclopédie
Planète. N ous lui avons
œuvre de poésie. Aucun auteur vivant ne
d em a n d é d ’assurer dans ce s'approche plus de Dante. Cest le type même
m êm e esprit une rubrique de la seule vraie littérature: celle qui vous
régulière dans la revue. change. Après avoir lu Le créateur d’étoiles,
Les deux Sullivan on ne peut plus regarder le ciel de la mê?ne
façon. »
P ar un b e a u j o u r de p r i n ­
te m p s de 1958, M. et M m e
D o n a ld P. Sullivan, m arié s ÉDITIONS PLANÈTE
de la veille à N e w Y ork,
a r riv è re n t à M iam i où ils

7
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avaient décidé de passer

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leur lune de miel. Arrivés
en même temps qu’eux de Le prochain volume de
l’aéroport où ils venaient
de débarquer ei s’inscri­ L'ENCYCLOPÉDIE PLANETE
vant au même hôtel, se
trouvait un autre couple
de jeunes mariés qui, eux
aussi, signèrent le registre
sous le nom de Donald
P. Sullivan. Ni les hommes,
La grande
ni les femmes ne se con­
naissaient. Les deux hom­
mes avaient tous deux
23 ans, étaient tous deux
aventure des
mariés de la veille, avaient
fréquenté la même univer­
sité et vécu de longues
mathématiques
années dans le même quar­
tier. par Peter W olff
Le naufrage du Saxi/by
préface d'André Amar
Un cargo anglais, le Saxil-
by, fit naufrage alors qu’il
traversait l’Atlantique pen­
dant l’hiver de 1933. Il n’y D'Eudide à Bertrand Russe//:
eut pas de rescapé. Trois
ans plus tard, une boîte les textes originaux rendus accessibles
métallique fut rejetée par à tous les lecteurs
la mer sur une petite grève
du Pays de Galles, à moins
d’un mile du village d’Abe- Pas de formules, mais les idées
ravon, près de Swansea.
Dedans était un message qui sont derrière les formules
griffonné par un des marins
du malheureux cargo:
SS Saxilby. Coulons
au large de l’Irlande.
Je pense à ma sœur, Le v o lu m e : 17 F t.l i EDITIONS PLANETE
à mes frères et à
Dinah. Joe O.
eric ambler Robert Linssen

LA
trafiquants SPIRITUALITÉ

d'armes DE LA

MATIÈRE

«Le merveilleux roman d'Eric Ambler, Tra­


® Un philosophe et confé-
fiquants d'armes, le plus parfait des compa­ ® rencier d'audience inter-
gnons de voyage. » . lan Fleming ® nationale fait le point
® dans le débat du maté-
||rialisme. L'analyse de la
«Ce roman admirablement écrit et parfaite­ ® matière, telle qu'elle est
ment plausible peut être classé comme roman ® réalisée par les physi-
|jtiens modernes, recoupe
d'espionnage. Mais c'est beaucoup plus que
® les concepts des maîtres
cela. C'est une œuvre de vérité et même de ® spirituels. Est-ce que
morale. Il est passionnant, convaincant, écla­ nos idées morales issues
tant d'humour. » « Evening Standard » ® de l'opposition entre
® matière et esprit ne sont
® pas à réviser?

« Il est difficile d'imaginer comment un roman


d'aventures contemporain écrit pour les adultes
pourrait être meilleur. » « Observer»
Le volume : 18,50 F t .l i .
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De Fattente au bonheur Textes rassemblés et


présentés par Jacques
D u désir à l’ivresse S te rn b erg et M aurice
De Fégarement au délire Toesca. Iconographie
réunie par Lo Duca.
Des regrets au désespoir Préface d e Jean-Louis
Jusquà la m ort Barrault.
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de copieur chaque année...

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S.A. au capital de 25 millions de F. Filiale commune de The Rank Organisation et de Xerox Corporation
La s œ u r et les frè re s de
Joe Okane h a b ita ie n t
A beravon! C oïncidence?
En a t t e n d a n t m ieux, c e tte
é t i q u e t t e en v au t bien u n e
a u tre .

Les coïncidences autour


d'un monstre

Le m o n s tre du L o c h N ess
m ’a un j o u r mis s u r la tra c e
d e to u te u n e série d e c o ïn ­ des gens qui ne disent ja m a is rien et dont la présence passe inaperçus
parce qu'ils ne savent pas charmer leur auditoire, intéresser leurs in­
c id e n c e s é tr a n g e s et m ê m e terlocuteurs et affirmer leur personnalité :
si le m o n s tre n ’existe q ue
d a n s l’im a g in a tio n de c e r ­
tains, les c o ïn c id e n c e s , DES GENS QUI NE SAVENT RIEN DIRE I
elles, s o n t c e rta in e s .
Je c o n n a is un r a d ie s th é ­
siste qui g a g n e d is c r è ­ Cela ne signifie pourtant pas qu’ils manquent Souvent il vous arrive tant dans votre vie pro­
d ’intelligence ou d ’esprit. La plupartdu temps, fessionnelle que dans votre vie sentimentale
c’est seulement un manque de connaissances
t e m e n t m ais fort c o n v e n a ­ générales qui les incite a se taire.
ou affective de, souffrir en silence du manque
d'attention de la part de ceux qui vous entourent.
b le m e n t sa vie à t r o u v e r Pourvous, L’INSTITUTNORMAL DECULTURE
L’aisance, le charme, le brio -de l’homme ou GENERALE a mis au point des programmes de
d e l’eau p o u r l’in d u strie. Il de la femme qui possède une solide culture gé­ cours par correspondance qui feront de vous
nérale les laissent à la fois admiratifs et amers. très vite et de façon rationnelle un homme ou
trav a ille à fa ço n , c ’est-à- Ils se sentent condamnés à rester toute leur une femme du XX' siècle, un homme ou une
vie des ombres dans le sillage de leurs supé­ femme cultivé. Que ce soient vos collègues ou
d ire q u e s’il n ’y a p as d ’eau rieurs ou de brillants séducteurs. vos supérieurs dans votre vie professionnelle,
ou vos amis dans votre vie privée, on vous
là où il le dit, on ne le paye appréciera davantage, on recherchera votre
Il ne tient cependant qu’à eux de devenir très compagnie. Vous rayonnerez d ’une nouvelle
pas. Q u a n t à ses tarifs, ils vite cet homme ou cette femme toujours calme,
détendu et éblouissant dont on recherche la
lumière qui vous ouvrira les portes du succès,
et cela dans tous les domaines : travail, rela­
v a r ie n t su iv an t le d é b it de compagnie et avec qui l’on a plaisir à travailler.
C’est cela le miracle de la culture générale ;
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Demandez vile la merveilleuse brochure
l’eau trouv ée. A lors q u ’avec cette assurance que l’on ne peut obtenir qu’en
possédant des bases solides qui permettent illustrée que diffuse G R A T U IT E M E N T
d ’exposer son point de vue en pleine connais­ l ’in stitut Normal île Culture Générale et
les e x p e rts scien tifiques sance de cause et sans jamais craindre de se vous saurez tout sur les méthodes CIDEC.
mettre dans une situation gênante ou ridicule. Avec nous, vous ne serez p lu s invisible.
o rd in a ire s , il faut p r o c é d e r
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c a r c ’est to u jo u rs le bon. ADRESSE.................................................................................................................................
S a c h a n t q u ’il ne tro u v e ................................................... PROFESSION...................................................................
□ culture personnelle [3 culture linguistique □ culture géographique
pas u n i q u e m e n t de l’eau, □ culture littéraire française Q culture artistique et humelne
□ culture de la langue □ culture musicale
je lui p o rta i un j o u r u n e française □ culture historique
□ culture économique
□ culture mathématique
c a rte d ’é t a t - m a jo r du Loch G culture philosophique G culture juridique □ culture en eslronomle
(cochez d ’une croix le ou les programmes gui vous intéressent plus particulièrement.)
N ess, en Écosse. D e u x
INCG
jo u r s ap rès, il m ’a n n o n ­ 47 AVENUE OTTO
C ID EC
les instituts cidec sont membres
du conseil national
06 MONTE-CARLO
çait q u ’il n ’y avait pas un, TfL : 30 68-81 ^apy~ de l'enseignement privé par correspondance

13
Le nouveau vo lu m e de la collection PRESENCE PLANETE

L'EUROPE ANDRE AMAR


A FAIT professeur à l'in s titu t d'Etudes politiques

Préface de THIERRY MAULNIER

MONDE
HISTOIRE DE LA PENSÉE EUROPÉENNE

André Amar formule et résout le problème cru­ décident et créent. Il est temps, et plus que
cial de notre civilisation : comprendre pour­ temps, de reconquérir la fonction philosophique
quoi l'Europe a fait le monde et com ment qui a soutenu l'expansion occidentale. Elle
elle continuera, malgré des incertitudes de ne peut se faire, après la révolution technique,
parcours, à le faire. « La fonction indispen­ qu'en renonçant à la conception individualiste
sable à la société qu'est la philosophie, dit-il, du philosophe et en cherchant à comprendre
la form ation d'une image de l'univers, cadre l'histoire de la pensée, de l'effort global des
de l'action, n'est plus assurée par les respon­ hommes pour maîtriser le mystère de leur
sables. Les universités occidentales produisent condition. Sur ce plan, l'Europe, cette petite
seulement des professionnels d'une rhétorique péninsule de l'Asie, comme disait Paul Valéry,
inintelligible aux hommes qui travaillent. a été, est, sera à l'avant-garde. »

« Un livre qui apporte une véritable joie intellectuelle. »


Thierry Maulnier.

EDITIONS PLANETE Le volume : 17 F T .L I.

14
T
m ais d e u x m o n s tre s , ou
to u t au m o in s d e u x très
gros a n im a u x a q u a tiq u e s
qui c irc u la ie n t d a n s le
PLANETE
fa m e u x loch. Il m e d o n n a
alors q u a n tité de d é tails
e\* DES LEUR
s u r leu rs h a b itu d e s et les S 'N PARUTION
e n d ro its e t les p r o f o n d e u r s
où ils se t e n a i e n t d e p r é f é ­
vous VOUS A PARLE
re n c e , à d iffé re n te s h e u r e s
d u j o u r et d e la nuit. arrose DE CES
« Je c o n n a is assez b ien
DEUX LIVRES
c e tt e ré g io n c a r c ’est d e
ce c ô té q u e d is p a ra ît en
m e r le plus g r a n d fleuve
s o u te rr a in d ’E u r o p e o c c i ­ lis
d e n ta le » , dit-il com m e
j ’allais le q u itte r. Je restai.
D ’a p rè s m o n am i, il p asse & un siècle
sous P aris un fleuve s o u ­ d’humour
te rr a in d ’un d é b it d ’eau
b ien s u p é r ie u r à la S eine.
anglo-américain
Textes choisis par
C ’est ce q u e les g é o lo g u e s MICHEL CHRESTIEN et
et in g é n ie u rs h y d ro g r a p h e s JACQUES STERNBERG
40,60 F (t.l.c.)
a p p e lle n t la n a p p e A lb ien -
ne et q u ’ils c o n s id è r e n t
c o m m e u n e s o rte d e lac
s o u te rr a in , b ien q u ’elle
jaillisse p a r e n d r o its et
»
q u ’elle a c c u s e d e s u r p r e ­
n a n te s d iffé re n c e s d e ni­
veau p o u r u n lac. « L a te * '* * F. RIBADEAU DUMAS
s c ie n c e à des ra isons q u e
la ra iso n igno re... m ais
histoire
qu e c e rta in e s affaires de la magie
50,85 (t.l.c.)
c o m p r e n n e n t fort b ien» ,
e x p liq u e v o lo n tie rs m o n DEUX GRANDS SUCCÈS
am i. T o u jo u r s est-il q u ’il a DES PRODUCTIONS DE PARIS
re le v é le c o u rs de ce fleuve en vente chez votre libraire
t a n t en a m o n t q u ’en aval ou à défaut à la librairie pilote
22, rue de Grenelle - Paris-76
de P aris et q u ’il a pu

15
Prospective et Brospective Quels résultats obtient la Brospective ?
Essentiellement préoccupée du futur, la Prospective Des résultats spectaculaires. C ’est ainsi par exemple,
étudie les causes qui accélèrent l’évolution et prévoit que dès la fin de la deuxième guerre mondiale la
les situations qui peuvent en découler. Brospective a permis à la Société Gibbs de réaliser des
La Brospective est née des mêmes préoccupations et les brosses à dents en fibres synthétiques dont l’extrémité
résultats déjà obtenus permettent de mesurer son des poils était parfaitement arrondie. Ce perfection­
importance. nement, exclusivité de Gibbs, avait quinze ans d ’avance.
Mais qu'est-ce donc que la Brospective? Il assurait déjà une totale sécurité aux utilisateurs de
Ce néologisme se compose des mots « brosse » et fibres nouvelles.
« prospective » qui viennent se télescoper. Il ne s’agit Partant des études de la Brospective, en 1966, Gibbs
pas d ’un simple jeu de mots mais d ’un qualificatif qui vient de mettre au point et de lancer une nouvelle
s ’applique à une science nouvelle mise au point par gamme de Brosses-Sécurité qui se situe à l ’avant-garde
Gibbs, premier spécialiste européen d ’hygiène dentaire. du progrès.
Conçues d ’après les besoins des utilisateurs et les
Que recherche la Brospective ? conseils de chirurgiens-dentistes les nouvelles brosses
Avant tout donner à chacun ce dont il a besoin, ce q u ’il Gibbs offrent toutes les garanties de sécurité et d ’effi­
désire dans le domaine des brosses à dents. La Brospec­ cacité.
tive exploite pour cela tous les résultats des recherches Quels que soient vos besoins, vous êtes sûr de trouver
les plus avancées en matière d ’hygiène dentaire. dans la nouvelle collection des Brosses-sécurité Gibbs
celle qui vous convient parfaitement.
Quelles techniques utilise-t-elle ? Vous avez le choix entre brosse souple ou brosse dure,
Tout un cycle d ’enquêtes, de recherches et de tests entre soies naturelles ou fibres nouvelles (avec l’extré­
permet d ’élaborer les brosses à dents de demain : mité des poils parfaitement arrondie). Vous pouvez
— Enquêtes auprès des utilisateurs encore choisir entre différentes tailles et différentes
— Enquêtes auprès des chirurgiens-dentistes (1) formes de manche.
— Recherches scientifiques et techniques Que vous choisissiez une Gibbs Souple, une Gibbs
— Nombreux tests, des matières premières aux produits Contact, une Gibbs pures soies Sanglier ou toute autre
finis brosse Gibbs, vous choisirez à coup sûr la santé et la
— Tests auprès des utilisateurs sécurité de vos dents.
— Dépouillement des résultats par ordinateur (1) E n q u ête n atio n ale au p rès des C hirurgiens-D entistes
— Contrôle absolu de la qualité. N ovem bre 1962 - Février 1964.

Étude réalisée en collaboration avec les


16 Laboratoires de Recherches de la Plaine-St-Denis
▼souvent le contrôler en
indiquant des points pour
des usines qui ont toujours
foré avec succès.
Se demandant d’où venait
LOUIS MERLIN
et où allait un fleuve d’une
telle importance, ce radi­
esthésiste, à l’aide de
cartes à grande échelle
et de ses baguettes, a fait
le tracé de tout son cours.
FRANCE
Il pense que ce fleuve exis­
tait aux temps préhisto­
ton passé f... le camp
riques où l’Angleterre
d’aujourd’hui était soudée e t to n avenir aussi
à la France (et si l’on re­
garde une carte on voit
que les deux côtes s’adap­
tent assez bien comme les Le climat français 33 ans avant l’an 2000 ♦
morceaux d’un puzzle) et La sémantique de Diafoirus + Salut les
l’Irlande à l’Angleterre. copains ou Bonjour la jeunesse ♦ Paris est
A cette époque, la Seine un petit Bruxelles ♦ Un hexagone de
était un très grand fleuve ruines ♦ N’y a-t-il plus que le football pour
qui allait se jeter dans
l’honneur national? ♦ Pour une armée de
l’Atlantique par le large
estuaire que formaient les l’art ♦ Pour sauver la recherche ♦ Pour des
côtes qui sont aujourd’hui Fondations en France ♦ Supplique à mon­
celles d’Écosse et d’Ir­ sieur le ministre des Finances ♦
lande. Aujourd’hui à des
profondeurs variant de
800 à 1 200 mètres, il coule
toujours dans la même di­ Louis Merlin, polémiste, entre en guerre pour
rection, passant sous la que l ’organisation d ’un mécénat perm ette à
Manche, sous tout le sud-
la France de ne p a s être éliminée en tous
ouest des îles Britan­
niques, traversant, tou­ domaines de la « Coupe du monde».
jours sous terre, une partie
de la mer d’Irlande pour
finalement se mêler à ÉDITIONS PLANÈTE
l’Océan entre l’Écosse et
la pointe nord de l’Irlande.

17
La nouvelle collection
est maintenant

ADOLF HITLER La magistrale étude


d'Alan Bullock

5 4 4 pages / Le texte le plus docum enté, le plus sérieux, le plus dram a­


tique, le plus savant / Une iconographie abondante et peu connue.
H itle r ou l'a v e n tu re p o litiq u e la plus é trang e de to u s les tem ps.
Cet ouvrage est le seul livre com plet sur H itler. Les historiens le consi­
dèrent com m e un classique. Il est indispensable à qui veut connaître
les ressorts les plus secrets de l'hom m e qui a envoûté un peuple entier
et jeté le monde dans la plus étrange des aventures. L'auteur présente
ici, à la fois H itler homme privé, H itler homme politique et la technique
de l'aventure nazie.
Une ico n o g ra p h ie é to n n a n te e t neuve par ses sujets è t ses sources.
Pendant plus de dix ans, le nazisme et son maître ont constitué l'é vé ­
nem ent le plus photographié du siècle.
Quatre cahiers hors-texte qui renouvellent totalem e nt la docum entation
hitlérienne ha bituelle : La jeunesse de H itler / H itler et l'organisation
du parti nazi / H itler et ses cadres de vie / La vie privée de
Hitler. , ..
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PLANÈT E HISTOIRE
chez votre libraire

MAO TSE-TOUNG
Regardez bien cet hom m e. Ce qu'il pense, ce qu'il décide, ce qu'il dit m et en
m ouvem ent 7 0 0 millions d'hom m es. 1 hom m e sur 4 est chinois; bientôt 1 hom m e
sur 3 le sera. C et hom m e, c'est le m aître de la Chine, M ao Tsé-toung. Un espoir
pour les uns. Pour les autres une menace. Pour tous un inconnu.

Par André Migot


Vûus n'aurez pas, avec « Mao Tsé-toung »,
une sim ple biographie ou un banal livre
d'histoire. Mais un véritable dossier sur un
des hom m es les plus im portants de cette
époque. Cartes, inform ations inédites vous
aideront à com prendre ses actions passées,
ses projets, ses intentions.

Le livre com plet, définitif, indispensable.

Un volum e de 31 2 pages. Le texte principal com porte de nombreuses


annexes: des notes adjacentes, un chapitre de renseignements
géographiques sur la Chine, une bibliographie im portante, un tableau
chronologique, des cartes: enfin, tous les poèmes de Mao Tsé-toung
traduits en français, et les 100 m eilleures photos. Tout ce qu'il faut
savoir sur la Chine de Mao Tsé-toung.

Avec tous /es poèm es de M ao Tsé-toung traduits en


français. 1 9 ,5 0 t.l.i.
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Enlevez les instrum ents et ce pourrait être votre Renault 16.
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En effet cette voiture laboratoire de style science-fiction n’est q u ’une


Renault 16, strictem ent de série, prise au hasard dans un lot “ livra iso n s”
Avant de la lâcher sur la route on l’a sim plem ent équipée
d ’appareils, de dizaines d ’appareils enregistreurs. Car elle
PUBLICIS

enregistre tout : perform ances - consomm ation - refroidissem ent


clim atisation - com portem ent de la suspension - tout.
non, voiture client...
Et ceci dans des conditions d ’utilisation les plus variées,
)our un trajet de 100 000 km.

C'est pour Renault une façon supplém entaire de s ’assurer en permanence


lue ses voitures sont parfaitem ent conformes, après fabrication, aux normes
je qualité prévues. Et c ’est pour vous une garantie supplém entaire.
Et combien de temps verra-t-on encore des Renault 16 - témoin
>ur les routes ? Aussi longtem ps que nous fabriquerons des Renault 16.
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22
¥
A lo rs q u ’il p e n s a it t r o u v e r n o m d e V ouivre, et l’on
la s o u rc e d e ce fleuve d a n s r a c o n t e e n c o r e d ’é tra n g e s
le M as s if C e n tra l qui, à et fort jo lie s h istoires à
l’é p o q u e où il n ’y avait pas son sujet. Il est à r e m a r ­
de M a n c h e é tait un m assif q u e r q u e la V ouivre serait
p e u t-ê tre aussi im p o rta n t u n e b ê te très d o u c e n ’a y a n t
q u e celui d es A lpes, son ja m a is fait d e m al à p e r ­
tr a c é le fait r e m o n t e r d a n s so n n e , bien au c o n tra ire !
le J u r a j u s q u ’à la fro n tiè re Le m o n s tre du L o ch N ess
suisse. j o u it très e x a c t e m e n t de
Et c ’est là où c o m m e n c e n t la m ê m e r é p u ta tio n .
les c o ïn c id e n c e s . C o ïn c id e n c e s q u e to u t
c e la? Sans d o u te . En r é ­
Un fleuve mystérieux p o n s e à u n e d e m a n d e de
m a p a r t c o n c e r n a n t l’o ri­
C e m y stérieu x fleuve s o u ­ gine du n om de l’île de
te rr a in qui p r e n d sa so u rc e J u ra , la m airie de G la sg o w
d a n s le m a ssif du Ju ra , m ’a fait sav o ir q u e la très
re v ie n t en s u rfa ce, en m er, a n c ie n n e éty m o lo g ie de
à p r o x i m i t é d e l’île de Ju ra . ce n o m r e m o n te à d e loin­
A u tr e c o ïn c id e n c e : ce ta in e s civilisations Scan­
fleuve q ui passe sous le d in a v e s et q u e J u r a signi­
M o rv a n , to u t p rè s du fie: b ê te fa b u le u se!
N iv ern ais, to u c h e , en
É co sse aux ré g ions de GEORGE LAN G ELAAN

M o rv e n et d ’In vern ess! (à suivre)


M ais ce n ’est pas to u t! Le
d é tro it et l’île d e J u r a se
tr o u v e n t à l’e x tré m ité
d ’u n e suite de lochs é c o s ­ Nos lecteurs retrouve­
sais, p a rm i lesq uels se ront désormais réguliè­
tro u v e le fa m e u x L o c h rement à cette même
place cette nouvelle ru­
Ness. O n sait q u e le J u r a brique de Planète, sous
fou rm ille de vieilles lé­ la signature de George
gendes, d ’h istoires de Langelaan. Ce dernier
m o n s tre s , d e b ê te s fa b u ­
leuses, d e s e r p e n ts ailés ,UM i remercie à l'avance tous
ceux qui voudront bien
lui communiquer des
fréquentant s o u rc e s et
fo n ta in e s et vivant d a n s coïncidences exagérées,
ANDRÉ BALLAND des faits étranges, des
les lacs. éditeur
D a n s le J u r a français, ce 33,rue St André des A rts-P aris phénomènes inexpliqués.
m o n s tre est c o n n u sous le e x c lu s iv ité H ache tte

23
Le domaine enchanté
Dans toute l’œuvre poétique de Magritte, un certain nombre de
symboles reviennent constamment. Ainsi cette œuvre simple en appa­
rence est pleine de sous-entendus et sujette à interprétation. Le
peintre vient d ’achever la réalisation d ’un projet insolite: réunir les
principaux symboles qui hantent son esprit dans une immense fresque
de plusieurs panneaux et donner ainsi les clés de ses tableaux peints
depuis quarante ans. On peut admirer cet ensemble de sept panneaux
au casino de Knokke-le-Zoute (Belgique).

Un bom bardon libère son bouquet de fla m m es.


S u r l ’épaule d ’une m agicienne nourrie de ciel, une colom be im m obilise du silence.
Une tour penchée, délicatem ent soutenue p a r une plu m e, adoucit ses m iroitem ents.
L es édifices aériens bleuissent leurs échos.

24 Le do m a in e enchanté de René M a g ritte


de René Magritte
Un jour de l’été 1909, dans le cime­ C’est ainsi qu’à l’âge de onze ans
tière de Soignies, un petit garçon et René-François-Ghislain Magritte (né
une petite fille se livrent aux jeux en 1898) a rencontré le domaine en­
interdits par la morale des grandes chanté de sa vision, la magie de l’art
personnes. En toute quiétude: un qui est le constat de l’autre côté des
caveau recouvre le noir paradis de choses, de Tailleurs. De son enfance,
leurs amours enfantines. Quand ils traversée par l’éclair romantique du
remontent à la surface, insatisfaits et suicide maternel, il ne retiendra rien
résignés, le mystère les attend: un d ’autre que cette vision obsédante,
peintre travaillant « sur le motif» à un exaltée et érotique: le peintre et la
paysage de ruines mythiques. petite fille, dans un cimetière de cam­

. >►*

Il y a, sur le rivage de la m er, d eu x p o m m es visiteuses, venues de très loin.


E lles sourient en sourdine, étrangères à ce qu'elles regardent.
(Jne souche d ’arbre se crispe sur son désastre.
Un arbre resté debout révèle ses secrets.

L'art fantastique de tous les temps 25


pagne. Rien d’autre si ce n’est une le répertoire dans une fresque magis­
dimension d’être, une coloration gé­ trale du Casino de Knokke-le-Zoute :
nérale de la vision, l’ennui heidegge- le Domaine enchanté, réalisé entre
rien: «L’ennui profond, essaimant 1951 et 1963, est un catalogue systé­
comme un brouillard silencieux dans matique des images et des formes, un
les abîmes de la réalité humaine, feu d’artifice de tous les thèmes de
...qui rapproche les hommes des Magritte.
choses... dans une indifférence éton­ Les éléments d’abord: le ciel qui
nante.» mange toute la toile, les nuages sans
pesanteur, le rappel indirect de la mer
Il fait des études médiocres dans un — éternelle source de problèmes —, la
athénée de Charleroi, interrompues montagne-oiseau.
au niveau de la troisième; un passage Les choses ensuite: les pommes mas­
sans éclat à l’académie des Beaux- quées, le bombardon en feu, l’arbre
Arts de Bruxelles; le désarroi moral métamorphique, tronc à figure hu­
de l’après-guerre: le dessin de Magritte maine ou à tiroirs-méprises, arbre-
colle à la grisaille de ses horizons. Et fétiche ou arbre-feuille.
brusquement, comme pour Max Ernst La maison aussi, soumise à «la se­
un peu plus tôt, comme pour Tanguy conde vue qui réapproprie les choses»,
un peu plus tard, c’est le déclic, en élevée au rang d’objet, avec sa porte
1922; l’œuvre métaphysique de Chi- ouverte sur la nuit.
rico opère la catalyse. Les êtres enfin: cet homme et cette
La cristallisation est ultra-rapide: en femme qui ne se rencontrent pour
1926, le Jockey perdu, cavalier minus­ ainsi dire jamais. La femme nue, de­
cule dans une forêt de balustres inau­ bout, offerte et vulnérable, objec­
gure un style qui est aussi une éthique tivée, statufiée. L’homme mythique
et un parti pris, un attentat perpétuel et survêtu, en visite ou en représen­
contre la façon commune de voir, une tation.
métaphysique du banal, une mytho­ Voilà les acteurs de ce théâtre de la
logie de la non-identité ! vie: ce sont les objets du monde, dans
leur différence, au-delà de notre
Ce monde dans lequel il s’est installé propre indifférence à ce même monde.
une fois pour toutes il y a quarante Il y a toute une ascèse de purification
ans, avec la même femme et les à la base de cette peinture mentale,
mêmes chiens, l’artiste en a brossé qui tend à dépayser l’image familière,

26 Le dom aine enchanté de René M agritte


et qui ne refuse aucun des artifices n’est ni surréaliste ni fantastique. « Il
de la mise en scène: anamorphoses, faut ignorer ce que je peins — nous
transformations, trucages des sous- dit-il — pour l’associer à une symbo­
titres. lique naïve ou savante.»
Derrière cet impersonnel détache­
ment, il y a le drame de la solitude Personne avant Magritte n’aura su
poignante, le cri de révolte d’une âme illustrer avec autant d’impitoyable
généreuse contre l’absurdité du sûreté la plénitude de ces moments
monde. vides qui sont la norme, alors que
Tout ça paraît aller de soi, couler de l’action n’est que l’accident super­
source. Et pourtant Magritte demeure ficiel de l’existence.
un cas, une exception, un problème. J’ai compris cet essentiel détache­
L’image qu’il nous propose est sujette ment, ce degré second de la vision
à d’autant plus d’ambiguïté dans l’in­ magrittienne, pour l’avoir ressenti
terprétation qu’elle est simple dans physiquement, un peu par hasard, il y
sa forme. a deux ans. C’était à Rio de Janeiro,
le jour de la Toussaint 1964. La fenêtre
Il aura fallu le nouveau réalisme et de ma chambre donnait sur la baie.
le pop-art pour situer Magritte à sa En cette matinée lourde du printemps
juste mesure: cet homme du Hainaut, tropical, humide, grasse et gris acier,
ce fils de l’ennui du pays plat, est le personne, rigoureusement personne
pionnier de la peinture-reportage. n’aurait songé à s’aventurer sur la
Idole du «pop», le peintre américain plus belle plage du monde. Copaca-
Rosenquist fait du Magritte au mètre bana grise et déserte, c’était du Ma­
carré. La qualité de l’image magrit- gritte à perte de vue.
tienne, c’est sa pure, idéale, élémen­ Il y a certes une alchimie mystérieuse
taire objectivité. The Caméra Eye! dans ce travail de l’œil qui transmute
L’œil objectif de la caméra fixe le lien les valeurs, dans ce paysage, du par­
commun d’un instant, la parfaite ba­ ticulier au général, du précis à l’illi­
nalité d’un détail. mité. Et c’est sans doute ce seuil
Pourquoi faut-il que l’analyse du quo­ qualificatif dans la quantité brute
tidien engendre la notion de sur­ d’information véhiculée par le lan­
réalité? Si le surréalisme en peinture gage que nous nous obstinons aujour­
correspond à la position 1925 du fan­ d’hui encore à appeler poésie. Notre
tastique dans l’art, eh bien! Magritte civilisation de l’image ne le sait que

L'art fantastique de tous les temps 27


D eux tourterelles, dans la chaude p énom bre de leur m aison,
veillent à la sa n té d ’un thérapeute de grands chemins.
L es perles d'un visage fleu rissen t sa m ain droite.
Une guirlande de roses apaise son lion.
Un papier troué collectionne des m orceaux de ciel.

28 Le dom aine enchanté de René M a g ritte


f

L es grands oiseaux sont ceux de l'île au trésor, où les arbres D ans l ’espace appelé ciel
n ’ont d 'autre feu illa g e que leurs chants. L e papier découpé s'élèvent des constructions d ’azur.
des prem ières recherches est un p apier m asqué et très atten tif. Une je u n e fe m m e p résente avec grâce d eu x fo r m e s
L a lum ière rayonne. On voit en m êm e tem ps différentes d ’un m êm e oiseau. D eux tours
deu x m om ents espacés d ’une jo u rn ée de la vie hum aine. se prom èn en t com m e des am ies, devant la mer.

L'art fantastique de tous les temps 29


trop bien, elle qui a systématisé ce l’accès à ce laboratoire mental de la
processus fondamental de catalyse vision au sein duquel le regardeur
dans toutes les techniques de la com­ devient démiurge.
munication visuelle auxquelles elle a Sur le plan des formes, cette œuvre
recours. ne dégage aucune perspective nou­
Magritte, cet homme d’habitudes, n’a velle: ses portes s’ouvrent sur le pré­
rien innové sur le plan des moyens. sent de la nuit, le vide du jour... ou
Fidèle à l’esprit du chevalet, il s’est sùr d’autres portes. Magritte est un
contenté de bien peindre. Le faisant, il présentateur et un metteur en scène.
a contribué à sauver la peinture de la Sa peinture est un décor d’ambiance,
terrible concurrence du journalisme le théâtre de la vie à son degré zéro.
et de la photographie. Sans le vouloir On peut répéter Magritte, le jouer
sans doute, car Magritte affiche le ailleurs, sur une autre scène. On ne
plus complet mépris de l’art pour l’art. peut pas le continuer. Autant l’ad­
La peinture n’est que moyen, autant mettre tel qu’il est, tel que nous
s’en servir à bon escient: de l’âme sommes, tel que nous l’avons fait.
pour l’âme. Les faits sont là! Ce Belge, Nous sommes collectivement respon­
formé aux horizons limités d’un petit sables de ce regard neuf sur l’autre
pays sur qui pèse la marque absurde côté des choses. Si ce réel arraché à
d’un accident de l’histoire, pénétré l’inerte du quotidien a trouvé aujour­
de ce réalisme qui est à la fois la me­ d’hui de nouveaux poètes, ceux-ci ont
sure et l’image de l’homme, nourri dû employer d’autres moyens en vue de
enfin aux heures creuses du temps de la même fin. Rauschenberg, Arman,
la province, ce fils de l’ennui s’est Jasper Joies, Martial Raysse, Olden-
affirmé comme le mainteneur des burg: voilà quelques-uns des artistes
droits fondamentaux d’une peinture actuels qui ont tiré la leçon du constat
« matière grise » qui procède du men­ de Magritte sur d’autres terrains. En
tal et s’adresse à l’esprit. Le droit découvrant leur propres domaines en­
avant tout à l’expression d’une réalité chantés, ils ont élevé l’art de notre
moderne qui s’incarne dans la révo­ temps à d’autres puissances et à
lution du regard. d’autres dimensions. Cette éternelle
Tel est le secret de la passion de magie de l’art s’exprime dans un
Magritte, de ce coup d’œil ébloui, adage courant: la réalité dépasse la
éperdu, «enchanté» qu’il jette sur le fiction.
monde: le constat du réel permet PIERRE RESTANY.

30 Le dom aine enchanté de René M agritte


Présence d ’esprit.

L'art fantastique de tous les temps 31


Les docum ents que nous publions nous ont été
aimablement com muniqués par M. André de
Rach'e, qui vient d’éditer un im portant ou­
vrage sur l’œ uvre de M agritte. « René
M agritte » par Patrick W aldberg, 360 pages,
29 x 24 cm, plus de 400 reproductions
noir et couleur. Éditions française, anglaise
et néerlandaise. A ndré de Rache éditeur,
53 avenue du Pois de Senteur, Bruxelles.
Pour Paris, en vente à la Librairie La Hune,
boulevard Saint-Germain.

Une p orte s ’ouvre sur la nuit veloutée, A b rité du large p a r un gra n d rideau,
où une lune précise signe ses dentelles. un séduisant navire d'eau de m er
Des feu illes violentes retiennent leurs grelots raconte ses voyages
et bouleversent leurs oiseaux. à une sirène renversée.

32 Le d o m a ine enchanté de René M a g ritte


René François Ghislain Magritte,
né à Lessines (Belgique), le 21 no­
vembre 1898.
1912: suicide de sa mère;
1916 : entre à l’Académie des
Beaux-Arts de Bruxelles;
1920: prem ière exposition à
Bruxelles;
1926: constitution d’une Société du
Mystère autour de Magritte: « L’ini­
tiation préalable». L’épreuve préa­
lable à l’entrée dans ce groupe
d’amis se mesurait à l’émotion res­
sentie par le néophyte à la vue d’un
tableau de M agritte et à sa faculté
d’en donner lecture;
1927-1930: séjour à Paris et parti­
cipation aux réunions du mouvement
surréaliste animé par André Breton;
1945: adhésion de Magritte au parti
communiste belge. Désaffection
rapide, quoique sans rupture;
1966: à partir de ce mois-ci, expo­
sition à la galerie Iolas, boulevard
Saint-Germain, Paris.

Les claires voies d'un jeu n e regard


em baum ent la fê t e d ’un vieil arbre.
Une chaise légendaire se com plaît à s ’inventer.
L a m ontagne à dem i cachée est en travail de ses ailes.

L'art fantastique de tous les temps


LA PHILOSOPHIE DE PLANËTE

Pour cette sixième étude de la philo­


6 sophie de Planète, le directeur de
Planète passe la plume au professeur
André Amar. Cette étude s ’adresse aux
élèves qui viennent d ’entrer en philo. Mais
A N D R É A M A R, professeur
à l'in stitut d’Études politiques
elle vient éclairer, situer, préciser le tra­
vail entrepris par Louis Pauwels. Elle ré­
pond aux questions évoquées jusqu’ici par
les lettres des lecteurs de cette rubrique.

Mon Ceci se passait dans la Khâgne du lycée Henri-IV, en 1929. Notre pro­
fesseur de philosophie se nommait Émile Chartier, plus connu sous le
professeur nom d ’Alain, il approchait la soixantaine. Il était grand, fort, large
d’épaules. Les cheveux poivre et sel, fournis, partagés par une raie
de philo médiane; les traits du visage fermes, la physionomie sérieuse mais non
grave, souvent ironique. Une force tranquille qui donnait confiance.
s'appelait De confiance, nous avions besoin.
Alain La Khâgne, comme on sait, est la classe de préparation à Normale
supérieure et le khâgneux est soumis à un entraînement intensif. Vivre
deux ans, parfois trois, dans les livres, dans les textes, est une épreuve
pour des esprits de vingt ans. Nos camarades de la Faculté étaient
sortis de l’enclos du lycée. Même s’ils fournissaient un gros travail, ils
avaient rejoint le monde extérieur; nous autres khâgneux, nous devions
encore mener une vie conventuelle. Chartier nous rassurait parce qu’à
N ’entrez pas en philo
travers les textes, il -nous remettait en contact avec le réel, avec le
com m e en prison, monde des hommes et des choses, parce qu’il rappelait tout le temps
m ais pour com m encer que la pensée est dirigée vers le concret et non pas vers les abstractions
à penser la liberté — universitaires. A ceux qui, fébrilement, noircissaient du papier pour
et ne plus jam ais cesser. consigner des références, des citations,, des dates, des bibliographies,
P ho to m o n tag e d e R otella. il disait: «Ne prenez pas de notes, cela rend bête.» Il recommandait
de lire les philosophes eux-mêmes, non leurs commentateurs, de
réfléchir sur l’expérience la plus proche, non sur des documents de
seconde main. « Penser, disait-il encore, ne va pas de soi. » Cela
voulait dire que penser ce n’est pas aligner des idées les unes après les
autres, c’est avoir non pas des pensées mais une pensée. Rien de plus
vain, rien de plus mondain que d ’avoir des idées. Chartier avait la dent
dure pour les mondains, les officiels, les gens d ’académie. D ’un tel, il
disait: « Il est pareil à un prunier; on le secoue et il tombe parfois une
idée.» Il n’admettait pas la discussion verbale qu’il jugeait stérile. Si
nous avions à formuler des objections, il fallait le faire par écrit, car
une pensée non écrite, non construite, non travaillée est du bavardage.
Sa méthode pédagogique était une merveille. Son enseignement de
philosophie était partagé en trois séances de deux heures par semaine.
Une séance était consacrée à un cours dogmatique. L’année 1928-
1929, Chartier traita «sensibilité et activité». Il rappela les exigences
du corps, l’émotion viscérale, base de toute émotion esthétique. La
beauté n’est pas faite d ’un plaisir des sens, mais elle se présente,
disait-il, comme une «insulte». La Victoire de Samothrace n’est pas
là pour nous plaire, mais pour nous interpeller, pour nous tirer de notre
chemin. Le corps soutient nos pensées. Il ne fallait pas qu’un philo­
sophe fût chétif, malingre, mais, comme dit Spinoza « qui a un corps
possédant un très grand nombre d’aptitudes, la plus grande partie de
son âme est éternelle» (E thique— 5' Partie: proposition XXXIX).
La deuxième séance était consacrée à la lecture d ’un ouvrage philo­
sophique. Nous disons bien à la lecture et non à un exposé de seconde
main. Descartes, Platon, Kant étaient ouverts sur nos tables. Un élève
lisait à haute voix, Chartier commentait et son commentaire ressemblait
à une pensée en arcades. Il prenait son appui sur un mot, sur une
phrase, s’élançait dans le développement de l’idée, semblait quitter
le sujet, puis retombait juste à l’endroit où l’auteur voulait nous mener
quelques pages plus loin. Nous apprîmes ainsi le rude contact des
grands penseurs, et l’effort salutaire de comprendre lentement, labo­
rieusement, profondément.

Faire la Enfin, pendant la troisième séance, on lisait une grande œuvre poétique
où l’homme se révélait dans sa vérité: VIliade, la Bible, Montaigne,
dissertation, Balzac. Toujours la même méthode: lecture à voix haute par un élève
et commentaire de Chartier.
la refaire, Le secret de sa pédagogie était la continuité.
Au début d ’une année scolaire il donna comme première dissertation,
la continuer l’égoïsme. Il ajouta: « Je vous donne trois conseils; le premier c’est

36 La philosophie de Planète
de faire cette dissertation; le second est de la refaire; le troisième,
est de la continuer. Il faut qu’à partir d ’une question particulière, quelle
qu’elle soit, vous retrouviez le monde, rien qu’en continuant votre
pensée. A l’examen, vous n’inventerez rien, il faut que vous arriviez
avec votre machine de guerre toute prête, toute montée. Ainsi vous
serez forts. »
La force du philosophe c’est, en définitive, la continuité de sa pensée.
Tout pour lui est objet de pensée, objet de question, appel à méditation,
l’outil, la machine, le rire, l’amour, la guerre. Le premier caractère
du philosophe n’est pas d ’apporter des réponses, mais de donner à
penser. Il faut prendre ces mots dans toute leur force. Celui qui donne,
suscite et transmet. Hegel dit qu’il n’y a qu'une pensée et que c’est cette
unique pensée qui se développe dans le monde, transmise d ’un homme
à un autre. Penser ce n’est pas décrire la pensée d ’un autre, c’est la
rendre présente. On peut décrire la bataille de Salamine ou la bataille
de Waterloo sans jamais y avoir assisté, à l’aide de témoignages, de
Mémoires, de toutes sortes de documents historiques. Mais on ne peut
lire Aristote, ou Kant, ou Hegel sans être soi-même, pendant un temps,
si court soit-il, et, si mal que ce soit, Aristote, Kant ou Hegel. La pensée
du philosophe n’est pas l’exercice d’un brillant soliste. Si le philosophe
donne à penser, c’est que lui-même a reçu à penser. Quelle que soit
son originalité, quelle que soit sa personnalité,, il s’inscrit dans une
lignée philosophique. Et la continuité de la pensée de l’individu s’insère
dans la continuité de pensée d ’une civilisation.

Les trois J ’ai essayé de montrer un philosophe en action. J ’essaye d’aborder


maintenant le problème même de la philosophie. Et, précisément, de
moments de la philosophie occidentale.
Pourquoi la philosophie occidentale? Nous vivons en elle. Son expres­
la pensée sion est dans nos bibliothèques, à portée de nos mains. Et, surtout,
parce qu’elle est responsable du monde moderne. L’Occident a
occidentale... transmis au monde ses sciences, ses techniques, ses méthodes écono­
miques, ses doctrines politiques. Aujourd’hui, l’Occident est en recul,
mais les peuples qui s’opposent à lui ont tout tiré de lui, même le socia­
lisme, même le marxisme. La philosophie occidentale n’est pas sim­
plement une philosophie à côté des autres. Elle a été déterminante
pour l’évolution de l’histoire universelle. Il me semble que cette philo­
sophie s’est développée en quatre moments.

Le premier moment est celui de la pensée chrétienne qui atteint son


point de maturité au x i i p siècle dans l’œuvre de saint Thomas d’Aquin.

Positions Planète 37
Cette pensée médiévale se place au point de confluence de trois
courants: un courant juif qui appprte la notion de l’Etre-Un-Créateur;
un courant chrétien qui apporte le mythe de l’incarnation, c’est-à-dire
de l’assomption de l’humanité créée par le Dieu-Créateur; un courant
grec qui apporte la liaison logique et identifie l’Être Suprême avec la
Suprême Intelligence.
La réunion de ces trois courants en une méthode de pensée, de
recherche et d ’enseignement, a été appelée la scolastique. Contrai­
rement à ce qu’on croit généralement, la scolastique a favorisé, et
non retardé, l’éclosion de la pensée scientifique moderne: elle a conféré
à l’esprit européen une unité de langage, elle l’a dressé à la gymnas­
tique du raisonnement, elle l’a fortifié dans la certitude d ’un univers
rationnellement agencé.
La philosophie médiévale est alors, non pas l’ensemble des sciences,
mais le fonds commun de toutes les sciences, de la physique comme
de la théologie.

Dans un second moment, à partir du xvie siècle, les sciences particulières


se dégagent peu à peu de la philosophie et gagnent leur autonomie. Ce
mouvement commence avec la mécanique qui apparaît comme la
première forme de la physique mathématique. Au langage scolastique
se substitue alors le langage symbolique des mathématiques. Mais la
mutation de la pensée européenne n’apparaît dans toute son ampleur
qu’au xviie siècle avec l’invention du calcul infinitésimal. Le m athé­
maticien peut alors exprimer non seulement la mesure d’un phéno­
mène immuable, la surface d’un champ ou le poids d’une pierre, mais
encore la corrélation de deux phénomènes en transformation, la vitesse
et la distance parcourue, la force et l’accélération, le mouvement d ’une
roue et le mouvement d’un point de cette roue. A partir de ce moment,
la pensée mathématique est en concurrence avec la pensée philo­
sophique.
Que reste-t-il alors à la philosophie?
Dépouillée peu à peu de tout contenu scientifique, de toute prétention
à une connaissance positive, elle devient avec Kant, une législatrice
de l’entendement, une tutrice critique de notre savoir. Elle demeure
toutefois le fondement de la morale et des relations humaines: elle
assure la sauvegarde des trois grandes hypothèses de la pensée morale,
l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme, la liberté.

Le troisième moment de la pensée européenne, se situe au début du


xix' siècle. Après s’être penchée sur la transformation des phénomènes
physiques, elle se penche sur la transformation du phénomène humain.

38 La philosophie de Planète
A l’expression mathématique de la nature, s’ajoute l’expression dia­
lectique de l’histoire.
Q u’est-ce que la dialectique? Ce mot caractérise tout à la fois la
démarche de la pensée qui procède par voie d’opposition et de syn­
thèse et la structure même de l’histoire humaine. La dialectique est
donc, tout à la fois, une loi de la pensée et une loi du réel. Elle nous
donne le moyen de penser l’histoire, c’est-à-dire d ’instituer un ordre
causal entre les événements. A partir de Hegel (1770-1831) l’histoire
n’est plus une suite de chroniques ou un Panthéon de grands hommes,
mais une explication scientifique de l’évolution politique. La philo­
sophie délaissée par les sciences positives, retrouve alors toute sa
vigueur pour fonder l’histoire.

...et le Mais dans un quatrième temps, la philosophie passe par une nouvelle
crise. Depuis environ le deuxième tiers du xixc siècle jusqu’à nos jours,
moment de la position de la philosophie européenne est ambiguë et complexe.
Nous essaierons, néanmoins, d’y voir clair.
la grande D’une part, la pensée hégélienne donne naissance à la doctrine marxiste
qui conserve le principe dialectique, mais fait de la lutte des classes
crise la substance même de l’histoire. Alors, la philosophie est au bout de
son rouleau: le monde n’a plus à être décrit ou interprété, mais à
être transformé. Le révolutionnaire peut bien, comme Lénine, être
intellectuellement façonné par la philosophie, ou plus exactement par
une certaine philosophie, il n’en doit pas moins abandonner la médi­
tation pour l’action.
D 'autre part, les philosophes non marxistes ne savent pas non plus très
bien que faire de la philosophie. Après avoir perdu les sciences phy­
siques et naturelles, ils perdent les sciences humaines: la psychologie,
la sociologie, l’anthropologie, l’économie. Que feront les philosophes?
La critique des sciences? Mais ils s’essoufflent à courir après des décou­
vertes de plus en plus nombreuses que très souvent ils ne comprennent
même pas. La morale, la politique? Mais entre l’esprit révolutionnaire
et la morale traditionnelle d’inspiration religieuse, il n’y a qu’une
morale académique, plate, fastidieuse, qui se garde bien d ’inquiéter
l’ordre établi. La philosophie glisse alors, soit vers le procès de la
modernité et le nihilisme, comme chez Nietzsche, soit vers l’érudition
historique, vers une archéologie des idées qui en font une discipline
universitaire perdue parmi les autres.

Vient alors un renouveau philosophique avec Husserl (1859-1938) et


Heidegger (né en 1889). Il ne peut être question ici d ’exposer, même
très sommairement, leur pensée, mais on peut dire que l’un et l’autre,
par des voies différentes, cherchent un «recom m encement radical»
une remontée à une source de pensée antérieure à la connaissance
scientifique, et de même que les théologiens posent la priorité de
l’éternité sur la durée, ils posent la priorité de la pensée originelle
sur les sciences

De cette très rapide et, sans doute, grossière généalogie de la pensée


Qu'est-ce que occidentale, que pouvons-nous déduire qui nous aide à définir la philo­
la philosophie sophie? Quel est le trait commun à ces méditations qui prennent pour
thèmes successifs, la théologie, la raison, l’histoire et la pensée elle-
et qui est même? Ce trait commun consiste dans la recherche tenace du fon­
dement de nos pensées et de nos conduites. Le physicien affirme ceci
philosophe? ou cela. De quel droit? Sur quoi repose sa certitude? Et qu’est-ce que
la morale? Pourquoi disons-nous le bien et le mal? Et si le Prince
ordonne, d’où provient son autorité? Et notre civilisation économique,
dont nous sommes si fiers, est-elle une libération ou une servitude de
l’homme? La philosophie répond parfois, mais toujours elle interroge,
toujours elle met en question, toujours elle secoue les vérités pour voir si
elles tiennent bon. Le philosophe est d'abord un homme méfiant, qui ne
laisse pas un autre penser à sa place, qui refuse de donner sa procuration.
« La fonction de penser, dit A lain. ne se délègue point. »
Si la destinée du philosophe est de questionner et d’aller au fond des
choses, alors la philosophie peut être définie comme une problématique
fondamentale. Par problématique nous entendons un ensemble de pro­
blèmes connectés, reliés et solidaires; par fondamentale nous disons
que cette problématique porte sur ce qui sous-tend nos vérités et nos
certitudes. Vue sous l’angle d’une problématique fondamentale, la
philosophie n’est alors ni une science, car elle ne vise pas un objet
extérieur au penseur lui-même, ni un art des idées, car ses critères
ne sont pas esthétiques, ni une rêverie extatique, car elle est rigou­
reuse. La philosophie est une exigence de la pensée qui se met elle-
même en question. Mais cette exigence n’est-elle pas un luxe? A quoi
bon la philosophie?
C ’est ce qu’il nous faut examiner maintenant.

Et pourquoi Ainsi, penser, c’est aller à la recherche des plus profondes infra­
structures, c’est remonter à l’original. Penser les mathématiques, ce
la philosophie? n’est pas résoudre des problèmes, ni énoncer des théorèmes, ni même
1. Voir « la philosophie de Planète .. du précédent numéro.

40 La p h ilo so p h ie de P lanète
analyser le raisonnement mathématique, c’est se dem ander au nom
de quoi ce raisonnement mathématique nous apparaît comme néces­
saire. Penser l’esthétique, ce n’est ni peindre, ni sculpter, ni même
connaître l’histoire de l’art, mais c’est se dem ander ce que sont l’art,
la beauté ou le charme. Et c’est pourquoi, encore que l ’organisation de
nos universités le laisse croire, la philosophie n ’est pas une spécialité
intellectuelle et, tout homme qui pense en profondeur est, par cela même,
philosophe. La pensée philosophique est le bien commun de tous et non la
qualification technique de quelques-uns.

Mais cette pensée en profondeur, cette exigence de rigueur jamais satis­


faite, à quoi servent-elles? Ne sont-elles pas une perte de temps et
d’énergie? Nous avons besoin d ’ingénieurs, de médecins, d ’architectes,
d ’économistes, mais que ferons-nous des philosophes dont la seule
production est une production verbale?
Pour répondre à ces questions, nous nous demanderons:
1° Que se passerait-il si la philosophie venait à disparaître?
2- Dans quelles directions, une philosophie soucieuse du temps présent
pourrait-elle s’engager?

Si la Que la pensée philosophique s’éteigne ou soit réduite à presque rien,


n’est pas du tout inconcevable. Ce fut le cas en Europe, du vc au
philosophie X e siècle. Ce fut aussi le cas dans l’enseignement français, sous le
Premier Empire.
disparaissait.. Supposons qu’on supprime la philosophie de notre enseignement.
Supposons aussi que le public se désintéresse de toute réflexion pro­
prement philosophique et n’accorde foi qu’à ce qui peut être mis en
formules mathématiques ou fait l’objet d ’une vérification statistique.
Que se passerait-il? La vie universitaire, moins la philosophie, conti­
nuerait, comme par le passé; l’enseignement des sciences, des langues,
de l’archéologie, de l’histoire, du droit, de la médecine, ne subirait
aucun changement. Les laboratoires, les usines poursuivraient, comme
précédemment, recherches et applications. Le développement des
inventions techniques n’en serait pas ralenti. Le public- resterait tout
aussi fidèle à la lecture des contes, des romans, des récits de voyage,
des analyses politiques, il fréquenterait tout autant les théâtres, les
cinémas, les salies de concert. Où donc serait le changement? Il appa­
raîtrait d'abord dans un certain état d ’esprit2. On s’interdirait ou on
négligerait de poser certaines questions quand la réponse ne ferait
l’objet ni d'une vérification matérielle, ni d ’une formulation mathé-
2. Voir encore, dans le précédent numéro, la réflexion sur la pensée calculante et la pensée méditante.

Positions Planète 41
matique. On pourrait demander: Où est Paris? Quel est le niveau des
prix aux États-Unis? Quelle est la proportion des malades mentaux
dans tel pays, telle année? Mais on ne demanderait pas: Q u’est-ce que
l’État? Q u’est-ce que le Travail? Q u’est-ce que la Raison?

Interdit En d ’autres termes, ce petit début de phrase: qu’est-ce que? éveillerait


la méfiance. Celui qui le prononcerait se ferait traiter « d ’intellectuel»
de dire: ce qui est le pire des vices aux yeux de tous ceux qui fabriquent, admi­
nistrent, calculent, vendent et achètent. Bien sûr, le mot État ou le
« Qu'est-ce mot Travail ne seraient pas totalement incompréhensibles et l’on saurait
en gros «ce que cela veut dire» et, après tout, il n’y aurait guère de
que? » méprise quand on parlerait du «chef de l’État» ou de la «législation
du travail», mais on se servirait de ces formules comme d ’un outil pour
fabriquer, réparer, soulever, déplacer un objet, en laissant systéma­
tiquement dans l’oubli toute vérification quant à l’essence, quant à
l’être même de cet objet. Pour prendre un exemple économique, une
chose est de tenir des comptes, d ’effectuer des paiements, d ’accorder
des crédits, de financer des investissements, autre chose est de se
dem ander ce qu ’est l’argent, cette substance mystérieuse sur laquelle
est fondé tout le système capitaliste. D ’ailleurs, est-ce même une
substance, une chose? N ’est-ce pas plutôt un mode de relations sociales?
Et qu’est-ce que l’économie? Pourquoi parlons-nous tout à la fois de
l’économie d ’un projet, des économies de la ménagère, de l’économie
française et, si nous sommes théologiens, de l’économie du Salut? Ou
les mots sont employés confusément avec des à peu près, ou ils com ­
portent une signification fondamentale, originaire, et une pensée
exigeante et rigoureuse se doit de la mettre en lumière. C’est cette éluci­
dation qui serait délaissée, abandonnée, si la philosophie était mise en
sommeil, et le vague de la pensée en serait la première conséquence.

Des civilisations 11 y a plus. Se poser des questions fondamentales, creuser, confronter,


affiner des concepts, ce n’est pas seulement éclairer sa propre pensée,
sans c’est entrer en communication avec celle des autres. On ne comprend
pas la pensée de son prochain si l’on ne pense pas soi-même, si l’on n’a
communication pas réfléchi sur sa propre pensée, si l’on n’a pas pris conscience que la
pensée est un acte vivant et non un produit fini que l’on met en magasin
jusqu’à ce qu’il trouve un client. Seul un homme profondément reli­
gieux, pour qui la foi n’est pas seulement un ensemble d ’affirmations
acceptées passivement, mais un état de grâce, une certitude qui a tra­
versé l’épreuve du doute et du désarroi, seul cet homme, dis-je, peut

42 La p h ilo so p h ie de P lanète
comprendre l’homme d ’une autre religion. Il en va de même avec la
pensée des autres peuples, et des autres civilisations. Pour les Occi­
dentaux, la pensée extrême-orientale reste lettre morte s’ils ne savent
la vivifier par leur propre pensée. A cette seule condition peut s’établir
un dialogue qui ne soit pas un dialogue de sourds. C ’est ainsi qu ’il faut
comprendre ces quelques mots de Heidegger auxquels on ne prêtera
jamais assez d’attention: Quiconque se risque aujourd’hui — en ques­
tionnant, réfléchissant et ainsi coopérant — à suivre le mouvement en
profondeur de l ’ébranlement mondial que nous vivons heure par heure,
ne doit pas seulement prendre garde que notre monde présent est complè­
tement régi par la volonté de savoir de la science moderne, mais il doit
aussi considérer, avant toute autre chose, qu'aucune méditation sur ce qui
est aujourd’hui, ne peut germer et se développer, à moins qu 'elle n 'enfonce
ses racines dans le sol de notre existence historique par un dialogue avec
les penseurs grecs et avec leur langue. Ce dialogue attend encore d ’être
commencé. C est à peine s ’il est seulement préparé et lui-même, à son tour,
demeure pour nous la condition préalable du dialogue inévitable avec le
monde extrême-oriental. (Essais et Conférences — Science et Médi­
ta tio n —Trad. André Préau, pp. 51 et 52).

Si la Si la philosophie venait à disparaître, si la réflexion philosophique était


négligée, c’est en définitive la communication entre les différentes
philosophie formes de pensée des civilisations qui serait coupée.
Quel serait d ’ailleurs l’état d ’une société dont la réflexion philosophique
venait serait bannie? Si la réflexion philosophique est une remise en question,
à disparaître... alors, une société sans philosophie est une société fermée aux influences
extérieures et durcie quant à ses possibilités d ’évolution interne. Telle
était la société chinoise au début du xixc siècle, et elle n’a cédé que
sous la pression violente de l’Occident. Mais, dira-t-on, la civilisation
chinoise n’a pas été imperméable aux philosophies: le taoïsme, le
bouddhisme. Sans doute, mais à la différence des philosophies occiden­
tales, ce sont des sagesses, des arts de vivre, c’est-à-dire des quiétudes
et non pas cette pensée insatisfaite et inquiète qui, en définitive, a
sculpté la forme du monde moderne. Que le lecteur nous pardonne
d ’insister: une philosophie, au sens plein du mot, n’est pas une col­
lection d ’opinions sur des questions transcendantes ou surnaturelles,
sur la destinée de l’homme, sur l’immortalité de l’âme, sur la m étem­
psycose, ou sur la fusion de l’être et du néant, c’est la mise en question
de nos pensées elles-mêmes. On n ’est pas philosophe parce qu’on croit
aux « valeurs spirituelles » et que l ’on se fla tte de dominer les exigences
de la matière, on est philosophe quand on interroge, quand on fait serment
de garder les yeux ouverts3. Alain a dit quelque part: « L’homme qui
pense contre la société qui dort, voilà l’éternelle histoire et le printemps
a toujours le même hiver à vaincre. »

Si la philosophie disparaissait, les croyances au surnaturel ne dispa­


Un sang raîtraient pas, mais, d ’un côté on aurait la science positive, l’expérience
qui se vérifiée en laboratoire et mathématiquement formulée et, de l’autre
côté, des opinions plus ou moins vagues sur des entités surnaturelles
coagulerait et entre les deux, rien, aucun passage, aucun pont. Ce qui serait à
craindre, c’est, non pas la disparition de toute conception transcen­
dante, non pas un scientisme terre à terre et étriqué, mais l’invasion
anarchique des produits de substitution de caractère magique et fan­
tastique d ’une imagination à la dérive. C est que le magique et le fantas­
tique ont deux faces: l ’une négative et stérile, l ’autre positive et évocatrice.
Le magique et le fantastique peuvent être l ’expression de l ’affolement intel­
lectuel, de la panique d ’un esprit qui perd pied dès qu’il franchit l’enclos de
sa petite expérience journalière et ils peuvent être aussi le signe d ’un
nouveau plan d ’existence, l ’invitation à explorer de nouvelles terres, sans
pour autant annuler les acquis précédents, sans se dépouiller de l'armure
de la raison, sans relâcher la discipline d ’une intelligence qui veut voir et
juger et non pas errer et se renier Si la philosophie disparaissait, le
résultat serait le verrouillage intellectuel et social, confirmé par une
montée de frayeur devant un inconnu que la raison ne saurait comment
aborder.

Oui, il y a Mais la philosophie existe et, jusqu’à nouvel ordre, la pensée occiden­
tale n’a pas cessé de s’interroger et d ’interroger le monde. Or, ce monde
des tâches qui est le nôtre, est en pleine mutation et il s’agit de savoir si, et
comment, la réflexion philosophique peut nous aider à le comprendre.
nouvelles Cette mutation du monde moderne, comment se présente-t-elle?
Certaines de ses composantes sont assez connues pour qu ’il nous suffise
de les énoncer: l’accélération technico-scientifique et la poussée dém o­
graphique. Mais, la composante majeure est la composante politique.
Depuis la fin de la Première Guerre mondiale, on assiste à un accrois­
sement continu du nombre des États indépendants, à la suite du morcel­
lement des grands empires. Après 1918, se produisent le morcellement
de l’empire d ’Autriche-Hongrie, celui de l’empire Ottoman, le rétablis­
sement de l'Irlande et de la Pologne. Depuis 1945, ce sont les empires
3. C’est exactem ent notre serment.
4. C ette définition fait justice, une fois pour toutes, des critiques ignorantes à propos du fantastique dans Planète.

La p h ilo s o p h ie de P lanète
coloniaux qui éclatent en Asie et en Afrique. Aujourd’hui, la terre
tout entière est découpée en États centralisés indépendants, dont
certains sont gigantesques, comme la République chinoise, d ’autres
minuscules, comme Israël. D’autres États encore sont dédoublés:
l’Allemagne, le Viêt-nam, la Corée. La carte politique du monde est
plus bariolée qu’elle ne l’a jamais été. Entre ces divisions géogra­
phiques, courent des lignes de force qui déterminent d ’autres divisions
et d ’autres groupements. Il existe un Occident Atlantique qui groupe
l’Amérique du Nord et l’Europe de l’Ouest, un Occident eurasien qui
groupe l’Europe Centrale et l’U.R.S.S., un tiers monde asiatique, un
tiers monde d ’Afrique noire, un tiers monde arabe, un tiers monde
latino-américain5; une masse chinoise qui pèse de plus en plus sur la
politique mondiale; une masse japonaise dont on ne sait encore de
quel côté elle va basculer. Il faut ajouter des découpages religieux,
ethniques, idéologiques, si bien que chaque État se trouve être un
centre d ’intersections et de conflits de forces les plus diverses. Ces
groupements ne sont pas stables. Ils se font et se défont: celui de
l’Atlantique Nord présente du jeu; la Ligue Arabe, unie en paroles
est divisée en fait; le monde communiste s’est scindé; le tiers monde
afro-asiatique cherche l’entente avec le tiers monde latino-américain
pour échapper à la pression chinoise. Chaque État est un carrefour
d'appartenances et, par suite, est susceptible de glisser ici ou là, de faire
onduler les organisations collectives, de fortifier ou d ’affranchir les
foyers politiques.

Nous ne Or, ce monde complexe, multiple, mouvant, est aujourd’hui étroitement


resserré. Ce qui se passe à Saigon, à Saint-Domingue ou à Jérusalem,
rêvons pas: retentit à Washington, à Moscou, à Pékin, à Paris. Tout conflit local
peut irradier sans limites, toute action militaire est susceptible d ’esca­
c'est cela lade. La guerre est devenue un phénomène qui s’étend suivant trois
ou rien dimensions: une dimension géographique, une dimension technico-
scientifique, une dimension idéologique. Chaque ligne de force est un
conduit par où peut passer la guerre. Prise dans ces réseaux politiques,
la condition de la planète est devenue explosive. L’existence de chacun
de nous est alors en cause.
La réflexion philosophique moderne ne peut se désintéresser de cette
situation tragique. Sous peine d ’être décrochée de la tragédie de notre
temps et d ’encourir, à juste titre, le reproche d ’être inactuelle et vide, elle
doit prendre en charge ce qui fa it notre angoisse, elle doit méditer sur les
5. Voir dans ce numéro, les deux dossiers que nous présentons, l’un sur la guerre tricontinentale, l’autre sur
les travaux de l’université de Carbondale.

Positions Planète 45
problèmes fondamentaux de l ’organisation planétaire, mettre en question
les affirmations les plus assurées en apparence, afin de dégager et d'élucider
ce qui peut devenir un facteur d ’union dans un monde déchiré6. Car, en
définitive, c’est toujours l’universel qui unit, mais, suivant les époques,
l’universel prend différentes figures. Il fut un temps où l’universel prit
la figure de la théologie, un autre où il prit celle du rationalisme, un
autre encore où il prit celle de l’histoire et de la dialectique. Aujourd’hui,
l’universel prend la figure de la pensée planétaire. La mise en question
de la pensée planétaire peut être formulée comme suit: sur cette terre
complètement appropriée qui tend vers l’encombrem ent démogra­
phique, où chaque peuple, chaque individu, sont déchirés entre des
appartenances différentes, où les partis, les races, les religions, les
cultures serrés au coude à coude se heurtent et se bousculent, quels
peuvent être les principes d ’une compréhension réciproque? Pour
q u ’une telle compréhension ait la moindre chance de naître un jour,
il faut, pour commencer, que la pensée philosophique dissolve les affir­
mations que chaque clan politique, idéologique ou racial jette à la face
de tous les autres et qu’elle dévoile par-delà les vérités de surface le
fonds commun d ’un langage et d’une pensée.

Est-ce possible? N ’est-ce pas recommencer le vieux rêve de réconci­


liation universelle, de paix perpétuelle? N ’est-ce pas aller vers de nou­
velles déceptions? Mais q u ’en sait-on? Qui peut affirmer que ces tenta­
tives avortées sont inutiles, que ces échecs n’ont pas un sens, que la
vie en tâtonnant et en se fourvoyant ne monte pas malgré tout vers
des niveaux d ’organisation supérieure dont nous n’avons encore aucune
idée? Une chose et une seule est certaine, c’est qu’il existe bel et bien une
impulsion philosophique, un besoin d ’interrogation, de mise en question,
d ’exploration en profondeur et que l ’alternative est brutale: ou cela, ou
rien. A chacun de faire son choix et personne ne peut choisir pour
autrui.

Les trois Quels peuvent donc être les thèmes d ’une réflexion philosophique qui
tienne compte de la situation présente du monde?
thèmes de A notre avis, il en est trois :
— une science générale de la pensée,
la nouvelle — le langage et la communication,
— le concept d’appartenance.
réflexion Nous voudrions en dire quelques mots comme conclusion de cette
étude.
6. Tel est le program me que suit, plus que jamais, Planète.

46 La philosophie de Planète
Une science générale de la pensée aurait pour objet d ’étudier le phéno­
mène même de la pensée, comme la biologie étudie le phénomène
même de la vie. Mais à l’encontre de la biologie qui cherche à saisir
la vie dans ses manifestations les plus élémentaires, la science de la
pensée chercherait à en expliquer les manifestations supérieures, l’art,
la science, la poésie, la religion. Cette tâche, on peut dire qu ’elle n’en
est qu’à ses débuts. Jusqu’ici, la pensée a bien pu se prendre comme
objet de critique, elle a bien pu édifier des « systèmes» du monde, elle
n’a jamais tenté de s’expliquer à elle-même sa propre formation. Il n’y
a que chez Hegel que le problème est abordé franchement.
Une telle recherche conduirait, pour commencer, à écrire une histoire
de la pensée et à dessiner le réseau des différents courants d ’idées,
quelles que soient les formes que ces idées aient pu emprunter, reli­
gieuses, scientifiques ou métaphysiques. En particulier, une confron­
tation entre la pensée occidentale et la pensée extrême-orientale serait la
première des tâches d ’une pensée planétaire qui commence tout juste
à poindre '.
Le propre de cette pensée planétaire, n’est pas seulement de s’attacher
au phénomène de la vie biologique qui, vu de l’extérieur, se présente
comme une palpitation de la matière, mais de s’attacher au phénomène
de la pensée qui, lui, doit être saisi non de l’extérieur mais de l’intérieur
et par la pensée elle-même. Seule la réflexion philosophique, c ’est-à-
dire la pensée infléchie sur elle-même, peut aborder cette nouvelle
science générale de la pensée.

Pas d'unité Le second thème de recherche porterait sur le langage et sur la com m u­
nication. Ce thème est lié au précédent, car tout langage est le véhicule
de langage d ’une pensée. Pour que les habitants de la planète tendent vers un
niveau d ’organisation supérieure, il leur faut communiquer. Mais les
sans unité messages ne seront compris que dans la mesure où un langage commun
prendra appui sur une pensée commune. Sans pensée commune, la
de pensée communauté de langage est limitée au langage technique. Désigner
des choses ne présente aucune difficulté: on peut s’entendre sur ce que
veulent dire table, roue ou arbre. Mais si l’on sort du domaine des
objets et des instruments, l’équivoque commence. L’ordre, la paix,
la liberté, la justice, la vérité sont revendiqués par les partis anta­
gonistes. La confusion des idées est totale.
A première vue, on pourrait croire qu’on s’en tirerait avec une défi­
nition de dictionnaire. Mais à supposer qu’on s’entende sur la définition
7. Cf. nos études sur les différentes attitudes de la vie spirituelle ou mystique, et l’ouvrage de R. de Becker:
i Hindouisme et la Crise du monde moderne (Encyclopédie Planète).

Positions Planète 47
du mot justice, par exemple, il ne s’ensuivrait pas que les confusions
et les oppositions fussent dissipées: car il faudrait encore savoir pour
qui et de qui il y a justice. Il y a la justice pour le maître et il y a la
justice pour l’esclave, il y a la justice de Dieu et la justice des hommes.
Ni la justice, ni la liberté, ni l’ordre n’existent en dehors des organi­
sations sociales concrètes et les organisations sociales ne sont pas des
groupements accidentels, des collections d ’individus rassemblés un jour
et dispersés le lendemain, elles reposent sur une communauté de
pensée et d’expression. Les mots sont définis par d’autres mots et il
n’est pas de mot premier, de mot originel qui commande le sens de
tous les autres. Les mots n’ont de sens que dans un texte et le texte
que dans une pensée. C ’est l’unité de la pensée qui fait l’unité de lan­
gage et, partant, la possibilité de la communication sociale.

L'allure Avec le m o t: social, nous introduisons notre troisième thème, celui de


l’appartenance, c’est-à-dire des liens qui unissent les individus ou les
de la groupes à des ensembles qui les entourent totalement ou partiellement.
Il ne suffit pas d ’énoncer des emboîtements, de dire que l’homme est
pensée dans la famille, la famille dans la cité, la cité dans la nation, la nation
dans l’humanité. Ni l’enfant dans la famille, ni la cité dans la nation
planétaire ne sont logés là, physiquement, comme l’allumette dans la boîte. Dès
que l’homme est en cause, le mot dans signifie bien autre chose qu’une
inclusion spatiale, même prise au sens métaphorique. Pour l’homme,
être-dans signifie appartenir à un monde et un monde n’est pas un
rassemblement plus ou moins dense d ’objets, mais un milieu composé
des mêmes pensées et du même langage. Appartenir au monde des
affaires ou au monde universitaire, signifie donner un même sens aux
mots, prendre appui sur le même fonds de pensées, s’engager dans les
mêmes voies d ’action. Un monde n’est pas seulement un réseau de
relations, tracé une fois pour toutes, c ’est aussi une possibilité de
relations futures. Appartenir à un monde professionnel, national ou
religieux c’est, par-delà les relations actuelles, détenir des relations
en puissance.
Mais de quoi est donc fait ce lien invisible de l’appartenance qui
détermine, non seulement notre condition présente, mais aussi notre
condition future? L ’appartenance n ’est-elle pas aussi communauté de
pensée et de langage, et peut-on alors concevoir une appartenance plané­
taire sans pensée planétaire et sans communication planétaire?
A ces diverses questions nous ne pouvons pas répondre, non point
parce que le cadre de cette étude est trop restreint, mais parce que la
pensée planétaire vient tout juste de commencer à se manifester et qu’il

La p h ilo so p h ie de P lanète
s’en faut de beaucoup qu’elle ait atteint sa maturité. Nous avons
suggéré un thème de recherche, nous n’avons pas montré des voies
toutes tracées qu’il n’y aurait qu’à parcourir d ’un pas égal pour arriver,
sans risques, à destination. D ’ailleurs une pensée qui creuse son chemin
ne progresse pas en ligne droite mais en spirale; si elle avance, c’est
en revenant sur elle-même, en se ressaisissant chaque fois, en actua­
lisant à chaque moment les virtualités dissimulées dans le moment
précédent. Faire un pas, se retourner, faire encore un pas, élucider les
concepts, éprouver les fondements, tout ensemble tracer le chemin et
proposer le but, telle est l’allure de la pensée*. On ne planifie pas la
recherche philosophique. Ce serait penser avant d ’avoir pensé. Le
verbe penser ne se conjugue q u ’au présent.

Bien sûr, on peut refuser de penser, et rejeter toute philosophie. On


L'esprit se contentera alors du fonctionnement d ’un bon outillage mental et
inquiet cela suffit pour la vie de tous les jours. Et ce serait parfait si la vie de
tous les jours se répétait identiquement. Mais voilà, nous sommes dans
sent un monde en ébranlement. Des forces politiques se côtoient dans un
espace étriqué. On peut assister un jour à des amalgames imprévus
qu'il faut qui déchaîneront des violences redoutables.
L ’esprit inquiet sent qu’il faut repenser le monde, s ’engager dans ce
repenser recommencement radical dont parle Husserl et qui est la condition de
toute compréhension. L’universel est chaque fois à refaire. L’universel
le monde aujourd’hui est la pensée planétaire, mais cette expression n’indique
pas une solution mais une promesse de long et pénible travail. La
pensée planétaire ne sera acquise, ni par un homme, ni même par une équipe
de chercheurs, mais par un besoin général de mettre en question le monde
d ’aujourd’hui.
Nous avons indiqué quelques voies de recherche. D ’autres que nous
en indiqueront de différentes. Il n ’importe. Aristote dit que l’Être
s’entend de plusieurs façons. C ’est l’Être qui nous enveloppe et non
pas le contraire. Il est plusieurs chemins pour aborder l’être, mais la
philosophie n’est pas un chemin parmi les autres, elle est le voyage
même.
AND RÉ AM AR.

Louis Pauwels reprendra la plume dans le prochain numéro et poursuivra ses


réflexions dans tous les numéros de l’année 1967. La première partie de «la
Philosophie de Planète » a été publiée dans les numéros 25, 26, 27, 28, 30.

8. Les études intitulées « la Philosophie de Planète » ont pour objet de rendre sensible cette « allure de la pensée ».

Positions Planète
Deux documents exceptionnels qui peuvent aider

Comment, pourquoi le Tiers monde


a déclenché le 3 janvier 1966
contre l'Amérique
la guerre tricontinentale
à comprendre ce qui se passe

Le dossier de l'université Carbondale


remis au président Johnson : sauver
le monde par la technique et faire
la révolution géosociale
Photo Klaus Warwas.
1. La grande menace
La guerre tricontinentale

La Troisième Guerre mondiale est déclarée

La Troisième G u erre mondiale est déclarée depuis le 3 janvier


La déclaration 1966. Cette déclaration de guerre a eu lieu à la Conférence
de guerre du de La Havane qui s’est tenue du 3 au 13 janvier 1966.
3 janvier 1966 La guerre des trois continents contre les États-Unis a déjà son
manuel. Ce livre a pour titre: « L a lutte tricontinentale» par
Albert-Paul Lentin, paru aux éditions François Maspero, à Paris.
La raison, L’au teur le considère com m e «un instrument de travail» et une
la tactique arme de com bat». La présente étude de Planète, principalement
basée sur ce livre, est strictement informative.
et la stratégie Cette guerre actuellement en cours est connue lorsqu’elle se
manifeste en plein jour, com me en Indochine. Elle l’est moins
lorsqu’elle se manifeste sous forme de guerre subversive en
Indonésie, par exemple.
La géopolitique G uerre ouverte et guerre subversive, l’une et l’autre organisées,
des pauvres orchestrées. Quels sont les adversaires en présence?
Les anciennes puissances colonialistes: France, Angleterre,
l’ancienne puissance révolutionnaire, l’U.R.S.S. ne sont plus
Le premier manuel dans le ring. Deux adversaires seulement. D ’un côté, les États-
de la troisième Unis: la plus grande puissance du monde, dont l’équipement
guerre mondiale militaire pourrait théoriquem ent anéantir le monde. Un produit
national brut de 670 milliards de dollars cette année. Une pro­
duction industrielle égale à celle du reste du m onde: un indice
de 100 en 1957, de 143,6 en 1965. 14,3 milliards de dollars de
réserves dans les caves. Un revenu national moyen de 2 506 dollars

1400 millions d ’hommes


commencent la longue marche...

L'histoire invisible
(1 200 do llars p o u r la F r a n c e , 130 do llars p o u r le on n ’a c h è t e r a it p as un e b icy clette. M ais ces
M a r o c , 50 p o u r la R é p u b liq u e C e n t r e - A m é r i ­ h o m m e s o n t la c e rtitu d e de la v ictoire. D e p u is la
caine). Le to tal des re v e n u s individuels attein t C o n f é r e n c e de La H a v a n e , ils sont organisés, ils
un niveau a n n u e l de 531 milliards .de dollars. o n t un é ta t -m a jo r m ondial.
O n p ro d u it p a r an 9 1/2 millions d a u to m o b ile s, Qui c ela : « ils »?
5 millions de téléviseurs, 2 millions de réfrig é­ Le V iet-cong, d ’a b o rd , qui m è n e en I n d o c h in e
rateurs. Les c e rv e a u x é le c tro n iq u e s , qui saven t u ne g u e rre active.
to ut, p e u v e n t m ê m e n o u s dire c o m b ie n l’A m é ­ Le g o u v e r n e m e n t rév o lu tio n n a ire congolais, qui
rique d é p e n s e p a r an p o u r ses c h ie n s : 534 mil­ m è n e u n e g u e rr e active.
lions de dollars p o u r 22 millions de chiens, qui L ’A lgérie, qui vient de te r m i n e r un e g u e rre
m è n e n t une vie q u ’un In d ien en vierait, et qui o nt active.
m ê m e des p sychanalystes. Haïti, où la g u e rr e est active et ou v erte.
90 000 m illion naires p o s s è d e n t 250 milliards de Le V e n ez u e la, qui est au stad e de la guérilla à
dollars. Les s o cié tés ind ustrielles a tte ig n e n t des g ra n d e éch elle. C u b a , où la bataille était gag née,
niveaux qui d é p a s s e n t le b u d g e t de ce rta in s pays. à 140 k m des États-U nis. Le P é ro u , d o n t le
L a G e n e r a l M o to rs a d istribu é, en 1965, 5,4 mil­ d é lég u é à la c o n f é r e n c e tr ic o n tin e n ta le a pu dire :
liards de do llars à ses 734 000 e m p lo y é s, a payé « N o s d é t a c h e m e n t s ti e n n e n t so lid e m e n t cinq
un milliard de d ollars d 'im p ô ts et a réalisé fronts: un au no rd , un au sud et trois au ce n tre .
2 milliards de do llars d e b é n é fices nets. Le b u d g et Ils o n t d étr u it plusieu rs u n ité s militaires e n v o y é e s
m ilitaire est de 58,4 milliards de d ollars sur p o u r les c o m b a t tr e . L a guérilla se d é v e lo p p e ,
112,8 m illiards de do llars de b u d g e t total. Le s’a c c ro ît, se con so lid e.»
g o u v e r n e m e n t d e W a sh in g to n p e u t é q u ip e r une Le G u a te m a la , où la g uérilla a c o n d u it au d é b u t
a r m é e d e 2 660 000 h o m m e s et d isp o ser d ’un de 1966 à d es b atailles rangées.
arsen al c o m p r e n a n t 854 fusées in t e rc o n t in e n t a le s C e tt e g u e rr e c o n tr e l’A m é riq u e a pris des a sp e c ts
de ty pe « M i n u te m a n » ou « T ita n II», 544 fusées et d e s p ro p o r tio n s d o n t no us n ’avions, j u s q u ’ici,
de ty pe « P o laris» * (d o n t la p o r t é e p asse ra , en ni vue d ’e n se m b le , ni e x a c t e m e n t c o n s c ie n c e .
1967, de 2 500 km à 4 500 km), 2 000 ogives A La H a v a n e , où la ta c t iq u e et la stratégie
n u c léa ires (leur n o m b r e se ra p o rté à 2 600 d a n s g é n é ra le s o n t été p réc isées, le d é lég u é du Viet-
le d e u x iè m e s e m e s tr e de 1966), 45 sou s-m a rin s c o n g a p ré s e n té son bilan: « De 1960 à 1965,
é q u ip é s d e « P o la r is » en serv ice et 16 en c o n s ­ n o tre p e u p le , sous la d ire c tio n du « F r o n t natio nal
tr u c tio n , 1 055 b o m b a r d ie r s s tra té g iq u e s et de L ib é ra tio n » a a n é a n ti 540 000 en nem is, m orts,
3 000 b o m b a r d i e r s et c h a s s e u r s - b o m b a r d i e r s blessés et p rison nie rs — y c o m p ris 20 000 so ld ats
m o y en s à c a p a c i té n u c lé a ire , d is p o san t d ’une a g resseurs y a n k e e s. Il a a b a ttu , d é tr u it ou e n d o m ­
pu issan ce explosive de 25 000 m ég ato n es. m ag é plus de 2 390 avions et h é lic o p tè r e s d e tou s
types. Il a dé m o li ou e n d o m m a g é 1 922 v éhicu les
militaires, co u lé ou e n d o m m a g é 912 c h a lo u p e s et
Les puissances en présence so nt b a te a u x de g u e rr e , d o n t le p o rte -a v io n s « C a r d » .
les É ta ts -U n is e t le Tiers M o n de Il s’est e m p a r é de plus de 100 000 a rm e s d e tou s
types... Plus de 217 000 soldats du « g o u v e r ­
Voilà d o n c un d es ad v e rs a ire s : la plus g ra n d e n e m e n t fa n t o c h e » o n t dé se rté . A u jo u rd 'h u i, les
p uissa nce de l’histoire c o n n u e . cas d e rébellion et de d é se rtio n massive de c o m ­
En face? p agn ies et m ê m e de b ataillo ns c o m p lets , se m u l­
D e s h o m m e s, sim p lem ent. tiplient... Au milieu d e la te m p ê te de la g u erre,
1 400 millions d ’h o m m e s, 47 % de la p o p u la tio n un e n ouvelle vie a surgi d a n s les vastes z on es
to tale du m o n d e . D e s h o m m e s sans a rm e s, sans lib érées p a r les fo rc es p atrio tiq u es, qui c o m ­
arg ent. Le p ro d u it a n n u e l lo u rd : le d ix ièm e du p r e n n e n t a u jo u r d ’hui plus de 8 0 % du te rrito ire
p ro d u it m on dial. A v ec le rev en u a n n u e l m o yen , s u d -v ietn am ien , où vivent 10 millions d ’hab itants.

