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-ES

MOUVELLES
/ISIONS
scientifiques
|Jr t
spirituelles
théologiques
sociologiques
politiques
Dédagogiques
Dsychologiques
poétiques
littéraires
artistiques
Ce n um éro de Planète
est consacré aux

NOUVELLES VISIONS
dans les divers domaines
de la culture contemporaine:
dans l’art (page 22)
dans la science (page 43)
dans la pédagogie (page 55)
dans la vie spirituelle (page 66)
dans l’océanographie (page 106)
dans la politique (page 124)
dans le roman (page 133)
dans la sociologie (page 141 )

Et si vous êtes vous-m ême


à la rec h e rch e de nouvelles visions,
profitez du tourism e Planète.
Nos lecteurs souhaitaient depuis longtemps
que Planète lance un tourism e différent.
Voici enfin le prem ier voyage Planète:
3 SE M A IN E S EN IN D E.
Pour tous renseignem ents: date, prix,
itinéraire, etc. lire l ’article page 189.

Notre couverture:
Sculpture par M ax Ernst
Planète défend et illustre, dans PLANETE
tous les domaines de la connais­
LA P R EM IÈR E REVUE DE B IB L IO T H È Q U E

sance contem poraine, l’esprit de


ADMINISTRATION
42 RUE DE BERRI. PARIS 8

tolérance et de liberté □ Dans


RÉDACTION
ET RENSEIGNEMENTS
114 CHAMPS-ELYSÉES PARIS 8
l’exam en des aspects essentiels,
cachés ou visibles, de l’aventure
hum aine d ’au jo u rd ’hui, elle p ro ­
pose au lecteur d ’exercer une
curiosité sans exclusive ni p ré ­
jugé □ Q u ’il s’agisse de sciences,
DIRECTEUR
L O U IS P A U W E L S
d ’idées, d ’arts, de sciences h u ­
COMITÉ DE DIRECTION
LOUIS PAUW ELS
maines, de religion ou de géopoli­
J A C Q U E S BE RG IE R
FR AN ÇO IS R IC H A U D E A U

tique, elle ne se livre à aucune cri­


RÉDACTEUR EN CHEF
JACQUES M OUSSEAU

tique négative, ch erchan t bien


DIRECTEUR ARTISTIQUE
PI ER RE C H A P E L O T

plutôt ce qui unit les hom m es que


SECRÉTAIRE DE RÉDACTION
AR LETTE P E LT A N T

ce qui les divise □ Dans sa d é ­


ICONOGRAPHE
M Y R I A M S I C O U R I ROO S
m arche, elle use d ’un langage
CHEF DE PUBLICITE

accessible à tous, et elle n’exclut


RE NÉ E G U E R T O N
133 CHAMPS-ÉLYSÉES PARIS 8
TEL. 2 2 5 12 91

pas les valeurs du rêve, de la fan­


DIFFUSSION DENOÉL - N.M.P.P.
ABONNEMENTS VOIR PAGE 195

taisie et de l’imagination □ Planète


PLANÈTE IN T E R N A T IO N A L

est la prem ière revue de biblio­


D irecteur: Louis Pauwels
Rédacteurs en chef :

thèque et la plus im portante revue


France : Jacques Mousseau
Italie : Giuseppe Selvaggi
A rge ntine: Roberto Gosseyn
d ’Europe par sa masse de lecture,
Hollande : J. P. Klautz

son nom bre d ’illustrations, son


Les titres, les sous-titres, les in te r­
titres et les élém ents de présentation
et d 'illu s tra rio n des articles sont

tirage et ses éditions étrangères □


éta b lis par la rédaction de Planète
PLANETE 38
SOMMAIRE JANVIER-FÉVRIER

7 Les faits maudits par George Langelaan


_______________________ NOS DOCUMENTS COULEUR
22 L'art fantastique de tous les temps 106 Le monde futur
L'art psychédélique L'homme des profondeurs sous-marines
par Jacques Mousseau par Serge Bertino

35 Positions Planète 124 Pensez en avant avec...


La philosophie de Planète (9) Entretien avec Lord Chalfont :
par Louis Pauwels La paix et les hommes politiques

43 Les ouvertures de la science 133 La littérature différente


Koestler, le fantôme et la machine Le nouveau romanesque anglo-saxon
par Aimé Michel par Jacques Bergier

55 Chronique de notre civilisation


141 Le mouvement des connaissances
Les machines à enseigner par Alain Hervé
Mac Luhan et la galaxie Gutenberg
par Bernard Thomas
66 La vie spirituelle
Le Dieu de Paul Tillich par André Brissaud
150 Le dictionnaire des responsables
87 Les civilisations disparues Jacques-Yves Cousteau
Stonehenge décodé par Dominique Arlet Marshall Mac Luhan

96 Poésie 155 Notre livre raconté


Oratorio pour la nuit de Noël Le chef de Penkovsky : Greville Wynne
par Marc Sabathier-Lévêque par Claude Valin

Le journal: Les secrets du défi américain / La fin de notre civilisation est-elle pour demain? /
Librairie / L'histoire du nazisme / La musique devient quelque chose qui se regarde / Notre
théâtre va-t-il renaître de ses cendres / La guerre des spots / Les architectes russes
avaient rêvé d'une révolution d'Octobre / Les Biennales arrivent à l'âge critique / Expositions.
Notre dossier Giap-Westmoreland : lire en page 194
la lettre du professeur Guillien qui fut l'examinateur de Giap en 1937.

5
* DES ANTIQUITES
* DES VENTES PUBLIQUES
* DE LA PEINTURE
* DE LA DÉCORATION
* DES CURIOSITÉS

abc décor
REVUE MENSUELLE
EN V EN TE PARTO UT : 5 F
ABONNEM ENT 40 F (10 numéros)
8, RUE SAINT-MARC - PARIS 2e - 508-44-43
num éro spécimen g ra tu it sur demande

6 Les faits maudits


pas hors du temps et de
Les faits l’espace, et aussi de notre
entendement limité, un
CÉLIBATAIRES
à la recherche de
maudits rapport réel autre que
celui des coïncidences “ l’androgyne ”
entre ces deux « affaires ». " Une fem m e m ’est destinée,
Jugez. à laquelle je suis destiné.
C 'est l'ê tre co m p lém en taire,
1. Lincoln fut élu prési­ l'in co nn u e qui com ble le
dent en 1860, Kennedy m anque, l'ê tre qui existe
G eorge L angelaan en 1960. quelque p art, que je cherche,
que j'a tte n d s ...
2. Tous deux furent tués Par elle, avec elle, à travers
La science est une sorte de un vendredi. elle, je m ordrai à la vie, n aîtrai
guerre civile. Peu importe qui 3. Tous deux furent tués à la joie.
Il y aura échange, fusion,
la gagne, c’est toujours une en présence de leur poésie. A m o u r" .
victoire scientifique en fin de femme.
compte. Charles Fort. A u jo u rd 'h u i to u t de vie n t p o ssi­
4. Tous deux furent abat­ ble, le rêve de l'h o m m e éternel :
Notre collaborateur poursuit ici tus d’une balle dans la “ /’ Unité... état dont l’homme
la rubrique qu’il a ouverte dans tête tirée par derrière. conserve la nostalgie - mal
le numéro 31 et qui porte sur les 5. Leurs successeurs se du retour - ... symbolisé par
faits et phénomènes que notre
culture dédaigne parce qu’ils nomment Johnson. le désir et l'union des sexes ’’.
(S. Lilar)
n'entrent dans aucune des sciences 6. Chacun de ces succes­
existantes. seurs était démocrate Ce rêve, vous pouvez le réaliser,
le concrétiser dans une in d é p e n ­
du Sud. dance et une liberté absolues.
7. Chacun de ces succes­ C om m ent ?
Lincoln et Kennedy : seurs avait été membre Par la déjà célèbre m éthode to u t
des coïncidences étranges à la fo is scie n tifiq u e et hum aine,
du Sénat. issue des travaux du savant
8. Andrew Johnson (suc­ suisse C. G. JU N G .
M. J. Boldo, de Lubum- cesseur de Lincoln) Si vo tre cu riosité a été éveillée,
bashi (Congo), m’envoie naquit en 1808. Lyn- lisez la passionnante brochure
une extraordinaire liste de don Johnson (l’actuel sur l'O rie n ta tio n N uptiale.
V ous y découvrirez des idées
coïncidences entre la mort président) est né en q u i vous surp re n d ro n t peut-être,
du président Lincoln et 1908. mais vous passionneront.
celle du président Ken­ 9. John Wilkes Booth L'en vo i vous sera fa it g ra tu ite ­
m ent, sans e ngagem ent, sous
nedy, publiée cette année (l’assassin de Lincoln) p li neutre et cacheté par ION
dans la revue Excalibur naquit en 1839. Lee FRANCE (PL. 3) 94, rue S a in t-
de Durban en Afrique du Harvey Oswald est né Lazare - PARIS 9 e et 56, Cours
B erriat - 38 - G renoble.
Sud. Je l’en remercie vive­ en 1939. IO N B e lg iq u e (P L B . 3 ) 105 , rue M a r ­
ment car ces coïncidences 10. Booth et Oswald furent ché aux H erbes - A g o ra - Bur. 1 5 4 -
B ru xe lle s I.
sont tellement étranges tous deux assassinés IO N S uisse (P LS . 3 ) 8, rue de C an-
que l’on peut se demander avant d’avoir pu être d o lle - G enève.
IO N C anada (P LC . 3 ) 9 9 1 , A v e M o n c -
si véritablement il n’existe jugés. to n - Q uébec 6 - P.Q. ____

Les faits maudits 7


Culture de masse Étude du marché
Marketing Mass media Niveau de vie
Opinion publique Persuasion clandestine
Psychologie sociale ^P Sciences humaines
Sémantique Sociologie ^P Sondage d'opinion
Stratégie du désir ^P Viol des foules
Ce sont quelques-uns des termes les plus simples utilisés couramment
par les spécialistes de la publicité. Mais chacun de ces termes correspond
à un concept ou à une technique de communication
qui nous concerne tous,
qui contribue invisiblement mais
sûrement à façonner nos personnalités.
Au sein des Publications Louis Pauwels:

LES CAHIERS DE LA PUBLICITÉ


avec la collaboration des publicitaires et des sociologues français les plus éminents,
étudient en profondeur ces phénomènes.
Planète vous propose de souscrire un abonnement d'un an aux « Cahiers de la Publicité ».
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11. Les femmes des deux maudits, Encyclopédie Pla­
Quand les poissons
présidents perdirent nète):
chacune un enfant 17. On pense que Lee veulent mourir
alors qu’elles se trou­ Harvey Oswald, dont
vaient à la Maison- la culpabilité reste La presse aime généra­
Blanche. toujours à prouver, ne lement les suicides, mais
12. Le secrétaire de Lin­ fut pas le seul assassin a passé sous silence le
coln, qui se nommait et qu’il eut des com ­ suicide collectif de mil­
Kennedy, lui conseilla plices. Il en fut de lions de poissons qui, soit
vivement de ne pas même, semble - t - il, pour noyer leur chagrin
aller au théâtre où il pour Booth. collectif, soit pour toute
fut assassiné. Le secré­ 18. Un fanatique vengeur, autre raison, se mirent à
taire du président Boston Corbett, abat­ sortir de l’eau tout au long
Kennedy, qui se nom­ tit John Wilkes Booth. des côtes australiennes au
mait Lincoln, lui con­ Un fanatique vengeur, mois de décembre 1961.
seilla de ne pas se Jack Ruby, abattit Au sud de Sydney, de
rendre à Dallas. Oswald. Dans les deux Shell Harbour jusqu’à
13. John Wilkes Booth cas on a des doutes Twofold Bay, sur une dis­
abattit le président quant à leur moti­ tance d’environ trois cents
Lincoln dans un théâtre vation réelle. kilomètres, les pêcheurs
et courut à un entre­ 19. Peu après la mort du les virent à plusieurs miles
pôt. Lee Harvey Os­ président Lincoln, son au large sortir la tête de
wald tira sur le prési­ fils Robert Todd Lin­ l’eau, se ruer vers la terre
dent Kennedy d’un coln examina les papiers par millions et, pendant
entrepôt et courut à un de son père et brûla de longues heures, lutter
théâtre. quantité de lettres, pour sortir de la mer.
14. Les noms de Lincoln précisant qu’il... «ne Ceux qui arrivaient à
et Kennedy ont cha­ servirait à rien de les sortir mouraient presque
cun sept lettres. publier. Elles concer­ aussitôt. Ceux qui étaient
15. Les noms de Andrew nent un homme qui a rejetés à l’eau revenaient
Johnson et Lyndon joué un rôle dans la à la charge. Pensant qu’il y
Johnson se composent mort de mon père... un avait peut-être quelque
chacun de 13 lettres. membre de son gou­ chose dans la mer qui les
16. Les noms de John vernement». Cela rap­ effrayait, les gens les mirent
Wilkes Booth et Lee pelle l’attitude, sinon dans des bacs remplis
Harvey Oswald tota­ les paroles, du frère du d’eau ou dans des lagunes.
lisent chacun 15 lettres. président Kennedy. Les poissons sautaient
Ajoutons à cette liste im­ 20. Le fils de Lincoln et hors des bacs, grimpaient
pressionnante les coïnci­ le frère de Kennedy littéralement hors des
dences dont j ’ai déjà parlé avaient le même pré­ lagunes pour mourir à
(Planète N° 32 et les Faits nom: Robert. l’air.

Les faits maudits 9


suspension de la Renault 16 est
Bien sûr, la suspension dont nous avons équipé la Renault 16
lui assure un confort exceptionnel.
Quatre roues indépendantes, des barres de torsion ultra-longues,
des barres anti-roulis à l'avant et à l’arrière :
nous ne vous souhaitons pas de passer dans les plus mauvais chemins
du monde, mais si vous deviez le faire,
la suspension de la Renault 16 le supporterait fort bien.
C’est indispensable pour votre confort... mais est-ce suffisant?
Nous ne le pensons pas. C’est pour cela que nous avons
très confortable... est-ce suffisant?
aussi doté la Renault 16 de sièges souples et moelleux
épousant parfaitement la forme du corps.
C’est pour cela que nous avons créé pour elle une
climatisation moderne et efficace, et poussé l’insonorisation au maximum.
Et ce souci de perfection, c ’est le nôtre pour l’ensemble
de la Renault 16. Vous pouvez tout demander à la Renault 16 :
vous n’irez jamais au bout de ses possibilités.
Que lui manque-t-il, alo rs? Rien,
mais il vous manque peut-être à vous de l’avoir essayée. RENAULT
Renault 16: une voiture intelligente
Personne n ’a pu à ce jo u r
d o n n e r d ’explication à ce
suicide collectif à la suite
duquel il fallut brûler des
tonnes de poissons qui
pourrissaient tout au long
de la côte bien au-delà de
la ligne de la m arée haute.

Un grizzli féroce
adopte une enfant

A u jo u rd ’hui, lorsqu’un p e ­
tit enfant se perd à la
cam pagne, on organise
des battues, on va c h e r­
c her les gendarm es et
leurs chiens et, le plus
souvent, tout rentre dans
l’ordre avec l’enfant ravi
de se trouver en si bonne
compagnie. Au x v i i p siècle,
LES MÉTAMORPHOSES DE L'HUM ANITÉ aux États-Unis, on prenait
mille précautions car,
Collection d'histoire globale des civilisations avec les Indiens, les ani­
m aux de toutes sortes et
Le dixième volume vient de paraître:
les forêts immenses, un

LA SAGESSE enfant égaré était presque


toujours un enfant perdu.
C ’est ainsi q u ’au mois de
Le miracle grec juin 1783, un jeu n e couple
nouvellem ent installé dans
L ’histoire du monde le New H am sphire s’a p e r­
çut que Sarah, leur fillette
de 600 avant J.-C. à 100 avant J.-C. de cinq ans, était partie se
La série complète des volumes parus couvre une période p ro m e n e r dans les bois
allant de 600 avant J.-C. à 1850 après J.-C. derrière la ferme. Tous les
Le volume 256 pages, 100 illustrations noir et couleur, voisins furent alertés et
couverture toile, jaquette 4 couleurs. des battues organisées.
D eux jours après, les re-

12 Les faits maudits


cherches étaient toujours marche, ils arrivèrent à
vaines. l’endroit décrit par le
Au soir du troisième jour jeune fermier et le trap­ g En peinture
arriva un vieux trappeur peur déclara reconnaître 1 et en sculpture,
qui demanda l’hospitalité l’arbre de son rêve. Fai­
car il venait de loin et sant un grand détour l’arme | un art nouveau
®
n’avait ni dormi ni mangé. à la main, le trappeur arriva | est en train
Il avait rêvé que la petite le premier dans le petit
fille se trouvait à l’abri ravin où il trouva la petite ®
®
de naître: VOICI
d’un gros arbre abattu par Sarah endormie sur un tas I SON MANIFESTE!
la foudre en compagnie de feuilles à l’abri de
d’un grizzli (un ours brun l’arbre.
particulièrement féroce
dont la race subsiste encore
Sur le chemin du retour,
le vieux trappeur ne cessa LES
en Amérique du Nord). de scruter les alentours et
Les gens du pays frémirent
car ils avaient trouvé des
respira plus librement
lorsqu’ils arrivèrent enfin
NOUVEAUX ®
®

traces de pas de la fillette


à côté de celles d’un ours,
à la ferme où on leur fit
fête. REALISTES ®
®
mais s’étaient bien gardés Réconfortée, la petite
d’en souffler mot aux pa­ Sarah raconta alors son ® Pierre Restany
rents. Cependant un gar­ histoire. Elle était partie
çon d’une ferme voisine se promener et, au détour 1 critique d'art
®
déclara connaître un tel d’un chemin, avait ren­ | et chroniqueur
arbre abattu en travers contré un beau chien, un
d’un petit ravin, en pleine chien aussi grand que ® de Planète
forêt, à quelques kilo­ l’âne de la ferme. Il avait
mètres de là. flairé son visage et ses
Le trappeur se coucha à mollets griffés par les
même le sol devant le feu ronces puis, comme elle 40° au-dessus
en déclarant qu’il partirait avait passé ses bras à son
à l’aube. cou, il s’était assis bien
de Dada
D ès les premières lueurs sagement C’est lui qui
du jour, il partit en compa­ l’avait conduite jusqu’à <
§>
gnie du jeune fermier et vient de paraître
l’arbre où elle avait été ®
®
du père de la fillette. Sans retrouvée. Le jour il par­ EDmONS
donner la moindre expli­ tait, mais chaque soir il
cation, le trappeur chargea était revenu coucher à
et arma son vieux fusil à côté d’elle pour lui tenir ®
® PLANETE
pierre. chaud, affirmait la petite
Au bout de deux heures de Sarah!