La guerre tric o n tin e n ta le


P rès de 4 millions d ’h o m m e s e t de fe m m e s ont 40 milliards de roubles. M ais l’U .R .S .S . fait
a d h é ré aux o rg a n isa tio n s et partis p a tr io tiq u e s l’im possible p o u r ne pas utiliser sa p u is san ce et
qui f o r m e n t le « F r o n t na tion al de L ib é ra tio n » . p o u r a id e r à un rè g le m e n t pacifique du conflit.
P rès de 4 millions d e p ay sa n s se son t unis p o u r C u b a et la C h in e p a rtic ip e n t a c ti v e m e n t à la
fo r m e r les g ro u p e s d ’aide m u tu elle et de travail g u e rre tr ic o n tin e n ta le . P o u r t a n t, ni les C u b a in s ni
collectif. A to u s les niveau x se sont fo rm é s des les C hin o is ne se b a tte n t. In v e r s e m e n t, les efforts
C o m ité s du F r o n i et d es C o m ité s d ’A u to -a d m i- a m é r ic a in s p o u r ré d u ire la C h in e et C u b a sont
nistration p o p u la ire , faisant du p e u p le le v éri­ s u r to u t d es efforts de b lo cu s et de subversion.
tab le m a ître de sa vie et de son avenir. D an s L a résolu tio n d e solidarité de la C o n f é r e n c e de
p re s q u e to u t e s les z o n es libérées fo n c tio n n e n t des La H a v a n e définit l’ac tion a n ti-c u b a in e des États-
écoles, d e s h ô p ita u x , des infirm eries et des m a t e r ­ U nis c o m m e suit: « D é b a r q u e m e n t d ’a rm e s et
nités. Le « F ro n t n atio n a l de L ib é ra tio n » po ssèd e d ’explosifs p a r te r re et par- m er, raids de c o m ­
tous les m o y e n s de d ivulgation et de p r o p a g a n d e : m a n d o s de m e r c e n a ir e s à p a rtir du te rrito ire des
la radio, u n e a g e n c e d ’in fo rm a tio n , d e s studios U .S.A. et d e P o rto R ico, infiltrations d ’espions
de c in é m a , des jo u r n a u x , des revues. » et de sab o te u rs, violation c o n s ta n te de l’esp a c e
Q u e l’on im agine ce bilan m ultiplié p a r dix, qu e a érien et naval de C u b a p a r des avions et des
l’on envisage le feu s’é t e n d a n t sur les trois navires U.S. »
c o n tin e n ts : les p ro d ig ie u se s re s so u rc e s des États- L ’ac tio n c o n tr e la C h in e est to u t aussi intense.
Unis a p p a ra is s e n t c o m m e insuffisantes. La lutte O n ne sait c o m m e n t elle va é vo lue r, ni si l’e s c a ­
n ’est p as inégale. L a v icto ire n ’est assu rée ni p o u r lade actu e lle c o n d u ir a à u n e a ctio n a r m é e a m é ­
les uns, ni p o u r les autres. ricaine con tre la Chine. C ’est une des no m b re u ses
in c o n n u e s de c e tt e g u e rre s u r p re n a n te . Il n’est
pa s exclu d ’ailleurs q u e les C h in ois p r e n n e n t les
Les n eu tre s, au rang desquels d e v a n ts et o u v re n t un fron t en C o r é e du sud ou
fig u re l'U .R .S .S ., re g a rd e n t à F o rm o s e , a v a n t m ê m e que le p ré s e n t article
ne soit im prim é.
D a n s le profil de c e tte g u e rre des trois c o n tin e n ts ,
ne figurent pas q u e les pays d i r e c t e m e n t engagés.
Il y a les neu tres. Sur ces n eu tre s, on p e u t n ’ê tre P ourquoi se b a tte n t-ils ?
pas d ’a c c o rd avec M. A lbe rt-P au l Lentin. L’Union Un seul m o tif: la fa im
S o v ié tiq u e nou s a p p a ra î t c o m m e n e u tre . C e rte s ,
elle se ré p a n d en d é c la ra tio n s sur la solidarité Q u e ls sont les motifs qui p o u ss e n t à c e tte g u e rre
anti-im périaliste. En fait, il s’agit, p o u r une des trois co n tin e n ts ?
g ra n d e p a rt, de d é c la ra tio n s v erb ales. C e rte s , la En ce qui c o n c e r n e les p e u p les des trois c o n ti­
puissance militaire de l’U nion Soviétique em p ê c h e nents, le m o tif est sim ple: la faim. P o u r c o m p a r e r
les É tats-U n is d ’o c c u p e r et d ’o rg a n ise r le m o n d e les niveaux de vie, et p a rt ic u l iè re m e n t celui des
entier. A fricain s av ec le reste du m o n d e , cito ns des
C e tt e pu issance p e u t ê ir e ré s u m é e c o m m e suit: chiffres: « Le s o u s -d e v e lo p p e m e n t de l’A friqu e
270 fu sées in t e rc o n t in e n t a le s cap a b le s, d ep uis a p p a r a î t en pleine c larté lorsq ue l’on c o n sid è re,
1960, d ’a n é a n t ir les c e n tr e s industriels et mili­ p a r e x e m p le , les statistiq ues c o m p a r a tiv e s du
taires a m é r ic a in s c o n c e n t r é s sur un territo ire p ro d u it n a tio n a l b ru t des d ifférents p ays p a r
r e l a tiv e m e n t restrein t. 1 000 fu sées à « p o rté e h a b it a n t et p a r an. A u c u n pays du c o n ti n e n t
in te rm é d ia ire », 900 b o m b a r d ie r s et chasseurs- africain, à l’ex c e p tio n de l’A friq ue du Sud, n ’est
b o m b a r d ie r s , 45 sou s-m arins et 50 sou s-m arins arrivé à p o r t e r ce p ro d u it à 250 dollars. Le chiffre
« clas siq u es » , la n c e u rs de fusées au m o ins é q u i­ a tte in t p a r les pays les plus riches (A lgérie,
v a le n te s aux « P o la r is» , 3 150 000 h o m m e s sous M a r o c , G h a n a , R h o d ésie , R .A .U ., T unisie,
les a rm e s et un b u d g e t m ilitaire a n n u e l de S o u d a n ) se situe e n tr e 100 et 250 do llars — d ans

L'histoire invisible 55
un p e lo to n qui c o m p r e n d é g a le m e n t l’É q u a te u r , lation du m o n d e , qui était de 1 500 millions
les Philippines, l'Irak, le M e x iq u e, le Chili, le d ’h a b ita n ts en 1900 et a tte in t a u j o u r d ’hui les
G u a te m a la , le Pérou, C eylan, la Syrie, le Paragu ay 3 200 millions d ’hab ita n ts, sera de 6 milliards en
et l’Iran —, tan d is q u e les plus p a u v re s f o r m e n t le l'an 2000. L ’« explosion d é m o g r a p h iq u e » du T iers
gros du bataillon d es re ta rd a ta ire s . D a n s ce M o n d e a c c ro ît e n c o re , é v id e m m e n t , l’inégalité
g ro u p e de l’ind igen ce, on tr o u v e en effet, à cô té des re v e n u s e n tr e pays s o u s -d é v e lo p p é s et pays
de la J o r d a n ie , de H aïti, de l'In de, du Pak istan, industriels. A u jo u rd 'h u i l’A friqu e, d o n t la p o p u ­
de la Bolivie, de l’A fg han istan , de la B irm an ie lation r e p r é s e n te 7 % de la p o p u la tio n m o n d iale ,
et du N é pal, le C o n g o de L éopoldville, la Libye, ne dispose qu e de 2 % du rev en u m o nd ial, et
le Nigeria, le K en y a, la T a n z a n ie , l’É th io p ie et l’Asie, d o n t la p o p u la tio n dépasse, la m oitié de
tous les É tats d e s a n c ie n n e s A friq u e O c c id e n t a le l’h u m a n ité , d o it se c o n t e n t e r d ’un rev en u à pein e
et A friqu e É q u a to ri a le françaises. F a c e à ce tte égal à 11 % du rev en u m ondial. Si l’on c o m p a r e
misère, les pays industriels d é v e lo p p e n t un pro du it les statistiq ues du revenu an n u el p a r tê te d ans
nation al b ru t p a r an et p a r h a b it a n t s u p é r ie u r les d ifférents pays à q u e lq u e s g ra n d e s d a te s de
à 500 dollars p o u r l’Italie, la Po log ne, la H on g rie , l’histoire du m o n d e , on c o n s ta te q u e l’é c a r t e n tre
l’A u tric h e , l’Irlan d e, Israël et la R o u m a n ie , à le plus riche du m o n d e (l’A n g le te r re ) e t le pays
plus de 1 000 dollars p o u r la N o rv èg e, la Belgique, le plus p a u v re du m o n d e (l’In de ) qui était, en
l’Islan de, la F in la n d e, les P ays-Bas, l’U .R .S .S ., la 1800, de 8 à 1, est a u jo u r d 'h u i de 50 à 1. Les
T c h é c o s l o v a q u ie et l’A lle m a g n e d é m o c r a ti q u e , à États-U nis, 15 fois plus riches q u e l’Inde en 1939,
plus de 1 500 dollars p o u r la S uèd e, la Suisse, le 35 fois plus riches en 1954, 60 fois plus riches
L u x e m b o u rg , l’A ustralie, la N o u v e lle - Z é la n d e , a u jo u r d ’hui, seron t, si rien ne vient c h a n g e r le
l’A lle m a g n e de l’O u e st, la F r a n c e , l’A n g le te r re c o u rs de c e tte év olutio n, 100 fois plus riches en
et à plus de 2 000 dollars p o u r les É ta ts-U n is l’an 2000. A lors q u e l’un d es p r o b l è m e s m ajeurs
et le C a n a d a , ce qui n ’e m p ê c h e pas le « m o n d e des U .S.A. est la su rp ro d u c tio n de d e n r é e s ali­
in dustriel» de m e s u re r c h ic h e m e n t son « a id e m e n ta ir e s et l’é c o u le m e n t fort difficile des
aux pays so u s -d é v e lo p p é s ». « su r p lu s ag ric oles» , les effets c o n ju g u é s de
« l'ex p lo sio n d é m o g r a p h iq u e » et du pillage de
leurs é c o n o m i e s p a r l’im p érialism e a g g rav en t,
P ourquoi les E ta ts-U n is d ans p re s q u e tou s les pays sou s-d év elo p p és, le
a c c e p te n t-ils le co m b at? d r a m e de la faim. Les 2 /3 des h a b ita n ts du Tiers
M o n d e ne d isp o sen t pas des 2 500 calories p a r
A to rt ou à raison, un milliard et d e m i d ’h o m m e s jo u r in d ispen sables à l’activité n o rm a le de
sont p e rs u a d é s q u ’ils ne p o u r r o n t arr iv e r à une l'h o m m e , et « l ’e s p é r a n c e de vie» des h ab ita n ts
vie n o rm a le q u e s’ils p r e n n e n t e u x -m ê m e s , les du T ie rs M o n d e est deux fois plus c o u rt e qu e
arm e s à la main, le c o n tr ô le de leurs ressou rces celle d es h a b ita n ts des pays industriels. Aux
qui sont a c tu e lle m e n t d é te n u e s en g ra n d e partie Indes, au P akistan , en A friq ue A u strale , d a n s le
p a r les É tats-U n is ou leurs re p r é se n ta n ts. n ord -est du Brésil et d a n s bien d ’a u tr e s régions
« E n 1948, à l’é p o q u e o ptim iste de s p re m iers du T iers M o n d e , 40 millions d ’ê tr e s h um ains,
travaux sur « la lutte c o n tre le sous-dévelo pp em en t» tous les ans, m e u r e n t de faim, au sens p res q u e
les ex p e rts de l’O N U av aie n t basé leurs prévisions littéral du te r m e , c a r s’ils ne périssent pas, d ’un
sur un a c c ro i s s e m e n t d é m o g r a p h iq u e m o y en de seul c o u p , d ’inanition, ils son t ra p i d e m e n t
1,5% p a r an d a n s les pays so us-d év elo p p és. L e u r e m p o r té s — en deu x ou trois ans — p a r to u te s les
a c c ro is s e m e n t d é m o g r a p h iq u e a, en fait, d épassé m alad ies grav es qui f r a p p e n t sans rém ission leurs
p re s q u e p a r t o u t le tau x de 2 %. Si ce ry th m e se o rg an ism es m inés p a r la so u s -alim en tatio n . »
m ain tien t, ainsi q u e le ry th m e , b e a u c o u p m oins O n ne p e u t q u 'a p p r o u v e r c e tt e analyse. P ar
im p é tu e u x mais to u t de m ê m e élevé, de l’essor c o n tr e , il est difficile d ’a c c e p t e r l’exp licatio n de
d é m o g r a p h iq u e d es pays industriels, la p o p u ­ l’a ttitu d e a m é r ic a in e . P o u rq u o i les A m é ric a in s

La guerre tric o n tin e n ta le


sont-ils p rêts à m o u r ir p o u r Saigon, alors qu e les J a m a ïq u e , de Haïti, de S a in t-D o m in g u e , se
F ra n ç a is re fu saie n t de m o u r ir p o u r D antzig? Il re n d e n t à L o nd res, puis tr a v e rs e n t à n o u v e a u
est tr o p simple et tr o p facile, de dire q u e les l'A tla n tiq u e , p o u r re v e n ir p re s q u e à leur p oin t de
A m é ric a in s so nt de m é c h a n ts im périalistes et d é p a rt, m e t ta n t trois jo u r s p o u r e ff e c tu e r un
qu'ils se b a tt e n t u n i q u e m e n t p o u r c o n q u é r i r des p a rc o u r s qui p o u rr a it p re n d r e 3 / 4 d ’h eu re
m a r c h é s et des m a tiè r e s p re m ières. C ’est une d ’avion. A ux escales, sur l’a é r o d r o m e de S a n ta
vue, qui, p o u r ê tre de b o n n e p r o p a g a n d e , n'en M a r ia des A ç o res, ou plus sou v en t, sur celui de
est pas m oins fausse. Les A m é ri c a in s p o u rr a ie n t , G a n d e r (T e rr e -N e u v e ) , ils sont, au passage, p h o ­
au prix de d é p e n s e s très in férie ures à ce q u e leur to g r a p h ié s et fichés, à to u t h a sard , p a r la police
c o û te la g u e rre tr ic o n tin e n ta le , se p a ss er des c a n a d i e n n e ou la police p o rtu g a ise (et aussi p ar
m atiè res p re m iè r e s du reste du m o n d e . Il leur la police franq uiste s’ils p a rte n t, en E u ro p e , de
suffirait d ’investir d a n s de s usines d ’e sse n c e syn­ M a d r id et non de P rague). P o u r ceu x qui tie n n e n t
th étiq u e à p a rtir du c h a rb o n et d a n s la fab ricatio n à leu r incognito, la fausse identité est d o n c de
d ’alliages et de m a tiè re s plastiq ues re m p la ç a n t rigueur. Q u a n t aux lead e rs — n o t a m m e n t les
a v a n ta g e u s e m e n t les m é ta u x q u ’a c tu e lle m e n t ils chefs de guérilleros - qui s’astre ig n e n t aux règles
im p o rte n t. Il n ’est pas dit, d ’ailleurs, q u ’ils ne le d 'u n e clan de stinité rigo ureuse, les c h e m in s sont
feron t pas, et q u e c e la ne c a u s e r a pas p o u r les plus d é to u r n é s e n c o re . T el c o m m a n d a n t adjoint
pays s o u s -d év elo p p és , un e c a ta s tr o p h e pire qu e du « Bloque Sud » —du front du sud — qui regroupe
la g u e rr e tr ic o n tin e n ta le . les m eilleurs gu érilleros de C o lom bie, a mis près
Il est c e rta in que ce n ’est pas l'in té rê t qui pousse d ’un mois et d e m i p o u r g a g n e r la c a p ita le
les É tats-U n is. Q u ’on le veuille ou non — et c u b a in e . T el res p o n sab le m ilitaire v é n é zu élien
il faut bien le c o m p r e n d r e , si l’on v eu t un j o u r du « m aqu is O rie n ta l» a fait un v oy ag e de vingt
a b o u ti r à la paix tr ic o n tin e n ta le — les É tats-U nis jo urs, et tel p artisan p é ru v ien , parti d è s le mois
sont p e rs u a d é s d ’avoir un e mission. La mission de se p te m b re , est arrivé à La H a v a n e ju ste p o u r
de m e ttr e de l’o rd re d a n s le m o n d e et de lui p a rt ic i p e r aux p re m iè r e s re n c o n t r e s in te ra m é ­
a p p o r t e r le bien-être. Il est facile de rica n e r. La ricaines — et p o u r a p p r e n d r e q u e les a u to rités
réalité psy cho log iqu e est là. Les A m é ric a in s sont de L im a l’o n t c o n d a m n é à m o rt p a r c o n tu m a c e .
p e rs u a d é s q u ’ils c o m b a t t e n t p o u r un idéal. C e tte Les ém issaires latin o-am é rica ins, en se r e tro u v a n t
c r o y a n c e est un fait essentiel de la g u e rr e tr ic o n ­ n o m b r e u x à C u b a , font la p re u v e q u e si la g ra n d e
tin en tale . La d e rn iè re fois, les A m é ric a in s ont île est isolée m a té rie lle m e n t, le p e u p le cub ain
c o m b a t tu j u s q u ’à la c a p itu la tio n sans co n d itio n s n ’est pas isolé p o litiq u e m e n t. P o u r la p lu p a rt
de leurs adv ersa ires. A u m o m e n t où ils e n tr a ie n t des a u tr e s d élég ué s, c e tte r a n d o n n é e d é b o u c h e
d a n s la d e rn iè re g u e rre , to u t se m b la it p erdu. sur la r e n c o n t r e avec un m o n d e n o u v e a u . »
C ’est c e tte b a rr iè re p sy ch o lo g iq u e e n tr e les A u c u n d es trois chefs de la réb ellion : H o Chi
A m é ric a in s et leurs a d v e rs a ire s q u'il faud rait M inh , M e h d i Ben B arka, C h e G u e v a r a n 'é ta it
b riser si l’on v eu t a r r ê t e r la nouvelle gu erre là. O n pe nse d ’ailleurs qu e les d e u x d e rn ie rs sont
a u t r e m e n t q u e p a r l’in terv e n tio n d es a rm e s m orts au co m b a t.
ato m iq u es. Il est c ertain qu e les réu n io n s les plus im p o rta n te s
de la c o n f é r e n c e o nt eu lieu à huis clos et que
nous n ’en avo ns pas c o m m u n ic a t io n . C e p e n d a n t,
Le plan de v ic to ire de La Havane : à p a r t ir d es règles g é n é ra le s de la stratég ie et
une lon gu e p atie n ce des réalités de la g éo -p olitiqu e, on p e u t im aginer
le plan établi. C e plan doit ê tre simple d a n s son
La C o n f é r e n c e de La H a v a n e s’est d é ro u lé e dan s p rin c ip e :
des co n d itio n s de s e c r e t rares. De n o m b r e u x M u ltip lier les fronts, m u ltip lier les th é â t r e s d ’o p é ­
d é lé g u é s sont ven u s avec u ne faussé id entité et rations. Il y a un chiffre q u ’il faut tou jo u rs
p a r d es c h e m in s secrets. « Les d élé g u é s de la avoir p ré s e n t à l’esprit: quels qu e so ien t les

L'histoire invisible 57
p e r f e c ti o n n e m e n ts te c h n iq u e s, il faut 15 c o m b a t ­ évid ent. S’il passe à la réalité, l’A m é r i q u e serait
ta n ts « m o d e r n e s » p o u r v en ir à b o u t d ’un seul obligée de lâ c h e r prise, de se rep lier sur le
c o m b a t ta n t de la guérilla. Si d o n c on multiplie c o n ti n e n t N o rd -A m é ric a in . C e serait sa p re m iè r e
les lieux où l’A m é r i q u e d e v ra e n g a g e r des forces, défaite. Elle a u ra it d ’é n o r m e s c o n s é q u e n c e s
on en a rriv e ra vite au poin t où les é n o r m e s res­ p sy ch olo giq ue s, qui p o u rr a ie n t, au pire, c o n d u ire
so u rc e s d es É tats-U n is se m o n t r e r o n t insuffi­ à une gu erre a to m iq u e générale. Qui c on du iraie nt,
santes. A ce m o m e n t, p e n se n t les gens de La en to u t cas, à un repli g é n éra l de la civilisation
H a v a n e , ce sera l’e ff o n d re m e n t. occ ide ntale et à la naissance d ’un m o n d e nouveau.
Le b ut d e la réu n io n d e La H a v a n e a d o n c été O n esp ère à La H a v a n e q u ’à la fin de ce siècle,
sans d o u te de c r é e r un d e u x iè m e front au V e n e ­ sous la p ro te c tio n d es fusées th e r m o -n u c lé a ir e s
zuela , un tro isièm e front en A friq u e , et ainsi chin oises qui é lim in eraien t la pire év e n tu a lité , ce
d e suite. C e rta in s de ces fron ts se ro n t c ré é s en rêve se réalisera.
des régions d o n t le g ra n d pub lic o c c id e n ta l M ais on ne fait p as d es p lans q u 'à La H av an e...
ignore tou t, et m ê m e q u ’une s o u rd e lutte s’y
d é ro u le p ré s e n te m e n t. « A u N o rd -K a lim a ta n
(N o rd -B o rn é o ) d o n t la p o p u la tio n n ’a c c e p t e pas Le plan a m é rica in de ripo ste existe :
le r a t t a c h e m e n t à la « G r a n d e M ala isie» et où l'a c tio n des services secrets
le m o u v e m e n t de libération et le P re m ie r
M inistre A z a h a ri M a h m o u d o n t p r o c la m é , le Les A m é ric a in s , eux aussi, sont c a p a b le s de pla­
8 d é c e m b r e 1962, l’i n d é p e n d a n c e du pays, deux nifier et de m e ttr e en action un dis positif m ondial.
bataillon s m alais e n c a d r é s p a r d es officiers bri­ E x e m p le : « P o u r ê tre discret, le c o n tr ô le militaire
ta n n iq u e s de S in g a p o u r (60 000 h o m m e s en to ut, am é ric a in qui a c c o m p a g n e la m ainm ise é c o n o ­
si l’on c o m p t e les so ldats sta tio n n é s d a n s le reste m iq ue sur le s e c t e u r C a r a ïb e s - A n d e s n ’en est pas
de B o r n é o et S a ra w a k ) m ultiplient, sous p ré te x te moins très net. En A m é ri q u e ce n tr a le , les exp erts
de « m a in te n ir l’o rd re », arrestatio n s, m assacres, du P e n ta g o n e supervisent le «C onseil de défense»,
to rtu re s , et, selon les d é c la ra ti o n s de la d é lé ­ co n stitu é le 3 juillet 1965, en pleine crise d o m i­
gatio n du N o rd -K a li m a t a n à la T r ic o n tin e n ta le , n icaine, p a r les g o u v e r n e m e n ts du G u a te m a la ,
ils lim itent la politiqu e d e s A m é ric a in s au Sud- du N ic a ra g u a , de S alv ad o r et du H o n d u ra s . Ce
V iet-nam en c h e r c h a n t à « c o n c e n t r e r » la p o p u ­ conseil fo n c tio n n e déjà c o m m e un é ta t - m a jo r qui
lation rurale d a n s d e s «villages stratég iq u es» . a en g agé une vérita ble force co alisée c o n tr e les
A ce niveau du c o m b a t an ti-im p érialiste, les gu érilleros g u a té m a lt è q u e s . S im u lta n é m e n t, des
é ta p e s de la lutte légale, de la lutte de masse et re n c o n tre s p ério d iq u es se d éro u len t, à un échelon
de la lutte politiq u e clan d e stin e sont déjà mifitaire et p olitique élevé, et parfois m ê m e au
d ép assées, et s’il est vrai q u ’il existe u n e «(esca­ n iveau d es p ré s id en ts de la R é p u b liq u e , e n tre
lade » de l’action anti-im p érialiste de plus en plus les res p o n sa b le s v é n é z u é lie n s et co lo m b ien s
v igo ureuse c o m m e il existe un e « e s c a l a d e » de a u x q u els W ash in g to n d e m a n d e d ’o rg a n ise r en
l’in te rv en tio n n ism e im périaliste, on p e u t dire qu e co m m u n , avec son aide, la« lutte c o n tre la guérilla
l’é c h e lo n su p érieu r, celui de la guérilla, est co m m u n is te » . D a n s to u te la région des A n d e s
a tte in t ». d ’ailleurs, les U.S.A. p a tr o n n e n t les a c c o rd s
C o m b ie n de fron ts faudrait-il p o u r q u e , selon les passés, non se u le m e n t e n tr e lea d e rs vén ézu élien s
v œ u x de ses adv ersa ires, l’A m é r i q u e s’e ffo n dre? et colo m bie ns, mais aussi e n tr e lead ers v é n é ­
Il sem ble q u e cinq fron ts suffiraient. zuéliens, co lo m b ien s, p é ru v ie n s et é q u a to r ie n s
C es fronts p o u r r a ie n t ê tr e : p o u r faire face aux « activités subversives a rm é e s
Le V iêt-nam , le V e n e zu e la, la Bolivie, le C e n tre - aux fro n tières c o m m u n e s » . D e s réu n io n s d ’offi­
A friq ue , l’In do nésie. O n p e u t en su s c iter d ’a u tr e s: ciers s u p érie u rs des q u a tr e pays se tie n n e n t simul­
Brésil, A rg e n tin e , Inde m ê m e . T el est le rêve de ta n é m e n t à B o g ota, à C a ra c a s, à Lim a, et à Q u ito
La H a v a n e . Un rêve u n iq u e m e n t? C e n ’est pas et les g é n é ra u x du P e n ta g o n e , p o u r leur part,

La guerre tric o n tin e n ta le


invitent ré g u liè r e m e n t des officiers co lo m b ie n s, Unis et il fau t r a p p e l e r q u e trois je u n e s A m é ­
v énézu élien s, p é ru v ie n s et é q u a to r ie n s à des ricains se son t im m o lés p a r le feu p o u r p r o t e s te r
« m a n œ u v re s c o m b i n é e s » aux U .S.A. A u m o m e n t co n tr e les b o m b a r d e m e n t s du N o rd V iêt-nam et
m ê m e où se d é ro u la it la C o n f é r e n c e T ric o n t i­ la g u e rr e d a n s le sud. Ils s’ap p e la ie n t, M orrisson ,
n en tale , on a p p re n a i t, à L a H a v a n e , q u e des L a p o rte et Jan ko w ski.
soldats é q u a to r ie n s s’é ta ie n t jo in ts aux soldats La g u e rr e , d ’a u tr e part, a te n d a n c e à s’é te n d r e
co lo m b ie n s p o u r essayer, v a in e m e n t d ’ailleurs, vers le V iêt-nam nord, le C a m b o d g e , le Laos,
d ’e n c e r c l e r le g ro u p e de g u érilla p é ru v ien p e u t- ê tr e m ê m e la C h ine. D e s m a q u is im p o rtan ts,
« C é s a r Vallejo ». » et m ê m e l’e m b r y o n d ’une a r m é e de libération,
Un tel dispositif, qui s’é te n d sur le m o n d e en tier, ex isten t aux Indes. Il p araît c e rta in qu e l’Asie
d ev rait, d a n s l'e sprit d es A m é ric a in s , p e rm e ttre est un des plus im p o rta n ts c h a m p s de bataille
d ’é c r a s e r un e rébellion a v a n t m ê m e q u 'u n front actuels. C h a m p de bataille où l'A m é r iq u e a r e m ­
ne se fo rm e. p orté la v ictoire en In d o n ésie et fait m a t c h nul
Voilà p o u r le plan ta c tiq u e . au V iêt-nam . C h a m p de bataille où le d é v e lo p ­
S ur le plan s tratég iq u e, l’A m é r i q u e va plus loin. p e m e n t croissant des te ch n iq u es chinoises p o u rra it
Les services se c re ts in te rv ie n n e n t s y s tém ati­ tr a n s f o r m e r la g u e rre tr ic o n tin e n ta le en g u erre
q u e m e n t et av ec su c c è s en re n v e r s a n t les g o u v e r ­ n u clé a ire su sceptible d ’a tte in d r e le c o n ti n e n t
n e m e n ts qui g ê n e n t les H tats-Unis. D 'u n e am é r ic a in lu i-m êm e.
m a n iè re simpliste, on p e u t dire q u e la C .I.A . est Signalons ici un e c ra in te d o n t des spécialistes du
un o rg an ism e d éficient sur le p lan du ren sei­ r e n s e ig n e m e n t se sont faits é c h o r é c e m m e n t , une
g n e m e n t, mais efficace sur le plan de la g u e rre esp è c e de c a u c h e m a r a m é r i c a i n 1: si la C h in e
subversive. Les s u cc ès r e m p o r té s r é c e m m e n t en arrive à p ro d u ire d es g r e n a d e s a to m iq u e s t a c ­
Indo n ésie, en A rg e n tin e , au G h a n a , au M o y e n - tiq u e s (ce serait sim p le m e n t la fab ricatio n en
O rie n t sont re m a rq u a b le s. série d 'u n e a rm e qu e les C hinois p o s s è d e n t déjà)
L ’esp o ir am é r ic a in est q u e d ’a u tr e s fron ts ne et si elle fo urn it de telles g re n a d e s aux N oirs
p o u rr o n t se fo rm e r, qu e la victoire militaire a m é ric ain s, qu e se passera-t-il? Le rêve d ’une
p o u rr a être r e m p o r t é e au V iêt-n am et q u ’ainsi P uissan ce N o ire p o u rr a it b r u s q u e m e n t, sinon se
une « p a ix a m é r ic a i n e » c o m p a r a b le à la paix réaliser, du m o ins c o n d u ir e au p re m ie r c o m b a t
ro m a in e du passé s’éta b lira sur le m o n d e . Bien sur le te rrito ire a m é ric a in d ep u is la g u e rre de
e n te n d u , un m arxiste dirait q u ’un e telle victoire Sécession. Si l’A m é r i q u e c rain t te lle m e n t la
n ’est pas d a n s le sens de l’histoire. M ais existe- C h in e , c ’est ce c a u c h e m a r d ’u n e g u e rr e raciale
t-il un sens de l’histoire? Les A m é ric a in s sont à c o u p de g r e n a d e s a to m iq u e s q u ’elle envisage.
p u is s a m m e n t organisés. Il est sans d o u te tr o p tôt Q u ic o n q u e a assisté aux d e r n i è r e s é m e u t e s
p o u r les e n te r re r. raciales, ne so u haite pas voir des fanatiques arm és
Essayons, en to u t cas, de faire le bilan im partial de la g re n a d e a to m iq u e ...
de la situation. R e v e n o n s vers l’Asie. Il est c e rta in q u e le V iet­
nam sud est l’e x em p le, le pôle d ’a ttra c tio n , p o u r
tous les É tats, tou s les p eu p le s du T iers M o n d e .
A sie : une é v o lu tio n rapide, C ’est p o u r c e tte raison q u ’il doit, d an s l’esprit
e t pas s e u le m e n t au V iê t-n a m a m é ric a in , être éc rasé. Le sera-t-il? C ’est u n e des
im m en ses in c o n n u e s de la g u e rr e tric o n tin e n ta le .
La situatio n d a n s le sud-est asiatique év o lu e vite. O n en sa u ra p e u t- ê tr e d a v a n ta g e lorsque cet
Il est utile de p ré c i s e r qu e no us écriv o n s c e tte article a u ra été publié.
é tu d e à la fin de l’été 1966. A c e tt e d a te , il Les É tats-U nis o n t essuyé u n e d é faite se n s a­
a p p a ra î t q u ’a u c u n e victoire m ilitaire n ’a été tio n n e lle: C u b a. C erte s, c e tte d éfaite est d u e en
o b te n u e d a n s l’un ou l’a u tr e c a m p . La résistan ce
c o n tr e la g u e rr e du V iêt-n am cro ît aux États- 1. C e tte é v e n tu a lité n ’est p as év o q u ée d an s le liv re -d o ssie r de L entin.

L'histoire invisible
pa rtie à l’aide soviétique. Elle m o n tre q u ’à tale. M ais, sous la p ro t e c ti o n des fusées sovié­
140 km d es É tats-U nis, un pays hostile, c h e f de tiques, C u b a survit. Et C u b a e nvoie des agents
la rébellion, p e u t tenir. Il tien t c e rte s diffici­ p o u r r é p a n d r e la guérilla p a rto u t. Si un seco nd
le m e n t. Le b lo cus am é ric a in est dur. Les a tt a q u e s front s’o uvre au V e n e z u e la c ’est à C u b a q u ’on le
et h a r c è l e m e n t s c o n tin u e n t. M ais n éa n m o in s, devra. A p a rtir de C u b a et en allant vers le sud,
C u b a , j u s q u ’à nouvel o rd re , survit. « L ’U .R .S.S ., on voit des situ atio ns très diverses. Le M e x iq u e
qui p ro d u it b e a u c o u p plus de su cre de b e tt e ra v e est p re s q u e aussi libre p a r r a p p o r t aux États-
qu e C u b a , ne p ro d u it pas de su cre de c a n n e et Unis que C u b a . Le C o s ta - R ic a , l’U ru g u ay , le
qui n’avait pas un in térêt é c o n o m iq u e p a rti­ Chili sont é g a le m e n t des p ays où la lutte se livre
culier à im p o rte r m a s siv e m e n t du su cre cu ba in , selon les m é t h o d e s re la tiv e m e n t pacifiques d ’un e
a d é cid é de le faire p o u r b riser le blocu s y a n k e e . d é m o c r a ti e « b o u rg eo ise n o rm a le » . P a r c o n tr e , le
N ic a ra g u a , le P a n a m a , Haïti, le G u a te m a la , le
V enezuela, p o u r ne c iter q u e q u e lq u e s exem p les,
A m é riq u e du sud : le d an g er cubain sont d es d ic t a tu r e s où le m aq uis se tran sfo rm e
qui e st aussi un exem ple p eu à p eu en guérilla et où des fronts se
p ré p a r e n t.
Elle s’est alors en g a g é e à a c h e t e r à C u b a une En A rg e n tin e , au Brésil, la situation est b e a u c o u p
q u a n tité c roissan te de sucre qui a tte in d r a , en plus c o m p le x e . Les é le c tio n s de 1967 en A r g e n ­
1968, l’é q u iv a le n t de la p ro d u c t io n a nn uelle tine vo nt ê tre c e r t a in e m e n t un des gran d s év é ­
m o y e n n e du pays, soit, à l’h e u re a c tu e lle, 5 mil­ n e m e n t s politiqu es de no tre tem ps. La situation
lions de to nn es, et si les a c h a t s d o iv e n t s ta tio n n e r au Chili m érite une descrip tio n détaillée qu e nous
à ce niveau ju squ’en 1970, ils p o u rr o n t, à p a rtir de e m p r u n to n s u n e fois de plus à L e n tin : « L e
1970, se d é v e lo p p e r e n c o r e si, c o m m e on p eu t s é n a t e u r V ictor A lle nd e, p ré s e n té p a r le F .R .A .P .
l’esp érer, la p ro d u c tio n c u b a in e a, à c e tte d a te , c o m m e c a n d id a t u n iq u e de la g a u c h e c o n tr e le
s e n s ib le m e n t a u g m e n t é . A insi les C u b a i n s d é m o c r a t e c h ré tie n F rei aux d e rn iè re s élec tio n s
— p ay sans et « v o lo n t a ir e s du trava il» — qui, présid en tielle s a exposé lu i-m êm e à L a H a v a n e ,
c h a q u e a n n é e , se d é p e n s e n t a vec a r d e u r p o u r la en ta n t q u e p ré s id e n t de la d éléga tion ch ilien ne,
« z a fr a » (la c o u p e d e la c a n n e à sucre), savent c o m m e n t « la sainte alliance de to u t e s les force s
q ue leur effort p ro d u c t if ne risque p as d ’ê tre c o n se r v a tric e s et cen tristes» p a r ailleurs lar­
c o m p r o m is p a r de graves difficultés de c o m m e r ­ g e m e n t s o u te n u e p a r les U.S.A . et m ê m e l’A lle­
cialisation. Si, d e m a in , u n e victoire é le c to ra le m a g n e de l’O u e st qui c o n tr ib u è r e n t à fin ancer
d e la g a u c h e ch ilienn e suivie de la n atio na lisatio n la c a m p a g n e é le c to ra le la plus co û te u s e q u ’on
du cuivre p ro v o q u a it, de la p a rt d e s U .S.A., les ait ja m a is vue d a n s l'histoire du pays, a r e m p o rté ,
ré actio n s vio len tes qui sont a is é m e n t prévisibles, le 4 se p te m b re 1964, un e victoire assez p ré c a ire
l’« a c h a t p o litiq u e» , p a r l’U .R .S .S ., du cuivre avec 1 500 000 voix c o n tr e un million de voix à
b o y c o tté p a r les a c h e t e u r s am é ric a in s p o u rr a it l’o pp osition. Le fait m ê m e q u e to u t e la ré a c tio n
d even ir, p o u r peu qu'il soit rap id e, un fa c te u r ait été obligée de b lo q u e r ses voix sur un le a d e r
im p o rta n t, sinon décisif, d ans l’é p re u v e de force du c e n tr e - g a u c h e et qu e ce le a d e r ait dû p r é ­
qui s’e n g a g e ra it alors. » s e n t e r aux é le c te u rs un p ro g r a m m e de n o m b r e u x
L ’U.R.S.S. a é g a le m e n t fourni à C u b a des m a ­ p oin ts du p r o g r a m m e d e s progressistes, a,
chines, de l’é q u ip e m e n t de té lé c o m m u n ic a tio n s , c e p e n d a n t , p erm is à la g a u c h e de m a r q u e r un
une é n o r m e aide te c h n iq u e . M ê m e si c e tte aide p oin t sérieux. A l’h e u re actu e lle , c e tt e g a u c h e a
a été parfois m a la d ro ite il n ’en reste p as m oins le v e n t en p o u p e p a rc e q u e le d é c a la g e e n tre
qu e C u b a a pu ê tre sauvée. C e s a u v eta g e a c e rte s les belles p ro m e sse s de F rei et la réalité de sa
failli d é c l e n c h e r une g u e rr e m o n d ia le a to m iq u e gestion, d e p u is q u ’il o c c u p e le po uv oir, a p p a ra ît
en 1962 au m o m e n t de la crise d es fusées. C eci en pleine lu m ière. A lors qu e la hausse des salaires
m o n tre bien le d a n g e r de la g u e rr e tr ic o n t in e n ­ n ’a été, en 1965, q u e de 39 % , la hausse des prix

La guerre tric o n tin e n ta le


— y co m p ris les prix de to u s les p ro d u its de L’in térêt des A m éricain s est d ’e m p ê c h e r une
pre m iè r e nécessité — a tte in t 68 %. L ’u n e des rév olutio n socialiste au Chili, au besoin p a r la
raisons essentielles de c e tt e situ atio n est qu e le force.
pillage d es richesses c h ilien nes p a r les U.S.A. Et l’inté rêt des Chiliens? On n ’a pas l’air de se
co n tin u e c o m m e p a r le passé. D e s statistiq ues p o s e r la que stion.
officielles p ub liées en s e p t e m b r e 1964 av aie nt C a r les p o p u la tio n s du T iers M o n d e n ’ont
m o n tré q u ’en 30 ans (1934-1964) les deu x p rin ­ p e u t- ê tr e pas te lle m e n t in té rê t à ê tre l’enjeu
cipaux trusts a m é ric a in s — et n o t a m m e n t P« A n a- d 'u n e bataille qui, au mieux, p e u t les c o n d u ir e à
c o n d a C o p p e r C° » — qui c o n tr ô le n t la p ro d u c tio n une sé p a r a tio n no rd-sud et à un e d é v a sta tio n du
et le m a r c h é du cuivre chilien av aient réalisé V iêt-nam . Le m o t d ’o rd re du T ro is iè m e M o n d e
2 milliards de do llars de b énéfices, soit 4 0 % de sera p e u t-ê tre : « C o ré e n s de tous les pays, unissez-
la va leu r to ta le du cuivre e x p o rté et 33 % des vous. »
in vestissem en ts e ffe ctu és au Chili p e n d a n t la
m ê m e p é rio d e . F rei avait pris l’e n g a g e m e n t de
« chilianiser » le c uiv re, c ’est-à-dire d ’associer
A friq u e : d yn a m ism e e t in c e rtitu d e
l’É tat chilien aux m o n o p o le s y a n k e e s d ans d 'u n c o n tin e n t en p roie à l'a n a rch ie
l’e x plo itation du p ré c ie u x m étal, mais il a p p a ra ît
a u jo u r d ’hui q u ’u n e telle asso ciatio n, m ê m e si elle La situation en A friqu e est in d isc u ta b le m e n t
est réalisée laissera aux trusts U.S. la m ajorité c o m p le x e :
d es actio ns, d o n c le c o n tr ô le de la p ro d u c tio n et « Les forces religieuses et sociales c o n s e r v a tric e s
du m a rc h é . N o m b r e u x sont les é le c te u rs d e F rei o p p o sé e s à « l ’op tio n so cialiste» se m o n t r e n t en
— n o ta m m e n t les tra v a illeu rs et les in tellectu els effet, dan s tous ces pays, d ’a u ta n t plus agressives
c a th o liq u e s influencés p a r la p r o p a g a n d e de la q u ’elles dispo sent d ’ap p u is ex té r ie u r s officiels ou
revue Mensaje (M essage) — qui, d u r e m e n t p a u ­ officieux im p o rtan ts, et la lutte de classes se fait
périsés, re c o n n a is s e n t a u jo u r d ’hui qu e la seule de plus en plus vive au fur et à m esu re q u e se
solution valable est, non pas la « chilianisation » p récisen t les o rie n ta tio n s socialistes. En R .A .U .,
du cuivre, mais la pure et simple nationalisation la réa c tio n utilise de plus en plus le fan atism e
p ro p o s é e p a r la g a u ch e. Il n ’est d o n c p as sûr religieux d es « fr è r e s m u s u lm a n s» p o u r m o n t e r
q u ’aux p r o c h a i n e s éle c tio n s p résiden tielles, l’in­ ses co m p lo ts c o n tr e le régim e de N asser. A
fluence de l’Église c a th o liq u e sur un ce rta in é le c ­ C o n a k ry , en n o v e m b r e 1964, le « p a r t i d é m o c r a ­
to r a t p o p u laire ( n o t a m m e n t fém inin, c o m m e tique g u in é e n » a dû interv en ir en force co n tr e
l’o nt m o n tré , aux éle c tio n s de s e p te m b re 1964, une offensive d e la d ro ite qui, sous c o u le u r de
d es tests faits d a n s d es b u re a u x de vo te sép arés) c o rrig e r d ’in co n te sta b le s e rr e u rs c o m m is e s p a r
soit, c e tte fois, suffisante p o u r a ss u re r le su c cès in e x p érien ce ou s ecta rism e ( n o t a m m e n t l’é ta ti­
du c a n d id a t cen triste. Le F .R .A .P . p e u t n o u rrir sation tro p p o u ss ée du c o m m e r c e intérieur), en
l’espo ir raiso nn able de r e m p o r t e r ces élections, arrivait à ré c l a m e r la liquidation de l’essentiel
et, d a n s ce cas, la q u e stio n de savoir si oui ou du s e c t e u r d ’É ta t et « le re t o u r de la G u in é e
non les U .S.A. in te rv ie n d ro n t p o u r l’e m p ê c h e r d a n s la zon e fra n c » , c ’est-à-dire l’a b a n d o n de la
d ’e x e r c e r le p o u v o ir c o n s titu e ra c e rt a in e m e n t m o n n a ie nation ale. En Algérie, en avril 1966, un
un test politique crucial p o u r l’A m é riq u e latine.» a n c ie n gros p ro p r ié ta ire c o ll a b o r a t e u r du co lo ­
« L e s é n a t e u r A llen d e a très s é r ie u s e m e n t envi­ nialisme, le b a c h a g h a B o u th ib a, s’est senti assez
sagé, à La H a v a n e , la possibilité p o u r le F .R .A .P . fort p o u r te n t e r de r é c u p é r e r d a n s la région d ’El
d ’avoir à d é fe n d r e les a rm e s à la m ain un p o u v o ir A sm a n (ex -O rléansville) son a n cie n d o m a in e mis
con q u is p a r les urnes» . e n a u to g es tio n , sous le no m de « d o m ain e Seltiti»,
L ’in térêt de la rév o lutio n tr ic o n tin e n ta le est et il a fallu la ré a c tio n sim u lta n ée, à A lger, des
é v id e m m e n t de d é c h a î n e r la g u e rre civile au Chili m inistres é m u s p a r l’a m p l e u r du s c a n d a le , et,
et de c r é e r un n o u v e a u front. sur le terrain , des pay san s g e stio n n a ire s bien

L'histoire invisible 61
d écid é s à d é fe n d r e , p a r tou s les m o y e n s, le bien être rem ises en question. Les im pulsions a n ta g o ­
de la collectivité, p o u r q u e le p e rs o n n a g e b a tte nistes a b o u tisse n t, le plus s o u v en t à des c o m ­
en retraite. prom is, sinon à des synthèses, où le m eilleu r et
« Si la lutte des classes p e u t p re n d r e ainsi un le pire se m é l a n g e n t d a n s des p ro p o r tio n s
c a r a c t è r e sp e c ta c u la ire , elle d e m e u r e , le plus v ariab les selon le pays et les c irco n sta n ces.
sou v e n t, sou rd e. Vue de l’e x té rie u r, elle p e u t « Q u e l q u e s c o n s ta n te s positives et nég atives se
m ê m e p a ra ître co nfuse, p a rc e q u e les politiciens d ég ag en t cep en d an t. Le vide idéologique effrayant
c o n s e r v a te u rs ne sont pas les d e rn i e rs à e m p l o y e r d a n s lequel l’A friq u e progressiste a e n tr e p ris sa
un v o cab u la ire p s e u d o - ré v o lu tio n n a ire , p a rc e m a r c h e en av a n t, c o m m e n c e , p a rto u t, à être
que souvent, dans d es société s fo r te m e n t m a rq u ées com blé (progrès du m arxism e au Mali, en G u in ée,
p a r le tribalism e ou le rég io nalism e, des conflits en T a n z a n ie au C o n g o de Brazzaville, é la b o ­
qui se d o n n e n t d es a p p a r e n c e s politiques, voire ration, en Algérie, de la C h a r te d ’A lger, d o c ­
id éologiques, se ré d u ise n t à d e s rivalités de clans trine officielle du F .L .N ., et, en R .A .U ., de la
ou m ê m e à des q u e re lle s de p e rs o n n e s, et su rtou t C h a r te d ’a ctio n n ation ale) mais, tr o p sou ven t,
p a rc e que les a f f ro n te m e n ts les plus f o n d a ­ les meilleurs te x te s ne sont pas diffusés effica­
m e n ta u x ne se d é r o u l e n t p as e n tr e un g o u v e r ­ c e m e n t parm i les masses. Les ou v riers d ’industrie
n e m e n t de g a u c h e h o m o g è n e et une op po sitio n et les syndicalistes a rriv en t à jo u e r , p a rto u t, un
de d ro ite d é c la ré e , mais à l’in té rie u r m ê m e d ’un rôle croissant, mais bien des d irigean ts qui se
po u v o ir c o m p o s ite . Les rég im es qui f o n c tio n n e n t disent ré v o lu tio n n a ire s s e m b le n t tr o p sou ven t
d a n s les pays de P« A friqu e r é v o lu tio n n a ire » sont e n c o re disposés à les sacrifier, sur le plan poli­
nés, le plus so uv en t, d es vastes alliances n o u é e s à tiqu e, au norr d’un « a g r a r is m e » plus ou moins
l’é p o q u e où le c o m b a t c o m m u n p o u r l’in d é p e n ­ teinté d ’un « fano nism e » so m m a ire . D e s militants
d a n c e r e n d a it faciles les« un ion s n atio n ales » . ad m ira b le s de d é v o u e m e n t se d é p e n s e n t , p a rto u t,
d a n s les tâ c h e s les plus ingrates, mais ils sont tro p
so u v e n t e n c a d r é s p a r des ca rriéristes o p p o r t u ­
L'issue de la guerre tric o n tin e n ta le nistes. Les partis u n iq u es j o u e n t , p a rto u t, le rôle
se jo u era p e u t-ê tre sur le c o n tin e n t n o ir né cessaire de « c o u r r o ie de tra nsm issio n» e n tre
le so m m e t du p o u v o ir et sa base p o p u la ire , mais
C es « fr o n ts » , a u j o u r d ’hui, se d é c o m p o s e n t len­ ils sont tr o p s o u v en t p lé th o riq u e s et b u r e a u c r a ­
te m e n t au fur e t à m e su re q u e le n é o -c o lo n ia ­ tiques, c a r ce n ’est q u e le n t e m e n t que s’im pose
lisme a g g ra v e les a n c i e n n e s c o n t r a d i c t i o n s l’idée, soit du pa rti d ’a v a n t- g a rd e restreint, mais
sociales et en fait surgir de nouvelles. Les r e s p o n ­ séle c tio n n é , soit celle du n oy au « p u r et d u r» au
sables et les m ilitants v ra im e n t p ro gressiste s qui sein du p arti de masse. P a rto u t les fo n c tio n n a ire s
d o iv e n t lu tte r à la fois c o n tr e les an c ie n s p o s­ et les te c h n ic ie n s font m a r c h e r assez effica­
séd an ts et c o n tr e les privilégiés, plus ré c e n ts, c e m e n t, c o m p t e ten u de la p é n u rie de ca dres,
de la nouvelle b ourgeoisie c o m m e rc ia le , et surto ut les a j y a r e i l s d ’É tat, mais tr o p so u v en t, à la tête
adm in istrativ e , en voie de fo rm a tio n , n ’o n t pas la de l’E tat, les dirig ean ts se re fu sen t à p re n d r e
tâ c h e facile, c a r les « n é o -b o u r g e o is » e x e rc e n t, les n éc ess aires m e s u re s d ’au stérité , à s to p p e r
à to us les niveau x du g o u v e r n e m e n t et de l’a d m i­ l’inflation d ’une fo n ctio n p ub liq u e n o y a u té e p a r
nistration, un e pression q ui n ’est pas s e u le m e n t la né o -b o u rg eo isie et à faire des c o u p e s so m b re s
politique, mais sociale et culturelle. E n tre c e tte d a n s les d é p e n s e s im p ro d u c tiv e s dites « de p re s­
pression égalitariste d e s m asses, les équ ilibres tige » qui en tr a în e n t la crise des finances publiques
qui s’étab lisse n t sont instables. T o u t est p ré c a ire , et d es p a ie m e n ts ex térieurs. P a rto u t les é c o n o ­
mais to u t est possible. Les situatio n s en a p p a ­ m istes et les plan ifica teu rs arrivent, ta n t bien
r e n c e les plus stables p e u v e n t ê tr e b o u le v e r sé e s qu e mal, à définir des form u les réalistes régissant
très vite et les décisio ns p r é s e n té e s c o m m e irré­ les é c h a n g e s é c o n o m i q u e s à la fois n écessaires
v o cab le s ne so nt p a s les d e rn iè re s, parfois, à et périlleux e n tr e leurs pays et les p u issa nce s

La guerre tric o n tin e n ta le


néo-colonialistes, mais ils t â t o n n e n t e n c o r e tr o p se c te u rs: le C o n g o -L é o p o id v ille (ex-belge) p ar
souvent dans l’utilisation th é r a p e u tiq u e du capital ex em p le. A v e c leurs alliés, ils o nt un e position
é tr a n g e r. Celui-ci, utile p a r p e tite s injections, est e x t r ê m e m e n t forte. En cas d e conflit s’é t e n d a n t
« d a n g e r e u x a u -d e là d e la dose p re s c rite » mais, sur to u t e l’A friq u e, ils d is p o se ra ie n t sur plac e
faute de savoir p res crire la d ose, bien des g o u v e r­ de m o y e n s d ’ac tio n co n sid é rab le s. Mais, p a r
n e m e n ts r é v o lu tio n n a ire s s o u m e tt e n t au régim e ailleurs, l’A friqu e b o u g e et un e explosion se
de la d o u c h e écossaise d es investisseurs qui se p ré p a r e . Si c e tt e explosion se p ro d u it, elle c o rr e s ­
fatig uen t d ’ê tre t o u r à t o u r cajolés et vilipendés. p o n d ra à l’o u v e rtu re d ’un g rand n o m b re de fronts.
Enfin, à l’é p o q u e de l’universelle « p e rs o n n a li­ In v e r se m e n t, si les É ta ts-U n is arriv e n t à c o n tr ô le r
sation du p o u v o ir » , un c h e f prestigieux symbolise l’A friq ue, ils ne se r o n t pas loin d ’av oir gagné la
p re s q u e p a r t o u t, a u p r è s d e s m asses, to u t à la fois g u e rr e tr ic o n tin e n ta le . C a r il ne faut pas o u b lie r
la n ation et la révo lu tio n , et sa p ré s e n c e « ch aris­ q ue c ’est su rto u t en A friq ue q u e se t r o u v e n t les
m a t iq u e » p e r m e t au p e u p le d 'av o ir un c o n ta c t q u e lq u e s m a tiè re s p re m iè re s, et n o t a m m e n t les
d ir e c t avec le p o uv oir, mais on est to u jo u rs p o rté m ines de m é ta u x utilisés p o u r les m o t e u rs a to ­
à se d e m a n d e r si le « g ran d le a d e r» a u r a to u jo u rs miques, d o n t les A m é ric a in s o n t e n c o r e besoin.
assez de m od estie, de lucidité et de c a r a c t è r e C ’est d o n c un te rra in où il faut suivre les é v é ­
p o u r ne p a s se laisser e n tr a în e r d a n s les e n g r e ­ n e m e n ts, si c o m p le x e s soient-ils av ec un e a t t e n ­
n ages n éfas tes du culte de la p e rs o n n a lité » et tion to u te particulière.
p o u r ne pas s u c c o m b e r aux te n ta tio n s de la « D a n s la p artie s e p te n trio n a le du c o n ti n e n t
m é g a lo m a n ie et de l’a u to c r a tism e . africàin, d ’ancie ns an tago nism es e n tre p op u latio n s
« T e lle est « l ’A friq u e r é v o lu tio n n a ire » — d y n a ­ b la n c h e s et p o p u la tio n s n oires a p p a ra is s e n t
m iqu e et inc ertain e. Son r a y o n n e m e n t s’é te n d a u jo u r d ’hui, d a n s les rég ion s de c o n ta c t» , plus
bien a u -d e là d es pays qui la c o m p o s e n t. La vivaces q u ’on ne l’a u rait im aginé, c o m m e le
v ictoire, d a n s tel ou tel pays d o m i n é p a r le p ro u v e n t d es p h é n o m è n e s sim u ltan és c o m m e les
néo -co lo n ialism e, des forces nou velles q u ’elle conflits e n tr e « b e id a n e » et « so u d a n e » en M a u r i­
e n c o u r a g e p e u t venir, d e m a in , la re n f o r c e r tanie, la rév olte — a u jo u r d ’hui m a té e — des
c o m m e , d e m a in , tel ou tel d e s p ays qui en fait T o u a r e g au Mali, les sem i-d issiden ces « n o r ­
p artie p e u t s u c c o m b e r c o m m e a s u c c o m b é le dis tes» au N iger et su rto u t au T c h a d et enfin
G h a n a de N ’K ru m a h . P e rs o n n e , en to u t ç a s ,. n e le conflit m e u r tr i e r e n tr e S o u d a n a is a ra b e s ou
pe u t se flatter de m o n t r e r le m eilleu r c h em in , a r a b o - b e r b è r e s islamisés et S o u d a n a is noirs a n i­
ca r a u c u n e e x p é rie n c e f o n d a m e n ta l e m e n t so c ia ­ mistes ou christianisés. D e telles faiblesses é c o ­
liste et sp é c ifiq u e m e n t africaine qui a u rait réussi n o m iq u e s et sociales ne p e u v e n t pas ne pas avoir
av a n t to u te s les a u tr e s n ’est là p o u r servir de leurs c o n s é q u e n c e s politiques. A l’h e u re actu e lle ,
r é f é r e n c e et de m od èle. » le racism e affiche, au sud de l’É q u a te u r , son
tr io m p h e im m o d e s te et au n ord de l’É q u a te u r ,
le néo -c o lo n ialism e s’é p a n o u it d a n s l’e u p h o rie
Le cham p d 'a c tio n p rivilé g ié d es mirifiques « c o o p é ra tio n s ».
des services secrets U.S. « Sur un te rra in aussi fa v o rab le, l’ipipérialisme
am é ric a in p ro gresse à g ra n d s pas. Son exp ansio n
A c e tte analyse, à la fois b rillan te et p assio n n ée a é té d ’a b o rd é c o n o m i q u e et elle se po ursuit
d o n t nous ne p re n o n s pas to u s les te r m e s à n o tre a c tiv e m e n t, à l’h e u re ac tu e lle, no n se u le m e n t
c o m p t e , il faut a j o u t e r le fait q u e l’A friqu e est — ce q u e p e rs o n n e n ’ignore — d a n s les pays
le seul th é â t r e d ’o p é ra tio n s de la g u e rre tri­ c o m m e le Libéria, la Libye, l’É th io p ie et le
c o n tin e n ta le où les É ta ts-U n is o n t d es alliés. C es C o n g o -L é o p o ld v ille, mais, ce qui est m oins
alliés son t p a r o rd r e d ’im p o r t a n c e : l’A friq u e du co n n u , d a n s des pays c o m m e îe Nigeria, la C ô te -
Sud, la R h o d é sie , l’A n g o la po rtu gais. En o u tre, d ’Ivoire, le G a b o n , et, d ’un e m a n ière gé nérale ,
les É tats-U n is o n t d e s bases d a n s d ’a u tr e s to us les te rrito ire s riches en re s so u rc e s m inières

L'histoire invisible 63
ou en pétro le. L ’offensive d ip lo m a tiq u e a suivi M o z a m b iq u e , au M alawi, en R é p u b liq u e C e n t r a ­
l’offensive é c o n o m i q u e . D a n s la fou lée de la fricaine, en Som alie, au S u d -O u e st A fricain, au
cou rse, to u jo u rs e x a lta n te , aux i n d é p e n d a n c e s S o u d an , au S w aziland, au T c h a d et en Z a m b ie ).
nation ales, les d irig ean ts a fricains o n t c ré é — et T o u s c es syn dicats se re t r o u v e n t au sein de
leur initiative fut, à l’é p o q u e , progressiste — un l’« U n ion S yn dicale P a n a fr ic a in e » n ée le 25 mai
o rg an ism e, l’O .U .A ., c h a rg é de faire to m b e r peu 1961 à la C o n f é r e n c e de C a s a b la n c a et qui, sur
à p eu les b a rriè re s e m p ê c h a n t le p ro g rès vers le p ap ier, c o m p t e 4 millions d ’a d h é r e n t s face aux
l’unification du c o n ti n e n t, mais, c o m m e nous 700 000 a d h é r e n t s re v e n d iq u é s p a r la C.S.A.,
l’avons m o n tré , l’institution a p ériclité. U n itaire mais, en fait, l’é v alu a tio n d e s in fluences réelles
d a n s ses disco urs et c o n s e r v a tri c e d a n s ses actes, est moins favorable à l’U.S.P.A. que ne sem blerait
l’O .U .A . telle q u ’elle se p r é s e n te a u jo u r d 'h u i est l’in d iq u e r la c o m p a r a is o n des effectifs. A p rès
de plus en plus m a n œ u v r é e p a r W a sh in g to n . A la c h u te de N ’K ru m a h , l’U .S .P .A . a tr an sféré son
son d e r n i e r C on seil des m inistre s d e s A ffaires siège d ’A c c r a à C a sa b la n c a . C e repli n ’est pas
étr a n g è re s, en avril 1966, à A d d is - A b é b a , c ’est s e u l e m e n t g é o g ra p h iq u e , mais politique. Il co ïn ­
sans discré tion q u e les d ip lo m a te s o c c id e n ta u x en cide avec l’a p p aritio n de ce q u e l’ex c e lle n t afri­
p oste d a n s la ca p ita le é th i o p ie n n e o n t « fait les can iste G e o r g e s B a la n d ie r ap p e lle le « néo-
cou loirs» de l’A fric a Hall, où siégeait la C o n f é ­ colonellism e ». A L éopoldville, à C o to n o u , à
re n c e , et q u e l’a m b a s s a d e u r d e s U .S.A. en Bangui, à O u a g a d o u g o u , à Lagos, à A c c ra , les
É th iop ie, E d w ard M. K urry, a p ro digu é ses a n c ie n n e s p uissan ces co lo n ia les installent ou
conseils — d ’a u c u n s d isent ses consignes, à ses laissent s’installer, à la p lac e des a n c ie n n e s
« am is» — d ’a u c u n s d ise n t ses clients. A u b o u t du é q u ip e s discréd itées, des m ilitaires peu enclins
c o m p te , il ne s’est tro u v é q u e 10 d é lé g a tio n s à sy m p a th ise r avec le pro gressism e. C e recu l de
sur 36 — celles du Mali, de la G u in é e , de la la g a u c h e est-il gé n é ra l? Est-il ressenti aussi d a ns
T a n z a n ie , de la R .A .U ., de l’A lgérie, de la ce q u e l’on ap pelle « l ’A friq u e ré v o lu tio n n a ire » ?
Som alie, de la M a u r ita n ie , du K en y a, du C o n g o L a q u e stio n ne p e u t pas ne pas ê tr e p o sée ».
de Brazzaville et du S o u d a n — p o u r c o n d a m n e r , C e recul de la g a u c h e est c e r t a in e m e n t dû en
av ec plus ou moins de vigueur, le c o u p de force g ra n d e pa rtie aux activités de la C .S .A . Est-ce
co n tr e N ’K r u m a h et l’é d u lc o r a ti o n de la lutte à dire q u e la pa rtie est d éfin itiv em en t g ag n é e
co n tr e Ian S m ith en R h o d ésie . S ur le p lan syn­ p o u r les A m é ric a in s en A friq u e? C e r ta i n e m e n t
dical, les org an isatio n s p r o - o c c id e n t a le s e n c o re pas. L ’explosion qui s’y p r é p a r e risque d ’être
affiliées soit à la « C o n f é d é r a t io n In te rn a tio n a le e n c o re plus violente que l’explosion vietnam ienne.
des S y nd icats libres» (É thio pie, L ibéria) ou à la
« C o n f é d é r a t io n I n te rn a tio n a le d es S y nd icats
c h ré tie n s » ( G a b o n ) m ais su rto u t r e g r o u p é e s au Nous so m m e s au d é b u t
sein de la « C o n f é d é r a t io n S y nd icale A fric a in e » d 'u ne longue m arche
(la C .S.A.) c ré é e en ja n v ie r 1962 à la C o n f é r e n c e
de D a k a r et g r o u p a n t les sy n d ica ts de la C ô te- La g u e rr e tr ic o n tin e n ta le p e u t d u r e r d es dizaines
d 'Iv o ire, de la Libye, de la M a u r ita n ie , du N iger, d ’a n n é e s; à moins q u ’u n e no uvelle invention t e c h ­
du Sénégal, du T o g o et de la T un isie c o m b a t t e n t nique, d ’un cô té ou de l’a u tre, ne c h a n g e l’é q u i­
o u v e r t e m e n t ou s o u r n o is e m e n t les sy nd icats p r o ­ libre d es forces. Il est possible q u e les A m é ric a in s
gressistes q u e lq u e fo is ap p u y és, av ec des n u a n c e s in v e n te n t une n ouvelle te c h n o lo g ie p o u r les
diverses, p a r leurs g o u v e r n e m e n ts (en A friq ue, c o m b a t s de ju n g le. M ais il est possible aussi que
au C on go -B razza ville , en G u in é e , au Mali, en l’on in ven te et q u e l’on diffuse sur les trois
R .A .U ., en T a n z a n ie ) , ou au c o n tr a ir e , léga­ c o n ti n e n ts une a rm e r e n d a n t le c o m b a t t a n t de la
le m e n t ou c la n d e s ti n e m e n t o p p o sitio n n e ls (au guérilla l’égal du c o m b a t t a n t a m érica in . Assez
M aro c , au B asutoland, au B urundi, au C a m e ro u n , p a r a d o x a l e m e n t un e a rm e de ce g e n re a été
au D a h o m e y , en G u in é e dite p o rtu g a ise, au a n n o n c é e r é c e m m e n t en A m é ri q u e m ê m e :

La guerre tric o n tin e n ta le


C ’est le p istolet à fusées G y ro je t qui p ro je tte « Si ra iso n n a b le s q u e pu issent ê tre ces prévisions,
2 400 fu sées-m inu te. Si u n e a rm e de ce g en re est elles ne se réalise ro n t sans d o u te pas to ute s, c a r
distrib u ée d 'u n e façon massive sur tous les fronts « to u jo u rs l'in a tte n d u arrive », mais le sens g én éral
de g u e rr e du T iers M o n d e , si elle se ré p a n d de l’é v o lu tio n du m o n d e ne fait pas de to u te . Si
a u ta n t q u e la m itraillette, elle p o u rr a it r e n v e r s e r longues, si d ure s, si pénibles, si san g lan tes que
le r a p p o r t d es forces. soient les lu tten t rév o lu tio n n aire s, l’im périalism e
C e tte h y p o th è s e sem ble resso rtir de la scien ce- capitaliste sera, au b o u t du c o m p t e , vaincu. Il
fiction, mais il n ’en est rien. Si un pays in d u s tria ­ y a moins de c in q u a n te ans, il é ta it le m aître
lisé, U .R .S .S . ou C h in e, se m e t à p ro d u ire p a r de la p la n è te e n tiè re . La rév o lu tio n d ’O c to b re ,
dizaines de millions des a rm e s individuelles de ce la révolution chinoise, la rév olu tio n c u b a in e ont
ge n re et à les d is trib u e r sur les trois c o n tin en ts , m a r q u é les p rin cipales é ta p e s d ’un recul qui se
la défaite militaire des É tats-U nis d e v ie n d r a p o u rs u iv ra j u s q u ’à la défaite finale. P o u r to u tes
possible. Sinon, c ’est la g u e rr e in term in ab le . les n atio n s du T iers M o n d e , la libération est au
Il est possible aussi q u e les pays socialistes in d u s­ b o u t de la longue m a rc h e. N o tre g é n é ra tio n ne
trialisés se m e t te n t à fa b r iq u e r et à fo urn ir en v e rra sans d o u te qu e dan s q u e lq u e s pays fleurir
masse aux c o m b a t ta n t s des trois c o n tin e n ts des « le p rin te m p s des p eu p les » , mais, à l’éch elle de
a rm u re s individuelles en p lastiq ue. C ec i p araît l’histoire, les te m p s ne sont p e u t- ê tr e pas si
te c h n i q u e m e n t faisable. Il faut en te n ir c o m p te . lointains où. sem blables aux c o m m u n a rd s évo qu és
Mais la d é fa ite d es É tats-U nis, ou celle du T iers p a r M arx , mais p o rte u rs, eux, des a rm e s de la
M o n d e , ne sont pas, p o u r nous, des h y p o th è s e s victoire, tous les « d a m n é s de la te r re » se la n ­
so uhaitables. Un é c h e c d es É tats-U n is risquerait c e r o n t « à l’assaut du ciel ». »
d ’a m e n e r au p o u v o ir un fascism e a rm é de la C ’est là une a ttitu d e à la fois g é n é r e u s e m e n t
b o m b e th e r m o -n u c lé a ir e . La d é fa ite to tale du optim iste et é tr o it e m e n t marxiste. M ais on
Tiers M o n d e c o n d u ir a it à un e fam ine sans p r é ­ r e c o n n a ît to u t de m ê m e que « l’in a tte n d u arrive ».
c é d e n t et des ha ines qui d u r e r a ie n t des siècles. N o u s so u h a ite rio n s à Planète, être plus optim istes
Il faud rait p e u t- ê tr e r e c h e r c h e r une troisièm e e n c o re , et s o u h a ite r q u 'u n v éritable plan de paix
solution. tr ic o n tin e n ta l, un v éritab le plan d ’aide au milliard
C e tte troisièm e solution , ni M. L entin, ni les et d e m i d ’être h u m ain s c o u p é s de la civilisation,
m e m b re s de la C o n f é r e n c e de La H a v a n e d o n t il soit mis en œ u v re . Rien n ’est im possible. D es
se fait le p o rte -p a ro le , ne v e u le n t y cro ire : experts vé rita b lem e n t n eutres p o u rr a ie n t pe ut-être
« La m a r c h e de s p e u p le s du T iers M o n d e vers c o m m e n c e r p a r é tu d i e r ce plan et l’opinio n poli­
leur libératio n to ta le est un e longue m a r c h e . tique in tern a tio n a le p o u rr a it p e u t- ê tr e l’im poser.
Les luttes se ro n t p a r t o u t de plus en plus Sans d o u te , il fau d ra it qu e la C h in e re n tre aux
fé ro ce s p a rc e que les m asses de plus en plus N atio n s U nies et q u e celles-ci d e v ie n n e n t v éri­
exploitées, mais de plus en plus c o n scien tes , t a b l e m e n t un e a sse m b lée p la n é ta ir e . A l’é p o q u e
réa g iro n t c o n tr e le n éo -co lo n ia lism e aggravé, de la c o n q u ê te de l’esp a ce, est-ce te lle m e n t
aussi b ru t a le m e n t q u ’elles o nt réagi jad is c o n tr e inv raisem blab le?
le colonialism e. C ’est alors q u ’un peu p a r t o u t se PLANÈTE.
vérifie ra la p ro p h é tie de F a n o n : « La violence qui
préside à l’a r r a n g e m e n t du m o n d e colonial sera
r e v e n d iq u é e et a ss u m é e p a r le c olo nisé.» Les
luttes se r o n t si n o m b r e u s e s q u e leur sim u lta n é ité
po se ra aux d irig ean ts a m é r ic a in s d es p ro b lè m e s
de plus en plus insolubles. A ces difficultés s’a jo u ­
te r a l’a g g rav atio n d es c o n tr a d ic t io n s in tern es du
systèm e cap italiste. Aux É tats-U n is m ê m e , le p r o ­
blèm e p r e n d r a un to u r aigu.

L'histoire invisible
* O

P h o to Fulv io R o iter.
2. Le grand espoir
La révolution géosociale

Le d ossier de l'espérance te ch n icie n n e


P o u r le prix de q u a tr e so us-m arins de c o m b a t (45 millions de
Le rapport d'une do llars c h a c u n ), les É tats-U n is p o u rr a ie n t faire face à un p r o ­
université g ra m m e d ’aide ag rico le d ’un e a n n é e en tière .
américaine Un so us-m arin a to m iq u e sans missiles = 132 millions de d ollars
aux pays affamés.
Le m ê m e sou s-m arin d o té de missiles = 150 millions de dollars
Des industries d ’aide te c h n iq u e .
de mort aux T r e n te - c in q éc o le s de q u a tr e millions de do llars c h a c u n e = un
seul p r o g r a m m e a n n u e l d ’a r m e m e n t naval.
industries de vie Une base in terco n tin en tale de missiles (250 millions de dollars) = un
b a rr a g e h y d ro - é le c triq u e de 1 750 000 kW h.
Q u a to rz e b o m b a r d ie r s à ré a c tio n (8 millions de d ollars p iè c e ) = la
n o u rr itu r e de q u a to r z e millions d ’enfants.
La géopolitique Le prix d ’un n o u v e a u p ro t o ty p e de b o m b a r d ie r = le salaire a n n u e l
des ingénieurs de 250 000 instituteurs, ou l’installation de tr e n te facu ltés scien ti­
fiques p o u r mille é tu d ia n ts c h a c u n e . O u e n c o re 75 h ô p ita u x de
100 lits. O u 50 000 tra c te u rs. O u 15 000 m oissonneuses...
Un manuel de la Rêvez. La rec o n v e rsio n d e s ind ustries de m o rt en industries de
Pax Ame ric ana vie est-elle possible? Est-elle p ro b a b le ?
C ’est à c e tt e q u e stio n q u ’e n te n d ré p o n d r e un d o c u m e n t r e m a r ­
q u ab le. C e d o c u m e n t vient d ’être publié p a r u n e université a m é ­
ri ca ine: la C a rb o n d a le University, Illinois. Il a été soum is au p ré ­
sident J o h n s o n . La M a is o n -B la n c h e l’é tu d ie N ou s avons pu en
avoir c o m m u n ic a t io n et nous e n r e m e rc i o n s M. Boris Pregel,
L'hom m e blanc répond:
Il y a pour chacun de nous
une poule aux œufs d'or.

Document exclusif
e x -p résid en t de P A c a d é m ie d e s sc ie n c e s de L a d é m a r c h e de M. F u lle r et de l’université
N e w Y ork. L ’o b je c tif de c e t é n o r m e travail ré v o ­ C a r b o n d a le c o n c e r n e fort p eu la po litiqu e, to u t
lu tio n n aire, a u q u e l o nt c o llab o ré d es d izaines de au m oin s d a n s ses s tru c tu r e s actuelles. A vrai
c h e r c h e u r s de to u te s disciplines, est explosif et dire, on ne sent p as d a n s ce r a p p o r t b e a u c o u p
précis: c o m m e n t tr a n s f o r m e r l’a rt d e t u e r en art de co n sid é ra tio n p o u r les h o m m e s politiques. O n
de vivre? C o m m e n t é te n d r e aux 100 % de l’h u m a ­ y d é c o u v re m ê m e un c e rta in m épris, et le s e n ­
nité la civilisation industrielle et ses s t a n d a r d s de tim e n t q u e le^ politiciens p o u r r a ie n t bien c on s­
vie, qui a u jo u r d ’hui, ne p ro fite n t q u ’à 44 % des titu e r un e e s p è c e a rc h a ïq u e , v o u é e à la d ispa­
ho m m e s? rition: « P o r t e r à 10 0% les 4 4 % de l’h u m a n ité
qui pro fiten t a u j o u r d ’hui de la rév olutio n indus­
trielle n ’est pas u n e tâ c h e de ratio nalisa tion poli­
U ne e n tre p rise e t un personnage
tiq ue mais d ’inn ov atio n te c h n i q u e rad ica le que
e x tra o rd in a ire s : B u c k m in s te r F uller seuls p e u v e n t a c c o m p lir les savants, les inven­
teurs, les artistes et les a rc h i te c t e s du m o n d e . »
L ’initiative a été prise p a r un p e rs o n n a g e e x tr a ­ Il ne s’agit ni de socialisme ni de ca pitalism e.
o rd in a ire : B u c k m in s te r Fuller, une d es gloires Les É ta ts-U n is et la Russie ne tie n n e n t leur p ro s­
des É ta ts-U n is '. M. F u ller c o m m e n ç a de fin an cer p érité d ’a u c u n e idéologie mais d ’un p ro ce s su s
p e r s o n n e lle m e n t ce travail qui fut en su ite pris en d ’industrialisation qui leu r est c o m m u n et qui va
c h a rg e p a r le service d e r e c h e r c h e s d e l’u n iv e r­ s’é te n d r e au m o n d e . L a seule ch o se q u e la poli­
sité C a rb o n d a le . G r a n d a rc h i te c t e et esprit pro s­ tiqu e soit c a p a b le de faire est de p re n d r e aux uns
pectif, M. F u lle r s’est livré, d u r a n t tr e n te ans, à p o u r d o n n e r aux autres. M ais c e tte idée d e redis­
des é tu d e s d ’inv entaire, de p lanification et de trib u tio n de ce qui existe est u n e idée simpliste
p ro s p e c tio n p o u r de g ra n d e s c o r p o r a ti o n s in d u s­ et insuffisante. P a r c o n tr e , le p ro c e s su s d ’indus­
trielles, puis p o u r le g o u v e r n e m e n t a m é ric a in . trialisation est d y n a m i q u e et ten d no n se u le m e n t
D u r a n t la d e rn iè re g u e rre m o n d iale , il é tait à un e p ro d u c tio n cro issa nte , mais à u ne c o n s o m ­
in g én ieu r en c h e f à la sectio n é c o n o m i q u e du m atio n cro issante. C o m p r e n d r e la n a tu r e de ce
m in istère de la G u e r r e et d ir e c t e u r aux A ffaires p ro ces su s est d o n c essentiel: la Russie a mis
é c o n o m i q u e s p o u r l’é tr a n g e r. C o m m e co nseiller c in q u a n t e ans p o u r réaliser le p roc essus d ’in dus­
de Fortune Magazine, il éta b lit a p rè s les hostilités trialisation qui, aux É tats-U nis, avait pris c e n t
un p r e m ie r in v en taire d es re s so u rc e s m ondiales. ans. L a C h in e a u r a sans d o u te a c c o m p li la m ê m e
L o rsq u e l’université C a r b o n d a le assum a le poids p e r f o r m a n c e en 1975, soit en 25 ans. L ’In de,
financier et le travail p ra tiq u e des r e c h e r c h e s l’A friqu e, l’A m é r i q u e C e n tra le et l’A m é ri q u e du
p ro p o s é e s p a r B u c k m i n s te r F uller, le c é lè b re Sud l’a u r o n t a c h e v é vers 1980.
p ro f e sse u r Jo h n M c H a le a p p o r t a son c o n c o u rs
et fit p a rt ic i p e r de n o m b r e u x pro fe sseu rs et
étu d ian ts . Il s’agit d o n c d ’u n e œ u v r e collective, P irates e t in d u strie s de m o rt o n t été
d e stin é e à un e utilisation collective. les a rtisa ns du progrès
Il s’agit aussi d ’un p h é n o m è n e s p écifiq u e m en t
a m é r ic a in , qui in dique la pla ce g ran d issa n te prise D a n s c e tt e p e rs p e c tiv e , il est en fa n tin d ’im ag iner
p a r les universités, les c h e r c h e u r s e t les savants q u ’un g o u v e r n e m e n t puisse dire a u jo u r d ’hui:
d a n s la vie de leu r pays, le rôle q u ’ils r é c l a m e n t d é tr u is o n s les sou s-m arin s a to m iq u es , les b o m ­
d a n s l’é la b o r a tio n d ’u n e im age p r o s p e c tiv e du b a rd ie rs à ré a c tio n , les bases de missiles, au profit
destin p l a n é t a i r e 2. d e s h ô p itau x , d es univ ersités, des pays sous-
1. V oir les pages q u e lui c o n sa c re M ich el R ag o n d an s son livre les
Cités de l'avenir (E n c y clo p é d ie P la n ète . P ré fa c e d e Je an F o u ra stié). d é v e lo p p é s et d es p r o g r a m m e s scolaires. C e qui
2. V oir d a n s Planète n° 24: l’é tu d e de D avid S c h o e n b ru n su r « C e qui est possible, c ’est d ’im ag in er qu e le pro ces su s
b ouge en A m é riq u e ». A p rè s son é le c tio n , le p résid e n t K e n n e d y av ait év o lu tif re n d e la co u rse aux a r m e m e n t s inutile.
d e m a n d é à l’univ ersité C o lu m b ia d e d e ssin e r le profil d e l’ho rizo n
2000. O n d o it c o n n a ître les résu lta ts d ’ici deu x ans. P o u rq u o i inutile? P a rc e q u e les p e u p le s satisfaits

72 La ré vo lu tio n géosociale
p e r d r o n t le g o û t ou l’envie d e se b a ttre . Et p a rc e s’e m p l o y e r p o u r le c o m p t e d ’ind ustries r e c o n ­
que les g ra n d e s ind ustries q u e la g u e rr e fut seule verties. Et les p ro g rè s ac c o m p lis de m an ière
c a p a b le d ’a lim e n te r j u s q u ’ici, p o u r r o n t tr o u v e r fo rtu ite et in c o n s c ien te p o u r les arts de la vie,
des m a r c h é s plus a b o n d a n ts et plus r é m u n é ra t e u rs v o n t p o u v o ir l’être de m a n iè re c o n s c i e n te , d éli­
dans l’a c c ro isse m e n t a c c é léré de la c o n so m m atio n . bé ré e . C ’est p a r une pleine c o m p r é h e n s i o n du
Le g é n é ra l de G a u lle a u ra it dit r é c e m m e n t : « La pro cessu s d ’in du strialisatio n et p a r un e p a rtic i­
g u e rr e est la m è r e de to u t e s choses. » C e fut vrai. p a tio n c o n s c ie n te aux t e n d a n c e s q u ’il d é c è le , que
A u j o u r d ’hui, il d e v ie n t légitime d ’en v is ag er une l’h o m m e va p o u v o ir réalise r le g ran d pro jet
m u ta tio n d a n s la faço n de p ro v o q u e r d es progrès. c o n te n u d a n s la p a ro le du S e rm o n su r la M o n ­
Le ra p p o r t de l’université C a r b o n d a le co n sid è re ta g n e : « H e u r e u x les do ux , c a r ils re c e v r o n t la
q u e to u t e l’histoire h u m a in e fut le fait de pirates. te r re en h éritag e. » La te r re est là, les d o ux
Les m a r c h a n d s de h a u te m e r d isp o saien t des p e u v e n t en h ériter. E n c o r e faut-il q u ’ils sa c h e n t
im m e n s e s e s p a c e s o c é a n i q u e s c o u v r a n t 7 5 % de de qu elle n a tu r e est leur h éritag e, c o m m e n t il
la su rfa c e te r re s tre . Ils d o m in a ie n t les 9 9 % de s’est c o n stitu é , qui le d é tie n t, et c o m m e n t ils en
l’h u m a n i té o c c u p a n t les 5 % de te r re ferm e et p e u v e n t disposer.
ses p o rtio n s cultivables. C e s p irate s de l’h u m a n ité
f a b r iq u è re n t les so u v e r a in e té s n a tio n a le s en
fo nction du c o n tr ô le d e s p o rts et d e s lignes de N o tre te m p s est
c o m m u n ic a tio n . L o rsq u e d es p o p u la tio n s c o n ti­ le plus e xce p tio n n e l de l'H is to ire
n en ta le s c o n q u ir e n t de s libertés (q ue la G r a n d e
C h a r te ou la D é c la ra t io n des D ro its de l 'H o m m e É v id e m m e n t, on p e u t se dire q ue c ’est un esp o ir
e x p rim è r e n t), ils s’e n te n d i r e n t p o u r s’en p r é ­ ch im é riq u e . O n p e u t se dire q u e le m o n d e
server. Ainsi, ce serait p o u r p ro l o n g e r les privi­ d ’a u jo u r d ’hui n ’est pas si d ifféren t du m o n d e
lèges de la p ira te rie q u e se serait d é v e lo p p é e d ’au tre fo is et q u e l’h o m m e é ta n t ce q u ’il est,
to u te la te c h n o lo g ie m a ritim e, a é rie n n e ou s p a ­ il n ’y a a u c u n e raison d ’en a tte n d r e des miracles.
tiale d o n t nous s o m m e s a u j o u r d ’hui les a d m i­ L es g en s de C a r b o n d a le o n t un a u tre p o in t de
rateurs. C e tt e te c h n o lo g ie ré su lta u n i q u e m e n t de vue. D a n s les q u a tr e v o lu m es de leu r é tu d e ,
la c o n c u r r e n c e des p ira te s so u v erain s p o u r la revient sans cesse l’ex pressio n: « P o u r la p r e m iè r e
s u p r é m a tie m o nd ia le . T elle serait la raison de fois d a n s l’histoire de l’h u m a n ité .» Ils sont
l’im m en s e d if fé re n c e e n tr e le n iveau des a r m e ­ c o n v a in c u s q u ’il se passe au x x ' siècle q u elq u e
m e n ts et celui des arts de la vie. Les p ro g r è s de ch ose d ’e x c e p tio n n e l.
ces d e rn ie rs n ’o n t été réalisés qu e p a r in a d v e r­ P a rm i les e x e m p le s cités, nous en p re n d r o n s
ta n c e , de m a n iè re fortuite. C e sont d e s d é c h e t s q u e lq u e s -u n s, sim ples et évidents.
inv o lo n taires du p ro g r è s des a rm e m e n t s . Les arts Le p re m ie r est celui du ré tré c is s e m e n t de la terre
de la paix, de la vie, en o p p o sitio n à ceux de la c au sé p a r l’a c c ro is s e m e n t d es m o y en s de c o m m u ­
g u e rr e et de la m o rt, o n t d es m illénaires de n ication. A pied, l’h o m m e des origines a u ra it mis
re tard . ( P a r e x e m p le , n otre p lo m b e rie , no tre q u e lq u e s c e n ta in e s de milliers d ’a n n é e s à faire
sy stèm e d ’é g o u ts ou celui des a q u e d u c s sont p r a ­ le to u r du m o n d e . Vers 20000 a v a n t J.-C ., il lui
ti q u e m e n t restés les m ê m e s d epu is 4 500 ans). e û t fallu q u e lq u e s milliers d ’an n ées, q u o i q u ’il
M ais l’a c c é l é ra ti o n d u p ro c e s su s d 'in d u s tria li­ disposât, en plus de ses ja m b e s , d e c a n o ts et de
sation p ro v o q u é e p a r la s c ie n c e p e r m e t d ’env i­ pirogues. En fait, il ne p o u v a it se r e n d r e plus loin
sager que les m aîtres du c o m m e rc e m ondial soient q u ’u n e vallée ou un lac du voisinage, ni p a r c o u r ir
plus intéressés, d éso rm ais, p a r le profit des plus d e 20 miles p a r jo u r. A u te r m e de vingt millé­
industries de paix q u e p a r celui des in du stries d e naires, ave c la voile, les ra m e s et les relais de
g u e rre . Les savants, j u s q u ’à p ré s e n t, n ’a v a ie n t poste, vers 800 a v a n t n o tr e è re , il lui e û t fallu,
travaillé q u e p o u r le c o m p t e des É tats p irate s p o u r un to u r du m o n d e , q u e lq u e s c e n ta in e s
et de leurs c o m m a n d ita ir e s . Ils v on t p o u v o ir d ’an n é e s. T ro is c e n ts ans e n c o r e : une dizaine

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d ’a n n é e s ; on dispose alors de g ra n d s navires à le c a rb o n e , le plo m b , l’étain, le m e r c u re , l’argen t,
voile, d ’an im a u x de trait et de c h a rio ts; on a le cuivre, le soufre, l’o r et le fer. C ’est là-dessus
d é c o u v e r t la ro u e ; on p e u t p a rc o u r ir, au ry th m e q u e le m o n d e an tiq u e v écut. Il fallut a tte n d re
de 135 miles p a r jo u r , de g ra n d e s p o rtio n s de 1250 a v a n t n o tr e ère p o u r en d é c o u v ri r un
c o n ti n e n t et e n tr e p r e n d r e de lo intain es e x p é ­ d ix ièm e : l’arsenic. D e u x c e n ts ans e n c o re p o u r
ditions côtières. Mille ans e n c o r e et c ’est le o n z iè m e : l’a n tim o in e. E n c o re deu x c e n t vingt
l’é p o q u e des vo yag es tr a n s o c é a n i q u e s et de la ans, et c ’est le d o u z iè m e : le p h o sp h o r e . A p a rtir
d é c o u v e r t e de l’A m é riq u e . Q u e lq u e s a n n é e s p o u r du x v n r siècle, s’a m o r c e un e p ro digieu se e s c a ­
le t o u r du m o n d e , g râ c e à la boussole, aux a t t e ­ lade. D u c o b alt, le tr e iziè m e, au la w re n c iu m , le
lages et aux coch es. 103^, deu x c e n t vingt ans passent. E n c o re une
Puis rien ne se passe d u r a n t q u a tr e c e n ts ans. fois, il se p r o d u i t plus de ch o se s en c e tt e b rèv e
Et, b ru s q u e m e n t, ce son t les b a te a u x à v a p e u r, les p é rio d e qu e d a n s les m illénaires p ré c é d e n ts.
ch em in s de fer, les c a n a u x de S uez et de P a n a m a . T ro is iè m e e x e m p le : la d u r é e de la vie. Les gens
En m er, on p a r c o u r t 250 miles p a r jo u r , sur te rre de C a r b o n d a le le p r é s e n te n t c o m m e suit: a v a n t
de 300 à 900. N o u s s o m m e s en 1900. Il ne faut n o tre ère , l’esp oir de vie n ’a u rait p as dép assé
plus q u e q u e lq u e s mois p o u r faire le t o u r du 18 ans en m o y e n n e . A u te m p s d ’A u g u ste , il aurait
m o n d e . Vingt cinq an s e n c o re , il ne faut plus q u e été de 22 ans. A l’é p o q u e de F ra n ç o i s d ’Assise et
q u e lq u e s sem aines. C in q u a n t e , et il ne faut plus de T h o m a s d ’A q u in de 33 ans. En 1850, de q u a ­
qu e q u e lq u e s jo u rs. S o ix a n te-cin q et il ne faut ra nte. En 1900, de c in q u a n te . En 1946, de 67.
plus q u e q u e lq u e s h eu res. En 1925, on dispose A u jo u rd 'h u i , de 70. Bref, q u o i q u ’en ce d o m a in e
d ’avions et d ’au to s; on p e u t p a r c o u r ir de 400 à le gain ne soit pas aussi manifeste et spe ctac ulaire,
900 miles p a r j o u r sur te r re , de 3 000 à 6 000 p ar il n ’en confirm e pas moins q u e q u e lq u e c hose
air. En 1950, les av io ns à ré a c tio n et les fusées: d ’e x c e p tio n n e l se tr o u v e lié à l’ère industrielle:
la vitesse croît de 500 à 1 500 miles sur terre, de en so ixa nte ans, l’h o m m e a allongé de vingt ans
6 000 à 9 500 d a n s l’air. Le globe est conquis. l’âge m o y en d e sa vie, à savoir plus q u ’il ne l’avait
En 1965, on s’é la n c e au-delà. N av ires a to m iq u e s , fait d es d é b u ts d e no tre è re à 1850.
ch e m in s de fer éle c triq u e s, avions et fusées p e r ­
m e t te n t de ro u le r à 2 000 miles sur te r re , de
fen dre l’air à 408 000. C e tt e prog ressio n, p o u r Le p re m ie r d e m i-m illio n d'années
significative q u ’elle soit, ne le serait q u e de façon fu t le plus dur
m in e u re , si elle avait été c o n tin u e. Or, ce qui
frap pe, c ’est q u e d u r a n t cinq c e n t mille ans, il A u tre s ex e m p le s: le c h a m p visuel ou a u d itif de
ne se passe rien. A p a rtir de la R e n a iss a n c e , l’h o m m e , sa p a rtic ip a tio n au sp e c tre é l e c t r o m a ­
l’a c c é lé ra tio n d e v ie n t m an ife ste. M ais alors g n é tiq u e se sont é g a le m e n t é te n d u s de m a n iè re
en c o re se c o n s t a te un tr o u d e q u a tr e c e n ts ans. p ro digieuse. J u s q u ’à la fin du xixc siècle, il ne
C ’est de 1900 à 1965 q u e l’a c c é lé ra tio n d ev ie n t disposait d ’a u c u n e aide m é c a n iq u e . A u j o u r d ’hui,
fa nta stiqu e. il po ssède , il d isc ern e les ra y o n s g a m m a , les
ray on s X, les ra y o n s ultravio lets ou in frarouges.
Il p ossèd e des rad ars, la télévision, la radio, la,
Les n e u f d ix iè m e s de nos connaissances p h o to g r a p h ie . Il est en train de c a p t e r les ray on s
d a te n t de 1 50 ans co sm iques. Sa m o bilité verticale s’est é g a le m e n t
a c c r u e de m a n iè re p ro dig ieu se . Il est a u jo u r d ’hui
D e u x iè m e e x e m p le : la d é c o u v e r t e des é lé m e n ts c a p a b le de c o n n a ître les p r o f o n d e u rs o c éan iq u es.
constitutifs de l’univers. Il a co n q u is les h a u te u r s de la T e r r e , d ép ass é la
N e u f d ’e n tr e eux s e u le m e n t é ta ie n t c o n n u s avan t limite des forêts, de la pluie, des orages, de la
q u e l’histoire ne s’écrive, et le fu ren t p r o b a ­ grêle. Il a d é passé la s tra to s p h è re , les n u a g e s les
b le m e n t en A sie, voici d es m illénaires. C e son t: plus élevés, l’a u r o r e polaire. Les c o s m o n a u te s