Les faits maudits 13


Vient de paraître
à l'occasion du Cinquantenaire de la révolution russe

EDITIONS
VICTOR ALEXANDROV

OCTOBRE PLANETE

Ces hommes
ROUGE
qui ont
secoue
Vhistoire

Les meilleurs
documents
iconographiques
| ÉDITIONS PLANÈTE HISTOIRE

« Dans Octobre Rouge, le « On ne saurait trouver récit « Octobre Rouge de Victor


grand journaliste Victor plus objectif et plus inté­ A lexandrov nous plonge
Alexandrov nous donne un ressant que ce livre qui, dans l’événement tel qu’il
récit minutieux des journées fut... Ce film écrit prend
de la révolution d Octobre. orné de nombreuses illus­ une résonnance plus forte
Excellent ouvrage, riche­ trations, est de grande ac­ que les montagnes d ’actua­
ment illustré. » tualité. » lités projetées sur l’écran... »
A lain Decaux Prof. Bernard Lavergne Dominique Desanti
(L ’Histoire pour tous) (La Tribune des Nations) (Le Monde)

Octobre Rouge me paraît tout à fa it remarquable. » Henri A mouroux (Sud-Ouest)

14 Les faits maudits


q u ’ils alignaient soigneu­ avait une taille de 2,40
Les « pas-
sem ent au sol et qui, selon mètres. Le boxeur Primo
c o m m e -le s -a u tre s » C a rn e ra m esurait un peu
eux, étaient les os d ’un
géant qui avait m esuré plus de 2,10 m ètres. A
L’hom m e a toujours été plus de vingt m ètres! On Dublin, O ’Brien, un géant
impressionné, attiré par peut supposer qu’ils avaient irlandais de 2,49 m ètres,
l’anorm al, surtout l’a n o r­ trouvé les restes d ’un quel­ fit l’impossible po u r que
mal visible, les animaux conque animal préhisto­ son corps é chappe aux
étranges, les m onstres et, rique. Au xixe siècle, ce­ médecins qui le lorgnaient.
surtout, les hum ains « dif­ pendant, un ferm ier de Il alla ju s q u ’à payer un
férents». Cela fit et fait Cardiff, dans l’État de p ê c h eu r po u r l’im m erger
e ncore la fortune de bien N ew York, trouva, en au large après sa mort.
des cirques, des baraques labourant un cham p, un Malheureusement, un autre
de foire, le plus fameux de corps de géant. Les savants p ê c h e u r encore mieux
tous ayant été le cirque qui exam inèrent ce sque­ payé p ar un m édecin s’ar­
Barnum qui, à la Belle lette déc la rè re n t q u ’il rangea avec son collègue
Époque, n ’affichait pas s’agissait de celui d ’un et, a u jo u rd ’hui, le sque­
moins de trente m onstres h om m e m esurant près de lette de O ’Brien trône au
humains. Un grand nombre douze pieds (environ 3,50 M usée m édical de Trinity
d ’entre eux étaient tru ­ m ètres)! Un peu plus tard, College, à Dublin.
qués, mais il y en avait lorsqu’il eut reçu pas mal Le plus petit homme connu
(il y en a encore) d ’a u th e n ­ de dollars, le fermier avoua fut sans doute le nain Tom
tiques. Je me souviens l’avoir « fabriqué» et placé Pouce, découvert par Bar­
fort bien d ’une «fem m e- dans son cham p. On peut num et dont la taille attei­
crocodile» q u ’un jeu n e se d e m a n d e r avec quoi et gnait tout juste 69 centi­
r ep o rter plein d ’imagina­ c o m m e n t il avait fait. mètres. Il y eut cep en d a n t
tion et d ’idées avait mise Plus convaincant serait le deux naines plus petites
«hors d ’elle» à l’aide de G oliath de la Bible qui encore: Lucie Zarate, née
poils à gratter et de poudre aurait eu une taille de au M exique en 1864, qui
à éternuer. Mais il y a les onze pieds et six pouces pesait cinq livres et qui,
autres. (3,56 mètres), donc plus adulte, m esurait un peu
Par exem ple, des géants et g ran d q u ’H e rc u le qui moins de 51 centim ètres!
des nains, il est difficile de n’aurait fait que tout juste Son aînée de quelques
savoir quel fut le plus 2,15 m ètres. En revanche, années et de quelques c e n ­
grand et le plus petit. l’e m p e re u r M aximin qui tim ètres, aussi une tro u ­
Ainsi, en A ngleterre, au utilisait les bracelets de sa vaille de Barnum , fut la
xiic siècle, des saltim­ fem m e com m e bagues princesse W eenie-W eenie.
banques allant de château pour ses doigts m esurait Un autre nain que Barnum
en château et de ville en environ 2,60 mètres. Ber- aurait bien voulu avoir,
ville exhibaient tout un nardo Gigli, un géant ita­ car sans doute le plus
ch a rg e m e n t d ’os énorm es lien du siècle dernier, fameux de tous les nains

Les faits maudits 1 5


® du monde, fut le « Fléau
® de Dieu», Attila, qui ne
®
®
ENCYCLOPEDIE PLAN ETE devait guère dépasser le
mètre !
En 1899, après l’associa­
tion avec le cirque Bailey,
vient de paraître Barnum, devenu Barnum
et Bailey, exhibait les
le 30e volume de la collection « monstres» suivants:
L’homme-chien
La femme à chevelure

Bilan végétale (de la mousse)


La fameuse femme à barbe
La femme-alligator
® La famille tatouée
de la psychologie L’homme-caoutchouc
L’homme à tête de pierre
L’homme tout en os
Le squelette vivant
des profondeurs L’homme le plus lourd du
monde
Le géant
par Raymond de Becker Le nain
Le monstre sans bras
Le monstre sans jambes
Un demi-siècle après, Le monstre à deux corps
Le... « On ne sait quoi ».
où en est-on de la psychanalyse? Jo-jo, l’homme-chien, de
son vrai nom Théodore
Freud est-il toujours actuel? Peteroff, était né en Russie
Qu’apportent les nouvelles théories? et possédait un extraordi­
naire système pileux de
Des questions essentielles. longs poils blonds et souples
qui lui poussaient sur tout
Des réponses documentées. le corps. Il en avait jusque
sur le nez, les paupières et
les oreilles et jusqu’au
bout des doigts. Les poils
étaient si épais que, lors­
7 volume illustré 2 5 6 pages, couverture toile
qu’on le recouvrait d’une
couverture laissant émer-

16 Les faits maudits


ger seulement la tête, caoutchouc. Ils pouvaient
même des vétérinaires le tirer sur leur peau un peu
prenaient pour un gros
chien !
partout et l’allonger sans
difficulté de 20 à 30 centi­
L’ ORDRE
La plus fameuse des
femmes à barbe fut sans
mètres. Dans une ba­
raque voisine était la « Triste
ROSICRUCIEN
aucun doute Madame Suzanne»; Barnum offrait UK.O.R.C.
Delait qui, au début de ce une récompense de mille
siècle, aimait circuler à dollars à qui la ferait rire.
bicyclette au bois de Bou­ D e nombreux amateurs
logne, sous un coquet ca­ avaient essayé toutes les
notier, barbe et jupe au pitreries possibles et ima­
vent. ginables.
Un étrange tableau du Barnum ne courait vrai­
peintre espagnol José ment pas grand risque: la
Ribera montre une opu­ pauvre Suzanne avait le SIÈGE CENTRAL UNIQUE POUR TOUS LES PAYS 0E
lente barbue donnant le visage complètement pa­ LANGUE FRANÇAISE : DOMAINE DE LA ROSE-CROIX
94 - VIUENEUVE-SAINT-GEORGES
sein à son enfant sous l’œil ralysé. “ Nous, députés du collège principal des frères
de la Rose-Croix faisons séjour v is ib le et
sombre et peut-être jaloux invisible en cette ville ...et donnons avis à
tous ceux qui désireront entrer en notre so*
de son mari qui, lui, n’a Un autre pensionnaire de ciété, de les enseigner en la parfaite connais*
sance...”
qu’une bien petite bar­ Barnum fut Jonathan C et extrait d'une affiche placardée sur les murs
de Paris en août 1623 montre que la fraternité
biche. Quant au record de Bass, l’homme tout en os. traditionnelle dont la résurgence moderne sous
le nom d 'o r d r e ro s ic r u c ie n A .M .O .R .C . a
longueur de barbe, il Souffrant d’une maladie eu lieu en 190d pour un cycle de 108 ans, n'a
jamais hésité à employer les moyens de son
appartint longtemps à un rare, ses cartilages et ses temps pour toucher partout les “ initiables” .
C ’est pourquoi l’ordre rosicrucien A .M .O .R .C .
certain Jules Dumont qui muscles se durcissaient peu adresse un appel aussi vaste à tous ceux,
hommes et femmes, qui se sentent prêts à
enroulait ses 2,90 mètres à peu et devenaient de partager, dans la fraternité et la compréhen-
sion, sans distinction de race ou de nationa­
de barbe sur un rouleau à l’os. Le bruit courut que, lité, la sagesse qu’il perpétue.

pâtisserie. peu après sa mort, il était A v e c u n e p a r fa ite to lé r a n c e e t e n to u te


in d é p e n d a n c e , e a n e d o g m a tis m e , s an s
Barnum eut pendant de devenu de pierre. Son voi­ a u c u n s e c ta r is m e , e t s a n s ja m a is p o r te r
a tte in te à v o tr e lib e r té r e lig ie u s e ou
longues années un homme sin de cirque, le comte a u tr e , v o u s la is s a n t lib r e à to u t m o m e n t
d e v o u s r e tir e r s a n s a u c u n e r é s e r v e ou
o b lig a tio n d e q u e lq u e n a tu r e q u 'e lle
à peau bleue. A sa mort, Orloff, un Russe, souffrait s o it, l'o r d r e ro s ic r u c ie n A .M .O .R .C . p e u t
ê tr e p o u r v o u s le d é p a r t d 'u n e e x is te n c e
un médecin trouva d’im­ d’une tout autre maladie; n o u v e lle , m ie u x c o m p ris e e t, p a r c e q u e
m ie u x c o m p ris e , p lu s h e u re u s e e t p lu s
portantes quantités de ses os se ramolissaient et e ffic a c e .

nitrate d’argent dans sa tous ses membres étaient Une brochure gratuite : La m a îtr is e d e la
v ie , vous apportera des explications plus
roulotte. L’homme avait mous et tordus par la complètes. Sans que ceci soit un engagement
de votre part, demandez-la à l’adresse sui­
vante :
découvert que cela don­ simple tension des muscles. SCRIBE P N T |
nait une teinte bleue à sa L’homme-squelette était ORDRE ROSICRUCIEN A .M .O .R .C .
peau et en prenait sans un Américain, James Cof- D o m a in e d e la R o s e -C r o ix
9 4 - V ille n e u v e -S a in t-G e o r g e s
doute régulièrement. fey. Il ne pesait que 32 kilos (Joindre tro is tim bres pour frais d ’envoi.)
Il y avait aussi Etta Lake pour une taille de 1,80 m.
et James Morris, le couple- Il mangeait normalement

Les faits maudits 17


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18 Les faits maudits


T
et sem blait se p o rte r fort sexuels, ce qui ne l’e m ­ N ordistes et Eng chez les
bien. pê c h a nullem ent de tro u ­ Sudistes. Ils partirent
Charles Tripp était né sans ver un bon mari qui lui fit alors dans un cham p et se
bras. Chez Barnum , on le cinq enfants... battirent, se firent prison­
m ontrait en com pagnie de Les véritables frères sia­ nier, puis s’échangèrent
Éli Bowen qui, lui, était né mois s’appelaient Chang après avoir ju ré de ne pas
sans jam bes. Ils allaient se et Eng. Nés au Siam en rep re n d re les armes. En
p ro m e n e r en tandem , avec 1911, ils grandirent unis réalité, ils m o u ru re n t en
Tripp ten a n t le guidon et p ar une bande de peau 1874, ou plutôt Chang
Bowen pédalant à l’arrière! relativem ent étroite mais m ourut et Eng ne lui sur­
Violette, une fort jolie où s’entrecroisaient d ’im­ vécut que quelques heures.
brune, posait gracieu­ p o rtantes artères, rendant, Le fam eux « On ne sait
sem ent dans un grand pot à cette époque, toute sépa­ quoi», que Barnum p ré ­
de fleurs car elle n ’avait ration p ar la chirurgie sentait tantôt com m e
q u ’un torse, bien moulé, mortelle. Ils ém igrèrent M artien, tantôt com m e le
mais ni bras ni jam bes. aux États-Unis en 1829 et chaînon m anquant entre
Un des êtres les plus extra­ épousèrent deux sœurs. l’h om m e et le singe, ou
ordinaires fut sans doute Après dix ans de cirque, e n c o re le M onstre du Pôle
F ra n ce sc o Lentini, un ils a c h etè re n t une ferm e et Sud, ou m êm e le M onstre
Sicilien qui vint au m onde élevèrent leurs vingt-deux sorti d ’un volcan, n’était
avec trois jam bes. Jusq u ’à enfants. Ils passaient tour autre que William J a c k ­
l’âge de six ans, il courut à to u r trois jours avec une son, né en 1842 dans le
sur trois jam b e s mais, fem m e, puis trois jours N ew Jersey, un simple
com m e cette jam b e sup­ avec l’autre. M ark Twain d ’esprit muni d ’une form i­
p lém entaire cessa de brode à plaisir sur le sujet. dable m âchoire et d ’un
pousser, il ne s’en servit Il raconte q ue Chang système pileux qui c o m ­
plus que pour jo u e r au buvait bea u co u p alors que m ençait à ses sourcils. Il
football. Il épousa une son frère Eng ne buvait avait un c œ u r d ’or et était
bipède norm ale et jolie et jam ais et faisait m êm e toujours de bonne h um eur
eut trois enfants norm aux. partie d ’une association et, bien que simple d ’es­
Lentini eut c e p en d a n t une anti-alcoolique. Toujours prit, ses dernières paroles,
c o n c u rre n te , M yrtle Cor- selon M ark Twain, les au m om ent de m ourir
bin, qui le battit d ’une jo u rs de réunion, Chang dans les bras de son frère,
courte ja m b e puisque née prenait une cuite c a ra ­ furent: « C ela fait tout de
avec deux petites jam b e s binée de façon que, bien m êm e longtemps q u ’on les
supplém entaires, tout ce que ne buvant jam ais une entourloupe, hein?» Il
qui restait sans doute goutte d ’alcool, Eng soit avait 84 ans.
d ’une sœ u r jum elle non ivre-mort. M ark Twain Il connut Julia Pastrana,
séparée. M yrtle Corbin rac o n te égalem ent q u ’au la «Fille Gorille», dite la
avait égalem ent un double m om ent de la guerre civile, « Fille la plus laide du
abdom en et deux organes C hang s’engagea chez les m onde». Là, la publicité

Les faits maudits 19


«xfctdfe- ' S?i ' ' £ •ic’f i "

DOCUMENTS

PLANETE

V ient de paraître

Après les enquêtes de Kinsey,


l'amour en laboratoire
ANALYSE DU
COMPORTEMENT SEXUEL
HUMAIN
Les expériences des docteurs Masters et Johnson :
des journalistes racontent, des moralistes jugent

2 0 Les faits maudits


n’était en rien exagérée, connus ! » (La maison était
ce qui ne l’empêcha pas, montée sur une cave en
elle non plus, de trouver rez-de-chaussée.)
un bon mari et de dire en
mourant: «M oi au moins,
on m’a aimée pour moi ! »
Il avait fallu tout simple­
ment appeler le maçon
pour démolir un des murs
S' G « X®
afin que la jument puisse
Les faits archimaudits
ressortir. Le vétérinaire, vous
la police, le boucher, per­
sonne n’avait pu expliquer a rrvu se
Si les faits maudits sont comment la jument avait
les faits inexplicables que pu pénétrer.
bon nombre de prétendus Autre fait archimaudit?
savants préfèrent « igno­ Deux policiers de Bir­
rer», nous pouvons classer mingham entendirent un
comme archimaudits les soir une femme appeler au
faits qui ont, en plus, le secours. Ils se mirent à
privilège outrancier d’être courir, arrivèrent au bout
« impossibles». de la rue et trouvèrent une
Une de mes cousines, peu femme qui venait d’être
avant la dernière guerre, attaquée par des voyous.
avait émigré aux États- Elle essaya de parler et
Unis et j’avais été lui rendre s’évanouit. Ils appelèrent
visite à Saginaw, une petite une ambulance et, à l’hô­
ville sur les rives du lac pital, le médecin de ser­
Huron. Les maçons finis­ vice s’aperçut qu’elle avait
saient de reconstruire le été poignardée une demi- ■ Q e ^ ' , e r

mur de la cuisine de son douzaine de fois dans le 'e


bungalow. dos et en pleine poitrine.
« Nous avons eu un ac­ L’étrange de l’affaire c’est ^ > è 'e"
cident idiot, expliqua ma que ses vêtements, qui se
cousine. Beanie, notre composaient d’un tailleur
Ae t sS.
jument, est entrée dans la deux pièces et d’un cor­
cuisine un matin. Elle est sage, n’étaient pas percés
bien trop grosse pour ni même tachés de sang ! « un satellite
passer même dans le cou­ Connaissez-vous des faits
loir et encore moins pour archimaudits? de Planète »
tourner et passer la porte. George Langelaan
(M IN U T E )
Quant à sauter par la fe­
nêtre, il faudrait qu’elle
à suivre
batte tous les records

Les faits maudits 21


Tableau affiche de Wes Wilson. galerie Moore, San Francisco.

Photo Jean-Claude Plossu.


Nouvelle vision de l'art

L'art pspnédélique de notre envoyé spécial aux U.S.A. J a cq u e s M ousseau

Dans Haight Ashbury.le quartier des hippies de San Francisco, un des temples de l ’affiche à un dollar.

L'art fantastique de tous les temps 23


Bosch+Blake+Beardsley=U.S.A. 67
Le lendemain de mon arrivée à San à une sous-culture aux ambitions uni­
Francisco, j ’étais convié au vernis­ verselles, même si elle regroupe pour
sage d’une exposition baptisée « Joint l’essentiel des emprunts faits un peu
Show», à la galerie Moore, 535 Sutter partout. La force et le dynamisme de
Street. Les intellectuels de la côte l’imagerie qu’elle sécrète vient de
ouest des États-Unis entouraient et cette prétention à l’universalité.
fêtaient de jeunes artistes barbus, che­
velus, habillés de vêtements bariolés
et flanqués de jeunes muses dont cer­ L'expression d'une sous-culture
taines portaient à la main quelques à prétention universelle
fleurs symboliques. Le hasard — la Le pop art ou le op art expriment
chance que le voyageur doit toujours une adhésion à la marche du temps en
engager à son service avant de partir — exaltant ses aspects les plus neufs.
me rendait témoin de la consécration L’art hippy (hippy parce qu’il est sou­
officielle d ’un mouvement artistique tenu par la jeunesse en révolte), ou art
important, significatif et doué d’un « psychédélique » (psychédélique parce
puissant dynamisme interne : l’art psy­ qu’il est produit par une culture qui a
chédélique. Il est né et il a mûri, intégré les hallucinogènes: la mari­
pendant deux ans environ, au sein de juana des Indiens, la mescaline des
la jeunesse hippy qui, dans East Vil­ Mexicains ou le moderne L.S.D.), ou
lage à New York, et surtout dans le art « nouille » (nouille parce que cer­
quartier de Haight Ashbury à San tains de ses aspects s’inspirent du
Francisco, met en question les valeurs style 1900), prend le contrepied du
américaines. Un art, pour compter, monde moderne officialisé. Il faut
doit faire la synthèse en images d’une ajouter au nombre des influences
culture. L’insuccès ou l’essoufflement reconnues, pour que la définition soit
des arts d’opposition vient souvent complète, l’attrait de la mystique et
de la timidité de leur contestation: de la philosophie orientales, la réfé­
leurs références et leurs critiques sont rence, à travers le fantastique, à la
partielles et trop étroitement circons­ psychologie des profondeurs. Les
crites. Le monde des hippies est cohé­ artistes du mouvement eux-mêmes se
rent et clos. Il a déjà donné naissance recommandent des trois « B»: Jérôme

24 L'art psychédélique
Bosch pour le fantastique, William L'Amérique réinvente et réexporte
B lake1 pour le mysticisme philoso­ l'art de l'affiche, baptisée « poster »
phique, Beardsley2 pour le graphisme Les peintures ou collages des cinq
1900 et l’érotisme. Aux cimaises de la artistes majeurs du mouvement: Wil-
galerie Moore étaient accrochées des son, Victor Moscoso, Rick Griffin,
toiles de grands formats où se mani­ Stanley Mouse et Alton Kelly — tous
festaient ces influences. Bouddha les cinq chevelus, barbus et vêtus
télescopait un sein de femme: un selon les canons de Haight Ashbury - ,
dragon-machine terrassait l’amour étaient offerts aux visiteurs de la
humain; des mandalas hindous enche­ galerie Moore pour quelques cen­
vêtrés rendaient compte de la réalité taines de dollars chacun. Cet art a
vraie de l’univers; l’ensemble de ces grimpé vite à la cote de la peinture
messages s’imposait dans des couleurs et a déjà conquis les plus riches col­
à la fois vives et doucement harmo­ lectionneurs américains. Mais on
nieuses. «Dieu a créé la couleur, pouvait également emporter pour
disent les hippies, c’est pour que nous 1 dollar 50 la reproduction imprimée,
nous en servions.» Dans leur art de la taille de l’original, de chacune
comme dans leur costume. Un tableau des œuvres exposées (ou, sous rou­
ne se présente plus comme une unité, leau de carton noir, l’ensemble des
mais comme la juxtaposition d’élé­ dix toiles pour 10 dollars — preuve
ments disparates. Ceux-ci ne sont pas que le sens américain des affaires
fondus ou enchaînés, mais conscien­ s’applique comme ailleurs à l’art
cieusement heurtés. Cet effet de mo­ hippy). Les cinq artistes qui étaient
saïque est recherché. On pressent là exposés ont commencé par dessiner
l’influence du sociologue Mac Luhan3 les annonces des soirées de l’Avalon
qui a montré comment la télévision Bail — le Bus Palladium de San Fran­
avait substitué une nouvelle forme de cisco —et ils sont en effet aujourd’hui
vision à la façon de regarder et de les maîtres des «posters», ces affiches
recevoir le réel qui a dominé pendant qui popularisent vraiment l’art et qui
un demi-millénaire par la grâce du ont tout envahi: les appartements où
livre et à travers lui. les hippies s’entassent à plusieurs
1. William Blake, poète et peintre mystique anglais dont l’œuvre
annonça le rom antism e (1757-1827).
couples, les bars et les magasins, les
2. Audrey Beardsley, dessinateur anglais dont le style orné est carac­
téristique de la fin du siècle dernier (1872-1898). Son œuvre vient
chambres d’étudiants. Certains orga­
de faire l'objet de deux gros albums édités par Studio Vista (Londres).
3. Sur ce sociologue à la mode aux Etats-Unis, lire nos articles
nisateurs de spectacles ouvrent les
pages 140 et 152. portes de leur théâtre gratuitement

L'art fan tastiq u e de tous les tem ps 25


Ces affiches ont d'abord paru en couverture de « The Oracle», le journal des hippies
et couvrent les frais uniquement par maquettistes prestigieux, avec Manet
la vente d’une affiche. Certains tirageset Bonnard, qui élevèrent une indus­
atteignent 60 000 exemplaires. Les trie au niveau de l’art.
«posters» commencent à conquérir Peu d’années auparavant, l’Europe,
l’Europe, et la France en particulier, qui venait d’entrer en contact avec la
par le truchem ent de quelques hommes pensée orientale, voyait naître une
d’affaires aux aguets des nouveautés, peinture mystique, irrationnelle et
même les plus anciennes. romantique. La notion de progrès
était mise en question. Cette ten­
dance, illustrée par William Blake et
Un amalgame détonant Morris en Angleterre, Gustave Moreau
d'éléments très anciens parfois en France, fut toutefois rapidement
Car chacun des éléments que nous étouffée par les courants principaux
venons d’énumérer pris séparément qui tous passent par Picasso. Elle
n’offre dans son essence rien de révo­ renaît aujourd’hui aux États-Unis
lutionnaire. C’est l’amalgame qui est dans un contexte identique: la raison
détonant. De même, la passion qui et la technique, par ailleurs triom­
l’entoure et sa diffusion populaire phantes, sont appelées une nouvelle
hors de l’univers hippy. Et enfin l’ai­ fois en jugement. La drogue, par
sance avec laquelle cette jeunesse que laquelle on a voulu caractériser cet
j ’ai vue vivre à East Village (ne pas Art Nouveau américain — si proche
confondre avec le vieux Greenwich par ses lignes molles de l’Art Nouveau
Village, complètement «out») et à européen — n’apparaît que comme
Haight Ashbury croit qu’elle invente symbole de la rupture. Elle est ce qui
ce que ses théoriciens puisent dans le heurte le plus les tabous. Elle permet
lointain du temps ou de l’espace. A la aussi, selon certains, de briser les
Belle Époque déjà, les artistes ne conditionnements mentaux qu’on
dédaignaient pas la composition d’af­ refuse. Mais tous les artistes du « psy-
fiches, mêlant le sujet et la lettre, chedelic art» ne prennent pas des hal­
la couleur et la typographie, pour lucinogènes. Et aucun n’attend de la
annoncer un spectacle ou une mani­ marijuana ou du L.S.D. qu’ils révèlent
festation. Toulouse-Lautrec, mettant son génie. Le talent — ou le génie —
son talent au service d’Aristide préexiste à la drogue. On attend seu­
Bruant ou des filles du Moulin- lement qu’elle avive l’inspiration,
Rouge, est le plus célèbre de ces comme aux plus riches heures du Sur-

28 L'art psychédélique
Une affiche de Wes Wilson pour une réunion de Bill Graham.
L ’affiche du « Joint Show» de la galerie Moore à San Francisco.
réalisme. Griffin, par exemple, a dé­ ney Muséum à New York, qui est une
claré que « les hallucinogènes ne fai­ gigantesque fondation privée dont les
saient qu’enrichir les idées qui lui collections commencent à César, Tin-
venaient en feuilletant des livres de guely ou Arman — pour ne citer que
gravures anciennes». des références européennes —, reçoit
chaque week-end des centaines de
visiteurs. Ils regardent. Muets? sou­
New York a-t-elle remplacé Paris vent. Ironiques? certains. Sceptiques?
comme capitale des arts? peut-être. Mais ils viennent. C’est
Les caractéristiques de cet art pro­ peut-être là toute la différence, mais
viennent, bien plus que de l’utilisation elle est de taille. A Paris, les Nou­
de la drogue, de la volonté de retrou­ veaux Réalistes n’ont pas touché la
ver les rêves oubliés, les temps perdus foule. Il a certes fallu cinquante ans
quand la pensée et le sentiment, la pour imposer Picasso. Mais de nos
raison et le cœur étaient mystique­ jours, la vie - de la culture comme
ment unis, quand l’alchimie et l’astro­ de la machine — va plus vite. On n’a
logie n’étaient pas l’une et l’autre pas le loisir d’attendre. Nul ne nous
encore séparées en une science d’un en laisse le choix. On nous laisse seu­
côté et une magie de l’autre. lement sur place. Témoins: New York
Pop Art. Op Art. Psychedelic Art. et San Francisco. Jacques Mousseau.
L’Amérique semble accomplir vingt
ans après le rêve qu’elle avait caressé
et cru réaliser à la faveur de la der­
nière guerre: devenir le centre actif
de la vie artistique de la civilisation
occidentale. Le courant est inversé
depuis quelques années. Paris exporte
moins d’idées vers New York qu’il
n’en importe. Surtout en ce domaine
des arts plastiques. Ce changement
tient sans doute au dynamisme des
créateurs new-yorkais, à leur audace,
à leur invention, à l’émulation qui
règne dans le monde des galeries. Il
m’a semblé aussi, sur place, qu’il
tenait à l’adhésion du public. Le Wit-

32 L'art psychédélique
Wes Wilson et Bill Graham, deuxième édition.
L A P H ILO S O P H IE D E P L A N E T E (9)

Histoire du monsieur conditionné


qui-ne-croit-pas-à-tout-ça
et réflexions sur les procès
de sorcellerie en général
C e n u m é r o est c o n s a c r é , p o u r sa plus g r a n d e p a rt,
aux n o u v e lle s visions d a n s d iv ers d o m a i n e s d e la
c u l t u r e c o n t e m p o r a i n e . L ’e n s e m b l e n ’e s t é v i­
d e m m e n t p a s e x h a u stif. C ’est u n e c o u p e d a n s ce
qui est p o u r n o u s l’a c tu a lité sig n ifia n te p a r c e
q u ’elle p o r t e l’e m p r e i n t e d e l’e sp rit. Il y a d ’a u tr e s
c o u p e s po ssib le s. C e n t p a g e s d e plu s a u r a i e n t r e n d u
n o tre c h o ix p lu s exp re ssif. Le difficile, p o u r nous,
c h a q u e fois, c ’est l’é lim in a tio n . U n tel n u m é r o n ’a
d ’a ille u rs d ’e x c e p t io n n e l q u e son u n ité , p u is q u e
LOUIS PAUWELS c h a c u n e d e n o s liv ra iso n s essaye d ’a p p o r t e r q u e lq u e
in f o r m a tio n s u r les p o i n te s a v a n c é e s d e la r e ­
c h e r c h e et d e la réflexion. U n d e n o s o b je c tif s est
d ’a tt i r e r l’a t t e n t i o n s u r t o u t ce q u i b o u g e d a n s la
p e n s é e . U n a u tr e est d ’in v iter, p a r l’im a g e se n sib le,
la c ir c u la tio n e n tr e les d isc ip lin e s, la m u ltip lic ité
d e s a n g le s de v ue et, p a r l’e x e r c ic e d e l’im a g in a tio n ,
Je dis, étant
l’e s p rit d e no s l e c te u r s à e n t r e t e n i r sa v é lo c ité , son
ce que nous sommes,
a p p é tit, sa d isp o n ib ilité . Si la s t r u c t u r e est plus
que la pierre
qu 'on nous jette
est bien bizarre...
Illustration de Claude Joubert.
Positions Planète
importante que la chose, la procédure intelligents, que nous n’avons cessé
plus significative que le produit, Pla­ de veiller à n’être ni légers dans la
nète est d’abord une maïeutique. Pour liberté, ni fragiles dans l’originalité.
être plus simple: un appareil de gym­ Ces propos n’engagent ni amende
nastique, quelque chose comme un honorable, ni promesse de conver­
extenseur. Vélocité, appétit, disponi­ sion. On ne tient pas banquet sans
bilité. La défense et l’illustration casser des verres. 11 nous est arrivé
d’une telle attitude s’imposent. Elles de commettre des erreurs. Tout le
s’imposent dans un temps de gesta­ monde en fait. A l’intérieur d’un
tion. Elles sont l’une des possibilités, conformisme, le conformiste n’y voit
pour l’esprit, de ne pas passer à côté que peccadille. A l’extérieur, il y voit
de l’esprit. Nous comprenons très crime. Sa paille est la poutre chez
bien que notre effort, s’adressant à l’autre. Truisme, encore. Il se peut
des hommes qui cherchent, apparaisse que cela nous arrive de nouveau, en
comme désagréable à ceux qui ont dépit de l’équipement, de l’appli­
trouvé, pernicieux à ceux qui tentent cation, de la volonté. Personne, nulle
d’imposer leur système ou leur foi, part, Université comprise, n’a d’assu­
irritant à ceux qui ont renoncé à rance là-dessus. Il n’y a qu’une faute
chercher (« La vie, c’est trop pour ma impardonnable, parce qu’elle tient au
tête»). C’est le prix de l’intelligence mépris d’autrui et à une lâcheté de
rebelle. Elle doit s’attendre à être l’âme, c’est le manque de qualité. « En
contestée, repoussée, détestée. Il n’y prison pour médiocrité!» A ce titre,
a pas un dormeur qui ne haïsse la c’est souvent de cachots qu’on nous
sonnerie du réveil. Et qui veut tuer jette la pierre. Ce sont les pères tran­
son chien l’accuse d’être enragé. quilles, fructifiants, ayant fondé leur
Truismes. Depuis sept ans que nous épicerie sur quelques crasses, comme
faisons cette revue, —tiens, voilà l’âge il se doit, qui vous disent: les ennemis
de raison —, nous n’avons cessé de sont la rançon du succès. Vieil adage
vouloir améliorer notre matériel et commerçant: pas de fortune sans
nos méthodes, élargir nos sources, flouer son prochain. Les inimitiés que
consolider nos références, et, si je vous endurez vous font, à leurs yeux,
puis dire, améliorer aussi notre niveau pareils à eux. De quoi vous plaindriez
de rébellion. Je déclare fermement, vous? Je dis, étant ce que nous
quoique nous récusions la valeur des sommes, que la pierre qu’on nous
hommes qui sont sérieux avant d’être jette est bien bizarre. Un homme,

36 La philosophie de Planète
pour l’essentiel, est-il ce qu’il pense, rences sanglantes seraient indélicates,
ce qu’il croit, ce qu’il sait, ce qu’il si nous ne devions garder conscience
sent? Il est ce qu’il fait, répondait le que l’écart est très faible entre la
père de Malraux. Je ne le crois pas. conduite de la pensée et la conduite
Mais c’est une vérité sociale, s’il y a tout court. Il suffit de circonstances
d’autres vérités. Tout de même, me historiques pour le réduire à rien.
disais-je dans mes débuts, il y a malen­ Cette vision tragique n’est pas dé­
tendu. Cette pierre est trop grosse, placée dans le petit débat qui nous
elle ne nous est pas destinée. J’ai occupe. Si mince que soit l’objet, la
appris par la suite qu’elle nous l’était lucidité éclaire les mêmes caves si­
bel et bien, mais qu’on lapide ce nistres. Mais voyons les choses sans
qu’on a d’abord défiguré. Sur le frémissement. On ne se plaint pas. On
papier que lui tend son tortionnaire, cherche seulement à comprendre. Je
Jean Moulin, les organes éclatés, discute avec un excellent homme, le
mais toujours silencieux, barre l’s de type même du vieil humaniste. La
Moulins. Pas de comparaison monu­ conversation se déroule, par coïnci­
mentale, mais un enseignement inou­ dence exagérée, dans le décor balza­
bliable: le courage est de résister à cien d’une étude d’avoué. «Je n’aime
toute défiguration. Nous avons la pas notre temps, me dit-il. Vous le
mémoire courte quand nous imputons considérez comme de transition. Sans
aux seuls nazis le crime majeur: doute. Mais je n’ai pas de curiosité
décomposer l’être avant d’envoyer le pour ce qui arrivera: trop vaste, sans
corps au charnier. Toute inquisition repères. L’homme exagère. Il y a des
procède de la même manière. Il n’y limites à ne pas dépasser.» Je lui
à pas d’intolérance meilleure que demande: «Quelles limites?» Il me
l’autre, quels que soient le lieu, le répond d’un trait, comme s’il criait au
temps, la pensée, la morale, la néces­ secours: «Celles que je connais.»
sité invoqués. J’ai étudié les procès de Voilà une allergie claire et touchante.
sorcellerie. Dans le midi de la France, Je suis à une table. Au rôti, un
jusqu’au début du xvne siècle, on des­ convive m’assure que Planète, «c’est
cendait, au bout d’une corde, la vic­ intéressant, mais vous faites parfois
time sur un pal. Et alors, on lui pré­ des extrapolations hasardeuses». Au
sentait un miroir, afin quelle ne se fromage, il demande à sa voisine quel
reconnaisse pas, qu’elle voie le diable est son signe zodiacal. Voilà du farfelu
dans ses traits convulsés. Ces réfé­ parisien. Normal. Ce qui commence