74 La ré vo lu tio n géosociale
l’o n t fait sortir de l’e s p a c e te r re s tre , p é n é t r e r fournie, p a r n o tre d o c u m e n t n ’est pas m é t a p h y ­
da ns l’esp ac e lunaire et in terplan étaire, a p p ro c h e r sique. Elle est o p é ra tio n n e lle . Elle est é la b o r é e
de Vénus, de M a r s et du Soleil. T o u t c e la a p p a r ­ en fo n ctio n de l’a ctio n p ra tiq u e . C e tt e définition
tient au XXe siècle qui se révèle ainsi le plus p r o ­ est simple. P o u r l’u niv ersité de C a rb o n d a le ,
digieux de l’histoire un iverselle c o n n u e . D e sorte l’u niv ers d oit ê tre c o n sid é ré c o m m e l’a g rég at
q u ’il est p e rm is de d ir e : « D e to u t e l’histoire de de to u te s les e x p é r i e n c e s c o m p rise s et c o m m u ­
l’h u m a n ité , ce fut le p r e m ie r dem i-m illion n iq u é e s p a r l’h o m m e . La so m m e de ces e x p é ­
d ’a n n é e s qui fut le plus a rdu . » rien ces c o n stitu e la fab riq ue c o m p liq u é e de n o tre
Le c a r a c t è r e u n iq u e de n o tre é p o q u e ne p e u t être évo lu tio n sur la T e rre . L ’u n i v e r s , ainsi c o n ç u
contesté. C e c a r a c t è r e est-il positif? Les angoisses p e u t être c o m p r is de no us p a rc e q u ’il offre en
de n o tre te m p s son t n o m b r e u se s. C o m m e n t la q u e lq u e sorte la version m a c r o s c o p i q u e de
te r re , qui ne p a rv ie n t p as à n o u rr ir a u jo u r d 'h u i c h a q u e e x p é r i e n c e individuelle. N o u s so m m e s
ses trois m illiards d ’h ab itan ts , po urra -t-elle tou s d es u n iv ers-m in ia tu re. C h a q u e e x is te n c e et
no urrir, en l’an 2000, les six à sept milliards c h a q u e e x p é rie n c e c o n s titu e n t un m icro-un ivers.
prévus? C o m m e n t é v iter le c h ô m a g e e t les Ainsi, l’é q u ip e de C a r b o n d a le sem ble se rallier à
d é s o r d re s sociaux qui ré s u lte r o n t du p assage de la c o n c e p t io n h a u te m e n t tr a d itio n n elle c h a rr ié e à
l’in d u s tria lis a tio n c la s s iq u e à l’a u t o m a t i o n ? tra v e rs l’H isto ire p a r ta n t d ’éso té rism es, de
C o m m e n t é v ite r q u e la p lanification n’e n tr a în e gnoses, p a r les alch im istes e u x -m ê m e s : l’identité
un tr io m p h e du ro b o t sur l’h o m m e ? N e faudra-t-il de n a tu r e e n tr e le m ic ro c o s m e h u m a in et le
pas d o n n e r raison aux c o n t e m p t e u r s de no tre m a c r o c o s m e d e l’univers?
m o d e r n it é : au R e n é G u é n o n de la Crise du monde Elfe insiste sur la p a re n té des é lém en ts con stitua nt
moderne, au C ha rlie C hap lin des Temps modernes l’h o m m e et l’univers, leu r é tr o ite intricatio n,
au G o d a r d d'Alphaville? leur relatio n d y n a m iq u e . D es ta b le a u x précis
B u c k m in s te r F u ller et son é q u ip e r é p o n d e n t à ces m o n t r e n t l’h o m m e et l’un ivers co n stitu é s des
in q u ié tu d e s de la m a n iè re la plus sere ine. 11 faut m ê m e s é lé m e n ts , d o n t seule varie la p ro p o r tio n .
c o m p r e n d r e le p ro cessus, no us disent-ils, afin de Mais si ces ta b le a u x simplifiés p e r m e t t e n t de
po uvoir s’y inscrire et le guider. 11 faut c o m p r e n d re saisir à q uel p o in t l'h o m m e n'est q u 'u n e partie du
p o u rq u o i c e tt e a c c é l é r a ti o n s’est p ro d u ite , quelle to u t, un a sp e c t de l'univers et, de q u e lq u e
est la n a tu r e de l’in dustrialisation, son ra p p o r t m a n iè re , l’u n iv ers lui-m êm e, il s’en fa u d ra it q u e
p ro f o n d avec l'h o m m e et l’univers. leurs relatio ns p uissent se ré d u ire à u ne vue
p h y sic o -c h im iq u e simple. D e p u is un siècle, nous
av o n s app ris q u ’e n tr e l’h o m m e et l’univers se
M ic ro c o s m e e t m a cro co sm e : p ro d u is e n t des in te ra c tio n s inc essante s: no tre
l'h o m m e est un com posé d 'u n ive rs c o n q u ê te du m o n d e e n tr a în e des réa c tio n s , des
c h o c s en re to u r, d o n t nous c o m m e n ç o n s à pein e
Q u 'e s t-c e que l’h o m m e ? Q u ’est-ce q u e l’univers? à m e s u re r l’im p o rta n c e . N o u s savo ns d é so rm a is
O n se r a p e u t- ê tr e surpris de voir resurgir ces q u ’en d é v a s t a n t u n e forêt, nous ne faisons pas
vieilles q u estio n s d a n s u n e un iversité ultra- q u e g a g n e r un nou vel e s p a c e à la c u ltu re ou à
m o d e r n e . O n tr o u v e r a p e u t- ê tr e ces q u estio n s l’h ab ita t. N o u s modifions aussi le clim at de la
naïves, ou p r é te n tie u se s. M ais on sera frap p é région. E n in dustrialisant un e ville, no us ne nous
de voir q u e des h o m m e s de ce te m p s en v ie n n e n t b o rn o n s pa s à c r é e r de n o u ve aux m o y e n s de p r o ­
à les poser, non en vue d ’u n e discussion ab stra ite d u c tio n , nous modifions aussi le taux de r a d io ­
m ais e n f o n c t io n d e p r o b l è m e s c o n c r e t s : activité de l’a tm o s p h è re . Bref, l’iden tité de s tru c ­
c o m m e n t a s s u re r la survie d e s sept milliards tu re e n tr e l’h o m m e et l’univers ne d oit pas être
d 'h o m m e s de l’an d eux mille? C o m m e n t les c o n ç u e sur un m o d e de ra p p o r ts u n ilatérau x ou
a m e n e r to u s au s ta n d a r d de vie c o n n u a u jo u r ­ d e fa ço n statiqu e mais c o m m e un pro ces su s total
d ’hui des privilégiés? La définition de l’u nivers d ’énergie p e rp é tu e lle m e n t et e n tiè re m e n t en m o u ­

Document exclusif 75
v e m e n t. L ’h o m m e é ta n t un m o r c e a u d'u n iv e rs, taux de résista nce qui, d ’une c a té g o rie à l’a u tre ,
to u te s ses actions, ses o p é ra tio n s in te rn e s ou p e u v e n t varier, non s e u le m e n t du simple au
e x te r n e s c o n s titu e n t des é lé m e n ts du sy stèm e d o u b le , mais q u a d r u p l e r ou ê tr e huit fois s u p é ­
é n e rg é tiq u e universel. Q u'il la b o u re un c h a m p , rieurs. Or, les sens h u m a in s sont in c a p a b le s de
co nstru ise une m aison, d o r m e , rêve ou parle, il d istin g u e r d e s v a rié té s c e p e n d a n t si d ifférentes.
p artic ip e au p ro cessu s é n e rg é tiq u e de l’univers Les plus sav ants e x p e rts en m étallurgie n ’y
et agit sur lui. N o s a c tio n s les plus hum b les, p e u v e n t p a rv e n ir sans l’aide d 'in s tru m e n ts . C es
visibles ou invisibles, on t ainsi un re te n tis s e m e n t d iffé re n c e s d e m e u r e n t invisibles ainsi, c o m m e est
j u s q u ’au n iveau m a c r o s c o p i q u e des galaxies et invisible la d iffé re n c e e n tre une b a n d e m a g n é ­
j u s q u ’au niveau m i c ro s c o p iq u e des é lé m e n ts tique vierge et un e b a n d e e n re g istré e.
m o léculaires. En ce sens, M. B u c k m in s te r F u ller P e n d a n t des milliçns d ’an n ées, l’h o m m e a fondé
et ses c o ll a b o r a t e u r s c o n firm e n t en langage scien ­ ses ju g e m e n ts sur de s c ritè re s visibles, tangibles,
tifique ce q u e s u r e n t to u jo u rs les po ètes. R a in e r s e n s o rie llem en t d é m o n tra b le s . C e tt e faço n de
M a r ia R ilke disait: « L e s étoiles s’allu m e n t et p r o c é d e r n ’est ja m a is p a rv e n u e à d é c e l e r plus
s’é te ig n e n t d a n s le c œ u r de l’h o m m e . » d ’un p o u r c e n t de la réalité. Si les esprits les plus
réfléchis, les plus intuitifs ou les plus m ystiques,
su ren t to u jo u rs q u e ce m o d e de p e n s e r éta it insuf­
9 9 % des p hé nom ènes de la te c h n o lo g ie fisant, il est d e v e n u , au te m p s de la te c h n o lo g ie
s o n t in visibles scientifique, c o m p l è te m e n t d ésu e t. Il faut d on c
no us h a b it u e r à p e n s e r en te r m e s de sch èm es,
C e tt e vision de l’u nité é n e rg é t iq u e de l’h o m m e de s t ru c tu r e s ou de liaisons in té g ra n te s de type
et de l’univers im plique des c o n c lu s io n s utiles universel. M a l h e u r e u s e m e n t, il existe p eu de p e r ­
à l’action. so n n e s c a p a b le s a u jo u r d ’hui de se m o u v o ir en ces
C e la signifie, p a r e x em p le , q u e le p ro b lè m e de la 9 9 % d ’activité invisible qui c o n ti e n n e n t les
faim en Inde ne p e u t ê tr e résolu au seul niveau fo rce s m o d e l a n te s de n o tre avenir. Les sav ants
de l’Inde, ni m ê m e p a r u n e a ctio n in te rn a tio n a le e u x -m ê m e s son t ave ug lé s p a r leu r spécialité. Ils
qui ne p re n d r a it en c o n sid é ra tio n que les p r o ­ ne v o ie n t p a s ce qui relie celle-ci à l’e n se m b le
b lèm es indiens. de s a u tr e s p h é n o m è n e s . C ’est à l’a v è n e m e n t de
Les p r é o c c u p a t io n s locales et n a tio n a le s qui ce m o d e n o u v e a u de p e n s e r qu e do it se c o n s a c r e r
voilent la c o n s id é ra tio n de l’universel, sont ainsi la sc ie n c e n ouvelle q u e les a u te u r s de C a r b o n d a le
res p o n sa b le s d e s re ta rd s et d es im passes d o n t n o m m e n t « la scien ce p ro s p e c tiv e m o n d ia le » .
l’histoire est ja l o n n é e . C es p r é o c c u p a t io n s font Son ob jet doit être d ’e n t r e p r e n d r e de façon p e r ­
e n tr e r de dos dan s l’avenir. L ’histoire des tensions m a n e n t e l’in ven taire d y n a m iq u e des ressou rc es
locales ne cesse de m o n t r e r q u e celles-ci ne se du m o n d e et, p a r la pleine c o m p r é h e n s i o n de leur
p eu v e n t réso u d re q u ’en c o n sid ératio n des rap p o rts in teraction , d ’en p e rm e ttre le meilleur des usages.
de force m o n d ia u x . En fin de c o m p t e , la sécu rité Le d o c u m e n t qui nous a été so um is e n tr e p r e n d
locale est g a ra n tie p a r la sécu rité universelle. ainsi l’in ven taire et l’é tu d e p ro s p e c tiv e de la
C e tte vision d e s ch o se s im plique une ultim e d é c a d e 1965-1975.
co n clu s io n : il fau t s’h a b it u e r à p e n s e r q u e 9 9 %
d es p h é n o m è n e s de la tech n o lo g ie m o d e r n e se
p ass e n t en d e ç à ou au -d elà d es c a té g o rie s de la Un h o m m e presque im m o rte l
visibilité h u m ain e. Or, c ’est d a n s ces 9 9 % de est en tra in de naître
p h é n o m è n e s invisibles q u e se tr o u v e la clef de la
p lu p a r t des p r o b l è m e s d o n t nous c h e rc h o n s en L 'h o m m e est un m o r c e a u d ’univers. Q u elle sorte
vain la solution. de m o r c e a u ? P o u r l’é q u ip e de C a rb o n d a le ,
E x e m p le : les d iffé re n ts alliages d ’alu m in iu m dis­ l’h o m m e est un ta r d v en u sur c e tte te r re d o n t il
p on ible s d a n s le c o m m e r c e c o r r e s p o n d e n t à d es c o n stitu e la c o u c h e la plus té n u e , la plus fragile.

i
76 La ré v o lu tio n géosociale
C e tt e je u n e s s e et c e tte fragilité de l’h o m m e son t une p luralité d ’êtres h u m a in s a pu c o m m u n iq u e r
to u jo u rs b o n n e s à ra p p eler. S u rto u t p o u r les et é c h a n g e r d es ex p é rie n c e s. Puis son t v enu s les
pessim istes, qui ne sa v e n t p e n s e r leu r te m p s outils q u e la m ain p o u v a it m an ier. M a is les outils
q u ’en te r m e s de c ré p u s c u le et d e c a ta s tr o p h e . p ré s e n ts exig ent p o u r leu r fab ric atio n et leu r uti­
L ’é q u ip e de C a r b o n d a le fait savoir, d ’a u tr e part, lisation l’effort c o o rd o n n é du plus g ra n d n o m b r e .
qu e si l’h o m m e n ’est q u e la d e rn i è re p e tite Ils ne se c o n ç o iv e n t poin t sans l’e x p é r i e n c e
c h a n s o n c h a n té e p a r la te r re — c h a n s o n si faible intégrée de la sc ien ce qui, e lle -m ê m e , résulte de
q u e l’u niv ers d oit à pein e c o m m e n c e r de l’e n ­ l’histoire universelle. L ’é c h e c r é c e n t de Telstar
t e n d r e — il n ’a p p a rt ie n t , en o u tr e , q u ’à u n e d es c o m m e satellite m on d ial de c o m m u n ic a t io n s a
e s p è c e s les plus réd uites. S’affole r p o u r trois m o n tré de m a n iè re d ra m a ti q u e c o m m e n t l’e n t r e ­
milliards d ’individus? P o u r les six ou sept de l’an prise privée la plus pu issante et les n atio ns les
deux mille? plus fortes, se ré v è le n t in c a p a b le s de faire face
Les anim au x d o m es tiq u es ou de b o u c h e rie sont au aux frais n écessités p a r de tels outillages u n i­
no m b re de 4,5 milliards. La vie anim ale a q u atiq u e versels; ceux -ci exigent é g a le m e n t un e c o o p é ­
c o m p r e n d 580 000 000 de milliards d ’individus. ratio n in te rn a tio n a le et u n e c o n c e p t io n m o n d iale
Les a n im au x sau vag es so nt 1 667 000 milliard. de l’outillage.
Les vers et les term ites sont 92 428 683 600 de mil­ Si j ’ai bien c o m p ris la p e n s é e de M. B u c k m in s te r
lions de milliards. Les insectes seraie n t au n o m b re F u ller et de ses c o lla b o ra te u rs , il ne s’agirait
de 3 416 341 341 600 000 de milliards de milliards. p as s e u l e m e n t de c o n s i d é r e r l’h o m m e c o m m e un
C e rte s , l’étalag e de tels chiffres fait sourire. m o r c e a u d ’univers et de voir en son évo lu tion
P o u rta n t, il révèle un fait in c o n te s ta b le : nous un e évo lution d e l’univers, mais de voir d a n s son
s o m m e s la m ousse d ’u n e m a tiè r e v iv ante in n o m ­ outillage, une so rte d e p ro lo n g a tio n ou de d é v e ­
b ra b le ; nous no us tr o u v o n s plo n g és d a n s ces lo p p e m e n t o rg a n iq u e de son ê tre. Pareille p e n sé e
m y riad es d ’individus, d a n s c e tte masse g lu ante serait é v id e m m e n t de n a tu r e à c o m b l e r l’éte rn e l
et grou illa nte. fossé e n tr e la n a tu r e de l’h o m m e , e n tr e la n a tu re
N o u s s o m m e s d ifférents, c ’est vrai, mais nos et le p ro cessus d'industrialisation. L ’h o m m e serait
c a ra c té ris tiq u e s essentielles se tr o u v e n t m oins dès lors la n a tu r e en év o lu tio n et l’outillage
d a n s le poid s de n o tre c e rv e a u , d a n s le n o m b r e industriel, la croissan ce o rg a n iq u e d e l’h o m m e .
de ses c irco n v o lu tio n s, m o in s d a n s u n e d iffé re n c e
de n a tu r e , voire de d e g ré a u sein d ’un e n a tu re
f o n d a m e n ta l e m e n t id e n tiq u e , q u e d a n s ce tte
sorte de c a p a c i té m arg in ale qui no us p e r m e t de En 1 97 0 , chaque ê tre h um ain disposera
m odifier a u t o u r de no us le milieu et la vie. C e tte de 4 3 esclaves é ne rg é tiqu e s
a p titu d e tien t à la c o n n a is sa n c e a c c u m u lé e
c o n s c i e m m e n t de g é n é ra tio n en g é n é ra tio n . Elle C e qu e nous a p p e lo n s le p ro g rès p e u t ê tre c o n si­
ti ent aussi à l’extério risa tio n et à l’e x p ansio n d é ré c o m m e le profit ré s u lta n t de l’é n erg ie q u e
de nos fonctions o rg an iq u e s sous fo rm e d ’outillage. l’h o m m e est c a p a b le de m e ttre en œ u v r e p a r
U ne n ouvelle idée surgit d è s lors, celle de l’outillage. Les savants de C a r b o n d a le utilisent
l’h o m m e co n tin u ou d ’un c o n ti n u u m de vie la notio n d ’esclave é n e rg é tiq u e p o u r d é sign er
hu m a in e résu ltan t de n o tre c a p a c i té à relier le c e tt e é nerg ie. Ils la définissent c o m m e l’unité
passé au p ré s e n t et au fu tur, de p r o j e te r nos c o r r e s p o n d a n t à la q u a n tité d ’éne rg ie p ro d u ite
e x p é rie n c e s en d es é v a lu a tio n s à venir, d ’a n ti­ p a r le travail d ’un h o m m e . C e tt e unité est de
c ip e r et d e p ré v o ir n o tre destin. C e t h o m m e 150 000 Juot-pounds p a r j o u r n é e de huit heures.
co n tin u d a n s le te m p s est aussi d a n s l’e sp a c e un Le fo o t-p o u n d , c o m m e l’expression l’indique, est
ê tr e en exp an sio n , g râ c e aux in s tru m e n ts p ar l’é q u iv a le n c e d e la q u a n tité de travail requise
lesquels il é te n d ses c a p a c ité s o rg a n iq u e s n a t u ­ p o u r é le v e r un poids d ’une livre à la h a u te u r
relles. Le p r e m ie r de ces outils a été la p a ro le : d 'u n pied. En a d o p ta n t c e tte un ité, on en arrive.

Document exclusif 77
p o u r d é c rire l’év olu tio n de n o tre civilisation, à dale, l’h u m a n ité d e v a n t a ttein d re en 1970 à q u a tre
des o b se rv a tio n s très inté ressan tes. De 1940 à milliards d ’individus, le n o m b r e d es esclaves
1960, si la p o p u la tio n du m o n d e est passée de é n e rg é t iq u e s p assera it de 45 à 170 milliards, soit
2 250 000 000 à trois milliards, le n o m b r e d er à un chiffre m o y en de 22,5 à 42,5 p a r tête.
« esclaves é n e rg é t iq u e s » s’est a c c ru en p ro p o r tio n Pareilles e stim atio n s sont optim istes. Elles sug­
bien plus fo rte : il est passé de 40,5 à 101,5 mil­ g è re n t q u e malgré le d o u b l e m e n t de la p o p u ­
liards. C e tt e c roissan ce va du simple au d oub le. lation m o n d ia le, le s ta n d a rd de vie ne va pas
C h a q u e h a b ita n t du globe p o ss èd e ainsi, en d im in u e r et p o u rr a m ê m e s’a c c ro îtr e . La p r o d u c ­
m o y e n n e , prè s de 34 esclaves m é c a n iq u e s au lieu tion de ces esclaves é n e rg é t iq u e s d é p e n d , évi­
de 18. d e m m e n t , d es so u r c e s d ’én ergie d o n t dispose
M a l h e u r e u s e m e n t, c e tte m o y e n n e n ’est q u 'u n e l’h u m a n ité . C es s o u rces risqu ent-elles de se ta rir
m o y e n n e . D 'u n c o n ti n e n t à l’a u tr e , les diffé­ d ans les d é c a d e s à venir? Là e n c o r e , M. B u c k ­
re n c e s so nt affligeantes. En 1940, l’A m é r i q u e du m in ster F uller et ses c o ll a b o ra t e u rs se m o n t r e n t
N o rd vient en tê te, av ec un chiffre de 37 milliards optimistes.
d ’esclaves é n e rg é t iq u e s : 185 esclav es p a r A m é ­
ricain. R e m a r q u e significative: ces chiffres ne Ne p a rlo n s pas ici des statistiqu es relatives aux
re p r é s e n te n t plus en 1960 q u e 37 % du n o m b r e so u r c e s classiques: c h a r b o n , p é tro le , élec tric ité.
total d es escla ves é n e rg é tiq u e s , alors q u ’ils Le r a p p o r t é tu d ie à fond c e tte questio n. M ais
av aie n t été de 4 8 % en 1940 et de 55% en 1950. l’originalité n ’est pas là. B e a u c o u p d ’o b s e r ­
C eci in dique q u 'u n e plus ju s te rép a rtitio n c o m ­ vate urs, on le sait, p e n se n t aux so u r c e s d ’én erg ie
m e n c e de s’a c c o m p lir d a n s le m o n d e . en te r m e s d ’e n tr o p ie . L ’e n tr o p ie est la t e n d a n c e
p a r la quelle to u t e cho se, en un systèm e clos, ten t
à la m o rt et à l’inertie. Si l’on a d m e t q u ’il y a
Les richesses en m ine ra is s'é p uisen t, e n tr o p ie , on estim e q u e les s o u rc e s d ’é n e rg ie sont
m ais elles p o u rra ie n t ê tre récupérées lim itées et q u ’elles s’é p u is e n t en des d élais re la ­
tiv e m e n t brefs. Ainsi les réserv es e x p lo itab les
L ’E u ro p e dispose, en 1940, de 81 esclaves p ar d ’alu m in iu m se ra ie n t taries d a n s 570 ans; celles
tê te. C e chiffre (fort d ifféren t de nation à n atio n) de fer d a n s 250 ans; celles de zinc d a n s 23 ans;
est in férie ur de plus d e m oitié à celui d e s États- celles d e cuiv re d a n s 294 ans; celles de plo m b
Unis. N o u s le v oy on s plus q u e d o u b le r de 1940 à d a n s 19 ans; celles d ’étain dan s 35 ans. C es esti­
1960. Il passe à 52 % du n o m b r e total d es esclaves m atio n s ne son t pas fausses. Le ta riss e m e n t est
é n e rg é tiq u e s du m o n d e : signe du re d r e s s e m e n t réel. M ais les gens de C a r b o n d a le a ss u re n t q u e
de la vieille E u r o p e a p rè s la g u e rre. L ’Asie, les m é ta u x et m in erais ne sont pas p e rd u s p o u r
m algré son é n o r m e p o p u la tio n , ne p o ssè d e qu e a u tan t. li s s e tr o u v e n t e n g a g é s d a n s un p roce ssu s
5 m illiards d ’esclaves. Elle les a d o u b lé s en r é c u p é r a te u r . L ’idée est ici q u e « rien ne se crée,
vingt ans. Ils ne re p r é s e n te n t q u e 5 % du n o m b r e rien ne se p e rd » . Il n ’y a q u e d e s cycles de
m ondial. En m o y e n n e , c h a q u e A siatiq u e n ’en dis­ tr a n s fo r m a tio n . D ’a b o rd , nou s p o u v o n s r é i n tro ­
pose q u e de trois: c ’est le taux le plus bas de d uire d a n s un circu it p ro d u c t if les d é c h e t s des
l’h u m a n ité . L ’A friqu e et le m o n d e m é d i te r r a n é e n m étau x utilisés; en suite et su rto u t, n o tre c o n n a is ­
sont m ieux lotis: 10 p a r tê te , avec un chiffre sance des 103 élé m e n ts fo n d a m e n ta u x de l’univers
global de 2,5 milliards, ce qui r e p r é s e n te à peine nous re n d possible de r e c o m b in e r les c o n s titu a n ts
2 % de la disponibilité m o nd iale. L ’A m é r i q u e du e t de c r é e r d e s p ro d u its no uv eau x . L’industrie
Sud n’est g u ère en m eilleure p ositio n: 10 p a r c h im iq u e a p ro d u it plus de 7 000 tr a n sfo r m a tio n s
h a b ita n t; un milliard et d em i d ’escla ves au total, de ce g e n re. D a n s les 25 d e rn iè re s an n ées, le gaz
soit à p eine 1 % du m o n d e . L ’A m é r i q u e C e n tra le et le p étro le o n t servi à p ro d u ire plus de
est plus fav orisée: 1,8 milliard d ’esclaves, 2 % , 2 500 p ro d u its n o u ve aux . Le c h a r b o n a é té utilisé
28 p a r h a b ita n t. Selon les e stim atio n s de C a r b o n ­ p o u r d es milliers de p ro d u its d o n t les c o n s titu a n ts

La ré vo lu tio n géosociale
o nt été c h im iq u e m e n t ré-asso ciés: les plastiques, p ro v isio n n ée en é n erg ie universelle q u e nos
ce rta in s textiles, c e r t a in e s te i n tu r e s ou dro gu es. c o n n a is s a n c e s a to m iq u e s ou é le c tro - m a g n é ti q u e s
L ’e x e m p le du cuivre est exhaustif. De to u t le d e v ra ie n t no u s p e r m e tt r e d'utiliser. Si l’h o m m e
cuivre e x trait au c o u rs d e l’histoire h u m a in e , p e u t av o ir une fo nctio n d a n s le m o n d e , c ’est de
14<y< s e u le m e n t ne se tr o u v e r a i e n t plus d a n s le r é p e r to r i e r et d ’utiliser ces c h a m p s de fo rc e u n i­
cycle actu e l de r é c u p é r a ti o n au c o u rs d u q u e l, versels qui, ju s q u 'à présent, nous étaie n t d e m e u r é s
tous les 22 ans en v iro n , les m é ta u x sont re fo n d u s invisibles.
et rem is en c ir cu latio n . O r, les 14% de cuivre
qui ne se tr o u v e n t pas d a n s le cycle a ctu e l de
réutilisation se tr o u v e n t au fo nd de l’o c é a n sous La te rre est capable de n o u rrir
fo rm e de m u n itio n s navales n aufra gée s. D a n s les seize m illia rd s d 'h o m m e s
deux p r o c h a i n e s d é c a d e s , ils p o u rr a ie n t être
ré c u p é ré s. D e telle sorte qu e 98 % de to u t le D a n s de pareilles p ersp ectiv es, le p r o b l è m e de la
cuivre ja m a is ex trait se tr o u v e ra i e n t à n o u v eau faim ou, plus e x a c t e m e n t, de l'a lim e n ta tio n d ’une
en c ircu latio n . La to talité de cuivre in ven torié p o p u la tio n u niverselle sans cesse c ro issa n te,
p o u rr a it ê tre ainsi ré e m p lo y é à d es lins nouvelles, p e u t ê tre envisagé de façon m oins drarrfatique
ainsi q u e les au tres m étaux, tous les 22 ans environ. q u ’on ne le fait g é n é ra le m e n t.
D ès a u j o u r d ’hui, 7 5 % de to u t l’a c ie r utilisé est O n c o n n a ît les n oires p ro p h é tie s : l’explosion
tiré d es d é c h e ts. Les v o itures les plus m o d e r n e s d é m o g r a p h iq u e re n d nég ligeab les nos c a p a c ité s
sont faites d e ferrailles d é su è te s, re f o n d u e s et de nourrir, d ’hab iller ou de log er l’h u m a n ité en
retravaillées. gestation . L ’a llo n g e m e n t de la vie, dû aux p ro g rè s
de la m é d e c in e ne fera q u e réd u ire e n c o re ces
ca p a c ité s. M ais, p o u r l’é q u ip e de C a r b o n d a le , le
C ent m ille to n n e s par jo u r po int d e vue de M a lth u s est e rro n é . D éjà, la
de poussière s te lla ire situatio n p ré s e n te , si d élic a te q u ’elle soit, m o n tre
q u e nou s p a r v e n o n s à nou s a c c o m m o d e r de la
L ’é q u ip e de C a r b o n d a le a tt a c h e d o n c une im p o r­ p ré s e n c e d ’un n o m b r e d ’individus d o té s d ’un
t a n c e i n a t te n d u e à l’id ée: rien ne se p e rd, rien s ta n d a rd de vie q u e M a lth u s n ’a u rait pu im aginer.
ne se crée. Elle d é p a ss e m ê m e c e tt e idée en M. F e d o ro v , se c ré ta ire g é n é ra l de l’A c a d é m ie
a ss u ran t q u e la vie biolog iqu e sur te r re est anti- d e s scie n c es de l’U.R.S.S. écrivait en 1962 d a n s
e n tr o p iq u e . O n p e u t c o n s id é re r un m o u v e m e n t un e revu e a m é r ic a i n e : « Les possibilités de satis­
de d é p e rd itio n de la terre en d irection de l’univers. faire les b eso ins fo n d a m e n ta u x de n o tre société
O n p e u t aussi o b s e r v e r un p h é n o m è n e d ’e n ric h is­ en é n erg ie, en n o u rr itu r e et en m atériel ont
se m e n t, allant d e l’un iv ers vers la terre. En plus p lu tô t t e n d a n c e à c ro ître q u ’à dim in u e r. »
des ray o n s q u 'e lle reço it c h a q u e j o u r du Soleil, L ’explosio n d é m o g r a p h iq u e ren dra-t-elle la te rre
no tre p la n è te a ccueille, en des q u a n ti té s d o n t tr o p p e tite ? C ’est une idée c o u ra n te . L ’é q u ip e
nous a p p r e n o n s to u jo u rs plus l’im p o rt a n c e , une de C a r b o n d a le fait une cu rieu se év alua tion . A
é n e rg ie c o s m iq u e sous form e de ray on s Van c h a q u e ê tre h um ain c o rr e s p o n d r a i t un esp a c e
Allen. M ortels à l’origine, ceux-ci sont en qu elq u e m o ye n de 40,46 a rp e n ts (10 ares l’a rp e n t). De
sorte passés au tamis, triés, ré o rg a n isé s au trav ers c e t esp a c e , il fa u d rait re tire r l’h y d ro s p h è re to ta le
d es c o u c h e s c o n c e n t r iq u e s de l’io n o s p h è re ou de év a lu é e p o u r c h a c u n à 31,58 a r p e n t s d o n t 1,71 de
la s tra to s p h è re . L a te r re re ç o it é g a le m e n t c h a q u e lacs et de rivières et 1,19 de te r re s re c o u v e r te s
j o u r c e n t mille t o n n e s de p o ussière stellaire. de glace. L ’é t e n d u e de te r re ferm e d o n t c h a q u e
Selon to u t e p ro b a b ilité , ce d é p ô t stellaire est h o m m e p o u rr a it disp o se r se réd u irait d è s lors à
co n stitu é des m ê m e s é lé m e n ts fo n d a m e n ta u x 8,88 arp e n ts, sur lesquels il faud rait d is tin g u e r
d o n t n o tre scien ce a fait l’in v entaire. En fin de 3,15 a rp e n ts d e forêts vierges, 2,67 de prairies,
c o m p t e , la vie bio log iq ue est c o n s t a m m e n t r é a p ­ 2,07 de d ése rts et s e u l e m e n t 0,856 de terres

Document exclusif 79
a c tu e lle m e n t cu ltiv ées et 0,136 de bois ex ploités tin ue, elle p e r m e t a u jo u r d 'h u i un e sorte de c o n ti­
ou p r é s e n t e m e n t exp lo itables. Pareils chiffres nuité d a n s la c o m p r é h e n s i o n possible de la terre.
m o n t r e n t p o u r t a n t de m a n iè re é c l a ta n te qu e C e tt e idée de co n tin u ité ra m è n e à celle de
l’e s p a c e utilisé a u jo u r d ’hui p a r l’h o m m e p o u r la l’h o m m e c o n tin u d o n t nous avo ns déjà vu que
c u ltu re et l’h a b ita t d e m e u r e insignifiant, en l’éq u ip e de C a r b o n d a le éta it friande. M ais si
re gard d e celui q u ’il serait c a p a b l e d ’exploiter. la c o n tin u ité a p p a ra î t ici d a n s la c o n n a is san ce
En réalité, d a n s l’é t a t a c tu e l de nos c o n n a is ­ du m o n d e , p erm ise p a r la m u ltiplicatio n des
sances, la te r re p o u rr a it n o u rr ir j u s q u ’à 16 mil­ c o m m u n ic a t io n s et la mobilité cro issa nte des
liards d ’h o m m e s. G r â c e à des pipe-lines de d é s a ­ h o m m e s de tou s pays, elle no us est e n c o r e p r é ­
linisation, les o c é a n s p o u r r a ie n t ê tre utilisés p o u r se n té e , de la m an ière la plus cu rieu se , en relation
fertiliser les dé se rts, d e sorte q u e la su rfa ce des avec la survie de l’o rg a n ism e e t la possibilité de
te r re s cu ltivées a rr iv e rait à ê tre triplée. ses re n o u v e lle m e n ts. L ’a u g m e n t a ti o n de l'espoir
de vie se tro u v e liée à l’usage fait p a r l'h o m m e
de la c o n n a is sa n c e de son p ro p r e m é tab olism e
Les banques du sang e t des organes p o u r ré p a r e r, re s ta u r e r ou r e m p la c e r c e rta in s de
p ré p a re n t l'« h o m m e c o n tin u » ses o rg a n e s ou de ses hu m e u rs. Les services
m o ndiaux de transfusion sanguine c o u v ren t main-
U ne q u estio n m oin s b rû la n te , mais cap itale est te m e n t une large é te n d u e du m o n d e et m an ien t
celle de l’é d u c a tio n et des m o y e n s de c o m m u n i ­ a n n u e ll e m e n t des milliers d ’u nités de sang et de
cation. L ’U n e s c o a s o u v en t attiré l’a tte n tio n sur p lasm a. Les tr a n s p la n ta tio n s o rg a n iq u e s c o m m e
le n o m b r e in cro y ab le d ’illettrés et sur l’im m e n se celles du rein ou de la c o rn é e de l’œil sont
effort d ’é d u c a t io n n écessaire. Près de la moitié m a i n te n a n t d e v e n u e s c h o se s c o u ra n te s , sans
d es h o m m e s sont illettrés. M a is l’é q u ip e de c o m p t e r les app areils, valves, tubes, c œ u r s a rti­
C a r b o n d a le ne to m b e pas d a n s la c ro y a n c e naïve ficiels qui, p o u r un te m p s d é te r m i n é , s’in tég re nt
que l’a n a lp h a b é tis m e c o n stitu e un e infériorité en au f o n c t io n n e m e n t de l’o rg an ism e ainsi que les
soi et qu e l’in stru ctio n a u g m e n t e p a r elle -m êm e p ro th è s e s d o n t la co m p le x ité c ro issan te se ra p ­
la v a le u r d e l’h o m m e . Bien de s c o n n a is s a n c e s ont p ro c h e d e s possibilités co rp o r e lle s naturelles.
été tra n sm ise s p a r tr a d itio n o rale et des illettrés
p o ss è d e n t u n e in telligence plus vaste, plus p r o ­
fon de, un e m a tu rité spirituelle et affective plus H u it m illia rd s d 'o rd in a te u rs
g ra n d e q u e bien d es un iversitaires. L ’a n a lp h a ­ s o n t prévus p ou r 1 9 8 5
bétism e est p o u r t a n t un mal p o u r qui v eu t p a r t i­
cip e r à la civilisation de n o tre tem ps. Il co nstitu e Si J u n g a pu d é c rire l’in c o n s c ie n t c o llec tif
de ce fait un e restrictio n à la liberté de l’individu. co m m e une sorte d ’être g igantesque tra n sc e n d a n t
E n c o re s’agit-il de savoir q uelle sorte de c o n n a is ­ les individus et les g é n é ra tio n s et a y a n t e m m a ­
sance m é rite d ’ê tr e tran sm ise et de quelle façon gasiné d a n s son rêve o b sc u r to u te la m é m o ir e du
elle p e u t l’ê tre. U ne fois de plus, l’é q u ip e de m o n d e et to u te s les c o n n a is s a n c e s a c c u m u lé e s
C a r b o n d a le s’o p p o se aux p ro c é d é s tr a d itio n n els au c o u rs d es siècles ta n t p a r l’h o m m e q u e p a r les
d ’é d u c a t io n qui p a r t e n t d ’é lé m e n ts locaux et an im au x , les vég éta u x , et qui sait, les m in érau x ,
isolés p o u r a c c é d e r à la c o m p lex ité cro issan te du la sc ie n c e est en train de nous laisser deviner,
tout. Il im p o rte ra it, au c o n tr a ir e , d an s l’é d u c a tio n ju s q u e sur le plan des a p p a r e n c e s org an iq u es,
no uv elle d ’aller du to u t au particu lier. L a c ho se b iolo giq ues et m é c a n iq u e s, les c o n to u r s e n c o re
d e v ien t possible, m ê m e en te r m e s d ’é d u c a t io n de indécis de cet ê tre g ig an tesq u e, au savo ir im m é ­
masses, g râ c e au p ro g rè s é n o r m e d es m o y e n s de morial, à la sagesse tr a n s c e n d a n t e et aux possi­
c o m m u n ic a t io n : le té l é p h o n e , le c in é m a , la .télé­ bilités infinies d e re n o u v e lle m e n t d o n t nous
vision, le to u rism e m ê m e . A lo rs q u e l’e x p é rie n c e ne s o m m e s q u e les cellules é p h é m è r e s et d o n t
des voyages, p a r e x e m p le , é ta it a u tre fo is d is c o n ­ nous ne savons e n c o re s’il fau t nou s ém e rv e ille r

80 La ré vo lu tio n géosociale
de son a p p a ritio n ou la r e d o u te r. D e ce po in t de un e p r o d u c t io n assez a b o n d a n t e p o u r satisfaire
vue, l’a sp e c t le plus p a ss io n n a n t de ce d é v e lo p ­ avec p ro dig alité tous les besoins de l'h u m a n ité.
p e m e n t b io - te c h n iq u e est celui de l’a u to m a ti o n et L 'h o m m e p o u rr a dès lors é p a n o u ir ce qui constitue
des ce rv e a u x é le c tro n iq u e s. sa seule c a ra c té ris tiq u e bio log iqu e exclusive:
Ici, d eu x q u e stio n s a n g o issan te s se p o se n t: p é n é t r e r p a r la c o m p r é h e n s i o n les g ra n d e s s tru c ­
L ’a u to m a ti o n ne va-t-elle pas ab o u tir à un tu res universelles et, p a r ce tte c o m p r é h e n s i o n ,
c h ô m a g e te c h n o lo g iq u e sans issue? d é v e lo p p e r sa vie d a n s u n e plus g ra n d e et plus
Le c e rv e a u é le c tr o n i q u e n ’arrivera-t-il p as à r e m ­ p ro f o n d e h a rm o n ie avec la to talité du réel.
p la c e r et à d é p a s s e r le c e rv e a u hu m ain ? Q u a n t aux p ro b lè m e s d ’em p loi posés p ar l'auto-
L ’u sage cro issan t d e s o rd in a te u r s et l’auto- m ation , l’é q u ip e de C a r b o n d a le estim e q u e la
m a tio n c o n s t it u e n t u n e t e n d a n c e f o n d a m e n ta l e richesse p ro d u ite grâ c e à celle-ci, sera suffisante
de n o tr e m o n d e m o d e r n e . Ln 1964, les États- p o u r r e n v o y e r tous les c h ô m e u r s m o m e n ta n é s en
U nis se tr o u v a ie n t lar g e m e n t en tê te avec de n o u v eau x cycles scolaires, aux r e c h e r c h e s et
120 o rd in a te u r s p a r million de travailleurs, suivis aux é tu d e s qui, à leur to u r, leu r p e r m e t t r o n t de
p a r la Suisse, avec 80 et la S u è d e avec 56. La s’initier à de n o u v ea u x métiers, voire à faire eux-
F r a n c e , la N o rv èg e, la Belgique, les Pays-Bas, m ê m e s d e s in ven tio ns et des d é c o u v e r t e s g é n é ­
le D a n e m a r k , l’A lle m a g n e de l’O u e st fo r m e n t ratric e s de no uvelles richesses.
en su ite un g ro u p e d ’im p o rta n c e fort sem blab le.
Le n o m b r e des o rd in a te u r s d o u b le à peu près
c h a q u e an n é e . On p e u t d o n c en p ré v o ir 250 000 Et Dieu?
en 1970, deux c e n t c in q u a n t e millions vers 1980 La science n 'e xig e pas l'a th é is m e
et huit milliards vers 1985: plus de d eux p a r
ho m m e . O n tr o u v e r a p e u t- ê tr e c e tt e vue des c h o ses assez
Si les o r d i n a te u r s p e u v e n t re n d re l’h o m m e d é s u e t simpliste et fo r te m e n t m atérialiste. Et D ieu?
en ta n t q u e spécialiste, no tre seule issue est de L ’é q u ip e de C a r b o n d a le n ’a p as voulu se d é r o b e r
nous c o n s a c r e r d é s o r m a is à nos seules fon ctio ns à c e tte g ra n d e in te rro g a tio n . M. B u c k m in s te r
d ’intég ratio n et de gén éralisatio n . L ’o r d i n a te u r F u ller fait m ê m e ce tte singulière o b s e r v a tio n : des
p e u t trav ailler de jo u r et de nuit sans être ja m a is h o m m e s m o u r a n t à l’h ôp ital y o n t été p esés av a n t
fatig ué; il n ’est ja m a is sou m is aux co n d itio n s de et a p rè s leur m ort. N ulle p erte de poids n ’a ja m a is
froid ou de c h a le u r qui p e u v e n t ê tre into lérab les pu ê tr e c o n s ta té e . Le m o rt pèse le m ê m e poids
p o u r l’h o m m e . Il p o ssèd e u n e résista n c e et une qu e le vivant. La vie est sans poids, im p o n d é ­
a p titu d e au travail qui d o iv e n t le m e n e r gag nan t rable. Q u a n d elle est partie, la c h a le u r ra d ia n te
d ans la c o m p é titio n . Q u e l'h o m m e soit d ev en u de l’ê tre , les o n d e s d ’éne rg ie p r o p a g é e s p a r le
d é s u e t c o m m e spécialiste d oit no us faire réfléchir c e rv e a u , les rad iatio n s du co rp s on t é g a le m e n t
à ceci: les e s p è c e s d is p a ru e s ou les tribus disparu. O n p e u t c e p e n d a n t faire du c a d a v re le
h u m a in e s é te i n te s sont m o r te s d 'u n e sp éciali­ m ê m e in v en ta ire ph ysique q u e du vivant. M ais
sation excessive. L o r s q u 'u n e e s p è c e se spécialise l’inv entaire est d é so rm a is sans usage. O ù est
au point de ne plus p o u v o ir s’a d a p t e r aux c o n d i­ passée la vie? Q u ’est-ce d o n c q u e la vie? T r o p
tions in a t te n d u e s , de l’évo lu tio n, elle m eu rt. d ’esprits im ag in en t q u e s c ien ce et ind ustriali­
L 'év o lu tio n im plique un c h a n g e m e n t p erp é tu el. sation im p liq u e n t l’a th é ism e. C ’est un e e rre u r. Il
est vrai q u e m ic ro sc o p e s ou té le sc o p e s ne
sa u r a ie n t a p p o r t e r de l’ea u au moulin des vieux
Le p hysicien de l'a to m e sy stèm e s th é o lo g iq u es. L’essen ce de la religion
est la grande v ic tim e de la sp é cia lisa tio n n’est pas é p u is ée p o u r au ta n t. Religion vient de
re-liger ou re-lier, et signifie la rela tio n c o n s c ie n te
T o u t en libé ran t l’individu de ses soucis de de l 'h o m m e avec l'univers. Or, c e t univers,
spécialiste, les o rd in a te u r s p e r m e tt e n t d ’e n tr e v o ir c o n tr a ir e m e n t à la vue simpliste, ne p e u t être

Document exclusif 81
c o n sid éré c o m m e le p ro d u it te rm in al d 'u n c h ao s en Iran priva 20 000 p e rs o n n e s de to u t lo g e m e n t;
primitif. Les d é c o u v e r t e s scientifiques, no us dit à S ko pje, en Y o ugoslavie, 200 000 p e rs o n n e s en
M. B u c k m i n s te r F uller, s’in scrivent en faux fu ren t privees p a r le d ésa s tre de 1963 qui détruisit
c o n tr e p areille idée. P ro c h e en cela d e s lég end es, 85 % d e leur ville.
des m y th es ou des sp é c u la tio n s les plus a n tiq u es, Ici e n c o r e , la d is p ro p o rtio n s’av ère é n o r m e en tre
la scienc e offre p lu tô t la vision d ’un m o n d e l’E u ro p e et les É tats-U nis, d ’un e p a rt, le reste du
p hysique, c h im iq u e et b io lo giq ue a d m i r a b l e m e n t m o n d e , d ’au tre part.
bien organisé. La su blim e rég ularité de la n a tu re O n a vu dé jà ce tte d isp ro p o rtio n à p ro p o s des
c o r r e s p o n d à d es s c h è m e s m a t h é m a t iq u e s sug­ esclaves én e rg é tiq u e s , à p ro p o s d e s ratio ns ali­
g é ra n t un u n ive rs qui, n ’a y a n t ja m a is été c h a o ­ m en taires. O n vient de la n o te r q u a n t à l’hab itat.
tique et n ’a y a n t ja m a is eu de c o m m e n c e m e n t , ne U n de ses a s p e c ts les plus cu rieu x se ra p p o r te à
p eu t non plus ja m a is a vo ir de fin. M. F u lle r se la m obilité des diverses p o pu latio ns. L a q u a n tité
rallie au point de vue ex p rim é en 1930 p a r Einstein : de s co n n a is sa n c e s, le se n tim e n t d e s in t e rd é ­
les sa v a n ts qui, c o m m e K eple r, p a ss è re n t p o u r p e n d a n c e s , la possibilité des p ro g rès c o m m e r ­
h é ré tiq u e s , é ta ie n t en réalité les esp rits les plus ciaux ou industriels, sont en r a p p o r t av e c le
religieux de le u r te m p s. C e u x -là a v a ie n t c o m p ris n o m b r e de p e rs o n n e s visitant tel pays et le
que l’essence de la religion se trouve d ans l’a p p ré ­ n o m b r e d 'h a b it a n ts de ce pays se re n d a n t à
hension du sens c o sm iq u e de l’existe nce , et que l’é tr a n g e r. L ’équ ilib re e n tr e arriv é es et d é p a rts
le divin est l’e n s e m b le des p ro ces su s in té g ra te u rs est e x c e p tio n n e l. La F r a n c e s’en r a p p r o c h e : en
et in telligents p ro p r e s à l'univers. Bio-chim istes 1962, six millions de visites p o u r six millions de
ou bio-physiciens reco n n aisse n t d éso rm a is l’inte r­ d ép arts. Le d éséq uilibre d es d eu x chiffres révèle
d é p e n d a n c e et l’unité de leurs c h a m p s de parfois de façon saisissante la psych olo gie des
re c h e r c h e . C e tte t e n d a n c e de la s c ie n c e c o n t e m ­ nations. L 'A lle m a g ne est privilégiée: cinq millions
p o ra in e est, au sens é ty m o lo g iq u e , une t e n d a n c e d ’arrivées, huit millions de d é p a rt . M ais p o u r
religieuse. l’Italie: dix millions d ’arrivées, et se u le m e n t
d eu x millions de d é p a rts. L ’E sp a g n e , 7 millions
d ’arrivées, p o u r un million de d ép arts. La Suisse
9 0 0 m illio n s de personnes e lle -m ê m e : un afflux de 5,6 millions d ’arrivee s
so n t d épourvues d 'h a b ita t personnel c o n tr e 1,2 million de d ép arts. L ’Irlan d e enfin:
d eux millions d ’arriv ées p o u r à pein e 30 000 d é ­
D e s c e n d o n s de ces h a u te u r s p o u r en v enir au parts. Q u e dire de s g ra n d e s n atio ns e x tr a ­
p ro b lè m e p ra tiq u e de l’h a b ita t qui, p o u r être e u r o p é e n n e s ? Le C a n a d a se p réc ip ite vers le
m oins s p e c ta c u la ire q u e celui de la faim, n ’en est m o n d e av ec six millions de d é p a rts ; l’in térêt d o n t
pas moins grave. il est l'o bjet ne se m an ifeste q u e p a r 300 000 a r ­
Il existe en A friq ue , en Asie et en A m é riq u e rivées. Les É tats-U nis c o u r e n t le m o n d e à raison
latine, plus de 900 millions de p e rs o n n e s d é ­ de 4,5 millions de d é p a rts; ils ne re ç o iv e n t q u 'u n
p o u rv u e s d ’h a b ita t p e rs o n n e l: to u t sim p le m en t, million de visites. Les im ages les plus vives de
d ’un toit, à titre de p ro p r ié ta ire ou d e locataire . l’iso lem ent sont c e p e n d a n t celles de l’U .R.S .S .,
Si l’on tien t c o m p t e de l’a c c ro is s e m e n t p rév u de p ays é n o r m e qui ne re ço it pas un million de
la p o p u la tio n , d e la d é g ra d a t io n d e s h a b ita tio n s visites et p e r m e t m oins de 200 000 d é p a rts ; de
ex istan te s et de la nécessité de leu r r e m p la ­ l’In d e qui ne reço it qu e 135 000 arriv ées et ne
c e m e n t p é rio d iq u e , les b esoins an n u e ls en p e u t se p e r m e tt r e q u e 51 000 d é p a rts ; de
h a b itats s e raien t en 1975 d e 3,26 millions en l’im m en s e C h in e enfin, m u r é e , où a rriv ées et
A friq u e , de 3,20 en A m é r i q u e latine et de... d é p a r t s ne d é p a s s e n t pas le chiffre dé riso ire de
21,30 en Asie! E n c o re faudrait-il te n ir c o m p te 50 000 p o u r huit ce n ts millions d ’hab itan ts.
des d é sa s tre s n a tu r e ls d o n t ces q u e lq u e s chiffres R id e au x de fer, de b a m b o u , de m isère, G r a n d e s
d o n n e n t l’idée: le t r e m b l e m e n t de te r re de 1962 M u railles des idéologies ou de la sclérose intel­

La ré vo lu tio n géosociale
lectuelle et q u ’il faut a rriv e r à lever, à p e rc e r , h u m ain . C elle-ci p e u t ê tre a c c o m p lie g râ c e à une
à re n v e r s e r p o u r a b o u ti r à la p ro s p é rité m o n d ia le rec o n v e rsio n de nos re s so u rc e s qui, j u s q u ’à
qu e l’industrialisation p e rm e t. p ré s en t, n ’o n t b énéficié q u ’à 4 4 % de l’h u m a n ité
E n tre régions d ites d é v e lo p p é e s et régions dites e t p e u v e n t d e v e n ir utilisables p o u r ses 1 00 % ,
en voie de d é v e lo p p e m e n t, c e rta in s chiffres, to u t en leu r c o n f é r a n t un niveau de vie plus élevé
e n c o re , d o n n e n t la m esu re de l’œ u v re à accom plir. q u e celui d o n t jo u it la m in orité privilégiée.
Sur 300 000 n o u v e a u -n é s , il n 'en v ie n d ra q u e C e tt e re c o n v e rsio n est possible g râ c e à la g é n é ­
75 000 da ns le p r e m ie r g ro u p e c o n tr e 225 000 ralisation des p e rf o r m a n c e s t e c h n i q u e s et à la
d a n s le s e co n d , qui a le m oins de possibilités, réutilisation d es én erg ies en c ircu it ainsi q u e p a r
de les faire vivre! D o u z e mille, d a n s les régions le ren v oi d a n s les collèges, les éc o le s s u p é r ie u re s
dites d é v e lo p p é e s , n a îtro n t d an s des taudis ou et les un iv ersités de to u te s les p e rs o n n e s priv ées
d e s bidonvilles, 130 000 d a n s le secon d. m o m e n t a n é m e n t d ’em p loi p a r l’a u to m a tio n .

2. — La plus grav e e r r e u r serait de croire q u e des


Les n e u f ten d an ce s fo n d a m e n ta le s ré f o rm e s politiqu es sont c a p a b le s de ré s o u d re les
de la décade 1 9 6 5 -1 9 7 5 p r o b l è m e s posés. L a rév olutio n de la s cien ce
p ro s p e c tiv e p e u t seule faire so rtir l’h u m a n ité de
M . B u c k m in s te r F u lle r et ses c o m p a g n o n s se l’im passe. Elle est d ’o rd re te c h n o lo g iq u e . Elle
b o r n e n t à c o n s t a te r ces d iffé re n c e s et à nous consiste en c e tt e c o n s t a ta t io n f o n d a m e n ta le :
a ss u re r q u ’il est possible de les su r m o n te r . lorsqu e les outils a d é q u a t s sont in ventés, ils sont
Si leu r d é m a r c h e est ré s o lu m e n t optim iste, on utilisés. La v érité de c e tte assertion se tro u v e
s’é t o n n e r a d e ce q u ’elle d e m e u r e av are de p r o p o ­ c o n firm é e p a r l a rapidité croissante av ec laquelle
sitions c o n c rè te s. P o u rta n t, le p eu q u e nou s avons les g ra n d e s in vention s sont utilisées: il fallut
dit de ce g ran d effort d o it faire c o m p r e n d r e q u ’il 65 ans p o u r q u e le m o t e u r é le c triq u e , inventé
s’agit m o ins d ’é l a b o r e r ou d e p r o p o s e r d es solu­ en 1821, fût mis en a p p lic a tio n ; il ne fallut plus
tions qu e de faire saisir les d ire c tio n s dan s q u e 35 ans p o u r q u e l’invencion de la rad io e n tre
lesquelles le m o n d e est e m p o r té et d ’arriver, en ap p lic a tio n ; 28 ans suffirent p o u r les tu b e s de
p a r un e c o m p r é h e n s i o n et u n e p a rtic ip a tio n ra y o n s X, dix ans p o u r les ré a c t e u r s n ucléaires,
co n scie n te s , à les m e ttr e au service de to us les cinq p o u r le rad ar, sep t p o u r la b o m b e a to m iq u e ,
ho m m es. L ’in ven ta ire et la c o m p r é h e n s i o n de ces trois p o u r le tran sisto r, deu x p o u r la b a tterie
te n d a n c e s sont d ’ailleurs loin d 'ê t r e ach ev és. Les solaire. La rév olutio n de la s c ien ce pro sp ec tiv e
g ens de C a r b o n d a le o n t é lab o ré un im m en s e plan est ainsi la seule rév olu tion no n s a n g la n te qui
de travail qui e m b ra sse to u te s les g ra n d e s p e u t é g a le m e n t ê tre a c c e p t é e p a r les h o m m e s de
q u e stio n s q u e les N a tio n s U n ies ont inscrites à to u t e race , de to u te c r o y a n c e ou de to u te nation
le ur p r o g r a m m e : san té , alim e n ta tio n , em p loi et c a r elle est la seule voie p a r laquelle p e u v e n t
co n d itio n s d e travail, h a b ita t, é d u c a tio n , sécu rité ê tre élim in és et satisfaits les désirs h u m a in s d o n t
sociale, h a b ille m e n t, loisirs, libertés h u m aines. la frustration m è n e à la g u erre.
Le r a p p o r t a u q u e l no us faisons é c h o n ’est q u e la
p r e m iè r e ex pressio n de ce vaste p r o g r a m m e . Il 3. — L ’usage des o rd in a te u r s ne p e u t q u e d e v e n ir
reste que, p o u r la d é c a d e 1965-1975, les te n d a n c e s c ro issan t et re n d r e l’h o m m e d é s u e t c o m m e sp é­
f o n d a m e n ta l e s p e u v e n t s’é n o n c e r c o m m e suit : cialiste. Les outils d o iv e n t ê tre c o n sid é ré s c o m m e
des e x tério risatio n s de fo nc tion s originales de
1. — L a scien ce m é d ic a le , g râ c e à l’é c h a n g e de l’o rg a n ism e h u m ain . T o u t le p ro c e s su s de no tre
n o m b r e u x o rg a n e s et à ses é n o r m e s p rog rè s, est vie, d e pu is la g estatio n j u s q u ’à la naissan ce, est
en tra in de p e r m e tt r e un h o m m e c o n tin u et p ra t i­ d ’ailleurs e n ti è r e m e n t a u to m a ti q u e . Les o rd i­
q u e m e n t im m o rtel. C e p ro g rès exige un e tr a n s ­ n a te u r s et l’a u to m a ti o n nous p e r m e tt e n t a u jo u r­
fo rm atio n c o r r e s p o n d a n te de l’e n v ir o n n e m e n t d ’hui de p a rt ic i p e r c o n s c i e m m e n t à un pro ces su s

Document exclusif 83
a u to m a ti q u e qui, to u t au long d e l’his toire, était 9. — Si d a n s les cinq ans qui v ie n n e n t, les
d e m e u r é inconscient. c h e r c h e u r s e t les a r c h i te c t e s du m o n d e ne p a r ­
v ie n n e n t pas à p re n d r e l’initiative ici d é c rite ,
4. - Les é tu d e s sur les e s p è c e s d is p a ru e s et les la crise en laquelle no us n o u s d é b a tt o n s dep uis
g ro u p e s h u m ain s é te in ts in d iq u e n t q u e la sp é c ia ­ 1950 et d o n t le p o in t c u lm in a n t d oit ê tr e a tte in t
lisation est la cau se de leur d isparition. C e tt e sp é ­ d ’ici 1970, o ffrira u n e n ouvelle p r im a u té aux
cialisation est c e p e n d a n t u n e te n d a n c e f o n d a ­ in dustries de g u e rre , p rim a u té telle q u e le c a u ­
m e n ta le du m o n d e m o d e r n e . c h e m a r de H uxley ne sera rien en c o m p a r a is o n
de celui q u ’elle nous p ro m e t.
5. - Si l’on c o m b in e la t e n d a n c e à la spéciali­
sation et n otre c o n n a is s a n c e de ce q u e c e tte C e c a u c h e m a r p e u t c e p e n d a n t ê tre é c a r t é et il
m êm e sp écialisation ab o u tit à l’e xtin ctio n des d é p e n d de c h a c u n de nous, et su rto u t de tous
espèc es, on s’a p e rç o i t q u e la n a tu r e a d o té ceux qui disp osen t d ’un p o u v o ir d ’invention ou
l’h o m m e d ’un e fon ctio n c a p a b le de c o m p e n s e r d ’un p o u v o ir te c h n o lo g iq u e , q u ’il le soit. D a n s
ses p ro p e n s io n s à la d e s t ru c ti o n : en r e n d a n t les p ré f a c e s successives q u ’il a é c rite s p o u r son
l’h o m m e d é s u e t c o m m e spécialiste, l'a u to m a tio n Meilleur des Mondes, A ld o u s H ux ley a élargi
le libère p o u r les tâ e h e s qui lui sont p ro p r e s et c h a q u e fois la p o rte de l’esp oir et r e c o n n u que
lui p e r m e t de r e n o n c e r aux fausses affirm ations la c h a n c e g ra n d it de voir l’h o m m e se lib ére r au
de M a lth u s ou de D arw in : « C ’est toi ou moi trav ers de la te c h n o lo g ie p lu tô t q u ’ê tre écrasé
qui dois m ou rir, seul p e u t survivre le plus apte. » p a r elle. E n c o re faut-il q ue les c h a n c e s existan tes
soient saisies. Si tr o u b la n t e s q u e soien t a u jo u r­
6. — Éliminé c o m m e spécialiste, l’h o m m e d o it d ’hui les p ers p e c tiv e s m o nd iale s, on p e u t tr o u v e r
to u t m e ttr e en œ u v r e p o u r se c o n s a c r e r aux de bo n au g u re que des p e rs o n n a lité s a m é r ic a in e s
tâ c h e s d 'in té g ra tio n et de syn thèse. C e t o b je c tif telles q u e M. B u c k m in s te r F u lle r et des u n iv e r­
n’est possible q u e si les un iversités se r é f o rm e n t sités a m é r ic a in e s telles q ue C a r b o n d a le ou
afin de p r é p a r e r les é tu d ia n ts à ce m o n d e en voie C o lu m b ia , se p r é o c c u p e n t de tr a n s c e n d e r les
d ’unification et à la so ciété de l’âge spatial qui soucis n a tio n a u x et de c o n sid é re r, en des te r m e s
est en train de d e v e n ir la n ô tre. Les u niversités où la lucidité et la g én é ro s ité se rejo ign ent, les
ac tu e lle s d e v ro n t se ré f o r m e r ou d isp araître. p ro b lè m e s du m o n d e et, p a rtic u liè re m e n t, le
ra p p o r t d e s « n a n tis » et d es « sou s-d év elo p p é s» .
7. — L ’h u m a n ité p ré s e n te n ’é p ro u v e plus au c u n Quoi q u ’on pense des résultats de cette d é m a r c h e ,
a ttra it p o u r les tâ c h e s de l’a r m e m e n t ou de la de ses m é t h o d e s ou de ses prém isses, on p e u t la
g u e rre qui satisfaisaient ses a n c ê tre s. Elle pousse saluer c o m m e u n e en trep rise h a u te m e n t hono rab le.
ses po liticien s d a n s la voie du d é s a r m e m e n t et si
« la g u e rr e fro id e » se po ursuit, c ’est d a n s la seule
m e s u re où des p e u p le s insatisfaits c ro ien t p o u v o ir
tr o u v e r d a n s le socialism e un r e m è d e à leurs
maux. N o n s e u le m e n t la richesse ne p e u t se
p e rd r e mais elle est c u m u lativ e. C e ne sont ni les
b a n q u e s ni les féo d a u x qui la p o u r r o n t re ten ir
et to u te c o n c e p t io n s ta tiq u e est en ce d o m a in e
révolue.

8. — La scie nce qui, j u s q u ’à p ré s e n t, a été excluj


siv e m en t e m p lo y é e p a r l’in dustrie de g u e rre p e u t
p ro g r e ssiv e m e n t s’en d é t a c h e r et ê tr e utilisée
p o u r les in du stries de vie.

84 La ré v o lu tio n géosociale
LA R É V O L U T IO N B IO L O G IQ U E
C a ra c tè re de C om p ré h e n sio n des systèmes vivants y com pris le cerveau.
changem ent
A spects M a n ip u latio n sd e la stru ctu re génétique / Mise au point de l’Ingeenering
techniques Biology / C o m pré he n sion du processus de vieillissement.
Possibilités qui M achines bio-chim iques pou r la production de la nourriture, de
en décou lent l’énergie, des produits chim iques et le stockage de l’information / M od i­
fication de l’h érédité cellulaire / T ra nsplantation des organes / Modifi­
cation du cerveau p e n d a n t q u ’il se développe / G uérison des maladies à
virus, des maladies de c œ u r et du cancer.
Effets sur Longévité / Santé mentale / C h a n g e m e n t d ’identité, par implantation
l’individu chirurgicale.
Effets sur M eilleure c o m préh en sio n du c o m p o rte m e n t humain, mais: nécessité
la société d ’une m orale pou r la m anipulation biologique, danger d ’un m arché
noir d ’organes transplantables, dan g e r d ’un contrôle du cerveau.
Aspects C om p ré h e n sio n et imitation des systèmes vivants com plexes / Possi­
globaux bilité p ou r accro ître c on sidérab lem ent la production alimentaire.

LA R É V O L U T IO N D E L’I N F O R M A T I O N
C a ra c tè re de La révolution de l’inform ation: É n orm es augm entations de la capacité
c hang em ent des m achines à calculer et des moyens de té lécom m u nication, vastes
usages des moyens électron iq ues de récu pératio n et de rec h e rch e de
l’information.
Aspects Des ord in ateu rs b e a u c o u p plus rapides et avec qui il sera be a u c o u p
techniques plus facile de parler / D es réseaux d ’o rd in ateu rs interco nnectés et à
échelle nationale et à échelle m ondiale / Circulation de messages entre
ord in ateurs en langage de m achines / A u gm en tation im po rtante des
m oyens de téléco m m unication grâce à l’usage de la radio millimé­
trique, des rayons laser et des satellites de télécom m unication.
Possibilités qui T é léph on e, télévision / Livres que l’on d e m a n d e en com p o sa n t un
en décou lent n um éro sur un cadran, m étéorologie mondiale grâce aux satellites.
Effets sur Stockage de l’inform ation à domicile / G o u v e rn e m e n t p ar o rd in a te u r /
l’individu Liaison par télévision au lieu de voyages d ’affaires.
Effets sur Utilisation massive des ordinateurs / A ug m en tation de la radiodiffusion
la société l o c a l e / P lu sde bibliothèques, p lu s d e jo u rn a u x , plu sd e papiers d ’affaires.
A spects R eportages instantanés en p ro ve n a nc e du m on de entier / T ra d u c tio n
globaux au tom atique.
P h o to H u b e rt G ro o le e la e s
Le chimpanzé descend-il de l'homme?
Bernard H euvelm ans, docteur ès sciences zoologiques

On trouve dans les bois une espèce de Satyre que les Nègres appellent
Q u o ia s - M o r r o u et les Portugais Salvage. Ils ont la tête grosse, le
corps gros et pesant, les bras nerveux, ils n ’ont point de queue et
marchent tantôt tout droits et tantôt à quatre pieds... Ils sont issus
des hommes, à ce que disent les Nègres, mais ils sont devenus ainsi
demi-bêtes en se tenant toujours dans les forêts.
O L F E R T DAP PE R, D escription de l’A frique (1668).

Les tra va u x m odernes re jo ig n e n t la tra d itio n


1965 a u r a été l’« A n n é e du c h im p a n z é » . A u c o u rs de c e tt e a n n é e ,
Le « Sherlock en effet, u n e g ra n d e publicité a été d o n n é e aux ré s u lta ts de trois
séries de tr a v a u x c a p ita u x su r la vie p riv ée d u c h im p a n z é d a n s son
Holmes de milieu n a tu r e l: l’o uv ra ge Budongo, d a n s lequel l’a n th r o p o lo g u e
anglais D r V ern o n R ey n o ld s a relaté hu it mois d ’o b se r v a tio n s faites
la zoologie» d an s u n e forêt de l’O u g a n d a ; le film du b a ro n H u g o van L a w irck sur
les d e u x a n n é e s p e n d a n t lesquelles la ravissante n atu raliste anglaise
nous J a n e G o o d a ll ( q u ’il d e v ait d ’ailleurs ép o u se r) v é c u t p a rm i les
c h im p a n z é s sa u v ag es d u T a n g a n y ik a ; et, enfin, les n o m b r e u s e s
c o m m u n ic a t io n s du D r A n d r ia a n K o rtla n d t, du la b o r a to ire z o o lo ­
com m unique giq ue d e l’u niversité d ’A m s t e r d a m , à l’issue de plusieurs ex p é d itio n s
o rg a n isé e s d ep u is 1960 au Kivu et en G u in é e en v ue d ’é t u d i e r le
de singulières c o m p o r t e m e n t et l’h a b ita t d e l’a n th r o p o ïd e en q uestio n.
P o u rq u o i c e tt e c o n sid é ra b le v ag ue d ’in té rê t p o u r le ch im p a n z é ?
conclusions. A v a n t to u t p a r c e q u e, de tou s les a n im au x , il est celui q u e les sc ien ­
tifiques s’a c c o r d e n t g é n é r a l e m e n t p o u r r e c o n n a î tr e c o m m e le plus
p r o c h e de l’h o m m e . E n suite p a r c e q u e les effectifs ♦ des g ra n d s
singes a n th r o p o ïd e s se son t à ce p o in t am e n u isé s au co u rs du d e rn i e r
siècle q u ’à moins d e m es u res é n e rg iq u e s n o tre g é n é ra t io n se r a sans
d o u te la d e rn iè re à les c o n n a ître . Ils risq u e n t en s o m m e ♦ d e d is p a ­
raître a v a n t m ê m e q u e n o u s sach io n s g ra n d - c h o s e sur eux. Et nou s
av on s p o u r t a n t bien des ch o ses à a p p r e n d r e d ’eux.
Il est e x t r ê m e m e n t édifiant à m ain ts é g a rd s de d e m a n d e r aux g ens
des milieux les plus divers le u r opinio n su r le c h im p a n z é q u e la
V oir n o tes pag e su iv an te.

Un clown ou un martyr?
Une caricature ou un exemple à suivre?

Les mystères du monde animal


s cien ce n o u s oblige à c o n s i d é r e r c o m m e un F a u t-il l'e x p lo ite r ou s 'in s p ire r de lui?
cou sin plus ou m oins éloigné.
D a n s le g ra n d public, c ela va d e ceu x qui ti e n n e n t C h e z les biologistes et les m é d e c in s, d ’au c u n s
ces g ra n d s singes p o u r de sales bêtes, laides et vo ie n t s u r to u t d a n s la p r o c h e p a r e n t é physique
r é p u g n a n te s , à ceu x qui, à l’instar d e M ich el de l’h o m m e et du c h im p a n z é u n e possibilité
Sim on ou de L é o F e rr é , en é lè v e n t avec a m o u r d ’e x p lo ita tio n : ils se serv e n t d es a n th r o p o ïd e s
c o m m e leurs p ro p r e s e nfa nts, en pa ssa nt p a r ceu x c o m m e des co b a y e s, les s o u m e tt a n t à la vivi­
qui ne vo ien t en eux qu e des b ouffon s, d es c a ri­ sec tio n, leu r m u tile n t le c e r v e a u ou le hérissen t
c a tu r e s d ’h o m m e s, ju s tes b o n s à no u s faire rire, et d ’é le c tro d e s , leu r in jecte n t des m ala d ie s infec­
p a r c e rta in e s fe m m e s qui en o n t u n e t e r r e u r tieuses ou p ro v o q u e n t c h e z eux d es c a n cers ,
m alad ive et ne vo ien t en eux q u e des satyres e x p é r i m e n t e n t su r eux des vac cin s et p ro d u its
lubriques. p h a r m a c e u ti q u e s , é tu d i e n t les effets de l’alcool
P arm i les g ens d ’esprit p ra t iq u e , il fau t c ite r ou des stupéfiants, et enfin p r é lè v e n t c e rta in s de
d ’a b o rd les p o p u la tio n s no n m u s u lm a n e s de tous leurs o rg a n e s p o u r t e n t e r d e les g reffer su r des
les pays allan t de la S ierra L e o n e à la R é p u b liq u e h o m m e s déficients.
C e n tra f ri c a in e , p o u r lesquelles le c h im p a n z é M ain ts n aturalistes, p lu tô t é m u s p a r l’étro itesse
r e p r é s e n te esse n tie lle m e n t du gibier, u n e via nd e de nos liens d e p a r e n t é avec les c h im p an zé s,
de b o u c h e rie c o m m e une a u tre . A ux U.S.A., pays v o u d ra i e n t au c o n tr a ir e faire r e s p e c te r le u r vie et
de Yefficiency, on a songé p lu tô t, en raison de la leur liberté, les sou straire à l’esclavage et à la
d e x térité m a n u elle des c h im p a n z é s (on p o u rr a it to r tu r e , et les sa u v e r de l’e x tin c tio n : ils p r é c o ­
p re s q u e dire « q u a d r u m a n u e ll e »), à les utiliser n isent la c ré a tio n , à le u r in te n tio n , de réserves,
c o m m e o uv riers ou d o m e s tiq u e s, ou e n c o re , à de sa n c tu a ir e s où ils p o u r r a ie n t à ja m a is vivre en
cau se de le u r sang-froid, d e la rap id ité d e leurs paix. A u surplus, ils c o n s i d è r e n t c o m m e essentiel
réflexes et de l’e n d u r a n c e ave c laqu elle ils de p o u v o ir les é tu d i e r à fon d d a n s leu r h a b ita t
a c c o m p lis se n t des t â c h e s m o n o t o n e s , à se servir avec l’e sp oir de vo ir no tre p ro p r e n a tu r e , nos
d ’eux c o m m e c o s m o n a u te s d ’essai ( p e u t -ê t re les origines et n o tr e co n d itio n actu e lle é c la irées p a r
p re m ie rs h o m m e s sur la L u n e seront-ils... des le c o m p o r t e m e n t individuel et social de nos
ch im p a n z és). Enfin, d ’a u c u n s s o n t te lle m e n t cousins, restés a tt a c h é s à leu r milieu natu rel.
é b lou is p a r la virtuosité des a n th r o p o ïd e s en ta n t
q u e p e in tre s q u ’ils v o u d ra i e n t voir figurer ♦ leurs Q u ’est-il en définitive, c e t a n th r o p o ïd e si d iv er­
œ u v r e s d a n s nos m usées. se m e n t ju g é : un clo w n ou un m arty r? U n e c a ri­
D u p o in t de vue d e la s c ien ce p u re , b e a u c o u p de c a tu r e ou un e x e m p le à suivre? U n e simple m é c a ­
z o ologistes et d ’a n th r o p o lo g u e s c o n s i d è re n t les n iqu e g o u v e rn é e p a r des instincts ou un ê tre d o u é
c h im p a n z é s c o m m e si é tr o i t e m e n t s em b lab les à d e raison? Un esclave taillable et c o rv é a b le à
no us p a r l’a n a to m ie , la physiologie, le c o m p o r ­ m erci ou l’in n o c e n te victim e d ’u n e sorte de
te m e n t, voire la psy cho log ie et m ê m e les ra p p o r ts racism e? Un satyre p e rv e rs ou l’im age d e l’in no ­
sociaux, q u ’ils les t i e n n e n t p o u r plus p r o c h e s de c e n c e originelle? U n e b a n q u e d ’o rg a n e s idéale ou
nous q u e des singes inférieurs, p o u r plus h u m a in s un c œ u r sensible? U n e réserve d e via nd e ou un
en so m m e q u e simiesques. D ’au tres, c e p e n d a n t , artiste délicat? Un cousin digne de re s p e c t et
t o u t en re c o n n a is s a n t les in d én iab les traits de d ’affec tio n ou la b reb is g aleu se de la famille?
similitude, estim en t qu e leur d é v e lo p p e m e n t intel­
lec tu el est si in fé rie u r au n ô tre , et m ê m e si dif­
S e ra it-il un h o m m e
fé re n t q u a lita tiv e m e n t, q u ’à c e t é g a rd ils se r a ie n t
aussi éloignés d e nou s q u ’un ch ien ou un cheval, p a rtic u liè re m e n t paresseux?
voire q u ’un m o in e a u ou u n e fourmi. Et puis, il y a
les th é o lo g ien s qui font in te rv e n ir l’â m e , réserv ée En vérité, le c h im p a n z é a été c o n sid é ré de ces
à l’h o m m e seul, c r é a t u r e élue de D ieu. div erses faço ns au c o u rs d es siècles, et l’op in ion

88 Le chim panzé descend-il de l'h o m m e ?


♦ des g ra n d s singes a n th r o p o ïd e s

T rois genres d’a n th ro p o ïd es de grande taille


sont actuellem ent connus: le gorille, dont il
existe deux espèces, le chim panzé, dont il y a
aussi deux espèces, et l’orang-outan (les
gibbons sont beau co u p plus p etits et d ’une ana­
tom ie d’ailleurs quelque peu différente).
Le chim panzé n’est pas le seul, de nos jours, à
être l’objet de rech erch es intensives. En 1963,
B a rb ara H arrisson, fem m e du d ire c te u r du
M uséum de Saraw ak, a exposé, dans son livre
Orang-outan, le peu que nous sachions de la
biologie du grand a n thropoïde roux de B ornéo
e t de S um atra, et parlé de ses pro p res expé­
riences sur le terrain. Et, en 1964, l’A m éricain
G eo rg e Schaller a publié les résultats de deux
années d’observations faites sur le gorille des
m ontagnes, et fait faire un tel bond à nos
connaissances ju sq u ’alors négligeables sur ce
singe q u ’il a pu légitim em ent a p p eler cette
année « PA nnée du G orille ».

♦ leurs œ u v re s d a n s nos m usées


♦ de d isp a raître
En 1964, à G ôteborg, en Suède, lors d’une
Le plus m enacé de tous les a n th ro p o ïd es est exposition groupant les œ uvres de plusieurs
sans con teste l’orang-outan, d ont la population pein tres non figuratifs, celles du F rançais
en tière est estim ée à 5 ou 6 000 individus à P ierre Brassau suscitèrent l’enthousiasm e tout
peine et s’am enuise sans cesse à cause du trafic pa rticu lier de la critique, laquelle s’extasia
illégal auquel se livrent les c apteurs d ’anim aux devant leur « élég an ce audacieuse» et leur
fournissant les jard in s zoologiques. La situation «délicatesse résolue». Plusieurs collectionneurs
du gorille des m ontagnes ne vaut guère m ieux, a c h e tè re n t des toiles de l’artiste. Les organi­
du fait su rto u t de la destruction progressive de sateurs dévoilèrent alors le pot aux roses:
son h ab itat par le bétail de la population indi­ l’a u te u r n’était autre qu'un jeune chim panzé du
gène: il en reste sans doute en tout un peu zoo de Boras.
plus de 5 000 individus, m ais c ertain e m e n t En fait, il y a de nom breuses années déjà que
m oins de 15 000. Par com paraison, le statut des zoologistes étudient les facultés p icturales
actuel du chim panzé p araît bien plus favorable, des grands singes et en p articu lier des chim ­
puisque ses effectifs sont encore estim és à panzés. On décèle chez eux un sens certain de
250 000 individus. M ais q u ’on ne s’y trom pe la com position et une recherche incessante de
pas: de tous les a n thropoïdes, il est celui pour la nouveauté. C haque individu possède son
lequel la dem ande est la plus élevée en vue de style "propre, à telle enseigne que ses œ uvres
rech erch es m édicales et pharm acologiques. peuvent ê tre reconnues d ’em blée. Le D r Des-
Si, dem ain, la greffe des reins du chim panzé à m ond M orris, con serv ateu r de la Section des
l’hom m e devenait possible, la population entière m am m ifères au zoo de L ondres, après des
de ces singes ne suffirait pas à satisfaire aux dém onstrations concluantes sur la question, en
exigences dans ce dom aine p o u r une seule a fait la synthèse dans son beau livre The
année! Biology of Art ( 1962) (B iologie de l’A rt, Stock).

Les mystères du monde animal 89


actu e lle de c h a q u e h o m m e ne fait q u e re fléter un films, qui m o n t r e n t des a n th r o p o ïd e s libidineux et
j u g e m e n t plus ou moins a n c ie n , plus ou moins fé ro ce s k id n a p p e r de ravissantes c r é a t u r e s p o u r
dé su e t, plus ou m o ins fo n d é d a n s l’é ta t actu e l de asso uv ir su r elles leurs « b a s instincts». O n
nos c o n n a is s a n c e s et de nos c o n c e p t io n s m orales. c o m p r e n d du m ê m e c o u p les re m a rq u e s , s o u r n o i­
U n b re f survol histo riq ue va n o u s le m o n tre r. s e m e n t c h a rg é e s d ’envie, de c e rta in s h o m m e s
D 'u n e m a n iè re g é n é ra le , d a n s to u t e s les sociétés c h e z lesquels le s p e c ta c le des c h im p a n z é s, sans
primitives d o m in é es p a r le to té m ism e, les an im aux responsabilités ni s en tim en t de culpabilité, éveille
son t te n u s p o u r nos frères. A ca u se d e le u r res­ c o m m e u n e nostalgie du P a rad is p e rd u .
s e m b la n c e avec l’h o m m e , les a n th r o p o ïd e s l’o n t O n c o m m e n c e à saisir p o u rq u o i, au M o y e n Age
to u jo u rs été à plus fo rte raison. C ’est au poin t c h ré tie n , les singes en g én éra l, ave c leu r a p p a ­
q u ’on ne les c o n s id è re m ê m e p as to u jo u rs c o m m e re n t e am o ra lité , son t d e v e n u s p eu à p eu la p e r ­
a p p a r t e n a n t à u n e a u tr e e sp è c e . En A friq ue, d a n s so nnification du p é c h é . D ’a p rè s le récit de la
c e rta in e s tribu s très p rim itives, on a lo n g te m p s G e n è s e , les an im a u x a u r a i e n t été c ré é s p a r D ieu
te n u les c h im p a n z é s p o u r des h o m m e s p a res seu x , p o u r les besoins ou l’a g r é m e n t de l’h o m m e ,
a y a n t p e rd u to u t sens d es resp o n sab ilités: p r o m u en q u e lq u e sorte à la dignité de n om b ril
d é g o û té s d u travail, fatigués d e se plier, d a n s leur du m o n d e . Les singes, on arrivait difficilem ent à
village, aux dis ciplines de la vie tribale, ils o nt d é c o u v r i r leu r utilité im m é d ia te d a n s le planning
fui au trefo is d a n s la forêt, où ils o n t so m b ré p eu à de J é h o v a h . Aussi, d a n s les Bestiaires, q ui é ta ie n t
p e u d a n s un é ta t d e sem i-bestialité. D e là ce tte des c a ta lo g u e s zo o lo g iq u es à in ten tio n s m orales,
op inion si ré p a n d u e p a rm i les primitifs des seront-ils sim p le m e n t c h a rg é s d e no us r a p p e le r
régions q u ’ils h a n te n t : les a n th r o p o ïd e s son t p a r ­ l’im age a b o m in a b le d e s rav ages du p é c h é , d e la
fa ite m e n t c a p a b le s de p arle r, mais ils se g a r d e n t d é c h é a n c e h um aine, voire du D iable en personne.
de le faire p a r p e u r d ’ê tre obligés d e trav ailler et Puis D e s c a rt e s vint, et son ratio n alism e, bien
de vivre assujettis. e n te n d u , b a la y a c es idées naïves. M ais sa c o n c e p ­
L ’A n tiq u ité classique n ’a eu q u ’u n e c o n n a is sa n c e tion de l’a n im a l- m a c h in e q u ’il leu r s u b s titu a ne
très im p a rfa ite d es a n th r o p o ïd e s , d o n t la d e s­ valait g u è re mieux. Le fossé qui s’é ta it creu sé
c rip tio n filtre d e m a n iè re v agu e d a n s les écrits e n tr e l’h o m m e et les a n im au x , c o n sid é ré s c o m m e
d ’A ris to te et de Pline, ainsi q u e d a n s q u e lq u e s ses serviteurs ou c o m m e du simple gibier, s’a p p r o ­
re p r é s e n ta tio n s am biguës. C e tt e c o n n a is s a n c e fondit e n c o re . D e s c a rt e s refusait aux a n im au x
p ro v e n a it d e la d é fo r m a t io n p ro gressiv e des récits t o u t s e n tim e n t, to u t e é m o tio n , to u t e so uffran ce.
de vo y ag eu rs a y a n t visité les In d e s — au sens le P o u r lui, si un ch ien hurle q u a n d on le fo u e tte , ce
plus large —, où ils a v a ie n t sans d o u te vu des n ’est p as p a rc e q u ’il a m al: c ’est u n e ré a c tio n
gib b on s, p e u t- ê tr e d es o ra n g s -o u ta n s , ou bien m é c a n iq u e c o m p a r a b le à celle du p ia n o qui r é ­
rev en u s de l’o ré e d e l’A friq u e noire où ils so n n e lo r s q u ’on fra p p e ses to u c h e s !
p o u v a ie n t y av o ir ob servé des c h im p a n z é s, voire C ’éta it é v id e m m e n t la p o rte o u v e rt e à to u s les
des gorilles, ou du m o ins en avo ir e n te n d u p a rle r abus, à to u s les excès.
p a r les indigènes. T o u jo u r s est-il q u ’a p rè s m aints
a v a ta rs on re tro u v e les a n th r o p o ïd e s d a n s la
m y th olo gie classique sous la form e des satyres, S 'a g it-il d 'u n frè re
ces d em i-d ie u x d es bois qui p a ss a ie n t le plus clair ou d 'u n aïeul?
de le u r te m p s à j o u e r d e la flûte, à s’en iv r e r ou à
po u rsu iv re et lutiner de jolies ny m p h es. Q u a n d on s’est enfin mis à c o n n a ître les c h im ­
Le sens d o n n é à la m y thification des a n t h r o ­ p anzés, au v iic siècle, les c o n c e p t io n s d es primitifs
po ïdes p e r m e t d ’ex p liq u e r la p e u r a ctu e lle de o n t re tro u v é to u t e leu r force. D ’a b o rd il n ’y avait
c e rta in e s fe m m e s n évrosées, d o n t on tro u v e eu q u e de v agu es ru m e u rs, qui s’é ta ie n t tra d u ite s
d ’ailleurs le reflet - ou l’origine? — d a n s la litté­ p a r un simple dessin d a n s la relatio n d ’un voyage
ra tu re p o p u la ire, les jo u r n a u x à sen s atio n et les fait au r o y a u m e du C o n g o p a r le P o rtu gais

90 Le chim panzé descend-il de l'h o m m e ?


O d o a r d o L o p ez (1591) et p a r le n o m d 'enjeco
d a n s celle de l’A nglais A n d r e w Battell (1625).
M ais q u a n d le p ro f e sse u r N ik o la u s T u lp , d ’A m s­
t e r d a m , im m ortalisé p a r la Leçon d ’Anatomie de
R e m b r a n d t , e u t disséq ué vers 1641 un c h im p a n z é
qui avait été o ffert au p rin c e d ’O ra n g e F re d e r ik
H e n d rik , et q u e le D r E d w a rd Lyson, un dem i-
siècle plus tard, eu t fait de m ê m e d ’un s p é c im e n
ra m e n é en A n g le te r re , tou s d eu x les c o n s id é ­
rè r e n t p lu tô t c o m m e d es h o m m e s. T o u s deux
d é n o m m è r e n t d ’ailleurs le c h im p a n z é Homo
sylvestris ou O r a n g - o u t a n , ce qui, r e s p e c ti v e m e n t
en latin et en malais, a le m ê m e sens d > h o m m e
d e s bois.
L o r s q u ’en 1735 L in né édifia son Systema naturae
fondé sur des c a ra c t è re s stric te m e n t anato m iq ues,
il ne p u t en to u te logique q u e r a n g e r l’h o m m e et
le singe d a n s un m ê m e o rd re, celui des ♦ q u a d r u ­
p è d e s a n t h r o p o m o r p h e s . C e la sou lev a bien e n ­
t e n d u q u e lq u e s p ro t e s ta t io n s de la p a rt de
l’Église. M ais, où les ch o se s s’e n v e n im è re n t , c ’est
lorsq ue D arw in publia, un b o n siècle plus tard , sa
t h é o r ie de l’é v olu tio n, qui — ses disciples du
♦ h o m m e d es bois
moins se c h a r g è r e n t de le so uligner lo u r d e m e n t —
im pliquait une filiation d irecte du singe à l’h o m m e. C om m ent le nom m alais d 'orang-outan — qui
En fait, p a r sa th é o r ie a p p a r e m m e n t r é v o lu tio n ­ devait être appliqué par la suite à un autre
naire, D arw in ne faisait q u e réh ab ilite r, en la a n th ro p o ïd e, le grand singe roux de B ornéo et
f o n d a n t c e tt e fois sur des b ases scientifiques, la de S um atra - a pu être donné d ’abord à un
vieille c o n c e p t io n des primitifs, celle de l’é tro ite anim al africain est un des m ystères de l’histoire
de la zoologie. A joutons que c ’est aussi im pro­
p a r e n t é e n tr e les a n th r o p o ïd e s et les h o m m es.
p rem ent d’ailleurs q u ’en 1642 le D r Jacob de
M ais ave c lui, la filiation se tro u v a it en q u e lq u e B ont appliqua le nom d'orang-outan à l’an th ro ­
sorte inversée. L ’a n th r o p o ïd e n ’é ta it plus une poïde indonésien, c ar ce d e rn ie r est appelé
sorte d ’h o m m è d é g é n é r é , c ’est l’h o m m e qui é tait mawé ou mawas à Sum atra, et maias à B ornéo,
un a n th r o p o ïd e é m a n c ip é . alors q u ’orang-outan désigne dans ces régions
O n ne se priva pas d ’a c c a b l e r D arw in et ses p a r ­ les pygm ées négritos de M alacca ou Sém angs.
tisans d e sa rcasm es. A u n e réu n io n de l’/lsso-
ciation pour iAvancement des Sciences, l’é v ê q u e
ang lican S a m u el W ilb e rfo rc e d e m a n d a à T h o m a s ♦ quadrupèdes anthropom orphes
H uxley, ami et d é f e n s e u r de D a rw in , si c ’était p a r C et ordre com prenait encore un troisièm e
son g ra n d - p è re ou p a r sa g r a n d - m è r e q u ’il p r é ­ g enre: Bradypus, à savoir l’aï, ce paresseux sud-
te n d a it d e s c e n d r e d ’un singe. A quoi H u xley am éricain bien connu des cruciverbistes. P er­
r é p o n d i t q u ’il a u ra it m o ins à rou gir d e d e s c e n d r e sonne ne s’est jam ais élevé, du m oins p our des
d ’un a n th r o p o ïd e q u e d ’un h o m m e exalté p a rla n t raisons m orales, c o n tre la présence pou rtan t
à to rt et à tra v e rs et n o y a n t son ig n o ra n c e sous intem pestive de cet anim al aux côtés de
des flots de rh éto riq u e et de digressions religieuses l’hom m e. C ela prouve que c ’est bien le singe,
ce satyre ingénu, qui était l’objet de préjugés.
sans ra p p o r t avec le sujet. O n voit le to n de la
p o lém iq u e.