Positions P lanète 37
de l’être moins, c’est quand vous en­ journal: «Je crois en l’homme, mais
tendez ceci: «Je ne lis pas Planète, pas comme un humaniste traditionnel,
parce que je ne m’intéresse pas à tout qu’il soit chrétien ou matérialiste clas­
cela. D ’ailleurs, je n’y crois pas.» sique, ne le voyant ni achevé dans sa
Tout cela? Quoi? « Les tables tour­ nature, ni limité dans ses pouvoirs et
nantes, les horoscopes, la magie, les ses relations avec l’univers. La civili­
soucoupes, l’occultisme, l’irrationnel. » sation occidentale, technique et scien­
C’est ici que vous vous demandez si la tifique, tend à l’hégémonie mondiale.
pierre vous est destinée. La réaction Cet impérialisme-là passe tous les
naïve est de répliquer qu’il y a erreur autres. Mais je récuse ses fondements.
sur l’objet. Sans effet. On n’ira pas Cet humanisme, qui sous-tend nos
vérifier. Ce n’est pas la réalité de la philosophies, spiritualistes ou non, ne
chose qui est en cause, c’est ce que me suffit pas. Non plus qu’il suffit à
l’on a projeté sur elle. Qu’a-t-on pro­ rendre compte de ce qui se passe. Ce
jeté? L’image caricaturale propre à qui se passe étant, à mes yeux, la
justifier une gêne dans l’esprit. Quelle découverte, ou la redécouverte à un
gêne? Celle qui vient des incertitudes autre niveau de connaissance, de la
fondamentales. Il est bien évident que nature non fixe de l’homme et de
Planète n’est pas la revue des fausses l’étendue infinie de ses relations au
sciences. Elle groupe des journalistes, monde.» Nous ne sommes pas les
des écrivains, des chercheurs, des seuls à nous poser ce genre de pro­
essayistes, des enquêteurs, des pro­ blèmes. C’est la trame de quantité de
fesseurs, tous gens honorablement travaux que nous signalons. C’est
connus, semble-t-il. Qu’ont-ils de présent dans les conflits qui secouent
commun? Un doute militant. Qu’ex­ le monde et que nous nous efforçons
priment-ils, dans leurs domaines res­ d’analyser objectivement. Il y a des
pectifs? La nécessité des remises en abîmes entre la revue que je décris,
question, du maintien des ouvertures. qui est telle, sans conteste, pour le
Ceci, pour n’exclure aucun champ, lecteur ayant suivi son évolution, et
exclut les crédulités. L’ère globale une publication de farceurs habiles.
d’une revue comme Planète est, sans Où sont les fantômes? Je n’en vois
hésitation possible pour qui la lit, une qu’un: celui que traque Koestler, «le
interrogation sur la nature et l’esprit fantôme dans la machine», l’âme dans
d’un humanisme réellement contem­ la pensée. Nous cherchons en effet où
porain. Je trouve ces notes dans mon est ce supplément d’âme qui semble

38 La philosophie de Planète
manquer au monde, à moins que ce que la pensée calculante apparaisse
monde ne manque de sensibilité pour comme la seule pensée, pourrait
en reconnaître déjà la présence si le tenter, sans mauvaise conscience, et
siècle à venir, comme dit Malraux, même avec conscience de travailler
doit être métaphysique. Mais où sont au bien, d’assurer son hégémonie pla­
les fantômes? Depuis quatre ans, un nétaire. C’est une tentation de l’Oc-
groupe qui compte des scientifiques cident. Elle a sa noblesse — et ses
s’est livré, par l’écrit et la parole, lunettes noires. Il y entre un rêve
contre Planète, à des manifestations d’âge d’or. Mais on peut sortir de
dont il est intéressant de saisir les l’histoire par des portes de fer. Le
raisons, les méthodes et le but. Plus mot fameux de La Harpe, si l’on
de cinquante conférences dans les prend sa distinction dans un sens plus
villes universitaires, ce n’est pas rien: vaste, s’applique: « Il peut y avoir une
tache d’huile parm i d’autres. Ce barbarie scientifique. Il n’y a pas de
groupe joue un rôle dans une frater­ barbarie lettrée.»
nité oscillant entre sa tradition spiri­ Pour un tel groupe, Planète repré­
tuelle, qui justifie ses vertus, ses rites, sente un danger, ou plutôt un obstacle.
sa continuité, sa situation hors du pro­ Je me suis souvent demandé « ce qui
fane, son avenir même, et les tradi­ prenait à ces gens-là». Mais ce n’était
tions positivistes, acquises au xixe siècle pas à notre existence en tant que telle
dans l’opportunité des activités so­ qu’ils en avaient. C’était à un sym­
ciales et anticléricales. Que cette bole. Il y a là un pattern de résistance
oscillation soit à son mérite, c’est de l’esprit. Plus grave: de mouvement
possible. Elle exprime la quête diffi­ en avant de l’esprit qui résiste. Ce
cile de l’esprit moderne. On voit de mouvement ne nous est pas parti­
quel côté ce groupe exerce son poids. culier, on l’entend. Cette revue n’est
Il incarne, sous le couvert de la ri­ pas une école, c’est un reflet de ce qui
gueur, et avec l’autorité de la science- se passe d’intéressant partout où se
comme-religion, des scléroses de manifeste la gestation d’une conscience
l’humanisme. La bonne foi, l’intelli­ nouvelle, d’une présence plus adéquate
gence, le sérieux, ne sont pas en au monde de l’homme total. Je me suis
cause. Mais, tel, il milite pour une souvent demandé aussi comment il
civilisation qui, ayant réglé une fois était possible, durant des années, de
pour toutes son compte au « fantôme répéter des termes infamants comme
dans la machine», ayant fait en sorte escroquerie, falsification, détour­

Positions P lanète 39
nement, etc. Mais c’étaient de fausses de l’esprit, quand on a un peu d’idéal,
questions. Je ne fais pas du tout un on s’étonne toujours de rencontrer
exposé d’amertume, je regarde un des tacticiens. On croyait qu’ils occu­
mécanisme. Il s’agissait beaucoup paient d’autres secteurs: le commerce,
moins de critiquer notre effort, ou de la guerre, la politique, les Églises. On
démonter ses faiblesses, ou encore de s’étonne que, pour des intellectuels
prouver qu’il est sans objet (restait à aussi, la fin justifie les moyens. On ne
ajouter que le seul objet est commer­ perd pas d’idéal à le constater, on se
cial), que de donner, à notre propos, défait d’un certain flou dans la tête.
une image autre des idées véhiculées. On voit mieux quelle distance nous
C’est l’attaque par défiguration, qui sépare, en dépit de l’alphabet et de
précède l’exécution. Tout procès l’électricité, d’une civilisation de la
d’inquisition tient dans ce schéma. tolérance. De la tolérance réelle dans
Ce n’est pas un coupable que l’on la société comme dans l’être intérieur.
cherche, c’est une image de la culpa­ Il est toujours amusant, quand on ren­
bilité. Et non pas de la culpabilité contre un Monsieur-qui-n’aime-pas-
réelle, mais d’un archétype de la parce-que, de fouiller un peu ses
culpabilité. Son autodafé va «net­ raisons, de vérifier ses sources, et
toyer» l’inconscient collectif. Et voilà même de lui proposer une petite lec­
que je retrouve, dans la foule autour ture. On a d’assez jolies surprises, on
du bûcher, le Monsieur-qui-ne-croit- voit de quelle matière fuligineuse la
pas-à-tout-ça, croyant par contre, en plupart des jugements sont faits. Mais
toute innocence, que Planète parle Planète n’a pas besoin d’être défen­
des revenants, vante les fakirs et dis­ due. Elle est. Elle croît. Ce qui a
tribue des horoscopes. Où il a été, besoin d’être défendu, à son propos,
non pas démontré, mais magiquement mais bien au-delà d’un tel objet, c’est
suggéré, que l’ouverture d’esprit en­ l’intégrité («état d’une chose qui est
gendre la crédulité; l’interrogation entière», dit le Littré) de chaque
fondamentale, la superstition; l’in­ pensée, de chaque œuvre, de chaque
quiétude spirituelle, la déraison, et homme. Ce qui a besoin d’être sans
que, hors l’humanisme scientifique cesse dénoncé, non comme une faute,
— au sens rigoureusement positiviste mais comme un crime, c’est la tenta­
du terme —, il n’est pas de salut. Opé­ tive de défiguration. Elle a partie liée
ration réussie. Cercle de craie autour avec la pire magie sociale dont le nom
du bouc émissaire. Dans les affaires commun est tyrannie. Louis Pauwels.

40 La philosophie de Planète
Il n’est pas difficile de voir que notre temps est un
temps de gestation et de transition à une nouvelle
période; l’esprit a rompu avec le monde de son
être-là et de la représentation qui a duré ju sq u ’à
maintenant; il est sur le point d ’enfouir ce monde
dans le passé, et il est dans le travail de sa propre
transformation. En vérité, l’esprit ne se trouve jamais
dans un état de repos, mais il est toujours em porté
dans un m ouvem ent indéfiniment progressif; seu­
lement il en est ici com m e dans le cas de l’enfant;
après une longue et silencieuse nutrition, la p re­
mière respiration, dans un saut qualitatif, interrompt
brusquem ent la continuité de la croissance seu­
lement quantitative, et c ’est alors que l’enfant est
né; ainsi l’esprit qui se forme mûrit lentem ent et
silencieusement ju sq u 'à sa nouvelle figure, désin­
tègre fragment par fragment l’édifice de son monde
précédent; l’éb ran lem ent de ce m onde est seulement
indiqué par des sym ptômes sporadiques; la frivolité
et l’ennui qui envahissent ce qui subsiste encore, le
pressentim ent vague d ’un inconnu sont les signes
annonciateurs de quelque chose d 'autre qui est en
marche. Frédéric Hegel.
N o u velle visio n

Arthur Koestler
Y a-t-il un fantôme
de l'h o m m e
e t de son é v o lu tio n
dans la machine humaine?

A im é M ic h e l analyse ici un livre in é d it en France.


Nous sommes Un homme, né deux ans après le premier vol des frères
Wright, qui a vu l’arrivée des premiers engins humains sur
à la fois la Lune et sur Vénus, deux guerres mondiales, un nombre
incalculable de révolutions (à certaines desquelles il a pris
crocodiles part), qui, ayant changé plusieurs fois de nationalité, se
retrouve à trente ans grand écrivain dans une langue qu’il
et surhommes ignorait à dix, qui résume en lui tous les bouleversements,
les inquiétudes et les ambitions d ’une époque, cet homme-là,
mais s’il s’appelle Arthur Koestler et avec l’audience que ce nom
r
s’est acquise, n’a-t-il pas, plus qu’aucun autre, le devoir de
notre cerveau proposer sa réponse aux grandes questions de la morale et de
la philosophie?
ne fonctionne Cette réponse, il vient de la donner dans un livre qui est un
maître livre1. Je ne dis pas qu’elle nous satisfait. Elle est
encore conforme aux structures mentales de notre époque, qui ignore
délibérément, soit par méthode, soit par névrose, la part de
qu’à 3 ou 4%. l’homme échappant à l’investigation scientifique. C ’est donc
une réponse qui, comme la science, pose plus de questions
qu’elle n’en résout.
Mais pour prix de cette limitation délibérée, elle a, de la
I. The Ghost in the Machine, par A rthur Koestler, Hutchinson, Londres. A paraître en français
chez Calmann-Lévy.

Mieux adapte au X X esiècle qu 'à l'âge des cavernes,


le cerveau de l'homme a toujours
été en avance sur l’évolution. _________________________________________
Les ouvertures de la science
science, toute la concrète solidité. Si l’on plètement. C’est qu’en effet la biologie molé­
n’est pas d’accord avec Koestler, c’est pour culaire est en train de combler l’abîme qui,
des raisons objectives, relevant de l’expéri­ croyait-on jadis, sépare la vie de l’inanimé.
mentation en laboratoire et de la mesure. En Ainsi que le soulignait encore au mois de
d’autres termes, Koestler fait ce que Pauwels novembre dernier le professeur Monod dans
appelle de la philosophie à main nue. Les son cours inaugural du Collège de France,
certitudes qu’il assemble et les incertitudes l’A.D.N. se révèle de plus en plus comme
qu’il avoue, c’est à la science et à elle seule « le support physique de toutes les propriétés
qu’il les demande. Disons-le: cette façon de des systèmes vivants». Sa structure «rend
philosopher nous enchante. Elle ne prétend compte des fonctions caractéristiques de la
pas à d’incontrôlables certitudes définitives. vie». Fort bien. Mais comme, d’autre part, la
L’immense érudition scientifique qui lui sert chimie ordinaire rend compte de toutes les
de dossier donne ses références. Koestler propriétés de l’A.D.N. et que la pensée
connaît remarquablement la paléontologie semble être un produit naturel de la vie, ne
humaine, la physiologie du cerveau, la doit-on pas en déduire, conformément aux
psychologie animale, la sociologie, matières prévisions du matérialisme le plus radical,
solides, permettant la discussion et le contrôle. que la pensée est une propriété implicite de
Cette compétence, qui serait en France la matière brute et que la méditation du
rejetée avec morgue par les spécialistes, est savant sur les propriétés de la particule fait
accueillie avec sympathie et curiosité par les partie des propriétés de la particule?
savants anglo-saxons. L’auteur des Somnam­
bules a participé à des congrès rassemblant A cette question, Koestler déclare qu’il n’y
les sommités mondiales de la neurologie, et a aucune raison de ne pas répondre par l’affir­
des hommes comme Sherrington et Penfield mative. C’est bien vers cette évidence que
n’ont pas cru se déshonorer en discutant ses tend toute la démarche scientifique moderne.
idées ou même en les reprenant à leur compte. La « machine » est de plus en plus clairement
Ces éminents spécialistes ont compris que la conçue comme machine, et le « fantôme » est
science elle-même (et pas seulement la philo­ de plus en plus fantomatique. Koestler joue à
sophie) a besoin de tels esprits qui, passant dessein sur les mots car, en anglais, to yield up
outre aux nécessaires mais non suffisantes the Ghost veut dire « rendre l’âme». Mais cela
spécialisations, savent imposer à l’attention signifie-t-il que la conscience d’être est une
des chercheurs des rapprochements interdits illusion et que l’on a tout fait quand on lui a
par le cloisonnement des disciplines et en donné le nom d’« épiphénomène», c’est-à-
faire jaillir de nouveaux thèmes de méditation. dire, pratiquement, de phénomène illusoire?
Ribot, à la fin du siècle dernier, affirmait
Il renouvelle le vieux problème ainsi doctoralement que « la douleur est un
de l'âme et du corps épiphénomène » propos dont toutes les décou­
Le thème central du livre, c’est celui que vertes ultérieures ont montré la grotesque
désigne le titre: le fantôme dans la machine, présom ption2.
autrement dit l’âme dans le corps. Si le thème
est ancien, dit Koestler, la façon dont le pose 2. Penser ici à toutes les recherches modernes sur la douleur, à Vagres-
sologie de Laborit, à la m édecine psychosomatique, à la psycho-
la science contemporaine le renouvelle com­ pharm acologie, etc.

44 Arthur Koestler et la nouvelle vision de l'évolution


« Oui, dit Koestler, il est exact que notre « Est-ce un autre mécanisme, ou bien y a-t-il
conscience habite une machine et peut-être dans la pensée quelque chose d’essence diffé­
la machine engendre-t-elle la conscience. rente? Dire que c’est la même chose ne suffit
Mais la science nous montre aussi que cette pas à le prouver, dit Penfield. Cela ne fait
conscience agit sur la machine et que, quand que bloquer le progrès de la recherche. »
la machine échappe à son contrôle, elle n’en
est nullement dupe. » L’écrivain rapporte ici Le jeu des forces mécaniques
une expérience faite pour la première fois par n'explique pas toute l'évolution
Penfield et maintes fois reprise après lui, L’expérience de Penfield, comme une foule
celle de l’«homme presse-bouton». On sait d’autres, montre que l’absurde « épiphéno­
que Penfield, le célèbre maître canadien, mène» de Ribot et des « behaviouristes » est
étudie depuis plusieurs décennies les effets un phénomène bien réel puisqu’il agit sur les
obtenus quand on stimule le cortex par des autres phénomènes. Il suffit en effet de le
microcourants envoyés dans le cerveau à supprimer en supprimant la conscience à
l’aide de petites électrodes. Suivant la zone l’aide d’un hypnotique pour rendre ces expé­
stimulée, selon qu’il s’agit d’un centre sen­ riences impossibles.
sitif, mémoriel, moteur, etc., le courant pro­ Mais Koestler va plus loin et montre l’absur­
voque dans la conscience du sujet (qui n’est dité des explications néo-darwiniennes de
pas endormi) l’apparition d’une sensation, l’évolution biologique. « Là encore, sou­
d’un souvenir, d’un sentiment, ou bien en­ ligne-t-il, bien que le simple jeu des forces
traîne un mouvement du corps. mécaniques soit partout, il n’explique pas
« Quand, dit Penfield, le neurochirurgien l’essentiel. »
applique une électrode à l’aire motrice du Pas plus que pour montrer la réalité du
cerveau du patient, provoquant ainsi le mou­ «fantôme», Koestler ne fait ici appel à des
vement de la main opposée, s’il lui demande arguments de son invention. Les faits qu’il
pourquoi il bouge la main, la réponse est: avance lui sont fournis par les savants et par
« Ce n’est pas moi qui bouge ma main, c’est eux seuls. « Vous affirmez, dit-il, en substance,
vous qui me le faites faire. » On doit constater aux néo-darwiniens, que l’apparition des
que le patient s’attribue spontanément une diverses formes vivantes est imputable au seul
existence séparée de celle de son corps. « Une jeu des mutations et de la sélection. Les
autre fois, poursuit Penfield, je demande au êtres vivants engendreraient sans cesse des
patient de résister à ce mouvement induit de monstres au hasard des mutations, et les
la main. Il prend alors sa main gauche avec monstres qui se trouveraient adaptés à un
sa main droite et lutte avec elle pour en milieu ou à un genre de vie subsisteraient,
garder le contrôle. A ce moment, donc, une tandis que les autres disparaîtraient. »
main contrôlée par l’hémisphère droit sou­ L’homme ne serait qu’un monstre ayant eu la
mise à l’action de l’électrode lutte avec chance de tirer à la loterie cosmique le gros
l’autre main contrôlée par l’hémisphère lot que constitue son encéphale. « Mais, dit
gauche.» D ’où la question: si l’électrode Koestler, outre que vous n’expliquez pas les
est derrière l’action commandée par l’hémi­ faits les plus énormes de l’évolution dans son
sphère droit, qu’est-ce qui est derrière ensemble, votre hypothèse, en ce qui concerne
l’action commandée par l’autre hémisphère? l’homme lui-même, se retourne contre vous. »

Les ouvertures de la science 45


Parmi les arguments retenus par Koestler, il savants, et surtout A.C. Hardy), comment
en est deux qu’il développe avec prédilection. expliquez-vous que le système marsupial ait
Il y a d ’abord ce que les paléontologistes pu quand même inventer à peu près toutes
appellent la «convergence»: très souvent, les formes de mammifères comme ailleurs,
des êtres résultant de séries évolutives que la gerboise placentaire et la gerboise
n’ayant aucun rapport entre elles se res­ marsupiale soient identiques, comme le sont
semblent au point de paraître identiques. Par le loup placentaire et le loup marsupial de
exemple, les petits mollusques et crustacés Tasmanie, comme aussi le phalanger volant
du bassin d ’Arcachon et ceux de telle lagune marsupial et l’écureuil volant placentaire,
américaine, étudiés jadis par Cuénot: ils et toute la gamme, ou presque, des mammi­
n’ont pas de commune origine, et cependant fères? Tous ces êtres descendent d ’un petit
ils sont construits sur le même modèle. animal originel gros comme une souris.
Pourquoi? Comment cette bestiole a-t-elle pu engendrer
«Très simple, disent les néo-darwiniens: les de part et d ’autre de l’océan Indien des êtres
deux milieux (bassin d ’Arcachon et lagune à la fois si différents par leur organisation
américaine) ont sélectionné des êtres de interne et si semblables par leurs formes?
mieux en mieux adaptés à leurs conditions, Q u’est-ce donc que cette « pression de
et, comme ces conditions sont identiques, sélection» toujours si docile à sortir du
les résultats obtenus par des mécanismes placard, ou à y rentrer juste à point pour
identiques ont abouti à des êtres eux aussi tirer les théoriciens d’embarras?»
identiques. »
La réponse de Koestler développe un cas de La natu re se m b le se g uide r
convergence très bien étudié par les zoolo­ sur des archétypes
gistes, celui des mammifères australiens. Cela, certes, avait été dit avant Koestler, et
Tous ces mammifères sont des marsupiaux le livre célèbre de Cuénot sur la question va
(c’est-à-dire qu’ils n’ont pas de placenta et même beaucoup plus loin3. Mais Koestler
que le petit est mis bas dans un état semi- fait ce que nul spécialiste ne peut faire: il
fœtal). Pourquoi? Parce que, quand l’Australie confronte des domaines de pensée différents.
a été coupée du continent eurasiatique, il y Dans sa vision du monde, l’aventure des mar­
a des dizaines de millions d ’années, les supiaux d’Australie peut éclairer celle de
mammifères du monde entier en étaient au l’homme contemporain, ce qui, évidemment,
stade marsupial, qui précède évolutivement ne saurait venir à l’esprit ni du zoologiste
le stade placentaire, plus perfectionné. Après enfermé dans sa zoologie ni de l’écrivain
la séparation de l’Australie, tous ces mammi­ dont la culture se limite au nouveau roman et
fères ont continué d ’évoluer séparément. aux subtilités de l’imparfait du subjonctif.
Ceux du continent eurasiatique et d ’Amérique Suivons son argumentation. Elle est caracté­
du Nord ont inventé le placenta et ceux ristique de sa méthode et de ce que devrait
d ’Australie non. Pourquoi? Parce que, disent être, selon lui, une philosophie vraiment
les néo-darwiniens, la« pression de sélection» moderne.
n’était pas suffisante en Australie pour L’insuffisance du néo-darwinisme pour rendre
aboutir à un changement aussi grand. « Mais compte des mammifères australiens et de
alors, dit Koestler (citant de nombreux 3. L. C uénot et A. Tetry : /'Évolution biologique (Masson).

4 6 Arthur Koestler et la nouvelle vision de l'évolution


mille autres faits que la vie étale sous nos abstraits guidaient sa marche en avant. Dans le
yeux tient à la nature même de son dessein: cas des marsupiaux, les archétypes abstraits
cette théorie veut tout expliquer par le hasard, sont les modèles «loup», «écureuil volant»,
le déterminisme de l’avant-après (excluant « gerboise», « belette», etc. qui furent réalisés
toute finalité) et la statistique. Chaque par des moyens différents dans les deux
progrès de la vie, de l’amibe à l’homme, serait lignées séparées des marsupiaux et des pla­
dû à l’effet cumulatif d ’une infinité de petites centaires. Mais s’il en est ainsi, il existerait
mutations survenues au hasard et s’ajoutant donc dans les fondements mêmes du monde
l’une à l’autre sous l’effet de la sélection. matériel, parmi une infinité d ’autres ayant
Mais, fait remarquer Koestler, les innovations abouti aux êtres vivants étudiés par la biologie,
essentielles de la vie sont d ’une nature telle un archétype de l ’homme. L’homme ne serait
qu’elles ne peuvent pas s’être produites par pas un enfant du chaos, un absurde produit
accumulation sélective. Par exemple, l’œil du hasard, mais bien l’incarnation d ’une sorte
(qui « donnait des cauchemars» à Darwin) n’a d ’idée cosmique aussi fondamentale que le
de valeur sélective que lorsqu’il permet de proton ou le méson K, préexistant en puissance
voir. Tant qu’il ne le permet pas, il ne sert à à l ’enfantement des étoiles et des galaxies?
rien et ne constitue donc pour l’être vivant Exaltante conception! Et là encore, Koestler
qui en serait doté, qu’un embarras anti­ produit des arguments qui ne doivent rien à
sélectif. Or, l’œil est d ’une complication fan­ la métaphysique.
tastique, surtout si l’on tient compte des
milliards de neurones encéphaliques néces­ Le cerveau de l'h o m m e des cave rn e s
saires à l’interprétation des informations était une m achine futuriste
transmises par la vue. Il faut donc supposer Le cerveau de l’homme sous sa forme actuelle,
que la mutation qui donna le premier œil celle qui supporta la pensée d ’un Platon,
utile sut combiner d’un seul coup des milliards d ’un Gœthe, d ’un Einstein, date, rappelle-
d ’éléments disparates de telle façon que la t-il, des débuts de Yhomo sapiens, de Cro-
vue, jusque-là absente, en résultât. Les lois du Magnon, c’est-à-dire d ’au moins trente mille
hasard, si l’on ne retient qu’elles, excluent et probablement soixante mille ans, ou plus.
absolument cette possibilité. Il y a donc autre Ce cerveau, qui est le corps organisé le plus
chose. Quoi? Koestler s’abstient de déve­ fantastiquement complexe de l’univers connu,
lopper cette question capitale à laquelle, on apparut donc il y a quelque cinq cents
le sait, Voltaire répondait par sa théorie de siècles. On nous dit (les néo-darwiniens) qu’il
l'horloger, c ’est-à-dire d ’une action transcen­ fut créé par une suite d’imperceptibles
dante, divine, sur la nature. Koestler s’en mutations explosant au hasard dans toutes les
abstient parce qu’il veut se borner à décrire directions possibles, dont la plupart produi­
les choses, conformément à la démarche de sirent des crétins, des débiles mentaux et des
la science. Il se borne donc à constater que inadaptés, et quelques-unes, la merveilleuse
la nature, quelle que soit la façon, inconnue, machine où s’agite notre fantôme. Mais s’il
dont elle s’y prend, sait utiliser de façon en est ainsi, remarque Koestler, comment
globale des milliards d ’éléments pour en faire expliquer qu’un instrument sélectionné par
un tout et ainsi changer de niveau et hiérar­ l’environnement paléolithique et par lui seul
chiser les phénomènes, comme si des archétypes (c’est la thèse néo-darwinienne) se soit trouvé

Les ouvertures de la science 47


si inadapté à ces conditions que tout son qu’un rendement de trois ou quatre pour cent
effort ait toujours tendu à les abolir, ce qui (Koestler se réfère à des neurophysiologistes
est à l’origine de la civilisation? anglo-saxons; le Pr Fessard, du Collège de
Le cerveau de Cro-Magnon est plus stric­ France, parle, lui, de six pour cent). Autre­
tement adapté à l’écologie du X X ' siècle, aux ment dit, la presque totalité des possibilités
mathématiques, à la science expérimentale, mentales de l’homme reste encore à découvrir
à la télévision, au transistor, à la conquête 50 000 ans après leur apparition. C ’est la pre­
de l’espace, qu’à la vie des cavernes: la mière fois, à ma connaissance, que l’on
preuve, c’est qu’il est plus efficace main­ oppose cet argument à la théorie de la
tenant qu’alors, qu’il agit davantage, que son sélection naturelle. On attend la réponse avec
rendement ne cesse de croître, et qu’il ressent curiosité et sans trop d’illusions: elle ne man­
de plus en plus intensément au fond de lui- quera pas de venir, car le darwinisme est une
même l’appel messianique de l’avenir et foi, un «conte de fées», dit Jean Rostand,
l’horreur du passé auquel il s’est arraché. et sa démarche est celle de l’apologétique.
L’ambition naturelle de 1 homme du xxe siècle
est d’être encore plus civilisé qu’il n’est. Le cerveau du crocodile et celui
Dans ce mouvement qu’il se donne et qu’il du surhomme cohabitent en nous
accélère sans cesse, il reconnait sa propre Mais Koestler ne s’en tient pas à l’objection.
libération. Ou, pour mieux dire, c’est le long Il pousse plus loin l’analyse. « Ce cerveau aux
et permanent effort qu’il soutient depuis potentialités encore pour 97% inconnues,
toujours pour se libérer qui a aboli les c’est, dit-il, le drame de notre espèce, car
conditions auxquelles on voudrait nous faire il est venu s’ajouter, sans en prendre le contrôle,
croire qu’il était adapté! Cette idée de libé­ aux cerveaux de nos ancêtres mammifères et
ration, indissolublement liée au plus profond reptiles. Le paléocortex reptilien et le méso­
du cœur de l’homme à l’idée de progrès, cortex mammifère cohabitent dans notre
n’implique-t-elle pas d’ailleurs que le cerveau crâne avec le néo-cortex de l’homme du
ne se sentait pas chez lui dans l’environ­ III' millénaire. Paléo et méso-cortex sont
nement qui l’aurait, nous dit-on, enfanté? figés, non évolutifs, comme ils l’étaient il y a
Tout sauvage qui en a l’occasion se jette sur dix ou cinquante millions d’années. Et ce sont
la civilisation comme un animal affamé sur eux qui contrôlent nos émotions. Voilà pourquoi
sa pâtée. Et les peuples les plus civilisés notre faim, notre soif, notre colère, notre
eux-mêmes progressent d’autant plus vite libido sont ceux du singe et du crocodile.
vers l’avenir qu’ils sont déjà plus avancés. L’autonomie physiologique des cortex ar­
Tout se passe donc comme si le cerveau que chaïques se traduit par l’impuissance de la
l’espèce homo reçut en cadeau dans les pensée consciente et rationnelle à contrôler
temps paléolithiques, était une fabuleuse notre comportement émotionnel. Elle explique
machine futuriste adaptée, non pas aux l’échec tragique de la morale, qui n’a pas
ténèbres intellectuelles de la caverne, mais progressé d’un pouce depuis Bouddha alors
bien à un avenir encore à découvrir. Et que, pendant le même temps, le néo-cortex
Koestler de rappeler ici une estimation fami­ découvrait la science et déclenchait l’essor
lière aux lecteurs de Planète: l’homme technologique. Toutes nos pulsions incons­
contemporain, dit-il, ne tire de son cerveau cientes, ajoute Koestler, tirent leur orien­

48 Arthur Koestler et la nouvelle vision de l'évolution


tation et leur puissance de ce qui en nous est nous ne savons rien, sinon qu’elles sont impi­
singe et crocodile. Le néo-cortex humain, toyables. Mais voici que l’investigation bio­
et même surhumain, ne fait guère que prêter logique nous en livre peu à peu les com­
à ces pulsions les moyens de l’intelligence. mandes. Le jour approche où l’on pourra
D ’où les guerres, les génocides, l’égoïsme de transformer l’homme en laboratoire au niveau
la lutte pour la vie visible jusque dans nos génétique, c’est-à-dire de façon héréditaire.
comportements les plus intellectualisés. La Il est donc urgent de préparer ce moment,
dynamique de l’homme reste reptilienne dans d ’y penser, de prendre la mesure des pro­
un milieu écologique entièrement fabriqué blèmes moraux qu’il nous posera. Le mot
par le néo-cortex. L’homme contemporain urgent, souligne-t-il, n’est pas chargé seu­
est un crocodile intelligent. » lement ici d’un vague sens moral, comme
quand les prédicateurs de toutes les religions
Le temps est venu pour l'homme proclament (depuis toujours et toujours en
de prendre l'évolution en charge vain) qu’«il est temps de changer». Cette
Une analyse si simple et si chargée de sens urgence est matérielle, physique: si nous
ne saurait évidemment être acceptée sans laissons les choses continuer sur leur lancée
discussion. Sa nouveauté, dans un domaine sans intervenir, la terre sera transformée en
jusqu’ici réservé aux incertitudes de la philo­ enfer et en chaos avant cent ans par la sur­
sophie, est précisément qu’elle prête pour la population, l’accélération des techniques et
première fois à une discussion objective. Est- l’emballement exponentiel des mécanismes au
il exact que les pulsions de l’homme contem­ travail sous nos yeux. Koestler semble ignorer
porain relèvent physiologiquement du paléo­ les travaux de François Meyer, André de
cortex? N otre cerveau reptilien rend-il Cayeux et Henri Prat sur l’accélération de
vraiment compte de tout? du suicide de l’histoire, mais son argumentation, fondée
Socrate, du sacrifice de Jeanne d’Arc, de la sur des études exclusivement anglo-saxonnes,
pensée de Simone Weil, de l’abnégation de n’en est que plus saisissante par l’identité
Gandhi ou de Schweitzer? Tous ces spé­ absolue des conclusions: comme leurs col­
cimens d'homo sapiens ont obéi à de puis­ lègues français, les savants de langue anglaise
santes pulsions irréductibles à la seule logique. aboutissent à prévoir la fin du monde actuel
Le néo-cortex semble donc capable (excep­ dans le siècle qui vient si rien ne vient
tionnellement, on l’accordera) de déclencher changer le cours des choses4.
lui aussi des pulsions, de libérer de l’énergie,
ou de contrôler les pulsions et l’énergie vitale Un bon nombre des exemples chiffrés cités
du paléo-cortex. Comment? Dans quelle par Koestler (explosion démographique, masse
mesure? Sous l’effet de quelles circonstances? des publications scientifiques, etc.) sont ceux-
Voilà ce qu’il faut chercher, et si les idées là même, avec les mêmes figures, les mêmes
de Koestler sont reçues avec le respect données numérales et les mêmes équations,
qu’elles méritent, peut-être verrons-nous la que cite de Cayeux. Sans préjudice du reste,
neurophysiologie apporter à nos grands pro­
4. François M eyer, professeur à l'université d ’Aix-MarseiJle : Problé­
blèmes moraux les moyens d’une solution. matique de l’évolution (P.U .F.); A ndré de Cayeux, professeur à la
C’est ce que croit Koestler. Jusqu’ici, dit-il, S orbonne: Trois milliards (tannées de vie (Encyclopédie Planète);
Henri P rat: Métamorphose explosive de 1‘Humanité (Encyclopédie
l’évolution biologique a obéi à des lois dont Planète).