Les mystères du monde animal 91


S e ra it-il un h o m m e dégénéré? o rg a n e s g én ita u x d es fem elles, etc. — so nt m a n i­
fe s te m e n t à u n stad e plus p rim itif c h e z l’h o m m e
D é so rm a is u ne lutte f a r o u c h e va o p p o s e r ♦ les q u e c h e z les singes, ce q u e l’e m b r y o g é n ie
p artisan s de r é v o l u ti o n et leurs a d v e rs a ire s . d ’ailleurs c on firm e de m a n iè re é c la ta n te , ils esti­
A u sein m ê m e du clan év o lu tio n n iste , d eu x t e n ­ m è r e n t q u e ces d ern ie rs ne p o u v a ie n t ê tre à
d a n c e s d iv erg en tes se d e s s in e ro n t: les uns vo nt l’origine d e la lignée h u m ain e. Le c o n tr a ir e serait
s’e ff o rc e r de m ultiplier les p o in ts d e res se m ­ plus v raisem b lab le, à savo ir q u e le singe d e s c e n d
bla nce en tre les a n th r o p o ïd e s et l’h o m m e , afin de d e l’h o m m e , p a r u n e voie c o lla té ra le , bien sûr.
d é m o n t r e r q u ’il n ’existe e n tr e eux a u c u n e diffé­ A v ec ♦ ces c h e r c h e u r s inspirés on rejoint de
re n c e qu alitativ e ; les a u tr e s v o n t au c o n tr a ir e n o u v e a u la lég en d e qui circulait d ep u is des
te n t e r de d é c e l e r fût-ce une seule d is se m b la n c e te m p s im m é m o ria u x pa rm i les p o p u la tio n s les
c a té g o riq u e , afin d e su g g é re r q u e l’év o lu tio n à plus prim itives d ’A friqu e et d ’fn d o n és ie . Les
hissé l’h o m m e sur un plan très s u p é r ie u r à celui co n clu s io n s d ’i m p o rt a n te s o b se r v a tio n s et e x p é ­
des an im a u x , d a n s u n e sp h ère, en so m m e , ♦ v éri­ rie n ces sur le te r ra in v ie n n e n t d ’ailleurs de
ta b l e m e n t nouvelle. sin g u liè re m e n t la c o r r o b o r e r , p a r un biais to u t à
Les d é c o u v e rt e s , qui se m u ltip liè re n t au c o u rs du fait in a tte n d u .
x x c siècle, d e p rim a te s fossiles a n a to m iq u e m e n t
in te rm é d ia ire s e n tr e l’h o m m e et l’a n th r o p o ïd e ,
a p p o r t è r e n t é v id e m m e n t de l’eau au m o ulin é v o ­ Le chim panzé est
lutionniste, c a r elles p e rm ire n t de c o m b l e r le un a nim a l de savane
fossé qui sép arait les deux types. O n c h e rc h a it le
« ch aîn o n m a n q u a n t » en tre eux; on en a déjà trouvé En é tu d i a n t d ’a b o rd des c h im p a n z é s en cap tivité,
un e p léiad e: D ry o p ith è q u e s , A u s tr a lo p ith è q u e s , le D r A d ria a n K o rtla n d t, d e l’université d ’A m s­
P it h é c a n th r o p e s et N e a n d e r ta l ie n s (sans p a rle r t e r d a m , avait été frap p é p a r la s p o n ta n é ité avec
de l’O r é o p it h è q u e , du G ig a n to p i th è q u e , et de laquelle ils se c o n stru is e n t des abris ou im p ro ­
q u e lq u e s autres). visent des arm es ou de simples outils. Ils p araissent
M ais à l’a rr a n g e m e n t en c h a în e d ’a b o rd prévu , récep tifs au x p ro g rè s te c h n o lo g iq u e s . L e urs
qui les faisait to u t b o n n e m e n t d é riv e r l’un de arm e s les plus prim itives sont des m o tte s d e te rre ,
l’a u tr e , il fallut p eu à p e u , a p rès un e x a m e n plus d es p ie rre s ou des bo u ts de bois q u ’ils p ré c i­
a p p ro fo n d i, se ré s o u d re à su b s titu e r un arb re pitent, avec un art c o n so m m é de la balistique, sur
g é n é a lo g iq u e très tou ffu d a n s le quel ils finirent les visiteurs qui les i m p o r t u n e n t ou les g ardie ns
p a r se situ e r p r a t iq u e m e n t to u s su r d es b ra n c h e s q u ’ils haïssent.
d ifféren tes. O r, d a n s le u r fo rêt natale, ils ne se m b le n t gu ère
C ’est ainsi, e n tr e a u tr e , q u ’on d u t a d m e t tr e se c o m p o r t e r de c e tt e m a n iè re quasi hu m ain e .
b ie n t ô t q u e l’h o m m e ne p o u v a it pas p ro v e n ir de P o u rq u o i?
singes s em b lab les aux a n th r o p o ïd e s a c tu e ls et P o u r te n t e r de r é p o n d r e à c e tte q u e stio n , le z o o ­
q ue, p a r c o n s é q u e n t , le c h im p a n z é é tait to u t au logiste h ollan dais o rg an isa to u t e une série d ’e x p é ­
plus le d e s c e n d a n t d e q u e lq u e a rriè re -g ra n d - d itio n s en A friq u e ce n tr a le , de 1960 à 1965. Il ne
on cle à nous, b r e f un cousin p lu tô t éloigné. se c o n t e n t a pas d ’e s p io n n e r les c h im p a n z é s sa u ­
C e rta in s natu ralistes, en m a jo rité a lle m a n d s vages à p a rtir d ’o b se r v a to ir e s s o ig n e u s e m e n t
— e n tr e a u tr e s G a u d r y , R a n k e , K o llm an n , cam o uflés, mais disp osa le long des pistes q u ’ils
K loatsch, Z ittel, W e s t e n h ô f e r et F r e c h k o p s —, e m p r u n t e n t jo u r n e ll e m e n t , de n o m b r e u x objets
d e v a ie n t aller e n c o re plus loin. C o n s id é r a n t, non de to u te s sortes afin d ’é t u d i e r leurs ré a c tio n s :
sans raisons p é re m p to ire s , q u e de n o m b r e u x alim e n ts divers, p etits an im a u x captifs, ob jets de
c a r a c t è r e s a n a to m iq u e s — la form e g é n é ra le du to u te s co u le u r s et de to u te s form es, r e p r é s e n ­
c râ n e , l’im p lan tatio n des d e n ts , la c o u r b u r e de la ta tio n s g ra p h iq u e s de c h im p a n z é s, j u s q u ’à un
moelle épinière, le pied, le bassin, l’o rie n ta tio n des lé o p a rd empaillé d o n t la tête et la q u e u e p o u v aien t

92 Le chim panzé descend-il de l'h o m m e ?


♦ les p artisan s de r é v o l u ti o n
et leurs ad v e rsaires

C e tte lutte se poursuit toujours. D ans les


années 1920, des lois furent prom ulguées dans
quinze É tats des U.S.A. p our interdire l’ensei­
gnem ent des théo ries évolutionnistes « c o n tre ­
disant le récit de la création divine de
l’h om m e». C ela d o n n a lieu en 1925, à D ayton
(T ennessee), à un procès reten tissan t, le
Monkey Trial (P rocès du singe), com m e on l’a
appelé. (Stanley K ram er en a tiré en I960 le
scénario du film: Inherit the Wind, dont
S p en cer T racy et F rédéric M arch in te rp ré ­
taient les rôles principaux.) A l’issue du procès,
l’in stitu teu r John Scopes fut condam né à une
am ende de 100 dollars p our avoir violé la loi
et B ernard Shaw d éclara que l’affaire avait
ridiculisé les É tats-U nis aux yeux de tout le
m onde civilisé. Il n’em pêche que les lois anti­
évolutionnistes sont toujours en vigueur de nos
jo u rs dans trois É ta ts: le T ennessee, le Missis-
sipi et l’A rkansas. D ans ce d ern ier, un cou­
rageux professeur de biologie, M rs. Susan
E pperson, ren co n tre actuellem ent les pires dif­
ficultés en s’efforçant de faire abroger la loi P h o to B. H e u v elm an s
qui viole en fait une constitution garantissant Cette représentation ambiguë d'anthropoïde
la liberté de pensée et d ’expression de ses date du I e' ou 2e siècle de notre ère
citoyens. (mosaïque de Sousse).
♦ ces c h e r c h e u r s inspirés
♦ v é r i ta b l e m e n t nouvelle
Bien que ceci n’enlève rien à la valeur de leurs
L’aboutissem ent de c ette ten d an ce explique, à conclusions, il est m anifeste que certains
notre époque, l’existence ap p arem m en t para­ d’entre eux é taien t poussés par de bien m au­
doxale de prê tre s com m e le père T eilh ard de vaises raisons: sans doute leur répugnait-il dé­
C hardin, paléontologue plus darw iniste que penser q u ’ils pussent c o m p ter des singes parm i
D arw in lui-m êm e. Il convient de préciser à cet leurs ancêtres, non tan t pour des causes reli­
égard que l’Église catholique, bien qu'elle ait gieuses que « raciales» . C om m e s’il é ta it plus
longtem ps critiqué l’évolutionnism e en term es honorable de descendre d ’un poisson ou d ’une
peu am ènes, ne l’a jam ais, avec sa prudence grenouille que d’un ê tre aussi noble que le
habituelle, ou v ertem en t condam né. D epuis la gorille par exem ple, cet authentique « Seigneur
récen te encyclique Humani generis, la plus de la fo rêt» ! Il est curieux de c o n stater
grande liberté d ’interp rétatio n est m êm e com bien les hom m es sont plus chatouilleux sur
laissée aux croyants dans ce dom aine. 11 faut le chapitre de leurs géniteurs que de leur progé­
lire à ce sujet la rem arquable mise au point de niture. Ils voient rouge si l’on fait quelque sug­
l’abbé R ené L avocat, qui se double lui aussi gestion m alséante sur leurs ascendants, mais se
d’un paléontologue ém in en t: iEglise et la c o n ten ten t de soupirer si on leur prédit que,
communauté scientifique internationale (Fleurus, sous l'effet des radiations atom iques, leurs
1965). descen d an ts seront d ’affreux petits m onstres.

Les mystères du monde animal 93


être m ues é le c tr i q u e m e n t , et q u ’on p o u v a it faire v irent c o m m e de vrais gou rdins, et on les vit
surgir sur c o m m a n d e d ’un fourré. c h a r g e r d e b o u t p o u r aller a b a tt r e leu r m assue
D e l’e n se m b le d es e x p é rie n c e s se d é g a g è r e n t peu prim itive sur le léo p ard , avec s o u v e n t u n e g ra n d e
à p eu un g ra n d n o m b r e d ’in f o rm a tio n s très précision !
p ré cieu ses, parfois su r p re n a n te s . Il c o n v ie n t é v id e m m e n t de sou lig n er le fait q u e ,
A l’é p o q u e , le c h im p a n z é é ta it e n c o r e co nsi­ d a n s l’e n t r e l a c e m e n t de v é g é ta tio n de la forêt
d é ré u n a n im e m e n t c o m m e un a nim al d e forêt vierge, il est quasi impossible d ’utiliser d e s p r o ­
vierge, e n c o r e q u ’on l’e û t signalé m ain te s fois je c tile s ou m ê m e d es go urdins. C eu x -c i sont
d a n s les sav an es boisées. Il d e v a it se ré v é le r q u ’en d ’ailleurs inutiles p o u r se d é f e n d r e c o n tr e les
fait la p o p u la tio n d e ces a n th r o p o ïd e s était p ré d a te u rs , d a n s un milieu où il est bien plus aisé
b e a u c o u p plus d e n se d a n s c es d e rn iè re s, et q u e d e fuir d a n s les arbres.
l’aire de distribu tion d u c h im p a n z é s’é te n d a it
bien plus au nord q u ’on ne le pen sait, ju s q u e d ans
des sav anes p re s q u e a rid es et b rû lé e s de soleil, Peu à peu, il a ré in tég ré
p o u rv u q u ’il y e û t à p ro x im ité u n e b o rd u r e la fo rê t des o rig in e s
d ’arbres lo ng ean t u n e rivière où se retire r p e n d a n t
les h e u re s les plus c h a u d e s d e la j o u r n é e . D e to u t cela , le D r K o rtla n d t a c o n c lu q u ’a u tr e ­
Lqs c h im p a n z é s, au surplus, p a ra is s e n t bien plus à fois l’u n iq u e h a b ita t du c h im p a n z é éta it en réalité
l’aise en sav an e q u e d a n s la forêt. L eurs longs la savane. L à-b a s il se servait h a b it u e ll e m e n t de
bras ne le u r se r v e n t pas du to u t, c o m m e on l’a p ie rre s et d e g o u rd in s p o u r a s s o m m e r à la fois
to u jo u rs cru, à se b a la n c e r d ’u n e fron daiso n à ses e n n e m is et ses proies, c a r il éta it en p artie
l’a u tre. E n vérité, on a to u jo u rs l’im p ression q u ’ils carn iv o re. En qu oi il é ta it très p r o c h e de l’h o m m e
on t p e u r d e t o m b e r en s’a c c r o c h a n t à u n e p rim itif qui, lui aussi, vivait d a n s la savane.
b r a n c h e , p e u t- ê tr e v e rm o u lu e . C ’est p o u rq u o i ils Q u a n d celui-ci e u t inventé la la n c e et fut d o n c
se d é p l a c e n t in v a r ia b le m e n t sur le sol p o u r se p a rv e n u ainsi à t u e r à d is tan ce, la c o m p é titio n
r e n d r e d ’un a rb r e à l’a u tr e , et leurs b ras allongés e n tr e les d eux ty pes d e v in t tr o p inégale. P ru ­
leu r p e r m e t t e n t sim p le m e n t d ’e s c a l a d e r de plus d e m m e n t, les c h im p a n z é s se re t ir è r e n t p e u à peu
gros tr o n c s q u e les petits singes. Ils m a r c h e n t d a n s la forêt où ils d u r e n t r e n o n c e r à l’usage
d 'aille u rs so u v e n t sur le sol et m ê m e dressés, d ’arm es. Ils n ’av aie n t d ’ailleurs plus d é so r m a is
su rto u t q u a n d ils t r a n s p o r t e n t q u e lq u e cho se. à c h a ss e r des pro ies vivan tes d ’u n e g ra n d e taille,
Les m œ u r s d es c h im p a n z é s d e fo rêt et celles des pu isq ue des fruits se tr o u v a ie n t là-bas à satiété à
c h im p a n z é s d e sav an e se ré v è le n t en définitive p o r t é e de la main. C e faisant, dit le D r K o rtla n d t,
très différentes. A lo rs q u e les p rem iers- ne ils se sont « d é sh u m a n isé s ».
m a n g e n t ja m a is de v ia n d e et n ’a c c e p t e n t m ê m e C e tt e brillante h y p o th è s e im p liqu e des c o n s é ­
g u è re d ’œ ufs, les s e c o n d s c a p t u r e n t à l’o c c a sio n q u e n c e s graves q u a n t à l’orig ine h um ain e. Il
des pro ies v iv antes p o u r s’en r e p a îtr e : de j e u n e s sem b le en effet qu e le chim p anz é actuel de sc e n d e
a ntilopes, des p o t a m o c h è r e s et m ê m e de petits d 'u n ê tre plus p r o c h e de l’h o m m e q u e d ’un singe
singes à q u e u e . in férieur. C e la ne do nne-t-il pas raison à ceux
M is en p ré s e n c e du lé o p a r d m é c a n iq u e , effigie de qui c ro ie n t q u e le ty pe simien dérive d e l’h u m a in
le u r e n n e m i h é ré d ita ire , les c h im p a n z é s de forêt p lu tô t q u e le co n tra ire ?
se c o n t e n t è r e n t d e le h a r c e l e r p a r des cris, de Qui sait si nou s n ’a v on s pas au tré fo n d s de nous-
s e c o u e r fu r ie u s e m e n t et d e b riser de p etits a rb re s m ê m e s l’o b s c u r s o u v e n ir des m é t a m o r p h o s e s q u e
ou de les plier de m a n iè re m e n a ç a n t e vers leu r n o u s av o n s subies au c o urs d es âges, une sorte de
e n n em i. T o u t au plus précip ita ien t-ils parfois m é m o ir e h é ré d ita ire , c e t « in c o n s c ie n t collectif»
g a u c h e m e n t des b ra n c h e s en l’air, sans ja m a is d o n t C .G . J u n g a si b rilla m m e n t suggéré l’exis­
a tte in d r e leu r but. En re v a n c h e , d es ch im p a n z é s te n c e ? Ainsi s’ex p liq u erait q u e le m y the r e c o u v r e
d e sav an e s’e m p a r è r e n t d e b â to n s d o n t ils se ser­ si s o u v e n t u n e réalité essentielle.

94 Le chim panzé descend-il de l'h o m m e ?


C ar, enfin, ces c h im p a n z é s, qui n ’é ta i e n t pas
a u tre fo is si éloig nés d e la c u ltu re et de l’in dustrie
des p ré h u m a in s et qui o n t a d o p té d a n s la forêt
u n e solution de facilité, les faisant s o m b r e r d a n s
la bestialité, q u e sont-ils, sinon des h o m m e s
pa resseu x?
C ’est ce q u e les N o irs les plus primitifs o n t
to u jo u rs p ré t e n d u .

En quoi d iffé ro n s -n o u s
du chim panzé?
Q u e l q u e soit le lien de p a r e n t é qui no us r a t ta c h e
aux c h im p a n z é s, il n o u s faut bien l’assu m er, ce
qui ne va pas to u jo u rs sans heurts.
D a n s les ja r d in s z oo log iqu es, ils s o n t d e v e n u s un
o b je t de curiosité un peu m o rb id e , c a r ils nous
ra p p e lle n t de m a n iè re insistante nos origines
an im ales. Bien des gens p r e n n e n t le parti d ’en
rire. D a n s les cirques, sur les c a rte s postales
h u m o ristiq u e s ou au c in é m a , on s’efforce e n c o re
d ’a c c e n t u e r la resse m b lan ce existante en habillant
les c h im p a n z é s et en les d re s s a n t à im iter les
g estes h u m ain s, ce q u ’ils font d ’ailleurs avec le
plus g ra n d n aturel. M ais les rires q u e c ela
d é c le n c h e son t s o u v en t tr o p n erv e u x p o u r ne pas
d issim uler u n e g ê n e p ro fo n d e .
Q u ’est-ce enfin, se d e m a n d e - t- o n , qu i no us dis­
ting ue r a d i c a le m e n t d ’eux?
11 n ’est pas aisé d e l’établir. C e n ’est c e r t a i n e m e n t
pas l’in telligen ce ni la raison. S ou m is à d es tests
co m p le x e s p a r d e n o m b r e u x spécialistes, tels q u e
K ôhler, Y erkes, N. K ohts, G u illau m e et M e yerso n,
Nissen, etc., les ch im p an zés s’en sont tirés sou ven t
b rilla m m e n t en té m o ig n a n t d ’u n e facu lté d e ra i­
so n n e m e n t ind iscutable. P arfois m ê m e ils o n t
d é c o u v e r t d es so lution s a u x q u elle s l’e x p é r i m e n ­
ta t e u r lu i-m êm e n ’av ait pas songé... Et q u a n d le
p sy ch o lo g u e a m é r ic a in K ellog a élevé e n se m b le
à titre de c o m p a r a is o n , un c h im p a n z é d ’env iro n
un an et son p r o p r e fils D o n a ld , à p eu p rès du G ra v u re d u 18' siècle.
m ê m e âge, il a dû re c o n n a î tr e q u e , j u s q u ’à un an
et de m i au moins, l’intelligence du c h im p a n z é Qu’est-ce enfin, se demande-t-on, qui nous
é ta it s u p é r ie u re à celle d e l’e n fa n t p o u r se laisser distingue radicalement d ’eux?
ra t t r a p e r e n su ite , puis d istan cer. Et D ie u sait
p o u r t a n t si, d a n s le choix d es tests, K ellog avait

Les mystères du monde animal 95


o
to u jo u rs favorisé, fût-ce in c o n s c ie m m e n t, son r
p r o p r e re je to n , ce qui est bien h u m a in , m a foi,
♦ m ais p e u scientifiqu e.
Il sem b le m ê m e q u e les c h im p a n z é s a ie n t le sens
du sym bole. Ainsi on p e u t p a r f a it e m e n t les
ré c o m p e n s e r , en captiv ité, au m o y e n de je t o n s
av ec lesquels ils p o u r r o n t se p r o c u r e r d e s frian ­
♦ mais p e u scientifique
dises d a n s un d is trib u te u r a u to m a ti q u e . Si celui-ci
n ’est pas im m é d i a te m e n t à le u r disposition, ils Le défaut de tous les tests auxquels les an th ro ­
a c c u m u le n t j a l o u s e m e n t leurs j e t o n s , th é s a u ­ poïdes sont d’ordinaire soum is est qu’ils portent
risant en s o m m e j u s q u ’à l’h e u re où ils p o u r r o n t sur des problèm es avec lesquels ceux-ci ne se
les « d é p e n s e r ». E t q u ’on ne s’avise pas su rto u t trouvent jam ais c onfrontés dans leur habitat.
de les p a y e r au m o y en d e j e t o n s d ’u n e c e rta in e Com m ent diable se com porteraient des citadins
c o u leu r, d o n t ils o n t app ris q u ’ils ne p e r m e t t e n t de Paris, L ondres ou New York s’ils étaient
pas d ’a c ti o n n e r l’a p p a re il: ils e n t r e n t alors d a n s c ap tu rés par des chim panzés, expédiés au cœ u r
de l’A frique et installés tan t bien que mal dans
u n e co lè re folle. En t o u t cas, ils c o n n a is s e n t
des arbres avant d’avoir à s’y m esurer avec le
b ie n tô t la v a le u r s y m b o liq u e d es divers je t o n s genre de problèm es que les a n thropoïdes ont à
q u ’on le u r d o n n e . A c e t ég a rd le u r fo rm e de résoudre pour vivre? Sans doute m angeraient-ils
p e n s é e p a ra ît ♦ bien s em b lab le à la n ô t r e . des fruits indigestes ou vénéneux, m ettraient-ils
C e n ’est pas n o n plus l’u sage d e la p a ro le qui la m ain sur des serpents en croyant se rac­
différen cie l’h o m m e d u c h im p a n z é . O n est p a r ­ c ro ch e r à une branche, feraient-ils des chutes
v enu , c h e z ce d e rn ie r, à d is tin g u er plus d e tr e n te m alencontreuses, seraient-ils incapables de
cris d ifféren ts r e p r é s e n ta n t to u t e u n e g a m m e de d é ce le r la p résence m enaçante d ’un léopard et
de soustraire leurs enfants à ses attaques. Ils
sen tim en ts, d ’ém o tio n s, voire d ’e x c la m a tio n s
ne parviendraient même pas à reconnaître leurs
ay an t un sens précis. Il y a bien c h e z lui l’é b a u c h e gardiens l’un de l’a utre et passeraient à leurs
d ’un langage. yeux p our de parfaits crétins.

L ’utilisation d ’in s tru m e n ts n ’est pas d a v a n ta g e un ♦ b ien se m b la b le à la n ô tre


m o n o p o l e h u m a in , no u s le savo ns déjà. Le c h im ­
p a n z é ne se c o n te n t e d ’ailleurs p as d ’utiliser des Les psycho-biologistes de la nouvelle école
française, com m e le D r G o u astard , tout en
s tru c tu r e s ex istan tes c o m m e d es p ierre s ou des
ad m ettan t que les singes raisonnent dans la
b â to n s : il se fa ç o n n e d es outils. J a n e G o o d a ll m esure où ils lient des percep tio n s en tre elles,
a m o n tré , e n tr e a u tre , c o m m e n t il a r r a c h e parfois estim ent que « seul l’hom m e est capable de
u n e p etite b r a n c h e à un a rb re p o u r la d é b a r r a s s e r saisir le rapport en tan t que tel» et que cela
en su ite avec soin d e ses feuilles e t la tr a n s f o r m e r est lié au sens de l’abstraction qui serait une
e n b a g u e tte . Il in tro d u it alors celle-ci d a n s un spécificité hum aine. D e m êm e, en ce qui
tr o u d e te r m itiè re et a tt e n d q u e les in sectes co n cern e le sens du sym bole, si les singes
v ie n n e n t p ullu le r su r elle a v a n t d e la re tire r et analysent des stim uli, leur processus m ental
resterait toujours sur le plan de l’intelligence
de se rég aler de te rm ites.
pratique.
On se dem ande toutefois si c ette différence
peut vraim ent être établie sans bénéficier de ce
N o tre tris te p rivilè g e : que l’introspection du chim panzé ne peut
l'a g re s s iv ité révéler q u ’à lui seul. Et, de to u te façon, la
différence se présen te plus com m e un raffi­
L a vie sociale d es c h im p a n z é s ne d iffère pas non nem ent de la pensée sinueuse, que com m e une
plus ess e n tie lle m e n t de la nô tre. C o m m e nous, stru c tu re to u t à fait étrangère.
ils viv e n t en so ciété s f o r t e m e n t s t ru c tu r é e s et

Le chim p anzé descend-il de l'h o m m e ?


h iérarch isées. Et n o u s av ons vu aussi q u ’il y a
ch e z eux les ru d im e n ts d ’un sens e sth étiq u e.
F re u d et ses disciples o n t cru q u e c ’est d a n s le
sens m o ral q u e réside n o tre originalité. Les
singes, pensaient-ils, so n t in c a p a b le s d e r é p r im e r
ou de re f o u le r leurs é m o t io n s c o m m e nous. Ils
sont d o m in é s e n tr e a u tre s p a r leurs im pulsions
agressives ou sexuelles q u e rien ne p e u t réfréne r.
L a v érité est bien différen te.
D a n s la n a tu re , les c h im p a n z é s, c o m m e to u s les
singes, a p p r e n n e n t bien vite à c o n tr ô le r leurs
é m o tio n s . E n fan ts, ils tâ c h e n t d e « bien se
c o n d u ir e » p o u r ne pas p r o v o q u e r la co lère des
adu ltes. A d o le sc e n ts, ils ré p r im e n t leu r e x u b é ­
r a n c e n atu relle d a n s leurs je u x avec les to u t petits B ernard H e uve lm ans est né le
p o u r ne pas les blesser. Et, ad ultes, d a n s les 10 octobre 1916, au Havre (Seine-
c o m b a t s e n tr e m âles n o ta m m e n t , ils s’e ff o rc e n t M aritim e). D octeur ès sciences zoo­
de s im p le m e n t c orrig er, ja m a is de tuer. logiques à vingt-trois ans, après défense
d'une thèse sur la dentition de
Q u a n t à leu r sexualité, elle est bien plus faible,
l'Oryetérope.
bien moins o b s é d a n t e a s s u r é m e n t q u e la nôtre. Installé à Paris depuis 1947, il y
O n a m êm e con staté qu e la prohibition de l’inceste publie d'abord, outre des articles
existe c hez le gorille, et il y a to u t lieu de touchant pratiquem ent à toutes les
cro ire q u ’elle est é g a le m e n t r e s p e c té e chez le sciences, d'im portantes traductions.
ch im p a n z é . S u r la piste des B êtes ignorées, paru
En fait, si l’on y re g a r d e de près, le seul trait en 1955, traduit dans le monde entier,
est devenu classique, car il pose les
social qui sem ble d if fé re n c ie r l’h o m m e des singes,
bases d'une discipline nouvelle, la
e't d ’ailleurs de tou s les a n im a u x , est Yagression, cryptozoologie ou science des ani­
c ’est-à-dire l’a t t a q u e sans p ro v o c a tio n . maux cachés. Ce livre sera com plété
Il n’y a pas de q u o i en tire r vanité. par Dans le sillage des monstres marins.
BER NARD HEUVELM ANS. Tome 1 : le Kraken et le poulpe co lo s­
sa l (1 958) et Tome 2 : le Grand
Serpent-de-m er ( 1965).
Correspondant de nombreuses sociétés
d'histoire naturelle, depuis celle de
Bombay jusqu'à celle de Guatemala,
11 est tenu à l'Est com me à l'Ouest
pour le plus grand spécialiste de
l'H om m e-des-neiges. Il préconise
l'usage de méthodes m athém atiques
et l'aide d'ordinateurs pour résoudre
des problèmes biologiques, com m e
ceux de l'évolution et, en particulier,
celui de nos origines.

Les mystères du monde animal 97


les Kirdis
Reportage et enquête d 'A n g e -R a ym o n d A n to n in i

Au sud du Tchad, un pays se cre t


©
Un des plus Il existe en A friqu e un pays e x tr a o rd in a ire et qui c o n se rv e e n c o re
bien d e s secrets. Il est situé au sud du lac T c h a d , e n tr e le
vieux peuples S a h a ra et la forêt vierge. Il s’é te n d au nord du C a m e r o u n , au
du monde su d -o u e st du T c h a d et d é b o r d e sur la N igeria.
C e pays ne p ré s e n te a u c u n e unité g é o g ra p h iq u e . Au nord, de vastes
é t e n d u e s d ’argile, de sable, de cailloux. A l’est u n e im m en se plaine
Le mythe m a r é c a g e u s e , ta n t ô t fou r a rd e n t, ta n t ô t b o u r b i e r glu ant. Au sud,
des ancêtres la forêt vierge. A l’ou est enlin, la m o n ta g n e aride, un c h a o s de
ro c h e r s g iga ntesq ues, d e s cav e rn es , des gro ttes, d es couloirs.
Rites et Il n ’a pas non plus d ’unité po litiq ue : p e u p le s et ra ces divers
s 'ig n o re n t et ne re c o n n a is s e n t q u ’à p eine l’au to r ité des n o u v eau x
symbolique É tats, efficaces s e u le m e n t d a n s les q u e lq u e s c e n tr e s urbains.
sexuels P o u r sortir de ces villes, il faut m o n t e r de vé rita ble s « ex p éd itio n s» .
G a r o u a , p r é f e c tu r e régio nale du N o r d - C a m e r o u n , ressem ble à une
p etite cité p ro v e n ç a le , mais, d a n s les m o n ta g n e s to u te s p ro ch es , ne
L’action < s’a v e n tu r e n t q u e l’e th n o lo g u e ou le m issionnaire. Là vivent des
sur l’invisible p e u p la d e s d o n t le c o m p o r t e m e n t p araît ê tre celui d ’une a u tre
pla nète.
. La m ort d’un C ’est bien là ce qui c a ra c té ris e ce pays e x c e p tio n n e l. La p ré s e n c e
de p e u p la d e s ré f ra c ta ire s qui, m algré la diversité des races, des
univers mental langues, des cro y a n c e s , d es c o u tu m e s , co n stitu e n t un m o n d e à
p a rt : le m o n d e fan tastiq u e des Kirdis.
Le m o t « k ird is» est im p ro p re. Il signifie « p a ïe n s » da ns la langue
des m u s u lm a n s b ag uirm iens. O r les Kirdis ne sont pas d es païens.

98 Les K irdis e t leur fa n ta s tiq u e univers


et
leur
fantastique
univers

Jeune fille de Pitoa


( Cameroun )
Cependant, l’usage a consacré le mot qui donne selon la place qu’elle occupe et la fonction qui
une unité d’appellation à un ensemble hétérogène. lui revient habituellement.
Qui sont ces hommes étranges? D ’où viennent-ils? D ès lors est vrai ce qui est habituel, est faux ce
On a découvert au Tchad, en 1961, le plus vieux qui est contraire à l’habitude. Mais les mots de
crâne humain. Ce qui pose de passionnants vrai et de faux sont aussi insuffisants que ceux
problèmes. de bien ou de mal pour traduire l’état d’esprit des
D e fait, il n’est pas interdit de considérer ce pays, Kirdis en face de l’habituel et de l’inhabituel.
sinon comme le berceau de l’humanité, du moins Ce qui est habituel est dans l’ordre; ce qui est
com m e la partie de la terre la plus anciennem ent inhabituel est dans le désordre.
habitée par l’homme. On trouve en abondance N ous savons que la panthère mange le singe et
des traces de cet extrême passé: gravures et qu’il est impossible que le singe dévore la pan­
peintures rupestres, matériels lithiques divers. thère. Le Kirdi, lui, ne s’étonnerait pas de voir un
Quelques savants, qui ont bravé le climat et singe manger une panthère, puisque l’on peut
affronté des dangers, ont déjà obtenu des résultats voir en rêve le singe agir ainsi. Cela signifierait,
importants. En particulier, J.-P. L ebeuf dont le toutefois, un renversement dangereux de l’ordre
nom est attaché à des fouilles qui ont exhumé des choses et, par conséquent, une catastophe.
une civilisation africaine disparue, celle des Sao. Dans l’ordre des choses, la femme engendre des
On serait donc tenté de rechercher des des­ enfants; la stérilité est donc un désordre qui pro­
cendants directs de l’homme le plus vieux du voque une perturbation générale. D e plus, en
monde. Mais ces régions ont connu de tels bras­ vertu du principe d’unité du mécanisme universel,
sages que l’on est dans l’impossibilité de trouver la femme stérile contrarie la fécondité de la terre
trace d’un peuplement qui serait demeuré sur où elle demeure; elle contrarie égalem ent la
place depuis la nuit des temps. fécondité de la vache dont elle s’occupe.
La société kirdi est une société non seulement Selon de telles conceptions, chaque chose exerce
repliée sur elle-m êm e mais refusant tout contact à la fois une action m écanique immédiate et une
extérieur. C’est donc une société qui souffre influence magique due à certaines intentions
d’une psychose collective. cachées. Pour les Kirdis, les mêmes causes
Son étude permet de comprendre le mécanisme n’entraînent jamais les mêmes effets: chaque
mental par lequel ces hommes recherchent un cause varie selon l’intention qui la fait naître;
remède à leurs angoisses en s’en remettant aux chaque effet dépend de la manière d’être de celui
croyances et aux manifestations magiques qui le subit.
Cette angoisse, inhérente à notre nature, favorise
l’esprit magique au détriment de l’esprit tech­ L'invisible régit le monde
nique. Au-delà d’un certain niveau, l’intelligence
cède à la peur; la mort et la nuit enveloppent J’ai été souvent frappé par les réflexions qui
toutes choses d’un mystère terrifiant que l’on ne m’ont été faites à propos du vent: le vent est
peut pénétrer qu’en se familiarisant par des pro­ invisible et pourtant il transporte des feuilles;
cédés occultes, avec les forces obscures. il y a donc des choses invisibles qui agissent. Les
Pour les Kirdis, toutes les choses dépendent étroi­ morts sont de même nature que le vent: ils sont
tem ent les unes des autres, en fonction d’habi­ invisibles: pourtant, ils apparaissent dans les
tudes qui définissent un ordre naturel et mys­ rêves et punissent ceux qui désobéissent aux tra­
térieux hors duquel il ne peut y avoir que ditions. Mais les ancêtres défunts qui constituent
catastrophes. l’èssentiel du monde invisible, ne sont pas
Leur univers est un mécanisme unique où chaque
chose est un rouage qui joue un rôle déterminé, Sara du Tachad.
non point d’après sa propre volonté ni d’après Ventouse magique phallique
une volonté supérieure ou surnaturelle, mais destinée à chasser la maladie.
Falli du Cameroun.
Cache-sexe en forme de phallus
et fessier de perles:
mystique de la fécondité.

100 Les Kirdis et leur fantastique univers


Des peuplades réfractaires qui, malgré la diversité des races,
des langues, des croyances, des coutumes, constituent un monde à part.

102 Les K irdis e t leur fa n ta s tiq u e univers


Couple Mofou
de Méri
I Cameroun )

L'homme tient
des sagaies
de chasse.
Il porte
sur le ventre
un instrument
de musique.
La femme
tient à la main
une double cymbale
de paille tressée,
dont le fond
est un morceau
de calebasse
sur lequelfrappent
de petits cailloux
quand on secoue
les cy mbales.
d’essence supérieure à celle des vivants; ils les ancêtres invisibles pour que ceux-ci fassent
dépendent des vivants qui leur offrent réguliè­ connaître la vérité, ou d’amener ces ancêtres à
rement la nourriture. Et puis, ils mènent dans œuvrer pour aider leurs descendants, par exemple
l’invisible la même « vie » que les vivants. Ils en faisant tomber la pluie ou en favorisant la
subissent, par conséquent, les m êm es lois. fécondité.
Le visible et l’invisible appartiennent, l’un comme
l’autre, à ce que nous appelons, nous, le monde La présence invisible des ancêtres
matériel ou sensible. L’invisible n’est pas plus sur­
naturel que ne l’est le vent. Mais que sont les ancêtres? Il s’agit de tous les
ascendants défunts d’une même lignée. Ils de­
L'homme le plus vieux du monde? meurent présents dans les lieux qui leur étaient
habituels et y mènent une vie parallèle. Le culte
Certaines pratiques nous semblent absurdes. qu’on leur rend est un culte familial. Quand une
Elles sont, pour les Kirdis, parfaitement logiques. lignée est éteinte, les ancêtres disparaissent en
Ainsi, pourquoi persister à servir de la nourriture même temps. Ils ne représentent rien pour les
aux morts alors qu’il est manifeste que celle-ci autres familles. On place, dans un grenier, des
n’est jamais consom m ée? Les Kirdis répondent: pierres, rondes pour les femmes, pointues pour
les morts étant invisibles Se nourrissent de la les hommes, qui sont censées contenir l’être invi­
substance invisible des aliments. sible des parents défunts. Ce grenier est soigneu­
Ainsi le visible et l’invisible se confondent en sement entretenu. Chaque jour, les meilleures
une seule et même présence et l’ordre des choses graines de mil sont déposées à l’entrée. Pourtant,
est, en définitive, un ordre des présences. Il n’y lorsque la lignée se termine, les pierres tant res­
a pas d’autre problème que de maintenir cet p ectées sont aussitôt jetées aux immondices. Cela
ordre qui est magique en soi. Tout changement prouve que, sur le plan métaphysique, il n’y a pas
dans ce qui est habituel ou considéré com m e tel de différence entre les vivants et les morts mais
relève de ce que nous traduisons par sorcellerie aussi que les morts ne continuent à exister que
et qui est, plus exactem ent, de la contre-magie par leurs descendants. Cela est dans l’ordre des
et du désordre. choses, com m e il est dans l’ordre des choses
Le magicien ou guérisseur ne se borne pas à une que les fils obéissent à leur père.
simple magie puisque l’ordre des choses est lui- Cependant, au-delà des ancêtres familiaux, il
même magique; il renverse le désordre en pra­ existe un ancêtre commun à chaque peuplade.
tiquant ce que nous pourrions appeler des Cet ancêtre-fondateur fait l’objet d’un culte
transferts. Par exem ple, le guérisseur prend la particulier. On l’appelle le Père et parfois on lui
maladie d’un patient, la maladie en tant adresse des prières, on l’implore comme une divi­
qu’essence, et il la transfère à un objet ou à nité. D e telles pratiques ont laissé supposer que
un animal quelconque où elle devient une autre les Kirdis croyaient en un D ieu unique. C’est à
existence. C’est une technique magique de liqui­ mon avis, une erreur. Leurs croyances sont pan­
dation des effets du désordre dont le but est tout théistes. D ’autre part, ils n’ont aucune notion
simplement de rétablir l’ordre des choses. d’un principe d’éternité. Au reste, malgré le
Il est relativement aisé pour le Kirdi de définir caractère légendaire de l’ancêtre-fondateur, on
un ordre des choses visibles. Il n ’en va pas aussi n’imagine jamais que celui-ci ait pu créer son
facilem ent des choses invisibles. clan autrement qu’en fécondant ses épouses.
Heureusem ent, la croyance veut que l’invisible Le Kirdi est enraciné à sa terre. Si totalement
se manifeste par des signes qu’il faut donc enraciné qu’il ne s’éloigne jamais sans angoisse
connaître et surtout interpréter. Il existe pour de son périmètre habituel. Certains vieux Kirdis
cela des initiés supérieurs. Ces initiés supérieurs ne connaissent même pas l’aire entière de leur
se prétendent capables d’entrer en contact avec propre village. Les plus hardis ne s’aventurent

104 Les Kirdis et leur fantastique univers


jamais au-delà du pays des ancêtres sans avoir Au centre, deux d’entre elles miment le rite de
accom pli des rites de protection. la fécondité. L’une avance en secouant les seins
Tandis que nous recherchons, nous, notre destin par des mouvements vifs des épaules; l’autre la
dans les cieux, les Kirdis interrogent ce qui suit en sautant et en donnant des coups de reins.
appartient au sol (cailloux, tiges de mil); ce qui Sur un signe de la meneuse de jeu, les tam-tams
est fait avec de la terre (débris de poteries); ce se déchaînent et les fillettes se ruent l’une sur
qui est caché dans la terre et qui vit, par l’autre pour simuler une union ardente.
conséquent, le plus près possible des ancêtres: Après un orgasme qui ne semble pas factice, les
le crabe de terre, l’araignée mygale, la fourmi. rythmes s’apaisent, les fillettes laissent place à
Cette symbiose entre les vivants, les morts et la d’autres et l’on recom m ence ainsi jusqu’à ce que
terre est un fait capital dans l’existence des la terre destinée à recevoir la sem ence soit
Kirdis. Les vivants et les morts d’une même influencée et s’ouvre enfin à la fécondité.
lignée, sur un même sol, font partie d’une collec­
tivité familiale étroitement solidaire dont tous Une éducation sexuelle réaliste
les membres sont soudés entre eux comme ils
sont enracinés à la terre, collectivité hiérar­ D ’une façon générale, l’éducation sexuelle atteint
chisée de manière fonctionnelle selon l’âge et le chez les Kirdis un réalisme surprenant. Les petites
sexe et où les ancêtres défunts possèdent l’auto­ filles sont préparées à leur rôle futur au cours
rité suprême. C’est cette autorité théorique des de réunions d’initiation, voire de manipulations.
ancêtres qui suffit à elle seule à assurer l’ordre Leurs organes font l’objet de préparations
social car il n’existe pratiquement aucune hié­ diverses; tantôt on les dilate avec des racines,
rarchie politique ou administrative kirdi. tantôt, au contraire, on les resserre avec certains
La société hiérarchisée se réduit en fait à la sucs de plantes; tantôt on leur tranche les grandes
famille où l’homme le plus ancien et encore doué lèvres, tantôt on les étire.
de puissance sexuelle exerce sur les siens une L’initiation des filles est parfois hardiment
autorité qu’il tient des ancêtres. poussée, mais toujours dans le mêm e but. Ainsi,
dans certains villages, des matrones munies
La mystique de la fécondité d’instruments appropriés enseignent aux fillettes
les gestes coutumiers grâce auxquels elles
Les conceptions des Kirdis sur le monde abou­ tiendront, dans les formes voulues, le rôle qui
tissent ainsi à une mystique de la fécondité. leur revient.
Chacun est intégré à la chaîne sans fin qui unit Quant à la circoncision, elle est loin d’être géné­
les couples humains aux ancêtres, à la terre, aux ralisée; cependant, elle est pratiquée avec une
morts et à ceux qui vont naître. L’union sexuelle particulière cruauté chez les N am chi où l’on
et les semailles participent d’une mêm e com m u­ « dépouille » entièrement, à partir du pubis. Le
nion où se trouvent m êlées toutes les influences nouvel initié n’a pas le droit de manifester le
qui font de la vie humaine individuelle un simple moindre signe de douleur car par ce sacrifice il
passage dans un univers familial et local sans est en train de « renaître ».
cesse en m ouvement et cependant sans cesse Pour le Kirdis, rien n’est plus magique que la
identique à lui-même. fécondation. 11 suffit de semer pour que, dans les
Ainsi, chez les Laka, avant les semailles, on fait secrets de la terre ou de la fem me, se déroulent
intervenir les jeunes filles. Celles-ci, approchant les événem ents mystérieux qui amènent un jour
de l’état nubile mais encore vierges, grâce à la récolte; une plante ou un enfant.
certaines drogues et à une ambiance érotique, C ’est à la femme que revient le «pouvoir» des
font preuve d’un désir sexuel évident. Entiè­ semailles parce qu’elle est sœur de la terre,
rement nues, elles se groupent en cercle devant parce que son désir est de même nature et qu’elle
les villageois et trépignent au son des tam-tams. peut, nous l’avons vu, imposer par la magie de

Les civilisations disparues 105


ses propres gestes et de ses incantations une dont la piqûre déclenche une frénésie intense.
contagion de fécondité. Quant à la vie mentale du Kirdi, elle est imprégnée
Mais c ’est l’homme qui détient effectivem ent le de sexualité. Ses rêves eux-m êm es se déroulent
pouvoir créateur. Ce pouvoir doit être protégé en des corps à corps où la haine et l’amour
des mauvais regards des sorciers et des atteintes s’affrontent et auxquels participent les animaux
de leurs maléfices: d’où le port d’étui pénien familiers et tous les monstres enfantés par l’usage
chez les uns, d’où la circoncision chez les autres. abusif de l’alcool et les drogues. L’interprétation
Chez les Mukulehé la notion du pouvoir créateur de ces rêves est l’affaire du devin qui peut seul
de l’homme justifie une singulière coutum e: si en découvrir les intentions cachées.
une femme enceinte abandonne son foyer pour
aller vivre chez son amant, elle doit, après la Les sorciers sont freudiens
naissance attendue, envoyer le placenta à son
mari, père «légal» de l’enfant. L’enfant restera Les Kirdis pensent que toutes les intentions se
auprès de sa mère tant qu’il ne sera pas sevré. ramènent à un fond sexuel puisque tout ce qui
Le placenta est aussitôt enterré près des cases est vivant ne se perpétue que par le moyen de
familiales, là où sont habituellement inhumés les la reproduction. Or celle-ci est magique; par
placentas de la famille. Cette coutum e signifie conséquent, tout désir, quel qu’en soit l’objet,
que le «sang» est un symbole magique d’un peut s’expliquer par un besoin sexuel apparent ou
ordre familial qui ne doit pas être rompu par le caché, et revêt par là même un caractère
départ de la femme, objet extérieur à la famille. magique. Désirer est donc magique en soi et
L’abandon du foyer par une fem me enceinte comporte une ouverture sur notre destin.
n’est pas exceptionnel. Il est rare qu’une femme Le désir est une manière de souhaiter l’avenir
passe toute sa vie avec le même homme. Le fait qui dépend de la fatalité plus que de l’intention
d’être enceinte n’est pas de nature à la faire libre et obéit davantage à des influences magiques
hésiter. Cela n’a du reste que peu d’importance, qu’à une logique rigoureuse et à des calculs
seul com pte l’enfant dont la propriété revient, précis. Tout passage de la puissance à l’acte est
corps et âme, au père et au clan. magique pour le Kirdi dans la mesure où chacun
L’initiation, avec ou sans circoncision, a surtout de ces passages utilise une énergie latente, qui
pour but d’enlever l’enfant à l’éducation de la réside dans cette intention de reproduction et
mère et de le faire « renaître » dans le clan du qui caractérise tout ce qui vit. C’est pourquoi il
père où il n’est admis qu’après s’être débarrassé est impossible dans toute magie supérieure de
de toute « influence » étrangère et après avoir séparer ce qui ne peut l’être, et l’initié doit par­
subi l’instruction ou les épreuves voulues. C’est venir à un état psychique particulier où se
seulement après une nouvelle fécondation sym­ trouvent m êlés les symboles du désir sexuel, du
bolique par le père ou par un officiant, que le sang, de la mort et d’une renaissance.
garçon devient apte à engendrer à son tour. Les secrets de cette magie ne sont connus que
J’ai dit que le pouvoir du ch ef de famille d’un nombre réduit d’initiés. Mais certains rites
subsiste tant que dure la puissance sexuelle. très simples sont à la portée de tous. Si, par
Aussi les Kirdis attachent-ils à celle-ci une exem ple, la sécheresse persiste, trois femmes
importance exceptionnelle: enceintes devront uriner sur un champ. Si la
Le pouvoir génésique est augmenté par l’usage pluie refuse de tomber... il faut alors faire appel
excessif d’épices et par l’absorption de mixtures au grand magicien que les éthnologues appellent
à base de produits végétaux; il existe égalem ent le Maître de la Pluie.
une espèce d’oignon avec lequel on se frotte et Cet officiant utilise généralement un matériel
dont l’action rend littéralement fous les Euro­ lithique dont personne ne connaît l’origine. Par
péens imprudents qui éprouvent la curiosité de quel mystère ces objets vieux de millénaires se
l’employer. On utilise même l’aide d’une mouche trouvent entre les mains du Maître de la Pluie?

106 Les Kirdis et leur fantastique univers


Fille de Mogodé
{Cameroun )

Triple cache-sexe.
Le premier, en cuir,
très serré,
pour protéger
des génies errants.
Ensuite,
cotte de mailles
pour augmenter
la protection.
Et enfin
plaque de fer,
magique,
pour favoriser
la fécondité.
Quel pouvoir ont-ils conservé au cours des âges? que l’on arrive même à la confondre avec le Dieu
Personne ne peut répondre, mais le miracle de dont parle le marabout.
la pluie semble exister sans qu’on puisse Si la terrible variole atteint le village, il faut la
l’expliquer. chasser au plus vite avec l’aide d’un magicien
Le magicien, entouré de villageois, s’installe en réputé qui peut la transférer à distance sur un
un lieu qui est censé représenter le sexe fem elle rat, à force d’incantations et de gestes symbo­
de la terre tandis que l’on découvre toujours, liques. Les villageois, de leur côté, allument de
dans le lointain, les hauteurs qui symbolisent grands feux, lancent des brandons enflammés
les mamelles. dans la direction de l’ouest, poussent de grands
Le maître s’accroupit à même le sol et dispose cris et font du vacarme. Un rat s’enfuyant au
devant lui, figurant un dem i-cercle, douze pierres loin sera le signe confirmant le départ de la
rondes et blanches, de dimensions différentes maladie.
dont il est séparé par six pierres noires ayant
la taille et la forme de grosses noix; à ses pieds La fem me se protège des fantômes
repose une pierre plate sur laquelle il tranchera
la tête d’un poulet dont le sang aspergera ensuite Il faut aussi lutter contre les sorcelleries de toute
les pierres blanches en même tem ps que des sorte; les plus redoutables sont provoquées par
incantations seront prononcées. des êtres singuliers que l’on voit en rêve et qui
rôdent, invisibles. Ces êtres, que nous appelons
Le M aître de la Pluie est souverain génies ou esprits, sont, en réalité, les fantômes
errants de sorciers morts sans sépulture. Ces
Alors com m ence un jeu compliqué qui peut fantômes malfaisants troubleraient l’ordre des
durer des heures, pendant lesquelles le Maître de choses avec d’autant plus de facilité qu’ils sont
la Pluie déplace constamment ses boules jusqu’à invisibles, mais il est facile de s’en protéger
ce que le vent se lève. Le magicien se tourne moyennant quelques gestes destinés à contrarier
aussitôt vers l’endroit d’où vient le vent et jette leurs entreprises.
sur le sexe de la terre une poudre mystérieuse, Une sorcellerie redoutable étant l’enfantem ent
tout en renouvelant ses incantations. de monstres par des femmes, celles-ci doivent
On voit alors apparaître dans le lointain une protéger leurs orifices naturels, surtout la nuit,
grande trombe de forme phallique qui se rap­ car ces fantômes pénètrent dans leur corps si les
proche peu à peu: une pluie diluvienne s’abat ouvertures n’en sont pas gardées. Aussi, des for­
sur le village tandis qu’imperturbable le Maître teresses symboliques sont-elles chargées d’assurer
de la Pluie range ses instruments magiques dans la protection nécessaire: les oreilles sont garnies
une outre en peau de bouc. d’anneaux et de disques magiques détournant les
C ette histoire est accueillie avec des sentiment paroles qui véhiculent ces fantômes... Le nez
mitigés par ceux qui ont eu, com m e moi, le privi­ porte des disques ou des petits balais qui filtrent
lège d’assister à une telle scène; chacun conclura le vent maudit. La bouche est entourée d’édifices
donc selon son propre état d’esprit. Il convient qui en défendent solidement l’entrée: disques,
d’ailleurs d’ajouter que le magicien échoue parfois plateaux, labrets, clous de toutes sortes qui enlai­
dans son entreprise, ce qui ne va pas sans lui dissent parfois tellem ent les femmes que les mili­
attirer quelque mésaventure. taires français ont cru, pendant longtemps, que
Il y a bien d’autres occasions que la sécheresse ces déformations avaient pour but de dégoûter
pour faire appel aux magiciens; par exem ple, la les chasseurs d’esclaves.
présence de la variole entraîne elle aussi, de Quant au sexe, il est fermé aux esprits malins
curieuses interventions: grâce à des garnitures extraordinaires impro­
Cette maladie est tellem ent « personnifiée » qu’on prement appelées cache-sexe; il est souvent
lui prête une « toute puissance » particulière et bouché avec des morceaux de bois ou des

108 Les Kirdis et leur fantastique univers


tampons de cuir. Chez certaines races, le cache- turation qui dénature entièrem ent la pensée ori­
sexe prend extérieurem ent l’allure agressive d’un ginale des Kirdis. Il est, néanmoins, tout à fait
membre viril, destiné à tromper les fantômes, et légitime que les ethnologues s’intéressent à ces
à les détourner. contes et à ces mythes dans la mesure où ils
Dans ce monde malintentionné, les homm es ne parviennent à délimiter la frontière entre les
sont pas plus protégés que les femmes, car l’intro­ conceptions traditionnelles, dans leur pureté
duction de l’un des génies malfaisants au cours archaïque, et celles qui traduisent, de toute évi­
de leur sommeil, suffirait à les rendre impuissants; dence, la participation naïve ou poétique à une
aussi prennent-ils soin, avant de s’étendre sur leur inévitable acculturation.
natte ou sur leur lit d’argile, de porter un cache- Quoi qu’il en soit, cette confusion des esprits
sexe symbolique ou de revêtir un caleçon dont la signifie que le panthéisme des Kirdis s’affaiblit
présence doit décourager l’importun. car il ne peut logiquem ent s’accom m oder ni du
Pour les Kirdis, ces génies errants ont une exis­ monothéisme ni du polythéisme.
tence réelle que personne ne met en doute. Si chaque être, chaque objet possède un pouvoir
Nombre d’entre eux les ont vus et entendus. de détermination sur ce qui est en rapport avec
D ’ailleurs, les fantômes des sorciers peuvent lui et ne dépend pas d’une volonté unique lui
prendre, dans certains cas, une forme visible: conférant arbitrairement ce pouvoir, si l’ordre
oiseaux noirs qui se transforment en boules de des choses n’est pas soumis à une volonté unique
feu, objets ronds ou allongés qui passent et souveraine mais dépend du jeu des pouvoirs et
au-dessus des arbres et s’évanouissent brus­ des influences des choses entre elles, c’est donc
quement dans le ciel. qu’il n’y a pas de moteur unique, qu’il n’y a
pas de D ieu tout puissant mais que chaque être
Une religion à plusieurs dieux et chaque objet se comportent comme s’ils étaient
autant de petits dieux. Le mécanism e universel,
N ous abordons ainsi les contes et les légendes le Tout, n’est pas un D ieu de volonté et de
dont les Kirdis sont friands et qu’ils répètent création, il n’est qu’un symbole magique dont
volontiers, com m e s’il s’agissait d’authentiques l’évocation ne signifie pratiquement rien d’autre
croyances mystiques. que « tout fonctionne bien selon les habitudes »
En fait, les véritables initiés ne croient pas du et peut être utile, à l’occasion, pour rétablir
tout à ces histoires fabuleuses, tantôt à prétention l’ordre des choses.
morale, tantôt parfaitement obscènes, et qui Tandis que les Kirdis mêlent leurs croyances reli­
n’ont d’autre but que distraire les villageois. gieuses à un panthéisme archaïque, celui-ci
Je reconnais que ces contes font intervenir parfois meurt de ses contradictions, les traditions perdent
des personnages que l’on pourrait qualifier de leur sens profond et les coutumes tombent en
surnaturels car il ne s’agit plus de sorciers morts désuétude, pourtant c’est égalem ent le signe
et invisibles mais d’êtres imaginaires empruntés d’une ouverture sur un autre univers.
aux religions et aux mythes voisins et en parti­ Devant le « Bal Doudou » du petit centre industriel
culier à l’islam. de Kaélé, nous sommes loin des danses magiques
Dans certains de ces contes, apparaissent, sous du village traditionnel tout proche où l’officiant,
divers noms, Dieu, M ahom et et Fatima qui sont le corps peint en rouge et portant une immense
les acteurs de scènes enfantines ou absurdes dont perruque et une queue postiche imitant les
certaines tendraient à une explication du monde. attributs du lion, danse, tout nu, au clair de lune,
Certaines personnalités de l’histoire contem po­ au son des grelots et des tambours sacrés, pour
raine deviennent, elles aussi, des êtres mythiques obtenir la protection des ancêtres.
auxquels on prête des aventures fabuleuses et Le monde fantastique des Kirdis est en train de
dont il arrive que l’on porte le nom. mourir dans les usines de coton.
Tous ces phénom ènes s’expliquent par une accul­ ANGE-RAYMOND ANTONINI.

Les civilisations disparues 109


Femme de
race Kangou.

Peut-être
l'un des lieux
de la terre
les plus
anciennement
habités...
Planète découvre
un dessinateur
allemand:
Hans Georg Rauch
27 ans m
Les Etats-Généraux du

CŒUR
L e 19 m a rs 1966, a u c o u r s d ’u n e A s s e m b lé e g r a n d s n o m s d e la c a r d io lo g ie f r a n ç a is e
g é n é r a le e x tr a o r d in a ir e , la p r e m iè r e p ie r r e s o n t à so n o rig in e , é v é n e m e n t e n fin p a r c e
d e la F o n d a tio n n a tio n a le d e C a r d io lo g ie q u e L o u is M e rlin , c r é a te u r e t e x -d ire c te u r
é ta it p o s é e . L e 6 d é c e m b r e p r o c h a in , d ’E u r o p e N° I a d é c id é d e s’y c o n s a c r e r
s a lle I é n a à P a r is , se d é r o u l e r o n t le s É ta ts p a r les s e u ls b ia is c o n ju g u é s d e la g é n é ­
G é n é r a u x d u C œ u r . E n tr e c e s d e u x d a te s , ro s ité , d e l’e n th o u s ia s m e e t d e l’a c tio n ,
n e u f m o is d ’u n im m e n s e tr a v a il d e r e c r u ­ e n v e r tu d ’u n e h is to ir e d ’a m o u r q u e n o u s
te m e n t, d e r e c e n s e m e n t e t d ’o r g a n is a tio n , v o u s p r é s e n to n s en m ê m e te m p s q u e le
d e s tin é à fa ire le p o in t s u r l’é ta t c a r d io ­ d o s s ie r d u c œ u r te l q u e n o u s o n t a id é à le
v a s c u la ire d e la F r a n c e , n e u f m o is d e g e s­ r é a lis e r M M . les p r o f e s s e u r s B in e t, B o u -
ta tio n a c tiv e a b o u tis s a n t à u n fa n ta s tiq u e v ra in , D u b o s t, d e G a u d a r t d ’A lla in e s ,
cri d ’a la r m e d e v a n t l’a m p le u r c ro is s a n te L e n è g r e , M illie z e t S o u lié , p r o f e s s e u r s à
d ’u n v é r ita b le flé a u s o c ia l e t, n o u s l’e s p é ­ la f a c u lté d e m é d e c in e d e P a ris , M . le p r o ­
ro n s , à u n e r é v o lu tio n d e v a n t le p e u d e fe s s e u r F r o m e n t, p r o f e s s e u r à la fa c u lté
m o y e n s d o n t o n d is p o s e p o u r y f a ire fa c e . d e m é d e c in e d e L y o n e t M . R o b e r t d e
Il s’a g it b e l e t b ie n d ’u n « é v é n e m e n t» . V e rn e jo u l, p r o f e s s e u r à la f a c u lté d e
É v é n e m e n t d a n s la m e s u r e o ù c h a c u n d e m é d e c in e d e M a rs e ille , p r é s id e n t d u
n o u s s e r a c o n c e r n é e t a p p e lé t ô t o u ta r d à C o n s e il N a tio n a l d e l’o r d r e d e s m é d e c in s .
p a r tic ip e r , é v é n e m e n t p a r c e q u e le s p lu s

Le cœur d'un homme mis à nu,


c’est l’exemple même
du fantastique caché soudain révélé.
Chronique de notre civilisation 115
Cette bataïe pour le cœur,
c'est me aventure d'amour
Louis M e rlin

T o u t a co m m en cé un m ardi soir de sep tem b re 1957.


E u ro p e N° I vient de lan c e r sur ses ondes la m arche de
l’A m our des trois oranges, in d ica tif d e «V ous êtes form i­
dables» et P ierre B ellem are rac o n te l’histoire suivante:
200 000 La p e tite M arie-Line va mourir... Elle est atteinte d ’une malfor­
mation cardiaque qu’on ne peut pas actuellement opérer en
infarctus France... Sa seule chance, sa dernière chance est d ’aller à
par an Minneapolis. L e Dr. Lillehey, le grand spécialiste du cœur ouvert,
a vu son dossier médical et accepte de l ’opérer gratuitement.
Encore fa u t-il donner à sa maman la possibilité d ’amener Marie-
Un é quipem ent Line à sa clinique et de payer leur séjour là-bas. Il faut trois
m illions1pour te n te r de sauver Marie-Line...
insignifiant D an s les tro is jo u rs, nous recevons non pas trois m illions, m ais
sept, ce qui m o n tre à l’évid en ce l’in té rêt du g rand public
p o u r c e tte cause. M ais nous recev o n s aussi, envoyés p a r leurs
Pas de crédits p a re n ts désesp érés, cent cinquante dossiers d ’en fan ts atte in ts
de la m êm e m alform ation que la p etite M arie-L ine et destinés,
convenables ceux-là, à m o u rir: il ne p e u t ê tre q u estion de recueillir
p o u r eux — ni m êm e de d e m a n d e r — cen t cin q u an te fois trois
m illions: p re sq u e u n dem i-m illiard! Le recu eillerait-o n que le
Nous voulons p ro b lèm e ne serait pas résolu p o u r a u ta n t puisque nous ne
alerter co n naissons q u ’une p a rtie des cas — faible p e u t-ê tre — et que
d ’au tres, hélas! se rév élero n t p e n d a n t que l’on tra ite ra les
l’opinion p rem iers. O r, en sep tem b re 1957, une seule salle d ’o p ératio n
d o tée d ’u n cœ u r-p o u m o n artificiel existe en F ran ce , à M arie
L annelongue, e t le p ro fesseu r D u b o st n ’y p e u t o p é re r q u ’««
cœur ouvert p ar semaine!
1. T o u s les ch iffres d o n n é s d an s c e t a rtic le s’a p p liq u e n t à d es fran cs anciens.
Louis Merlin
et la petite tahitienne qu’il sauva.

Chronique de notre civilisation 117


Pendant trois heures, m oyens, le so u s -p a ie m e n t du p e rs o n n e l, tel q u ’il
n ’y a g u ère d e c h e f de service des h ô p itau x qui
le professeur Lenègre m'expose
ne p re n n e à sa ch a rg e tel ou tel c o ll a b o r a t e u r
la situation dram atique ind ispensable ou ne « c o m p l è t e » de sa p o c h e
de notre médecine du cœur leurs é m o l u e m e n t s m isérables. J ’a p p r e n d s le
te m p s passé à q u ê t e r des b rib es de crédits, à
Il est vraisem b lab le q u e ce tte histoire, si a t t a ­ veiller sur eux, à o b te n i r q u ’ils ne soient pas
c h a n te et si d r a m a ti q u e q u ’elle fût — mais ré du its au m o m e n t de l’ap p lica tio n , le d é c o u ­
p e u t-o n rés o u d re to u te s celles d o n t le r è g le m e n t ra g e m e n t s u r v e n a n t de te m p s à a u tr e av ec la
a p p a r t ie n t p a r n a tu r e à F É tat? — en serait restée fatigue, voire l’é p u is e m e n t, la d é c e p t io n aussi
là si, q u e lq u e s jo u r s plus ta r d m o n m é d e c in , de voir mises en v a le u r d es réalisation s é tr a n g è r e s
p ru d e n t, ne m ’av ait co nseillé: « A v otre âge, il q u ’on pourrait faire en F r a n c e :
est sage de p r o c é d e r c h a q u e a n n é e à un bilan « Il y a vingt ch iru rg ie n s en F r a n c e qui p o u rr a ie n t
c o m p le t. J ’aim era is bien q u e vous fassiez faire o p é r e r la p etite M arie-L in e. C e n ’est p as u n e
v otre é l e c tr o c a r d io g r a m m e p a r L en èg re. » q ue stion d ’h o m m e s, ni de m é th o d e s. D u b o st
M e voici q u e lq u e s jo u r s plus tard, allongé d ans o p è re aussi bien q u e le Dr. Lillehey. M ais il faut
la p é n o m b r e et ligoté p a r des éle c tro d e s , c hez lui d o n n e r les m oyens. N o u s ne les av o n s pas et
celui q u e ses pairs s’a c c o r d e n t à r e c o n n a î tr e , ne les a tt e n d o n s m ê m e plus. La m é d e c in e n ’est
avec son am i Soulié, c o m m e les d eu x « p a tr o n s » plus un a rt ou un m é tie r d ’artisans, fussent-ils de
d e l à m é d e c in e c a rd ia q u e . M o n « é le c tr o » , m a génie, c ’est d e v e n u — c o m m e to u t e la s c ien ce -
ra d io sco p ie et l’a u s c u lta tio n so nt p a rf a it e m e n t une industrie lourde. Il est in c o n c e v a b le q u ’on ne
d é c e v a n t e s p o u r celui qui y c h e r c h e r a it un « cas». réunisse pas d a n s un m ê m e lieu la r e c h e r c h e , la
A u m o m e n t où je vais m e re tire r, p o r t e u r d ’un m é d e c in e , la chirurg ie et l’e n s e ig n e m e n t. Il existe
m o t q u ’il écrit p o u r m on m é d e c in , d ’u n e é c ritu re un e n d ro it où l’on p o u rr a it g r o u p e r le lab o ra to ire ,
d o n t la lisibilité et la b e a u té é t o n n e n t c h e z un la c o n su lta tio n , le diagn ostic, les soins, la table
« to u b i b » , et où il lui d é c la re q u e j ’ai un c œ u r d ’o p é r a t io n et l’a m p h i th é â t r e , c ’est à Broussais.
de vingt ans, le p ro f e s s e u r m e fait signe de me C o n str u ire là un « Institut du C œ u r » qui réun irait
rasseoir, s’installe lu i-m êm e d e rr iè re son b u r e a u : to u te s les c h a ir e s et to us les c h e r c h e u r s de c a r ­
« M a i n te n a n t , p arlo n s sé rie u se m e n t, m o n s ie u r diologie de Paris, ça, ce serait u n e œ u v re ! E t ç a
M erlin . P arlo n s de la p etite M a rie -L in e... » rég lerait d ’un c o u p le cas de to u te s les pe tites
11 est six h e u re s et d em ie. Il sera n e u f h e u re s M arie-L in e... »
q u a n d je sortirai du c a b in e t. Les « p a ti e n ts » , Je sors de c h e z M o n s ie u r L e n è g re ( c a r les é t u ­
d a n s le salon d ’a tt e n te , o n t dû ce soir-là se d iants en m é d e c in e et les in te rn e s n ’utilisent pas
c o n tr a c te r , p a lp ite r ou ex tra sy sto le r à to u r de le « M o n s i e u r le p ro fe sse u r» ni le « M a î t r e » ,
c œ u r, se c o n so la n t p e u t- ê tr e en p e n sa n t q u e le mais le « M o n s i e u r » p r o n o n c é av ec u n e g ra n d e
cas du m a lad e qui les p r é c é d a i t d e v a it ê tr e bien d é fé r e n c e , to u t c o m m e à l’A c a d é m i e française)
grave p o u r n é c e ss ite r u n e co n su lta tio n d ’une avec un é le c tr o c a r d io g r a m m e idéal, mais a tte in t
d u ré e aussi d é m e s u ré e . d ’un virus sin gu lièrem ent actif et te n a c e : résou dre
La « c o n su lta tio n » est g rave en effet. Je d é c o u v re le cas de to u te s les p e tites M a rie -L in e .
petit à petit, au fur et à m e s u re d e l’exposé A lo rs c o m m e n c e n t des ré u n io n s d e travail où
lu m in eux et « c lin iq u e » du p ro fe sse u r L e n è g re, l’a u to rité , la finesse, la d ip lo m atie de M. de
un m o n d e n o u v e a u : la no blesse et la m isère de G a u d a r t d ’A lla i n e s s e m a r ie n t h e u r e u s e m e n t à la
l’hôpital, la lutte du m é d e c in non p as c o n tr e la fougue de C h a rle s D u b o st. Et, d û m e n t enseigné
m alad ie — c ’est son rôle n a tu r e l —, m ais c o n tr e et p o ss é d a n t bien « le dossier du c œ u r » , je
la ro u tin e , l’a d m in is tra tio n , la v étu sté, la p a u ­ d e m a n d e un j o u r a u d ie n c e au Dr. X a v ie r
v reté des é q u ip e m e n ts , le c a r a c t è r e inh u m ain des L e c la in c h e , alors d i r e c te u r g é n é ra l de l’Assis­
salles c o m m u n e s , le m a n q u e d ra m a ti q u e de ta n c e P u blique. Il a déjà fait travailler d ’a rr a c h e -

18 Les États-Généraux du cœur


pied ses c o ll a b o ra t e u rs : les plan s de C e n tr e de ce petit b o n h o m m e , c a r il ne sait pas. M ais il
C ard io lo g ie de Broussais — fu tu r Institut du est bleu et, sur l’im p lacab le é c ra n d e rayons X
c œ u r - sont prêts. Et il faut bien q u e je pose les plac é d e v a n t lui, son th o ra x a p p a ra î t tra n s p a re n t.
d eu x q ue stio n s-clés: A la p lace d u c œ u r, il y a u n e p e tite tê te de m ort.
— C o m b i e n d ’a rg e n t vous faudrait-il p o u r c o n s ­ C ’est p o u r sa u v e r ce pe tit e n fan t-là qu e je fo nd e
tru ire le b lo c c h iru rg ic al à c œ u r ou v e rt? « L e s C œ u r s d ’E n fa n ts » ce s o i r 2. J a c q u e s
— C e n t millions. A n to in e et l’é q u ip e d e Vous êtes formidables sont
— E t si je v o u s a p p o r t e ces c e n t millions, sous pression. L ’in d ica tif de l'Amour des trois
c o n stru ire z -v o u s le C e n tre - la b o r a to ir e , m é d e c in e oranges m a r tè le u ne fois de plus les esprits.
et am p his? B ellem a re a n n o n c e :
— Oui! J ’ai deux grandes nouvelles à vous com m u­
J ’avale un p e u m a salive: niquer:
— Alors, M o n s ie u r le d i r e c te u r g é n éra l, je pe nse La p etite M arie-Line est revenue des U .S.A.
qu e je p o u rr a i vo us a p p o r t e r les 100 millions. «avec un cœur tout neuf», elle est une petite
Je ne sus ja m a is si, à ce m o m e n t- là , le D r. Le-
fille c o m m e les a u t r e s , elle court c o m m e les
cla in c h e m ’av ait pris p o u r un fou, mais il était
a u t r e s , elle vivra c o m m e les a u t r e s , elle sera
bien é v id e n t qu e, c o n tr a ir e m e n t au conseil de
p ru d e n c e de m o n m é d e c in c ’éta it d ’un p sy ch ia tre une m aman c o m m e les a u t r e s .
d o n t je relevais p lu tô t q u e d ’un c a rd io lo g u e . Vous vous souvenez aussi que, à la suite de
Il n ’e m p ê c h e q u e j ’étais d a n s c e tt e position où je l’appel que nous avions lancé pour elle, nous
me suis mis plusieurs fois d a n s m a vie ta n t elle avions reçu cent cinquante dossiers d ’enfants
est e x c ita n te : n ’a v o ir d ’a u tre issue q u e de atteints de malformations cardiaques semblables
« fo n c er» . à la sienne. Or la seconde nouvelle que j ’ai à
L o rs q u ’il y avait e n c o r e des fêtes foraines, des vous annoncer ce soir est celle-ci: de ces cent
b a ra q u e s de lu tte u rs d a n s les foires et des bo-
cinquante dossiers, il n ’y en a plus que cent qua-
nisseurs d a n s les b a ra q u e s , le b o n im e n te u r , a p rè s
rante-six... Faute d ’avoir pu être opérés à temps,
av oir p ré s e n té « les n o m s et a v a n ta g e s de c h a c u n
des lu tte u r s» , d é c la ra it a v a n t de faire ap p el aux quatre petits enfants sont déjà m orts... Nous
amateurs : « M a i n te n a n t , au pied du m u r le avons donc deux moyens pour «liquider» ces
m a ç o n , à l’œ u v r e l’o u v rie r!» J ’étais le dos au dossiers — et tous ceux que nous ne connaissons
m ur, et il fallait me m e t tr e à l’œ u v r e p o u r tr o u v e r pas, et tous les nouveaux, qui se constituent
« m es» c e n t millions. chaque jour. L e prem ier moyen, très simple, est
celui qui est employé en ce m om ent: ne ri e n
Il fallait 1 0 0 millions. Un seul appel faire. A uquel cas, dans quelques mois, dans
quelques années au plus tard, il n ’y aura plus u n
au public nous en rapporte 2 0 4
s e u l dossier sur cette table... S i vous pensez que
C ’est le 30 d é c e m b r e 1957 au soir. n o u s n ’a v o n s p a s le d r o i t de laisser se conti­
Sylvain F lo irat, p ré s id e n t d ’E u r o p e N°. I m ’a nuer ce massacre des innocents, alors fondons
d o n n é c a rte b la n c h e , to u s les c o ll a b o ra t e u rs de ensemble le prem ier bloc opératoire à cœur
la statio n so nt « s u r le tas» et l’O ré a l a mis ouvert. Coût: cent millions!
à n o tre disposition les trois c e n ts v o itu re s d e son Les p ro fesseu rs de G a u d a r t d ’A llaines, M o u q u in ,
p a rc a u to m o b ile p o u r « ratisser» to u t e la F r a n c e . L e n è g re , Soulié, D u b o st et le Dr. L e c la in c h e
C h a c u n e d ’elles p o rte une affiche de S avignac d é c riv e n t ce q u e p o u r r a ê tre le c e n tr e de
qui est la plus b o u le v e r s a n te de ses c ré a tio n s : Broussais.
elle r e p r é s e n te un p e tit g a rç o n à la b o n n e balle 2. L ’a u te u r a ra c o n té en d é ta il c e tte a v e n tu re d a n s le se co n d to m e
ro n d e. Il se tie n t bien d ro it et so u rirait p re s q u e , de ses M é m o ire s : C'était Formidable! (J u llia rd , éd.).

Chronique de notre civilisation 119


Et c ’est à moi que revient le grand honneur de les deux cents millions? — Alors, me répond-il,
lancer l’appel: nous construirons un bloc chirurgical de quatre
Cent millions... Nous les aurons! salles d’opération, dont deux à cœur ouvert, et il
Je suis de ceux qui, comme Jean-Paul Le sera unique au monde ! »
Chanois, marchent en portant sur leur dos la Quarante-huit heures après, nous avions recueilli
p e tite fille E sp éran ce. Je crois que, les uns et DEU X CENT QUATRE MILLIONS.
les autres, nous sommes tous entrés dans la vie
Une convention lie l’association « les Cœurs
avec elle. Nombreux sont ceux qui l’ont posée à d’Enfants» à l’Assistance Publique de Paris: les
terre, la croyant trop lourde. C ’est à nous de fonds récoltés serviront exclusivem ent à payer,
leur tendre la main et de la leur m ontrer à nou­ sur les signatures jointes des deux organismes,
veau, la p e tite fille E sp éran ce, perchée gaie­ les bâtisseurs et fournisseurs du bloc opératoire.
ment sur notre épaule, parce que le miracle avec J’ai la naïveté de croire que, du moment que
elle, c’est que, quand nous croyons la porter, l’argent est en caisse, les travaux vont com ­
c’est elle au contraire qui nous soutient et nous mencer. Car ce qui est long n’est pas de récolter
fa it avancer. Je prends dans mes bras, mes très 200 millions mais de les faire accepter.
Car tous les appétits, toutes les jalousies et toutes
chers amis, la p e tite fille E sp éran ce et marche
les petitesses se déchaînent. Qu’un centre de
avec elle sur les ondes vers chacun de vous. Je cardiologie destiné à devenir l’institut du Cœur
sens son cœur battre contre le mien, comme je manquant dramatiquement à notre pays -soit
sentais hier celui de mon petit-fils. Je com­ fondé ou non, peu importe! Ce qu’il faut c ’est que
mence à entendre le vôtre battre à notre unisson. chacun reçoive un peu de manne et fasse sa
Et je sais ainsi que vous ferez to u t pour qu’il petite « gratte » sur les crédits considérables qui
n’y ait plus en France de cœur d ’enfant qui seront nécessaires pour achever l’œuvre.
s ’arrête de battre... Pour donner un coup de sem once au directeur
général de l’Assistance Publique qui a pris coura­
Pierre Bellemare reprend, répète, convainc. geusem ent des engagements, le Conseil muni­
« Il y a une voiture à la marque des C œ u rs cipal de Paris refuse les 204 millions des « Cœurs
d ’E n fan ts devant chaque bureau de p o ste de d’Enfants». D eux m édecins — chose curieuse —
Paris et de la région parisienne. Rechaussez- mènent la manœuvre. L’un d’eux s’oppose à la
vous, sortez, allez porter votre obole! Demain, dém olition des croulants baraquem ents de
Broussais sur l’em placement desquels doit être
nos voitures seront en province. Il nous faut bâti le centre de Cardiologie. La raison véritable
cen t m illions! Rechaussez-vous, sortez... » et cachée de la sollicitude de cet éminent pra­
Les artistes les plus connus se transforment en ticien pour ces « baraques Adrian » en planches
«ramasseurs» bénévoles et ramènent à nos datant de la guerre de 14? Elles abritent quelques
studios de la rue François-l" des sacs qu’ils incurables qui devront être transférés en banlieue.
traînent, tant ils sont lourds de « mitraille». Pièce Or il est conseiller municipal du quartier et ne
de cent francs par pièce de cent francs, les veut pas perdre d’électeurs!
caissiers de la B.N.C.I. com ptent toute la nuit Quant à l’autre médecin qui mène l’offensive, il
les gouttes de cette rivière de bonté. déclare solennellement à la tribune du Conseil
A cinq heures du matin nous avons déjà récolté municipal de Paris: «U n centre pour sauver des
quarante et un millions de monnaie. D e grosses enfants bleus? A quoi bon, Messieurs? D es enfants
souscriptions s’annoncent. Et la province n’a pas bleus, /e n’en ai jam ais vu! »
encore été collectée. Entre-temps, je reçois des émissaires m’expliquant
J’appelle en pleine nuit le Dr. Leclainche, qui que « si je consentais à partager les 204 millions
ne dort pas plus que nous: « Et si nous atteignons entre plusieurs destinataires intéressants, les

120 Les États-Généraux du cœur


choses pourraient s’arranger». Le médecin-qui- dit, je me trouve « en infraction » : « Les Cœurs
n’a-jamais-vu-d’enfants-bleus vient me trouver, d’Enfants» ont très exactem ent «quêté sur la
lui aussi, pour me préciser « qu’il ne m’en veut voie publique » sans autorisation...
pas» et me demander «si je n’aurais pas pour Alors, dans le silence qui s’est établi, un Monsieur
lui une petite place de médecin d’entreprise» à cheveux gris se lève, l’allure digne et un peu
(il est mort depuis, que sa petite âme repose sévère d’un ancien magistrat. C ’est le Commis­
en paix...). saire du Gouvernement. « Après plus de quarante
Plus je suis l’objet de telles démarches, pressions ans de carrière au service de ce pays, déclare-t-il,
et marchandages et plus je m’attache farou­ j’ai toujours remarqué qu’aucune grande chose
chem ent à ma position: « Les auditeurs d’Europe n’avait jamais été réalisée grâce à l’alinéa 5
N° I ont donné 204 millions pour le Centre de du paragraphe 12 ter de l’article 24 de tel arrêté.
Cardiologie de Broussais. A ffecter à une autre M. Merlin n’a pas échappé à cette règle. Il a fait
destination une fraction, même infime, de cette une grande chose. Je souhaite que cette A s­
somme serait un détournement que je n’ai pas le semblée la réalise com plètem ent et lui en dise
droit de commettre. » son merci... » Je ne suis pas sûr que si cet honnête
homme ne s’était pas levé à cet instant, il y aurait
aujourd’hui un centre de Cardiologie à Broussais...
J'ai quêté sur la voie publique A sa session suivante, grâce à la ténacité du
sans autorisation préfectorale Dr Leclainche, le Conseil municipal accepte les
204 millions et vote les crédits de l’Assistance
Je suis enfin convoqué devant le Conseil de Publique.
surveillance de l’Assistance Publique. D ès l’entrée, En 1961, M. Bernard Chenot, ministre de la
je sens que «je suis l’accusé ». D e cette assemblée Santé publique inaugure le Centre René Leriche.
d’une quarantaine de personnes, des questions Dans le hall d’entrée accueillant et fleuri, qui
fusent, méchantes, imbéciles, au minimum fiel­ fait qu’après lui on ne pourra plus bâtir
leuses. Vouloir à toute force offrir 204 millions « d'hôpitaux de papa », une plaque de bois précieux
paraît suspect à ces braves gens. Ils veulent harmonieusement veiné porte cette phrase en
savoir ce que je peux bien avoir « derrière la caractères nobles:
tête». - Rien, que d’aider à fonder un Centre
de Cardiologie dont la France a besoin. « Quel CE BLOC OPÉRATOIRE
intérêt y trouvé-je? — Aucun, si ce n’est l’intérêt a été édifié sur l’initiative
général. » et avec l’aide financière de l’Association
Je m’identifie au toro qui, adossé à la barrière, LES CŒ URS D ’ENFANTS
résiste en donnant des coups de tête à droite et grâce à la générosité des auditeurs et amis
à gauche à de mauvaises estocades et que les d’EUROPE N-I
subalternes essayent d’entraîner dans « la ronde
des enterreurs». Le professeur Dubost — qui a succédé à
Un homme se lève dans le fond de la salle. Il est M. d’Allaines — et son équipe y réalisent aujour­
conseiller général de la Seine. Je sens que celui-là d’hui autant de « cœurs ouverts » que la clinique
tient le poignard — la puntilla — et qu’il' a été M ayo à Rochester.
chargé du coup de grâce: «M . Merlin peut-il Après le premier bâtiment, l’Assistance Publique
nous indiquer la date et le numéro de l’arrêté construit une Banque du Sang m odèle, le labo­
préfectoral qui l’a autorisé à quêter sur la voie ratoire de recherches et installe à Broussais le
publique? » service de M. Soulié. Il reste encore, pour
Alors que pour toutes les autres questions, j’ai achever la grande idée de « l’institut du Cœur»
répondu du tac au tac, je marque une hésitation : à implanter un nouveau bâtiment destiné à
je n’avais pas prévu ce coup-là et, com m e on M. Lenègre, dont le service à Boucicaut, avec

Chronique de notre civilisation 121


ses salles c o m m u n e s relève e n c o r e du M o y en - et d e d e v e n ir n o tre « h a u t- p a r l e u r » . C ’est u n e
A ge ( e n c o r e les m alad es d e s H o sp ic e s d e B a u n e tâ c h e qui, sur le p lan nation al, est plus g ra n d e ,
avaient-ils c h a c u n leu r cellule!) plus belle et plus utile e n c o r e q u e celle des
C ’est là le d o m a in e du V' plan où l’initiative « C œ u r s d ’E n fa n ts » .
privée est d é p a ss é e et d é s a r m é e . M ais il é tait Utile et belle, j ’en suis c e rta in , m ais je m ’effraye
dit q u e je ne g uérirais ja m a is du virus q u e d e l’a m p l e u r d ’un e telle tâ c h e . Je sais co m b ie n
m ’avait inoculé le p ro f e sse u r L e n è g re d a n s la elle o c c u p e r a m o n esprit et m o n te m p s, et
p é n o m b r e de son c a b in e t. j ’hésite, pris e n tr e l’en th o u s ia sm e et la raison.
Et, voici d eux ans, il vient m ’en faire u n e s e c o n d e D eu x faits fe r o n t p e n c h e r la b a la n c e , da ns
injection : il m e rév èle la situ atio n à la fois d r a m a ­ lesquels, sensible à c e rta in s « signes » c o m m e je le
tiq ue et p a ra d o x a le , a n g o is sa n te et p re s q u e suis, je ne p o u rr a i q u e voir le doigt d é lib é ré de
risible, ta n t elle est ridicule, d es m ala d ie s cardio- l’e x a lta n t D estin...
vasculaires, d e s c a r d i a q u e s et de la card io log ie
en F r a n c e . J ’a p p r e n d s ainsi q u e ces affectio ns
re s p o n sab les de la m oitié des d é c è s en F ra n c e
Pour alerter l'opinion, nous lançons
n ’in té re ss e n t ni les p o uv oirs p ub lics ni le public. l'idée des États Généraux du Cœur
Les p re m ie rs ne lui ré s e rv e n t rien d a n s le Ve plan
(pas plus d ’ailleurs q u e d ans le IVe ni d a n s les A u p rin te m p s d e 1965, fu yan t la C ô te et la
p ré c é d e n ts ) et le s e c o n d co n sid è re q u ’il est C o lo m b e d ’O r, je m o n te , la c a n n e à la m ain, la
naturel de m o u r ir du c œ u r. ro u te o d o r a n t e qui d o m in e S ain t-P aul de V en ce
M o u r ir d ’un c a n c e r, de la le u cé m ie, ou du rein, et m è n e à la F o n d a ti o n M a e g h t. J ’y suis seul,
ou sur la ro u te ne son t pas d e s m o rts naturelles. en plein midi, à c e tte é p o q u e d e l’an n é e . Je flâne
C ’est p o u rq u o i des c ré d its c o n sid é ra b le s sont d a n s les'salles, m ’a r r ê ta n t d e v a n t tel B r a q u e ou
lé g itim e m e n t a ttrib u é s aux r e c h e r c h e s sur le tel L éger, sors sur les terrass es p e u p lé e s de
c a n c e r, la le u c é m ie , aux e x p é rie n c e s sur le rein G ia c o m e tti v ertica u x et n o u e u x c o m m e les
ou à la p r o t e c ti o n de la route. tr o n c s des pins qui les e n to u r e n t. J ’e n tr e d a n s la
M ais le c œ u r, c ’est « n a t u r e l » . D o n c zéro p o u r salle d e s M iro et reçois un c h o c : d a n s le coin
la re c h e r c h e , zéro p o u r l’é q u i p e m e n t et z é ro p o u r g a u c h e est a c c r o c h é un g ra n d t a b l e a u intitulé
les lois sociales. Et p o u r t a n t c h a q u e famille « le D isq u e ro u g e » et d a n s son coin figure e ffe c ­
c o n tin u e à ê tr e p é r i o d iq u e m e n t, d o u lo u r e u ­ tiv e m e n t un disque, vu à trave rs un e sorte de
se m e n t et b r u t a le m e n t d é c im é e ! C ’est c o m m e si grille noire. Le ch o c vient d e ce q u e p o u r moi
l’on avait c h a rg é G rib o u ille de la lu tte c o n tr e ce n ’est pas un disque, mais un c œ u r , et un c œ u r
l’infarctus... malade: qu elle « m a r q u e » b o u le v e r s a n te et
— C e la p ro u v e , dis-je à M. L en èg re , q u e le p restigieuse ce serait p o u r la F o n d a ti o n N a t i o ­
c a n c e r, la le u c é m ie et le rein on t su, c o m m e nale de C ard io lo g ie !
la polio, sensibiliser le public, et la ru b riq u e D è s m a r e n t r é e à Paris, j ’écris à M. A im é
d es faits-divers e n tr e ti e n t q u o ti d ie n n e m e n t la M a e g h t, q u e je ne c o n n a is pas, p o u r lui dire la
hantise de la r o u te (« p a rtir c ’est m o u r ir un p e u » , très réelle a d m ira tio n q u e je ressens p o u r « un
mais q u a n d m ê m e p a s à raison de 100 m o rts p a r F ra n ç a is qui a fait q u e lq u e c h o s e » et lui p r é ­
w eek -en d ). s e n te r m a r e q u ê te . Je précise d ’ailleurs q u e je la
Le c œ u r, lui, n ’a pas su « faire sa p ub licité ». lui exp rim e en m e s u ra n t sa vanité: je trouverais
— C ’est p o u rq u o i un c e rta in n o m b r e de collè gu es n aturel que M iro ne désire pas voir tran sfo rm é
c a rd io lo g u es et moi v e n o n s de c r é e r la « F o n ­ en c œ u r ce q u ’il a app elé un disque, ne veuille
d a tio n N a tio n a le de C a rd io lo g ie » et je viens vous p as q u ’on utilise le coin d ’un t a b l e a u q u ’il a
d e m a n d e r en leu r n o m d ’ê tr e — seul « laïc » p a rm i c o m p o s é c o m m e un « t o u t » e t qu e, plus sim ­
no us — n o tre c o n se iller d a n s ce d o m a i n e du p le m e n t e n c o re , il ne so u h a ite pas q u ’on en fasse
« faire-savoir » qui n o u s fait to u jo u rs un p eu p e u r un e re p r o d u c tio n . Les se m a in e s pa sse n t, sans

122 Les États-Généraux du cœur


La « marque » exécutée par Miro pour la Fondation de Cardiologie.

Chronique de notre civilisation 123


réponse: c ’est bien dans la logique des choses. une œuvre si parfaite qu’elle semble avoir été
J’ai déjà abandonné mon rêve quand je reçois longuement caressée par un sculpteur de génie
certain matin un coup de téléphone: «Aim é Je ressens le mêm e choc que devant le Miro: un
M aeght... Pardonnez mon silence... J’étais aux cœur est là, si admirable de forme et de matière
États-Unis, je rentre, suis avec Miro et vous qu’on le dirait palpitant... Un cœur de marbre
apporte sa réponse: elle est négative, mais j’ai poli par les eaux et les ans.
une autre proposition à vous faire: Miro est Je l’emporte dans mes deux mains com m e un
disposé à dessiner une marque originale pour pesant et merveilleux trésor et le ramène à
votre Fondation, j ’en tirerai un nombre limité de Paris. Dans mon bureau où, pour mieux tra­
lithographies et ce sera le fond de caisse de la vailler, je m’entoure des symboles de ceux et de
Fondation N ationale de Cardiologie... » ce que j’aime, j’ai posé mon cœur du Tarn sur le
Je regrette qu’on ne puisse pas sauter au cou par velours écarlate d’un écrin. Il doit être fascinant
téléphone: aucun organisme au monde n’a car il n’est pas un visiteur qui ne se penche sur
jamais eu le privilège d’une marque de Miro. Et, lui en me demandant son origine. Je réponds avec
comble du com ble, cet inestimable présent le plus grand sérieux: « C’est un cœur antique! »
rapportera de l’argent ! Ce que je ne dis pas, c ’est qu’il est l’un de ces
Je n’ai plus dès lors qu’à me mettre à la tâche. chaînons mystérieux qui m ’attachent à la cause
Je pars en vacances — seul moment où, avec les du Cœur.
week-ends on puisse véritablement travailler
— avec « le Cœur» dans un coin de mon cerveau
où un ordinateur miniaturisé se déclenche et tra­ Demain, on pourra sauver de
vaillera sans bruit au plan de bataille. l'infarctus des milliers d'hommes
M ’étant aperçu après avoir quelque peu voyagé
dans le monde que je pourrais peut-être com ­ Alors reprennent les réunions de travail où
mencer à mieux connaître mon pays, je me fixe j’interroge les cardiologues, écoute, apprends,
cet été-là dans les gorges du Tarn, au château choisis les faits, dégage les arguments qui me
de la Caze qui en est pour moi le lieu le plus paraissent susceptibles de frapper. J’essaye aussi
attirant et le plus typique, tant l’harmonie est de m’initier aux problèmes à résoudre, à l’état des
parfaite entre la saignée abrupte du rocher, l’ocre recherches, pour pouvoir déterminer celui d’entre
de ses murs, les feuillages tremblants de la vallée eux qu’on devra d’abord attaquer, celles qui ont
et la verte profondeur de l’eau qui court. quelque chance de «déboucher» sur du concret
Je marche souvent dans le lit du fleuve, moi qui dans un délai assez proche. Car je sais bien qu'on
ne suis pas « pétrophile » (encore que la collection ne peut obtenir un effort de quiconque que si on
de pierres me paraisse au moins aussi intéressante lui présente un but précis et qu’il puisse être
que celle des porte-clés), mais je suis sensible à la rapidement informé des résultats obtenus.
perfection des formes, au toucher, doux comme J’ai gardé, parmi d’autres, un souvenir parti­
la peau, et au raffinement des teintes de ces culièrement profond d’une discussion entre
cailloux roulés depuis des milliers d’années: gris MM. Lenègre et Dubost sur la possibilité d’inter­
souris, ocre pailletés d’or ou rose tendre. Parfois, vention sur les coronaires: on opère bien une
l’éclat d’un marbre m’attire, mais je le regrette appendicite, pourquoi ne pas penser un jour
vite: le marbre casse et ne prend pas la seule opérer l'infarctus pendant le court temps qui
forme qui ém euve, la courbe, qui est celle du s’écoule avant que le myocarde ne devienne un
corps humain. Le marbre des gorges, avec ses muscle mort?
arêtes vives, n’est jamais qu’un débris. Le m édecin et le chirurgien discutent de la façon
Or une fin d’après-midi, dans l’ombre bleue qui d’atteindre les coronaires —par la poitrine ou par
com m ence à emplir doucem ent la vallée pro­ le dos —, de la technique à adopter pour les dé­
fonde, un dernier rayon du jour finissant frappe boucher, des risques supplémentaires encourus

124 Les États-Généraux du cœur


du fait que les artères à opérer seront des artères Mais même quand tous les concours sont béné­
malades, du nombre de chances de réussite. voles — et l’aide des « Cœurs d’Enfants » avec
Et puis tout à coup Charles Dubost pose LA Europe N° I, la collaboration de Christian
question: «Q uel est le client que tu m’enverras Delclaux sont plus que précieuses — une organi­
la première fois? » Du coup, le problème dépasse sation comme celle des « Etats Généraux du Cœur »
le domaine de l’anatomie, du scalpel, du tire- nécessite une mise de fonds. Aussi, lorsque mon
bouchon-à-caillots ou de la couture d’artères dernier volume de M ém oires a paru, ai-je adressé
d’un millimètre pour prendre la dimension de la à mes amis une prière insolite: au lieu qu’ils
Vie. Les deux hommes face à face sont aussi reçoivent le cordial et traditionnel hommage de
dissemblables que leurs tâches: Jean Lenègre, mon bouquin, je leur demandais de bien vouloir
le m édecin, avec son crâne d’un diamètre excep­ l’acheter et, qui mieux est, de l’acheter plus cher
tionnel de « Je-sais-tout», ses mains jointes, le que chez leur libraire! Ils se montrèrent « formi­
veston strict, le parler apaisant et lent, la pensée dables»: en huit jours, plus d’un million et demi
profonde et le vocabulaire chatoyant. Charles tombaient dans la caisse de la Fondation...
Dubost, le chirurgien, athlétique dans sa blouse
échancrée à manches courtes, le cou et les bras
puissants, capable de porter un malade à bout Planète est la première revue à
cle bras, direct, fonceur, habitué à prendre une présenter le dossier du Cœur
décision à la fraction de seconde même — parce
que c’est parfois cette fraction de seconde qui Aim é Maeght, homme de cœur et d’action, a
sauvera la vie de l’être endormi devant lui sous trouvé la formule la meilleure, juridiquement et
le scialytique vert, entouré de fantômes bleu pâle. financièrement pour tenir sa promesse: il veut
— Quel est le client que tu m’enverras la pre­ que sa Fondation ait non seulement la vocation
mière fois? répète Dubost. Un « infarctus foutu»? d’art graphique et sculptural qui a fait sa jeune
Lenègre qui n’a pas répondu la première fois célébrité mais qu’elle soit élargie à la musique,
regarde ses mains, relève la tête. à la poésie et au spectacle, et qu’elle comporte
— N on, je ne crois pas que je t’enverrai un aussi une section des «Sciences de l’Hom m e»,
infarctus foutu parce qu’il n’aura pas pu dire la cardiologie étant l’une d’elles. Et les fonds
qu’il était d’accord... Je t’enverrai plutôt un recueillis dans ce but à l’appel de « la Société
homme atteint d’une angine de poitrine dont il des Amis de la Fondation Maeght» seront attri­
ressent par jour dix ou vingt crises. Car il arrive bués aux services de cardiologie selon les avis
toujours dans ces cas-là un moment où cet de la Fondation Nationale.
homme te dit: «D octeur, j’aimerais mieux Planète enfin, fidèle à sa ligne de découverte et de
mourir.» Alors tu peux lui poser la question: connaissance, est la première revue qui constitue,
tu peux lui donner le choix. Je crois, vois-tu, que publie et ouvre le « D ossier du Cœur » avant
c’est mieux sur le plan moral, sur le plan médical, même les États Généraux qui vont se tenir pour
sur le plan humain... sur le plan religieux aussi. la première fois.
Il est certain qu’un jour, avec beaucoup de pru­ J’essaierai pour ma part de recréer pour «le
dence, après beaucoup de tâtonnements, après Cœur» l’immense mouvement d’enthousiasme
certains échecs aussi, on opérera l’infarctus et qu’avaient soulevé «L es Cœurs d’Enfants».
on sauvera des milliers d’hommes. Je n’oublierai Certes, l’enfant est un élém ent d’émotion incom ­
jamais pour ma part cet instant où, dans le parable. Mais l’infarctus n’est-il pas un levier
bureau apaisant du Centre de Broussais j’ai singulièrement puissant du fait qu’il peut demain
assisté, dans la conversation entre ces deux foncer sans prévenir sur les miens, sur moi, sur
hommes, à la naissance de quelque chose. les vôtres, ou sur vous?
Et je connais peu de richesses qui vaillent dans LOUIS MERLIN.
la vie un instant com m e celui-là...

Chronique de notre civilisation 125


ARTERE JUM ELEE
■:A:
ARTERE SOUS-C LAVIERE G AUC HE

TR ON C ARTERIEL SUPÉRIEUR ^

CROSSE DE L'AORTE
VEINE CAVE SUPERIEURE

D essin de B re t K o ch .
Le dossier du cœur
Comment il fonctionne. Les menaces qui pèsent sur lui.
Les moyens dont on dispose pour le réparer.
L'avenir de la médecine et de la chirurgie cardiaques.
Un bilan scientifique présenté par Camille Delio

Regardons l'autre face de la vie...


Q u ’est-ce que Si le fa n ta stiq u e n ’est a u tr e q u e le réel c a c h é — et non le faux
m erveilleux d o n t on l’a c c u se — p re s se n ti av ec gén ie p a r le biais de
l’infarctus? l’art, du rêv e ou de l’in tuition p u re , il p e u t l’ê tr e é g a le m e n t p a r
le biais d e la te c h n iq u e , de l’intelligen ce et de l’efficacité. Il suffit
p o u r s’en p e r s u a d e r de voir b a ttre p e n d a n t q u e lq u e s h e u re s le
c œ u r d ’un h o m m e à nu. Il suffit p o u r c o m p r e n d r e d ’assister à
La greffe du u n e o p é ra tio n à c œ u r o u v e rt. Si le voile enfin e n tr e le m o n d e
cœ ur est-elle e x té r ie u r et le m o n d e in térieu r, e n tr e le visible et l’invisible
est b ien tel q u e celui a u q u e l no us n o u s h e u rt o n s sans cesse sans
possible? ja m a is le tr a v e rs e r to u t à fait, rien ne p e u t en d o n n e r u n e im age
plus c o n c r è t e q u e la b a rr iè re de tissu qui sép are le visage lisse,
im m o b ile et clos d ’un j e u n e g a rç o n e n d o rm i, du c a rr é c o u v e rt où
b a t son c œ u r , é n o r m e et a n o n y m e au milieu d e s « c h a m p s » bleu
Où en est pâle qui l’e n to u r e n t ’. A rrivés à n eu f h eu res du matin, nous reste ron s
la chirurgie plus de hu it h e u re s p e n c h é s au -d essus d e la ta b le d ’o p é ra tio n à
tr a v e rs u n e c o u p o le de v erre, plus ém erve illés q u ’im p ression né s,
cardiaque? o u b lia n t d e v a n t la p u is san ce et la b e a u té de ce c œ u r et de ce
visage, le sang et la g ig a n te sq u e o u v e rtu re . Il s’agit, nou s sem ble-
t-il, de bien a u tr e ch ose et du rare privilège d ’un in stan t ho rs du
m o n d e où g râ c e à c e tt e fe n ê tre en plein th o r a x , l’in té rie u r d ’un
Que peut-on ê tre h u m a in n o u s est offert en m ê m e te m p s que l’a u tr e face d e la
attendre du vie d a n s son b a t t e m e n t et son in c o m p a r a b l e d é ro u l e m e n t .
1. Les c h a m p s o p é ra to ire s ne so n t a u tre s q u e les d rap s qui e n to u re n t c o m p lè te m e n t le c o rp s
proche avenir? p o u r ne laisser à d é c o u v e rt q u e la p a rtie o p é ré e . A tte in t d ’un ré tré c isse m e n t d es valvules
sigm oïdes, le c œ u r d e ce je u n e g a rç o n ne p o u v a it fo n c tio n n e r q u ’au prix d ’un e fatigue p e rm a ­
n e n te . C ’est ce qui e x p liq u e son a sp ec t h y p e rtro p h ié q u i d é p a ssa it alo rs larg e m e n t la taille du
poin g qui lui est g é n é ra le m e n t a ttrib u é e .

Les bilans scientifiques 127


Vague remous entretenu par quelques cils vibra- mécanisme, mais dont on ignore la cause première.
tiles à l’origine, simple crispation d’un repli de Il faut imaginer le long d’une trame de cellules
vaisseau contractile plus tard, ce battement ne fut spéciales, organisées en faisceaux et dont les
pendant longtemps qu’une tentative de propul­ fibres se nouent de points en points sous forme
sion des liquides internes, le premier effort et d’entrelacs et de pelotons ganglionnaires, la dif­
l’apprentissage inconscient de nos ancêtres fusion répétée et coordonnée 70 fois par minute
poissons pour nourrir leurs cellules. d’une onde d’excitation qui, se propageant des
oreillettes aux ventricules, se transforme en onde
de contraction au fur et à mesure de son irra­
Notre système cardio-vasculaire est né diation dans l’épaisseur du cœur.
d'une poche d'eau de mer en marche Autrement dit, ce dernier possède une double
structure: un réseau directeur et conducteur
Perpétué au cours de l’évolution et devenu extrêmement fin, noyé dans une masse musculaire
muscle, il assure aujourd’hui chez l’homme la plus ou moins plastique. Le premier convertit
course de plus de 7 litres de sang par minute son énergie en signal électrique; la seconde
— soit 600 000 tonnes en cent ans — le long des répond à ce signal par la contraction immédiate
96 000 kilomètres d’artères, de veines et de capil­ de ses cellules.
laires que constitue son système vasculaire. D ès lors l’automatisme est simple: les impulsions
Autrement dit le cœur, qui s’est développé à sont lancées à cadence très rapide à partir d’un
partir d’une vie aquatique, n’a eu au cours de son point situé dans l’oreillette droite et gagnent
histoire d’autre but qu’entraîner toujours plus l’oreillette gauche en 3/100 de seconde; elles
vite et toujours plus loin le liquide dont il était sont recueillies et condensées au niveau de la
issu. cloison qui sépare oreillette et ventricule par un
Parallèlement, ce liquide, véritable poche d’eau relais automatique qui les ralentit et les canalise
de mer en marche, trouvait au fur et à mesure de vers la paroi médiane du cœur; il les diffuse
la lente alchimie qui allait le transformer en sang ensuite en deux branches distinctes pour atteindre
circulant, l’impulsion nécessaire à sa rotation, à grande vitesse les arborisations terminales
exigeant de la part du moteur et des circuits tendues sur la surface interne des ventricules. Le
conducteurs un perfectionnem ent croissant. ralentissement intermédiaire n’a d’autre but que
Si bien qu’autour d’une pulsation originelle s’est permettre la contraction com plète des oreillettes
peu à peu édifiée une coque musculaire unique, avant que ne débute la stimulation des ventri­
étroitement solidaire de ses ramifications et dont cules. Si bien que le fonctionnem ent du cœur
la nature très particulière demeure une énigme. repose entièrement sur ce fragile circuit et
En effet, si le cœ ur ressemble à tous les m uscles dépend du rythme imposé 24 heures sur 24 par
du squelette par la qualité de ses fibres, sa le minuscule centre de commande, véritable p ace
contractibilité et sa puissance, il n’en est pas m aker sans lequel l’anarchie serait com plète. En
moins très différent et possède une résistance fait, on ignore tout de cet invisible moteur. Mais
à la fatigue telle qu’il accom plit un travail quo­ de récentes expérimentations destinées à dresser
tidien qui suffirait à soulever, non pas des mon­ la carte respiratoire de cette région, ont apporté
tagnes, mais le corps humain à plus de 1 500 mètres la certitude que la zone du centre de commande
au-dessus du sol. Résistance et infatigabilité qui respire trois fois moins que la zone proprement
justifient sans doute que le siège du courage lui musculaire de l’oreillette droite, laissant pré­
ait été de tout temps attribué. Quoi qu’il en soit, il sumer un extraordinaire perfectionnem ent cyber­
échappe totalem ent au contrôle de la volonté et nétique, et peut-être le système, sinon le plus
possède en lui-même sa propre source d’acti­ évolué, du moins le plus «essentiel» de l’orga­
vité, en vertu d’un fonctionnem ent entièrement nisme humain puisqu’il est le point initial et final
automatique dont on connaît les rouages et le de toute vie. En effet c’est à ce niveau que per­

Le dossier du cœur
sistent les dernières traces d’activité au moment cas de la maladie d’Adam s-Stockes encore
de l’agonie. appelée «pouls lent permanent» en raison de la
A l’état normal, cette activité est donc synchro­ fréquence des battements, qui peut tomber de
nisée, domestiquée et exprimée en une contrac­ de 70 à 30, quelquefois à 20 ou moins encore; et
tion unique qui, bien que progressive dans le entraîne d’imprévisibles syncopes et crises convul­
temps, atteint d’em blée la totalité des fibres sives par défaut d’irrigation cérébrale. Ici la trans­
cardiaques. L’incident le plus anodin pouvant mission de l’influx électrique par suite d’une alté­
survenir dans le cœur se situe précisément au ration des « fils » conducteurs ne s’effectue pas
niveau de cette progression dans le temps. Sous entre oreillettes et ventricules qui sont alors privés
l’effet d’une excitation anormale et anticipée, pro­ de leur entraîneur normal. Enfin cet entraîneur
voquée par la présence dans le sang d’un élém ent peut lui-même être dominé par l’un des relais dont
chimique inhabituel, l’impulsion de départ sur­ il coordonne l’activité. Il peut même s’emballer
vient prématurément, au point que parfois elle soudainement, portant à plus de 300 le nombre de
arrive à des ventricules qui se trouvent en période ses ordres par minute, incitant alors les oreillettes
de repos et ne peuvent répondre avant l’impulsion à battre sans trêve ni repos à une vitesse extra­
suivante. Le temps entre deux battements est ordinaire, d’où le nom de « flutter auriculaire »
donc allongé. On dit que le cœur a des « ratés». donné à l’affection.
Fréquents chez les grands fumeurs, ces «ratés»
sont plus désagréables que dangereux. En fait le
trouble le plus grave ne dépend pas seulement de L'infarctus est une dégénérescence
la quantité des battements, mais aussi de leur à la suite d'un défaut d'irrigation
qualité. Il peut arriver que par défaut de synchro­
nisation certaines fibrilles se contractent indépen­ Court-circuit, anarchie des réseaux ou embal­
damment de l’ensemble. Battant chacune pour lem ent des centres automatiques, ces différents
leur propre com pte, elles dispersent l’énergie accidents conduisent toujours à un dérèglement
électrique du cœur qui se met alors à «fibriller», du rythme cardiaque : rythme « en plus » ou tachy­
semble parcouru de frissons et peut s’arrêter en cardie quand une cavité du cœur se met à fonc­
quelques minutes si rien d’immédiat n’est entrepris. tionner trop vite, rythme «en moins» ou brady-
En fait, il en est d’un tel système comme de tout cardie lorsque, la commande étant coupée, les
système électrique: il suffit d’un rien pour que la ventricules repartent automatiquement trop len­
lumière s’éteigne, pour que le courant soit rétabli. tement. Dans le premier cas, le cœur se fatigue,
entraînant à plus ou moins brève échéance l’effon­
drement du débit sanguin. Dans le second cas,
La qualité des battements du cœur l’organisme est à la merci d’un arrêt momentané
est plus importante que leur quantité de la circulation. En réalité, insuffisances et arrêts
cardiaques ne sont pas les seuls faits d’une panne
Pourtant si l’on sait rétablir le courant car­ dans le circuit électrique du cœur. Une mauvaise
diaque, l’origine des court-circuits qui peuvent se arrivée d’essence, c’est-à-dire d’oxygène qui est
produire en différents points du réseau est le plus le combustible numéro 1 du cœur, peut être à son
souvent strictement inconnue. Elle est attribuée tour lourde de conséquences. Contrairement à ce
généralem ent à une dégénérescence liée à l’âge que l’on pourrait croire, l’oxygène nécessaire à
sans que l’on puisse en expliquer le processus la vie du cœur com m e de tout organe ne lui est
naturel. Ces courts-circuits ont pour effet de pas fourni directem ent par le sang qu’il brasse.
libérer les relais sous-jacents, dont l’automatisme, Ce brassage est trop rapide pour que l’oxygène
habituellement masqué par l’influx directeur, se ait le temps de diffuser dans les tissus. Aussi la
révèle beaucoup plus lent et ne suffit plus à nutrition du cœur se fait-elle par l’extérieur,
assurer un rythme suffisant au cœur. Tel est le grâce à deux fins conduits qui l’enserrent dans

Les bilans scientifiques 129


sa m asse, d e ss in a n t des c o u r b e s e t des c o u r o n n e s
Le cœur, cette d ’où le nom d ’a r t è re s c o ro n a ire s. D ériv é e s de
l’a o rte , elles t r a n s p o r t e n t le sang le plus riche
en o xy gè ne de la g ra n d e circu latio n d o n t le c œ u r
machine puissante, c o n s o m m e r a les q u a tr e c in q u iè m e s en raison
d ’un m é ta b o lism e assez mal c o n n u j u s q u ’ici, mais
plus in tense q u e celui d ’a u c u n a u tr e o rg an e.
régulière et infatigable C e tte c o n s o m m a t io n e x c e p tio n n e lle q u e justifie
u n e d é p e n s e d ’é n erg ie é g a le m e n t e x c e p tio n n e lle
im pose un effort c o n s ta n t aux vaisseaux n o u r­
La circulation d éb ordante de la m é­ riciers qui son t ainsi ex p o sé s à u n e plus g ra n d e
tropole la plus affairée du m onde vu lnérabilité et à une u sure p ré m a tu r é e .
L ’a c c i d e n t le plus sp e c ta c u la ire qui en est la
n’est q u ’un modèle de la plus m épri­ c o n s é q u e n c e n ’est a u tr e q u e l’infarctu s du m y o ­
sable inertie co m parée à l’activité ca rd e . L ’in farctu s en effet est dû à un d é fa u t
incessante dont notre corps est le d ’irrigation d ’u n e p a rtie du c œ u r p a r suite de
l’o b litératio n d e l’u n e des a rtè re s co ro n aires.
théâtre. Jo ur et nuit, on charge et on C e tt e o b lité ra tio n est le plus so u v e n t d é c rite
décharge dans chacune des trillions c o m m e un é p a ississe m en t d es parois dû à un
des cellules du corps. La nourriture et d é p ô t d e co rp s gras, ces c o rp s g ra s ne p o u v a n t se
d é p o s e r que sur une a r t è r e p r é a l a b le m e n t lésée.
l’oxygène sont transportés; des déchets Il s’agit d ’u n e a rté rio sc lé ro se (ou a th é r o s c lé ro s e ,
sont éliminés. L’agitation s’apaise un les d eu x te r m e s s’e m p l o y a n t in d iffé r e m m e n t) des
peu pendant le sommeil, mais elle ne a rtè re s co ro n a ire s. Le pro ces su s en est à peu
près le su iva nt: alté ra tio n des a rtè re s sous l’in­
s’arrête jamais. Un arrêt total signi­ fluence d ’u n e agression q u e lc o n q u e ; épaissis­
fierait la mort. s e m e n t p ro gressif des parois, d é p ô t d ’u n e p laq u e
C om m e toute grande ville, le corps a de graisse c o m b i n é e à du calc iu m (ou a th é r o m e ) .
besoin d ’un système de transports
pour achem iner les produits vitaux Il faut agir sur ces cœurs
aux endroits désirés. Ce réseau — l’ap­ «trop bons pour m ourir»
pareil circulatoire ou cardio-vascu­ D e ré c e n ts tr av au x o n t m o n tré le rôle im p o rta n t
laire — a ses grandes routes, ses pas­ jo u é d an s l’ap p a ritio n d es p re m iè r e s lésions p a r
sages souterrains, ses carrefours, ses le so dium d ’u n e p a rt et le p sychism e d ’a u tre
part. Le p re m ie r est libéré en g ra n d e q u a n tité
voies secondaires, ses rues calmes et d a n s la p aro i des c o ro n a ire s au c o u rs de m alad ies
ses ruelles. Dans la nom enclature du telles q u e l’h y p e rte n sio n artérielle, g ra n d r e s p o n ­
corps, les voies principales s’appellent sable du d é v e l o p p e m e n t d e l’arté rio sc lé ro se . Le
se c o n d est le f a c te u r p rincipal d ’a p p a ritio n de
artères, artérioles, capillaires, vei­ l’h y p erten sio n elle -m ê m e 2. Le c œ u r serait d o n c
nules et veines. La distance totale 2. Le rô le d es « ag ressio n s » a ffectiv es d a n s l’a p p a ritio n de l’h y p e r­
q u ’elles parcourent, à l’intérieur du ten sio n a é té mis en é v id e n c e en R ussie, au c o u rs d e c e rta in e s e x p é ­
rie n c e s d o n t la plus sp e c ta c u la ire co n siste à p ro v o q u e r une
corps, peut être pru d em m en t évaluée h y p e rte n sio n c h ez un singe en le p laç a n t d a n s u n e situ a tio n psy ch o ­
logique p a rtic u liè re : il suffit, à titre d ’ex em p le, d e le sé p a re r d e sa
à 96 000 km. fem elle et d ’e n fe rm e r c e tte d e rn iè re , sous ses yeux, a v ec un a u tre singe...

130 Le dossier du cœur


in d ire c te m e n t la cible p re m iè r e de nos émotions... Le moyen principal de transport dans
sans q u ’a u c u n m é c a n is m e de d é fe n s e ou d ’a larm e
ne p e r m e tt e c e p e n d a n t d e p ré v o ir ou d ’e n r a y e r ce vaste réseau est le sang. Son débit
l’a tt a q u e insidieuse des p a rtic u le s d ’agression. est contrôlé par le cœ ur. Sous l’impul­
O n ne p e u t q u e s’in te rro g e r d e v a n t le m a n q u e sion de la pom pe du cœ ur, le sang,
absolu de p ro t e c ti o n n atu r e lle d e s d e u x o rg a n e s
les plus im p o rta n ts et les plus p e rf e c tio n n é s du avec son chargem ent, fait des trajets
c o rp s h u m a in : le c œ u r et le c e rv e a u , aussi mal circulaires incessants au cours des­
irrigués l’un q u e l’a u tr e , aussi exp osés l’un q u e quels, sans répit, il pénètre dans le
l’a u tre . O ubli de la p art d ’un c r é a t e u r distrait
ou in c o n s c ie n c e v o lo n taire? on l'ignore. M ais d ans cœ ur, il en sort, il parco urt le reste du
les d e u x cas la m o in d re o b lité ra tio n des vaisseaux corps, et revient au c œ u r pour en
en tr a în e la m o rt ou la d e s tru c tio n p artielle de ressortir aussitôt. La pom pe du c œ ur
l’org an e. Ainsi d a n s le cas du c œ u r , la zo n e sous-
ja c e n t e à l’a rtè re b o u c h é e « s ’infarcit» de sang fonctionne avec une telle régularité et
p a r infiltration passive; d ’où le n o m d ’infarctus une telle force q u ’elle fait faire aux
d o n n é à l’a c c id e n t. Privée de to u t e v a le u r fo n c ­ 5 litres de sang environ que contient
ti on nelle, elle se ram ollit, c o n d u is a n t d a n s les
cas les plus g rav es à u n e fon te de la p aro i ventri- le corps adulte, plus de 1 000 circuits
culaire et à la ru p tu re du c œ u r au p o in t de complets par jour. Le travail accompli
m o in d re résistance. par le c œ u r correspond ainsi à celui
P ré c é d é ou non d e crises d ’angoisse, l’infarctu s
du m y o c a r d e est b ru tal, fo u d r o y a n t et so uv ent d ’une pom pe achem inant 5 à 6 000
m o rtel d a n s les h e u re s qui suivent, sans qu e la litres de sang chaque jour.
lésion soit to u jo u rs suffisante p o u r « justifier» en C ’est seulem ent après avoir compris
q u e lq u e sorte l’a rr ê t du c œ u r . Le p ro b l è m e de
ces c œ u r s « t r o p b o n s p o u r m o u r ir» justifie qu e que c’est toujours la même petite
to u t soit e n tr e p ris p o u r leu r d o n n e r un e quantité de sang qui circule dans le
« d e u x iè m e c h a n c e » et a m élio re r, no n pas la corps, q u ’on com m ença à com prendre
lésion elle -m ê m e , mais l’é ta t d e c h o c d a n g e re u x
qui l’a c c o m p a g n e . O p é r a ti o n de ré a n im a tio n l’appareil circulatoire dans son en­
d o n t le c a r a c t è r e d ’u rg e n c e , exige un a p p a re il­ semble. C ette découverte est relati­
lage e x t r ê m e m e n t p e rf e c tio n n é et un p ers o n n e l vem ent récente; depuis trois siècles
h a u t e m e n t spécialisé.
Si b ien q u e les in farctu s du fu tu r ne se « feron t seulem ent il a été prouvé (par William
plus ch e z soi» c o m m e le v eu t la trad itio n, mais Harvey) que le sang parcourait des
d an s d e s c e n tr e s de ré a n im a tio n p ré v u s à cet circuits répétés et que, par consé-
effet et sous la surveillance intensive de v éritab les
infirmières é le c tro n iq u e s (ou « m o n ite u rs» ) reliées quant, l’appareil était un système
aux m a la d e s p a r des é le c tr o d e s fixées sous la fermé.
pe au , et c a p a b le s non s e u le m e n t de c a p te r en
p e r m a n e n c e le ry th m e c a rd i a q u e mais d ’en in te r­ Le c œ u r n’est pas plus grand q u ’un
p ré t e r les m o in d re s v ariations. Ils sign alero n t poing de bonne taille. Il pèse moins
p a r u n e s o n n e rie d ’ala rm e to u te an o m a lie et
d ’une livre, et sa forme ressemble
o r d o n n e r o n t s p o n t a n é m e n t en q u e lq u e s se c o n d e s
aux différents a p p a reils qui leu r so nt c o n n e c t é s assez à celle figurant sur les billets
quel tr a it e m e n t ap pliqu er. doux de la Saint-Valentin, po ur faire

Les bilans scientifiques 131


plaisir aux romantiques. Il est situé, D e tels appareils fonctionnent en France
depuis quelques années dans les grands centres
pointe en bas, dans la cavité thora- de cardiologie. M ais leur nombre infime par
cique, près de la ligne médiane du rapport aux urgences quotidiennes explique que
corps. Les parois du cœur sont faites l’on en parle au futur, tout au moins en ce qui
concerne les infarctus. Généralem ent ces centres
d’un tissu musculaire épais, formant ou «U nités de Soins Intensifs» sont destinés à
des anneaux, des spirales et des surveiller principalement les troubles du rythme,
boucles. L’intérieur du cœur com ­ autrement dit les troubles « à l’allumage ». Aussi
le traitement est-il essentiellem ent électrique:
prend quatre cavités: une oreillette application de chocs électriques externes au
gauche et une oreillette droite, où le niveau de la poitrine lorsqife le cœ ur fibrille
sang arrive, et, en dessous, un ventri­ ou bat trop vite.
cule gauche et un ventricule droit, où
le pompage s’effectue. Dans l’oreil­ Il est possible de stimuler
lette droite se trouve le nœud sinusal, électriquement les cœurs défaillants
bulbe minuscule chargé d’une respon­ Il s’agit d’électrocuter m omentanément le cœur
sabilité monstre. Formé d’un tissu pour permettre son re-départ à un rythme naturel.
musculaire spécial qui ressemble au D es impulsions rythmées, lorsque le stimulus
physiologique normal est interrompu, sont trans­
tissu nerveux, et ne se retrouve nulle mises par l’intermédiaire de quelques aiguilles
part ailleurs dans le corps, le noyau fixées sous la peau ou sont données directem ent
sinusal déclenche les battements du au ventricule au moyen d’une sonde électrode
d’entraînement. Celle-ci permet de prolonger
cœur et impose son rythme, comme le l’excitation et surtout de préparer l’implantation
barreur d’une équipe d’aviron. d’un pace m aker dans l’abdomen. Équipé de
transistors et alimenté par une batterie de piles
Une solide cloison musculaire, au mercure, le pace m aker est un stimulateur
nom m ée septum, sépare le cœur miniature qui envoie ses impulsions au cœur
gauche du cœur droit. Avant Harvey, défaillant à un rythme immuable grâce à deux
fils conducteurs et deux électrodes fixées dans
on s’entêtait à répéter que le sang le myocarde. Il est donc désormais possible de
passait par le cœur en s’infiltrant à réparer le cœur en l’électrocutant, en l’élec-
travers les pores du septum. Toutefois, trifiant, en le surveillant enfin grâce à un extra­
ordinaire perfectionnem ent technique. Cette
le passage du sang ne s’effectue pas technique permet égalem ent une exploration de
d’un côté à l’autre, mais de haut en plus en plus précise, de plus en plus rapide de
bas. Les ouvertures, nanties de val­ ses cavités et du sang qu’elles contiennent.
En effet explorer le cœur ne signifie pas seulement
vules pour régler le sens de la circu­ en obtenir le contour flou par radioscopie ou en
lation, font communiquer oreillette et capter l’activité générale grâce à un électro­
ventricule gauches, oreillette et ven­ cardiogramme, mais pénétrer à l’intérieur même
de ses cavités et de ses canalisations afin d’en
tricule droits. En vérité, le cœur se déceler les anomalies ou malformations éven­
com pose de deux pompes, dos à dos. tuelles. Deux méthodes permettent d’une part de

132 Le dossier du cœur


sonder le cœur centimètre par centimètre, d’autre Pour aller d’un côté du cœ ur à l’autre,
part de filmer à grande vitesse à plus de 200 images
par seconde le parcours d’un produit au cours le sang doit faire un long détour à
de la circulation pulmonaire. Dans le premier cas, travers tout le corps.
un long tube souple opaque aux rayons X (ou
cathéter) est introduit dans une veine du bras et Puisque le trajet du sang est un circuit
poussé doucem ent vers le cœur tandis que son fermé, tout «point de départ» choisi
acheminement est suivi sur un écran radiosco- pour décrire la circulation est arbi­
pique: la sonde pénètre dans l’oreillette droite,
franchit la valvule tricuspide et remonte dans l’ar­ traire. Supposons que du sang oxy­
tère pulmonaire si le cœur est normal, traverse la géné vienne d’entrer dans l’oreillette
paroi qui sépare les deux ventricules ou les deux gauche. Le cœur est maintenant à la
oreillettes s’il existe une communication anor­
male, enfin peut emprunter les trajets les plus phase du repos entre deux battements,
tortueux en fonction de certaines déviations. phase qui dure trois cinquièmes de
Ce procédé, révolutionnaire il y a trente ans, seconde environ; c’est pendant cette
permet aujourd’hui non seulem ent d’explorer le
cœur dans ses moindres détails, mais égalem ent phase seulem ent que les oreillettes se
d’analyser l’état physique et chimique du sang remplissent. Puis l’oreillette se con­
qu’il contient. Grâce à des micro-dispositifs élec­ tracte, refoulant le sang dans le ven­
troniques situés à l’extrémité des sondes et
capables d’effectuer toutes sortes de mesures. La tricule gauche. Lorsque le ventricule
miniaturisation encore plus poussée de ces dispo­ se contracte à son tour le sang est
sitifs est à l’heure actuelle l’un des objectifs comprimé. Sa pression force la val­
principaux de l’industrie électronique dans le
domaine de la cardiologie3. Elle permettrait au vule auriculo-ventriculaire à obturer
cours des opérations à cœur ouvert de tester en l’orifice du même nom, tandis qu’elle
permanence l’état du sang du malade et de force à s’ouvrir la valvule qui conduit
pouvoir ainsi ajouter certains élém ents dans le
système de perfusion en cas d’alerte. à l’aorte, principale artère du corps.
En effet, à défaut d’être miniaturisés eux-mêmes Et le sang de s’y précipiter.
com m e le sont les héros du « Voyage fantas­ L’aorte, large de 2,50 cm environ,
tique », les chirurgiens en sont réduits pour
atteindre le cœ ur et réparer ses malformations forme un vaste arc — prenant nais­
à l’ouvrir et par là même à l’arrêter et à le vider sance dans le cœur, et longeant la
com plètem ent, en ligaturant les artères et les colonne vertébrale jusqu’à l’abdo­
veines les plus proches. Un extraordinaire appa­
reillage prend alors le relais, branché sur le sys­ men. Issues d’elle, d’autres grandes
tèm e circulatoire du malade et joue le double artères se dirigent vers la tête, les
rôle de poumon et de cœur. Le procédé est
simple: un oxygénateur, deux pompes électriques,
organes digestifs, les bras et les
un piège à bulles"8, quelques mètres de tuyaux, jambes. Ces artères se ramifient en
6 litres de sang frais. artérioles, qui sont plus petites, et
3. Signalons à ce su je t les e ffo rts im p o rta n ts réa lisé s p a r la S o ciété celles-ci, à leur tour, se ramifient en
é le c tro n iq u e M a rc e l D a ssa u lt, d o n t u n e p a rtie d es re c h e rc h e s s’o rie n te
a c tu e lle m e n t v ers la c ardiologie. capillaires microscopiques. D ’innom­
4. La m o in d re bulle d ’a ir d a n s le sang se ra it u n e m en a c e m o rte lle
p o u r le p a tie n t. brables réseaux contenant chacun des

Les bilans scientifiques 133


milliers de capillaires rep résen tent la La m atière plastique a ouvert une ère
dernière étape du voyage du sang nouvelle dans la chirurgie cardiaque
avant son retour. E n tre ces d e u x instan ts to u t p e u t ê tr e te n té , et
sera te n té , à c o m m e n c e r p a r les m a lfo rm atio n s
T out fluide activé par une pom pe et co n g é n ita le s telles q u e les p e rf o ra tio n s qui font
coulant dans un circuit de canaux c o m m u n i q u e r les d eu x oreillettes e n tr e elles et
fermés est obligatoirem ent sous pres­ d é t o u r n e n t u n e p a rtie du sang o x yg éné vers
l’a rtè re p u lm o n a ire . D a n s ce cas la ré p a r a tio n
sion: celle-ci est d ’autant plus forte, consiste à s u t u re r b o rd à b o rd l’orifice s’il est
q u ’il est près de la pom pe. Si l’on de p e tite taille ou a p o s e r u n e véritable « rustine »
ouvrait l’aorte, le je t de sang qui en (ou « p a tc h ») en m a tiè r e s y n th é tiq u e si le trou
est tr è s im p o rta n t. D a n s le cas de la c é lè b re
jaillirait aurait plus d ’un mètre et « m a l a d ie b le u e » , la p e rf o ra tio n se situe e n tre
demi de hauteur. C ’est pourquoi les les v e n tric u le s et co u rt-c irc u ite la circ u la tio n
grosses artères ont des parois beau­ n o rm ale du sang veineu x d o n t u n e p artie se
m élan ge au sang artériel, le « p ollue» en q u e lq u e
coup plus solides que leurs branches, sorte et d é te r m i n e u n e cy a n o se ou c o lo ra tio n
faites de couches épaisses de muscle v io lacée de la p e a u . L ’in te rv e n tio n consiste non
et de tissu élastique. Aussi longtemps s e u l e m e n t à f e r m e r ce t orifice mais à éta b lir une
jo n c t io n artificielle e n tr e l’a o rte et l’a rtè re p u l­
que les parois des artères sont saines, m o n a ire , o b lig e an t ainsi le sang à e f f e c tu e r un
elles se d éten d en t et rebondissent à traje t s u p p l é m e n t a ire d a n s les p o u m o n s .
chaque ba tte m en t du cœ ur. C ’est ce Si la ch iru rgie à c œ u r o u v e rt p e r m e t d ’o b t u r e r
les orifices a n o rm a u x du c œ u r , elle p e r m e t é g a ­
m ouvem ent que nous sentons en tâ ­ le m e n t d ’a m é lio r e r le f o n c t io n n e m e n t de ses o ri­
tant le pouls à n’importe quel endroit fices n aturels, ou plus e x a c t e m e n t des dispositifs
du corps où les artères se rap pro ch ent m é c a n iq u e s en ré gla nt l’e n tré e . 11 s’agit de valves
fines et tr a n s p a re n te s , v éritables po rtillons à deux
de la surface. ou trois b a tt a n ts q ui c a n a lis e n t le p assage du sang
Ralentissant son m ouvem ent, le sang en sens u n iq u e et p o s s è d e n t u n e résistanc e e x c e p ­
arrive aux capillaires à une vitesse ti on ne lle si l’on co n sid è re q u ’elles s’o u v re n t ou
se f e r m e n t en m o y e n n e 45 millions de fois p a r an.
relativement faible; et il coule alors à P o u r t a n t elles re p r é s e n te n t les points les plus
travers des canaux si étroits que ses v u ln é ra b le s du c œ u r et son t les p re m iè r e s
propres cellules, les globules, doivent a t t a q u é e s au c o u rs de c e rta in e s m alad ies inflam­
m atoires. Elles p e r d e n t alors leu r finesse et leur
se faufiler dans des voies secondaires. souplesse, d e v ie n n e n t rug ueu ses, s’épaississent
Le sang dépose ici sa charge d ’ali­ et se sc lé ro se n t au p o in t de se s o u d e r et de ne
ments dissoute et d ’oxygène. Ces plus laisser au flux de sang q u ’un passage de
q u e lq u e s m illim ètres. Il éta it possible au trefois
substances filtrent à travers les parois d ’élargir à c œ u r fe rm é un tel r é t r é c i s s e m e n t en
des capillaires, d ’une m inceur micros­ ta t o n n a n t q u e lq u e p eu à tr a v e rs un orifice p r a ­
copique. Elles p énètren t alors dans un tiq ué d a n s l’o reillette. A u j o u r d ’hui to u t e valvule
déficiente p e u t être r e m p la c é e p a r un dispositif
fluide nom m é lymphe, qui les apporte artificiel fo n ctio n n a n t suivant le p rincipe des a p p a ­
aux cellules du corps. Par la même reils de respiratio n sou s-m a rin e et c o n stitu é p a r

Le dossier du cœur
une bille de m atière plastiq u e e m p r is o n n é e d a n s voie, les déchets cellulaires: le gaz car­
une p etite ca ge m étalliq u e. C e tt e bille est a n im é e
d ’un m o u v e m e n t d e v a -e t-v ie n t lors du passage bonique, l’urée et l’acide urique, sont
du sang et re p r o d u it en to u s po ints le f o n c tio n ­ déversés dans le sang. C ette rapide
n e m e n t d ’u n e valve natu relle . Si le n o m b r e des opération s’effectue dans un espace
c œ u r s p o rte u rs de telles p ro th è se s s’élève à
18 000 d a n s le m o n d e , il est é g a le m e n t possible dont l’exiguïté ne laisse pas de sur­
de g re ffer d es valves h u m a in e s ou anim ales. prendre: la distance qui sépare un
M ie ux e n c o re , il est possible d e les « tailler» d a n s capillaire de sa plus proche cellule ne
un m o r c e a u de tissu q u e lc o n q u e (veine ou a rtè re )
et d ’en f a ç o n n e r les feuillets au p ré alab le. T o u te s dépassejamais l’épaisseur d ’un cheveu.
ces te c h n i q u e s s p e c ta c u la ire s sont a c tu e lle m e n t En cédant l’oxygène et en se ch ar­
les plus c o u r a m m e n t utilisées. geant de déchets, le sang change de
couleur: de rouge clair il devient
Dem ain greffe com plète d'un cœur rouge foncé. Il s’engage m aintenant
ou organe entièrem ent électronique? sur le chemin de retour vers le cœ ur;
En réalité, le c œ u r é t a n t l’o rg a n e d o n t le fo n c ­ des capillaires il suinte dans les vei­
ti o n n e m e n t est sans d o u te le plus simple du co rp s nules, c’est-à-dire de petites veines.
h u m ain , il n’y a rien d ’é t o n n a n t à ce q u e ses Les veinules convergent pour form er
r é p a r a tio n s ou le c h a n g e m e n t d e ses p iè c e s soit
r e l a ti v e m e n t facile. P o u r t a n t le r e m p l a c e r en des veines plus grandes, qui abou­
tota lité c o m m e on r e m p la c e le m o t e u r d ’un e tissent aux deux veines principales, les
vo itu re a p p a r t ie n t e n c o r e au d o m a in e de la veines caves, situées respectivem ent
science-fiction.
En fait la s olution du p ro b l è m e réside m o ins d a n s juste au-dessus et au-dessous du
u n e te c h n i q u e ch iru rg ic ale p a rtic u liè re q ue d ans cœ ur. Le sang se déverse dans l’oreil­
la c o n n a is s a n c e plus p o ussée de nos r é a c tio n s
lette droite, puis descend dans le ven­
allergiques, d ’une p art, et d ans une science é le c tro ­
nique plus po u ssé e, d ’a u tr e p art. A u t r e m e n t dit, tricule droit, pour en sortir par une
il est im possible de p ré v o ir à l’h e u re a c tu e lle grande artère, l’artère pulmonaire,
qui g a g n e ra , d e la g reffe c o m p l è te du c œ u r ou qui le conduit aux poumons. Les p o u­
du c œ u r m é c a n iq u e artificiel. D a n s les d eu x cas
les difficultés son t d ’égale g r a n d e u r : difficultés mons fournissent au sang de l’oxygène
d ’o rd r e é n e rg é t iq u e d a n s le cas d ’un a p p a re il frais et l’envoient, revigoré et éca r­
m é c a n iq u e en m ê m e te m p s q u ’un p r o b l è m e de late, à l’oreillette gauche, d ’où il
to lé ra n c e du sang susce ptib le d e c o a g u le r très
vite au c o n t a c t d e p aro is sy n th é tiq u e s; difficultés repart pour un nouveau to ur du
d ’o rd re im m u n o lo g iq u e d a n s le cas du tr a n s p la n t corps. Ce trajet compliqué et to r­
d ’un c œ u r vivant. On sait q u e l’o rg an ism e, en tueux, entre les deux entrées dans
v e rtu d ’un m é c a n is m e d e d éfen se a u to m a ti q u e ,
s’o p p o se a v e u g lé m e n t à to u t e intrusion de c o n sti­ l’oreillette gauche, s’effectue en un
t u a n ts biolo giq ues é tr a n g e rs , et re je tte to u t e tem ps incroyablem ent bref: 20 se­
greffe p r a t iq u é e à l’aide d ’un tissu ne lui a p p a r ­ condes.
t e n a n t p a s 5. A c tu e ll e m e n t on essaye de c r é e r u n e A lire: « L e c o rp s » d an s la c o lle c tio n « L e m o n d e d e s s c ie n c e s ,
5. S a u f si ce tissu a p p a rtie n t à son v rai ju m e a u . L ife, é d ite u r.

Les bilans scientifiques 135


paralysie temporaire du dispositif de défense, à apportés le perfectionnem ent de la chirurgie des
l’aide de drogues particulières, ou encore de le grosses artères.
«tromper» à l’aide d’une méthode récemm ent « En effet ces tout petits vaisseaux ne traduisent
mise au point par le professeur Halpern, à Paris. leur souffrance que lorsqu’ils sont très altérés,
autrement dit lorsqu’il est trop tard pour les
opérer. Cette opération consiste essentiellem ent
De la collaboration médecine-industrie à les « déboucher » : l’artère est ouverte en long,
dépend l'avenir du cœur ses parois sont nettoyées et son calibre élargi à
l’aide d’un greffon de veine ou d’une petite bande
Parallèlement un laboratoire d’avant-garde, unique de matière plastique que l’on coud au moment
en France et en Europe, poursuit d’extraordi­ de la refermer. Il a été égalem ent envisagé de
naires expérimentations consistant à enlever le pénétrer dans les artères coronaires elles-m êm es
cœur de jeunes chiens et à coudre à sa place le sans les ouvrir et de les désobstruer à l’aide
cœur d’un autre chien. La durée de survie de minuscules appareils, mais nous entrons ici
maximum est de 65 jours au-delà desquels la dans le domaine de la science-fiction. Il semble
greffe est rejetée. En dépit de ce court délai, par contre beaucoup plus important de résoudre
l’opération fait rêver et ce sursis de deux mois chimiquement le problème de l’artériosclérose,
permet de miser sur une éventuelle application ou encore de perfectionner les moyens de dia­
à l’homme. En effet, la survie obtenue à l’aide du gnostic de cette maladie, afin d’obtenir une pré­
cœur artificiel en matière plastique, implanté der­ vention m eilleure et une solution infiniment plus
nièrement sur un homme par le professeur élargie et efficace que celle que pourrait apporter
D ebakey à Houston (Texas) ne dépassait pas un traitement chirurgical. »
cinq jours. Pourtant cette intervention, sévè­ Ce traitement chirurgical hypothétique pour
rement critiquée par le corps m édical français, Pinstant n’en est pas moins passionnant, si l’on
représente à plus ou moins courte échéance en juge les efforts de miniaturisation que pour­
l’espoir numéro 1 de la lutte contre l’infarctus. suivent quelques ingénieurs en France : c’est ainsi
En effet qui dit cœur artificiel dit essentiellem ent que l’on cherche à fabriquer de minuscules
cœur d’appoint, autrement dit une pompe élec­ marteaux-piqueurs alternatifs capables de se
trique aspirante et foulante branchée à l’aide frayer un chemin au milieu des plaques d’artério­
de deux tuyaux sur le ventricule gauche et sclérose, ou encore d’invisibles écouvillons des­
capable de soulager son travail, de le remplacer tinés à pousser devant eux les matières grasses
et de permettre ainsi la cicatrisation de la partie accumulées.
nécrosée. Il ne peut donc être question actuel­ Une dernière technique, inventée par les Israé­
lement du rem placem ent total du cœur mais liens, consisterait à faire chem iner à l’aide
d’une assistance circulatoire tem poraire. d’électro-aimants de petits élém ents métalliques
Pour le professeur Dubost que nous avons ren­ placés dans les vaisseaux et dont le mode de
contré, « cet appareil représente la dernière étape progression très particulier permettrait d’em­
avant le cœur com plet. Son implantation pose porter simultanément les produits nocifs.
actuellem ent de nombreux problèmes non seu­ Ce dernier exem ple illustre à quel point la colla­
lem ent en ce qui concerne la décision de sa mise boration entre le domaine de la m édecine, de la
en place sur un être humain mais parce que la chirurgie et de l’industrie peut et doit devenir
source d’énergie idéale n’a pas été encore trouvée étroite. L’avenir du cœur en dépend.
et parce que son prix de revient est très élevé.
Quoi qu’il en soit, le champ de ses applications 6. O n p e u t é g a le m e n t c ré e r u n e a ssistan ce c irc u la to ire n a tu re lle d an s le
pourrait être très étendu et couvrir en particulier c te u r e n d é to u rn a n t sim p le m e n t u n e a rtè re e t q u e lq u e s b ra n c h e s d e la
c irc u la tio n g é n é ra le e t en les im p la n ta n t d ire c te m e n t d a n s la p a ro i du
le domaine de la chirurgie des artères coronaires, v e n tricu le a tte in t. C e tte m é th o d e m ise au p o in t il y a q u e lq u e s année?
encore dans les limbes malgré les espoirs qu’avait p a r les A n g lo -S ax o n s e s t a c tu e lle m e n t p r a tiq u é e e n A m é riq u e .

136 Le dossier du cœur


A la veille des « Etats-Généraux du Cœur »
les responsables de tous les centres hospitaliers
ont répondu à une enquête des « Grands Patrons»

Aujourd'hui le bilan est tragique

Les É ta ts-G é n é rau x du C œ u r ne sero n t p o in t un congrès


50' ( des décès d o g m atiq u e de cardiologues ém inents. Les cardiologues
par maladies se ro n t ce rte s ém inents, m ais sur les d o cu m en ts les plus
récen ts, recueillis dans le pays en tier, ils p ré se n te ro n t sans
cardiaques fard le bilan cardio-vasculaire de la F ran c e, l’é ta t de l’éq u i­
p e m e n t de la cardiologie e t ses nécessités, la situation de la
re c h e rc h e et ses besoins, la position enfin des m alades devant
Pas de centres la loi et l’aide sociale.
de dépistage D ’o res et d éjà il est possible d ’affirm er que ce bilan est
désastreu x , rév élan t un é q u ip em e n t dérisoire et u n e rec h e rch e
in ex istan te, ainsi que la position ridicule du card iaq u e dev an t
la loi, avec p o u r unique conclusion la c e rtitu d e que l'on
Pas de crédits pourrait sauver par an autant de cardiaques que la route fa it
p o u r la rech erch e de m orts si certains moyens d ’action étaient adoptés!
Le q u estio n n aire suivant a été adressé, au co urs de cette
e n q u ê te , à to u s les co rresp o n d an ts de la F o n d atio n nationale
Pas de centres de cardiologie dans ch a cu n e des facultés de F ran c e. Les
de réadaptation rép o n ses o b te n u es se p assent de to u t co m m en taire et m éri­
te ra ie n t à elles seules d ’ê tre publiées en détail. N ous ten o n s
à en d o n n e r le résum é c a r il est le reflet d ’u n e caren c e inexpli­
cab le au reg ard des au tres m aladies.

Les bilans scientifiques 137


l
I Statistiques ailleurs d ’assister à un e re c r u d e s c e n c e saiso n­
nière des c o m p lic a tio n s c a rd i a q u e s c h e z les insuf­
— Pourcentage de cardiaques dans les consultants fisants re s p ira to ire s d an s les pays de b r u m e s et de
de médecine: 30 %. b rouillards. Enfin c e rta in e s in du stries sont d ir e c ­
— Hospitalisés : Les services hospitaliers c o m p te n t te m e n t res p o n sab les de l’a p p a ritio n d e s « c œ u r s
une grosse m ajorité de c a rd ia q u e s q u e l’on peu t p u lm o n a ir e s c h ro n iq u e s » , c o n s é q u e n c e d e l’irri­
fixer ap p ro x im a tiv e m e n t à 60 % p a r ra p p o rt aux tation des m uq ueu ses respiratoires p a r la diffusion
cancers, h é m o p a th ie s et cirrh oses réunis. d a n s l’a tm o s p h è r e d e m ic ro -p o u s siè re s au co u rs
— Nombre estimé d'infarctus par an : 200 000. de l’ex tra c tio n ou de la fab ricatio n de c e rta in s
— Décès: O n peu t attrib u e r aux m aladies c a rd io ­ pro duits.
vasculaires à peu près 50 % d es d écès dans les
pays d év elo p p é s ou industrialisés (55 % p o u r les
U .S.A., 45 % p o u r la F ra n c e qui sem ble jo u ir d ’un III Dépistage des maladies
privilège spécial). En fait, to u t est relatif c a r sur cardio-vasculaires
ses 520 000 d écès ann uels 220 000 p eu v en t être
imputés directement au cœur. — Existe-t-il des consultations gratuites cardio­
— Comparaison avec les autres fléaux. logiques?
• P o lio m yé lite: 290 d é c è s p a r an. M ala d ie consi- N O N , dan s tou s les cas.
d é ré e c o m m e fléau social '.
• T u b e r c u l o s e : m oin s de 8 000 d é c è s p a r an. — Existe-t-il des centres de dépistage des maladies
M a la d ie c o n s id é ré e c o m m e fléau social '. cardio-vasculaires.
• C a n c e r : m o i n s d e 100 000 d écès par an. M aladie N O N , d a n s 99,8 % des cas. Un d ép istag e sérieux
co n sid é ré e c o m m e fléau s o c i a l 2. e x ig e a n t u n e in fo rm a tio n et u n e fo rm a tio n des
• M a la d ie s c a rd io -v ascu la ires: plus de 200 000 m é d e c in s c o n tr ô le u r s p ar les c a rd io lo g u es , qu e
d é c è s p a r an. (M a la d ie s non c o n s id é ré e s c o m m e ces d e rn ie rs ne p e u v e n t assu rer à un é c h e lo n
fléau social): n atio n al sans ap p u i officiel.
d o n t 100 000 p a r o cclu sion des a rtères; — Pensez-vous que de tels centres soient nécessaires
d o n t 40 000 p a r in fa rctu s m y o c a r d iq u e réc en t. ou utiles? si oui combien faudrait-il en implanter
au minimum et où?
O U I, I N D I S P E N S A B L E S . A im p la n te r d a n s le
II Problèmes cardiologiques spéciaux c a d re h o sp italie r en g én éral, d a n s le c a d re de la
m é d e c in e du travail en particulier, é te n d u s à
En existe-t-il dans votre région, en fonction des l’a g ricu ltu re, les m é d e c in s e x a m in a te u r s p o u v a n t
conditions de vie ou de certaines industries, diriger les m a la d e s su sp ects d ’affectio n s c a r d i o ­
travaux ou métiers? vascu laires vers la c o n su lta tio n de ca rd io lo g ie de
La rép o n s e est le plus s o u v en t affirm ative, les l’h ôpital ou vers un a u tr e c a rd io lo g u e suivant
co n d itio n s c lim a tiq u e s j o u a n t un g ran d rôle d ans le ur désir. D a n s le c a d re de l’U niversité enfin,
le d é v e lo p p e m e n t des maladies cardio-vasculaires. au c o u rs de la visite m é d ic ale à laquelle sont
O n p e u t signaler à titre d ’e x e m p le l’évo lu tion so um is les é tu d ia n ts un e fois p a r an.
fré q u e n te en m o n t a g n e d es m a lad ies c o r o n a ­
rien n es en m ê m e te m p s q u e l’in fluence des c h a n ­
g e m e n ts b ru s q u e s d ’a ltitu de. Il est f r é q u e n t p a r IV Centres de recherches
1. C ’est-à -d ire béné fic ia n t de m esu res d e p ro te c tio n sp éciales
d e la p a rt de la S anté Publique.
cardio-vasculaires
2. Ju s q u ’à p rése n t la re c h e rc h e c a rd io -v a sc u la ire n ’a p as é té c o n sid é rée ,
au cu n e ac tio n ratio n n elle, e ffectiv e et c o o rd o n n é e e n tre p ris e , a u c u n En existe-t-il dans votre faculté? Ont-ils une orien­
p ro je t envisagé d a n s le V* plan. L es c ré d its a c tu e ls d istrib u é s c h a q u e
an n é e so n t e sse n tie lle m e n t le fait de q u e lq u e s o rg an ism e s d e re c h e rc h e
tation spéciale?
p u re m e n t privés et a lim en té s b én é v o le m en t. N O N , d a ns p re s q u e to us les cas.

138 Une enquête des « grands patrons »


Quels sont leurs crédits et personnel? VI Aide aux cardiaques
NULS.
C ’est ce qui explique le peu d ’activité des qu elq u es Existe-t-il dans votre région une ou des organisations
lab o ra to ires existants d o n t les é q uip es de m éd ecins ou associations efficaces?
et de ch iru rg ie n s trav a illen t p re s q u e to u jo u rs de N O N , d a n s les 9 / 1 0 des cas.
faço n b é n é v o le , et fau te de m atériel, sou v en t
artisana le. Si oui, comment fonctionnent-elles?
Elles sont p eu activ es c a r priv ées de to u te s s u b ­
Quels seraient leurs besoins? v en tio n s de fo n c tio n n e m e n t.
Les beso ins de c e n tr e s n o r m a le m e n t équip és. Ils
sont im possibles à chiffrer non se u le m e n t en Sinon quels seraient vos souhaits? Quel est l'ordre
francs, mais en a n n é e s c a r l’o b te n t io n du m o in d re de grandeur du nombre de cardiaques à aider
ap pare il p a r les voies officielles d e m a n d e des annuellement?
délais incompatibles avec l’évolution des recherches. 11 est m o ins q u e stio n d ’une aide financière d ir e c te
q u e de l’org an isatio n d ’un service de c a rd i a q u e s
chro n iq u es. En effet, il est fr é q u e n t de voir les
V Unités de soins intensifs m é d e c in s r e n v o y e r ch e z eux, fa ute de place , les
insuffisants c a rd i a q u e s éq u ilib rés p ro v iso ire m e n t
En existe-t-il avec le personnel et le matériel d a n s leu r service hospitalier, et qui bien so u v en t
approprié? se d é c o m p e n s e n t p a rc e q u e leurs c o n d itio n s de
il existe des c e n tr e s de ré a n im a tio n c a rd ia q u e vie ne leur p e r m e t t e n t pas de lu tte r a vec effica­
d ans de n o m b r e u s e s villes de F r a n c e , av ec m a l­ cité c o n tr e leur m ala die (fatigue physique s u p p lé ­
h e u r e u s e m e n t d a n s to u s les cas un m até rie l en m en taire, m a n q u e de calm e ou de rep o s suffi­
q u a n tité s lim itées et un p e rs o n n e l insuffisant. sants, etc.).
D e telles ré p o n s e s d é p a s s e n t l’e n t e n d e m e n t : Un n o m b re ridicule de card ia q u e s sont aidés
« N o u s avo ns u n e é b a u c h e d ’u nité de soins p ar an.
intensifs qui dispose d ’un d éfib rillateur et d ’un 3 000 à 5 000 p o u r r a ie n t l’être.
m o n ito r é le c tro n iq u e, mais qui n ’est utilisée que
da ns de rares cas, en l’a b s e n c e d ’un p e rs o n n e l
m éd ica l suffisant. Elle re n d q u e lq u e s services...» V II Adaptation ou réadaptation
(L im oges, 130 000 h abitants). des cardiaques
« N o u s avo ns fait a m é n a g e r une salle de r é a n i­
m atio n c a rd i a q u e qui e n t r e r a en service en Existe-t-il dans votre ressort une organisation
a u to m n e ; c e tt e salle c o m p o r t e d e u x lits, mais il publique ou privée ayant pour but d'adapter les
nous est im possible d ’é q u ip e r le se c o n d lit avec enfants? d'adapter ou de réadapter jeunes et
le m a tériel n é cess a ire, faute de crédits...» ( G r e ­ adultes?
noble, 170 000 habitants). N O N , si ce n ’est la très belle œ u v re fo n d é e p a r
Sinon, combien en faudrait-il et où? S u z a n n e F o u c h é 3 et qui assure sans bru it c h a q u e
N o u s e stim o n s ind ispen sa ble d ’avoir d a n s notre a n n é e en huit po in ts de F r a n c e la r é a d a p t a ti o n et
service de c linique un e a n n e x e de ré a n im a tio n la fo rm atio n d e s c a rd i a q u e s de 13 à 35 ans, en
ca rd ia q u e et de soins intensifs c o m p o r t a n t 22 lits m êm e te m p s q u e leur intégration à une vie sociale
d o n t 6 seraien t é q u ip é s avec un en se m b le « m on o- n o rm ale . Il serait infiniment s o u h aitab le q u e de
to rin g» , d éfib rillateu r et e n t r a î n e u r é le c triq u e, tels c e n tr e soient c ré é s d an s to u te s les régions de
3. L ’A d a p ta tio n du D im in u é Physique au T ra v ail (L .A .D .A .P .T .) qui
reliés au surplus à un poste de surveillance central. est a c tu e lle m e n t l’un e d es plus g ran d e s asso c ia tio n s de rec la sse m en t
Le p e rs o n n e l d e v ra it c o m p o r t e r 10 infirmières, pro fe ssio n n e l, e t c o n sa c re un e p a rtie de ses ac tiv ité s aux c a rd ia q u es.
O n ig n o re en effet la p la c e trè s im p o rta n te q u e tie n n e n t les c a rd ia q u es,
n o m b r e ind ispensable si l’on v e u t o b te n i r u n e é ta n t d o n n é le u r n o m b re , d a n s le c a d re d e l’a d a p ta tio n au trav ail d es
surveillan ce a tte n tiv e. (T ou rs, 100 000 h abitants). h a n d ic a p é s physiques.

Les bilans scientifiques 139


F ra n c e , ce q u e ne p e u t réaliser à elle seule un e
œ u v r e privée. S o u h a ita b le é g a le m e n t q u e les
difficultés d ’o rd r e , ad m in is tra tif soient ap lan ie s Des « Grands Patrons »
c a r l’on se h e u rte d ans le d o m a in e d e la c a r d i o ­
logie à un e série d e -n o n - s e n s tel qu e celui qui du cœur nous ont déclaré
refuse la prise en c h a rg e à titre m éd ic al p a r la
S é cu rité sociale de la r é é d u c a t io n d e s c a r ­ Sur l'a ve n ir de la ch irurgie cardiaque,
d iaq ues, ré é d u c a t io n qui tr o p s o u v e n t doit être le professeur G au d a rt d 'A llain es :
faite en a c c é l é ré , c o n d u is a n t alors à un s u r m e ­
nage d a n g e re u x . D a n s un a v e n ir p r o c h e la c h iru rg ie c a rd ia q u e
s’e n g a g e ra e s s e n tie lle m e n t v e rs la c h iru rg ie d es
a r tè re s du c œ u r e t v e rs les g re ffe s d e r e m p la ­
c e m e n t. E n ce q u i c o n c e r n e c es d e rn iè re s , les
V III Quel est selon vous, et pour votre p r o b lè m e s im m u n o lo g iq u e s b a r re n t e n c o r e la
faculté, le besoin le plus im m édiat, ro u te m ais il n ’e st p as d it q u ’ils ne s o ie n t pas
un jo u r ré so lu s e t p e r m e tte n t a lo rs d ’e n tre v o ir
pouvant donner les résultats les plus d ’im m e n se s p o ssib ilité s. E n fa it q u i d it g re ffe
certains, les plus palpables et les plus d it p ré lè v e m e n t d ’un o rg a n e sain e t v iv a n t su r
un d o n n e u r. O r le c œ u r é ta n t un o rg a n e u n iq u e
rapides? ne p e u t ê tr e p ré le v é q u e sur un su je t m o rt,
- Surveillance et tr a ite m e n t de l’infarctus (unités à c o n d itio n to u te fo is q u e c e p ré lè v e m e n t so it
e ffe c tu é d a n s les h e u re s q ui su iv e n t, sin o n les
de soins intensifs).
m in u te s, c a r les c e llu le s se d é s a g rè g e n t trè s
- A id e aux c a r d i a q u e s av ec la c ré a tio n de v ite. C e p e n d a n t, les c r itè re s d e la m o rt v é ri­
c e n tr e s d ’a d a p ta tio n et d e ré a d a p ta tio n . ta b le ne so n t p lu s les m ê m e s d e p u is q u e l’on
- C e n tr e s de d é p is tag e de l’artério -sclé ro se . p e u t m e ttre le c o rp s en su rv ie artific ie lle . E n
e ffe t, il suffisait a u tre fo is de c o u p e r u n e v ein e
e t d e c o n s ta te r q u ’e lle ne sa ig n a it p lu s.
IX La recherche en cardiologie A u jo u r d ’h u i, se u le la fin de to u te a c tiv ité
c é r é b r a le e st u n signe irré v o c a b le . M a is
p e u t-o n a ffirm e r p o u r a u ta n t q u e l’on est
Quels sont à votre avis les buts qui vous paraissent v ra im e n t m o rt si la vie e t la c irc u la tio n du
devoir être adoptés: m a la d e so n t m a in te n u s à l’aid e de la re sp i­
A) C o m m e p o u v a n t a p p o r t e r é v e n tu e lle m e n t les r a tio n a rtific ie lle ? A p a r tir de q u el m o m e n t
résultats les plus rapides: a -t-o n a lo rs le d r o it d ’e n le v e r son c œ u r, son
a) en médecine: l’é tu d e p h y sio -p a th o lo g iq u e et foie ou ses rein s? « A p r è s la m o rt» est une
de d iag no stic plus précises, plus simples et plus d é fin itio n e n c o r e im p a rfa ite , au ssi im p o rte -t-il
rap id es à l’aide d ’app areils m o ins c o û te u x . a v a n t to u t d e d é te r m in e r les c r itè re s ab so lu s du
b) en chirurgie: le p e r f e c ti o n n e m e n t de la c h i­ passage à la m o rt.
L e c œ u r lui m ê m e p o se un p r o b lè m e p a r ti­
rurgie d es orifices du c œ u r et de s a rtè re s c u lie r c a r il e st a p rè s le c e rv e a u l’o rg a n e
coro n aires. le p lu s se n sib le au m a n q u e d ’o x y g èn e, e t d o n c
B) Comme étant les plus fondamentaux, même si un le p r e m ie r à ê tr e p ré le v é . C e rte s , sa tr a n s p la n ­
résultat rapide ne peut être raisonnablement espéré: ta tio n n ’est p a s p o u r d e m a in e t les p ro th è s e s
a) en médecine: l’é tu d e physio p a th o lo g iq u e et m é c a n iq u e s jo u e r o n t sans d o u te b ie n tô t un trè s
e x p é rim e n ta le de l’h y p e rte n sio n . Le p ro b l è m e du g ra n d rô le , m ais je p e rsis te à c ro ire q u e ce
m éc a n ism e d ’ap p a ritio n d e P ath é rio -scléro se rô le d e m e u r e r a se c o n d a ire v o ire te m p o ra ire ,
p a r r a p p o rt aux e x tr a o rd in a ir e s p o ss ib ilité s qu e
et c o ro lla ire m e n t son tr a ite m e n t.
p o u r ra o ffrir la g re ffe d ’un c œ u r v iv an t.
b) en chirurgie: la greffe du c œ u r ou la mise au
P R O F E S S E U R D E G A U D A R T D ’A L L A IN E S .
p oin t d ’un c œ u r artificiel ou to u t au m o ins d ’une
assistance c iru lato ire efficace.

140 Une enquête des «grands patrons»


Sur la fu tu re F ondation n atio n ale p ré s u m e r, la c o n v a le s c e n c e e t l’é d u c a tio n d ’un
de C ard io log ie, e n fa n t c a rd ia q u e p lus d é lic a te q u ’a u c u n e a u tre .
le professeur R o b ert de V ern e jo u l, T o u te u n e p o litiq u e d e p r u d e n c e , d e m é n a ­
g e m e n t e t de so llic itu d e est à e n v is a g e r, to u t
Président de l'o rd re des M é d e c in s :
un rég im e d e classes et d ’o rie n ta tio n à c ré e r,
c o n c e r n a n t d e s c e n ta in e s d e m illie rs d ’e n fa n ts.
L a F o n d a tio n n a tio n a le de C a rd io lo g ie a p o u r PR O FESSEU R LEN ÈG R E.
o b je t d ’a c c r o ître les r e c h e r c h e s m é d ic a le s ,
sc ie n tifiq u e s e t so c ia le s d a n s le d o m a in e des Sur le tra ite m e n t actuel des m aladies
a ffe c tio n s c a rd io -v a sc u la ire s. 11 y a q u e lq u e s cardiaques, le professeur Pierre S o u lié :
a n n é e s , u n e in itia tiv e p riv é e en fa v e u r d e s
« C œ u r s d ’e n fa n ts » a p e rm is u n e aid e p re sq u e « Le tra ite m e n t en face d es m alad ies c a rd ia q u e s
in e s p é ré e d e la p a r t d e s p o u v o irs p u b lic s. U n e t v a s c u la ire s d o n t on c o n n a ît l’é v o lu tio n
s u c c è s se m b la b le d o it ê tr e o b te n u en fav eu r sé v è re re s te sy m p to m a tiq u e , p a llia tif, fa u te de
d e to u te s les a ffe c tio n s c a rd io -v a s c u la ire s . p o u rv o ir fra p p e r la cau se p ro fo n d e de l’affection.
L e b u r e a u d e la F o n d a tio n est ain si c o m p o s é : Si l’on v e u t d r e s s e r le ta b le a u s c h é m a tiq u e d es
P ré s id e n ts d ’h o n n e u r : s e c te u rs où le c œ u r se d é fe n d av e c difficu lté,
M M . F ra n ç o is d e G a u d a r t d ’A lla in e s , G a s to n o ù l’on e s p è re au m ieu x u n e sta b ilis a tio n p lus
G ira u d , R o b e rt d e V e rn ejo u l. o u m o in s p ré c a ire d es lésio n s, d e n o m b re u x
P ré s id e n t: M . P ie rre S o u lié. p o in ts n o irs d e m e u r e n t, p rin c ip a le m e n t so u s la
P ré sid e n t a d jo in t: M . J e a n L e n è g re . fo rm e d ’a tte in te s a r té rie lle s d o n t les a s p e c ts
V ic e -p ré sid e n ts : M M . P ie rre B ro u s te t. G a b rie l p lu s fré q u e n ts so n t l’a n g in e d e p o itrin e ,
F a iv re , R o g e r F ro m e n t, J e a n H o re a u , P ie rre l’in fa rc tu s du m y o c a rd e e t les m a la d ie s h y p er-
C a la z e l, H e n ri W a re m b o u rg . tensives. En ce qui c o n c e rn e les d eu x p rem iers,
S e c r é ta ire g é n é r a l: M . L o u is M e rlin . l’a ffe c tio n e st p o ly m o rp h e , so u v e n t tro m p e u s e
et d ’a llu re b é n ig n e , v o ire to ta le m e n t in d o lo re
Sur l'é ta t de la card iolog ie en France, j u s q u ’à un a c c id e n t b r u ta l c a p a b le d e te r ra s s e r
le professeur M a u ric e Lenègre : u n h o m m e en q u e lq u e s m in u te s. C e rta in e s
fo rm e s de la m a la d ie h y p e rte n siv e b é n é fic ie n t
L es m a la d ie s c a rd io -v a s c u la ire s so n t n o m ­ d ’un tr a ite m e n t e ffic a c e , lo rsq u e l’o n a pu
b reu ses, fré q u e n te s, div erses. U n p o in t c o m m u n : m e ttre en é v id e n c e u n e tu m e u r s u rré n a le , un
elles so n t m e u rtriè re s . 11 y a en F ra n c e plus ré tré c is s e m e n t d e s a r tè re s ré n a le s, u n e lésion
d ’un million de cardiaques, grands malades, qu'il u n ila té ra le d ’un re in ... M a is tr o p fré q u e m m e n t
faut soigner, protéger et prolonger, e t d o n t u n e le c a rd io lo g u e en est ré d u it à la c o n s id é ra tio n
fra c tio n im p o rta n te est à h o s p ita lis e r san s q u e p la to n iq u e d es chiffres ten sio n n e ls, à fo rm u ler
les se rv ic e s sp é c ia lisé s n é c e s s a ire s so ie n t en d e s h y p o te n s e u rs p lu s ou m o in s b ie n to lé ré s,
n o m b re su ffisan t. d e s sé d a tifs sa n s p o u v o ir s’a tta q u e r à la ca u se
P a ris n ’é c h a p p e p a s à la règ le av e c 6 se rv ic e s m êm e d e l’h y p e rte n sio n .
d e c a rd io lo g ie p o u r les 100 000 à 200 000 c a r ­ A u tr e s e c te u r n o ir: les m a lfo rm a tio n s c a r ­
d ia q u e s q u ’il c o m p te à lui seul. d ia q u e s d ’o rig in e c o n g é n ita le , p a r fa ite m e n t
N o u s so m m e s d a n s la p r é h is to ir e ... p a ra ly sé s o p é ré e s à l’h e u re a c tu e lle m ais d o n t on ig n o re
p a r un p ro b lè m e p u r e m e n t m a té rie l, ta n d is q u e le p lu s s o u v e n t les c o n d itio n s d ’a p p a ritio n et
les in fa rc tu s se m u ltip lie n t, ta n d is q u e les q u e l’o n ne sa it p as e n c o r e p ré v e n ir à un sta d e
m a la d ie s a r té rie lle s d e p lus en p lu s f ré q u e n te s c h ro m o s o m iq u e . E m p ê c h e r le d é v e lo p p e m e n t
a tta q u e n t d e s su je ts d e plus en p lus je u n e s . d ’u n tel vice e m b ry o lo g iq u e fait l’o b je t de
L e p ro b lè m e d e l’e n fa n c e r e q u ie rt enfin to u te r e c h e r c h e s en F ra n c e q ui d e m e u r e n t d ’une
l’a tte n tio n , les a tte in te s co n g é n ita le s et acq u ises in su ffisan ce r e g re tta b le : elles re p ré s e n te n t l’un
é ta n t un h o lo c a u s te d e m o rta lité in fa n tile p r é ­ d e s p o in ts clefs de l’a v e n ir de la c a rd io lo g ie .
c o c e p lu s im p o rta n t q u e ce q u e l’o n p o u v a it P R O F E S S E U R SO U L IÉ .

Les bilans scientifiques 141


Tout smouales étaient les borogoves...
Lew is P a d g e tt (traduction française de Boris Vian) Illu s tra tio n s o rig in a le s de C lau d e Jo u b e rt

Les enfants sont une autre espèce animale.


R ICHARD HUGUES.

Sur l'enfant, race différente, sur Unthahorsten ne se trouvait pas sur terre
l'enfance, état différent, il n'est
sans doute pas de texte littéraire Il est inutile d e te n t e r u n e d escrip tio n d ’U n t h a h o r s te n ou de son
plus beau et plus profond que la e n v ir o n n e m e n t , p a r c e q u e d ’u n e p a rt un b o n n o m b r e d e millions
nouvelle de Lewis Padgett que d ’a n n é e s s’é ta i e n t é c o u lé e s d epu is 1956 et q u e, d ’a u tr e part, te c h n i­
nous publions ci-contre. Cette q u e m e n t p a rla n t, U n th a h o r s te n ne se tro u v a it pas sur T e r r e . Il
nouvelle a pratiquement marqué o c c u p a i t l’é q u iv a le n t de la statio n d e b o u t d a n s l’é q u iv a l e n t d ’un
l'introduction en France de la la b o ra to ire . Il se p r é p a r a it à essayer sa c h ro n o m a c h in e .
science-fiction. Elle a paru en L’a y a n t mise en m a r c h e , U n t h a h o r s te n se ren dit c o m p t e , so ud ain ,
1952 dans « Les temps mo­ qu e la B oîte é ta it vide. C e qui n ’allait pas du to u t. L ’engin n é c e s ­
dernes», en même temps que sitait un té m o in , un solide tr id im e n sio n n e l su sceptib le de réag ir aux
d'autres textes de la littérature c o n d itio n s d ’un a u tr e âge. S ans q u o i U n t h a h o r s te n se tr o u v e ra it
fantastique étaient publiés dans in c a p a b le de dire, au r e t o u r d e la m a c h in e , où et à q uelle é p o q u e
de nombreux journaux et ma­ elle s’éta it tra n s p o rté e . T a n d is q u ’un solide placé d a n s la B oîte se
gazines. Cette offensive était t r o u v e ra it a u t o m a t i q u e m e n t affec té p a r l’e n tr o p ie et les b o m b a r ­
menée par le « Club des savan- d e m e n t s d e p a rtic u le s co sm iq u e s d e l’a u tr e ère, et U n th a h o r s te n
turiers», dont faisaient partie p o u rr a it m e s u r e r les m o dificatio n s q u a litativ es et q u a n tita tiv e s
des écrivains comme Raymond subies dès le r e t o u r d e la m a c h in e . Les C a lc u la te u rs s e raien t alors en
Queneau et Boris Vian. m e s u re de se m e ttr e au travail et de faire savoir à U n th a h o r s te n que
Nous avons malheureusement la B oîte s’éta it re n d u e un b r e f laps d e te m p s en l’an l 000 000,
dû couper la nouvelle, fort longue, 1 000, 1 ou to u t a u tre , é v e n tu e lle m e n t.
de Lewis Padgett. Nos lecteurs N o n q u e ce la p û t im p o rte r, sinon à U n th a h o rs te n . M a is à bien des
pourront en découvrir le texte é g a rd s il é tait un p e u infantile.
intégral dans « Les vingt meil­ G u è r e de te m p s à p e rd re . L a B oîte c o m m e n ç a it à luire et à fris­
leurs récits de science-fiction » so n n e r. U n t h a h o r s te n j e t a a u t o u r de lui un re g a rd é g a ré , se ru a dan s
(Bibliothèque Marabout). le glossatch voisin et farfouilla d a n s un casier. Il en e x tirp a un lot

Scott Paradine,
un jour qu'il faisait
l’école buissonnière...
La littérature différente 143
de matériel d’aspect particulier. Hum! Quelques- Ayant fini ses réserves de fromage, de chocolat
uns des vieux jouets de son fils Snowen, apportés et de biscuits, ayant épuisé la bouteille de soda
par le gosse à son arrivée de la Terre, une fois jusqu’au verre, Scott attrapa des têtards et les
la technique nécessaire assimilée. Bon, Snowen étudia avec une certaine dose de curiosité scien­
n’avait plus besoin de ce fatras. Il était condi­ tifique. Il ne persévéra point. Quelque chose
tionné, et se passait de ces jouets enfantins. En roula sur la rive et atterrit avec un bruit sourd
outre, bien que la fem m e d’Unthahorsten dans la vase du bord de l’eau, et Scott, après un
conservât ces objets pour des raisons sentim en­ regard attentif alentour, se dépêcha d’aller voir.
tales, l’expérience était bien plus importante. C’était une boîte. C’était, de fait, la Boîte. Les
Unthahorsten quitta le glossatch et flanqua le bidules adjoints n’avaient guère de sens pour
tout dans la boîte, dont il claqua lé couvercle Scott, qui se demanda cependant pourquoi c’était
juste avant la flambée du signal de départ. La tout fondu et tout brûlé. Il médita. A vec son
Boîte disparut. D ’une façon qui lui fit mal aux couteau de poche, il sonda et éprouva, un bout de
yeux. langue au coin de la bouche. Hum... m... m...
Il attendit. Personne aux environs. D ’où venait donc cette
Et il attendit encore. boîte? Quelqu’un a dû la laisser là, et le terrain
Il finit par abandonner et construisit une seconde meuble vient de la déloger de sa position précaire.
chronomachine, avec un résultat identique. La «C ’est une hélice», décida Scott, tout à fait à
perte de ses vieux jouets n’ayant troublé ni tort. C’était hélicoïdal, mais pas une hélice, vu la
Snowen ni sa mère, Unthahorsten nettoya le torsion dimensionnelle que cela présentait. La
casier et entassa le reste des reliques de l’enfance chose eût-elle été le plus compliqué des modèles
de son fils dans la Boîte de la seconde machine. réduits d’avion, elle aurait présenté peu de
Selon ses calculs, cette dernière aurait dû appa­ mystères pour Scott. Telle quelle, elle posait un
raître sur Terre dans la dernière part du xixe siècle problème. Quelque chose disait à Scott que
après J.-C. Si cela se produisit réellem ent, l’objet l’engin recelait beaucoup plus de com plications
resta là-bas. que le moteur à ressort habilement démantelé
D égoûté, Unthahorsten décida de ne plus cons­ vendredi.dernier.
truire de chronomachines. Mais le mal avait été Mais jamais garçon au monde n’a laissé une boîte
fait. Il en existait deux —et la première... sans l’ouvrir, à moins qu’on ne l’y force. Scott
La première fut découverte par Scott Paradine s’efforça de plus belle. Les angles de ce machin
un jour qu’il faisait l’école buissonnière, fuyant étaient bizarres. Un court-circuit, sans doute.
sa classe de Glendale. Ce jour-là avait lieu la C’était pour ça que — ouille! Le couteau glissa.
composition de géographie et Scott ne voyait Scott suça son pouce et émit quelques blasphèmes
aucun intérêt à retenir des noms d’endroits — ce de professionnel.
qui en 1956 constituait une fort estimable théorie. Peut-être une boîte à musique?
En outre, c’était ce genre de tiède journée de
printemps où la brise traîne une touche de Scott n’aurait pas dû se sentir déprimé. L’engin
fraîcheur bien propre à inciter un garçon à avait de quoi donner la migraine à Einstein et
s’étendre dans un pré pour regarder passer les rendre Steinmetz com plètem ent dingo. Ce qui
nuages avant de s’endormir. Zut pour la géo! n’allait pas, c’est, naturellement, que la boîte
Scott fit la sieste. n’avait pas encore com plètem ent pris sa place
Vers midi, il eut faim, aussi ses jambes grassouil­ dans le continuum spatiotemporel où existait
lettes le m enèrent-elles jusqu’à une boutique Scott, et, par suite, ne pouvait être ouverte. En
voisine. Là, il investit son modeste patrimoine tout cas pas avant que Scott ait martelé au moyen
avec un soin parcimonieux et un mépris sublime d’un caillou com m ode cette non-hélice hélicoï­
pour ses sucs gastriques. Il descendit jusqu’au dale pour lui faire prendre une position plus
ruisseau pour se restaurer. convenable.