Les ouvertures de la science 49


le livre de Koestler montre pour le moins que un peu devant cette vision d’un univers
la fin du monde actuel entre peu à peu dans la matériel en marche vers la réalisation d’ar­
conscience des savants de notre temps chétypes préexistants (et qu’il faudrait donc
comme le but inéluctable vers lequel nous appeler téléotypes). Préexistant où? et de
courons. quelle façon? Je sais que de telles questions
Car il est inéluctable, les analyses chiffrées, ne se prêtent à aucune attaque expérimentale
de plus en plus nombreuses et concordantes, et qu’il faut par conséquent les écarter de
ne laissent aucun doute à ce sujet. Ou bien, notre pensée. Mais, mais... Mais si la science
en effet, l’évolution actuelle (suite logique, doit bannir toute inquiétude, alors qu’elle
montre de Cayeux, de l’évolution biologique) nous donne le moyen d’effacer, dans la
se poursuit selon les lois qu’elle suit sans machine, tout vestige du fantôme qui l’habite!
dévier depuis trois milliards d’années, et
c’est l’effondrement par explosion. Ou bien Koestler finira par trouver
l’hômme intervient dans ce déroulement pour une certaine idée d'un dieu
lui imposer la métamorphose de son choix Et que restera-t-il de la science, elle-même,
et la terre accomplit sa plus profonde révo­ si elle y réussit? M ais si l’on parle de ces
lution depuis l’apparition de la vie. La archétypes, même sous forme interrogative,
communauté humaine telle que nous la et s’ils sont nécessaires à une interprétation
voyons en ce moment pour la première fois objective de l’évolution, il ne faut pas nous
depuis qu’elle existe est comme un fœtus à interdire d’y penser. M ais (surtout) si l’arché­
la fin du neuvième mois: elle n’a d’autre type de l’homme achevé et triomphant ayant
choix que l’accouchement ou la mort. entièrement conquis sa friche intérieure
— quatre-vingt-dix-sept pour cent de lui-
Koestler rejette même! — est de quelque façon scellé dès
le recours au mysticisme maintenant dans les choses comme l’arché­
Cet accouchement, quel sera-t-il? Là encore, type du phalanger volant l’était dans le corps
Koestler évite le piège de la spéculation phi­ du premier petit mammifère qui, il y a cin­
losophique: c’est à la science de donner sa quante ou soixante millions d’années, dé­
réponse. Peut-être a-t-il une idée derrière la boucha sur le sol australien, alors comment
tête. L’honnêteté, je crois, doit nous retenir échapper à l’idée vertigineuse qu’une pensée
de vouloir la deviner. Nourri aux sources les toute-puissante, organisatrice de toutes
plus orthodoxes du matérialisme dialectique, choses, est antérieure à la matière, et que
Koestler ne renie rien des méthodes de sa cette pensée, ô Pascal, pensait à toi depuis
jeunesse. Il rejette tout accès subjectif à le commencement du monde?
la vérité. L’illumination mystique, on s’en En vérité, je ne vois pas comment Koestler,
souvient, n’est pour lui qu’une forme de s’il vit assez longtemps, pourra se dérober
somnambulisme. La même horreur de toute au déterminisme de sa machine intérieure,
démarche incontrôlée lui fait rejeter le fal­ qui le conduit tout droit à l’idée de Dieu. Oh,
lacieux raccourci de la drogue. Le jeu de assurément, pas le Dieu de Thomas d'Aquin.
Prométhée n’est pas un cadeau de Jupiter. ni de Luther, ni de Voltaire, pas ce Dieu dont
Comme la Révolution, c’est un larcin. les théologiens, selon Valéry, voudraient nous
Cependant on ne peut s’empêcher de rêver faire croire qu’il est bête.

52 Arthur Koestler et la nouvelle vision de l'évolution


Il y a soixante ans, le matérialiste Jaurès
annonçait que l’idée de Dieu serait le
tourment de la fin du siècle. Eh bien, nous y
voilà, et c’est un fils spirituel de Jaurès qui,
au soir d’une vie de méditation et d’étude,
nous conduit jusqu’au seuil du nouveau
temple inconnu. Tout se passe, nous suggère-
t-il, comme si ce monde répondait à un
dessein. Tout s’y fait sans doute par causalité,
mais cette causalité sait où elle va. Nous
seuls, ne savons pas. Nous ne savons pas pour
l’instant, mais toute science se conquiert.
Certains philosophes feront, devant ce grand
livre, la petite bouche. Ils m ontreront que
rien de cela n’est neuf, que Giordano Bruno,
Diderot, Hegel, Renan et d’autres l’ont dit
avant Koestler. Sans doute. Quand Ader
quitta le sol pour la première fois à bord de
son avion, cela non plus n’était pas neuf : les
fées volaient depuis belle lurette.
Voilà trois mille ans que les philosophes
volent en songe, comme les fées. Accordons-
leur qu’ils avaient raison, ou du moins la
moitié d’entre eux, puisque l’autre moitié
réfutait (en songe) le vol imaginaire; sachons
gré à Koestler d’avoir tout repris à zéro avec
la règle à calcul de l’ingénieur. L’avion
d’Ader volait moins bien que les fées. Mais
ce n’est pas Melusine qui a atteint Vénus.
C est une fusée. Aimé Michel.

Pour en savoir davantage:


Arthur Koestler : The Ghost in the Machine (Hut-
chinson, Londonj. N otre dossier G ia p -W e s tm o re la n d :
Wilder Penfield: Langage et mécanismes cé­ LIRE EN PA G E 1 9 4 LA LETTRE
rébraux (P.U.F.).
Koestler se réfère abondamment aux études de DU PROFESSEUR G U IL L IE N
Konrad Lorenz et Tinbergen. Nous consacrerons Q U I F U T L 'E X A M IN A T E U R
prochainement un article à ces deux éminents
spécialistes de la psychologie animale. DE G IA P EN 1 9 3 7 .

Les ouvertures de la science


Nouvelle vision dans l'en seign em ent

Contre notre sous-développement pédagogique:

les machines à enseigner


A lain H ervé

Elles vienn en t d'arriver dans nos écoles


Il restera Les professeurs d ’un lycée techn iq ue forcent la porte du
studio où se trouve l’éq uipe m e n t é m e tte u r du circuit de télé­
aux professeurs vision intérieur, cisaillent les transmissions, court-circuitent
les câbles coaxiaux en y enfo nçant des punaises et arrosent
à faire de bière l’équ ip em ent électronique. De quoi ont-ils peur? Un
enfant de trois ans a p pre nd à lire, à écrire c o u ra m m e n t en
le plus utile: moins de six mois à 1 aide de la m achine E.R.E. (Edison
Responsive Environm ent) du d o c te u r M oore. De quoi va-t-on
apprendre se plaindre?
Les «m achines» arrivent dans l’enseignem ent. On dit «les
à apprendre. m achines» avec cette m êm e n ua n c e de respect et de crainte
que l’on em ployait po ur ces m onstres fum ants enferm és dans
la G alerie des machines de l’exposition de 1900. L’ensei­
g n e m e n t va vivre sa p rem ière révolution technologique.
La révolution arrive à tem ps et m êm e en retard. Il y a en
F rance au jo u rd ’hui douze millions d ’élèves, sept cent mille
enseignants. Un Français sur quatre est à l’école, 16,5% du
budget national leur est consacré. D em ain, selon les p ré ­
visions d ’Albert Bayet, un Français sur deux sortant de
l’enseignem ent supérieur devrait se co nsa c re r à l’ensei­
gnem ent. On imagine l’absurdité de la situation: des charges
Photo Holmès-Lebel.

sociales, fiscales aug m en tées de 20 à 4 0 % , la moitié de la

60 % finiront leurs études sans diplôme.


Écoliers scrutant les mystères
de la bande de Mœbius.
Chronique de notre civilisation 55
matière grise de la nation immobilisée à une éduqués. Au moment même ou notre civili­
tâche dont le moins que l’on puisse dire est sation réclame toujours davantage de matière
que la rentabilité en est douteuse. Un profes­ grise, où les nations s’achètent et se volent
seur agrégé, dont la formation a coûté plu­ les cerveaux, au moment où la nécessité de
sieurs millions d’anciens francs à la collecti­ l’éducation permanente annoncée par Gaston
vité, ne redistribuera jamais son savoir à plus Berger devient une urgence dans la plupart
de 3 000 élèves (si l’on multiplie le nombre des professions, lorsque la presque totalité
d’élèves de ses classes par le nombre de ses des citoyens de la civilisation technique est
années de carrière). Au même instant sans vouée à devoir s’instruire du berceau à la
doute, trois cents de ces professeurs agrégés tombe, il n’est ni souhaitable ni possible que
répéteront pour la nième fois consécutive et la moitié d’entre eux doive se consacrer à
pour leur grand ennui la règle de concor­ enseigner.
dance des temps.
Il est difficile d’imaginer plus fabuleux gaspil­ Lorsqu’en 1954 l’Américain Skinner, de l’uni­
lage d’énergie, lorsque les cerveaux font si versité Harvard, invente la première ma­
cruellement défaut dans le secteur de la re­ chine à enseigner, les professeurs tradi­
cherche. (États-Unis 23,3 chercheurs pour tionnels, héritiers de la scolastique, sont les
10 000 habitants, France 6 chercheurs pour derniers artisans des temps modernes: des
10 000 habitants.) Tout cet effort enfin pour ébénistes qui sculpteraient des fauteuils
aboutir au plus désastreux des rendements: Louis XVI à l’unité, des forgerons qui martè­
40% seulement des patients de l’ensei­ leraient des socs de charrues à l’époque des
gnement traditionnel finissent leurs études sièges moulés en plastique et des moisson-
avec un diplôme, ce qui signifie 60% de neuses-batteuses.
déchet. Skinner s’occupait de pigeons. Il leur ap­
prenait à reconnaître des cartes à jouer. Il y
La première machine à enseigner parvenait en fractionnant les exercices à
a été inventée pour des pigeons! l’extrême, ne passant à l’acquisition d’une
On a considéré jusqu’à présent et à juste titre nouvelle connaissance qu’une fois la précé­
que la qualité de l’enseignement était inver­ dente parfaitement assimilée. Finalement,
sement proportionnelle au nombre d’indi­ ses pigeons surent danser, jouer du piano et
vidus assis devant un professeur. Malheu­ au ping-pong. Un jour, Skinner s’avisa de
reusement, cette équation est absolument soumettre sa fille, qui ne « mordait » pas aux
contraire à celle du système dans lequel mathématiques, à la même méthode. Pour y
nous vivons actuellement, où, pour citer parvenir, il inventa simultanément l’ensei­
Louis Armand, « la qualité n’est qu’un sous- gnement programmé et une machine très
produit de la quantité». Plus une usine simple pour l’utiliser. Le fondement de l’en­
construit de voitures, meilleur sera chaque seignement programmé repose sur deux
modèle produit. Plus un journal a de lecteurs, principes:
meilleur il a la possibilité de devenir, ses 1. A l’aide de tests on définit précisément les
ressources et ses possibilités d’information connaissances initiales de l’élève avant de
augmentant. A l’inverse, plus on enseigne l’autoriser à apprendre. S’il ne peut répondre
d’individus à la fois, moins bien ils sont aux questions du test, on l’oriente vers un

56 Vision nouvelle en pédagogie : Les machines à enseigner


préprogramme qui devra l’amener au niveau choix, l’enfant doit désigner entre plusieurs
du programme. réponses celle qui convient le mieux.
2. Une fois définie la tranche de connais­ De la machine à choix multiples à la « machine
sances que l’on souhaite communiquer, on qui pense» il se passera à peine quelques
découpe celle-ci en séries d’« items » ou années. La « machine qui pense» se conduit
fragments de connaissance correspondant à en tout point comme un précepteur humain,
une unité logique de mémorisation. On la c’est-à-dire réplique à l’élève, réporid à ses
présente à l’élève sous forme de questions digressions, mesure son attention, ses progrès,
simples. Si l’élève répond de travers, on lui se plie à son rythme: un ordinateur est caché
présente immédiatement la réponse juste, dedans.
pour qu’il ne risque pas de mémoriser une Actuellement il existe sur le marché toute
erreur. A la fin du programme, on fait passer une gamme de machines à enseigner, chacune
un test général pour mesurer les acquisitions répondant à des besoins précis. Elles res­
effectives et non pas tant pour corriger sortissent à trois catégories essentielles :
l’élève que la qualité du programme. S’il y a 1. La machine individuelle, représentée entre
un pourcentage de réponses fausses dé­ autres en France par la MITSI qui, sous ce
passant 10%, cela signifie que le programme vocable de dessins animés, cache sa vocation
est mauvais plus complexe de « Monitrice d’instruction
Technique et Scientifique Individuelle».
L'élève a toujours raison, Face à face avec l’élève, elle contrôle
le programme toujours tort l’acquisition des connaissances et l’aptitude
Dans les méthodes pédagogiques tradition­ des élèves à les utiliser pour résoudre des
nelles, s’il y a erreur de la part de l’élève, on problèmes concrets. Agissant par la voix et
décidera qu’il est inattentif, paresseux; on l’image, elle peut également guider un
tape sur la table, on le renvoie à ses cahiers. apprentissage: montage et démontage d’un
C’est un cancre. outil complexe, initiation au maniement d’un
Dans la méthode programmée, l’élève a appareillage, etc.
toujours raison, le programme toujours tort. 2. Le système collectif de réponse: c’est en
Le moins doué de la classe mettra peut-être quelque sorte la remplaçante de l’examen et
plus longtemps que les autres à assimiler une de l’examinateur. Elle vérifie le niveau des
tranche de connaissance, mais il ne peut pas connaissances. Chaque élève possède un
ne pas y parvenir. clavier relié à un boîtier central qui enregistre
les réponses et les analyse.
Pour donner à la becquée cet enseignement 3. L’ordinateur au nom duquel est liée la pro­
en miettes, l’idée de machine s’impose immé­ messe des qualités les plus inimaginables et
diatement. Celle de Skinner, la plus simple, des désillusions les plus diaboliques, sans
est un rouleau. L’élève voit la question, parler de quelques illusions que l’on pourrait
tourne la manivelle, inscrit sa réponse, tourne immédiatement dissiper en disant que du
encore et obtient la réponse exacte. ventre d’un ordinateur il ne ressortira jamais
En 1956, un autre Américain, Crowder, que ce qu’on y a mis. L’ordinateur n’invente
qualifie les méthodes de Skinner de « linéaires ». pas. Mais s’il n’est pas imaginatif, il est
Il introduit dans la machine la notion de excessivement logique et rapide.

Chronique de notre civilisation 57


Photo Boubat/Réalités.

Avec la machine, l’élève a toujours raison,


Photo Mondadori-Press.

le programme toujours tort.


Les capacités enseignantes de l’ordinateur confier l’analyse du style de Jules Laforgue
impliquent celles de toutes les machines pré­ ou qu’on lui fasse définir les règles de compo­
cédentes et vont au-delà de celles du péda­ sition d’un tableau de Nicolas Poussin. Un
gogue le plus ingénieux. Car il dispose d’une ordinateur a déjà pu démêler parmi les
mémoire illimitée pour peu qu’on la lui épîtres de saint Paul lesquelles étaient apo­
donne et, à partir des milliers de données cryphes. Moins sorcier qu’il ne peut y
qu’il possède, d’une faculté d’analyse instan­ paraître, après avoir étudié statistiquement le
tanée. rythme de composition d’une épître, il a pu
reconnaître celles qui n’obéissaient pas à ce
L'ordinateur prépare la grande rythme. Passant de 1 analyse à la composition,
révolution de l'enseignement si l’on introduit dans un ordinateur la litté­
L’usage de l’ordinateur est limité par quelques rature policière des dix dernières années, il
inconvénients: son prix d’achat et son coût pourra dégager des structures, des stéréo­
de fonctionnement très élevés, la nécessité de types et éventuellement fournir le portrait
programmer ses connaissances, la liaison robot du roman policier condamné à devenir
avec ses interlocuteurs. un best-seller.
En regard de ces inconvénients, ses qualités
sont excessives. C’est avec lui que va com­ L’ordinateur est la machine par excellence,
mencer la grande révolution de l’ensei­ la machine à tout faire, d’une souplesse
gnement. Elle est déjà commencée aux d’emploi illimitée. Il peut informer deux
universités Harvard et Austin, de Stanford, cents étudiants ou bien ramener paradoxa­
du Michigan, de l’Oklahoma, du Texas qui lement l’enseignement à plusieurs centaines
utilisent des ordinateurs et, on peut le dire d’années en arrière, l’élève se trouvant seul
bien que ces projets ne soient pas encore à seul avec un ordinateur qui lui dispense
opérationnels, en France: à la faculté de un enseignement à sa mesure, changeant de
Médecine pour l’enseignement de la bactério­ méthode pour se faire mieux comprendre,
logie et de l’hématologie (début de l’ensei­ courant en avant lorsque l’élève demande
gnement fin 69); au laboratoire d’électricité des renseignements connexes, c’est-à-dire
générale du professeur Lecore à la faculté Fénelon précepteur du duc de Bourgogne,
des Sciences (début de l’enseignement dans situation qui était devenue une utopie édu­
quelques mois) et à Toulouse au laboratoire cative tandis que le nombre d’élèves allait
de l’informatique du professeur Laudet, pour augmentant.
l’enseignement de l’algol qui n’est pas un
langage tribal du Soudan mais un langage Les Américains vont mettre sur orbite
symbolique destiné aux ordinateurs eux- des satellites-bibliothèques!
mêmes et que doivent apprendre les ana­ Avec un ordinateur, un élève brillant ne sera
lystes et les programmeurs qui les fréquentent. plus freiné par l’ensemble de la classe et la
L’ordinateur fait de l’enseignement comme notion même de classe risque de disparaître.
Monsieur Jourdain de la prose. S’il ne peut On peut imaginer un élève arrivé à quinze
encore enseigner toutes les matières, c’est ans au niveau de mathématiques supérieures
une simple question de patience et de progrès tandis qu’il progresserait plus lentement en
technologique avant qu’on ne puisse lui biologie ou en histoire.