144 Tout smouales étaient les borogoves


En fait, il la sépara de son point de contact avec d’un rond de fil de fer, de deux sous, d’une boule
la quatrième dimension, rompant la torsion de papier d’argent, d’un timbre de la D éfense,
espace-temps qu’elle conservait encore. Il y eut saignant, et d’un bout de feldspath.
un claquem ent sec. La boîte vibra légèrem ent et Emma, la sœur de Scott, âgée de deux ans, tituba,
resta immobile, cessant d’être en existence seu­ un peu incertaine, depuis le vestibule et lui dit
lem ent partielle. M aintenant elle était facile bonjour.
à ouvrir. «Bonjour, Prune», fit Scott de sa hauteur de
Le casque de tissu velouté lui accrocha d’em blée sept ans et des mois. Il était outrageusement pro­
le regard, mais il l’écarta, guère intéressé. tecteur, mais ça ne faisait pas de différence pour
Simple chapeau. Dessous, il y avait un bloc elle. Petite, potelée, avec ses grands yeux, elle
cubique de cristal transparent — assez petit pour s’affala sur le tapis et regarda piteusem ent ses
disparaître dans sa main — beaucoup trop chaussures.
pour contenir le dédale d’appareils qu’il recelait. « ’Tache-les, Scotty, tu veux?
En un iristant, Scott eut résolu ce dernier pro­ — Gourdifle, dit affectueusem ent Scott qui noua
blèm e. Le cristal était une sorte de verre gros­ les lacets. Le dîner est prêt? »
sissant, amplifiant considérablem ent les choses Emma acquiesça.
de l’intérieur. Étranges, çes choses. Ces gens tout « Fais voir tes mains. »
petits, par exem ple... Chose étonnante, elles étaient raisonnablement
Ils remuaient. Comme des automates m éca­ propres, quoique sans doute non septiques. Scott
niques, mais beaucoup plus souples. On croyait scruta ses propres pattes pensivement, et, avec
plutôt voit jouer une pièce. Leurs costum es inté­ une grimace, passa dans la salle de bains où il
ressèrent Scott, mais leurs actions le fascinèrent. fit une esquisse de toilette.
Les petits bonshommes construisaient habi­ Les têtards laissaient des traces.
lem ent une maison. Scott souhaita qu’elle Dennis Paradine et sa femme Jane prenaient un
s’enflammât pour pouvoir les voir l’éteindre. cocktail avant de dîner, en bas, dans le living-
D es flammes jaillirent le long du bâtiment à room. Lui, un homme encore jeune, aux cheveux
m oitié terminé. Les automates, avec un grand marqués de gris, avec un visage mince aux lèvres
nombre d’appareils bizarres, éteignirent l’incendie. ironiques; il enseignait la philosophie à l’Uni-
Il ne fallut pas longtemps à Scott pour saisir. Mais versité. Jane était petite, nette, brune et très jolie.
ça l’ennuyait un peu. Les mannequins obéissaient — Le dîner l’est tout p’êt, M ’ame Pa’adine, dit
à ses pensées. Quand il s’aperçut de cela, il eut Rosalie, monumentale. J’appelle M lle Emma et
peur et jeta le cube. M. Scotty.
A mi-talus, il réfléchit et revint. Le bloc de cristal — Je vais les appeler. »
gisait à demi immergé, brillant dans le soleil. Paradine passa la tête dans la pièce voisine et
C’était un jouet: Scott le perçut avec l’instinct rugit:
infaillible de l’enfant. Mais il ne le ramassa pas « Les enfants ! A table ! »
tout de suite. Il préféra revenir à la boîte et D e petits pieds galopèrent dans l’escalier. Scott
examiner le reste de son contenu. jaillit au premier plan, récuré et luisant, un épi
Il découvrit quelques trucs vraiment remar­ rebelle braqué vers le zénith. Emma sourit, se
quables. L’après-midi passa trop vite. Scott finit déhalant prudemment d’une marche à l’autre. A
par remettre les jouets dans la boîte et la véhicula mi-escalier, elle abandonna ses essais de descente
jusque chez lui, grognant et haletant. Il avait la debout et se retourna, achevant le trajet comme
figure très rouge quand il parvint à la porte de la un singe, son petit derrière donnant une merveil­
cuisine. leuse impression de diligence. Paradine, qui
Ses découvertes, il les cacha au fond d’un placard l’observait, fasciné par le spectacle, fut rejeté
dans sa chambre en haut. Il glissa le cube de en arrière sous l’impact du corps de son fils.
cristal dans sa poche, déjà gonflée d’une ficelle, « Salut, papa! » glapit Scott.

La littérature différente 145


Paradine se resaisit et regarda Scott avec dignité. « Je crois que oui. C’est pas seulement la cr... la
« Salut, toi. Aide-m oi à marcher, maintenant. Tu salive. C’est com m e si je mesurais com bien je
m’as disloqué au moins une hanche. » mets dans ma bouche d’un coup, et ce qu’il faut
Mais déjà Scott se ruait dans la salle à manger, mettre avec. Je sais pas. Je fais juste com m e ça.
où, dans une affectueuse extase, il piétina les — Hummmmm..., dit Paradine, notant de vérifier
souliers neufs de Jane, bafouilla une excuse et ça plus tard. C’est une idée plutôt révolutionnaire.
courut gagner sa place. Paradine levait un sourcil Les gosses ont souvent des idées bizarres, mais
en le suivant, la main potelée d’Emma déses­ celui-là n’est peut-être pas tellem ent loin du
pérément accrochée à son index. vrai. » Il pinça les lèvres.
«Je me demande ce qu’a fricoté ce jeune diable «Je suppose qu’un jour les gens mangeront tout
aujourd’hui. » à fait autrement. Je veux dire que leur façon
Le dîner se déroula sans incident jusqu’à ce que de manger sera différente, tout autant que ce
Paradine regardât par hasard l’assiette de Scott. qu’ils mangeront. Jane, notre fils donne des signes
«D is-m oi, toi. Tu es malade? Tu t’es gavé au de génie précoce.
déjeuner? » — Oui?
Scott examina pensivem ent la nourriture qui — Il vient de marquer un point pas mauvais en
restait devant lui. diététique. Tu as trouvé ça tout seul, Scott?
« J’ai pris tout ce qu’il me faut, papa, expliqua- — Oh, oui! assura l’enfant, qui le croyait en
t-il. vérité.
— D ’habitude, tu prends tout ce que tu peux — Où en as-tu eu l’idée?
tenir, et encore bien plus, dit Paradine. Je sais — Oh, je... Scott se tortilla. Je sais pas. C’est pas
fort bien que. les garçons qui grandissent ont une chose bien importante, je crois. »
besoin de plusieurs tonnes de matières nutritives Paradine fut anormalement désappointé.
par jour; mais toi, ce soir, tu es en dessous de « Mais tout de même...
la moyenne. Tu te sens bien? — Crrrrache! vociféra Emma, saisie d’une crise
— Ben oui. Vraiment, p’pa, j’ai tout ce qu’il me soudaine de « vilaineté ». Crache! »
faut. Elle tenta une démonstration mais ne réussit qu’à
— Tout ce que tu veux? inonder son bavoir.
— Oui, oui. Je mange autrement. D ’un air résigné, Jane vint au secours de sa fille,
— Quelque chose qu’on t’a appris à l’école? » tandis que Paradine considérait Scott avec un
s’enquit Jane. intérêt plutôt troublé. Mais ce n’est qu’après
Scott secoua solennellem ent la tête. dîner, dans le vivoir, qu’autre chose se produisit.
« Personne me l’a appris. J’ai trouvé ça moi- « Pas de devoirs?
même. Je me sers de ma crache. — N ...on, dit Scott», avec une rougeur coupable.
— Voyons, voyons, proposa Paradine... essaie de Pour couvrir son embarras, il tira de sa poche un
trouver un autre mot. appareil trouvé dans la boîte, et com m ença de le
— Euh... s... salive. C’est ça? déplier. Le résultat ressemblait à une tessère
— Oui. Plus de pepsine? Il y a de la pepsine dans garnie de perles. Paradine, d’abord, ne le vit pas;
les sucs salivaires, Jane? mais Emma, si. Elle voulut jouer.
— Il y a du poison dans les miens, remarqua Jane. « N on, laissa ça, Prune, ordonna Scott. T’as le
Rosalie a encore laissé des grumeaux dans la droit de me regarder. »
purée. » Il tripota les perles, ém ettant des murmures
Mais Paradine était intéressé. faibles et intéressés. Emma approcha un index
« Tu veux dire que tu tires tout ce qu’il est boudiné et glapit.
possible de tirer de ta nourriture — sans pertes — « Scotty ! avertit Paradine.
et en mangeant moins? » — Je ne lui ai pas fait mal !
Scott réfléchit à ça. — Ça m’a mordu! Si, si! » gémit Emma.

Mais les angles formés par les fils


étaient vaguement choquants dans
leur ridicule manque de logique euclidienne.
146 Tout smouales étaient les borogoves
La littérature différente 147
Paradine regarda. Il écarquilla les yeux, le front — Eh? Quoi? Fais voir? »
étonné. Que diable... L’appareil parut identique à Paradine, mais Scott
«C ’estu n abaque? demanda-t-il. Voyons un peu montra, rayonnant, un point du labyrinthe.
cet engin. » «Je l’ai fait disparaître.
Légèrem ent à regret, Scott tendit l’instrument à — Mais elle est encore là?
son père. Paradine cilla. L’« abaque», déplié, — Cette perle bleue. Elle est partie maintenant. »
mesurait plus de trente centim ètres au carré, et Paradine ne le crut pas et se borna donc à
se composait de fils m inces et rigides entrecroisés grogner. Scott s’attela, de nouveau, au réseau. Il
çà et là. D es perles de couleur étaient liées aux acquérait de l’expérience. Cette fois, il ne res­
fils. On pouvait les faire glisser d’avant en arrière, sentit plus de chocs, même légers. L’abaque lui
et d’un fil à l’autre, même aux points de jonction. avait indiqué la méthode correcte. Les angles
Mais, une perle percée ne pouvait tout de même bizarres des fils semblaient maintenant, en quelque
pas passer à un croisem ent de fils... sorte, un peu moins déroutants.
Aussi, apparemment, n’étaient-elles pas percées. C’était un jouet extrêmement instructif.
Paradine regarda de plus près. Chaque petite Ça marchait, pensa Scott, plutôt comme le cube
sphère comportait une profonde rainure périsphé- de cristal. Rappelé à ce souvenir, il le tira de sa
rique, de telle sorte qu’elle pouvait pivoter et poche et abandonna l’abaque à Emma, qui resta
glisser le long du fil en mêm e temps. Paradine muette de joie. Elle se mit à faire glisser les
essaya d’en libérer une. Elle tenait comme billes, cette fois sans protester contre les chocs
magnétiquement. Du fer? Ça ressemblait plutôt — des chocs en vérité fort légers — et, douée de
à du plastique. l’instinct d’imitation, elle réussit à faire dispa­
La carcasse elle-m êm e — Paradine n’était pas raître une perle presque aussi vite que Scott. La
m athématicien. Mais les angles formés par les fils perle bleue réapparut, mais Scott ne remarqua
étaient vaguement choquants dans leur ridicule rien. Il s’était, prévoyant, retiré dans l’angle
manque de logique euclidienne. Un vrai laby­ formé par le divan et un fauteuil superrembourré,
rinthe. Peut-être que c’était ça... un puzzle. et s’amusait avec le cube.
« Où as-tu péché ça?
— C’est oncle Harry qui me l’a donné, dit Scott Il y avait des petits bonshommes dans le cube, de
sous l’inspiration du moment. D im anche dernier, minuscules mannequins très grossis par les vertus
quand il est venu. » amplifiantes du cristal, et ils remuaient toujours.
Paradine se sentit plongé dans une légère Ils construisirent une maison. Elle prit feu, avec
confusion lorsqu’il tenta de manipuler les perles. des flammes d’aspect réaliste, et elle resta là à
Les angles étaient vaguement illogiques. Comme flamber. Scott insista fortement: « Éteins ça! »
un puzzle. Cette perle rouge, si on la glissait le Mais rien ne se produisit. Où était donc cette
long de ce fil vers ce croisement, devrait arriver bizarre pompe à bras tournants apparue précé­
ici — mais elle arrivait ailleurs. Un labyrinthe — demment? Ah ! La voilà ! Elle entra dans le champ
bizarre, mais sans doute instructif. Paradine et s’arrêta. Scott la mit en branle. Ça, c’était
sentait avec une profonde certitude qu’il n’aurait drôle. Comme de jouer une com édie, mais en
lui-même guère la patience de manœuvrer cet plus vrai. Les petites personnes faisaient ce que
objet. leur disait Scott dans sa tête. S’il commettait une
Scott, au contraire, se retira dans un coin et fit erreur, elles attendaient qu’il eût trouvé la
coulisser les perles à grand renfort de tâton­ solution. M êm e, elles lui posaient de nouveaux
nements et de grognements. Les perles piquaient problèmes.
vraiment quand Scott prenait la mauvaise ou Le cube constituait, lui aussi, un instrument très
tentait de les mouvoir dans la mauvaise direction. instructif. Il instruisait Scott, avec une rapidité
A la fin, il coquerica, exultant: alarmante — et de façon très amusante. Mais de
« Ça y est, papa! fait, ça ne lui donnait pas vraiment encore des

148 Tout smouales étaient les borogoves


connaissances nouvelles. Il n’était pas prêt. Plus à fait parfait, autant que put en juger Paradine.
tard... plus tard... Il fut intéressé.
Emma se fatigua de l’abaque et se mit en quête « Sais pas. D es choses com m e ça n’ont pas les
de Scott. Elle ne put le trouver, même dans sa m êmes résonances chez un enfant.
chambre; mais une fois chez lui, elle fut intriguée — Regarde ce foie. C’est un foie, oui?
par le contenu du placard. Elle découvrit la boîte. — Bien sûr... D is donc... ça c’est drôle.
Qui contenait — véritable trésor! — une poupée, — Quoi?
remarquée déjà mais abandonnée par Scott avec — Ce n’est pas anatomiquement parfait, après
mépris. Gloussante, Emma descendit la poupée, tout. »
s’établit au milieu du plancher et se mit à la Pendant ce temps-là, dans la pièce voisine, Emma
démonter. déplaçait les perles de l’abaque. Leurs mou­
« Chérie! Qu’est-ce que c’est que ça? vem ents ne lui paraissaient plus si étranges main­
— M onsieur Ours ! » tenant. M êm e quand elles disparaissaient, elle
Visiblement, ce n’était pas monsieur Ours, un voyait presque cette nouvelle direction; presque...
pauvre aveugle, sans oreilles, mais réconfortant Scott peinait, l’œ il fixé sur le cube de cristal, et
dans sa douce rondeur. Mais pour Emma, toutes dirigeait mentalement, avec maint faux départ,
les poupées se nommaient monsieur Ours. Jane la construction d’un édifice plutôt plus compliqué
Paradine hésita. que celui détruit par le feu. Lui aussi s’instruisait...
« As-tu pris ça à une autre petite fille? peu à peu conditionné.
— Oh, non ! Elle est à moi. » L’erreur de Paradine, d’un point de vue purement
Scott sortit de sa cachette, fourrant le cube dans anthropomorphique, fut de ne pas se débarrasser
sa poche. im médiatement des jouets. Il ne se rendit pas
« Euh... c’est de oncle Harry. com pte de leur signification, et quand il y parvint,
— C’est oncle Harry qui t’a donné ça, Emma? les choses avaient considérablement progressé.
— Il me l’a donné pour Emma, ajouta Scott hâti­ L’oncle Harry n’étant toujours pas revenu, Para­
vement, ajoutant une pierre à son édifice de dine ne pouvait pas contrôler les dires de son
protection. Dim anche dernier. fils. En outre, les examens de fin d’année se
— Tu vas la casser, chérie. » déroulaient, ce qui signifiait un effort mental
Emma apporta la poupée à sa mère. ardu et un épuisement com plet le soir; et Jane
« Elle se dém onte. Tu vois? fut légèrem ent souffrante durant près d’une
— Ah? Elle... Seigneur! » semaine. Emma et Scott eurent le champ libre
Jane eut le souffle coupé. Paradine leva le nez avec les jouets.
aussitôt. « Qu’est-ce que c’est qu’une loirbe? demanda
« Que se passe-t-il? » Scott à son père un soir.
Elle lui apporta la poupée, mais hésita, et passa — Une larve?»
dans la salle à manger, lançant à Paradine un Il hésita.
regard significatif. Il la suivit, ferma la porte. « Je... ne crois pas. Loirbe, c’est pas ça?
Jane avait déjà placé la poupée sur la table — Un loir, c’est un petit rongeur. C’est ça?
nettoyée. — Je ne vois pas com m ent», marmotta Scott, et
« Ce n’est pas très beau à voir, dis, Denny? le sourcil froncé, il alla s’amuser avec l’abaque.
— Heu, heu...» Maintenant, il le manœuvrait assez habilement.
C’était plutôt désagréable, au premier coup d’œil. Mais, avec l’instinct qu’ont les enfants pour
On peut s’attendre à trouver un écorché démon­ éviter les gêneurs, Emma et lui, d’ordinaire, se
table à la Faculté de M édecine, mais une poupée servaient des objets quand ils étaient seuls. Sans
d’enfant... ostentation, naturellement — toujours est-il que
La chose se démontait en sections — la peau, les les expériences les plus com pliquées n’avaient
muscles, les organes —le tout miniature mais tout jamais lieu sous l’œ il d’un adulte.

La littérature différente 149


Scott apprenait vite. Ce qu’il voyait maintenant demment... pourtant, ça avait sans nul doute une
dans le cube de cristal avait peu de rapports signification pour Emma. Peut-être que ce laby­
avec les simples problèmes du début. Mais c ’était rinthe représentait M onsieur Ours. Scott réap­
d’une technicité fascinante. Scott se fût-il rendu parut, l’air charmé. Il rencontra le regard
com pte que son éducation se trouvait guidée et d’Emma et acquiesça. Paradine se sentit titillé
supervisée —quoique purement mécaniquement —, par la curiosité.
il eût sans doute cessé de s’intéresser à la chose. « D es secrets?
En l’espèce, jamais ses initiatives ne se trouvaient — Oh, non! Emma me demandait juste de faire
entravées. quelque chose pour elle.
Les jouets en apprenaient plus à Emma qu’à — Oh! Bon. »
Scott. Naturellement, lui pouvait communiquer Paradine, se rappelant des cas de bébés qui
ses pensées. Pas Emma, sinon en fragments mys­ s’étaient mis à parler dans des langues inconnues
térieux. La question des gribouillages, par à la déconfiture des linguistes, nota d’em pocher
exemple. le papier quand les enfants seraient couchés. Le
D onnez à un jeune enfant du papier et un crayon, lendemain, il montra les gribouillis à Elkins à
il dessinera quelque chose qui n’aura pas le même l’Université. Elkins possédait une connaissance
aspect pour lui que pour un adulte. Ce grotesque saine et active de maint langage peu catholique,
gribouillis n’a que peu de ressemblance avec une mais il s’esclaffa devant les tentatives littéraires
voiture de pompiers, mais c’est une voiture de d’Emma.
pompiers pour l’enfant. Peut-être même que ça a «Voilà une traduction libre, Dennis. Ouvre les
trois dimensions. Les enfants pensent et voient guillemets: « Je ne sais pas ce que ça signifie mais
autrement. je vais faire monter papa à l’échelle avec ça.»
Paradine réfléchissait à tout cela un soir, lisant Ferme les guillemets. »
son journal tout en regardant Emma et Scott Les deux hommes rirent et se rendirent à leurs
communiquer. Scott questionnait sa sœur. Parfois classes. Mais, plus tard, Paradine devait se remé­
il le faisait en anglais. Plus souvent, il avait morer l’incident. Surtout lorsqu’il eut rencontré
recours à un sabir inarticulé et à des signes. Holloway. Auparavant, cependant, des mois
Emma essayait de répondre mais le handicap allaient passer, et la situation progresser encore
était trop grand. vers son dénouement. Peut-être Paradine et Jane
Finalement, Scott alla chercher du papier et un avaient-ils manifesté trop d’intérêt pour les
crayon. Cela plut à Emma. La langue dans la jouets. Emma et Scott prirent l’habitude de les
joue, laborieusement elle écrivit un message. garder cachés et ne s’amusèrent avec que
Scott prit le papier, l’examina, fronça le sourcil. lorsqu’ils étaient seuls. Jamais cela ne fut formulé
« C’est pas ça, Emma! » dit-il. — ils procédèrent avec une espèce de prudence
Emma hocha vigoureusement le chef. Elle ressaisit discrète. Néanmoins, Jane surtout était assez
le crayon et ajouta quelques tirebouchons. Scott troublée.
resta perplexe un instant, sourit enfin, plutôt Elle en parla un soir à Paradine.
hésitant, et se leva. Il disparut dans le couloir. « Cette poupée que Harry a donnée à Emma...
Emma revint à l’abaque. — Oui?
Paradine se leva et jeta un coup d’œ il sur le — J’ai été en ville aujourd’hui et j’ai essayé de
papier, saisi de la folle idée qu’Emma venait de découvrir d’où ça venait. Rien à faire.
découvrir, d’un coup, la calligraphie. Mais non. — Peut-être que Harry l’a achetée à N ew York. »
Le papier était couvert d’un gribouillage sans Jane n’était pas convaincue.
nom, com m e en connaissent tous les parents. «Je leur ai demandé aussi pour les autres choses.
Paradine pinça du bec. Ils m’ont montré tout ce qu’ils ont. C’est un grand
Cette courbe aurait pu traduire les variations bazar, tu sais, chez Johnson. Mais il n’y a rien qui
d’humeur d’un cancrelat schizophrène, évi­ ressemble à l’abaque d’Emma.

150 Tout smouales étaient les borogoves


— Hum...» « Heu... Oncle Harry est revenu?
Paradine n’était pas très intéressé. Ils avaient des — Oui...
billets pour le théâtre, ce soir-là et il se faisait — Je crois que je vais prendre mon bain...», dit
tard. Aussi laissa-t-on le sujet tomber pour Scott en se dirigeant vers la porte.
l’instant. Paradine rencontra le regard de Jane et hocha la
Il revint sur le tapis plus tard, quand une voisine tête de façon significative.
eut téléphoné à Jane. Harry était chez lui mais nia toute connaissance
«D ennis, Scotty n’a jamais été com m e ça. des étranges jouets. Plutôt férocem ent, Paradine
M me Burns me dit qu’il a fait une peur terrible ordonna à Scott de descendre de sa chambre tous
à son Francis. les objets. Ils reposèrent sur la table, le cube,
— Francis? Cette espèce de petit voyou gras, l’abaque, la poupée, le chapeau-casque, et plu­
non? com m e son père? J’ai cassé le nez de Burns sieurs autres mystérieux bidules. Scott fut contre-
une fois quand on était étudiants. interrogé. Il mentit vaillamment d’abord mais
— Te vante pas et écoute, dit Jane en préparant s’effondra enfin et fondit en larmes, hoquetant
un whisky-soda. Scott a montré à Francis quelque sa confession.
chose qui lui a fichu la frousse. N e ferais-tu pas «Va chercher la boîte où étaient ces choses,
bien de... ordonna Paradine. Et au lit.
— Je suppose que si. » — Tu vas... hup... tu vas me punir, papa?
Paradine prêta l’oreille. D es bruits dans la pièce — Pour l’école buissonnière et le m ensonge, oui.
voisine le renseignèrent sur les coordonnées de Tu connais la règle. Pas de cinéma pendant quinze
son fils. jours. Pas de limonade pendant la même période. »
« Scotty! Scott avala ses larmes.
— Bang! dit Scott en apparaissant. Je les ai tous « Tu vas garder mes choses?
tués. D es pirates de l’Ether. Tu me cherchais, — Je ne sais pas encore..
papa? — Eh bien... bonsoir, p’pa... bonsoir, m’man. »
— Oui, si tu ne vois pas d’inconvénients à laisser Lorsque la petite silhouette eut gagné l’étage,
les pirates de l’éther sans sépulture pendant Paradine attira à lui une chaise et observa soigneu­
quelques minutes. Qu’est-ce que tu as fait à sement la boîte. Il tripota les machins fondus.
Francis Burns? » Rex Holloway était un homme gras, luisant,
Les yeux bleus de Scotty reflétaient une chauve, avec d’épaisses lunettes au-dessus des­
incroyable candeur. quelles ses sourcils touffus et noirs s’allongeaient
« Hein? com m e des chenilles velues. Paradine l’invita
— Cherche. Tu vas te souvenir. J’en suis sûr. à dîner une semaine plus tard. Holloway ne sembla
— Ah! ah, oui... ça... Je lui ai rien fait. pas observer les enfants, mais rien de ce qu’ils
— Je ne lui ai rien fait, corrigea distraitement firent ou dirent ne lui échappa. Ses yeux gris,
Jane. aigus et clairs, ne manquaient pas grand-chose.
— Je ne lui ai rien fait. Je te jure. Je l’ai juste Les jouets le fascinèrent. Dans le vivoir, les trois
laissé regarder dans ma télévision et... ça... ça adultes s’étaient réunis autour de la table sur
lui a fait peur. laquelle reposaient les jouets. Holloway les étudia
— Ta télévision? » avec soin tout en écoutant ce qu’avaient à dire
Scott produisit le cube de cristal. Jane et Paradine. Enfin il rompit le silence.
« C’est pas vraiment une télévision, tu comprends? » «Je suis heureux d’être venu ce soir. Mais pas
Paradine examina l’objet, surpris par le grossis­ com plètem ent. C’est très troublant vous savez.
sement. Cependant, il n’y vit qu’un labyrinthe de — Hein?»
couleurs sans signification. Paradine écarquilla les yeux, et le visage de Jane
« Oncle Harry... » trahit la consternation. La suite du discours
Paradine décrocha le téléphone. Scott déglutit. d’Holloway ne la soulagea guère.

La littérature différente 151


« Nous avons affaire à la folie. » — J’essaie de comprendre..., dit lentem ent Jane.
Il sourit au regard choqué des deux autres. Tout ce que je peux trouver, c’est mon atomixer.
«T o u sles enfants sont fous, du point de vue d’un Ça peut faire de la crème fouettée ou du jus de
adulte. Jamais lu Un Cyclone à la Jam aïque, de carottes, mais ça peut presser aussi les oranges.
Hughes? — Quelque chose com m e ça. Le cerveau est un
— Je l’ai», dit Paradine en prenant le petit livre colloïde, une machine très compliquée. N ous ne
sur une étagère. savons pas grand-chose de ses possibilités. N ous
Holloway tendit la main, le saisit et feuilleta les ne savons même pas sa... tessiture. Mais on sait
pages jusqu’à ce qu’il trouvât l’endroit cherché. Il que l'esprit se conditionne au fur et à mesure que
lut à voix haute : l’animal humain devient adulte. Il suit certains
« Les bébés, naturellement, ne sont pas humains théorèm es familiers, et toute pensée, par la suite,
—ce sont des animaux et ils possèdent une culture est établie selon des trajets im plicitement
très ancienne et ramifiée, comme celle des chats, acceptés. Regardez ça. (H ollow ay toucha
des poissons, et même des serpents; de la même l’abaque.) Vous avez essayé?
espèce que celles-ci, mais beaucoup plus compli­ — Un peu, dit Paradine.
quée et colorée, car les bébés sont, après tout, une — Mais pas beaucoup, hein?...
des espèces les plus développées parmi les ver­ — Eh bien...
tébrés inférieurs. En bref, les bébés ont des men­ — Pourquoi pas?
talités qui opèrent selon des termes et des caté­ — Ça n’a pas de sens, protesta Paradine. M êm e
gories propres, impossibles à transposer selon les un puzzle respecte une certaine logique. Mais ces
termes et les catégories de l’esprit humain. » angles invraisemblables...
Jane tenta de prendre ça avec calme mais ne — Votre esprit a été conditionné selon Euclide,
le put. dit Holloway. Aussi cette... cette chose... nous
« Vous ne voulez pas dire qu’Emma... ennuie et nous paraît dénuée de sens. Mais un
— Pourriez-vous penser com m e votre fille? enfant ne connaît rien d’Euclide. Une géom étrie
demanda Holloway. Écoutez: on ne peut pas d’une espèce différente de la nôtre ne lui
plus penser comme un bébé qu’on ne peut penser paraîtrait pas illogique. Il croit ce qu’il voit.
com m e une abeille. » — Essayez-vous de me faire entendre que ce
Paradine mélangea des cocktails. Par-dessus son machin a un prolongement dans la quatrième
épaule, il lança: dimension? demanda Paradine.
«Vous faites un peu de théorie, non? Si je — Pas visuellement, en tout cas, nia Holloway.
comprends bien, vous sous-entendez que les bébés Tout ce que je dis, c’est que nos esprits, condi­
ont une culture à eux et même un haut niveau tionnés selon Euclide, ne peuvent voir en ceci
d’intelligence. qu’un illogique réseau de fils. Mais un enfant
— Pas nécessairement. Il n’y a pas d’étalon de — un bébé surtout — peut y voir plus. Pas
comparaison, voyez-vous. Tout ce que je dis, c’est d’em blée. Ça se présente com m e un puzzle, évi­
que les bébés pensent d’une autre façon que nous. demment. Mais un enfant ne sera pas handicapé
Pas nécessairem ent m ieux; ceci est une question par trop d’idées préconçues.
de valeur relative. Mais selon une... extensivité — Artériosclérose de la pensée», interrompit
différente... » Jane.
Il cherchait ses mots, grimaçant. Paradine n’était pas convaincu.
« Délirant! dit Paradine, plutôt brutalement, mais « Alors un bébé pourrait être plus fort en calcul
ennuyé à cause d’Emma. Les enfants n’ont pas des qu’Einstein? N on, ce n’est pas ça que je veux
sens différents des nôtres. dire. Je vois votre position plus ou moins
— Qui a dit ça? interrogea Holloway. Ils font fonc­ clairement. Seulement...
tionner leur esprit de façon différente, c’est tout. — Écoutez. Supposons qu’il y ait deux espèces de
Mais c ’est très suffisant! géom étrie... limitons-nous à deux pour prendre

152 Tout smouales étaient les borogoves


un exemple. N otre géom étrie, l’euclidienne, et Paradine tapota le mécanisme fondu de la Boîte.
une autre que nous nommerons x. x n’a guère « Et ça? Cela implique...
de parenté avec celle d’Euclide. Elle est basée sur — Un but, certes.
des théorèm es différents. D eux et deux n’ont — Transport?
pas besoin de faire quatre. Cela pourrait faire — C’est à ça qu’on pense tout de suite. Si oui,
y 2, ou même ne pas faire. L’esprit d’un bébé n’est la boîte a pu venir de n’importe où.
pas encore conditionné si ce n’est par certains — Où les choses sont... différentes? demanda
facteurs mal connus d’hérédité et d’environ­ lentem ent Paradine.
nement. Faites débuter l’enfant Euclide... — Exactement. Dans l’espace, ou même dans le
— Pauvre petit», dit Jane. temps. Je ne sais pas. Je suis un psychologue.
Holloway lui lança un regard rapide. Et conditionné aussi selon Euclide, malheu­
« Les bases euclidiennes. D es cubes. Les math, reusement.
la géom étrie, l’algèbre — cela vient bien plus — Ça doit être un drôle d’endroit, dit Jane.
tard. Ce développem ent nous est familier. D ’un Denny, débarrasse-toi de ces jouets.
autre côté, éduquez le bébé selon les principes — J’en ai l’intention. »
de base de notre logique X. Holloway saisit le cube de cristal.
— Quel genre de cubes aura-t-il?... » « Vous avez interrogé longuement les enfants?»
Holloway regarda l’abaque. Paradine répondit:
« Ils ne signifieraient pas grand-chose pour nous. « Oui. Scott m’a dit qu’il y avait des gens dans le
Mais nous avons été conditionnés selon Euclide...» cube la première fois qu’il a regardé. Je lui ai
Paradine se versa un solide whisky. demandé ce qu’il y voyait maintenant.
« C’est assez horrible. Vous ne limitez pas ça aux — Qu’a-t-il raconté? »
math... Les yeux du psychologue s’agrandirent.
— Exact. Je ne limite rien du tout. Comment le « Il a dit qu’ils construisaient un endroit. Ce sont
pourrais-je? Je ne suis pas conditionné selon la ses propres paroles. Je lui ai demandé qui — quels
logique x. gens. Il n’a pas pu expliquer.
— Voilà la réponse, dit Jane avec un soupir de — N on, je m’en doute, marmonna Holloway. Ça
soulagement. Qui l’est? Il faudrait des gens doit être progressif. Combien de temps les
comme ça pour fabriquer ce que vous avez l’air enfants ont-ils eu ces jouets?
de prendre pour des jouets de cette espèce. » — A peu près trois mois, je pense...
Holloway acquiesça, les yeux clignotants derrière — Suffisant. Le jouet parfait, comprenez-vous,
ses verres épais. est à la fois instructif et mécanique. Il doit faire
« D es gens com m e ça peuvent exister. des choses, pour intéresser l’enfant, et l’instruire,
— Où? de préférence sans ostentation. D e simples
— Ils peuvent préférer rester cachés. problèmes d’abord. Plus tard...
— D es surhommes? — La logique x ... », dit Jane, très pâle.
— Je voudrais le savoir. Vous comprenez, Para­ Paradine jura en sourdine.
dine, c’est encore une question d’étalon. Selon « Emma et Scott sont parfaitement normaux.
nos normes, ces gens pourraient paraître des — Vous savez com m ent travaille leur cerveau,
super-bonshommes à certains égards. Selon maintenant? »
d’autres, ils seraient peut-être idiots. Ce n’est Holloway laissa tomber. Il tripota la poupée.
pas un problème quantitatif mais qualitatif. Ils « Ça serait intéressant de connaître l’endroit d’où
pensent autrement. Et je suis sûr que nous sont venus ces objets. L’induction, cependant,
pouvons faire des choses qu’ils ne peuvent pas n’est pas d’un grand secours ici. 11 manque trop
faire. de facteurs. Nous ne pouvons imaginer un monde
— Peut-être qu’ils ne voudraient pas non plus», basé sur le facteur x, un milieu adapté aux esprits
dit Jane. fonctionnant selon ces concepts. Ce réseau

La littérature différente 153


lumineux, à l’intérieur de la poupée... ça peut sage, mais ça l’est sans doute d’un point de vue
être n’importe quoi. Ça peut exister en nous et ne humain. Après tout, Emma et Scott sont destinés
pas avoir encore été découvert. Quand nous à vivre sur cette terre. »
trouverons le colorant approprié... » Mais le psychologue, Emma et Scott une fois
Il haussa les épaules. convoqués, ne tenta pas de les questionner direc­
« Que dites-vous de ça? » tement. Il s’arrangea pour attirer Scott, sans en
C’était un globe écarlate de cinq centim ètres de avoir l’air, dans la conversation, émettant çà et
diamètre à la surface duquel apparaissait une là un mot-appât. Bien plus discret qu’un test
protubérance. d’association de mots; car il faut à celui-ci la
« Que peut-on faire de ça? coopération du sujet.
— Scott? Emma? Le résultat le plus intéressant survint lorsque
— Je n’ai vu cet engin qu’il y a trois semaines à Holloway saisit l’abaque.
peine, quand Emma a com m encé à jouer avec. » « Tu veux me montrer com m ent ça marche? »
Paradine se mordilla les lèvres. Scott hésita.
« Après quoi Scott s’y est intéressé. « Oui, monsieur. Comme ça. »
— Qu’est-ce qu’ils en font? Il fit adroitement glisser une perle à travers le
— Ils le tiennent devant eux et le font évoluer labyrinthe, selon un trajet com plexe, si rapi­
d’avant en arrière. Pas de processus défini. dement que nul ne put dire si oui ou non elle avait
— Pas de processus euclidien, corrigea Holloway. fini par disparaître. Ç’aurait pu être uniquement
Au début, ils n’ont pas compris la destination prestidigitation. Pourtant...
de l’objet. Il a fallu qu’ils arrivent à être assez Holloway essaya. Scott l’observa, fronçant le nez.
instruits. « C’est ça?
— C’est horrible, dit Jane. — Heu... Il faut qu’elle vienne là.
— Pas pour eux. Emma est probablement plus — Là? Pourquoi?
prompte à saisir X que Scott, car elle n’est pas — Ben, c’est la seule façon pour que ça marche. »
encore conditionnée selon son milieu. «Je vou­ Mais Holloway était conditionné selon Euclide.
drais examiner les enfants. » Pas de raison apparente pour que la perle dût
Jane se leva, agressive: glisser de ce fil-ci à celui-là. Cela lui semblait
« Quoi? » purement arbitraire. Et Holloway remarqua
Lorsque Holloway se fut expliqué, elle acquiesça, soudain que ce n’est pas ce trajet qu’avait suivi
encore un peu hésitante. la perle la fois précédente quand Scott manœuvrait
« Bon... Je veux bien. Mais ce ne sont pas des le puzzle. Du moins pour autant qu’il pouvait en
cobayes. » juger.
Le psychologue tapota l’air d’une main potelée. « Tu veux me montrer encore? »
«M a chère enfant! Je ne suis pas Frankenstein! Scott le fit et le refit deux fois. Holloway cli­
Pour moi c’est l’individu qui passe avant tout et gnotait derrière ses verres. Le hasard, oui... et
c’est naturel puisque je travaille sur les esprits. une variable. Scott faisait suivre à la perle un
S’il y a quelque chose qui cloche chez ces petits, trajet différent chaque fois.
je désire les en débarrasser. » En quelque sorte, aucun des adultes ne pouvait
Paradine reposa sa cigarette et regarda la fumée dire si oui ou non la perle disparaissait. S’ils
bleue monter lentem ent en spirale, oscillant dans s’étaient attendus à la voir disparaître, leur
un courant d’air imperceptible. réaction eût pu être différente.
« Pouvez-vous faire un pronostic? Au bout du com pte, rien ne fut résolu. Holloway,
— J’essaierai. C’est tout ce que je puis dire. Si en prenant congé, semblait mal à l’aise.
ces esprits non encore développés se sont égarés « Pourrai-je revenir?
sur la voie x, il est nécessaire de les ramener en — J’en serai ravie, lui dit Jane. Quand vous
arrière. Je ne dis pas que ce soit la chose la plus voudrez. Vous pensez encore... »

Ils avaient rempli les conditions


de l’équation temps-étendue.

154 Tout smouales étaient les borogoves


Il acquiesça. « L’esprit des enfants ne fonctionne ... Ils prendront les jouets... Le gros homme...
pas normalement. Ils sont loin d’être bêtes, mais lestiva dangereux peut-être... mais ne verront
j’ai l’impression très extraordinaire qu’ils par­ pas la direction ghorique... n’ont pas l’évankrus-
viennent à leurs conclusions d’une façon que done... Intransdection... brillant et clair. Emma.
nous ne comprenons pas. Comme s’ils utilisaient Elle est plus haut-khopjanik maintenant que... Je
l’algèbre et nous la géom étrie. La même ne vois toujours pas comment... savarar lixéridist...
conclusion, mais atteinte suivant une autre On comprenait encore une partie des pensées de
méthode. Scott. Mais Emma avait été conditionnée
— Et les jouets? demanda soudain Paradine. beaucoup plus vite selon x.
— Évitez qu’ils les aient. J’aimerais vous les Elle pensait, elle aussi.
emprunter, si je puis... » Pas com m e un adulte, ni com m e un enfant. Pas
Cette nuit-là, Paradine dormit mal. même com m e un être humain. Si ce n’est,
Il se leva et se rendit dans la chambre voisine. peut-être, un humain d’un type étonnamment
Emma dormait, pacifique com m e un chérubin, étranger au genus homo.
son petit bras grassouillet encerclant Monsieur Parfois Scott lui-même avait du mal à la suivre.
Ours. Par la porte ouverte, Paradine apercevait Paradine et Jane, à la longue, finirent par
la tête noire de Scott immobile sur l’oreiller. retrouver quelque chose com m e la tranquillité, et
Jane vint le rejoindre. Il l’entoura de son bras. le sentiment que les enfants avaient été guéris
« C’est des si braves gens..., murmura-t-elle. Et ce de leur distorsion mentale, maintenant que la
Holloway qui dit qu’ils sont fous. Je crois que cause agissante n’existait plus.
c’est nous qui sommes fous, Denny. Par-ci, par là il y avait des rechutes. L’après-midi
— Ma foi... on gâtifie un peu... » d’un beau samedi, Scott se baladait avec son père
Scott s’agita dans son sommeil. Sans s’éveiller, et tous deux se reposèrent au sommet d’une col­
il lança ce qui était visiblement une question, line. En bas s’étendait une vallée plutôt jolie.
bien que ce ne semblât point s’exprimer en « Pas mal, hein?... » remarqua Paradine.
langage connu. Emma poussa un petit miau­ Scott examina gravement la scène.
lem ent qui changea brusquement de modulation. « C’est tout faux, dit-il.
Elle n’était pas sortie du sommeil. Les enfants — Quoi?
reposaient, immobiles. — Je ne sais pas.
Mais Paradine pensa, avec une nausée qui lui — Qu’est-ce qu’il y a de faux là-dedans?
saisit soudain le ventre, que c’était exactem ent — Oh...»
com m e si Scott demandait quelque chose à Scott tomba dans un silence embarrassé.
Emma, et com m e si elle répondait. « Je sais pas. »
Leur esprit avait-il changé au point que même le Les jouets avaient manqué aux enfants, mais pas
sommeil était différent, pour eux? longtemps. Emma se reprit la première, mais
Il écarta cette idée. Scott restait rêveur et rassotté. Il tenait avec sa
« Tu vas prendre froid. Retournons nous coucher. soeur des conversations inintelligibles et étudiait
Tu veux un verre? les gribouillages informes qu’elle écrivait sur le
— Je crois que oui», dit Jane, observant Emma. papier qu’il lui apportait. Presque com m e s’il la
Sa main se tendit aveuglément vers l’enfant; elle consultait relativement à des problèmes qui le
se reprit. dépassaient.
« Viens, on va réveiller les petits. » Si Emma comprenait mieux, Scott avait plus
Ils burent ensemble un peu de cognac, mais sans d’intelligence réelle et d’habileté manuelle en
rien dire. Jane pleura dans son sommeil, plus même temps. Il construisit un objet avec son
tard. m écano, mais n’en fut pas satisfait. La cause
Scott n’était pas éveillé, mais sa conscience apparente de cette non-satisfaction était exac­
travaillait lentem ent, soigneusement. tem ent celle qui soulagea Paradine lorsqu’il

156 Tout smouales étaient les borogoves


aperçut le montage. Bien le genre d’objet que — C’est drôle, dit Scott, profondém ent absorbé.
construira un gamin, rappelant vaguem ent un — Les saumons font plus ou moins la même
bateau cubiste. chose. Ils m ontent les rivières pour le frai. »
Un peu trop normal pour plaire à Scott. Il posa à Paradine détailla. Scott était fasciné.
Emma de nouvelles questions, mais pas devant les « Mais c ’est juste, papa. Ils sont nés dans la
autres. Elle réfléchit un moment, et fit de rivière, et quand ils savent bien nager, ils vont à
nouveaux traits avec un crayon maladroitement la mer. Et ils reviennent pour pondre, hein?
empoigné. — Exact.
«Tu peux lire ça?» demanda Jane à son fils un — Seulem ent ils ne devraient pas revenir, médita
matin. Scott. Ils enverraient juste leurs œufs...
« Pas exactem ent le lire... Je peux dire ce qu’elle — Il faudrait de bien longs oviductes», dit
veut dire. Pas tout le tem ps, mais presque. Paradine, qui plaça quelques remarques perti­
— C’est de l’écriture? nentes sur l’oviparité.
— N ... non. Ça ne veut pas dire de quoi ça a l’air. Son fils ne s’en satisfit pas entièrement.
— Symbolisme, suggéra Paradine par-dessus son « Les fleurs, dit-il, envoient leurs graines très loin.
café. Jane le regarda, l’œ il écarquillé. — Elles ne les guident pas. Et bien peu trouvent
— D enny...» un sol fertile.
Il lui fit un clin d’œ il et hocha la tête. Plus — Mais les fleurs n’ont pas de cerveau. Papa,
tard, lorsqu’ils furent seuls, il dit: pourquoi les gens vivent-ils ici?
«N e te laisse pas impressionner par Holloway. Je — A Glendale?
ne veux pas dire que les gosses correspondent — N on... ici... tous ensem ble. C ’est pas tout ce
dans un langage inconnu. Si Emma dessine un qu’il y a, je parie.
huit et dit que c’est une fleur, c ’est là une — Tu veux dire les autres planètes? »
règle arbitraire, Scott se la rappelle, et la Scott hésitait.
prochaine fois qu’elle dessine, — ou essaie de «Ça, c’est qu’un morceau de... du tout entier.
dessiner le mêm e huit, —voilà. C’est com m e le fleuve que remonte le saumon.
— Oui, dit Jane, incertaine. Tu as remarqué que Pourquoi les gens ne descendent pas vers l’Océan
Scott n’arrête pas de lire, ces temps-ci? quand ils sont grands? »
— J’ai remarqué. Rien d’inhabituel, pourtant. Ni Paradine se rendit com pte que Scott parlait au
Kant ni Spinoza. figuré. Il éprouva un froid bref. Le... l’Océan?
— Il s’abrutit, c’est tout.
— Ben, moi aussi à son âge », dit Paradine. Les jeunes de l’espèce ne sont pas conditionnés
Et il s’en fut à ses cours du matin. Il déjeuna avec de façon à vivre dans le monde plus com plet de
H olloway, ce qui devenait une habitude quoti­ leurs parents. Suffisamment développés, ils
dienne, et lui parla des tentatives littéraires pénètrent dans ce monde. Plus tard, ils se repro­
d’Emma. duisent. Les œufs fécondés sont enterrés dans le
Les gosses se portaient com m e des charmes et le sable, tout en haut du fleuve, où, à la fin, ils
seul facteur résiduel de trouble, c’était Holloway éclosent.
lui-même. Ce soir-là, pourtant, Scott manifesta Et ils apprennent. L’instinct seul est fatalement
un intérêt, plus tard significatif, pour les anguilles. lent. Spécialem ent dans le cas d’une espèce parti­
Il n’y a rien d’apparemment nocif dans l’histoire culière, incapable de s’adapter à ce monde, de se
naturelle. Paradine expliqua les anguilles. nourrir, de boire ou de survivre à moins que
« Mais où est-ce qu’elles pondent? Pondent-elles? quelqu’un n’ait pourvu, prévoyant, à ces besoins.
— C’est encore un mystère. On ne connaît pas Les jeunes, nourris et soignés, survivront. Ce
leurs terrains de reproduction. Peut-être la mer seront des couveuses et des robots. Ils survivront,
des Sargasses, ou les profondeurs, où la pression mais ne sauront pas redescendre le fleuve,
peut les aider à évacuer les petits. jusqu’au monde plus vaste —à l’Océan...

La littérature différente 157


Aussi, doit-on les instruire. Les entraîner. Les Paradine avait laissé tomber Holloway, Jane le
conditionner de diverses façons. prenant en grippe, chose assez naturelle puis­
Sans douleur, subtilement, de façon discrète. Les qu’elle désirait par-dessus tout que l’on calmât
enfants adorent les jouets qui font les choses — et ses craintes. Scott et Emma se comportant main­
si ces jouets instruisent en même temps... tenant normalement, Jane se sentait satisfaite.
C’était un peu se payer d’espoir — et Paradine
A la fin de la seconde moitié du xix' siècle, un n’y pouvait souscrire entièrement.
Anglais se reposait assis sur la rive herbeuse d’un Scott continuait à soumettre des machins à
cours d’eau. Une très petite fille était étendue l’approbation d’Emma. D ’ordinaire, elle secouait
près de lui, regardant le ciel. Elle avait lâché un la tête. Parfois elle semblait dubitative. Très
jouet curieux avec lequel elle venait de s’amuser, rarement elle donnait son accord. Il y avait une
et murmurait une petite chanson que l’homme heure de laborieux et fol griffonnage sur des bouts
écoutait d’une oreille distraite. de papier, et Scott, après avoir étudié les notes,
« Qu’est-ce que c’est que ça, ma chère? demanda- arrangeait et réarrangeait ses caillous, ses
t-il enfin. élém ents de machinerie, ses bouts de bougie et
— Une chose que j’ai inventée, tonton Charles. autres cochonneries. Chaque jour la bonne
— Rechantez-la, voulez-vous? » nettoyait tout ça et chaque jour Scott recom­
Il tira un carnet de sa poche. La fillette obéit. mençait.
« Cela veut dire quelque chose? » Il condescendit à donner quelques explications
Elle acquiesça. partielles à son père troublé qui ne voyait à ce
«Oh! oui. Comme les histoires que je vous jeu aucun sens.
raconte, vous savez. « Mais pourquoi ce caillou-ci?
— Ce sont de m erveilleuses histoires, rria chère. — Il est dur et rond, p’pa. Il fa u t qu’il soit ici.
— Et vous les mettrez dans un livre, un jour? — Celui-là est dur et rond aussi.
— Oui, mais je suis obligé de les changer pas mal, — Oui, mais celui-là, il y a de la graisse dessus.
sinon personne ne comprendrait. Mais je crois Quand tu es déjà arrivé aussi loin, tu ne peux plus
que je ne changerai pas votre petite chanson. voir une chose si elle est seulem ent dure et ronde.
— Il ne faut pas. Si vous la changez, ça ne veut — Qu’est-ce qui vient après? La bougie? »
plus rien dire. Scott parut dégoûté.
— En tout cas, je ne changerai pas cette « C’est vers la fin, ça. Ensuite, c ’est l’anneau de
strophe, promit-il. Qu’est-ce qu’elle signifie? fer. »
— C’est le chemin pour sortir, je crois, dit la Ça ressemblait, pensa Paradine, à une piste de
fillette incertaine. Je ne suis pas sûre encore. boy-scout dans les bois, à des repères dans un
M es jouets magiques me l’ont dit. labyrinthe. Mais, ici, encore, le facteur hasard. La
— Je voudrais connaître cette boutique de logique canait — la logique familière — devant
Londres où l’on vend ces jouets merveilleux! les raisons qu’avait Scott d’arranger ainsi son
— C’est maman qui me les avait achetés. Elle est fatras.
morte. Papa s’en moque. » Paradine sortit. En se retournant, il vit Scott tirer
Elle mentait. Elle avait trouvé les jouets dans une de sa poche un papier froissé et un crayon et se
boîte, un jour, en s’amusant près de la Tamise. Et diriger vers Emma, accroupie, méditative, dans
certes ils étaient merveilleux. un coin.
Sa petite chanson... Tonton Charles pensait que Bon...
ça ne voulait rien dire. (Ce n’est pas mon vrai Jane déjeunait avec oncle Harry et, par ce
oncle, pensa-t-elle. Mais il est gentil.) La chanson brûlant après-midi de dimanche, rien à faire
voulait dire des tas de choses. C’était le chemin. d’autre que lire les journaux. Paradine s’installa à
Elle ferait ce que ça disait, et alors... Mais elle l’endroit le plus frais qu’il put trouver, un Collins
était trop âgée. Jamais elle ne trouva le chemin. en main, et se perdit dans les illustrés.

158 Tout smouales étaient les borogoves


U ne heure plus tard, un piétinem ent, au premier, ça avait quelque chose à voir avec le temps. Il y a
le tira de sa som nolence. La voix de Scott, exul­ longtemps, Scotty m’a demandé qu’est-ce que
tante, criait: c’est qu’une loirbe. Symbolisme.
« Ç a y est, Prune! V iens!...» « Lfut bouyeure... »
Paradine se leva d’un bond, rembruni. Comme il Une formule mathématique parfaite, donnant
traversait le hall, le téléphone se mit à sonner. toutes les conditions requises sous forme de sym­
Jane avait dit qu’elle appellerait. boles que les enfants avaient fini par comprendre.
Il avait la main sur le récepteur quand Emma Les toves devaient être filuants — la graisse — et
gloussa de délices. Paradine grimaça. Que diable placés selon un certain ordonnancement, de
se passait-il là-haut? façon à gyrer et à bilber...
Scott glapit: « Regarde! Par là!... » Démence!
Paradine, mâchant à vide, les nerfs ridiculement Mais non... ce n’avait été dém ence ni pour Scotty
tendus, oublia le téléphone et galopa en haut. La ni pour Emma. Ils pensaient autrement. Ils rai­
porte de la chambre de Scott était ouverte. sonnaient selon la logique X. Ces notes faites par
Les enfants s’évanouissaient dans l’air. Emma sur la page... elle avait traduit les mots de
Ils s’en allaient en fragments, com m e une épaisse Lewis Carroll en un langage que Scott et elle-
fum ée dans le vent, com m e un mouvement dans même comprenaient.
un miroir torse. La main dans la main, ils allaient Le facteur hasard signifiait quelque chose pour
dans une direction que Paradine ne put com ­ les enfants. Ils avaient rempli les conditions de
prendre, et tandis qu’il restait, les yeux perdus, l’équation tem ps-étendue...
sur le seuil, ils disparurent. Et les dcheux verssins hurliffloumèrent.
« Emma... dit-il la gorge sèche. Scotty ! » Paradine, dans sa gorge, entendit un bruit
Sur le tapis gisait un réseau de marques... des bizarre. Il regarda l’étalage affolant sur le tapis.
cailloux, un anneau de fer... fatras. Un réseau S’il pouvait le suivre, com m e les gosses... mais
sans logique. Une feuille de papier froissée vola non. Le trajet n’avait pas de sens. Le facteur
vers Paradine. hasard le terrassait. Il était conditionné selon
« Les gosses... où êtes-vous? N e vous cachez Euclide. Et, même en devenant fou, il ne pourrait
pas!... Emma! Scotty!» pas. Ce serait la mauvaise espèce de folie.
En bas, la sonnerie m onotone et aiguë du télé­ Maintenant, son esprit cessait de penser. Mais,
phone s’interrompit. Paradine regarda le papier dans un instant, la période d’horreur incrédule
qu’il tenait. ferait place à...
Une page arrachée à un livre. Il y avait des Paradine froissa la feuille dans ses doigts.
notes marginales et interlinéaires, de l’écriture «Em m a!... Scotty...», dit-il d’uné voix morte,
dénuée de sens d’Emma. U ne strophe de vers com m e s’il ne pouvait attendre de réponse.
était si soulignée et truffée de gribouillages Le soleil se glissait par les fenêtres ouvertes et
qu’elle semblait presque illisible, mais Paradine brillait sur la fourrure dorée de M onsieur Ours.
connaissait bien Alice et la Traversée du Miroir. En bas, le téléphone se remit à sonner.
Sa mémoire lui fournit les mots... LEWIS PADGETT.
Lewis Padgett n'existe pas. Ce pseudonyme dissimule un
Lfut bouyeure et lesfiluants toves couple d écrivains: Henry Kuttner (mort il y a quelques
Gyrèrent et bilbèrent dans la loirbe... années) et C.L. Moore. Nous avons publié dans le numéro 22
une remarquable nouvelle fantastique de C .L Moore: « Le
Tout smouales étaient les borogoves
baiser du dieu noir». Henry Kuttner, qui était anthropologue,
Et les dcheux verssins hurliffloumèrent... a écrit de nombreux livres et nouvelles sous différents noms :
Paul O'Donnell, Paul Edmonds, Kelvin Kent Kaith Hammond,
Stupide, il se dit: Humpty Dumpty l’a expliqué. etc. Sous le nom de Kuttner, il a publié en français différents
Une loirbe, c’est la zone d’herbe autour d’un romans policiers dans « La série noire » et un très beau roman
cadran solaire. Un cadran solaire. Le temps... de science-fiction, « Vénus et les titans» (Gallimard).

La littérature différente 159


JE V O U S A IM A IS N A G U È R E . (H A M L E T )
La vérité sur William S...
U n e rê v e rie litté r a ir e de Jorge Luis Borgès L ith o g ra p h ie s de Pierre Clayette

Il n ’y avait personne en lui; derrière son visage (qui,


même d ’après les mauvaises peintures de l’époque,
ne ressemble à aucun autre) et derrière ses discours,
qui furent nom breux, fantastiques et agités, il n ’y
L ’énigme Shakespeare continue avait qu’un peu de froid, un rêve que personne ne
d'agiter les historiens de la litté ­ rêvait. Au début, il crut que tout le monde était
rature. Q ui était-il? Jorge Luis comme lui, mais l’étonnem ent d’un ami, avec qui il
B orgès, dans le te x te que io n va
lire, a pporte une réponse à essaya de com m enter cette vacuité, l’avertit de son
l ’énigme que pose tou te grande erreur et lui fit com prendre pour toujours qu’il ne
création. L'hom m e qui est tous convient pas à l’individu de s’écarter des normes de
les hom m es a -t-il une existence
propre? Où est son unité dans l’espèce. Une fois, il pensa qu’il trouverait peut-être
la m ultiplicité qui l ’habite? On dans les livres un rem ède à son mal et il apprit de
m éditera ce te x te adm irable. cette m anière ce peu de latin et cet encore moins
Jorge Luis B orgès est, aujour­
d'hui, le plus grand p o ète , es­ de grec que devait m entionner un contem porain. Il
sayiste et nouvelliste argentin, et considéra ensuite que la pratique d ’un rite élém en­
l ’un des plu s grands écrivains du taire de l’hum anité pouvait bien être ce qu’il
monde actuel. On s ’a tten d à ce
que le p rix N obel vienne consacrer cherchait et il se laissa initier par Anne Hathaway,
son œuvre, sa prodigieuse culture au cours d ’une longue sieste de juin. A vingt et un
et son style qui est à la fo is d ’une ans, il se rendit à Londres. Instinctivem ent, il s’était
rigueur glacée et d ’une richesse
foisonnante. Sur B orgès, voir déjà entraîné à simuler qu’il était quelqu’un, afin
dans Planète, N° 8 notre « Dic­ qu’on ne découvrît pas sa condition d’être personne;
tionnaire des R esponsables» et à Londres, il identifia la profession à quoi il était des­
dans le numéro 21 les notes écrites
p a r Louis Pauwels après son entre­ tiné, celle de l’acteur, lequel, sur une scène, joue à
tien avec B orgès à Buenos A ires. être un autre, devant une réunion de gens qui jouent

La littérature différente 161


B A N N IR JA C K F A L S T A F F ? ... A U T A N T B A N N IR L E M O N D E E N T IE R ! (H E N R Y IV)
à le prendre pour cet autre. Le m étier tant de rois qui m eurent par l’épée
d ’histrion lui apprit un bonheur singu­ et tant de m alheureux am ants qui se
lier, peut-être le prem ier qu’il connut; réunissent, se séparent et agonisent
mais, le dernier vers déclam é et le m élodieusem ent. Ce même jour, il
dernier m ot retiré de la scène, la décida de vendre son théâtre. Il
saveur odieuse de l’irréalité l’enva­ retourna dans la semaine à son village
hissait de nouveau. Il cessait d ’être natal où il retrouva les arbres et la
Ferrex ou Tam erlan et redevenait rivière de son enfance et il ne les
personne. Aux abois, il eut l’idée rattacha pas à ces autres, que sa muse
d ’imaginer d ’autres héros et d ’autres avait célébrés et que rendaient il­
fables tragiques. De cette manière, lustres des allusions mythologiques
pendant que son corps s’acquittait de et des vocables latins. Il fallait qu’il
son destin de corps dans les bordels fût quelqu’un. Il fut un im présario en
et les cabarets de Londres, l’âme qui retraite qui avait fait fortune et qui
l’habitait était César, qui néglige était passionné par les prêts, les
l’avertissem ent de l’augure, et Juliette, procès et la petite usure. En ces dis­
qui déteste l’alouette, et M acbeth, qui positions, il dicta le testam ent aride
parle sur la lande avec les sorcières que nous connaissons et qui écarte
qui sont aussi les Parques. Personne délibérém ent tout trait pathétique ou
ne fut autant d ’hommes que cet littéraire. Des amis de Londres
homme qui, à la ressem blance de avaient coutum e de visiter sa retraite.
Protée, put épuiser toutes les appa­ Il reprenait pour eux le rôle de poète.
rences de l’Être. Parfois, il laissait L’histoire ajoute que, avant ou après
dans le recoin d ’une œuvre quelque sa mort, il se sut en face de Dieu et
confession, assuré qu’on ne la déchif­ lui dit: «M oi, qui ai été tellem ent
frerait pas: Richard affirme ainsi d’hommes en vain, je désire en être
qu’en un seul personnage il jo u a le un seul, qui soit moi.» D ’un tour­
rôle de beaucoup, et Yago dit étran­ billon, la voix de Dieu lui répondit:
gem ent: «Je ne suis pas ce que je « M oi non plus, je ne suis pas; j ’ai
suis.» L’identité fondam entale d ’exis­ rêvé le monde comme tu as rêvé ton
ter, de rêver et de représenter lui œuvre, William Shakespeare, et parmi,
inspira des passages fameux. les apparences de mon rêve, il y a
Il persista vingt ans dans cette hallu­ toi qui, comme moi, es multiple et,
cination dirigée, mais il fut saisi un comme moi, personne.»
matin par la nausée et l’horreur d ’être f Traduction de Roger Caillotsj.

La littérature différente 163

i
SI C ’E ST V R A IM E N T L ’A M O U R , J U S Q U ’O U S’É T E N D -IL , D IT E S ? (A N T O IN E E T C L Ê O P À T R E )
J ’A I C H E R C H E J U S Q U ’IC I C O M M E N T JE P O U R R A IS C O M P A R E R LA P R IS O N O U J E VIS A V E C LE M ONDE. (R IC H A R D II)
L’amour des corps
et l'amour de quelqu'un
Jean-Louis Barrault

A moins de se livrer aux envolées lyriques des poètes


qui exploitent le précieux filon de Vamour-impossible,
Par delà a moins de se réfugier dans les sphères métaphysiques
de ïamour-absolu = unité retrouvée,
l’am our a moins d ’avoir recours aux amorces artificielles d ’un
selon érotisme cérébral,
il me paraît bien difficile de parler objectivement de
les corps, l’amour.
L ’amour, pris au sérieux, implique tant de pudeur que
la découverte l’on aurait plutôt envie de se taire.
de l’am our Néanmoins essayons de surmonter scrupules et timi­
dités. L'affaire étant à la fois si simple et si compliquée,
selon le mieux est d ’avancer avec précaution. Pas à pas.
Quitte à commencer à ras de terre.
la présence Et d ’abord, un souvenir d'enfance. Age: une dizaine
d ’années. Nous jouions, garçons et filles, aux gen­
darmes et aux voleurs. Il pleuvait; nous nous pour­
suivions dans un parc. L ’humus des sous-bois, encore
chaud d’une journée d ’été, s ’était mis à fermenter sous
le ruissellement de la pluie. De grosses gouttes d ’eau
Eh! bien, mes enfants,
si je n’avais pas
trompé votre grand-père...
P h o to : A nonym e anglais vers 1860.
L'am our en question 16 7
faisaient de la buée sur la terre molle, Ma mère, elle,
et nous dégoulinaient dans le cou. Nous ne pensait qu’à l’amour...
courions, en sueur, sous les branches. Je
me cachai un instant sous un énorme Maintenant, un souvenir de jeunesse.
buis. En y pénétrant je reçus une véri­ Toujours l’été. Nous séjournions dans la
table douche qui me ravit; ma chemise maison familiale. Je devais avoir dix-
était détrempée. L ’intérieur du fourré sept ans; j ’étais prude, très absolu, très
était comme une petite grotte sûre; il y passionné tout en me croyant averti.
régnait une lumière brune, presque Ma grand-mère tricotait. Ma mère, avec
noire. Une petite fille était déjà là, je ses yeux comme deux bleuets, ourlait
me blottis contre elle. Elle était en­ une fine dentelle noire à une combi­
rhumée et tenait dans sa main un naison transparente.
mouchoir humide. Le« gendarme »appro­ Je lisais près d’elles un livre de philo­
cha de notre cachette, nos cœurs se sophie. Chacun agissait selon son âge.
mirent à battre à l’unisson; par réflexe Ma grand-mère était une sainte femme,
je lui saisis la main et serrai le mou­ distinguée, réservée, sensible. Ma mère,
choir. Son humidité n’était pas rêche, ni très libre, était pour mon frère et moi
coupante, ni cristalline comme celle de comme une sœur. Elle ne pensait qu’à
la pluie, mais lourde, onctueuse et bizar­ l’amour; nous le savions et cela nous
rement huilée... A ma grande surprise, rendait heureux. Nous admirions, avec
je ressentis au ventre une chaude réac­ un sourire attendri son air languide et
tion que j ’avais jusqu’alors ignorée. ses paupières frisées. Les conversations
L ’instinct du désir sensuel avait joué, en entre nous étaientfranches, très franches,
dehors de toute conscience ou de com­ choquantes parfois pour les personnes
plaisance de l’esprit. «bien élevées»! Garçons, nous ne l’en
L ’instinct est comme une connaissance aimions que davantage. L ’ouverture de
sans origine apparente. Je n’avais aucun son cœur nous soudait les uns aux autres.
sentiment pour cette petite fille; cepen­ Nous parlâmes d’amour, bien sûr! puis
dant à partir de ce moment, je ne savais de l’acte charnel. Ma grand-mère, de
pourquoi, je la sentis un peu à moi! Nos honte, rougissait un peu. puis, tout à
regards ne furent plus les mêmes. L ’hu­ coup, entre deux cliquetis d’aiguilles,
midité de nos yeux émerveillés, l’eau qui elle nous décocha d’une voix très douce:
coulait de son petit nez, le «mouillé» «Eh bien moi, mes enfants! Si je n’avais
de nos deux mains... il s’était passé pas trompé votre grand-père, jamais je
quelque chose. n’aurais joui de ma vie! »

L'am our des corps et l'am our de quelqu'un


Et elle se remit au chandail qu elle me Je me réfugiai dans les livres des philo­
destinait pour l’hiver... sophes et j ’abordai Lucrèce. J’aiguisai
Nos rires, un peu trop bruyants, dissi­ mon esprit à étudier D e la Nature et fus
mulèrent notre surprise. Moi, j ’étais frappé par ce passage:
atterré! «... Cest un fait général que le blessé
Le grand-père, lui, vieux et indestruc­ tombe du côté de sa plaie: le sang gicle
tible coq, était sans doute à ce moment- dans la direction où le coup nous a
là, caché dans le grenier, en train frappés, et l’ennemi même, s’il se trouve
d’écrire à une «bonne amie». L ’homme à portée, est couvert par le jet rouge.
était savoureux comme un personnage A insi en est-il de l’homme blessé par les
de Balzac. A Paris, chaque jour après le traits de Vénus. Qu’ils lui soient lancés
déjeuner et après avoir roulé soigneu­ par un jeune garçon aux membres fémi­
sement sa serviette, il partait à son nins, ou par une femme dont toute la
cercle «faire un bridge avec ses amis» personne répand l’amour, il pousse droit
nous disait-il en chantonnant comme un vers l’auteur de son mal, il brûle de
gamin. Personne n’était dupe, et il dis­ s’unir étroitement à lui et de lui lancer
paraissait, moustache et barbiche Napo­ dans le corps la liqueur jaillie du sien;
léon III bien apprêtées et toutes pois­ car le muet désir qui l’anime lui donne
seuses de parfum. un avant-goût de la volupté.
Ces deux êtres, pour le plaisir, sem­ » Cest ainsi que Vénus distille dans
blaient donc séparés. Cependant, quand notre cœur les premières gouttes de ses
ma grand-mère mourut, cefut la détresse. plaisirs, auxquels succède le souci gla­
En s’éteignant, elle ne pensait qu’à lui. cial... la douleur certaine. Ainsi, il vaut
Qu’allait-il advenir de son « bonhomme » mieux jeter dans le premier corps venu
qui avait été «toute sa vie». Quant à la liqueur amassée en nous que de la
lui, de douleur il s’évanouissait. Aux garder pour un unique amour qui nous
obsèques il voulut se jeter dans la prend tout entier. »
tombe. Son vieux cœur mit dix ans Magnifique et aussi mélancolique solu­
avant de la rejoindre, sans jamais pou­ tion!
voir se remettre. Ce passage, Molière avait dû le traduire
En vérité, ils s’aimaient. dans sa jeunesse. Il était épicurien;
Moi, je continuai de mal comprendre. cependant il n’échappa pas aux affres de
La jouissance sensuelle était-elle donc la jalousie. C’est qu’il me paraît avoir
séparable de l’amour? Quelle déception été un amant complet. Molière, avec son
pour un cœur épris d’absolu! génie si humain, sut se construire un

L'am our en question 169


Il existe enfin
un autre être
qui subitement
paraît nous engendrer
avant quon le féconde...
destin symbolique. Il aima Madeleine cades des chevaux et des hommes, blessé
Béjart. Il aima Armande Béjart. Il fit par les uns, aiguillonné par les autres,
souffrir la première qui continua de énervé par les courses, étourdi par les
l’aimer et de l’aider. Il souffrit par la enroulades de drap rouge, le taureau,
seconde qu’il ne cessa d’aimer. pauvre bête solitaire au milieu de la
Ces deux personnes étaient du même foule, cherche où se raccrocher.
sang. A elles deux, peut-être forment- Le torero, de son côté, se livre à quelques
elles un unique amour? Et ne cherchons- passes, en pleine participation avec la
nous pas à rencontrer chez une femme le galerie.
côté Madeleine et le côté Armande? Tout à coup: arrêt de part et d’autre.
Mais nous faudra-t-il quand même re­ Le taureau, le torero se fixent et se
connaître la distance qu’il paraît y avoir rivent l’un à l’autre. Ils se sont rencon­
entre la jouissance corporelle et le sen­ trés. Dès lors: public, arène chevaux,
timent de l’amour? picadors, assistants, soleil, ombre, cha­
Quelque chose d’instinctif encore me leur, bruits, tout disparaît. Ce qui reste?
souffle que ce n’est pas fatal. Deux êtres qui se sont reconnus et qui
Chaquefois que j ’assiste à une course de s’apprêtent à tracer autour de la muleta
taureaux, je guette un certain moment. une des plus fascinantes danses amou­
Celui, instantané, où l’homme et la bête reuses. Cest le moment sublime de la
entrent en contact et vont s’aimer. connaissance, de la compréhension, de
D’autres en ont parlé mieux que moi, l’extra-lucidité. Cest exactement le
cependant, sur le plan humain, je ne puis moment, je crois, de l’amour.
m empêcher d’y penser à mon tour. Pas un poil du taureau ne perd ce que va
La cérémonie a commencé au milieu des faire son Arlequin-de-la-mort. Pas un
fanfares et de l’excitation générale. muscle du torero qui ne réagisse au
Picadors, banderilleros, toreros, ont fait moindre frémissement du taureau.
leur entrée. La société les accueille, les Tout le reste est effacé, gommé. En re­
encourage et va exiger le meilleur vanche, l’un et l’autre prennent tout
d’eux-mêmes, jusqu’à la mort. leur relief. Et le combat intime com­
Le taureau est lancé. On l’observe, on le mence. Peu importe que l’issue en soit la
jauge, on le juge. Nous sommes en mort; le cheminement en est l’amour.
pleine fête collective, sensuelle et cruelle. D’abord par le silence, rompu par les
Les chevaux sont renversés, les bande­ seules respirations. Parles effleurements,
rilles vibrent, les hommes escaladent les par les caresses, par les retournements,
palissades. On crie. Excité par les caval­ les détentes, les pauses qui resserrent

172 L'amour des corps et l'amour de quelqu'un


l’étreinte, le moment suprême qu’on Cependant une espèce d’instinct nous
retarde, enfin par la lente décision, par fait penser qu entre-temps il pourrait se
l’estoc, le tremblement et l’immense passer quelque chose. La sensation d’un
retombée pendant la prodigieuse déchi­ «manque» qui peut être rempli, s’im­
rure. pose. Tout n’est pas irrémédiable dans
cette aventure. Ce vide que l’on ressent
Soudain quelqu’un est en face en soi, qui donne le vertige, peut être
de soi que l’on reconnaît comblé par quelqu’un d’inconnu. Une
possibilité de rencontre fait naître un
C’est ainsi qu’au seuil de la vie, nous désir profond, une espérance sourde,
sommes lancés, frais et avides, dans ignorée, une nécessité impérieuse. Un
l’arène. La course à l’amour et à la mort autre qui existerait quelque part... On
est partie. scrute; est-ce celui-là, celui-là, cet autre?
Le tourbillon de l’existence s’élève, On tourne, on court, on piaffe, on reçoit
étourdissant manège d’une fantastique des coups, on en rend, on lutte, on souffre,
fête. on perd courage, on s’affole et soudain:
«Les autres», autour de nous circulent on tombe en arrêt.
en une course haletante qui éblouit. La Quelqu’un est en face de soi.
voltige de leurs capes aveugle, leurs ban­ Quelqu’un que l’on reconnaît.
derilles font mal et énervent. Les pre­ La fête, la foule, le monde', tout dispa­
mières épreuves s’enfoncent dans nos raît, sauf un être. C’est par lui, avec lui,
flancs. Les premiers jets de sang s’écou­ à travers lui qu’on peut tout refaire. Je
lent. Affaiblis un instant, on plie le dirai plus. Grâce à lui, on peut décou­
genou, puis on se reprend et repart, fon­ vrir un tas de choses que sans lui on
çant dans des rondes de poussière. n’aurait jamais vues. C’est lui qui va
Hommes, femmes, enfants, idées, évé­ nous révéler.
nements, nature, le monde et la société Lentement, obstinément, passionnément,
nous entraînent dans des circulations on s’y donne avec un sentiment d’obéis­
inimaginables. Nous voici ruisselants sance hallucinée à une injonction supé­
d’angoisse et de solitude au milieu de rieure. Cet être, il semble tout à coup
cette multitude acharnée; éblouis, affolés que c’est lui que l’on cherchait, comme
par ce jeu que rien ne paraît pouvoir il semble que lui, aussi, nous attendait.
arrêter. On pourrait croire que tout est Sur cet être, le monde peut se recons­
dit et qu’au bout de cette étrange céré­ truire et prendre un sens; sur lui il est
monie il n’y a comme issue que la mort. possible de retrouver la trace de nos pas.

L'am our en question 173


Rabelais raconte qu’une fois il avait naît à la joie. L ’angoisse a disparu, la
passé quatre mois dans la bouche de solitude aussi. A ce qui tant donne, il
Pantagruel; errant dans les vallées de faut soi-même tout donner. Recevoir,
ses gencives, escaladant les falaises de prendre,posséder, marquer de son sceau:
ses dents, séjournant dans des villes de c’est l’acceptation ou plutôt l’offrande
muqueuses... mutuelle.
Devenant soi-même minuscule et l’être, Il existe enfin un autre être qui subite­
en face de soi, grandissant au contraire ment paraît nous engendrer avant qu'on
démesurément pour finir par remplir le féconde. C’est le moment de l’accou­
tout l’espace, on chemine, comme un plement.
Lilliputien, sur une peau de sable fin, on
reprend haleine en s’étendant sur le Après la douce mort,
rebondi des narines, on s’enfonce dans on remonte. Voici l’œil...
une forêt de cheveux, on se roule sur
l’ourlet de deux lèvres, on se baigne Jusqu’ici nous avons effleuré l’instinct,
dans le lac d’une bouche. Comme dans puis la jouissance qui n’est pas l’amour,
la campagne il existe des sites naturels puis la solution du plaisir épicurien.
appelés « Puits de la Vérité » ou « Trou Nous avons assisté à la rencontre de
du Diable» on se penche sur le mystère deux amants, torero-taureau, homme-
d’une fossette: fascinante oasis au bord femme, nous venons de goûter à la mer­
du désert de la joue. veilleuse communion du couple. A vons-
Un voluptueux vague-à-l'âme met en nous atteint l’amour?
appétit de connaître. Par le passage du Poursuivons notre modeste exploration.
cou, comme on franchit un pont, on dé­ De ce corps dévoré, retourné, labouré,
couvre d’autres vallées, d’autres mon­ ensemencé, puis engourdi par la douce
tagnes, d’autres forêts... Ici un avant- mort, on remonte: le ventre, les seins,
bras, doré comme un petit pain chaud, le cou, le visage... voici l’œil!
nous donne une envie de manger; là un Nouvel arrêt, nouvelle fascination.
coquillage, profond comme la mer, excite Les iris étincellent, les regards s’assom­
en nous l’envie de boire. Toute l’appé­ brissent. On se rive de plus en plus sur
tence de la vie, toute la nature gonflée cet être rencontré, on pleure peut-être
de sève nous vient aux lèvres. Ici: les car l’on découvre vaguement que c’est
champignons de la forêt; là: les fleurs avec lui désormais que l’on va se mettre
du châtaignier. Voici la tubéreuse et à danser une longue et savante danse de
l’odeur du varech. Le désir se dilate et vie.

174 L'amour des corps et l'amour de quelqu'un


L ’iris, toujours changeant, rappelle ce corps. Cet amour peut devenir passion,
jeu d’enfant auquel les adultes ne ré­ connaître des sommets érotiques, mais
sistent pas: le kaléidoscope. il reste sans véritable prolongement.
L ’iris est un écrin qui renferme les
pierres les plus précieuses; danse de Il était donc quelqu’un
cristaux enfigures géométriques. L ’éme­ qui nous était destiné...
raude apporte l’abîme; le rubis, la pul­
sation du sang; l’aigue-marine, l’âme; Si, au contraire, à la place de l’angoisse
la turquoise, la jeunesse; le saphir, le et de la solitude, on découvre, dans ce
ciel; l’opale, la liqueur. L ’iris a des ciel noir traversé de traînées de feu, non
mouvements de poulpe qui aspire le plus seulement un être mais une pré­
regard de l’autre, l’attirant vers un sence, c’est que le miracle de l’amour a
nouveau monde. L ’iris est un aimant. eu lieu. C’est qu’il existait dans le
Les regards se sont de plus en plus irré­ monde quelqu’un à qui nous étions des­
sistiblement accrochés. La prunelle tiné et qui nous était destiné; quelqu’un
s’élargit, une fenêtre s ouvre et la terre comme une serrure dont nous étions la
perd ses limites. clef; quelqu’un comme une clef à qui
C’est le moment de la seconde ren­ nous apportons la serrure.
contre. Le moment où le phénomène de A ce moment il se produit une métamor­
l’amour se précipite ou non. Le moment phose, une mutation, une transposition,
du miracle. Puis-je dire: le moment reli­ une véritable naissance, un acte qui
gieux? Par ce hublot de la prunelle on se transforme le non-être en être, c’est-à-
trouve aspiré et précipité dans un univers dire un acte qui signifie poésie, c’est-à-
que l’on reconnaît. Il est fait à la fois de dire un acte qui signifie amour.
profusion et de néant. C’est dans un uni­ De cette «présence», l’être est désor­
vers analogue que nous étions tout à mais inséparable. Avec elle l’unité est
l’heure étreints par l’angoisse et par la retrouvée, l’androgyne reconstitué. La
solitude. C’est dans un univers identique recherche de l’amour, a-t-on coutume de
que nous nous sentions étouffés par cette dire, consiste, soit en une quête de son
espèce de vide que créent la société semblable, soit en la découverte de son
grouillante et l’agitation des «autres ». contraire.
Si, après l’accouplement, l’angoisse Il semble que l’amour soit, en vérité,
renaît, si le sentiment de solitude revient, l’union de deux semblables capables de
il n’y a pas de miracle, l’amour a passé fournir, l’un et l’autre, ce qui manque à
simplement. Il s’agissait de l’amour des l’un et à l’autre.

L'am our en question 175


L ’homme et la femme sont comme les La femme, si elle avait été homme, a
segments d’un ver coupé en deux et qui l’impression quelle aurait été comme
cherchent à se ressouder, dans la nos­ celui quelle aime.
talgie qu’ils ont du temps ancien où Tout ce qui manque à l’homme comme
l’être vivant était à la fois homme et virilité, comme féminité la femme vient
femme. le compléter.
En chacun de nous subsiste à tel point ce Tout ce qui manque à la femme comme
souvenir, que nous sommes tantôt homme, féminité, comme virilité l’homme le lui
tantôt femme, tantôt les deux à la fois. fournit. Chacun est l’amant et l’aimé.
Notre construction profonde est ter­ Chacun féconde et est fécondé. La soli­
naire : masculin-féminin-neutre. tude est chassée: cest le Paradis sur
Chacun de ces éléments qui nous com­ terre. Par le don total de soi, on devient
posent, est à la fois puissant et indigent. l’autre. Oui, aimer, c’est devenir l’autre
Chacun de nous est fait à la fois d’un et c’est aussi se retrouver dans l’autre.
dieu qui engendre et d’un mendiant qui Cest cela: épouser.
tend la main. Deux présences qui n’enfont plus qu’une,
Cest pourquoi l’excitation sensuelle très compliquée. Deux cœurs qui ne font
procure le désir féroce de posséder et de plus qu’un seul être.
féconder, par le corps et par l’esprit, et La vie devient parallèle. La présence de
en même temps, celui d’être secouru, l’un est là pour rassurer l’autre. Ils
protégé. laissent derrière eux une traînée de
Pour que la rencontre entre deux êtres lumière, jalonnée par les stations exal­
atteigne le degré supérieur, il faut que tées de la confusion des corps. Faire
leurs éléments soient de même nature, l’amour devient un chant qui célèbre la
on pourrait dire de même «groupe san­ communion avec la vie. Ce n’est plus
guin », c’est-à-dire de nature semblable, une fin en soi, c’est une attestation.
mais que la répartition des facultés de
puissance et d’indigence, en chacun des Les dieux finissent par être
deux, soit complémentaire. jaloux d’un tel bonheur
Dans ce cas « miraculeux », il y a connais­
sance, reconnaissance, échange, commu­ Le cas est rare. Il est trop beau.
nion, unité: amour. Cest pourquoi les plus belles histoires
L ’homme, s’il avait été femme, a l’im­ d’amour traitent de ïAmour Impos­
pression qu’il aurait été comme celle sible. Les poètes excellent à chanter le
qu’il aime. malheur de ne pas goûter ce bonheur!

L'am our des corps et l'am our de quelqu'un


C’est aussi que ce bonheur est tel qu’il amour. Ne parlons même pas des ten­
finit par être attentatoire. Les dieux en tations de l’extérieur, rentrons simple­
sont jaloux. Ils dressent des embûches. ment en nous-mêmes. A chaque instant
De fait, que ce soit selon le corps ou nos cellules organiques tombent comme
selon l’esprit, cet amour exceptionnel des pellicules, et il nous en pousse de
est exceptionnellement fragile. nouvelles. La matière biologique, qui
Nos deux êtres, rencontrés et reconnus, nous compose, « change de peau » avec une
ayant mêlé leurs deux présences en une fréquence étonnante. Nous croyons être
seule, intermédiaire entre la nature lês mêmes, déjà nous ne le sommes plus.
humaine et la nature divine (c’est pour­ Si deux amants subissent à ce point des
quoi je me suis permis d’avancer le mot: changements physiques, quel bienheu­
religieux; c’est pourquoi aussi l’union de reux hasardfaut-il pour qu’il y ait à tout
deux présences est devenue, par le ma­ instant le miracle, non seulement de
riage, un sacrement), il ne s’agit pas de l’accouplement, mais encore de la double
s’engourdir dans ce dangereux bonheur. présence?
A près avoir, par delà l’amour des corps, Deux êtres qui ont connu l’éblouis-
consenti l’un à l’autre, chacun emporte sement de la rencontre, risquent de ne
avec soi la présence de l’autre et tous plus se rencontrer à quelque période de
deux « redescendent » dans la vie de tous leur vie. Est-ce leur faute? Doivent-ils
les jours. alors persévérer, renoncer? se détacher
Cest à ce moment que le travail com­ l’un de l’autre? Un instant étrangers, se
mence. Un travail qui tient à la fois de rejoindront-ils de nouveau? Cet hiver
l’architecte et du jardinier. épidermique suffit-il pour rompre l’unité
Pour se maintenir au niveau de l’A mour, profonde?
génie intercesseur entre les dieux et les La tendresse, la volonté, l’attention, la
hommes, entre le céleste et le vulgaire, faculté de puissance et aussi d’indigence,
entre la vie immortelle et la mort, il ne ne peuvent-elles pas maintenir l’édifice?
faut pas cesser de consolider ce qui se Que de couples, au nom de la franchise
lézarde, de cultiver ce qui s’enfriche. La et de la liberté, versent dans l’incon­
forêt vierge au Brésil, si les hommes ne séquence!
luttaient pas contre elle (cependant elle J ’ai connu un être qui ayant vécu la plus
est belle et c’est d’elle que vient la vie), grande partie de sa vie selon les lois
ne mettrait pas six mois pour effacer érotiques de l’amour charnel, se mit, sur
une ville entière. son lit de mort, à en invoquer un autre:
Il en est de même de l’existence pour un celui de l’amour-selon-la-présence. Une

L'am our en question 177


présence qui ne l’avait jamais quitté. malaise de l’infidélité, de la trahison, de
Une présence toujours vivante alors que la cruauté, de la souffrance et... jusqu’au
l’être qui avait fourni cette présence fait divers? Que de fois on y ressent
était mort corporellement depuis long­ l’atmosphère horrible des accidents;
temps. cette impression insupportable quand,
après un carambolage sur la route, on
Puissions-nous consacrer notre retire des voitures les morts et les
pauvreté à entretenir un blessés...
tel amour... Heureusement, au-delà de cet amour
charnel, si beau soit-il, il existe un autre
Il convient maintenant de nous arrêter amour. Par un instinct supérieur, il arrive
et de revenir sur terre. Tout ce que l’on parfois que nous découvrons quelque
peut exprimer sur l’amour, à moins part un être avec qui nous pouvons nous
d’être «spécialiste», doit paraître pâle, fondre et nous délivrer, grâce à lui, de
banal et plat. cette angoisse et de cette solitude que la
Du moins puis-je revendiquer ici la sin­ vie, hélas! nous procure. Cest lui qui
cérité et ma petite expérience. donne naissance à ce que je me suis
D’instinct l’acte physique est impérieux, permis d’appeler l’amour-selon-la-pré-
et la loi de Lucrèce sur les traits de sence. Cest cet amour qui transfigure
Vénus est naturelle et spontanée. tout et donne une forme poétique à tout
Les hommes et les femmes se cherchent ce qui nous entoure. Sous l’influence
et se reconnaissent aisément. Sur la «miraculeuse» de la double présence,
plage, en chemin de fer, dans un aéro­ la mer n’est plus la même, pas plus que
port, dans un salon, partout où a lieu la le ciel, le temps, le travail, les soucis,
corrida de l’existence, leur appel et leur les épreuves et les joies aussi.
réponse sont aussi évidents que les appels Grâce à cet amour sacré, nous nous
et les réponses des oiseaux dans laforêt. accouplons à Tout, cette fois dans la
Cest la loi animale, belle et franche. dilatation lyrique de notre substance.
Mais ce n’est là encore que le stade pas­ A travers son prisme, la vie, soudain
sionnel de l’amour-selon-les corps. irisée, apparaît dans son véritable « en­
Si fascinant soit-il, pourquoi faut-il que, chantement». Puissions-nous connaître
dans notre société, il laisse le plus sou­ ce moment sauvagement religieux et
vent un goût amer? consacrer notre puissance et notre pau­
Est-ce par éducation religieuse, occiden­ vreté à l’entretenir et à le développer!
tale, que cet amour traîne derrière lui le J E A N -L O U I S B A R R A U L T .

178 L'amour des corps et l'amour de quelqu'un


■ j m :i le journal de
PLANÈTE
LE G U IDE DE L'ACTUALITE CULTURELLE
Planète n° 12 en italien Planète n° 4 en hollandais.

LA VIE ET LES I D É E S
R éd action
T ous les deux mois, le Journal
de Planète fait le bilan de la vie
Les savants refusent
culturelle et scientifique. N ous
avons réuni une équipe de spé­ de devenir des espions
cialistes qui sont constam m ent
inform és de ce qui se passe U n e c o m m u n a u t é scientifique in te rn a tio n a le , d é p a s s a n t les fr o n ­
dans leur dom aine respectif. tières n atio n ales et les divisions politiques, peu à peu se d é v e ­
lo pp e et se ramifie. Il s’agit, si l’on veut, d ’u n e S o c ié té S e c rè te
LA VIE C U L T U R E L L E : In te rn a tio n a le des sa va n ts.
Philosophie : A ndré A m ar, pro­
Aim é M ichel a levé le voile sur une dém arch es a u p rès des savants
fesseur à l’in stitu t d ’É tudes des branches de c ette in te rn a ­ britanniques, et en particu lier
politiques de Paris; tionale scientifique: celle qui s’oc­ auprès de ceux d ’en tre eux qui
Religion: Jean C hevalier, d o c­ cupe des objets volants non iden­ sont appelés à voyager, po u r
teu r en théologie;
tifié s 1. U ne au tre s’occupe de o b ten ir des renseignem ents clan ­
Littérature: A ndré Brissaud. parapsychologie. Une au tre s’in­ destins. Il ne faut pas confondre
Histoire: G uy B reton; téresse à la paix par la détection le rom an d ’espionnage avec la
H um our: Jacques Sternberg, des explosions nucléaires cachées, sordide réalité. Si l’on ne réagit
Alex G rall. etc. pas, nous arriverons très vite à une
situation où les candidats au d o c­
LA VIE S C IE N T IF IQ U E : L'affaire de l'université to ra t ès sciences d evront p ré sen te r
Sciences physiques: Jacques de Michigan une thèse secrète à côté de leur
Bergier, François D errey; Ces d ern iers tem ps, les services thèse officielle et où l’on fouillera
Sciences naturelles: Aimé M ichel, secrets in ternationaux ont essayé les professeurs étrangers, dans la
Louis K ervran, M ichel G au- de s’infiltrer dans la société secrète loge de la concierge, lo rsq u ’ils
quelin, C laude G iraudy; scientifique et de l’utiliser. Les visiteront une de nos universités. »
Sciences humaines: Jacq u es savants ont très vivem ent réagi. La seconde réaction vint du m aga­
M é n é trie r, C lau d e F eu illet, C itons deux é tap es de cette zine catholique de gauche a m é ­
Jean-P aul C lébert. réaction, parm i d ’autres. La très ricain R e m p a rts en avril 1966.
influente et très sérieuse revue C ette revue paraît à San F rancisco
anglaise N e w S c ie n tist a publié, (R am parts M agazine, 301 Broadway,
LA VIE A R T IS T IQ U E ;
dans son num éro du 21 avril 1966, San F rancisco, C alifornie).
Peinture: Pierre R estany;
un violent éditorial déclaran t en C ’est une publication catholique de
Architecture : M ichel Ragon;
p a rticu lier: « On a fait des gauche sans plus, nullem ent com ­
Musique: C laude Rostand,*
m uniste. L’article explosif d ’avril
Cinéma: F rançois Chalais; I . Voir son livre « A p ropos des so u co u p es vo­ 66 affirm ait ni plus ni m oins que
Théâtre: Roger lglésis. lantes » (collection P résence Planète) et dans ce
n um éro, page 187, son a rticle : « En A m érique, « l’université de M ichigan (une u n i­
1 m illion de d ollars p o u r l’é tu d e des M .O .C . ». versité d’É tat, qui plus est) a servi

1 79
La vie et les idées
et sert depuis 1955 de « c o u v e r­ tro u b les politiques et sociaux dans en tre eux, au-delà e t en d é p it des
tu re » , com m e l’on dit en espion­ plusieurs pays d ’A m érique latine, divergences idéologiques, et ils se
nage, de m asque p o u r une organi­ dont l’A rgentine, le C hili, la refusent à être utilisés par les se r­
sation d ’espionnage travaillant sur C olom bie, le Pérou et le V ene­ vices de renseignem ents.
le V iêt-N am ». Cinq agents avaient zuela. Ce n’est q u ’à la suite d ’une Ceux-ci ch erc h en t évidem m ent à
été engagés dans l’université com m e vigoureuse p ro testatio n du Chili a cc ro ître leur pression. Le m anque
chargés de cours. L eurs nom s sont que le Pentagone fut prié de m ettre de crédits scientifiques qui existe
cités dans l’article: R aym ond fin à ces recherches « universitaires » dans le m onde e n tie r facilite évi­
B abineau — D ouglas Beed et de soum ettre d orénavant ses d em m ent leur tâche.
W illiam Jones - D aniel Sm ith et p ro jets à l’appro b atio n du d é p ar­ Ils sont p a r c o n tre handicapés par
A rth u r Stein. L’université a reçu tem e n t d’É tat. A u m ois de février leur ignorance de la science. Il
25 m illions de dollars en sept ans d ern ier, le Pentagone ten ta it de sem ble q u ’aucun service de ren sei­
p our faire, sous la direction de ces récidiver en organisant une enquête gnem ents ne com prenne parm i ses
agents, des étu d e s sur l’action sur le phénom ène séparatiste au agents de véritables hom m es de
psychologique, sur l’e n ca d rem e n t C a n ad a — e n q u ête connue sous le sciences de grande envergure,
des m asses, sur le renseignem ent nom de code de « Projet R évolte». pouvant réellem ent les inform er
scientifique. Mis au co u ran t de l’affaire par le sur ce qui se passe lors des
En mai 1955, des professeurs d ’uni­ d é p artem e n t d ’É tat, le gouver­ c o n tacts entre savants.
versité débarquaient à Saigon, pour nem ent d ’O ttaw a s’y est réso­ Et que se passe-t-il en fait? Il
y rencontrer l’as de la contregué- lum ent opposé. sem ble bien que les savants d ’ores
rilla, le fameux général Landsdale et déjà se m etten t d ’accord dans le
(voir Planète n° 26 sur la guérilla). En Russie et en Chine aussi m onde e n tie r po u r ne pas e ffectu er
T o u te l’action avait été m enée C e tte c onception du travail u niver­ certain es re ch e rch e s tro p dange­
d ’une part p a r le d ic ta te u r du Viet­ sitaire - qui n’est c ertes pas la reuses p o u r l’hum anité. Tel est le
nam D iem , assassiné depuis, et règle — ne con d u it pas seulem ent cas p a r exem ple des rech erch es sur
d ’au tre p a rt p a r un professeur de certain s ch erch eu rs à un véritable la réaction de C riechfield qui p e r­
l’université de M ichigan, W esley «su icid e intellectu el» . Elle je tte m e ttrait si l’on pouvait la pro­
Fischel. L’article de R e m p a rts n’a aussi la suspicion sur une com m u­ duire en chaîne de tran sfo rm er tout
pas pu ê tre d ém en ti. Le p ro ­ nauté en tière, alors q u ’une m ino­ l’hydrogène des m ers en hydrogène
gram m e s’est poursuivi ju sq u ’en rité seulem ent est a tte in te. Elle lourd et en énergie, et donc de
1962 et p ro b ab lem en t au-delà. facilita, récem m en t, le rejet p a r les m ettre le feu au globe. Tel est le cas
Le M o n d e 2, re n d an t com pte de dirigeants chinois des offres d ’é ­ de certaines drogues, découvertes à
l’affaire, estim e très ju stem e n t que changes universitaires et de savants l’université de Virginie, e t dont
nous ten d o n s à c rée r « une confu­ faites p a r les É tats-U nis. L eur une seule dose suffit à c rée r une
sion totale en tre diverses fonctions hâtive généralisation — « tous les habitude dont il est im possible de
qui au raien t c ep e n d an t in térêt à universitaires am éricains sont des se débarrasser. Le dossier de l’uni­
rester auto n o m es: rech erch e, ana­ espions en puissance » — venait de versité de Virginie a été d étru it,
lyse, espionnage, aide technique, tro u v er un sem blant de preuve m ais on sait dans quelle direction
contre-espionnage, action politique dans l’affaire de l’université du il faut c h e rc h e r et, d ’un accord
clandestine, param ilitaire ou contre- M ichigan. tac ite , personne ne cherche.
révolutionnaire ». Il est visible que C ’est p a rfaitem en t juste. On doit
c ette confusion était voulue et q u ’il d ’ailleurs ob serv er que les États- En quête d'une liberté
s’agissait de c o m p ro m ettre le plus Unis et l’A n gleterre ne sont pas totale d'expression
de savants possible. L’o p ération de seuls à faire pression sur leurs P ar-delà ces exem ples isolés, la
l’université de M ichigan n’est c e r­ savants. D es pressions se sont com m unauté scientifique cherche
tainem ent pas la seule. D ans le égalem ent exercées sur des savants à a b o u tir à une liberté totale
m êm e article, le M o n d e écrit fort soviétiques en voyage. C ertains de d ’expression, à la suppression de
ju stem e n t: « L’an dern ier, les ceux-ci ont d ’ailleurs répliqué en to u tes les censures scientifiques, à
déboires du plan « C a m e lo t» ont ne revenant pas dans leur pays. la liberté entière de m ouvem ents.
mis en lum ière les relations é tro ites D es cas de m êm e espèce se sont C e n ’est pas tra h ir un secret que
qui existent en tre le Pentagone et p roduits d ’ailleurs p our différents de dire que le pro fe sse u r Linus
l’A m erican U niversity de W a­ pays de l’Est. Pauling, deux fois prix N obel (prix
shington. Sous le couvert d ’e n ­ Les milieux scientifiques du m onde N obel de chim ie e t prix N obel de
quêtes sociologiques, ce program m e en tie r sem blent donc réagir sai­ la paix), et le pro fe sse ur J. D. Bernai
visait à d é te rm in e r les risques de nem ent. Ils en te n d en t réserver leur sont particu lièrem en t actifs dans ce
2. D ans son n u m é ro du 27 avril 1966. liberté, m aintenir les c o n ta cts secteur. Le résultat est q u ’ils ont

180
La vie et les idées
été signalés p a r les services de en plus ses m em bres co n tre les te n ­ patriotism e quand il y en avait
c o n tre -e s p io n n a g e aux polices tations et les pressions qui p o u r­ besoin: souvenons-nous de Frédéric
com m e é ta n t p a rticu lière m en t dan­ raient s’ex ercer sur eux. C ar il J o lio t-C u rie a tta q u a n t les chars
gereux et que, lorsque B ernai tran ­ suffirait de quelques brebis galeuses allem ands en 1944 à coups de bou­
site à Orly, il arrive q u ’il ne soit pour com prom ettre tout le troupeau teilles d ’essence. M ais le patrio ­
pas autorisé à m ettre le pied sur et p our d étru ire des échanges qui tism e a certain es lim ites et il y a
le sol français. Il faut alors lui sont p e u t-ê tre le grand espoir de des m om ents où le devoir envers
p arler à l’aéro d ro m e. l’hum anité. l’hum anité devient plus im portant
Ce n ’est pas un secret aussi que C ar, finalem ent, ce n’est que par que les devoirs envers son propre
certain es c o m m unautés scien ti­ une censure volontaire qu’il sera pays. Il y a là un des grands
fiques in te rn atio n ale s et libres, possible d’e m p êch er les c atastro ­ dilem m es m oraux nouveaux de
com m e A rto rg a p a r exem ple, se phes. Celle de H iro sh im a au rait pu notre époque. A près la Seconde
co n sid èren t com m e l’ébau ch e d ’un ê tre em pêchée si la censure volon­ G uerre m ondiale, les savants ont
futur g o uvernem ent m ondial. Les tairem ent imposée par les savants été d ’une grande naïveté et se sont
m em bres de ces c om m unautés dès 1938 n’avait pas été rom pue par laissé facilem ent «m anipuler» par
sont reçus p a rto u t, aussi bien en quelques-uns. divers services secrets et notam ­
C hine q u ’en R ussie, en F ran ce m ent le service secret soviétique.
qu’au G hana. Une société planétaire C ette période est m aintenant te r­
De plus, les échanges libres entre m inée. Les savants gard en t leur
Crime contre l'hum anité les scientifiques p e rm e tte n t de indépendance aussi bien vis-à-vis
La ten ta tio n est donc grande d ’u ti­ lancer sim ultaném ent des recherches des pays vers lesquels leurs sym ­
liser ces voyages et ces c o n ta cts qui se re co u p en t ensuite. Ce n’est pathies idéologiques et politiques
com m e source de renseignem ents. pas p a r hasard que l’on voit de se p o rten t que vis-à-vis de leur
C e tte ten tatio n p a raît s’être in te n ­ plus en plus de prix N obel p a r­ propre pays. C ette indépendance,
sifiée depuis que des conférences tagés en tre des A m éricains et des com m e toutes les libertés, ne peut
internationales de savants se tiennent Russes. être acquise que dans le com bat.
avec la m êm e facilité à M oscou Aussi faut-il suivre de près le
que dans les pays occidentaux. Il Les savants sont-ils donc dépourvus conflit en tre la science et les ser­
est très te n ta n t p o u r un service de patriotism e? C ertain em en t pas vices d ’espionnage: c ’est un des
de renseignem ents de profiter d ’une et beaucoup de grands savants plus im portants de notre époque.
telle c o n féren ce, c ar évidem m ent a ctuels ou passés ont m ontré leur Jacques Bergier.
aucun douanier ni aucun inspecteur
de co n tre-espionnage ne peut dis­
tinguer un docum ent interne d ’une
telle conférence d ’un rapport scien­
tifique ultra-confidentiel et d ’un
grand in té rêt m ilitaire. N ous co n ­
naissons des savants qui ont ram ené
ainsi de C hine et d ’U .R.S.S. des
bandes m agnétiques enregistrées,
sans q u ’on leur pose ia m oindre
q uestion: ces bandes a u raien t pu
c o n ten ir n ’im porte quoi. Il est
évident qu’un savant, traître à sa
science et qui se laisserait aller
à la ten ta tio n , p ourrait ram ener
ainsi le résultat du travail de tout
un réseau. En effet la grande diffi­
culté dans les renseignem ents n’est
pas du tout d ’o b ten ir des infor­
m ations ou des échantillons, mais
de les faire sortir du pays où ils
ont été o b tenus: c ’est là que l’on
se fait p ren d re. Aussi la com m u­
nauté scientifique m et-elle en garde
et m ettra-t-elle en garde de plus

181
La vie et les idées
P H IL O S O P H IE
M achines, publicité, drogues...
l'h o m m e artificiel cède la place à l'h o m m e n a tu rel
N o u s so m m e s en train d e c ré e r , peu à peu, des h o m m e s artificiels. p o u r élever le niveau de l’intel­
Il ne s’agit p as d e s ro b o ts ou d e s a u to m a te s , m ais d ’h o m m e s en ligence ».
ch a ir et en os, bien vivants, au sens physio lo giq ue du mot, mais Les deux ch erch eu rs de la Rand
d o n t les fac u ltés p sy ch iq u e s et in tellectu elles p e u v e n t être p r o ­ ont voulu pousser plus loin leur
enquête, ju sq u ’aux confins de l’im ­
fo n d é m e n t modifiées. L ’usage d es tranqu illisan ts, d e s soporifiques
possible: symbiose hom m e-m achine
ou des e x c ita n ts est d e v e n u c o u r a n t . O n en c o n s o m m e a n n u e l­ p e rm e tta n t d ’accro ître l’intelli­
le m e n t des to n n e s . T o u s les jo u r s on en d é c o u v r e d e n o u v eau x . gence par connexion du cerveau
La d ern ière en d ate des drogues Changer l'hom m e avec un o rd in ateu r; éducation
hallucinogènes est le L.S.D . Je lis On p o u rrait croire que l’usage des fondée sur l’enregistrem ent direct
dans les très sérieux bulletin de do- drogues susceptibles de m odifier la des connaissances par le cerveau.
docum entation Cisep (N° 254, pages personnalité, p our répandu q u ’il Sur ces deux points les réponses
3 et suivantes): «S ignalons que soit, est une m ode, un engouem ent sont, ainsi q u ’on peu t s’y atten d re,
plusieurs m édecins et philosophes... sans avenir. Il n’en est rien. Les plus évasives, les perspectives plus
ont déclaré avoir expérim enté sur étu d es prospectives sur l’hom m e lointaines et très vagues, mais ce
eux-m êm es le L.S.D. et ont reconnu du xxi' siècle tiennent com pte de qui nous im porte ici, c ’est que les
la valeur spirituelle de l’expérience. ce facteu r. Le bulletin Sedeis du questions ont été posées, q u ’on les
10 m ars 1965, faisant é ta t d ’une a acceptées, q u ’on ne les a consi­
Le D r H u sto n Sm ith , professeur de enquête conduite p a r deux c h e r­ dérées ni com m e ridicules, ni
philosophie au M .I.T . (M assachu­ cheurs de la R an d C o rp o ration comm e imm orales, ni com m e sacri­
setts Institute o f T echnology) et auprès d ’experts qualifiés, refève lèges. Les doutes, les hésitations,
spécialiste des religions, considère (pages 14-15 et 16) les prévisions les réticen ces n’ont p orté que sur
que le L.S.D . a été p our lui une suivantes: les m oyens techniques de réaliser
expérience analogue à celle q u ’ont ces desseins, non sur leur légiti­
faite les m ystiques religieux. Un — aux environs de 1985, «usage m ité ou leur bien-fondé.
autre philosophe a d éclaré que le étendu et largem ent accepté de D ’ores et déjà nous ad m etto n s que
L.S.D . lui avait m ieux fait com ­ drogues non narcotiques (autres la personnalité psychique et intel­
prendre les nuances que les m ots que l’alcool) ayant p o u r but de lectuelle peut être déterm inée,
ne peuvent exprim er. T ous re co n ­ p roduire des changem ents spéci­ façonnée, agencée, en un mot
naissent que l’effet du L.S.D . et les fiques dans les c aractéristiq u es de fabriquée com m e une chose, par
évocations fantastiques q u ’il e n ­ la p ersonnalité »; des procédés physico-chim iques. Si
gendre sont essentiellem ent fonc­ — aux environs de l’an 2000, « pos­ tech n iq u em en t on peut y parvenir,
tion de la natu re et du niveau sibilité, mais non pas forcém ent rien n’interdit de classer d é so r­
spirituel de l’individu traité. Ces acc ep ta tio n , d ’un contrôle chi­ m ais la personne hum aine parm i
déclarations de m édecins et de phi­ m ique de c ertain es tares h é réd i­ les p roductions industrielles.
losophes ont été faites, précise le taires, p a r la m odification des
Cisep, au cours d ’une conférence gènes, au m oyen d ’intervention à Un futur qui a déjà commencé
tenue à l’université de B erkeley l’échelle m oléculaire»; N ous p réparons de sang-froid un
(C alifornie) sur le problèm e des — aux environs de 2010, « possibi­ m onde effroyable et fantastique. A
hallucinogènes. lité d ’utiliser des m édicam ents peine est-il besoin de pousser

182
A savoir
notre im agination en avant, il n’est a u tres q u ’ils n ’é taien t m ais ju ste ­
que de lui laisser suivre sa pente. m ent ils d e m e u ren t les m êm es.
Les gouvernants, les politiques, les L’angoisse surm ontée, la peur
réform ateurs sociaux dotés d’imm en­ vaincue, les idées éclaircies, res­
ses pouvoirs pour rendre un peuple tero n t à jam ais leur angoisse, leur
heureux m êm e de sa servitude. peur, leur interrogation, non celle
Un eugénism e systém atique, m e­ d ’un autre. C ’est p arce q u ’il se
suré, co n trô le, dirigé. Une p ro d u c­ dépasse que l’hom m e s’accom plit,
tivité et une ren tab ilité intellec­ parce q u ’il sait q u ’il a à répondre
tuelles devenues l’objet d ’un vaste non seulem ent de ses actes, mais
« e n g in e e rin g » p é d a g o g iq u e . aussi de ses passions et de ses
L’hom m e n aturel céd an t la place à pensées. Se sentir responsable,
l’hom m e artificiel. La lignée zoolo­ c’est se sentir soi, c’est se vouloir
gique prolongée par des êtres qui authentique. Je dis responsable et
sero n t essentiellem ent étrangers à non pas coupable. La responsa­
leur passé. bilité est le m om ent suprêm e de la
N ous exagérons? Sans d oute, mais conscience, la culpabilité n’en est
en restan t dans la ligne de ce qui q u ’une étape. La dissociation de la
se fait déjà. R evenons à au jo u r­ personnalité, c ’est l’abolition de la
d ’hui. Les tranquillisants, les exci­ responsabilité. Un m onde d ont la
tants sont en trés dans nos habi­ responsabilité serait exclue n’aurait
tudes. La publicité politique est plus rien d ’hum ain. N ’im porte quoi
devenue un m étier technique tout vaudrait n’im porte quoi. Ainsi serait
au tan t que la publicité com m er­ réalisé cet é ta t d ’entropie crois­
ciale. On sait com m ent fatiguer, sante dont parle N orbert W ie n e r
subjuguer, d o m p te r les intelli­ dans C y b e rn é tiq u e et socié té .
gences rebelles. Le « lavage des L’hom m e déshum anisé ne serait
cerveaux » est affaire de spécia­ plus q u ’une chose perdue parm i les
listes. R appelons-nous certains choses.
aveux au cours des procès poli­
tiques. Q u ’avait-on dit, q u ’avait-on Ne pas être une chose perdue
D essin e x é c u té p a r u n e A m é ric a in e
fait à ces accusés qui avouaient parmi les choses
docilem ent? so u s l'e ffe t du L .S .D .
C ontre ces éventuelles a tte in tes à
É trangers à soi, voilà le problèm e la personnalité et à la responsa­
de l’hom m e artificiel. On m ’a cité savons bien que nous nous livrons bilité, l’hum anité de dem ain saura-
des cas de suicide d o n t aucune au jeu tém éraire des suppositions t-elle réagir? Je crois que oui. T out
cause objective ne pouvait fournir bâties sur des suppositions, des un m ouvem ent de pensée jalonné
l’explication. On a fini par adm ettre suppositions au second degré, en par Freud, par Bergson, par Husserl,
que l’absorption abusive de c e r­ quelque sorte. Essayons quand pa r H e idegger, p a r Sartre, nous
taines drogues produisait des p h é­ m êm e, rien que p our voir où nous invite à reg ard er l’hom m e inté­
nom ènes de déconnexion de la p e r­ m ène cette idée folle. On fabri­ rieur. C hacun le fait à sa façon,
sonnalité . q u era des hom m es étrangers à eux- c ’est vrai, m ais leurs chem ins dis­
Im aginons m aintenant q u ’en un m êm es, disions-nous. Q ue signifie tincts convergent vers le m êm e
tem ps plus ou m oins lointain, les ê tre é tra n g er à soi? C ela signifie p oint: l’essence de l’hom m e au­
questions posées par les en q u êteu rs é ch a p p er à l’évolution d ’un p ro­ thentique. Plus nous explorons les
de la Rand C o rp o ratio n reçoivent cessus intérieur, sortir de sa propre deux infinis, celui de l’atom e et
une réponse positive, que l’on histoire. Un angoissé qui par raison celui du cosm os, et plus nous refu­
puisse, et de façon durable, m odi­ ou par volonté surm onte son an­ sons de nous laisser a bsorber dans
fier la p ersonnalité hum aine, con­ goisse, un peureux qui dom ine le l’un ou dans l’autre. Plus nous
trô le r le psychism e, élever le trem b lem en t de son corps, un é tu ­ construisons l’hom m e artificiel et
niveau de l'intelligence, inoculer diant qui se bat avec un texte phi­ plus nous nous replions sur l’hom m e
des connaissances et p eu t-être losophique ou une th éorie m ath é­ a u th en tiq u e et c ette réaction de
aussi (pourquoi pas?) des opinions, m atique restent unis à eux-m êm es. défense est la prom esse d ’un re­
des croyances, des religions. Q ue En passant d ’un é ta t psychique ou nouveau de la pensée m orale qui
peut-il arriver alors? intellectuel à un autre, bref, en se dom inera nos pouvoirs techniques.
En é n o n çan t cette question nous d épassant, ils ne d eviennent pas A ndré A mar.

183
Philosophie
LA F R A N C E S E C R È T E En Provence
dans les églises
T o u s les q u a tr e ans, en p rin c ip e , à B a r j o ls d a n s le Var, se d é ro u le Avec le tem ps, le m onastère fut
la très cu rieu se fê te d e s T r ip e t t e s . La d e rn iè re eu t lieu en 1963, déserté par ses m oines et tom ba en
mais son s u ccès est tel q u ’il est q u e stio n de la r e p r e n d r e ce tte ruine. Seul un fidèle religieux resta
a n n é e . Elle h o n o re le p a tr o n de la ville, s a in t M a r c e l , p r o t e c t e u r p o u r veiller sur les restes de
l’évêque. Une nuit, saint M arcel
des b estiaux, le 16 janv ier. a p p aru t au gardien solitaire et lui
La cérém onie com m ence la veille hum aines à peu près vers l’époque d em an d a que ses restes fussent
par la procession d ’un b œ u f e n ru ­ où a lieu a u jo u rd ’hui la procession, tran sp o rté s dans la collégiale de
banné, aux cornes dorées, et paré et il ajoute que le peuple te n a n t Barjols. Le solitaire fit part de son
de guirlandes de verdure. A près beaucoup à ces usages, on substitua songe au chap itre de Barjols qui
avoir été prom ené par to u te la un b œ u f au m alheureux condam né, s’em pressa d ’a cc ep te r l’offre ines­
ville, en grande pom pe, il est bénit lorsque le christianism e eut aboli pé rée ... M ais le chapitre d ’A u p s
sur le parvis de l’église par le ces « odieux sacrifices». On pos­ (ville qui se trouvait aussi à proxi­
clergé en grand a p p ara t. Puis il est sède en to u t cas ici le vestige m ité du m onastère) eut, lui aussi,
em m ené aux abatto irs et mis à presque intact d ’une des plus connaissance du m iracle. U ne q u e ­
m ort. Jadis, le sacrifice avait lieu anciennes fêtes de l’hum anité. relle naq u it: B arjols et A ups reven­
dans l’église m êm e, puis devant La L égende dorée nous dit p o u r­ d iquant l’h o n n eu r de posséder les
celle-ci. Le lendem ain, une m esse quoi PÉglise a choisi d ’associer saints restes, on décida de faire
solennelle est dite en l’h o n n eu r de cette cérém onie au culte de saint tra n c h e r le litige par le com te de
saint M a rce l, au cours de laquelle M arce l, patro n et guérisseur des Provence, de passage à Brignoles.
les fidèles e x écu ten t une originale bestiaux: « C o m m e M arcel, sou­ Celui-ci conseilla aux antagonistes
danse rituelle, dite des T ripettes. verain pontife, é ta it à R om e et de m esurer la d istance qui séparait
A près la cérém onie, une lente p ro­ qu ’il blâm ait les grandes c ruautés leurs collégiales du m onastère de
cession p a rco u rt la ville, d errière de l’e m p e reu r M axim ien à l’égard Saint-M arcel. Mais pendant que
le buste du saint et le corps d é ­ des chrétiens, et com m e il disait les chanoines d ’A ups m esuraient
pouillé du b œ u f mis en bro ch e sur la m esse en la m aison d ’une dam e par vallons et collines, les Bri-
un char fleuri. A l’issue de la p ro­ où il avait fait une église, l’em pe­ gnolais, sur les conseils de leurs
cession, place de la R ouguière, le reur en fut c o u rro u cé, et il fit de amis de Tavernes, depuis ce jo u r
b œ u f est rôti devant la foule et les cette église une étable à m ulets, m ém orable appelés les A vocats,
m orceaux en seront distribués aux et il obligea M arcel à y rester, sous s’em p a rère n t des reliques du saint,
assistants, m oyennant une aum ône. bonne garde, pour servir ces bêtes. et à to u tes jam bes regagnèrent
Et M arcel m ourut, après avoir Barjols. C ela se passait le 16 ja n ­
Saint M arcel, passé plusieurs années occupé à vier 1350.» O r, ce jour-là, les Bar-
patron des bestiaux ce service, vers l’an 287. » jolais fêtaient leur b œ u f gras, selon
La procession du Bœ uf G ra s n ’est le rite antique. L eur jo ie fut telle
évidem m ent pas p ro p re à Barjols, La danse des Tripettes q u ’ils se m irent à sau ter sur place
ni à la Provence. Celle de Paris M ais l’association de ce saint gué­ dans l’église m êm e en crian t: san
continue de connaître un certain risseur, du sacrifice du b œ u f gras Marcèu. li tripeto! La danse des T ri­
succès. Et le sacrifice du taureau et de la danse des T rip ettes a bien p ettes était née de la re n co n tre des
est des plus archaïques. Il est p ro ­ d ’autres origines légendaires. Selon reliques et des « tripes» fum antes
bable c ep e n d an t que le b œ u f n’a M a riu s Fabre (dont le texte est ra p ­ issues du b œ u f sacrifié et pro­
fait que re m p lac e r une victim e p orté par C. Seignolle dans son m enées dans de grandes corbeilles.
hum aine. A le xa n d e r A lexandrin, Folklore de la Provence), « saint
dans son traité des jo u rs de fête M arcel, qui fut évêque de Die, Une origine incertaine
(Genialium dierum lib. VI), p ré ­ dans la D rôm e, au Ve siècle, m ou­ U ne au tre trad itio n voudrait que
tendait au M oyen Age que la p ro­ rut à plus de quatre-vingts ans en lors du tran sfert des reliques de
cession du B œ u f G ras se ra tta ­ revenant d ’une visite au pape, à saint M arcel de R om e en F rance,
chait aux cérém onies druidiques. R om e. On conserva son corps au le pape fît cadeau au chap itre de
Il raconte que les druides p ro ­ m onastère de Saint-M aurice, à une Barjols des tripes du saint. C e sont
m enaient par les villes des victim es vingtaine de kilom ètres de Barjols. bien les plus curieuses reliques que

184
A savoir
les fidèles dansent encore É LEC TR O N IQ U E

pour la fête du bœuf U n e anticipation


technique extraordinaire :
l’on puisse a ttester. S urtout si l’on (Ph. de Felice, l ’Enchantement des
songe que l’exhum ation du corps danses et la magie du verbe, essai le tra n sistor en 1 9 3 0
de saint M arcel dut se faire plu­ sur quelques form es inférieures de
sieurs siècles après sa m ort. P o u r­ la m ystique, 1957 — cet auteur, Les anticipations techniques sont le
tant, les « a v o ca ts» de T avernes, qui a bien étudié les danses dans les plus souvent assez vagues. On peut
m êlés à c ette querelle, p ré te n d ire n t églises, ne songe pas à ra p p ro c h e r évidem m ent dire que les roues
longtem ps posséder, qu an t à eux, les deux term es). Le m ot tripudium d ’Ézéchiel anticipent les soucoupes
les vraies trip es de saint M arcel. ap p araît déjà dans Tite-Live avec le volantes ou que les paroles gelées de
Enfin on affirm a que ce n’étaien t sens de danse sacrée, et Fortunat Rabelais sont une anticipation du
point les intestins que l’on co n se r­ em ploie tripudiare p our dire danser phonographe, mais on aurait du mal
vait avec tant de soin mais le doigt une danse religieuse (dictionnaire à construire un engin fonctionnant
de l’évêque. D oigt conservé dans de Q uicherat). A u jo u rd ’hui encore bien d ’après ces descriptions. C epen­
le san ctu aire de la R o quette « où les Siciliens invoquent sainte Vénus dant, la revue am éricaine « Analog»,
une lam pe m erveilleuse a brûlé en ces term es: O Santa Venera — dans son N° de m ars 1965 (page 8),
jadis sans jam ais avoir besoin si bella, si tenera, — che in Para- sous la signature de Mr. T heodore
d ’huile nouvelle». Ce prodige cessa diso, — trip a avanti Gesu (danse L. Thom as, agent de brevets et
curieusem ent - com m e la plupart dev an t Jésus). auteur de science-fiction, nous pré­
des prodiges — en 1789. La da n se d e s Tripettes de Barjols, sente un cas d ’anticipation réel­
Il est évidem m ent bien ten ta n t de qui consiste en une espèce de sau­ lem ent extraordinaire. Le 8 octobre
ra tta c h e r le nom des Tripettes, qui tillem ent d ’un pied sur l’au tre — 1926, le savant am éricain Julius
caractérise la danse originale effec­ et qui s’accom pagne d ’un air spé­ Edgar Lilienfeld déposait un brevet
tuée dans l’église, avec les tripes, cial fnautre leis auren — lei tripeto pour le transistor! A ucun doute
q u ’elles soient du saint ou du lei tripeto — nautre lei auren, — n’est possible. La revue donne, sur
bœ uf. B enoît souligne q u ’« il y a lei tripeto de sant Marcèu, nous les trois pages grand form at, la photo­
tout lieu de supposer que le nom aurons les petits intestins de saint graphie de ce brevet délivré aux
de la danse vient du surnom p o p u ­ M arcel) — est p robablem ent la d e r­ Etats-Unis le 28 janvier 1930, sous le
laire de S a in t-M a rc e l-a u x -T rip e s qui nière danse autorisée dans une N° 1 745 175. Il s’agit bel et bien du
avait été donné à l’église du saint église française. C epen d an t, à la transistor. Et l’invention est passée
évêque de Paris, au q u a rtie r des R o q u e b ru ssan e , près de Brignoles, absolum ent inaperçue.
B oucheries» et que cite un vers du la fête p a tronale c om porte (ou Q uand on voit l’im portance des tran ­
R o m a n de la rose (vers 5053). co m p o rtait récem m ent) une danse sistors, non seulem ent pour les petits
« qui par delà le saint local vise postes récepteurs de radio que tout
Un mot latin à c a p te r m agiquem ent l’influence le m onde connaît et utilise, mais
C epen dant, à m on avis, il faut de l’E nfant-Jésus, dont elle porte pour l’exploration de l’espace, pour
c h e rc h e r l’étym ologie de ce m ot le nom . Le but en est d ’obtenir les grandes m achines à calculer
dans le latin tripudia. « D ’après la croissance régulière des bébés impossibles sans les transistors, pour
Jean B eleth, liturgiste du xnc siècle, qui risqueraient de ne pas se déve­ la science pure, on est bouleversé.
la fête de la N ativité devait co m ­ lopper norm alem ent. R éunies dans Com m ent a-t-on pu laisser échapper
p o rter qu atre tripudia ou branles l’église, les m ères p ren n en t leurs une invention de ce calibre pour ne
rituels, celui des diacres, celui des enfants dans les bras et l’une d ’elles la redécouvrir que vingt ans après?
prêtres, celui des enfants de chœ ur, ch an te: Saouti sus lou ped dret — Elle a dû paraître farfelue. Mais
celui des sous-diacres. Un autre saouti sus lou p ed gaouché — moun quelles sont alors les inventions qui
liturgiste, G uillaum e D urand de bouon Jésus — Saouti sus lei doui nous paraissent aujourd’hui farfelues
M ende, qui naquit vers^ 1239, peds (c’est-à-dire saute sur un pied et que nous utiliserons dans vingt
confirm e ces renseignem ents p our puis sur un au tre puis sur les deux). ans? Mr. Thom as propose la créa­
le x n r siècle. La veille de Noël, Puis, to u tes ensem ble, jo ignant le tion im m édiate, par le gouver­
p rêtres et enfants de c h œ u r d a n ­ geste à la parole, sautent tan tô t sur nem ent am éricain, d’une com m is­
saient dans les sanctuaires, et le le pied droit, tan tô t sur le gauche, sion d’exam en des brevets farfelus,
soir de N oël les d iacres en faisaient tan tô t sur les deux» (Ph. de Felice). p our ne pas p erd re de telles
autant en l’honneur de leur patron » Jean-Paul Clébert. o c c a sio n s.

185
Électronique
Les Russes font des
P A R A P S Y C H O L O G IE

expériences de transmission de pensée


P o u r la p re m iè r e fois, des e x p é rie n c e s de transm issio n de p en sée qu atre variétés du neutrino, les
à g ra n d e d istan ce, sous c o n tr ô le scientifique rigo ureux , p araissen t au tres n’existant encore q u ’à l’é ta t
avoir réussi. C ’est ce q u ’a n n o n c e le très sérieux qu o tid ien sovié­ d ’hypothèse com m e le graviton ou
tiq u e : K o m s o m o l s k a ï a P r a v d a d a n s son n u m é r o du 7 juillet 1966 le boson scalaire. Il faudrait ad­
m ettre que le systèm e nerveux peut
Les expériences ont été faites du 19 ex trao rd in aire), il restera à choi­ é m e ttre et recevoir de telles p arti­
au 27 avril. L’é m e tte u r de signaux sir en tre trois hypothèses: cules. D ans ce cas, la courbure c}e
était à M o s c o u , le ré c e p te u r à 1° Im aginer un trucage ex trêm e­ la terre déjà sensible dans les expé­
N o vo sib irsk . Le contrôle a été m ent adroit, utilisant des ém etteurs riences soviétiques ne ferait plus
effectué p a r des m em bres de la et des récep teu rs clandestins de obstacle.
société de radio électricité Popoff, radio. C ’est peu p robable m ais il Pour le m om ent, les Soviétiques ne
ainsi que par des m em bres de l’Aca- faut se ten ir sur ses gardes et les veulent é m e ttre aucune espèce
dém ie sibérienne des sciences. Russes eux-m êm es ont récem m ent d ’hypothèse, ils veulent se bo rn er
L’é m e tte u r était un ingénieur, les dém asqué un im posteur dans ce seulem ent à des expériences. C ’est
récep teu rs un biophysicien et un dom aine. la seule attitu d e réellem ent ra tio ­
étudiant. On a transm is aussi bien 2° A dm ettre que les lois de la p ro­ naliste; avant d ’éch a fau d e r des
des c artes com m e dans les expé­ babilité ne s’appliquent plus lors­ théories, il faut être bien sûr que
riences classiques de télépathie, qu’il s’agit d ’organism es vivants et le phénom ène existe. S’il existe, il
que des objets choisis a rb itrai­ encore plus d ’organism es intel­ nous sem ble q u ’il est explicable
rem en t par la com m ission de ligents. uniquem ent p a r l’une des trois
contrôle. Chacun de ces objets était C ’est l’idée ém ise p a r C.G. J u n g et hypothèses que nous avons ém ises:
présenté au sujet ém etteur, pendant W o lfg a n g Pauli et q u ’ils ont appe­ trucage, changenm ent de lois de
dix m inutes. Le ré c e p te u r d onnait lée « synchronicité ». Sous une probabilité, transm ission réelle de
la description de ces objets. Les au tre form e, la m êm e idée a été la pensée à distance. Le trucage
résultats obtenus aussi bien pour défendue par le m athém aticien devrait pouvoir être élim iné par
des objets choisis au hasard que anglais Sp e n c e r B ro w n dans des des contrôles tels que les Sovié­
pour les cartes sont au-dessus de travaux faits à C am bridge. En tiques les p ra tiq u en t: d ép lacer le
la probabilité p urem ent statistique. som m e la th éo rie classique de p ro ­ ré ce p te u r sans p révenir personne,
babilité ne s’ap pliquerait pas plus etc.
Des individus au m onde réel et notam m ent au Il faudra des années p our choisir
com m e tout le monde m onde de la vie et de l’intelli­ entre les deux autres hypothèses.
L’écart n’est pas grand m ais signi­ gence, que la géom étrie eucli­ D ans les deux cas, c ’est le boule­
ficatif. Les trois sùjets ne sont en dienne ne s’applique à l’univers versem ent com plet d ’un grand
aucune façon des m édium s profes­ e n tie r ou au nçyau de l’atom e. nom bre de nos idées. La p a ra ­
sionnels: ce sont des spécialistes psychologie en to u t cas deviendrait
scientifiques, qui se sont e ntraînés S'en tenir aux faits une science et peu t-être une te c h ­
sous la direction de E.K. N a o u m o v, 3° Enfin, on peut ad m ettre que la nique.
président de la division bionique de télépathie existe ré elle m en t1, c’est-à- Jacques Bergier.
la société Popoff. Les essais se dire que la pensée correspond à
I. E t p e n d a n t ce tem p s-là, q u e fo n t les A m é­
poursuivent actuellem ent. Les d e r­ l’ém ission d ’un signal. C ’est une ricain s? Ils c o n tin u e n t à o p p o se r d es d é m e n tis
niers en date ont été faits entre hypothèse qui a été souvent émise, c h a q u e fois qu e l’on év o q u e l’h isto ire p o u rta n t
qui soulève beaucoup de diffi­ p a rfa ite m e n t a u th e n tiq u e d es c o m m u n ica tio n s
M o s c o u et D ou bna. Sans prévenir
e n tre le so u s-m arin » N a u tilu s » et la T e rre .
l’ém etteu r, on a déplacé p endant cultés, m ais qui po u rra se révéler E n s e p te m b re 1963, le d o c te u r E u g è n e
l’un des essais M o s c o u -D o u b n a , le très féconde si l’on arrive fina­ K o n ecci a d é c la ré au C o n g rè s d ’A stro n a u tiq u e
d e P aris q u e d es é tu d e s é ta ie n t en c o u rs p o u r
ré ce p te u r de M oscou à Vladim ir. lem ent à d é te c te r le signal émis. la c o m m u n ica tio n télé p a th iq u e e n tre u n e c a p ­
L ’expérience a continué à fonc­ Les physiciens ont im aginé beau ­ sule sp a tia le et la T e r re et q u e d es essais
tionner. coup de p articules pouvant trav e r­ av aien t é té faits à b o rd d ’un sous-m arin
Si ces expériences sont confirm ées am é ric a in éq u ip é d es fu sées P o laris. T ro is
ser la m atière sans être arrêtées. ans a p rè s ces d é c la ratio n s sen sa tio n n e lle s,
(et il faudrait beaucoup de confir­ C ertaines de ces particules ont été il n ’est to u jo u rs pas p ossible d ’o b te n ir u n e
m ations p our un phénom ène aussi effectivem ent trouvées, com m e les co n firm a tio n ou un d é m e n ti.

186
A savoir
SO U C O U PE S V O L A N T ES En Amérique 1 million
de dollars pour l'étude des M.O.C.
En m ars d e rn ie r, u n e série d ’o b se r v a tio n s in exp licab les (et n o t a m ­ d ’hom m es de science, s’est alors
m e n t des a tterrissa g es d ’o b je ts sur le sol a m é r ic a in ) a enfin fait décidé à faire le grand saut. A près
s a u te r aux É tats-U n is le c o u v e rc le qui d ep u is d ix - n e u f ans p esait trois m ois de réflexion et de consul­
sur l’é tu d e des M y s t é r i e u x O b j e t s C é le s t e s ; d e p u is c e tte d a te , les tations, il a annoncé que l’étude
des cas non expliqués allait être
é v é n e m e n ts se sont p ré c ip ité s; confiée aux universités am éri­
1) T out d ’abord, la com m ission de l’U.S. A ir F orce c o n ce rn an t de caines. D ans ce but, il an n o n çait
sénatoriale de l’U.S. A ir F orce a tels cas. fin juin l’attribution d ’une prem ière
dem andé à e n te n d re à huis clos un tranche de crédits d ’un m illion de
certain nom bre de personnalités Noyer le poisson dollars (soit environ 500 m illions
qui étudient ce problèm e depuis 2) Ces dépositions ont provoqué d ’anciens francs). La rép artitio n et
des années ou qui ap p o rten t leur une vive agitation au sein de l’usage de ces crédits (qui, précise-
collaboration à l’étu d e m enée, avec la com m ission de l’U.S. A ir F orce. t-on, ne sont q u ’un d ébut) font
les crédits de l’U.S. A ir F orce, par Les sénateurs ont été stupéfaits actuellem ent l’objet de discussions
l’A e ro sp a c e Technical Intelligence d ’app ren d re que des faits d ’une en tre PU .S. A ir Force et diverses
C enter (A .T .I.C .), à D ayton, Ohio. telle gravité aient pu être ju sq u ’ici, universités am éricaines.
Parm i ces personnalités, citons les sinon cachés, du m oins travestis
astrophysiciens J o se p h A. H yn e k p ar des artifices statistiques. La Des mesures décisives
(astrophysicien à la N orthw estern m éthode était sim ple: p our noyer La po rtée de ces m esures n ’appa­
U niversity et d irec te u r de l’obser­ les q u a tre cas m ensuels inexpli­ raîtra p eu t-être q u ’aux initiés. Elle
vatoire D aerborn) et Cari S a g a n cables, on leur adjoignait systé­ est décisive. Elle signifie en fait que
(de l’o bservatoire H arvard), plu­ m atiq u em en t tous les bolides, bal­ la S o u c o u p e V o la nte devient une
sieurs ch erch eu rs de la Rand C o r­ lons-sondes et au tres phénom ènes m atière de recherche académ ique
poration, et le m ajor H e cto r Q uin - classiques rapportés p a r les jo u r­ et que son existence en tan t que
tanilla, c h ef actuel de PA .T .I.C . naux. On expliquait facilem ent ces problèm e non résolu par la science
Les dépositions de ces hom m es de cas, puis on publiait les p o u rcen ­ est officiellem ent reconnue.
science, quoique secrètes, sont tages — évidem m ent écrasan ts — Pour co m p ren d re co n crè te m en t les
m aintenant connues des spécia­ de cas expliqués. Les cas inexpli­ conséquences d ’un tel retournem ent
listes. L eur ten e u r est unanim e: qués p ren aien t alors l’allure d ’ex­ de situation, il suffit de p ren d re un
si 10 000 cas signalés à PA .T .I.C . ceptions sans im portance. Le major exem ple. Au printem ps 1964, un
ont été étudiés depuis 1947, si Q uintanilla, responsable de l’A.T. policier am éricain du nom de Lon-
9 350 d ’entre eux ont pu être, soit I.C ., a dû rendre com pte de ces nie Z am ora, put a p p ro ch e r et
expliqués, soit renvoyés à une pos­ façons de p ro céd er, et l’on nous dit observer, à S ocorro, un engin
sibilité d ’explication, il faut bien que depuis la grande explication de m étallique brillant posé au sol.
a d m e ttre , a p rè s d ix -n e u f ans m ars dernier, il ne porte pas les Deux petits êtres, d ’environ 80 cen ­
d ’efforts, que 650 résistent à toute savants dans son cœ ur. Ces d e r­ tim ètres de haut, vêtus d ’une sorte
tentative d ’explication. C ela fait en niers ont tous, en effet, dem andé de scap h an d re, grim pèrent à son
m oyenne plus de 2,8 cas p a r mois, avec insistance que l’on e n tre ­ ap p ro ch e dans l’engin, qui s’envola
p our le seul territo ire des É tats- prenne enfin l’étude spécifique des à une vitesse vertigineuse. Ce cas
Unis, et com pte tenu du fait que le cas non expliqués, au lieu de se fut étudié à fond par PU.S. A ir
nom bre des observations n’a jam ais c o n te n te r de les classer. « Quelle Force et par le F .B .I., reconnu
cessé de cro ître depuis 1947, envi­ que soit la natu re réelle des objets a u th en tiq u e, et n aturellem ent,
ron q u a tre cas inexplicables par volants non identifiés, ont-ils sou­ inexplicable. M ais par quelle voie
mois actuellem ent, presque un par ligné, il s’agit d ’un phénom ène le public le connaît-il? Par la presse,
sem aine! Parm i ces cas inexpli­ nouveau, inconnu de la science et c ’est-à-dire par une voie ém inem ­
cables, il y a de nom breux a tte r­ d ’une im portance capitale. » m ent suspecte, sans sécurité scien­
rissages, c ’est-à-dire des engins 3) Le secrétaire d ’É tat à l’Air, tifique ‘.
observés au sol, de près, et parfois H aro ld B ro w n , soutenu p a r l’opi­ Q uand le public lut c ette histoire
exhibant leurs pilotes. Un dossier nion publique et surtout par l’insis­ dans les jou rn au x , il n’en crut pas
a été déposé devant la com m ission ta n c e d ’un n o m b re c ro is sa n t un m ot, ou bien pensa que ce

187
Soucoupes volantes
! • “ Z am o ra était un m enteur, ou
en co re q u ’il avait mal vu ce q u ’il
p ré te n d ait décrire. Seuls les qu el­
A ST R O N O M IE La Terre est
ques dizaines de spécialistes qui A v e c les e x p é rie n c e s L u nik, R a n g e r et M a r in e r, l’a s tro n a u tiq u e
ont vu les docum ents officiels sur in te rp la n é ta ire n ’en est e n c o r e q u ’à ses to u t d é b u ts . Les te c h n ic ie n s
le cas de S ocorro savent que les a m é r ic a in s ne se sont-ils pas d ’o re s et d é jà fixé un p ro g r a m m e très
trac es laissées dans le sable par a m b itieu x qui d e v ra it les c o n d u ir e aux confins du sy s tèm e solaire
l’engin et relevées par les en q u ê ­
à la fin du siècle?
teurs de l’U.S. A ir F o rce et du
F .B .I. tém oignent d ’un systèm e M ais, en a tte n d an t que se réalisent solaire de son haleine et que le
d ’atterrissage d ’une haute te c h n i­ ces prodigieuses expéditions, les p re ­ m agnétism e terre stre p ro tég eait la
cité, sans com m une m esure avec m ières expériences que nous venons planète de cette envahissante p ré ­
les connaissances d ’un L onnie de vivre nous ont déjà apporté une sence solaire. En pe rm a n en c e donc,
Z am ora, qui d ’ailleurs les avait à révélation cap itale: notre T erre est de la m atière solaire, essentiellem ent
peine rem arquées. M ais quelle rai­ un astre unique dans la famille des protons, s’échappe de l’astre et
son a-t-on de croire ces spécia­ p lanétaire. se répand dans l’espace, c’est le vent
listes, quand ils d o n n e n t de telles A prem ière vue, p o u rtan t, le bilan solaire. Lors des éruptions, d’énorm es
précisions? N ’im porte qui peut des expériences réalisées p araît assez bouffées de p articules sont ainsi
im puném ent les accu ser d ’affabu­ m aigre. M ais il p erm et déjà de tirer projetées vers les planètes.
lation. C ’est d ’ailleurs ce que font des conclusions extrêm em ent pré­ Il serait très m alsain p o u r des orga­
les savants non inform és qui m ain­ cises, et de fonder l’astronom ie nism es vivants de recevoir ces vents
ten an t encore contin u en t de gloser p lanétaire sur des bases solides. solaires de plein fouet. H e u reu ­
sur « le m ythe des soucoupes sem ent le cham p m agnétique est là.
La Terre est protégée
volantes» 2. L orsque les particules solaires
par un champ magnétique atteignent le dom aine terre stre,
Le problème français Les révélations des sondes spatiales elles sont déviées vers les régions
Eh bien! la différence, désorm ais, ne peuvent s’in te rp ré te r c o rre c ­ polaires selon les lignes de force
c ’est que les cas tels que celui de tem en t q u ’en fonction de ce que m agnétiques.
S ocorro qui sont nuée, seront ra p ­ nous savons sur n o tre dom aine C om prenons bien que la T erre n’est
p ortés, m unis de tous les résultats terrestre. O r la prem ière c a ra c té ­ pas herm étiquem ent isolée dans
d expertises, constats, m esures, ristique qui frappe lorsqu’on exa­ l’espace. M ais elle dispose de filtres
plans, graphiques, références, etc., m ine la planète T erre est q u ’elle qui sélectionnent l’apport cosm ique
dans des publications officielles, form e dans l’espace un ensem ble qu ’il s’agisse de rayonnem ent, de
dans les bulletins scientifiques pu­ isolé, ferm é, protégé. C et isolem ent flux corpusculaire ou de m atière.
bliés p a r les dép artem en ts universi­ est double, il est atm osphérique et Ainsi peut-elle offrir à la vie des
taires, et sous la signature de p e r­ m agnétique. C ’est la conjugaison de conditions idéales pour son épanouis­
sonnes responsables, astronom es, ces deux systèm es de pro tectio n qui sem ent.
physiciens, chim istes, etc. assure à la vie terrestre des conditions Les sondes spatiales nous ont tout
C ertes, nous n’avons guère d ’illu­ p ro p res à son épanouissem ent. d ’abord appris que la T erre était la
sions en ce qui co n cern e l’évolu­ E xpliquons-nous. seule des planètes intérieures à dis­
tion de l’a ttitu d e officielle, en L’atm osphère te rre stre jo u e tout poser d ’une p ro tectio n m agnétique.
F rance. Les m êm es augures co n ti­ d ’abord un rôle de p ro tectio n co n tre Lunik II a m ontré que la L une ne
n ueront de gloser d o c to ra le m en t les m étéorites qui se consum ent en possède pas de cham p m agnétique,
sur la question sans en connaître to u t ou en partie avant d’a ttein d re M ariner II a fait la m êm e co n sta­
le prem ier m ot, parlan t de bolides le sol. Elle intercepte le rayonnem ent tation p o u r V énus et M arin er IV
et de ballons-sondes. Q uelle im por­ ultraviolet solaire en in terp o san t un pour M ars.
tance? La clandestinité persistera filtre à ozone. Elle uniform ise la C om m ent in te rp réte r c ette p a rticu ­
en F rance, voilà tout. te m p é ra tu re à la surface du globe et larité de notre planète? On p eu t en
A im é Michel. fournit un m ilieu fluide p e rm e tta n t tro u v er l’explication dans le m éca­
1. Planète 29, m on a rtic le su r ce « réseau » les échanges nécessaires aux p ro­ nisme qui engendre le géomagnétism e.
(page 41). cessus biologiques.
2. Je p arle ic i du p ublic (y c o m p ris les
Selon une hypothèse qui est à peu
sav an ts non info rm és) et non d es c h e r­ Le rôle du cham p m agnétique n’a près unanim em ent adm ise par les
c h e u rs a p p a rte n a n t au « R éseau », q u i, eux, été d écouvert que plus récem m ent. spécialistes, le cham p m agnétique
sont org an isés p o u r a v o ir a c cè s à to u te s Le d éveloppem ent de la re ch erch e est engendré p a r la ro tatio n du
les so u rc e s. V oir m on o u vrage A propos des
soucoupes volantes (éd itio n P ré se n c e P lan ète), spatiale a révélé to u t à la fois que noyau m étallique qui se trouve au
e t n o ta m m e n t la se co n d e préfa c e . le Soleil em plissait to u t le systèm e cen tre de notre globe. L’existence

18 8
A savoir
un cas unique dans le système solaire
d’un cham p m agnétique suppose celle de la Terre. D ans ces conditions, c ouverture atm osphérique et, de ce
donc l’existence d ’un noyau central il est assez norm al qu’elle ne possède point de vue, les révélations de
com posé de m étaux lourds et, pas de noyau et, p a r conséquent, pas M arin er IV sont d ’une im portance
d ’au tre part, un m ouvem ent de de cham p m agnétique. capitale.
rotation suffisant. A insi la Lune, M ars et Vénus La sonde spatiale am éricaine nous a
reço iv en t les vents solaires sans appris que la densité a tm osphérique
Mars, planète sans noyau a ucune p ro tectio n m agnétique. Ces m artienne était incroyablem ent faible.
La densité de la L une n’a tte in t que radiations doivent être très c ertai­ O n l’estim ait à 65 mm de m ercure
3,3, soit un peu plus de la m oitié nem ent nuisibles pour des organism es soit environ le dizièm e de la pres­
de la densité terre stre. C ette densité vivants supérieurs. M ais, il n’est pas sion terre stre. O r, lors de l’expé­
correspond à celle des roches qui assuré que cette douche de radiations rience d ’o ccultation de M arin er par
form ent l’éco rce. On p e u t donc interdise to u te form e de vie. M ieux la planète, on a observé une pression
penser que la L une se com pose tout m êm e, il se po u rrait qu’elle favorise inférieure à 20 mm. C ’est-à-dire
en tière de tels m atériaux. Elle ne l’éclosion de la vie. q u ’au lieu d’avoir 10 % de l’atm os­
possède pas de noyau central. Il se p o u rrait en effet que la vie soit p h ère terre stre, on trouve 1 à 2 %
C om m e, en ou tre, sa ro tatio n est a pparue sur T erre avant la form ation
La Terre est habillée
fort lente, il est norm al q u ’elle ne du noyau alors que la planète ne
soit e ntourée d ’aucun cham p m agné­ possédait pas de cham p m agnétique. par son atmosphère
tique. En effet, selon les hypothèses cos- En clair que signifie c ette o bser­
Vénus d evrait norm alem ent posséder m ogoniques les plus récentes, les vation? Elle révèle que M ars est un
un noyau. En effet sa densité planètes se sont form ées « à froid » astre nu face au m ilieu spatial. Son
approche celle de la T erre , 5,16 p a r agglom ération de poussière cos­ m ince voile atm osphérique ne l’habille
au lieu de 5,5, et sa m asse rep résen te m ique. D ans ces conditions, le globe absolum ent pas, c’est une atm osphère
82 % de la m asse terre stre. 11 faut terre stre ne s’est jam ais trouvé dans sym bolique. Et les p hotographies ont
donc a ttrib u er son absence de un é ta t de fusion. Les m atériaux d ém ontré cela sans équivoque. La
cham p m agnétique au fait qu’elle ne lourds qui form ent le noyau ont donc prem ière réactio n des astronom es
tourne pas. E ffectivem ent, les son­ len tem en t flué vers le c en tre au sein face aux clichés de h aute définition,
dages faits au ra d ar indiquent une d’une boule à peine pâteuse. La p rincipalem ent le cliché II, a été de
rotation rétro g rad e de 247 jours. croissance du noyau a été p rogres­ s’é crier: « On ju re ra it la L une!» D e
R écem m ent deux astronom es fran­ sive et on doit a d m e ttre , en consé­ fait, la sim ilitude est saisissante.
çais, M M . C harles Boyer et H enri q uence, que la T erre a été très O r la topographie lunaire est tout
C am ichel, ont avancé l’hypothèse, longtem ps dépourvue de cham p en tière c onditionnée p a r l’absence
basée sur des observations en u ltra ­ m agnétique. d ’atm osphère. Se p ré sen ta n t nue au
violet, que la ro tatio n se ferait en bom b ard em en t m étéo ritiq u e, ne pos­
réalité dans le sens rétro g rad e mais Les conditions de la vie sédant aucun m écanism e d ’érosion
en q u a tre jo u rs seulem ent. Si cette L ’afflux de radiations solaires qui en susceptible d ’effacer les trac es d ’im ­
hypothèse se confirm ait, les th éo ries résultait au rait m êm e pu être l’agent pact, la Lune est sculptée ju sq u ’à
actuelles sur la naissance du cham p catalyseur p our activer les prem ières plusieurs m ètres de p rofondeur.
m agnétique seraien t m ises à mal, réactions chim iques qui m arq u è ren t Il en va de m êm e p o u r M ars.
m ais la m ajorité des astronom es l’app aritio n de la vie, il y a quelques Son atm osphère ne peut ni freiner
tiennent encore pour la rotation lente. m illiards d ’années. ni, à plus forte raison, consum er
La ro tatio n de M ars, par c o n tre est M ais, p a r la suite, l’atm osphère les bolides cosm iques, particu liè­
parfaitem en t connue. Elle vaut sensi­ terre stre au rait peu à peu acquis sa rem ent nom breux dans les parages
blem ent celle de la T erre , 24 heures com position actuelle — c’est-à-dire de l’orbite m artienne puisque celle-
37 m inutes. P o u rtan t la Planète essentiellem ent que l’oxygène y rem ­ ci se trouve p roche de la région des
Rouge n’a pas de cham p m agnétique. plaça l’hydrogène — et le cham p astéroïdes, peuplée de milliers d ’astres
Ce fait d evrait s’expliquer par m agnétique se serait progressivem ent de to u te s tailles de la p etite planète
l’absence de noyau. En effet la den ­ développé. Ainsi seraient apparues au sim ple caillou. Le sol m artien
sité m artien n e n’est que de 3,81, des conditions propices à l’évolution subit donc un bom b ard em en t m étéo ­
c ’est-à-dire égale seulem ent aux biologique. ritique intense, dont les trac es se
deux tiers de la densité terre stre. Si la T erre est un astre unique sur le pe rp étu en t sans être gom m ées par
Q u an t à la m asse de la p lanète, elle plan du m agnétism e, elle sem ble l’érosion. Sur T erre , au con traire, les
n’a tte in t que 0,108 par ra p p o rt à l’être égalem ent sur celui de la cratère s m étéoritiques sont extrê-

189
Astronomie
tm~ m em ent rares, l’atm osphère se c h ar­ que l’assim ilation des deux planètes sondage radio utilisées, alors que la
geant d ’in te rce p ter la plu p art des n’est plus possible, il est hasardeux, spectroscopie sem ble beau co u p plus
m étéorites et d ’effacer les trac es de faire une telle supposition. sûre. Pour l’essentiel, l’incertitude
d ’im pact lorsqu’elles arrivent jusqu’au dem eure. M ais beaucoup d ’astro­
sol. Vénus : froide ou chaude? nom es en viennent à se d e m a n d er si
M ais ce pilonnage m étéoritique, s’il Vis-à-vis de V énus, la T erre fait to u t les probabilités de vie ne seraient pas
p o u rrait être fort désagréable po u r a u ta n t figure d ’astre à part. D ans ce plus grandes, to u t com pte fait, sur
des êtres vivants m artiens, n’exclurait cas, p o u rtan t, la c ouverture atm o ­ Vénus que sur M ars.
pas absolum ent leur existence m êm e. sphérique existe. Elle est m êm e très En définitive, ces expériences nous
A près tout, de nom breuses nations épaisse et explique les grandes ont révélé la profonde singularité de
ont survécu à des b om bardem ents in certitu d es qui planent en co re sur la T erre . Seule des planètes inté­
beaucoup plus m eurtriers. l’astronom ie vénusienne. C ette atm o­ rieures, elle réunit un certain nom bre
sphère doit c ertain e m e n t do n n er au de particu larités qui paraissent indis­
Mars ressemble plus paysage vénusien un aspect très dif­ pensables à l’évolution biologique:
à la Lune qu'à la Terre férent de celui de la Lune ou de cham p m agnétique, a tm osphère, eau
L ’absence d’a tm osphère dense sur M ars. à l’é ta t liquide, etc. Il est a u jo u rd ’hui
M ars a des conséquences beaucoup La com position de l’atm osphère est très peu p robable q u ’on trouve ces
plus graves que ce bom b ard em en t à peu près connue. On y trouve m êm es conditions ailleurs dans n otre
des m étéorites et des radiations. Les to u tes sortes de corps chim iques systèm e solaire. De là à conclure que
processus vitaux ne peuvent se carbonés et hydrogénés que ne la T erre est le seul berceau de la vie
d éro u ler dans le vide, non plus que su p p o rte pas la vie sur T erre. M ais dans le systèm e solaire il y a un pas
dans un vide approché. Les expé­ si l’on veut co n sid érer uniq u em en t la q u ’il est encore trop tôt de franchir.
riences de reconstitution en labo­ possibilité d’un dém arrage de la vie Q uoi q u ’il en soit les m illiards
ratoire du m ilieu m artien, expé­ et non son évolution, il n’y a là rien d ’étoiles réparties dans les m illions
riences qui avaient d ém o n tré la d ’incom patible avec la possibilité de galaxies offrent bien d ’autres nids
résistance de certains organism es, d ’une vie vénusienne. Le fait im por­ possibles pour Péclosion de vie extra­
sont au jo u rd ’hui à refaire. C ertes on ta n t est q u ’il existe indiscutablem ent terre stre. François Derrey.
sait que les to rtu e s peuvent sur­ de l’eau en q u an tité dans l’a tm o­
vivre à une atm o sp h ère dix fois plus sphère vénusienne. Il p a raît très peu
faible que la norm ale, m ais résis­ p robable que les phénom ènes biolo­
teraient-elles à une pression encore giques puissent se passer de l’eau
dix fois inférieure? liquide, alors q u ’ils peuvent parfai­
Rien dans les clichés de M ariner IV tem ent s’acco m m o d er de l’absence
n’indique la présen ce d ’eau sous d ’oxygène.
form e liquide. En effet, on ne trouve A insi, on sait q u ’il existe de l’eau
pas trace d’érosion. Un cycle de sur Vénus depuis que les sondages
l’eau liquide avec des pluies et des effectués en ballons par les astro-
ruissellem ents arro n d ira it le relief physiciens de la Johns H opkins
et ne p e rm e ttra it pas les superpo­ U niversity ont pu p re n d re des
sitions de cratère s m étéoritiques sp ectres vénusiens au-dessus de
que l’on observe. l’a tm osphère. M ais les ch erch eu rs
T o u t cela signifie en clair, q u ’il am éricains ont observé que c ette eau
faut assim iler M ars à la Lune et non se trouve sous form e de fins cristaux
à la T erre, q u ’il faut y voir un gros de glace.
caillou offert sans défense au m ilieu Vénus une planète glacée? M ais
spatial. D ans ces conditions, les M arin er II avait m esuré une tem p é­
possibilités de vie m artienne parais­ ratu re de 400 degrés au sol! En
sent des plus réduites. T o u tes les vérité, les astronom es ne savent plus
hypothèses faites à ce sujet envi­ à quelle observation se vouer. Ce
sageaient une planète de type te r­ p roblèm e de la tem p é ra tu re vénu­
restre, c’est-à-dire un m onde p ro­ sienne est a u jo u rd ’hui capital. Si
tégé du m ilieu spatial. C ertes on M arin er a dit vrai il ne peut y avoir
savait que la protection était m oindre de vie vénusienne. A 400 degrés les
que sur T erre, mais on la considérait grosses m olécules biologiques se
com m e suffisante p o u r certaines dissocient. M ais tous les savants
form es de vie. A ujo u rd ’hui, alors n’a d m etten t pas les m éthodes de

190
A savoir
P H IL O S O P H IE

Pierre Teilhard de C h a rd in : Images


et Paroles (L e Seuil).
Il s'agit d 'u n album . M ais un
ouvrage com m e celui-ci possède
une telle p résence que de nom ­
breux lecteurs en feront leur livre
de chevet. Dieu sait si je ne suis
pas un a d m irate u r inconditionnel
du R.P. Teilhard! J ’ai trop étudié
ses écrits p o u r ne pas en co nnaître
à la fois les faiblesses et les limites...
encore que j ’aie été un des p re ­
m iers à poser c ette extravagante
question dans « A rts» , il y a une
quinzaine d ’années (L ouis Pauwels
é ta n t ré d a c te u r en chef): « Teilhard
de C h ard in est-il le sain t T h o m a s
d 'A q u in du v in gtiè m e siè c le ? » M ais
la présence de cet é trange jésuite,
q u ’on le veuille ou non, s’im pose à
notre époque et l’album qui vient
d ’être publié séduira aussi bien les
adm irateurs que les d é tra c te u rs de
ce prêtre « plan étaire ».
L’album en question est com posé
de 250 photographies rassem blées
avec le concours de la fondation
T eilhard de C hardin (anim ée par
n otre am ie D om inique de W espin),
du M uséum d ’histoire naturelle, de
la fam ille du R.P. et de ses amis.
Il suit pas à pas la vie de T eilhard,
de sa naissance à S arcenat ju sq u ’à
sa m ort à New Y ork, à travers ses
voyages, ses rech erch es e t ses
expéditions. De nom breuses p h o ­
tographies sont inédites, n o tam ­
m ent parm i celles qui co n ce rn en t
les fouilles de C hou-K ou-T ien au L ë d e rn ie r p o r tr a it du R. P. T e ilh a r d (p h o to e x tra ite d e l'a lb u m éd ité p a r Le Seuil).
cours desquelles T eilhard p articipa

191
Librairie
t*~ à la d éco u v erte du trop fam eux C la u d e T re sm o n ta n t: Comment se C la u d e T re sm o n ta n t est convain­
S inanthrope. Ces im ages sont pose aujourd’hui le problème de cant, car il est convaincu. Il ne se
accom pagnées de trois sortes de l ’existence de Dieu (Le Seuil). co n te n te jam ais de poser le p ro ­
textes: d ’une part, le com m entaire C om m ent ose-t-on en co re, au blèm e. Il effectue une m agistrale
qui en situant chaque cliché établit siècle de la con q u ête de la Lune, dém onstration, puis il résout, comm e
ainsi une biographie continue: bien tô t de M ars, de V énus et autres en se jo u a n t, le problèm e. Q uelle
d ’autre part, des tém oignages de planètes, p arler de Dieu? Si j ’en adresse! Et, aussi, quel style ful­
ceux qui ont connu le père Teilhard: juge p a r les réactions provoquées g u rant! L’un de ses m oyens de p e r­
enfin des passages des écrits du phi­ p a r m on en q u ête « D ieu est-il suasion est la sincérité. C ette
losophe qui, rap p o rtés aux c irco n s­ m o d e rn e ? » (P lanète n° 30), le p ro­ sincérité ém eut, bouleverse, étonne.
tances et aux lieux où ils furent blèm e de l’existence de D ieu est un M. T resm o n tan t ne m anipule
rédigés et près des im ages qui des grands problèm es de notre aucune carte tru q u ée. Il est franc.
évoquent ceux-ci, p re n n en t ainsi tem ps. Publier un livre de m éta­ Son jeu est sur la table. On peut
une nouvelle résonance. physique, en 1966, n’est pas plus étu d ier to u tes les cartes, elles sont
farfelu que p ublier un livre sur la to u tes visibles. Il n’est ni kantien,
Pierre Teilhard de C h a rd in : Sur le vie m ystérieuse des cham pignons ni cartésien, ni hégelien, ni nietz­
bonheur (Le Seuil). sauvages, les quasars ou le m agné­ schéen. Il n’hésite pas à proclam er
Ce texte est, p e u t-ê tre , l’un des tism e. C laude T resm o n tan t se bien haut ses c ouleurs: il est
plus controversés du R.P. Teilhard. m oque des « m odes», du snobism e thom iste.
C om m ent oser p arler du bonheur intellectuel, des « écoles». C ertains M ais être thom iste, a u jo u rd ’hui,
sur terre lorsqu’on a p p artie n t à la d iro n t: ce p rofesseur de philo­ cela ne signifie-t-il pas un re to u r au
com pagnie de Jésus? Oui. Peut-être sophie est un progressiste cam ouflé. M oyen Age, une plongée dans
oubliera-t-on que Jésus en a p p o r­ D ’a u tres d iro n t: voilà un co n ser­ l’obscurantism e, une navigation au
tan t aux hom m es le m essage vateu r qui sent l’eau bénite. Que m ilieu des canaux em bourbés par
d ’am our du Père, n ’excluait pas les uns et les au tre s ou v ren t son mille ans de rabâchages? M . T re s ­
to talem en t la possibilité d ’une livre et q u ’ils en lisent les 20 p re ­ m ontant, qui aim e à p rovoquer les
transfiguration de la condition m ières pages! Je parle d ’expérience. réactions de ses lecteurs, leur
hum aine avant d ’a cc éd e r à la féli­ A peine avais-je term iné la p re ­ flanquer son poing à travers la
cité é ternelle, en réaction évidente m ière é ta p e : « L’univers envisagé figure, n’hésite pas à assurer q u ’il
avec l’A ncien T estam en t qui ré p é ­ dans son ensem ble » que j ’étais est thom iste, q u ’il est aristotélicien.
ta it: « T u vivras dans la crain te ec fasciné. J ’avais un w eek-end devant Il é c rit: « A risto te est le philosophe
le trem blem ent. » moi. Le d im anche, dans la nuit, je le plus m oderne et sans doute celui
Le R.P. Teilhard, ici s’oppose en term inais m a lecture (423 pages!) qui a le plus d ’avenir. » En effet...
m êm e tem ps à un égoïsm e qui ne par c ette phrase: « Si la théologie relisons (ou lisons) Aristote... le
c h erc h era it l’accom plissem ent que m onothéiste a libéré la raison et lui point de d é p art est ju ste et, ô
dans la possession, à un sp iritu a­ a perm is de faire œ uvre de science com bien! m oderne, actuel. Le
lisme qui oublierait la pleine positive en cosm ologie, d ’une point de d é p art, chez A ristote, ce
vocation de la c réa tu re , et à une m anière réciproque les sciences n ’est pas l’hom m e, c ’est le m onde;
m ystique du progrès qui p e rd ra it positives ont libéré et continuent ce n ’est pas le sujet, c ’est l’objet;
de vue le véritable sens de l’univers. de lib érer la raison, <et lui p e r­ ce n’est pas l’im agination, c ’est
En des pages sim ples et lum ineuses, m etten t de déco u v rir la vérité du l’observation... Pourquoi, dans ces
l’a u te u r définit la n ature et lés m onothéism e. Les sciences posi­ conditions, le philosophe et le
conditions d’une réponse positive à tives o p è ren t une réd u ctio n , une savant du vingtièm e siècle ne se
l’appel du bonheur: p a r l’union de lente m ais inexorable dissolution re n contreraient-ils pas chez A ris­
l’être avec d ’autres, par la su b o r­ des diverses form es de panthéism e, tote, à travers A ristote? On estim e,
dination de la vie de l’individu à et le panthéism e n’est pas autre en général, que notre univers est en
une vie plus grande. Le c ara ctè re chose que l’idolâtrie sous sa form e expansion. On redécouvre là ce
personnel et co n cre t de c ette la plus générale, l’idolâtrie cosm o­ que form ulait déjà, au douzièm e
réflexion philosophique est mis logique, d o n t le m arxism e au jo u r­ siècle, un m oine anglais, T h o m a s
en lum ière p a r trois textes qui le d ’hui encore reste prisonnier. » M id dleton. Avec c ette différence
prolongent: s’adressant à des amis J ’avais bien lu. J ’étais convaincu. essentielle, c’est q u ’au douzièm e
le jo u r de leur m ariage, le R.P. La sem aine qui suivit me vit, siècle la foi et la raison étaient
T eilhard leur parle de cet univers à crayon en m ain, relire plus a tte n ti­ harm onieusem ent liées (saint
l’évolution duquel c o ntribue leur vem ent l’ouvrage de M . T r e s m o n ­ T h o m a s d 'A q u in , sur ce plan, a été
am our, en m êm e tem ps q u ’il lui tant. Je continuais à être convaincu m aintes fois catégorique), tandis
donne un sens... et j ’avais com pris pourquoi. que de nos jo u rs la raison conduit

192
A lire
à l’irrationnel, à l’athéism e, à SC IE N C E S SO CIA LE S léta ria t se déprolétarise, le tra ­
l’absurde. C ela est vrai pour m aints vailleur s’hum anise, la société
philosophes du vingtièm e siècle, - a tté n u an t les inégalités d ’hier et
dont le plus célèbre n’est au tre que André A rm e n ga u d : Démographie et d ’autrefois — tend à s’hom ogé-
M . J e a n -P a u l Sartre. C ela est faux Sociétés (Stock). néiser, c ’est-à-dire à c rée r les
p our M. T resm o n tan t qui veut D epuis quelques années, la science conditions d ’une société équitable
réco n cilier la science et la foi. Il de la population a fait d ’im m enses e t ouverte à tous. Q ue pareilles
faut dire q u ’il réconcilie systém a­ progrès, tandis que l’atten tio n du m utations ne se fassent pas sans
tiquem ent, sans aucune co n ces­ public, dans la seconde m oitié du quelques dégâts, voilà qui est hors
sion, la science et la foi. T hom iste vingtièm e siècle, a été de plus en de doute. Mais le passif des sociétés
intégral, M . T re sm o n ta n t veut que plus sollicitée par les problèm es d ’autrefois et de naguère était
la foi soit sou ten u e par la raison et d ém ographiques. M ais ceux-ci se bien plus im p o rtan t en co re et plus
récip ro q u em en t. Il le veut. Il le posent d ifférem m ent suivant les déshum anisant. Q uelles que soient
dém o n tre. Il l’im pose. Il rappelle tem ps et les lieux, é tro item en t liés les m aladies de l'hom m e m oderne,
que le problèm e de l’existence de q u ’ils sont non seulem ent à la la situation est loin d ’être aussi
D ieu a été traité philosophi­ biologie, mais à l’ensem ble des noire que sem blent le croire les
q uem ent au M oyen Age p a r les faits sociaux. C ’est donc dans une professionnels du désespoir et de la
m étaphysiciens ch rétien s, m usul­ perspective historique que l’au te u r nausée, confortables bourgeois de
m ans, juifs, puis, au dix-septièm e a en trep ris de m o ntrer, à l’aide Saint-G erm ain-des-P rés ou sno­
siècle, p a r les grands philosophes d ’exem ples caractéristiques, à quel binards de Saint-T ropez. Les p ro­
classiques du siècle des lum ières. point les faits dém ographiques et blèm es du travail peuvent être
Il souligne que, depuis 1 000 ans, le d evenir des sociétés hum aines résolus, dans la m esure où ils ne
depuis 150 ans, depuis 9 ans (1957: sont é tro item en t liés et com bien sont pas liés à la n ature m êm e
lancem ent du prem ier Spoutnik) sont variées les relations q u ’ils de l’hom m e. Il est possible d ’ouvrir
notre connaissance de l’univers e n tre tie n n en t. largem ent l’accès aux études supé­
s’est to ta lem en t renouvelée. C om ­ P a rtan t de la fin du M oyen Age, rieures à un très grand nom bre de
m ent c ette connaissance scienti­ le récit, qui ne p réten d nullem ent jeunes, y com pris les fils d ’ouvriers,
fique de l’univers, de son histoire, être exhaustif, a b o u tit à la des­ de paysans et des petites classes
de son évolution, perm et-elle cription de quelques-uns des p ro ­ m oyennes, sans invoquer la très
a u jo u rd ’hui de poser et de tra ite r blèm es les plus actuels, des m i­ dém agogique « dém ocratisation des
le problèm e de l’existence de grations de vacances en E urope é tudes ».
Dieu? C ’est ce que l’a u te u r occidentale à la propagande contra- L’actuelle standardisation des
exam ine ici. ceptive en C hine, de la stru ctu re loisirs n’a rien de désespérant. Elle
de la p opulation active aux U.S.A. ne peut que décev o ir ceux qui
à l’influence des faits d ém o g ra­ s’é taien t fait au dép art une idée
phiques sur les attitu d e s politiques. trop optim iste de l’hom m e. Et, plus
Ce livre, qui a été écrit non pour que jam ais, il existe, p o u r qui le
les spécialistes m ais p our le public veut vraim ent, des possibilités de
cultivé, ap p o rte sous une form e vie intérieure, riche et féconde.
su ccin cte et com m ode, quelques- E ncore faut-il que l’E urope se
uns des principaux résultats obtenus fasse. C ar seule une E urope unie
p a r une science ju g ée parfois - q u ’elles q u ’en soient les lim ites —
rébarbative, et p o u rtan t fonda­ assum ant p leinem ent son destin de
m entale, puisque l’on ne saurait p atrie d ’un hum anism e à la fois
com prendre pleinem ent la structure divers, ouvert e t m ultiple, peut
et l’évolution des sociétés hum aines p e rm e ttre à l’hom m e de dem ain
en négligeant ces puissants facteurs d ’é ch a p p er aux pressions gréga-
biologiques que sont le sang, le risantes qui se font jo u r dans le
sexe et la m ort. m onde d ’a u jo u rd ’hui.