60 Vision nouvelle en pédagogie : Les machines à enseigner


Objection: on ne peut pas déplacer les ordi­ L’ordinateur a tendance à proliférer dans
nateurs. Ils sont lourds, fragiles, craignent tous les secteurs où on l’introduit. Dans le
la chaleur et le froid, la poussière, etc. domaine réservé à l’enseignement, on le
Réponse: on peut les interroger à distance trouve déjà partout, de la maternelle à l’uni­
par l’intermédiaire de pupitres reliés à l’ordi­ versité. Qu’il s’agisse de l’ordinateur lui-
nateur par câble ou réseau hertzien. On a vu même, pour les tâches les plus complexes,
récemment des médecins français envoyer un ou de ses sous-ordres (les machines à
électrocardiogramme de Paris via Telstar à apprendre du premier ou du second degré),
un ordinateur de Washington qui l’a étudié là où il ne s’agit que de guider des appren­
et qui a renvoyé son diagnostic à Paris en tissages ou d’enseigner des disciplines simples.
quelques minutes. Diagnostic meilleur que Parallèlement aux «machines à enseigner»
celui formulable par aucun cerveau humain proprement dites, les techniques audio­
grâce à la masse d’informations que l’ordi­ visuelles apportent leur concours massif à
nateur peut immédiatement consulter et l’enseignement.
comparer.
Les Américains pensent pouvoir résoudre Les enseignants vont cesser
définitivement d’ici à dix ans le problème d'être de simples instructeurs
des communications en plaçant la mémoire Particulièrement la télévision, moyen de cor­
des ordinateurs sur orbite. C’est-à-dire par respondance privilégié plutôt que machine à
l’intermédiaire de cristaux photo-sensibles, enseigner à proprement parler, mais qui va
de la taille d’un morceau de sucre, véhi­ également contribuer à résoudre l’inextri­
culés par satellites. Depuis le sol on pourra cable problème de la «main-d’œuvre» ensei­
consulter la mémoire, éventuellement l’ef­ gnante. Il y a en France un émetteur de
facer comme un tableau noir et la charger T.V. éducative, il y en a deux cents aux
d ’un nouveau contenu. Les bibliothèques États-Unis, la plupart financés par les uni­
vont monter au ciel. versités. En France 10 000 écoles équipées de
Dès maintenant, les étudiants de l’université postes récepteurs, au Japon 60 000. En
de Pennsylvanie correspondent, à l’aide de France, le lycée audio-visuel expérimental
claviers telex reliés par câbles, avec l’ordi­ ouvert en octobre 1966 à Marly-le-Roi donne
nateur du centre d’études de Yorktown. A le ton d’un modernisme que, pour une fois, il
Palo Alto, en Californie, une centaine ne sera pas nécessaire d’aller observer outre-
d’élèves de cinq à sept ans ont pour pro­ Atlantique. Modernisme, mot qui pour beau­
fesseur principal un ordinateur IBM 1500. coup d’esprits reste entaché d’un parfum
L’ordinateur leur pose des questions orales, d’hérésie et qui devrait tout simplement
qu’ils reçoivent par un casque, des questions signifier être contemporain de son époque.
écrites apparaissent sur un écran catho­ Ce n’est pas le lieu ici de démontrer les
dique, accompagnées de dessins, de films, multiples possibilités techniques de la télé­
de diapositives. L’élève répond par l’inter­ vision dans l’enseignement, mais on peut
médiaire d’un clavier de machine à écrire noter que si les cours inspirés du philosophe
et d’un crayon électronique avec lequel il Gaston Bachelard avaient été filmés il y a
discute les images qui lui sont proposées à 15 ans en Sorbonne, on pourrait les présenter
l’écran. aujourd’hui à de nouvelles générations d’étu-

C hronique de notre civilisation 61


Les machines vont rendre les professeurs
Photos Boubat/Réalités.

à leur mission socratique d ’éducateur.


diants. Si dans un établissement secondaire va se trouver libéré de la partie la plus aride
un professeur d’anglais a des qualités péda­ de son travail, celle d’instructeur. Il ne sera
gogiques supérieures à celles de ses confrères, plus celui qui «ânonne», qui «rabâche», qui
il serait injuste de ne pas en faire bénéficier « enfourne » et le plus souvent sans joie, dans
les élèves des autres classes qui apprennent des conditions inconfortables, à 45 élèves un
l’anglais. programme mal dosé. Il sera le chef d’or­
Télévision, enseignement programmé, ma­ chestre de l’éducation, l’arbitre, le formateur
chines à enseigner sont à la disposition de qui de têtes bien faites. « Il sera l’initiateur à la
veut bien s’en servir. Ce peut être l’armée vie sociale, communautaire, à l’éveil de
de l’air sur sa base de Rochefort. Ce peut l’esprit et de la sensibilité» (Bernard Planque).
être la centaine de laboratoires de langues Délivré de son rôle mécanique, il aura le
privés qui sont nés ces dernières années, qui loisir de dialoguer avec chacun de ses élèves,
se flattent d’apprendre en 200 heures et pour les machines à enseigner feront le reste. « Ne
I 500 F une langue étrangère et d’obtenir de fermez pas la porte, le Blount s’en chargera.»
meilleurs résultats que six ans d’ensei­
gnement classique, ce peut être des auto­ Actuellement, ce sont les professeurs qui sont
écoles, mais aussi des lycées et des écoles des machines, les machines vont rendre aux
primaires, des universités et des grandes maîtres leur fonction socratique. Parce qu’ils
écoles, malgré la répugnance qui se manifeste représentent une des classes sociales les plus
ouvertement. gâtées intellectuellement, parce qu’ils sont les
II semblerait que cette répugnance utilise plus aptes à comprendre, à s’adapter, ils vont
pour se justifier beaucoup d’arguments sen­ adopter avec enthousiasme les esclaves
timentaux du genre de celui que nous offrait mécaniques que la science leur offre et qui
un professeur ironique : « Mais ne pourrait-on doivent les délivrer de la part la plus ingrate
pas envisager de faire célébrer la messe par de leur métier, l’instruction, pour leur laisser
un ordinateur, il en serait certainement le loisir de l’éducation et de la formation des
capable?» esprits. S’ils se révoltent, ils seront les canuts
de la nouvelle révolution.
Ce qui revient à dire, au-delà de la plaisan­
terie, que l’enseignement est un sacerdoce, La révolution informatique va
l’éducation une fonction sacrée. Or jamais les bouleverser la société
plus chauds partisans des machines à ensei­ Si la révolution industrielle a mis cent ans à
gner n’ont prétendu dépouiller l’école de sa transformer les structures sociales de notre
fonction essentielle. Bernard Planque l’écrit société, il est à craindre que la révolution
dans son passionnant ouvrage qui vient de informatique ne les bouleverse beaucoup plus
paraître chez Casterman les Machines à rapidement. Nous en sommes en 1967, en
enseigner, il nous l’a répété : « L’école est France, au Moyen Age de l’informatique,
d’abord foyer de vie sociale, civique, d’ini­ pour ne pas dire de l’information. Il y a à
tiation morale. » Paris une seule grande bibliothèque ouverte
L’instituteur, le professeur, loin d’être menacé au grand public. C’est la bibliothèque Sainte-
par l’arrivée des machines — et qui n’a pas Geneviève. Elle a 735 places. Pierre Demarne,
peur de devoir céder sa place à une machine? — conseiller scientifique d’une grande com­

64 Vision nouvelle en pédagogie : Les machines à enseigner


pagnie d’informatique, décrit ainsi l’avenir elle n’est constamment alimentée par le flux
immédiat: « Dans cinq ans, un grand nombre des nouvelles acquisitions. « La seule chose
d’entreprises et d’institutions diverses dispo­ dont je suis sûr, écrit le psychologue Cari
seront de terminaux reliés à des ordinateurs Rogers, c’est que la physique, telle qu’elle est
qui pourront être employés pour l’ensei­ enseignée aujourd’hui et la chimie et la géné­
gnement et la documentation instantanée. tique et la sociologie et la psychologie et la
Dans dix ans, on peut imaginer la terre plupart des disciplines seront complètement
recouverte d’un réseau d’ordinateurs reliés passées de mode dans dix ans... aucune
entre eux et réalisant une véritable banque connaissance n’étant plus certaine, la seule
mondiale du savoir. » chose que nous puissions enseigner actuel­
L’avenir de l’informatique, cela signifie que lement, c’est d’apprendre à apprendre.»
partout où se trouvera un groupe humain qui Nous entrons dans une nouvelle ère de la for­
en éprouvera le besoin, il pourra entrer en mation de l’esprit humain. Une fantastique
communication avec un ordinateur par l’inter­ liberté de création va être offerte à l’homme
médiaire d’un combiné téléphone-télévision par la machine. Dans moins de dix ans nous
de la taille d’une visionneuse à diapositives saurons ce qu’il en aura fait. Alain Hervé.
et obtenir instantanément l’information
désirée.
La part faite à l'imagination
va devenir plus importante
En 1967, nous en sommes au tout début de
l’enseignement par machines, mais il y a déjà
des enfants de trois ans qui ont appris à lire
et à écrire couramment à raison d’une demi-
heure de travail quotidien sur une machine,
ce qui découvre d’autres possibilités que
celles jusqu’à présent admises de la capacité
à apprendre du cerveau humain. On peut
déjà imaginer que la part faite à l’imagi­
nation, aux facultés créatrices, aux capacités
d’analyse et de synthèse sera plus importante
que celle faite à la mémoire. Cette mémoire,
qui fut pendant des siècles à la base de notre
enseignement et une des facultés intellec­
tuelles les plus appréciées, risque d’être
supplantée par les innombrables mémoires
électroniques dont le contenu sera immédia­
tement disponible. La notion même de capi­
talisation intellectuelle disparaît au moment Pour en savoir davantage sur la question, lire:
où les sciences entrent en évolution continue, les Machines à enseigner, par Bernard Planque
qui vient de paraître aux éditions Casterman.
où la connaissance n’a plus aucune valeur si

Chronique de notre civilisation 65


spirituelle
LE DIEU
DEPA
une théologie
de la culture
par A ndré Brissaud

«Sa nouvelle En ce m om en t, aux États-Unis, l’œ u vre du philosophe et


théologien Paul Tillich connaît un succès aussi grand que
définition celle de Teilhard de Chardin.
de Dieu M ort à C hicago en octo bre 1965, Paul Tillich jouit d ’une célé­
est si brité grandissante dans le m onde anglo-saxon et dans le
m onde germ anique. Aux yeux de ses adm irateurs, il a nn on ce
révolutionnaire un renouveau de l’attitude religieuse occidentale.
que des millions Avec une a rg um entation dialectique parfois plus convain­
de non-croyants cante que l’a rgum entation lyrique de Teilhard, Tillich précise
les term es d ’une réconciliation de la m odernité et de la
s’aperçoivent religion.
soudain que, Ses ennemis sont de deux sortes. Les rationalistes, partisans
d ’une exclusive philosophie de la conscience et d ’un m onde
d’une certaine où la pensée calculante serait la seule pensée. Les traditio­
manière, nalistes, p o u r qui la religion n’est pas seulem ent «la d im e n ­
sion en p ro fo n d e u r de toutes les fonctions de la vie spirituelle
ils ont la foi.» de l’h o m m e» , mais le produit d ’une révélation venue d ’En
Haut. Pour ces derniers, Tillich est un philosophe athée,
« un théologien tu e u r de Dieu ».
Photo M. Desjardins/ Réalités.

Qui connaît Paul Tillich en France? Q uelques théologiens,


c atholiques et protestants. De rares philosophes. Et c e p e n ­
dant, on pouvait lire dans Réalités d ’avril 1965: « Sa nouvelle

Quiconque s ’interroge sérieusement


sur le sens de la vie est au bord de l’acte de foi.
La vie spirituelle 69
définition de Dieu est si révolutionnaire que docteur et de licencié, portaient sur la philo­
des millions de non-croyants s’aperçoivent sophie religieuse de Schelling pour laquelle
soudain que, d’une certaine manière, ils ont il conserva toute sa vie une grande admiration.
la foi. » Après la Première Guerre mondiale (qu’il fit
On connaît le fameux évêque de Woolwich, comme aumônier militaire), Paul Tillich com­
le docteur Robinson, auteur de Dieu sans mença une carrière professorale qui ne devait
Dieu (Honest to God), un des best-sellers de prendre fin qu’à sa mort, en octobre 1965, à
l’édition (près de 900 000 exemplaires vendus Chicago.
depuis sa parution en mars 1963). Il enseigna d’abord à Berlin, où il se rendit
Or, Paul Tillich est l’un des trois théologiens immédiatement célèbre par une retentissante
- avec Bultman et Bonhoeffer — maîtres à conférence qui annonçait tout son pro­
penser de l’évêque Robinson1. Les Éditions gramme : « De l’idée d’une théologie de la
Planète et les Éditions Casterman s’apprêtent culture». Paul Tillich ressentait déjà très
à révéler Tillich. Deux volumes viennent de vivement l’existence d’un fossé entre la
paraître: le Courage d ’être (Casterman) et religion et le monde de la culture (culture
Théologie de la culture (Éditions Planète). étant entendu dans un sens extrêmement
D ’autres suivront, tandis que les œuvres large: ensemble des activités par lesquelles
complètes, en langue allemande, sont en l’homme transforme la nature, se la soumet,
cours de publication, en douze volumes, l’ordonne et l’utilise pour des fins qu’il se
chez Evangelisches Verlagswerk à Stuttgart2. propose). Il se proposait de travailler à la
D’autre part, les Presses Universitaires de conciliation ou à la réconciliation de ces deux
France vont publier Introduction à la théo­ mondes. On trouve dans cette conférence
logie de la culture de Paul Tillich, thèse de une affirmation que Tillich ne cessera de
doctorat ès sciences religieuses soutenue à reprendre et de développer: « La culture est
Strasbourg par le pasteur Jean-Paul Gabus, la forme de la religion et la religion est la
professeur de théologie à l’école de théologie substance de la culture.»
du Proche-Orient, à Beyrouth \ Persuadé que cette Première Guerre mon­
diale allait marquer la fin de l’idéologie bour­
De l'idée d'une geoise, il fonda, avec quelques amis, le mou­
théologie de la culture vement du Socialisme religieux. Il s’agissait
Paul Tillich, né le 20 août 1886, à Starzeddel, pour Tillich, ici encore, de surmonter le
en Prusse orientale, était fils d’un pasteur divorce entre religion et culture: «Nous
luthérien. Il fit des études de théologie et de pensions qu’il était possible de combler ce
philosophie. Ses professeurs furent Ernest fossé en créant, d’une part, des mouvements
Troeltsch, Martin Kaehler, Wilhelm Herr- comme celui du Socialisme religieux, en
man, qui ont formé deux autres théologiens interprétant, d’autre part, d’une manière nou­
protestants de renom: Karl Barth et Rudolf velle, l’immanence mutuelle de la religion et
Bultmann. de la culture4.» Tillich et ses amis étaient
A vingt-cinq ans, il était docteur en philo­ convaincus qu’un nouvel ordre social ne
sophie de l’université de Breslau, et l’année pouvait qu’émerger de l’Allemagne en ruine,
suivante, licencié en théologie de l’univer­ que ce nouvel ordre serait négatif et auto­
sité de Halle. Ses thèses, pour le grade de destructif sans un fondement spirituel, re­

70 Le Dieu de Paul Tillich


ligieux. Toutefois, le Socialisme religieux
n ’atteignit q u ’une élite intellectuelle res­
treinte. Tillich v erra avec angoisse les masses
se to u rn e r vers le national-socialisme.
A près un séjour à l’université de M arbourg,
où il fit la connaissance de M artin Heidegger,
puis à celle de Dresde, Paul Tillich fut appelé,
en 1929, à o c c u p e r la chaire de philosophie
Tillich est par excellence
de l’université de Francfort, tenue jusque-là Fhomme de la synthèse, mais
par Max Scheler. d'une synthèse comprise dia­
De Francfort lectiquement comme réconci­
à Chicago liation des contraires, de
Il fut parm i les prem iers opposants au régime
hitlérien et gagna les États-Unis où il s’était
termes posés d'abord comme
acquis de nom breux amis qui p artag eaient ses des opposés. Ses auteurs
p ré occup atio ns d ’un reno uveau théologique favoris sont des philosophes
lié à une interprétation de l’histoire et à une
ou verture sur les prob lèm es sociaux et cul­ ou des théologiens qui uti­
turels. De 1933 à 1955, il o c c u p e ra la chaire lisent eux-mêmes cette dia­
de théologie philosophique de YUnion Théolo-
gical Seminary à New York. Il enseignera
lectique de la synthèse et non
ensuite à l’université H arvard, puis, en de la rupture, les premiers
dernier lieu, à celle de Chicago. D u ra n t toute philosophes grecs, Platon,
c ette période « a m é ric a in e» , Tillich s’inté­
ressera plus p a rtic u liè rem ent au co u ran t exis­ Origène, Denys VA réopagite,
tentialiste de la philosophie m odern e et à la Maître Eckhart, Bonaventure,
psychologie des profondeurs. C ’est à cette
période q u ’app a rtie n n e n t les textes de la
Thomas d'Aquin, Nicolas de
Théologie de la culture, ainsi qu e: The Pro­ Cuse, Jacob Boehme, Schleier-
testant Era, The World Situation, The Course macher, Hegel, Schelling et
to Be, The New Being, Christianity and the
Encounter o f World Religions, et les trois Rudolf Otto. Il n ’a jamais
volumes de Théologie systématique. cessé de chercher à unir le
1. S ur le livre et la p e n sée de l’é v ê q u e R o b in so n . v o ir Planète n" 13.
principe de protestation pro­
2. Il n ’e x istait ju s q u ’ici en fra n ç a is q u e : Amour, pouvoir et justice.
tra d u it p a r T h é o J u n k e r (P re sse s U n iv e rsita ire s de F ra n c e ) et Révélation
phétique du protestantisme
biblique et ontologie, tra d u it p a r Je an -P a u l G a b u s (P resses U n iv e rsita ire s
de F ra n ce ). avec la grande tradition mys­
3. O n p o u rra c o n s u lte r u tile m e n t un te x te trè s b rilla n t d e Je an B o sc:
« Paul T illic h , ch ristia n ism e et c u ltu re ». in Revue foi et vie. n- 3, 1966
(139, bd du M o n tp a rn a sse , P aris 6").
tique du christianisme oriental
4. Il y a une c e rta in e c o rre s p o n d a n c e e n tre ce m o u v em e n t du S o c ia ­
lism e religieux et le m o u v em e n t E sprit fo n d é e n tre les deux g u e rre s en
et médiéval occidental.
F ra n c e p a r le c a th o liq u e E m m a n u e l M o u n ier.