Léo M o u lin : L a société de demain Eric J. H o b s b a w n : Les prim itifs de


dans l'Europe d ’aujourd’hui (Denoël). ta révolte dans l ’Europe moderne
G râ ce à la tech n iq u e et à la science. (Fayard).
l’E urope vit actu ellem en t la plus L’auteur, né en 1917 à A lexandrie,
ex traordinaire et la plus profonde élevé successivem ent à V ienne, à
des révolutions hum anistes: le p ro ­ B erlin et à L ondres, a term iné d e l^ "

193
Librairie
•^ "b rilla n te s études d ’histoire à C am ­ tous les jo u rs, sur c ette terre? H IS T O IR E
bridge. D epuis 7 ans, il est lec teu r G in ie w sk i résum e alors le judaïsm e,
au B irtebech C ollege, de l’u n ive r­ pour l’essentiel, par le quatrièm e
sité de Londres, et passe p our être co m m an d em en t du D écalogue qui C o rn é liu s R y a n : La dernière bataille
un grand spécialiste des questions recom m ande à l’hom m e de faire (R o b e rt Laffont).
économ iques et sociales en histoire « to u t son ouvrage». T outefois, C o rn é liu s R yan, l’a u te u r du « Jo u r
c ontem poraine. c ette réd u ctio n à un principe fait le plus long », a en trep ris de
L’échantillonnage offert par Eric J. ap ercev o ir à G iniew ski — au-delà ra co n ter la ch u te de Berlin, selon
H obsbaw n dans ce livre couvre du judaïsm e arrivé à son stade de les m êm es procédés qui lui valurent
presque tout le cham p d ’une typo­ développem ent actuel - un nouveau le succès que l’on sait. D isons
logie des révoltes arch aïq u es dans judaïsm e. La foi ne s’ép anouirait im m édiatem ent qu’il connaîtra, sans
l’E urope m oderne. Voici, avec une plus en sym boles m ais dans des doute, le m êm e succès au p rès du
gam m e de hors-la-loi des K arp ath e s actes réels que les rites ont jusqu’ici grand public m ais que les spé­
à la Sicile, le m odèle individuel du « sym bolifiés ». Selon G iniew ski, le cialistes de l’histoire sero n t plus
bandit qui cristallise sur sa p e r­ judaïsm e consisterait dans le m ou­ réservés. L’a u te u r a mis l’accent
sonne les aspirations d ’une milieu vem ent qui, sans cesse, transform e sur les prép aratifs et les p rem ières
rural qui voit en lui un ju stic ier un é ta t de choses en un état phases de la bataille de Berlin mais
social. Avec la M a fia, c ’est nouveau. Il ne saurait consister son récit to u rn e curieusem ent
l’exem ple d ’une organisation p a ral­ dans la conservation d ’un degré court. En quelques phrases, il bâcle
lèle à celle de l’E tat, fondée sur la atte in t, quelque sublim e que soit ce les com bats ach arn és des d ern iers
connivence et la loi du m ilieu. Puis degré. jo u rs; il passe sous silence les
trois cas de m illénarism es paysans Avec c ette notion de m ouvem ent exploits désespérés des survivants
anim és par l’aspiration à un ch an ­ — si à la m ode a u jo u rd ’hui — on est français et nordiques des divisions
gem ent radical d ’une société m au­ au point de transition exact du W affen S.S. « C harlem agne » et
vaise d ’où disp araîtrait l’inégalité judaïsm e et du néo-judaïsm e. Pour « N o rd la n d » — qui furent p o u rtan t,
des classes, les p ropriétés, les G in ie w sk i, c ’est en é ch ap p an t à avec quelques jeu n e s H itlerjugend
avoirs m o n étaires et presque les toutes ses p erfections - c ’est-à-dire et quelques soldats du V olksturm ,
sexes: lazzarettiani du m ont A m iata à tous ses degrés acquis — et en les d ern iers défenseurs du B unker
(T oscane), p a y sa n s an a rch iste s s’extrap o lan t sur tous les fronts en de H itle r — et les assauts fana­
d ’A ndalousie, fasci de Sicile. Puis m ouvem ent, que le judaïsm e tiques de quelques tankistes S.S.; il
l’en q u ête se d éplace de la cam ­ dev ien d ra néo-judaïsm e. G in ie w sk i se glisse au sein de l’é tat-m ajo r des
pagne à la ville: c ’est la population affirme q u ’alors le judaïsm e devient, généraux soviétiques Jo u k o v et
des grandes cités, de Vienne à par là, le m ouvem ent juif, ab an ­ K oniev mais ignore l’état-m ajor
N aples et à Palerm e; les sectes d o n n a n t peu à peu tout ce qui allem and défendant Berlin; etc.
ouvrières anglaises im prégnées de n’est pas susceptible de d ép as­ C ’est un livre intéressant, vivant,
religiosité non conform iste. A sem ent. mais trop lim ité dans son infor­
travers enfin les sociétés secrètes C ette thèse étrange, insolite, est- m ation p our satisfaire ceux qui
politiques et les confréries a rti­ elle révolutionnaire? Paul Giniewski aim ent l’histoire vraie et com plète.
sanales et ouvrières, se dégage un rappelle que l’un des codes les plus
rituel de p ratiques initiatiques et co n serv ateu rs du judaïsm e, le Peter T o m p k in s : Le m eurtre de
collectives, des carb o n ari aux C houlkhane A routkh, enjoint de l ’amiral Darlan (A lbin M ichel).
blanquistes. « d éduire des idées nouvelles de L’au teu r, en novem bre-décem bre
celles qui nous sont transm ises» et, 1942, était agent de l’O.S.S. et se
Paul G in ie w sk i : L e néo-judaïsme (la ajoute la trad itio n , « sous peine trouvait à Alger. Les Alliés venaient
Baconnière). d ’en répondre à l’heure du ju g e ­ de d é b arq u e r. L ’am iral D arlan
Dans un p ré cé d en t ouvrage, Paul m ent »... traitait avec eux « au nom du
G in ie w sk i a défini les juifs com m e Ce livre clair, intéressant à plus M aréchal Pétain, C h e f de l’É tat
é ta n t « les com plices de D ieu », d ’un titre , éclaire singulièrem ent français». N oël 1942: l’am iral de la
c ’est-à-dire les c oartisans d ’une les aspects d em eu rés assez m ys­ F lotte est assassiné. Qui a tué ce
création inachevée, où chaque térieux du judaïsm e. Un livre personnage énigm atique, dont la
homme participe à chaque m om ent. indispensable po u r qui s’intéresse puissance, à Vichy, était presque
C urieuse thèse. Il va plus loin 'à à ce genre de problèm e. égale à celle du m aréchal Pétain?
présent. Il en vient à se poser le C et ouvrage in téressera tous ceux Le jeu n e B onnier de la C hapelle,
problèm e de l’essence de cette qui ont lu notre encyclopédie Pla­ bien sûr. M ais p our quelle raison?
créa tio n : en quoi cela consiste- nè te : « Les G ra n d es questions On espérait de ce tém oin, Peter
t-il, p our l’hom m e, d ’être c réa te u r, juives», p a r N icolas Baudy. To m p kin s, des révélations. D ans

194
A lire
son livre il n’y en a aucune. furent cause d’un é ta t de m isère ESSAIS
A utant Tom pkins est précis, détaillé, constant. D e nom breux services
dans son récit de la « conspiration », publics s’arrêtèren t en m êm e temps. M ic h e l R a n d o m : Les puissances du
au tan t il est vague, allusif, gêné La stru c tu re politique, sociale et dedans (D enoël).
quand il aborde le problèm e capital adm inistrative de la cité fut sur Le 10 juin 1944, à Saint-L ô, parm i
des « responsables» de l’assassinat. le point de s’effondrer. C epen d an t, les blessés relevés dans les d é ­
Il est vrai que les événem ents à L éningrad, les au to rités com m u­ com bres, il y avait un écrivain
de c ette époque c o n ce rn en t plu­ nistes réussirent, en fait, non seu­ de tren te et un ans, l’a u te u r de
sieurs personnages connus — très lem ent à m ain ten ir l’o rdre et le « L e b o n h eu r des tristes» et de
connus — actuellem ent et on contrôle adm inistratif, mais à m obi­ « L’apprentissage de la ville»: Luc
conçoit que Peter T o m p k in s soit liser le peuple p our la défense D ietrich. Il m ourait le 12 a o û t.
dem euré très pru d en t, très discret. active et héroïque de la cité. P endant sa vie brève et vibrante,
D om m age! Il faudra c h erc h er du S 'appuyant sur une do cu m en tatio n Luc D ietrich aura connu et vécu
côté d’un au tre livre: « Le com te en grande partie inédite, Léon ju sq u ’au bout to u tes les tentations.
de P a ris » par J e a n B o u rd ie r (É di­ G o u re - M oscovite devenu A m é­ Ses contrad ictio n s l’auront conduit
tions de la T able R onde), c e r­ ricain — fait revivre de façon à se tro u v er m êlé à des aventures
taines clefs indispensables à la saisissante le siège de la cité condam nables, aussi bien q u ’à
com préhension de cet épisode héroïque. Son livre est d’autant devenir l’ami des personnages les
dram atique et énigm atique de la plus ém ouvant q u ’il évite toute plus curieux et les plus intelligents
Seconde G u e rre m ondiale. M ais la rhétorique, laissant les faits exprim er de c ette époque. Son talent d ’é cri­
vérité, to u te la vérité, la connaî­ leur pro p re horreu r. C ’est une vain fut d écouvert par Jules Super­
trons-nous un jo u r,) Certains indices, c ontribution très im portante à vielle. Il fut un com pagnon de Paul
certains d o cu m en ts nouveaux, l’histoire de la Seconde G u e rre Eluard. M ais su rto u t il fut l’am i de
certains tém oignages personnels, m ondiale, un m odèle du genre. Luc D urtain, le frère prodigue de
me p e rm e tte n t d’e sp érer q u ’il sera L anza del Vasto, et l’un des dis­
possible — dans q uelques m ois — de A le xa n d e r K lu ge : Stalingrad, des­ ciples p référés de G urdjieff. D ans
faire to u te la lum ière. cription d'une bataille (G allim ard). la biographie m inutieuse q u ’il
Il s’agit d’un rom an. Il s’agit d’une consacre à D ietrich, dans l’analyse
Léon G o u re : Le siège de Leningrad histoire. Il s’agit d’un rom an d ocu­ de son aventure m étéorique et de
(Stock). m entaire où le réel et l’im aginaire sa pensée, M ichel R andom nous
J ’ignore si le général de G aulle a se c hevauchent e t sont si é tro i­ fait déco u v rir ces différents p e r­
lu ce livre avant de se rendre, en tem ent m êlés que le lecteur finit sonnages qui m arq u è ren t p ro fo n ­
juin d ernier, dans l’ancienne cap i­ p ar les confondre. L 'historien n’y dém ent leur époque.
tale des tsars. Son goût pour la tro u v era pas son com pte. Et
stratégie l’a u ra c ertain e m e n t incité p o u rtan t l’au te u r, un A llem and de
à le lire, avant ou après; car ce livre 34 ans, s’est servi des com m uniques
est vraim ent « le» livre de la q u e s­ officiels, des articles de journaux,
tion, le m aître livre, celui auquel il des slogans de la propagande nazie
faudra sans cesse se ré fé re r quand po u r m o n tre r les faits, du 10
on voudra évoquer cet épisode novem bre 1942 au 2 février 1943.
extraordinaire de la Seconde G uerre Q u an t à l’atm osphère, c ’est une
m ondiale. réussite aussi grande que celle de
Du m ois d ’août 1941 au mois de T h eo d o r Pliever qui a traité du
janvier 1944, la ville de L éningrad m êm e sujet il y a quelques années.
fut assiégée 900 jotirs d u rant! Sans négliger les destins individuels,
V irtuellem ent e n cerclée, toutes Kluge donne une vue globale de
routes coupées, la grande cité fut c ette bataille, une des plus tra ­
exposée au feu co n stan t de l’artil­ giques — avec celle de V erdun — de
lerie allem ande et à de m eu rtriers l’histoire de la guerre.
bom bardem ents aériens. Le froid,
la fam ine, la m aladie et les pertes
du front firent des victim es par
centaines de mille (on parle de
9 0 0 0 0 0 m orts!). Une sévère disette
dans l’approvisionnem ent, le Luc Dietrich.
m anque d ’eau et de com bustible

195
Librairie
entendre

La révolution de Bayreuth
M U S IQ U E

fut l'événement de la saison des festivals


L’é v é n e m e n t de la saison d es festivals 1966 a été la re p r é s e n ta tio n confié à la directio n d ’un c h ef non-
du P a r s if a l de R ic h a r d W a g n e r à B a y re u th , p o u r la quelle on avait allem and. D e fait, depuis la
fait ap p e l au j e u n e c h e f d ’o rc h e s tr e français, P ie r r e B o u l e z — qui création de l’ouvrage en 1882 et
est, en o u tr e , à titre d e c o m p o s it e u r, le c h e f d e l’a v a n t- g a rd e d a n s ju sq u ’en 19 3 1, Parsifal, m onté au
cours de vingt-cinq saisons, n’a été
le m o n d e d ’a u j o u r d ’hui.
dirigé que p a r des chefs g erm a­
C ’est le petit-fils de l’a u te u r de mais enfin il avait déjà germ anisé niques. A titre de curiosité ré tro s­
Parsifal, W ie la n d W a gn e r, a c tu e l­ le rom an de Tristan et Y se u lt; il en pective, voici leurs nom s: H erm ann
lem ent d irec te u r artistique des avait fait au tan t p our le cycle du Levi, F ischer, M ottl, Seidl, Karl
fe stivals de B ayreuth, qui avait G raal, ce qui avait poussé les pan- M uck, Balling, B eidler, Siegfried
pris la responsabilité et la décision germ anistes à aller plus loin encore W agner (fils de R ichard), K aehler,
de confier à Boulez la direction e t à puiser dogm es e t m oyens R ichard Strauss, von H oesslin,
de ce Parsifal 1 9 6 6 , responsabilité de p ropagande dans l’œ uvre W ilhelm Furtw aengler, C lem ens
et décision graves, cet ouvrage w agnérienne, com m e ils l’ont fait K rauss, et H ans K nappertsbusch.
éta n t le sym bole sacro-saint des p a r ailleurs — de m êm e que les Une prem ière exception fut faite
rites w agnériens; d e rn ie r o péra nazis — dans l’œ uvre nietzschéenne. en 1931, au profit d ’un chef
com posé p a r W agner à la fin de D ans l’esprit des A llem ands les é tra n g er de c a ra ctè re exceptionnel,
sa vie, écrit d ’après le cycle du m oins annexionnistes, Parsifal était A rtu ro T o scanini. D e 1933 à 1939,
G raal sur un livret de c aractère c ep en d an t devenu une sorte de ce sont évidem m ent des A llem ands
para-religieux, m êlant érotism e et c hef-d’œ uvre national et religieux, pur-sang qui devaient rep ren d re la
m ysticism e, Parsifal n’au rait jam ais sym bolisant une affirm ation du baguette, tradition qui devait se
dû, en principe, être rep résen té genre « D ieu est allem and » et poursuivre lors de la réouverture
dans un au tre th é â tre que celui re p ré se n ta tif d ’une sorte d ’im péria­ de B ayreuth en 1951, H a n s K n a p ­
créé à B ayreuth p a r le m usicien lisme g erm ano-chrétien, auquel p e rtsb u sch é ta n t à cette époque
lui-m êm e; c ’est dire l’im portance personne n’osait plus to u ch er, du l’un des rares artistes qui, politi­
sym bolique et quasi-sacram entelle m oins dans le cadre des festivals quem ent com m e m usicalem ent,
que R ich ard W a g n e r a tta ch a it à de B ayreuth, eux-m êm es déjà pussent assum er cette tâche. C ’est
son ultim e p artition. considérés com m e des cérém onies alors que devait intervenir la
trad itio n n elles de c ara ctè re quasi- seconde excep tio n : en 1957, le
La grand-messe wagnérienne sacré. D ’ailleurs, ju sq u ’aux années c h ef d ’o rch estre belge A n d ré
En outre, p a r suite des c ircons­ du d e rn ie r après-guerre, il était C luyte ns fut admis à diriger Parsifal.
tances historiques et psycholo­ p ra tiq u em e n t in terd it d ’applaudir M ais il fallut ensuite atte n d re 1966
giques un peu particu lières qui ont après une re p résen tatio n bayreu- p our q u ’un F rançais pût, à son
été celles de l’A llem agne co n te m ­ thienne de Parsifal. tour, d escendre dans ce qui en
p oraine ju sq u ’en 1945, Parsifal D ans ces conditions, il n’était évi­ jargon bayreuthien on appelle
était devenu une sorte de sym bole dem m ent pas question que l’office « l’abîm e m ystique », c ’est-à-dire
teu to n iq u e, un rite de la p a x teu- m ajeur du culte w agnérien, cette c ette m iraculeuse fosse d ’orchestre
tonica. W agner ne l’avait sans sorte de grand-m esse avec in te r­ construite sur les plans de Richard
doute pas absolum ent voulu ainsi. m ède éro tiq u e au second acte, fût W a gn e r, et d ont les sonorités des

196
A entendre
instrum ents so rten t com m e transfi­ çais a écrit en ronchonnant quelque
gurées, com m e effectivem ent issues chose com m e cela: B oule z s’est
d ’un univers surnaturel. trom pé en to u rn a n t le dos à la p ré ­
céd en te c onception de Parsifal,
Un chef digne de Parsifal œ uvre qui est une sorte de « messe »,
Ce F rançais a é té, donc, Pierre d ’« évangile » d o n t la passion dévo­
Boulez. Il est âgé de q u a ran te ans, rante s’accom m ode mal de la
ce qui constitue un a u tre détail rigueur desséchante que le jeune
exceptionnel et e xorbitant, les chef lui impose ici. En fait, ce que le
chefs ayant p ré cé d em m en t accédé jo u rn aliste en question regrette,
au p upitre de Parsifal ayant été c ’est su rto u t la disparition d ’un
gén éralem en t plus âgés e t au c ertain p a th étiq u e sanglotant et
som m et de carrière s déjà presti­ baveux que l’on im prim ait p ré c é ­
gieuses. O r, P ierre B oulez n’a dem m ent à l’ouvrage, en lui
de rriè re lui q u ’une très brève d o n n an t la physionom ie convulsive
c arrière de chef, et si avant l’été d ’un dram e d ’am our com m e Tristan
1966 il était déjà relativem ent et Iseult. M ais célèbre-t-on une
populaire en A llem agne, c ’était m esse, lit-on un Évangile (fût-il
su rto u t com m e c om positeur à celui du dim anche des R am eaux),
scandale, com m e lead er de l’avant- en sanglotant et en se convulsant?
garde française et in ternationale, D ans l’optique saint-sulpicienne
m ais non com m e c h ef d ’orch estre Pierre Boulez: p e u t-ê tre , m ais non dans une
dans le rép erto ire traditionnel. il a dégermanisé Wagner. digne vision des textes et des faits
Bien plus: il y a une quinzaine sacrés!
d ’années, le jeu n e Boulez, alors
d ire c te u r de la m usique à la Le refus du romantisme
C om pagnie M adeleine R enaud - Le m érite, la sagesse de B oule z
Jean-L ouis B arrault, au T h éâ tre un c h ef digne de B ayreuth et de consistent p récisém ent dans le fait
M arigny, se m anifestait com m e un P arsifal; au vénérable K napperts- q u ’il a refusé de sacrifier à cette
c h ef d é b u ta n t très peu doué, et il busch-A m fortas, gardien du G raal esthétique p ost-rom antique du
lui arrivait d ’avoir des accidents depuis 1951 et m ort l’année d e r­ pathos facile, de l’effet extérieur,
non négligeables en conduisant nière, succède le jeu n e Boulez- du trém o lo et du vibrato dans la
d ’innocents interludes de m usique Parsifal. C ette form ule im agée et voix, p o u r rendre à l’œ uvre sa
de scène. Plus en co re : à c ette sym bolique en dit long p o u r tout gravité et son objectivité essen­
é poque, sa position polém ique dans m élom ane au courant de la m ytho­ tielles. W a g n e r lui-m êm e é ta it le
le dom aine de l’esthétique m usi­ logie w agnérienne. p rem ier à re g re tte r (paradoxale­
cale l’am enait à ten ir sur Part A insi approuvée et saluée avec m ent p o u r un co m p o siteu r de
w agnérien des propos assez secs enthousiasm e par l’ensem ble de la th éâ tre ) que P arsifal d û t être
qui, tout en reconnaissant ce q u ’il presse allem ande spécialisée et confié à des in terp rètes, c ’est-à-
y a de nov ateu r dans l’é critu re de p a r la plus grande p artie du public dire à des a cteu rs barbouillés de
Tristan et de Parsifal, soulignaient et des m usiciens, l’intervention de fard et déguisés, à des artistes
avec ju ste raison to u t ce q u ’il y a Pierre B ou le z dans ce dom aine dont le cabotinage personnel et
de « rom antism e boursouflé » dans trad itio n n ellem en t réservé se solde professionnel est to u jo u rs à re ­
la pensée artistique de l’hom m e de non seulem ent p a r une rem ise au do u ter; au m om ent m êm e où il la
B ayreuth. point de l’ouvrage sur le plan de m ontait p o u r la prem ière fois, il
Et le voici a u jo u rd ’hui grand p rêtre l’in te rp réta tio n p u rem en t m usicale, s’apercevait soudain du risque que
de l’art w agnérien! Q ue dis-je, m ais aussi p a r une révision de sa cela faisait courir à la dignité de
grand p rêtre? C ’est souverain pon­ signification m usicale, qui avait son œ uvre, et il re g re tta it que
tife q u ’il faut dire p our résum er été progressivem ent victim e d ’un celle-ci ne fût pas conçue sim ple­
l’accueil fait à Pierre B ou le z p ar les certain déviationnism e. m ent en form e d ’orato rio scénique,
m usiciens du th éâtre et par l’u nani­ c ’est-à-dire en vue d ’une p résen ­
m ité de la presse m usicale alle­ La vraie fidélité à W agner tation m oins anecdotique, plus
m ande à l’issue de ce festival 1966. D ’abord un m ot au sujet de cette abstraite, plus objective, m oins
C ar l’opinion des critiques d ’outre- signification spirituelle. A la suite livrée aux initiatives de P« in te r­
Rhin peut se co n d en ser dans la de la re p ré se n tatio n dirigée par p ré ta tio n » th éâ tra le ro m antique et
form ule suivante: on a enfin trouvé Pierre Boulez, un jo u rn aliste fran ­ de ses inévitables excès. W

197
Musique
II convient m aintenant de faire aînés im m édiats ou nous-m êm es subtilités, et qui le débarrasse de
une a u tre o bservation: ce genre avons pu ap p récier). C ’est ce qui l’uniform e et m enaçante « sa u c e»
d ’excès (dont se sont rendus co u ­ fait q u ’un critique m usical com m e te u to n n e , dans laquelle on le noyait
pables m êm e des artistes de très IL H. Stuckenschm idt a pu s'é c rie r volontiers a uparavant — et c ’est
grande classe), Pierre B ou le z ne les après la rep résen tatio n de Boulez: p récisém ent ainsi que Parsifal
a pas connus et n’en avait pas la « On a entendu là des nuances que perd sa physionom ie é tro ite de
m oindre idée avant de s’installer l’on n’avait plus enten d u es depuis rite germ anique p o u r rep ren d re sa
lui-m êm e au pu p itre p o u r conduire K arl M uck. » Et je puis perso n n el­ po rtée m orale universelle. Enfin, si
Parsifal, car il n’avait jam ais de sa lem ent tém oigner de l’analogie Pierre B ou le z p arvient à ces résul­
vie eu l’occasion d ’assister à une q u ’il y a en tre la conception tats sp ectacu laires et bénéfiques,
représentation de cet ouvrage. objective, claire, tran sp are n te c ’est q u ’il ne conçoit pas l’ouvrage
Un chef-d'œuvre et pudique de Pierre B oulez et dans la lancée de l’éloquence
celle de R ichard Strauss qui avait b eethovenienne et d ’un flot de
n'est jam ais figé les m êm es p ré o cc u p atio n s et les a littéra tu re ro m antique chargé de
L acune inatten d u e dans la culture proclam ées à m aintes reprises. dé ch e ts déposés p a r les âges,
de q u e lq u ’un qui possède une cul­ La condam nation de B oulez au m ais q u ’il le conçoit à la lum ière
ture phénom énale, mais lacune qui, nom d ’une certaine et particulière de l’idée m oderne de phénom ène
en fait, a été un bien. B o u le z n’a tradition de fièvre et d ’agitation sonore, idée à laquelle il est venu
pas été ten té de suivre plus ou n ’est donc q u ’une sottise à courte grâce à sa connaissance de
m oins co nsciem m ent la tradition vue, une app réciatio n d ’h um eur Debussy, de S chônberg et de
en usage, il n’a pas été im pres­ qui n’ap p o rte rien de c o n stru ctif à W ebern. La littéra tu re poétique
sionné p a r ses im pératifs cou- l’affaire. En revanche, il sem ble et philosophique w agnérienne a
tum iers, et c ’est dans un état de plus c o n stru ctif d ’essayer de faire a u jo u rd ’hui, on le sait, perdu
virginité spirituelle, intellectuelle un rapide bilan de l’a ctif de cette beaucoup de ses vertus. Seul,
et m usicale absolue q u ’il a lu conception boulezienne de Parsifal. reste virulent le fait sonore wag-
l’ouvrage, q u ’il l’a com pris, et q u ’il Le prem ier point par lequel l’a tte n ­ nérien. Et ce fait sonore pur
l’a réédifié p o u r nous. C ’est le tion de tout o b serv ateu r de bonne suffit à lui seul à exprim er to u te la
propre des chefs-d’œ uvre, on le foi est attiré est le suivant: la mise pensée, to u t le génie w agnériens.
sait, que de pouvoir être vus dans en scène de Parsifal p a r W ie la n d
des optiques différentes, voire W a g n e r existe sous sa form e Une réussite exceptionnelle
opposées, et de ne pas devoir être m oderne actuelle depuis 1951. C eci n’est pas une d écouverte
em prisonnés dans des schém as C ’est la prem ière fois q u ’un c h ef a récen te. C ’est une chose que
figés, voire dans de m auvaises habi­ conçu l’in te rp réta tio n m usicale tout w agnérien sait parfaitem ent
tudes, l’adm irable Pe llé as et M é li- dans un esprit corresp o n d an t, depuis q u a ran te ans. M ais c ’est le
sa n d e de Karajan est tout différent esprit qui est o rienté vers la for­ m érite de Pierre B oule z de l’avoir
de celui d ’Inghelbrecht. Le style m ule de l’o rato ire scénique. m atérialisée par son interp rétatio n
d ’aucun c hef-d’œ uvre n’est fixé m usicale. Il convient de s’en
p our l’éte rn ité . N ous savons bien Un regard neuf réjouir et de l’en féliciter en
q u ’a u jo u rd ’hui les in te rp réta tio n s Le second point nous m ontre soulignant c ette réussite excep­
de B a ch et de B ee th o ve n n ’ont Pierre Boulez re ch e rch a n t la signi­ tionnelle, dont la critique alle­
que peu de rap p o rts avec ce fication g énérale et universelle de m ande s’est égalem ent réjouie en
q u ’é ta ien t celles des a u teu rs eux- Parsifal, çn quelque sorte sa no tan t « l’union du m odernism e
m êm es. Et, s’agissant de W a gn e r, m orale supérieure, sa physionom ie français et de l’héritage litu r­
nous savons encore m ieux q u ’avant philosophique proche de La flûte gique w agnérien», et en s’é crian t:
la trad itio n sanglotante co n tre enchantée, et p a r c onséquent p ro­ « H iératism e sans grandiloquence,
laquelle Pierre B ou le z s’est instinc­ céd an t à une dégerm anisation de hum anité chaude qui n’est jam ais
tivem ent élevé (celle de la g é n é ­ l’œ uvre. C ette nécessaire dégerm a­ sentim entalité, une fois de plus,
ration d ’un Fu rtw ae n g le r par nisation s’effectue ici par des après le Prince de H o m b o u rg de
exem ple — mais qui ne fut pas, m oyens exclusivem ent m usicaux: Je a n Vilar, c’est un F rançais qui
elle, très belle - , d ’un K n ap pe rts- abolition du pathos sentim ental nous apprend à voir, à e ntendre et
busch), il en existait une autre rom antique, et lecture de la p a r­ à co m p ren d re dans une optique
to u te d ifférente, plus objective, et tition en pleine lum ière, lecture renouvelée une des plus grandes
plus proche aussi de la tradition que ne sollicite pas le texte, œ uvres de notre culture. »
originale dont nous avons des m ais qui rétablit celui-ci dans sa Il n’y a guère à ajo u ter à de tels
repères précis (celle des Karl M u c k pu reté originelle, avec ses nuances, tém oignages.
et des R ich ard S tr a u s s que nos ses équilibres, ses couleuis, ses Claude Rostand.

19 8
A entendre
C IN ÉM A Le cinéma,
est-ce que cela existe?
A y a n t b e a u c o u p , to u te m a vie, parlé d e lui, il fallait bien q u ’un C ’est alors que je l’ai aperçu. Il
j o u r c e tte q u e stio n m e fût p o sé e , et de p ré f é r e n c e p a r moi. Le seul avait seize ans, environ, Japonais
enn ui, d a n s ce cas, c ’est q u ’il a p p a r t ie n d r a it à moi, et à moi plus long et plus fibreux que la
seul, de fo u rn ir la ré p o n s e . O r s’il m ’est arrivé de cro ire, parfois, m oyenne de sa race, le d é h an ­
ch em en t c aractéristiq u e des afi­
q u e j ’étais d o u é p o u r les qu estio n s, les rép o n s es, en re v a n c h e ,
cionados du base-bail, la visière
n ’o n t ja m a is été m o n fort. A lo rs je c h e r c h e , et d e pu is lo n g tem p s, de la casq u ette en bec de canard.
et un peu p a rto u t. C om m e les autres, avec la m êm e
application et sans do u te le m êm e
La plus courte des tragédies nam bules, une foule avance, im ­ poids au creux de l’estom ac, il
Un jo u r je me trouvais à H iro ­ pressionnée ju sq u ’à ne pouvoir regardait les tém oignages terribles.
shim a, c o q u ette p etite bourgade, pas, le m om ent venu, tro u v er la M ais, sur son estom ac ju stem e n t,
au Japon. 11 y a là, dans une sorte consolation d ’une larm e. On ne insolite, m onstrueuse m êm e, a b er­
de jardin public qui ressem ble à un pleure plus, à H iroshim a: on y a rante au m ilieu des souvenirs de
Hyde Park d ont les bosquets tro p p leuré, une fois p o u r toutes, c ette m atinée a tro ce du mois
auraien t été rem placés p a r des et ju sq u ’à la fin des m ondes. Une d ’août 45, énorm e parm i la blan­
flam m es sacrées, un grand b âti­ foule donc grim pait les m arches de ch eu r du T -shirt, une inscription:
m ent d ’allure futuriste, d ’un seul cim ent du M usée atom ique. E ntrée: « Ja m es B ond 007». J ’ai vu bien
étage surélevé, ju ch é sur un pilotis q u a ran te yens. E nfants: dem i-tarif. des choses étranges, au cours de
de béton. D evant, une fem m e T out de suite, sur le pan gauche du ma vie vagabonde; m ais je n 'o u ­
vend des cartes postales qui m ur, des photos nous a p p ré ­ blierai jam ais ces quelques lettres,
ra co n ten t la tragédie de la ville, hendent. D es po rtraits, de ras­ signes de la gloire et de l’absurdité
la plus c o u rte de to u tes les tra ­ surants p o rtraits de savants: Ferm i, d ’un héros à deux sous, entré
g é d ie s— 1 /1 0 0 de seconde, pas de E instein, O p p en h eim er aux yeux de com m e en fraude dans l’en fer de la
loisir p o u r les c h œ u rs — et la plus cristal, cent au tres — im ages plus au th en tiq u e tragédie.
longue aussi, puisqu’elle- a d é so r­ d ’hom m es intelligents aux fronts
mais p our d u ré e l’éte rn ité . Elle a, profonds. C om m ent ne pas s’a b an ­ Cherchons
cette petite vendeuse de souvenirs d o n n e r à eux en to u te sérénité? ailleurs autre chose
qui ressem ble à une pom m e ridée, M ais notre univers est ainsi fait Un instant, p our prolonger cette
elle a sur les bras d ’étranges cica­ que rien, souvent, n’est plus d a n ­ danse insensée de 007 à travers le
trices. C ar c ’est sa presque m ort gereux p o u r lui que le regard d ’un m onde, j ’im aginais les trois chiffres
q u ’elle offre aux touristes; et hom m e trop intelligent. D ans cet fatidiques déjà incrustés sur nos
l’image de ce dos déchiré h o rri­ abîm e du regard, en effet, invisible chaussures, nos porte-clefs, nos
blem ent, à l’intérieur d ’une pochette de nous, il y a la form ule d ’où faux gilets pare-balles, nos verres à
en c o u leu r (dix vues différentes naîtra la bom be atom ique. Le whisky, ornant le front des généraux
pour trois cents yens), c ’est l’im age grand hall, c ’est tout de suite révolutionnaires d ’A frique, des
du dos de son m ari. après. Et c’est à p a rtir de là que c osm onautes de la planète M ars,
T elle est la vie q u otidienne, à l’h o rre u r nous je tte en vrac au voire, à R om e, sur le tom beau de
H iroshim a. A une allure de som ­ visage to u tes ses cartes d ’identité. saint Pierre, le jo u r de la béné- r r -

199
Cinéma
diction apostolique de l’A m icale Et la c h aleu r là-dessus, pour m ieux m ation. M ais déjà d ’au tres m ili­
des agents secrets. p o u rrir le to u t, du m atin au soir, taires s’é taien t em parés de l’es­
Serait-ce donc cela — puisqu’il com m e une chape de plom b sur les trad e. A lors c o m m en cèren t les
s’agit de lui — finalem ent, le ciném a? épaules d ’un pays qui n’a plus, discours. Un tra d u c te u r bénévole
Ce serait tro p bête. Il doit y avoir p o u r é ch a p p er au fléau, que la res­ s’étant mis à ma disposition, j ’appris
une solution. C herchons ailleurs. source de re n tre r sous te rre en avec in té rêt q u ’il y était question
e sp éran t que personne ne viendra de la guerre avec la M alaisie, du
Rien que des mensonges p a r m égarde ou non reco u v rir de redressem ent économ ique, des
N ous voici donc à D jak arta. P ar la sable le secret illusoire de cette traîtres com m unistes qui seraient
fenêtre de m on hôtel, ce m atin-là, fragile c ac h ette. punis dès q u ’on au rait fini de les
je voyais l’Indonésie jo u e r à faire C ’est alors que je dem andai si égorger, et d ’autres sujets du m êm e
la révolution c o n tre la révolution. l’on p ouvait tro u v er un ciném a. ordre. Une heure et dem ie plus
Inextricable fouillis de cyclo­ D ’abord, on me reg ard a com m e si tard , le film pouvait com m encer.
pousses aux couleurs vives, j ’avais dem andé la lune. D es cin é­ Il s’agissait d ’un ouvrage am éri­
échoppes am bulantes où l’on vend mas, p o u rtan t, il y en avait bien un cain dont le titre — « A ccusé de
des boissons roses; coiffeurs en plein ou deux dans D jak arta, capitale m eu rtre» — faisait un peu rêver
vent a cc ro ch a n t aux rares arbres de quelque q uatre m illions d ’h a ­ dans le m ilieu où nous nous
de re n co n tre, com m e une p ré ­ bitants. Sur leurs affiches bariolées, trouvions.
cieuse toile de m aître, un m orceau une grosse dam e trop m aquillée, Ce que ra co n tait ce film, je ne
de m iroir fendillé, signe à la fois chinoise ou thaïlandaise, ouvre des saurais tro p le dire, é ta n t donné
de leur capital social et de leur yeux, de carpe farcie vers un que toutes les scènes d’am our et
qualification professionnelle; tas seigneur en heaum e d ’acier et ju g u ­ de violence avaient été coupées
d ’o rdures où des enfants et des laire brillante. Il n’est d ’ailleurs pa r une censure sourcilleuse et
vieillards fouillaient à pleines mains pas question, p our un O ccidental, que, d’ailleurs, les bobines n’étaient
à la co n q u ête d ’un reliquat de d ’y p é n é tre r: depuis le m atin, des pas projetées dans le bon ordre.
graisse, d ’une épluchure que les foules grouillantes en ob stru en t D e to u te m anière, je n’eus m êm e
dents d ’a u tres affam és n ’au raien t l’en tré e, dans l’espoir d ’y être pas le tem ps de me faire une
pas to u t à fait rongée ju sq u ’à la adm ises, m angeant sur place p o u r opinion plus précise, à cause du
dern ière nervure de l’éco rce. C ’est ne pas p erd re leur to u r, y dorm an t couvre-feu im p ératif de onze
cela, aussi, un coup d ’É ta t: cette m êm e. C ’est à ce m om ent q u ’un heures: dès dix heures tren te, la
panique supplém entaire du ventre, petit com m uniqué m ’apprit que séance é ta it in terro m p u e et la
c ette e sp éran ce sans la lueur mon hôtel, possédant des res­ salle se rallum ait. L’héroïne, pan-
d ’espoir dans l’œ il, un peu en sources d ’un raffinem ent peu tçla n te , en é ta it de to u te évidence
arrière de la pupille. D es enfants, com m un, c o m p o rtait une salle de à une crise de conscience p a rti­
quand m êm e, les pieds nus, une ciném a équipée des p e rfe c tio n ­ culièrem ent aiguë. Un instant, sur
épingle to rd u e au bout d ’un fil, nem ents les plus m odernes - le l’écran , son im age avait essayé de
jo u a ie n t à p ê ch e r D ieu sait quoi seul ennui é ta n t q u ’on n’y p ré ­ lu tte r avec le faux jo u r de la
dans le canal de boue m arron qui sentait jam ais de films. J ’avais lum ière é lectriq u e. Puis elle avait
traverse la ville et qui sert à la donc pris m on m al en patience disparu dans un grand borborygm e
fois d’égout, de piscine, de laverie, lorsqu’un m atin fut faite une d ’appareils de p rojection à bout de
de salle de bains et, éventuellem ent, a n n o n ce: une séance était prévue course.
de cim etière aux cadavres sans po u r le soir m êm e. Prix des places D ehors, la rue était noire et les
sép u ltu re de la m isère ou de la p orté à trois ou qu atre fois le rares autos circ u la ien t à feux
répression politique. T out cela ne salaire d ’un Indonésien m oyen. réduits. Le je t d ’eau, sur la place,
se raco n te pas dans les journaux. C om m ent hésiter devant une disparut dans la p ro fo n d eu r du
pareille aubaine? Le soir donc, bassin où, le m atin, les enfants
Un cinéma pour cravaté com m e on ne l’est plus ici jo u aie n t à la pêche m iraculeuse.
quatre millions d'habitants depuis la fin de l’o ccupation hollan­ La m êm e sentinelle m aladroite du
M ais, la veille en co re, on m e citait daise, je rem ettais une pleine début de la séance, de nouveau, fit
les m orts de la d ern ière ém eu te: valise de roupies à la caissière to m b e r son arm e sur le carrelage.
trois p our cent de la population de en costum e de cérém onie. M ais, c ette fois, ce n’était plus du
Bali. Bali... voyez les affiches de la Un groupe de m ilitaires me p ré ­ ciném a. A lors, ce ciném a in tro u ­
p ropagande to u ristiq u e : danseuses cédait, l’arm e provocante. D errière, vable, où donc le découvrir? Il
aux m ains souples com m e de une sentinelle laissa to m b e r sa paraît q u ’à Paris l’on p ro jette aussi
vivantes lianes, art m illénaire de m itraillette, ce qui nous valut dans des films. Il faudra que j ’aille voir...
la b e au té: rien que des m ensonges! la salle un plaisant m om ent d ’ani­ François Chalais.

200
A voir
T É LÉ V ISIO N WÊÊÊ Le Golem :
une dramatique en stéréophonie
A daptation: Louis Pauwels et naïf, dès l’instant qu’on place on a pu adm irer déjà certains dessins
Réalisation: Jean K erchbron l’accen t sur la fabrication des dans Planète, ainsi que la co u v er­
m onstres qui en constitue le noyau ture et les frontispices q u ’il fit des
D écor: Jean Gourm elin C h e fs-d 'œ u v re de l'é p o u v a n te l .
historique. Le G olem , en effet,
D urée: 2 heures était un hom m e artificiel qu’un 11 en est résulté une a rch ite c tu re
Budget: 1 million rabbin avait tiré de la terre en lui im aginaire qui, certes, évoque
plaçant une form ule m agique en tre l’E urope centrale m ais une E u­
In terro m p o n s notre en q u ête sur les dents. Elle le changeait en un rope cen trale de l’âm e plus que de
les ém issions scientifiques pour être à dem i conscient qui sonnait la réalité et qui se m êlerait, grâce
p arler d’un événem ent d ’une au tre les cloches, vidait les seaux, ba­ à ses labyrinthes, à sa cathédrale
natu re qui se p ro d u ira sans doute layait. Le rabbin, ayant oublié baroque, à ses hôtels ultra-m o­
à l’époque où p a raîtro n t ces lignes. une nuit de re tire r la form ule dernes, à ses parcs grillagés et à ses
É vénem ent p o u r Planète puisqu’il d ’e n tre les d ents de son robot, châteaux pagodes, aux fantaisies
s’agit d’une œ uvre à la réalisation celui-ci s’éch a p p a dans la ville en oniriques d’un Piranèse, d ’un Del-
de laquelle ont travaillé Louis cassant tout. M ais, parvenant à le vaux, voire du R esnais de M a rie n -
Pauw els et Jean K erchbron. Évé­ ra ttra p e r et retiran t son m ot, le bad. Bref, et la m usique de Jean
nem ent po u r la T élévision elle- rabbin vida par là m êm e sa c ré a ­ W iener, toute expression sonore
m êm e, l’œ uvre en question étant ture de la vie qu’il lui avait insufflée. des déch irem en ts et des cris du
par son budget (cent m illions Tel est le noyau légendaire, sur cœ ur, y co n trib u an t p our sa part,
d ’anciens francs) et par ses possi­ lequel G ustave M eyrink a greffé Jean K erchbron est parvenu, par
bilités de p résen tatio n en sté ré o ­ toute une histoire d ’e rre u r ju d i­ son d é co r visuel et sonore, à sug­
phonie la plus im portante e n tre ­ ciaire et de dédo u b lem en t de la gérer ce « ch âteau de l’âm e »
prise depuis les Perses, la p rem ière personnalité, où l’on voit les pos­ dont T hérèse d ’Avila trouva la
aussi d ont l’am bition est de res­ sibilités d ’effets faciles. som ptueuse expression. Il m ’a
titu e r au p etit écran un certain déclaré, d ’au tre part, avoir tenté,
fantastique de l’âm e, le ciném a Trois plans de compréhension par une rech erch e stéréophonique
m êm e de la vie intérieure. Le titre Ces effets faciles, L ouis Pauwels 1. C o lle c tio n d e l’A n th o lo g ie P lan ète.
en est le G olem , a d ap té du rom an et Jean K erchbron les ont dédaignés,
célèbre de G ustave M eyrink. au point q u ’il paraît bien inadéquat
de p arler d’une « a d a p ta tio n » de
La légende du Golem l’œ uvre de M eyrink. N on seu­
Le G olem , on le sait, est une vieille lem ent les dialogues sont loin du
légende d’E urope cen trale et ce texte original m ais l’œ uvre a été
n’est pas la prem ière fois q u ’on vidée de ce pittoresque auquel
en porte le thèm e à l’écran. D éjà, un certain rom antism e allem and
en 1914 puis en 1921, Paul W egener, nous a trop habitués, de son aspect
le célèbre a c te u r dram atique alle­ « gargouille», a u tan t qu’elle a été
m and, élève de M ax R einhardt, en tirée du g hetto où elle se situait
avait été l’in te rp rète dans une p o u r ê tre actualisée et universa­
réalisation de H endrik G aleen. lisée. Il est frappant, à ce propos,
M ais le style expressionniste y que Jean K erchbron n’ait pas cru
dem eurait lié à un fantastique nécessaire de se ren d re à Prague,
d ’épouvante, extérieur et naïf, qui où le rom an de M eyrink se situe,
laissait en friche la valeur spiri­ afin de ne pas s’e n co m b rer p réci­
tuelle d’un récit allant bien au-delà sém ent de rém iniscences histo­
des frissons de te rre u r q u ’il est riques ou pseudo-réalistes et de
susceptible de provoquer. Ce récit, laisser libre cours à l’imagination.
il est vrai, peut aisém ent do n n er Il a été servi m agnifiquem ent, en
lieu à pareil fantastique extérieur cela, par Jean G ourm elin, dont

201
Télévision
à l’opposé de celle des Perses, film m étaphysique, d 'u n e des rares une pensée m éditante faisant appa­
de placer le sp e c ta te u r au cen tre œ uvres de l’écran qui soient de raître com m e m onde l’image inté­
du dialogue et de telle façon que l’ordre de la vie spirituelle. Tous les rieure. » A vrai dire, c ette tension
les sources sonores puissent con­ paysages, tous les décors, tous les perm an en te est bien brisée parfois,
trib u e r au devinem ent des trois personnages y ont été conçus tels m ais jam ais par la d é te n te par le
plans c oncentriques sur lesquels les signes d ’accom plissem ent d’un bas, toujours vers le haut, ou par
l’œ uvre se déroule, ainsi que l'E n fe r être en q uête de lui-m êm e. T out un paroxysm e qui, jusque dans
de D an te: un plan réaliste, celui ce qui arrive, arrive en réalité à l’h o rreu r, d écharge l’âm e ainsi
d ’une e rre u r ju d iciaire, un plan l’in térieu r d ’un seul être. C ’est q u ’un spasm e orgastique. La
philosophique, celui d’un hom m e le ciném a de la vie intérieure. » brusque apparition du G o le m dans
à la rech erch e de sa p ersonnalité, Pareille am bition ne dépasse-t-elle la cham bre hexagonale et sa fuite
un plan ésotérique, celui d ’une pas les possibilités du p etit écran? dans la rue sous les quolibets de la
initiation. Pour Jean K erchbron, Ce public quasi total qui est celui foule c o rresp o n d en t à un de ces p a ­
dont on se souviendra q u ’il réalisa de la télévision va-t-il suivre les roxysm es e t de ces spasm es. Si
B rita n n ic u s et le R o i Lear, l’e n tre ­ réalisateurs dans leurs intentions? d u re que soit la tension dont j ’ai
prise ne c o rrespond pas seulem ent Pour Jean K erchbron, pas de doute, parlé, elle ne se transform e à nul
à quelque chose de to u t à fait neuf le G o le m est « g ra n d public» dans instant en ennui. Un m om ent,
par ra p p o rt à to u t ce qui fut p ré ­ la m esure m êm e où il aide chacun j ’ai crain t que l’œ uvre n’allât choir
senté ju sq u ’ici au p etit écran, mais à rép o n d re aux questions les plus dans la surcharge, voire le ridicule:
aussi à un aboutissem ent de sa profondes de son destin. Louis lorsque sur le g rabat de sa cellule,
propre carrière. « J ’y ai mis tout Pauw els qui, par ailleurs, s’expli­ ce crim inel de L aponder fait en­
ce que je savais», m 'a-t-il confié, q u e ra dans une présentation de ten d re dans son som m eil de gros
avouant d ’au tre p art q u ’avec les l'œ u v re, me dit q u ’à aucun instant hom m e, la voix de la délicate
acteurs et ses cam arades de travail, il n 'a pensé au public en tan t que M yriam . Eh bien non! on dem eure
il s’est senti sans cesse concerné, m asse. « M ais plus je descendais sur un fil d ’épée, m ais c’est un des
habité par l’œ uvre, ayant eu le sen­ au fond de moi, plus j ’avais le sen­ m om ents les plus insolites, les plus
tim ent d’ê tre en traîné très loin à tim ent de to u ch e r c ette m asse en le m agiques du ciném a. Le texte est
la suite d ’un hom m e qui, sans cesse, lieu souterrain où nous avons tous pour une bonne p a rt cause de pa­
se pose la question : « Q ui suis-je? » nos racines. Il n’est pas nécessaire reille réussite: il ne surprend jam ais,
que tout le m onde com prenne tout en faisant toujours rêver.
Quatre ans de préparation to u tes les intentions du G olem . A m bigu com m e un fruit m ûr, il
Le Golem , de Pauwels et K erchbron, Il suffit que l’inconscient de chacun c orrespond à l’am biguïté fonda­
plus q u ’une adaptation de rom an, capte les im ages fortes de l’œ uvre m entale du m essage que Pauwels
peut et doit donc être considéré, qui agiront en lui. L’hypnose du et K erchbron ont voulu délivrer
pour une large part, telle une œuvre p etit écran agit sur le plus profond par le G o le m : « H eureux ceux qui
personnelle et originale. 11 n’est pas, com m e sur le plus superficiel. » ont com pris que la loi du m onde
à ce propos, sans intérêt de savoir in té rieu r est la m êm e que celle du
qu ’il est le fruit d ’un travail et Un texte de méditation m onde extérieur, m ais une octave
d ’une m éditation de près de q u a tre J ’en puis a tte ster : le G o le m est une au-dessus. » C ’est pourquoi il est
ans. Pour Louis Pauwels, le G olem œ uvre hypnotique. Les acteurs eux- dit: « H eureux l’hom m e qui perd
est lié de to u te évidence à la m êm es y ont jo u é sous l’envoû­ la tête, il la retro u v e ra au ciel. »
rech erch e spirituelle q u ’il en trep rit tem en t et évoluent dans une sorte Et en co re : « C elu i qui s’est une
autrefois avec G urdjieff et à celle de clim at hallucinatoire qui leur fois éveillé, il voit le choix devant
qui, a u jo u rd ’hui, l’engage le plus a perm is de véritables p e rfo r­ lui et ne peut plus choisir. Il est
p rofondém ent. « J ’ai travaillé à ce m ances. C ertains trouveront, peut- sur un seul chem in.'» Il fallait
film, m ’a-t-il dit, ainsi q u ’à une ê tre, insupportable la tension qui, beaucoup de courage p our p o rter
œ uvre pleinem ent personnelle, trou­ d u ran t deux heures pleines, ne se pareil thèm e au petit écran. Ce
vant d an s M eyrink l’o ccasion relâche à aucun m om ent. Rien courage a été récom pensé par une
d ’exprim er ce que, depuis long­ d ’analogue, par exem ple, à cette œ uvre puissante, insolite, sobre,
tem ps, j ’avais envie de dire. C ’est, opposition de tem ps forts et de aux im ages som ptueuses, éclairant
pour moi, l’histoire d 'u n e âm e, tem ps faibles qui, dans les tragé­ d'u n e lum ière parfois cruelle les
aux significations m ultiples et qui dies de Shakespeare, fait relayer souterrains de l’âm e m ais dont je
po u rrait illustrer ce propos de l’h o rreu r par le grotesque. « M on ne crains pas de dire qu’il s’agit
R ivière: « Il n’arrive pas à un texte est un texte de m éditation d ’une des plus belles que la télé­
hom m e ce q u ’il m érite, m ais ce qui c ontinue, me dit Pauw els. J ’ai tenté vision ait présentées.
lui ressem ble.» Il s’agit bien d’un de m aintenir p en d an t deux heures Raym ond de Becker.

202
A voir
B E A U X -A R T S Paris, capitale de l'art nègre
Malraux: « Nous sentons ces œuvres de la même façon.»
P e n d a n t to u t l’été 1966 1 Paris a u r a jo u é le rôle d ’un forum m o nd ial et m ilitaire (panneaux de Foum ban);
de l’a rt nègre. Le G r a n d Palais a abrité en effet la m o n u m e n ta l e organisation sociale, économ ique
exp ositio n p r é s e n té e en avril d e r n i e r au m usée d y n a m iq u e de et financière (« récad es» , bâtons de
D a k a r. E n tre p rise g ra n d io se mais d é lic a te , et qui pose d ’e m b lé e co m m an d em en t des p rin c e s
d ’A bom ey; poids d ’or baoulé ou
le p ro b lè m e du plan d ir e c te u r .
ashanti). Q uelle que soit la valeur
A D akar, l’exposition faisait p artie sa présen ce, les plus p roches aussi d ’inform ation des objets livrés à
intégrante du Festival m o n dial des du « berceau » com m un de l’expres­ notre curiosité, il pèse évidem m ent
arts nè gre s et se reliait organi­ sivité hum aine. Elle nous présente sur eux une atm osphère d ésacrali­
q uem ent à l’ensem ble des m anifes­ un racco u rci saisissant de l’art afri­ sante. L’art nègre, a rrach é au
tations organisées à cette occasion : cain à travers les siècles que l’on sacré, n’apparaît plus là que comm e
un « C olloque sur les arts nègres dit obscurs et qui virent surgir le un phénom ène de langage, « la
dans la vie des peuples et p o u r le langage universel de l’a rt: fresques seule écriture en usage dans l’en­
peuple» en avait défini l’esprit. rupestres du Tassili, ex tra o rd i­ sem ble de l’A frique n o ir e » 2. M ais
Elle était com plétée et illustrée par naires tém oins de la p réhistoire l'eth n o g rap h ie scientifique est im ­
un program m e de sp ectacles afri­ saharienne; têtes en terre cuite de puissante à évoquer l’intégrité du rm~
cains reflétant, dans sa dim ension la civilisation de N ok en N igeria 1. Du 15 ju in à la fin du m ois d ’ao û t.
la plus expressive, la « négritude » (500 avant J.-C .) auxquelles l’é ro ­ 2. R .P. E n g e lb ert M ’V eng, S .J., p ré fa c e du
c a ta lo g u e.
chère au président Léopold Senghor. sion des âges donne de curieux
E ncadrée par ces deux chapitres traits p récolom biens ou Jom on;
culturels une telle m anifestation bronzes d 'ifé hellénisants; figurines
pren ait son vrai sens. A Paris où tchadiennes fantastiques et ba­
il n’était pas question de ré p é te r le roques; bronzes préaxoum ites
colloque ni les spectacles, l’épreuve d ’E thiopie rappelant par leurs
était redoutable. L’itinéraire devait e n trelacs ajourés l’orn em en tatio n
se suffire à lui-m êm e: le parcours irlandaise.
du G ran d Palais, par ses déga­ A près la dim ension d ’universalité,
gem ents, ses envolées et ses stases celle de la diversité. La diversité
thém atiques est une réussite de la de l’a rt nègre correspond à la
m uséographie m oderne. diversité géographique de l’Afrique.
Le plan directeu r, hérité de D akar, La seconde partie de l’exposition le
divise l’exposition en un Prélude et souligne à dessein, dans un am ple
cinq parties: D im ension historique, p anoram a de 300 œ uvres qui nous
D im ension géographique, les A s­ conduit du H aut-N iger à l’E thiopie
pects de la vie, le M essage de l’art et à l’A frique du Sud. T ous les
nègre, D ialogue avec le m onde. principanx styles des tribus et des
Le prélude ouvre l’exposition par ethnies noires y sont rép erto riés
une sélection de pièces de grande et rep résen tés p a r des spécim ens
b eau té: il se veut le florilège des choisis dans les m usées ou les
grands styles de l’A frique noire, collections privées du m onde entier.
l’anthologie de son classicism e, des C ertain es pièces de la troisièm e
D ogon aux B aluba du K asaï en section, A spects de la vie, p o u r­
passant par le Bénin. raient faire double em ploi avec les
d ocu m en ts p ré cé d en ts si l’accent
La diversité de l'Afrique noire n’avait été p orté sur les activités
D im ension historique: la prem ière spécifiques de la vie africaine: vie
p artie de l’exposition est consacrée religieuse (rites funéraires, c éré ­
aux tém oignages de l’art nègre, aux m onies d ’initiation, thaum aturgie Une sélection de pièces
m anifestations les plus reculées de et culte des ancêtres), vie politique de grande beauté.

203
Beaux-arts
contexte originel. T out au plus nifestation D akar-P aris un vieux p o rte bien plus encore — le grand
peut-elle en rendre quelques bribes rêve de jeunesse. Le président de public s’est vu offrir l’occasion de
éparses auxquelles il m anque l’e n ­ la R épublique du Sénégal p rête à se fam iliariser avec la diversité et
vironnem ent, la vie de la tribu, la M a lra u x la réflexion suivante, dont la richesse d ’un langage, avec les
palabre des chefs, le roulem ent des il lui fit part à la suite de la visite valeurs de perm anence d ’une cul­
tam -tam s, la transe de la fête et inaugurale de l’exposition d a k a ­ ture qui a résisté à to u tes les occul­
l’hystérie de la danse. roise: « Au fond, ces œ uvres d ’art, tations p o u r venir il y a cinquante
vous les sentez com m e je les sens, ans insuffler à la sensibilité de
Un message d'universalité com m e nous les sentons, nous P O ccident des forces neuves et une
Le d e rn ie r ch apitre de l’exposition a u tres Français. » C ette com m u­ intuition cosm ique.
en est aussi la culm inance: le D ia­ nauté du sentim ent, c ette p ro ­
logue avec le m onde. Il tém oigne pension à l’universalité du langage Ces m anifestations parisiennes sont
de l’ex trao rd in aire vitalité de l’art affectif, telle est la leçon à tire r venues à tem ps, à une époque où
africain en d épit des cruelles hnti- d ’un événem ent qui prend l’allure l’art occidental s’enracine à nou­
nom ies de l’histoire, ses pro lo n ­ d ’un bilan et d ’un échange spirituel. veau au c œ u r du réel, poétisan t la
gem ents, ses contacts, ses influences. vie quotidienne et l’o bjet de série.
Il illustre la réalité hum aine de la Les insondables profondeurs Sans le rayonnem ent spirituel des
culture nègre, les liens intim es qui du souffle primordial m asques et des fétiches, des
l’unissent à l’art universel. C om ­ C ’est aussi la raison du « coup de «assem blages» nègres, existerait-il
m ent ne pas rêver devant les crucifix foudre» ressenti p a r M a x -P o l Fou- au jo u rd ’hui des « archéologues» du
en laiton de l’A ngola, introduits c h e t: « D ’un tel ensem ble d ’œ uvres réel sociologique, des A rm an , des
p a r les m issio n n a ire s dès le sans d oute se p récisera l’art véri­ Spoerri, des C hristo, des Va n H o e y-
xvi' siècle et devenus aussitôt, à table de l’A frique... A rt du m onu­ do n ck ou des T in g u é ly ? D es R au s-
travers leurs m ultiples re p ro d u c ­ m ental, sans em phase. A rt de ch e nb e rg ou des O ld e n b u rg ? Les
tions, les insignes d ’a u to rité des silence. D ’évidence... A rt qui nous program m ations des groupes de
chefs coutum iers du B as-Congo! entraîne, pour reprendre des term es recherche d 'a rt v isue l et d’une m a­
R em ontons dans le tem ps, bien au- de Klee, vers les insondables p ro­ nière générale les fonctions ludiques
delà de l’art afro-portugais: l’arl fondeurs du souffle prim ordial et de l’art actuel ne puisent-elles pas
de M éroé dans la Basse-N ubie loin de se b o rn e r à la copie du leurs sources dans les rituels im m é­
constitu e, à l’époque des Ptolé- visible, y annexe la part de l’invi­ m oriaux de la p articipation et de la
m ées et des C ésars, une é to n n an te sible ap erçu e o c c u lte m e n t4. » co m m unication tribales, d o n t elles
synthèse d ’apports égyptiens, hellé­ C ette exposition a trouvé son c o n stitu e n t la v ariante m oderne,
nistiques et soudanais. R evenons com p lém en t dans une série de industrielle et urbaine? L’art nègre,
à l’a c tu alité : la confro n tatio n entre m anifestations privées organisées s’il a rarem en t figuré ses dieux, a
l’a rt nègre trad itio n n el et les p a r les divers spécialistes du genre, toujours exprim é leur présence:
œ uvres issues de la fam ille spiri­ y com pris les Pè re s B la n c s des dans un m onde où la vie tém oigne
tuelle du cubism e dans l’art o cci­ M i s s i o n s 5, et su rto u t p a r le re m a r­ de l’unité organique du cosm os, il
den tal con tem p o rain s’avère riche quable choix d ’objets faisant partie n’y a pas de beauté sans ce réa­
de sens m algré le nom bre réduit de la co llection T ishm an, présenté lisme prim aire, essentiel et profond.
des « accents » ainsi so u lig n és3. au M usée de l’H om m e d ’avril à Pierre Restany.
La déco u v erte du m essage de l’art o c to b re 1966. Paris, qui fut à l’o ri­
nègre p a r les ethnologues du début gine du rayonnem ent m ondial de
du siècle, puis p a r les cubistes cet art, peut s’estim er com blé. Les
parisiens d ’avant 1914 atteste l’avè­ am ateu rs et les spécialistes auront
nem ent en E urope d ’une sensibilité été satisfaits. M ais — ce qui im-
nouvelle. La présence d ’un Léger, 3. C ’est là où le b ât b lesse. D e K lee à
d ’un P ica sso , d ’un M o d ig lia n i et du D u b u ffe t p a r e x e m p le , les o rg an isa te u rs
au ra ie n t pu m u ltip lie r les « r e n c o n tr e s » . Ils
post-cubiste A tla n se justifie d ’elle- o n t o p té p o u r u n p a rti p ris e x trê m e m e n t
m êm e. Ces œ uvres m odernes sont lim itatif. O n est en d ro it de le re g re tte r.
à leur place dans un m onde m arqué T o u t c o m m e les c o n sid é ratio n s p o litiq u e s qui
o n t c o n d u it à é c a r te r c e rta in s É ta ts d ire c ­
depuis toujoiirs du sigle d ’un hu m a­ te m e n t in té ressé s (P o rtu g a l, G u in é e , A friq u e
nisme fondam ental, incarnation de du Sud) et à se p a sse r de le u r c o n trib u tio n
tec h n iq u e officielle. D e rn ie r r e g re t: l’ab sen ce
l’incessant trio m p h e de la vie sur d e q u e lq u e s rep è re s in d icatifs de l’a u tre
la m ort. n é g ritu d e, e m p ru n té s à l’a rt o c é an ie n .
Léopold S e d a r S e n g h o r et A n d ré 4. Les nouvelles littéraires. 16 ju in 1966.
M a lra u x ont réalisé avec cette m a­ 5. G alerie H en q u ez, A rt et A rtisan at africains.

204
A voir
|_e musée d'Eindhoven
A R C H IT E C T U R E

constitue une prouesse architecturale


Il éta it un e fois un j e u n e in g én ieu r n o m m é Gérard Philips qui 288 000 personnes. Les seuls labo­
c roy ait à l’a v e n ir d e la la m p e é le c triq u e . Il installa en 1891 d a n s ratoires de rech erch es groupent
un village hollandais, Eindhoven, un e fa b riq u e a rtisan a le de lam p es 3 000 ingénieurs. Un bureau
et arriv a à la p r o d u c t io n de 500 la m p e s p a r j o u r ce q ui d é p a ss a it d ’études d ’a rch ite c tu re em ploie
à E indhoven 250 personnes, et
alors la r g e m e n t les b esoin s hollandais.
15 000 m aisons p articulières ont
P endant la P rem ière G u e rre m on­ pas seulem ent une prouesse a rch i­ été construites en H ollande par
diale, ne pouvant recevoir de tec tu ra le due à l’a rch ite c te L.C. Philips p o u r loger son personnel.
l’é tra n g er les m atières prem ières Kalff, mais en co re un m usée de la L.C. Kalff, grand spécialiste de
nécessaires p our la fabrication des connaissance con çu dans un esprit « l’a rch ite c tu re de lum ière » (ses
lam pes, Philips décida de c rée r lui- nouveau. travaux « d ’éclairagiste », de l’Expo-
m êm e son usine de verre, sa fa­ sition U niverselle à Paris en 1937
brique de p apier d ’em ballage, son L'empire Philips à ceux de l’Exposition U niverselle
im prim erie, etc. D es m édecins L’E voluon co m p re n d ra en effet de B ruxelles en 1958 où il réalisa
s’é ta n t adressés à Philips p our la deux parties: l’une consacrée à ce avec Le C orbusier le pavillon
réparation des tubes de rayons X, qui a été développé en 75 ans par Philips, sont bien connus) a ré a ­
Philips fut am ené à c ré e r une in­ Philips, depuis cette année 1891 lisé avec l’Evoluon l’œ uvre de sa
dustrie de tubes de rayons X, puis où le p re m ier Philips de la dynastie vie. L’ellipsoïde qui form e le
des appareils entiers. A la fin de construisit des am poules basées m usée, est en effet une sorte de
la guerre, un d é p artem e n t de sur les rech erch es d ’E d iso n ; l’autre coquillage en b éton p ré co n train t
lam pes é lectroniques pour la radio­ à la tech n iq u e actuelle qui m ènera pesant 15 000 tonnes et supporté
diffusion s’ajo u tait à la firme, à des d éveloppem ents futurs. pa r douze colonnes. 170 kilom ètres
lam pes qui devenaient bientôt L’em pire Philips? Il est im pres­ de câbles ont été nécessaires pour
tubes. D e là, Philips fut am ené à sionnant. D es 150 000 lam pes p ro­ la p ré co n train te. La grande co u ­
construire des appareils de radio duites annuellem ent en 1914, Phi­ pole a une portée libre de 77 m ètres,
entiers, puis des postes ém etteurs. lips est passé à une production avec une épaisseur de 4 c en ti­
D ans les années 30, Philips s’inté­ auto m atiq u e de 60 m illions de m ètres seulem ent. Au som m et, une
ressa to u t natu rellem en t, est-on lam pes p a r an. 120 00 personnes petite coupole en m atières plas­
ten té de dire, à la physique nu­ vivent de Philips à E indhoven. tiques, de 8 m ètres de diam ètre,
cléaire et développa un laboratoire D ans le m onde entier, la firme éclaire le cen tre du bâtim ent. Le
de rech erch es sur le systèm e ner­ Philips com pte un personnel de dessus du dôm e, recouvert de
veux des réacteurs. Il a ainsi cons­
tru it des dizaines de cyclotrons
dont, en F ra n c e, celui de Saclay.
U ne telle activité l’am ena à c ré e r
un c om pteur pour ses pro p res labo­
ratoires. Puis à fabriquer de nom ­
breux élém ents po u r les m achines
électroniques.
Au m ois de se p tem b re, M . Fritz
Philips, soixante ans, actuel respon­
sable de l’em pire Philips, a fêté le
soixante-quinzièm e anniversaire
de sa « maison » en inaugurant à
Eindhoven l’Evoluon, étrange b â ti­
m ent qui sem ble défier les lois de
la pesanteur, sorte de soucoupe
volante en béton reposant sur des
piliers en V. L’Evoluon, ce n’est

205
Architecture
r»~ m atière plastiq u e b lan c h e, se
confond avec le ciel hollandais.
Les trois étages du m usée sont
THÉÂTRE C'est
en anneau à l’intérieu r de la Afin q u e le p ublic c o n s e n t e à l’effo rt de sortir de c h e z soi p o u r se
coquille. La prem ière plate-form e re n d r e au t h é â t r e , on te n te de lui offrir des sp e c ta c le s co m p le ts
m ontre des produits Philips, la qui a ie n t u n e force d ’a tt r a c t io n su p é r ie u re au té lé -th é â tre , qui
seconde est consacrée à la te c h ­ soien t c o m p a r a b le s en a ttra it aux s u p e r p r o d u c ti o n s c i n é m a t o ­
nique (vibration et son, lum ière,
g ra p h iq u e s .
m atière, l’électron, appareils de
m esure, systèm e de com m andes et La plu p art de nos scènes ne p e r­ dans le public ou celui-ci e n to u re r
de calculs), la troisièm e à la m ettan t pas le déploiem ent réservé le rond de la scèn e: rien ne fut
santé, au confort, à la ré cré atio n aux sp ectacles d ’o p é rette ou de décisif. A u jo u rd ’hui, le co n ta ct
et à la cu ltu re, aux com m uni­ m usic-hall, on fait appel à un salle-scène est m oins un problèm e
cations. Enfin deux plates-form es nouvel a p p ât: le m élange des d ’a rch itecte que d ’au teu r. Pour
seront co n sacrées l’une à la re ­ genres. On cherche à diversifier attire r et re te n ir son public le
ch erche physique, l’a u tre à la l’action, à rom pre son cours par spectacle utilise ce qui fait recette
re ch erch e biologique. des projections, des danses, des ailleurs: la violence.
chants, à la ren d re sim ultanée.
Un musée dynamique L’architecte prévoit de faire pivoter Que de bruit... que de bruit...
L’un des grands intérêts de ce dans la salle future scène, fauteuils, Les P aravents de Jean G e n êt ont
m usée de la connaissance, c ’est public. D ans l’a tte n te de ces possi­ illustré avec efficacité la frénésie
q u ’il ne d e m e u rera pas figé. T ous bilités techniques, on ten te de faire de la p arole déform ée en cri et la
les cinq ans, l’exposition sera é c la te r le cadre conventionnel en gesticulation. On peut voir dans le
changée. do n n an t au public un rôle actif. M a ra t -S a d e de Peter W e is s l’utili­
On y m ettra l’a ccen t sur deux p h é­ En fait, sous des form es diverses, sation systém atique de la stridence
nom ènes im portants de notre tem ps: on pose une nouvelle fois le pro ­ et de la transe que le th éâ tre
la m iniaturisation et la précision blèm e du c o n ta ct en tre la scène et d ’A rraba l illustre à sa façon. A qui
(des horloges électroniques n’ac­ la salle. s’éto n n e de tan t de bruit on répond
cusent q u’une différence de quelques Ce n’est pas nouveau, c ar nous en citant E sc h yle ou Sh ake sp e a re .
centièm es de seconde par an). De avons vu to u r à to u r disparaître La tragédie à ses origines présenta
l’am poule électrique aux insecti­ la ram pe, le rideau de scène, le des héros dépossédés d ’eux-mêmes,
cides, de la radio aux m achines à d é co r c onstruit; nous avons vu abandonnés aux calam ités d o n t les
calculer, de l’a u tom ation à la Faire de jeu s’av an c er en éperon accab laien t les dieux. Lear ou la
cybernétique, l’exposition de l’Evo-
luon fait le point de techniques
très nouvelles. Un d é p artem e n t
agronom ique m ontre l’a ccélération
de l’agriculture p a r les engrais tout
com m e la section des com m uni­
cations m ontre égalem ent l’acc élé ­
ration dans ce dom aine grâce aux
radars, aux ondes courtes, au télé ­
phone. Enfin, les applications secon­
daires de certaines techniques
seront soulignées.
Et l’art n’est pas oublié. D ans le
secteur V ib ra tio n s et s o n s se trouve
un in strum ent de m usique des
frères B aschet, to u t com m e dans le
secteur des phénom ènes optiques
un tableau de Vasarely. Et bien sûr,
dans une niche au bas d ’un esca­
lator, les visiteurs sont accueillis
par une sculpture c ybernétique de
N ic o la s Schoffer.
Michel Ragon.

206
A voir
l'heure du bruit et de la fureur
R e in e d e s A trid e s ne sont pas d ’une salut p our l’acteu r, il devait s’a b a n ­ sissent, C athe rine R ouvel, beauté
com pagnie de to u t repos. C es ju sti­ d o n n e r dev an t l’auditoire à toutes sauvage au tem p é ra m en t vif, a de
fications sont inutiles; si n otre sortes de gym nastiques, parfois la p résence et de la grâce. Qui
th é â tre est violent c ’est parce que sans équivoque, parfois sym bo­ aim e l’incantation poétique et croit
tel est le ton de l’é poque. D es liques. A la lim ite, le sp e c ta te u r q u ’elle est la source de to u te m agie
fusillades texanes au napalm du assiste en « v o yeur» à une c élé ­ th éâ tra le aim era la Fête Noire, en
V iêt-nam , des exactions chinoises bration rituelle que c aractérise sa dépit de ses m anques. Il est bon
aux agapes anthropophagiques cru au té. que ce to rren t verbal aux m ille
d ’A frique, la planète ressem ble au D evant ces excès, il serait aussi reflets traverse Paris, il fait p a raître
chaudron des sorcières: peu d ’entre vain de re g re tte r le th é â tre de nos plus m ince le je t d ’eau tiède de
nous sont à l’abri des vapeurs qui pères que de se lam enter sur l’é­ M adam e Sagan ou des textes
s’en dégagent. L’art, qui est un poque. C elle-ci n’a pas encore ré tré cis du B oulevard.
révélateur, ne peut d em e u rer pla­ trouvé, à la scène, le Victo r H u g o
cide quand ce q u ’il doit m ettre en q u ’elle m érite. C ertains cinéastes, Le reflet de notre temps
lum ière est secoué par les cahots. do n t G odard, ont su analyser M ais la Fête N o ire frappe par
quelques-unes de ses constantes. son côté statique. C om m e chez
L'homme descend Au th é â tre , la révolution qui est en G irau d o u x naguère, on vient ici
en lui-m êm e cours — scientifique, raciale, se­ e n te n d re un chant, non con tem p ler
En outre, à la différence de nos xuelle, spirituelle — com m ence à un spectacle. Les efforts scéniques
a n cêtres qui voulaient en tous peine d ’être exploitée. Elle le sera, qui se m ultiplient ailleurs p o u r
points im iter la nature, elle n’est peut-on c roire, par des spectacles visualiser des états d ’âm e donnent
plus notre exem ple. Plongés dans convulsifs à l’exem ple de celui de de l’âge au th éâ tre poétique. Il se
l’exploration de nous-m êm es, nous G ro tto w sk i, où le sp e c ta te u r sera peu t que le chant, trop vite, se
espérons ram en er de ces p rofon­ soum is à l’hypnose. dém ode au profit de la transe et du
d eurs une vision nouvelle qui tra n s­ cri. Les sp e c ta te u rs qui au ro n t
form era le m onde. La drogue faci­ Le verbe vingt ans aux p rochaines cerises
lite le voyage à certains, l’intuition se veut réaliste vivent à l’aise dans le tum ulte, ils
poétique aide l’artiste à plonger ses Dans tout ceci, que devient le verbe o nt conscience de p a rticip e r au
filets dans des eaux inconnues. lo rsq u ’il n’est pas déform é en m ouvem ent du m onde lancé à la
A pparem m ent, on rem onte de ces plain te, chant ou cri? Il est à conquête de nouvelles libertés. Les
abysses plus de m onstres que de l’im age de nos propos quotidiens: récitatifs giralduciens, la prose lar­
perles. A u to u r de nous la peinture décousu, elliptique, réaliste. A g em ent déployée d ’A udiberti p ro ­
hurle, la m usique grince, le ciném a m oins que le souffle d ’un p oète tel v oquent leur im patience. Leurs
crép ite de tous ses coups de feu, que G e n ê t le transpose, ou encore nerfs, q u ’ils aim ent aiguiser, ré ­
en bo u q u et d ’artifice, après l’éclo- lorsque nous parv ien t d ’outre- clam ent la force de frappe d ’un
sion superbe des chairs ten d res de tom be le chant profond d ’Audiberti. sp ectacle-choc. Au th éâ tre , com m e
nos stars. Le th é â tre ne pouvait Vitaly, qui fut son m eilleur allié, a jad is sur les tréteau x de foire, on
ê tre en reste: le voici, tel q u ’en repris avec bonheur la Fête N o ir e 1, doit, po u r les voir ébahis, exhiber
lui-m ême enfin l’actualité le change, sorcellerie de m ots, de rythm es, des phénom ènes.
c h erc h an t, à travers l’ép h ém ère de d ’images, à l’action languissante, Sans vouloir prendre parti p our ces
la m ode, en cette fin de siècle au propos obscur, m ais ici com m e travaux de laboratoire, on ne peut
tran sito ire, quelques to u ch es Va­ dans les toiles flam andes l’om bre toutefois soutenir que hors du chant
lables dem ain com m e jadis. jo u e p a r c o n tra ste; ce qui échappe p oétique il n’est point de salut. La
à la com préhension im m édiate synthèse harm onieuse de ces te n ­
Un chant ou un cri? donne plus d ’éclat à l’image intel­ d an ces extrêm es existe; elle a pris
L’un des m aîtres-sorciers de ce ligible. Pour ne rien perdre de la corps sous nos yeux au Théâtre de
th éâ tre qui jo u e sur les nerfs est pensée du p oète, cach ée sous le France, g râce à R o g e r B lin et Je an -
le Polonais G ro tto w sk i. Au prin­ c h ato iem en t des m ots, il faudrait Lo u is Barrault. T ous deux ont
tem ps dernier, dans le cadre du des in te rp rète s capables de phraser donné au ch an t de G enêt des
Théâtre d e s N atio n s, sa dém ons­ un texte écrit p our l’œil plus que séductions visuelles incom parables.
tratio n fit sensation. La Passion pour l’oreille. M o n iq u e Delaroche, Il s’agit, bien sûr, des Paravents.
m oderne q u ’il p ré sen ta p a ru t d éci­ J e a n B o lo et C la u d e Titre y réus- On n’a pas fini d ’en parler.
sive: le jeu corporel était le seul I. T h é â tre L a B ru y ère. Roger Iglésis.

207
Théâtre
jugués du soleil et de la lune,
m odulant l’agitation m agnétique
ACTIVITES PLANÈTE terre stre, agissent sur le co m p o rte ­
m ent d ’orientation de ces an im au x 3.
D ans le groupe de travail du pro ­
U ne nouvelle scie n ce C ep en d an t, l’étude de la santé de fesseur G. Piccardi, de F lorence,
l’hom m e en fonction des conditions nous avons noté to u t d ’abord le
en pleine e xp an sio n : atm osphériques est actuellem ent rem arq u ab le développem ent des
la biom étéoro lo gie une des branches qui intéressent le travaux « d e routine» faits jo u r­
plus les ch erc h eu rs et le public. nellem ent dans le m onde entier, au
N ous avons entendu d ’im portantes m oyen des tests chim iques de
Notre collaborateur, auteur de « L ’as­ com m unications sur les caprices du Piccardi, en ra p p o rt avec l’agi­
trologie devant la science» (Ency­ tem ps agissant sur les m aladies tation cosm ique. Ces travaux furent
clopédie Planète) et de « L ’hérédité cardio-vasculaires, les m aladies présentés au congrès par M m e
planétaire» (Présence Planète), revient infectieuses, l’asthm e, etc. C apel-B oute, de Bruxelles. N ous
d ’un congrès scientifique au cours A côté de ces rech erch es que l’on avons appris que Piccardi postulait
duquel il a fa it une communication peut dire classiques, d ’autres co m ­ à présent l’influence de p e rtu r­
sur ses travaux. Voici un b re f compte m unications traitaien t de travaux bations causées, sur ses tests chi­
rendu des séances de ce congrès. p a rticu lière m en t nouveaux. C itons m iques, p a r les queues m agnéto-
Dans le m agnifique cad re de la en p re m ier lieu les effets biolo­ sphériques des grosses planètes,
R u tg e r 's U niversity, à N e w B r u n s ­ giques de l’ionisation de l’air. Les telles que Ju p iter et S aturne, dans
w ick, au sud de New Y ork, nous particules électrisées sans cesse en le cham p solaire. L’ingénieur de la
avons assisté du 26 août au 2 sep­ m ouvem ent que sont les ions R .C .A . C o rp o ratio n , H. N elson, a
tem bre au quatrièm e C o n g rè s In te r­ affe c te n t p rofondém ent les orga­ ensuite noté l’intérêt q u ’il y a à
national de biom étéorologie. C on­ nism es vivants. On com m ence à ten ir com pte des positions hélio-
grès im portant, non seulem ent par savoir p ourquoi les ions chargés cen triq u es des planètes pour m ieux
le nom bre des particip an ts — 420, positivem ent ex ercen t une action prévoir les orages m agnétiques qui
venus de 25 pays d iffé re n ts 1 —, différente sur l’hom m e que les ions p e rtu rb e n t les com m unications
mais aussi p a r la prise de cons­ chargés négativem ent. radio. N ous-m êm e, enfin, avons
cience de c ette nouvelle science En relation avec les travaux sur présen té p our la prem ière fois
par le m onde scientifique. l’ionisation, le D r K oenig, de dans un congrès scientifique, et
Q u’est-ce que la biom étéorologie? M unich (A llem agne), a réussi à dans une am biance très réceptive,
Une fois de plus, « il n’y a de enregistrer, au m oyen d ’ingénieux n otre effet d ’h érédité p la n é ta ire 4.
nouveau que ce qui a été oublié ». appareils, la p résence dans l’atm o s­ O n le co n state, le cham p de la
Le célèbre traité d ’H ip pocrate phère d ’ondes de fréquence e x trê ­ biom étéorologie s’étend et se déve­
Des airs, des eaux, des lieux, m em ent basse (1 à 10 hertz), dont loppe, sans autre exclusive que la
é crit vers 400 avant J.-C ., parle la longueur est égale à des dizaines, vérité scientifique. Les travaux les
déjà de c ette science avec une voire des centaines de m illiers de plus paradoxaux en a p p aren ce ont
lucidité adm irable. M ais la défi­ kilom ètres. Ces ondes n ’ont en été discutés à New Brunsw ick dans
nition actuelle de l’international a p p aren ce q u ’une énergie e x trê ­ un esprit cordial et ouvert. C eci
S o c ie ty of B io m e te o ro lo g y tient m em ent faible. Elles agissent cepen­ grâce à la jeunesse de cette « nou­
com pte des progrès scientifiques: d an t sur la germ ination du blé, sur velle-ancienne » science, la bio­
« La biom étéorologie com prend la croissance des b actéries, et m étéorologie, qui fera p a rle r d ’elle
l’étude des relations directes et m êm e sur le tem ps de réaction des dans les m ilieux scientifiques,
indirectes en tre l’environnem ent réflexes hum ains ... com m e l’ont affirm é le président
géophysique et géochim ique de Le professeur Fr. A. Brown, du C ongrès, le professeur Sargent,
l’atm osp hère, et les organism es d ’E vanston (U .S.A .), m odifie l’o­ et son actif secrétaire, le Dr Trom p.
vivants, plantes, anim aux et rientation d ’anim aux à déplacem ent Michel Gauquelin.
hom m es. Le term e environnem ent lent, tels que m ollusques et g asté­ 1. N o u s é tio n s dix F ra n ç a is à p ré s e n te r d es
est un co n cep t large, qui inclut ropodes, en les so u m ettan t à un c o m m u n ica tio n s.
les m icro- et m acro-environne­ cham p m agnétique diversem ent 2. H .L . K o e n ig : « C o n c e rn a n t les effe ts b io ­
lo g iq u es d e s o n d e s e x trê m e m e n t basses de
m ents, tel l’environnem ent cos­ orien té, d ont la force est à peu l’a tm o sp h è re . »
m ique, dans la m esure où celui-ci près celle du cham p m agnétique 3. Fr. A. B row n : <■ R ép o n se d ’o rie n tatio n
affecte l’atm osphère terre stre. » terre stre lui-m êm e (0,4 gauss). d es a n im a u x à de trè s faib les m o d ificatio n s
des fo rc e s g é o p h y siq u es. »
C ’est donc un dom aine très vaste C om m e Brown le d ém o n tre, il 4. M . G a u q u e lin : « L ’H é ré d ité p la n é ta ire » ,
que celui de la biom étéorologie. s’ensuit que les m ouvem ents co n ­ préface du Prof. G . Piccardi, Éd. P lanète, 1966.

208
Activités Planète
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Édition hollandaise: « Bres. P lanète» - H oogw erfiaan 11 - La H aye - H ollande.

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l'a b o n n e m e n t
ne peuvent s ’engager à retourner à 1 2 num éros,
les manuscrits qui leur sont adressés. 3 n u m é ro s
so n t gratuits.
209
U n p syc h a n a ly ste juge T o u te hypothèse reste assez nom i-
C O U R R IE R naliste et ne d é crit que ce q u ’elle
L/Erotique de l'Art, ________ D ES L E C T E U R S _______ c o n tie n t p h é n o m é n o lo g iq u e m e n t.
de J .M . Lo D uca L’idée de l’a ntim atière a été une
La scie n ce m oderne des plus fécondes de la physique;
A propos de l’ouvrage récem m ent il n’est donc pas im possible q u ’une
se m éfie du m ot « croire » hypothèse basée, au fond, sur ce
publié par notre c o lla b o ra teu r
Lo D uca, « L ’É rotique de l’A rt» A la suite de l’article de J é rô m e m odèle apporte encore des résultats
(La Jeune P arque), le professeur C a rd a n : D e s p h y sic ie n s croient aux nouveaux.
Emilio Servadio rem arque dans u n ive rs parallèles paru dans notre « C ’est pourquoi je pense q u ’il faut
« L e s A nnales de psychanalyse» num éro 28, M . R ob e rt G o u ira n nous être très pru d en t lorsqu’on utilise
(R om e) que l’ouvrage de l’infati­ a é crit une lettre que nous re p ro ­ le m ot « c ro ire » , com m e vous le
gable écrivain, essayiste et sp é c ia ­ duisons ci-dessous avec plaisir. faites dans le titre. « C roire, dit le
liste d ’érotologie, est sans aucun R ob e rt G o u ira n est un grand phy­ dictionnaire, c ’est avant tout tenir
doute le plus beau recueil de re p ro ­ sicien français qui poursuit a ctu el­ pour vrai et non pas supposer. » O r
ductions d ’œ uvres d ’art anciennes lem ent dans le cadre du C .E .R .N . le physicien ne tient rien p o u r vrai,
et m odernes inspirées par les des rech erch es sur les particules surtout m aintenant. Une bonne
thèm es éternels de l’a m our et de la élém entaires et qui va publier p ro­ hypothèse doit co n te n ir en elle-
sexologie. chainem ent un livre faisant le point m êm e la possibilité d ’être fausse.
sur la question. Pour le physicien, l’époque des lois
Un énorme travail « Je serais heureux, nous dit R ob e rt naturelles est révolue; il n’y a que
de recherche G ouiran, de pouvoir ajouter une des ensem bles statistiques vérifiés
On se dem ande avec un peu de p etite mise au point au sujet de ju sq u ’à un certain degré d ’approxi­
frayeur quel énorm e travail de votre article D e s p h y sic ie n s croient m ation. Il faut donc éviter l’usage
recherche, de consultations et de aux un ive rs parallèles, dans lequel du m ot cro ire et le rem p lacer par
fiches, l’a u te u r a dû accom plir pour vous me citez. Je pense que ce connaître ou expérim enter. O n ne
m ettre ensem ble un ouvrage aussi prem ier papier proposant un univers croit pas que ceci est ainsi, on le
ex traordinaire. M ais notre louange fantôm e po u r expliquer la désin­ sait avec un certain degré de doute.
ne s’adresse pas seulem ent à tégration anorm ale du m éson K"2 « P ar exem ple, on ne croit pas que
l’a bondance et à la perfection des est celui de N ishijim a et Saffouri l’énergie se conserve dans les réac­
rep ro d u ctio n s ou à la beauté de (A shadow universe, in « Physical tions, m ais on sait q u ’elle se
l’édition. Elle va aussi aux com m en­ review letters», 6 février 1965). conserve, au m oins avec une p ré ­
taires très subtils du texte qui M ais n’oublions pas q u ’il y a déjà cision relative de 1 0 * 15 grâce à
accom pagnent le lec teu r avec une plus de tren te ans que P.A .M . l’effet M ossbaüber. R ien n’em ­
sûreté d ’inform ation qui va de D irac avait proposé d ’expliquer pêche q u ’une fois sur 10 ' ,s fois elle
pair avec une rem arquable h a u te u r l’existence de l’a n tim atière com m e ne se conserve pas; si cela arrivait,
- et perspicacité - d ’élaborations l’apparition de trous dans un océan on m odifierait la loi de la co n ser­
conceptuelles. im agin aire de p articules d’énergie vation de l’énergie pour y introduire
négative qui sans cela serait indé­ cette petite pertu rb atio n . Les lois
Une grande sûreté tectab le. L’idée n’est donc pas nou­ de la conservation peuvent toujours
de jugem ent velle. Les particules de la physique être violées. N ’oublions pas que les
Lo D upa a évidem m ent approfondi se « v o ien t» par l’interm édiaire de lois de la physique sont des « pos­
sa connaissance de la psychologie différents m odes d ’interactions; tulats d ’im puissance» signifiant:
des p rofondeurs et de la psycho­ si ces d ern ières sont faibles, la p a r­ « T out ce qui n’est pas interdit doit
pathologie, et il les em ploie avec ticule, presque «aveugle», traverse arriver. »
com pétence. A son to u r, l’usage de un univers qui lui-m êm e sem ble « On peut aussi rem p lacer « croire »
l’instrum ent psychologique confère vide com m e c ’est un peu le cas des par « a im e r» , car, en vérité, on ne
une grande sûreté à ses jugem ents. neutrinos. S’il n’y a pas d ’inter­ croit que ce qu'il vous plaît de
Bref, un ouvrage très beau, que les action en tre deux types de m atière, croire, et alors la foi de P ierre est
connaisseurs de psychosociologie elles peuvent coexister et se super­ aussi belle que celle de Paul; la
v oudront sans d oute placer bien en p oser en s’ignorant totalem en t; croyance prend alors l’allure d ’une
vue sur leurs rayons. c ’est le cas, ju sq u ’à un certain inclination gratuite, d'u n e g o u r­
Dr Emilio Servadio point, de la m atière m ésonique m an d ise spirituelle. N o u rritu re de
avec elle-m êm e. l’esprit, elle est, en ce cas, le signe
P ré sid e n t d e la S té Italienne de Psychanalyse,
P rofesseur de Psychologie à la F a c u lté de « M ais il ne faut pas faire passer d ’un m anque et elle est alors
M é d ec in e d e R om e. les physiciens po u r des sorciers! proche d ’un certain péché. »

210
Courrier des lecteurs
PLAHËTE
D I R E C T E U R L O UI S P A U W E L S

Planète est la première revue de biblio­


thèque et la plus importante revue d’Europe
par sa masse de lecture et son nombre
d’illustrations, son tirage, ses éditions inter­
nationales et la publication de quantité
d’ouvrages complémentaires L’abon­
dance et la variété des sujets traités et des
angles de vision exigent du lecteur un égal
appétit de connaissance et de rêve, une
curiosité sans limites et beaucoup d’agilité
d’esprit, sans compter des facultés de dis­
crimination □ Savoir est utile, imaginer
est indispensable, rêver est nécessaire,
mais toutes précautions sont prises pour
que les frontières soient visibles entre ces
divers domaines pareillement délicieuxD □

Paraît to u s les deux m o is A b o n n e m e n t 6 n u m é ro s 3 3 F. Le nu m é ro 6,50 F. / 8 6 F.B. / 7,1 5 F.S.

M o u v e m e n t des c o n n a i s s a n c e s / Ecol e p e r m a n e n t e / Vie spiri tuell e


Li t t ér at ur e di f f é r e nt e / A r t f a n t a s t i q u e / H u m o u r / Myst ères du m o n d e a n i ma l
Im prim erie L. P.-F. L. D ane l Loos-lez-Lille N ord im p r i m é e n f r a n c e D iffusion D en oêl / N .M .P.P.
1 31 I
écrivez
voici mon n o m ...............................................................................................
y m o n a d r e s s e ..................................................................................................... abonnez-
vous
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tout
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de suite
payez p lu s tard
après réceptio n du p re m ie r n u m é ro de mon ab o nn em ent,
vous
j
je réglerai la som m e de 60 F p o u r 12 nu m éros
(soit 5 F p a r n um é ro au lieu de 6,50 F).
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