La vie spirituelle 71
une nouvelle
dimension
religieuse
En accord avec les interrogations modernes
«Celui Ce m onde religieux, sécularisé dans sa vie, sa culture, sa
science et ses techniques, éprouve une sourde angoisse. Ce
qui connaît n’est pas seulem ent la m enace atom ique qui l'épouvante. Ce
n ’est pas seulem ent la révolte des sous-développés qui l’in­
quelque chose quiète. Ce n ’est pas seulem ent l’incontrôlable expansion des
sciences et des techniques qui le soucie. Dans ses profondeurs,
de la profondeur il livre bataille à l’énigme éternelle: quel est le sens ultime
de la vie? Mais dans quelle situation affronte-t-il cette énigme,
connaît alors que les dogm es vacillent? Il bute sur l’ultime en récusant
une religiosité qui est c e p en d a n t conten ue dans le fait même
quelque chose de b u te r sur l’ultime.
Et les questions succèd ent aux questions: est-ce la fin de
de Dieu.» toute « religion », « fruit de la préten tion hum aine», com m e
l’affirme Dietrich Bonhoeffer? Est-ce la mort du christia­
nisme? Peut-on encore croire en Dieu? Si oui, ce Dieu est-il
en co re le Dieu de la Bible? L’absurde qui s’exprime si for­
tem e n t dans la littérature et dans l’art contem po rain s serait-il
la seule réponse à la question: où som m es-nous et où allons-
nous?
L’hom m e d ’a u jo u rd ’hui qui répugne aux croyances imposées
du deh ors n'est-il pas, par cela m êm e, en quête d 'une expé­
rience spirituelle p rofonde et vécue?

72 Le Dieu de Paul Tillich


Oui, répo nd Tillich. Et il répo nd oui en séculier, p ou r la simple raison q u ’il n’y aura
chrétien. C e p e n d an t, il c o n d a m n e à mort les pas de dom aine religieux. La religion sera de
Églises dont la prédication n'interpelle plus nouveau ce q u ’elle est essentiellem ent: le
l'h om m e au niveau de l’être et qui, m êlant foi fo nd em ent et la substance qui dé te rm ine nt
et superstition au d é trim e n t du réel sens toute la vie spirituelle de l’hom m e.
religieux, séparent clercs et laïcs, au détri­ « La religion révèle les profon deurs de la
ment d 'u n e société vécue com m e c o m m u ­ vie spirituelle de l’hom m e qui est h ab ituel­
nauté réelle. Mais il ne les co n d a m n e pas lem ent enfouie sous la poussière de notre
sans appel. Si elles sont toujours dépositaires vie quotidienne et le bruit de nos occu pation s
d 'u n e vérité, elles se doivent d ’effectu er une profanes. Elle nous c om m u niqu e l'expérience
révolution théologique hardie, afin que cette du Sacré, de quelque chose qui est in to u­
vérité soit sensible aux ho m m es d ’a u jo u r­ chable, terrifiant, sens ultime et source d'un
d'h ui: «L es hom m es doivent sentir que les courage ultime. Telle est la gloire de ce que
symboles chrétiens ne sont pas des absurdités nous no m m o ns religion. Mais à côté de sa
inacceptables p o u r l'esprit incrédule de notre gloire, on trouve sa honte. La religion se
temps, mais q u ’ils visent ce qui est exclusi­ constitue elle-même en valeur ultime et
vem ent du d om aine de notre intérêt dernier, méprise le dom aine profane. Elle fait de ses
à savoir le fondem ent et la signification de mythes et de ses doctrines, de ses rites et de
notre existence et de l’existence en général.» ses lois, des absolus et elle persécu te ceux qui
Dans l’esprit de Paul Tillich, la théologie de refusent de s’y soum ettre. Elle oublie que sa
la culture est une théologie qui désocculte le propre existence est la con séq ue n c e de l’alié­
religieux et d on ne à tout le dom aine profane nation tragique de l'h om m e séparé de son
sa dim ension religieuse. Dans cette p e rsp e c ­ être a uthentique. Elle oublie q u ’elle est le fait
tive, elle est une analyse religieuse du m onde de circonstances ém in e m m e nt critiques.
de la culture et non une annexion p o u r la
christianiser. La religion comprise
au sens large du m o t
La gloire et la honte » Telle est la raison de la réaction passionnée
de la religion qui soulève le m onde profane contre la re­
«Si la religion est présente dans toutes les ligion, réaction dont les c o nséqu ences sont
fonctions de la vie spirituelle, pourquoi tragiques p o u r le dom aine séculier lui-même.
l'hum anité a-t-elle développé la religion C ar le d om aine religieux et le d om aine
comme un domaine particulier parmi d'autres, séculier partagent la m êm e condition. Ils ne
dans le mythe, le culte, la dévotion et les ins­ sauraient être séparés l’un de l’autre; l’un et
titutions ecclésiastiques? Il n’y a q u ’une l’autre devraient c o m p re n d re que leur exis­
réponse. C ’est à cause de l’aliénation tra ­ tence co m m e entités séparées constitue un
gique qui sépare la vie spirituelle de l'hom m e cas critique, qu'ils ont tous deux une origine
de la base et de la p ro fo n d e u r qui lui sont co m m un e dans la religion comprise au sens
propres. D 'a p rè s le visionnaire qui a écrit le large du mot, c ’est-à-dire dans l’expérience
dernier livre de la Bible, il n ’y a u ra pas de de la préo cc u p a tio n ultime. C ’est dans la
temple dans la Jérusalem céleste, car Dieu mesure m ême où ceci aura été com pris que le
sera tout en tous. Il n ’y aura pas de dom aine conflit entre le religieux et le profane sera

La vie spirituelle 73
surmonté et que la religion redécouvrira sa pour aboutir à Dieu, mais le Dieu que l’on
place véritable dans la vie spirituelle de découvre ainsi n’est qu’un Dieu à l’image de
l’homme, à savoir dans ses profondeurs. Et l’homme et de ses préoccupations. Il n’est pas
c’est à partir de là qu’elle peut donner subs­ le Dieu vrai et vivant qui se révèle en Jésus-
tance, signification dernière, jugement et Christ et dont l’Écriture rend témoignage.
courage créateur à toutes les fonctions de Si l’homme moderne veut vraiment ren­
l’esprit humain.» ( Théologie de la culture, contrer le Dieu vivant, il doit accepter de
chapitre I.) Le christianisme est-il capable se laisser librement et radicalement confronter
aujourd’hui de répondre à la quête religieuse par Lui, en abandonnant tous ses préjugés et
de l’homme moderne, d’ouvrir avec lui un toutes ses présuppositions. Il faut laisser à la
dialogue qui soit éclairant et pour lui source Parole de Dieu et à son autorévélation toute
de guérison et de salu t1, de réconciliation son initiative et sa souveraine liberté. Tillich
avec le fondement de son être? s’associe pleinement à cette critique de la
pensée chrétienne libérale et moderniste,
L'Évangile moderniste ou libéral mais il refuse toutefois d’en tirer les conclu­
n'interpelle plus l'homme sions radicales que Kierkegaard ou Karl
Dans son introduction à la Théologie de la Barth ont cru devoir adopter. On aurait tort
culture, Jean-Paul Gabus écrit: « La théologie d’identifier le message chrétien à un « exclu­
protestante moderne, de Kierkegaard à Karl sivisme», à une dialectique du pur atta­
Barth, s’est plu à souligner la rupture et la chement et de la rupture. Le Christ des
discontinuité qui existent entre Evangile et Évangiles n’est pas un événement exclusif; il
culture, foi et religion, Église et monde, est, au contraire, un événement inclusif, à
l’interpellation de la Parole de Dieu et la portée universelle, qui rassemble en lui toutes
problématique humaine, théologie et philo­ les vérités et toutes les recherches de
l’homme.»

art.
sophie. Elle a cru devoir condamner sévè­
rement et une fois pour toutes les tentatives

of modem
opérées au xix1 siècle pour adapter le message De la nécessité
chrétien au monde moderne. Ces tentatives du mythe
n’avaient en effet abouti qu’à une abdication Pour Tillich, tout langage religieux est un

Photos Choi Min Shik et À rthur Lavine/ Muséum


et à une trahison du message chrétien au langage symbolique. Le langage religieux,
profit des idéologies bourgeoises et scientistes tout en empruntant ses concepts et ses
de l’époque. L’évangile «moderniste» ou images à la réalité finie et conditionnée,
«libéral» n’interpelle plus l’homme. Il perd entend désigner à travers ceux-ci une réalité
tout caractère prophétique ou révolution­ infinie et inconditionnée. Le langage religieux,
naire. Il n’est plus cette mise en question comme le langage poétique ou artistique, ne
radicale de nos vies par la Parole de Dieu. Il doit jamais être compris littéralement. Il veut
est au contraire l’autojustification de l’homme désigner autre chose que ce que les mots
et de son aliénation. Par souci d’apologétique, désignent en premier lieu. Mais Tillich pré­
on part de l’homme et de sa problématique cise bien qu’il ne s’agit pas de «démythiser»
le message biblique, seulement de le « délitté-
1. O n d o it se ra p p e le r, p réc ise T illic h , q u e le te rm e salut v ien t du
latin salvus ou salus qui signifie guéri ou intègre, et l’o p p o se à un
raliser». Nuance importante. Pour Tillich, la
é ta t de ru p tu re e t d e d issociation. religion ne saurait se passer de l’expression
(Suite page 83.)

74 Le Dieu de Paul Tillich


Paul Tillich: La religion
Photo La vie catholique.

n’est pas unefonction


Photo John Craven/Rapho.

spéciale de la vie
Monastère de Monte-Olivetto.
photo Ionesco/Réalités.

spirituelle de l’homme,
Laboratoire atomique de Windscale,
photo Caméra-Press/Holmès-Lebel.

mais elle constitue


La rosace de Noire-dame,
photo Truchon! Club du Va! de Bièvre.

la dimension en profondeur
Photo Dynamic Service.

de toutes ses fonctions


Nous sommes certainement devenus irreligieux si
l’on identifie la religion au théisme, à la croyance
en un Dieu personnel et transcendant dont on pour­
rait prouver ou réfuter l’existence. Mais, observe
Tillich, la religion peut être comprise dans un sens
beaucoup plus large et existentiel, comme l’orien­
tation de l’esprit humain vers l’ultime, l’infini,
l’absolu, « le fait d’être saisi par une préoccupation
ultime». Notre époque, dans ce sens, est tout aussi
religieuse que les précédentes. Les hommes aujour­
d'hui ne sont pas moins préoccupés par la quête
d’une vérité, d ’une justice sociale et d ’un sens
ultimes, que ce soit dans le domaine du langage, de
la philosophie, de la psychologie des profondeurs,
de la littérature, de l ’art, de la science, de l ’édu­
cation, de l’éthique, de la politique. La Théologie
de la culture de Paul Tillich ne se propose d ’autre
but que de nous aider à prendre conscience de cette
dimension «religieuse» qui inspire toutes les grandes
créations et transformations culturelles de notre
époque.

82 Le Dieu de Paul Tillich


mythique. Le mythe est toujours porteur de « Le nom de la profondeur et du fond infini,
sens. Le mythe est une création de l’esprit inépuisable de tout être est Dieu. Cette pro­
humain dont le contenu exprime la préoccu­ fondeur est le sens même du mot Dieu. Et si
pation dernière de l’homme. La raison, cons­ ce mot n’a pas beaucoup de signification
ciente de ses limites, projette dans le mythe pour vous, traduisez-le en termes de pro­
des aspirations qui sont les siennes et dont fondeur: parlez des profondeurs de votre vie,
elle sait qu’elles ne coïncident pas avec la de la source de votre être, de ce qui est ulti­
réalité ordinaire. mement le plus important pour vous, de ce
que vous prenez au sérieux sans aucune
Ce que signifie Dieu réserve. Pour y arriver, il vous faudra peut-
comme symbole religieux être oublier tout ce que vous avez appris de
«Dieu», comme symbole religieux, doit être traditionnel au sujet de Dieu, peut-être son
compris à partir du problème de l’être. La nom lui-même. Si vous savez que Dieu veut
première affirmation de la théologie chré­ dire profondeur, vous savez beaucoup sur lui.
tienne c’est que Dieu est l’Être lui-même Vous ne pouvez pas désormais vous dire
(Deus est esse ipsum), « le fondement et l’abîme athée ou incroyant. Car il vous est impossible
de tout ce qui est», la réalité ultime, au-delà de dire ou de penser: « La vie n’a pas de pro­
de toutes nos représentations. Elle présup­ fondeur; la vie est creuse; l’être lui-même
pose la coïncidence ultime de l’absolu re­ n’est que surface...» Celui qui connaît
ligieux et de l’absolu philosophique. Cette quelque chose de la profondeur connaît quel­
affirmation, Dieu est l’Être même, précise que chose de Dieu.» {The Shaking o f Foun­
Paul Tillich, est la seule affirmation théolo­ dation, page 63.)
gique à être à la fois symbolique et non De ce fait, Tillich estime qu’il n’est pas néces­
symbolique. Il écrira: «En tant qu’être en saire d’être croyant au sens habituel de ce
soi, Dieu est la réalité dernière, vraiment mot pour aller à la rencontre de Dieu. Tillich
réelle, le fondement et l’abîme de tout ce qui distingue la croyance et la foi. La croyance
est réel. En tant qu’il est le Dieu que je consiste à accepter quelque chose dont on
rencontre de personne à personne, il est le n’a pas une connaissance immédiate tandis
sujet de toutes les affirmations par lesquelles que la foi consiste à être saisi par une préoc­
j ’exprime ma préoccupation dernière. Tout cupation ultime au sujet de la Réalité ultime
ce que nous disions de l’être en soi est à laquelle on donne le nom symbolique de
emprunté à la matière de notre réalité finie Dieu. Tillich affirme: «Quiconque est saisi
et appliqué à ce qui transcende infiniment le d’une telle préoccupation, quiconque s’inter­
fini. C’est pourquoi notre langage ne saurait roge sérieusement sur le sens de la vie est au
avoir un sens littéral. Tout ce que l’on dit au bord de l’acte de foi. »
sujet de Dieu dans un sens littéral est faux à
son sujet. Le langage symbolique au sujet de « Je trouve qu'il faut
Dieu n’est pas moins vrai que le langage en finir avec le théisme »
littéral, c’est même la seule façon vraie de Tillich repousse une certaine conception
parler de Dieu.» (Amour, pouvoir et justice, théologique de la religion qu’il nomme le
page 68.) « théisme »: « Le théisme transforme nos
Autre texte capital de Paul Tillich: rapports avec Dieu en une rencontre entre

La vie spirituelle 83
deux personnes qui peuvent ou ne peuvent mystique avec Dieu, fo nd em ent de l’Uni-
pas se rejoindre mais d on t c ha c un e est une vers *.» Il faut n oter que Tillich s’écarte assez
réalité ind ép end an te de l’autre. Il y a d 'une c o n s id érab lem ent de la théologie p ro tes­
part un être qui est Dieu et d ’autre part un tante traditionnelle aussi bien libérale q u ’o r­
être qui est l’ho m m e. Dieu entre ainsi dans thod ox e p ou r rejoindre les grandes intuitions
la catégorie des relations sujet-objet-, qui mystiques d ’un Origène, d ’un G régo ire de
définissent les ra pports humains. En tant que Nysse, d ’un saint B onaventure ou d ’un saint
sujets, nous voyons Dieu com m e un objet, en T h o m a s d ’Aquin. Parfois, il en vient m êm e à
tant que sujet, Dieu nous voit com m e des rejoindre les c on ceptio ns p u re m e n t im per­
objets. Mais parce que Dieu est tout-puissant sonnelles de Dieu que l’on retrouve chez les
et omniscient, il peut, lui, me tra nsform e r en mystiques de l’Inde ou enco re chez des mys­
un objet qui n’est rien de plus q u ’un objet. Il tiques chrétiens hétérodoxes co m m e M aître
me prive de toute ma subjectivité. En E ckhart et Jaco b Boehme.
revanche, moi qui ne suis pas tout-puissant,
je ne puis lui rendre la pareille. Dieu m ’a p p a ­ « Une incertitude objective
raît donc co m m e un tyran invincible contre est la plus haute vérité... »
lequel toute révolte est brisée d ’avance, et ce On est là en présence d ’une mysticité à l’état
perpétuel échec ouvre la p orte au désespoir. pu r et d ’une logique de la mysticité qui peut
Et c ’est ce Dieu-là q u ’ont voulu tu e r des a tta q u e r de m anière radicale à la fois les c a r­
hom m es com m e Marx, Nietzsche, Freud ou tésiens m o dernes et les croyants orthodoxes.
Sartre. Et je trouve que, sur ce point, ils ont Tillich, en ce sens, dévoile la religiosité
raison, je trouve q u ’il faut en finir avec le inhérente à tout le co u ra n t de la pensée o n to ­
théism e \ » logique et de la philosophie existentielle si
fortem ent illustrée p a r le génie allemand,
Pour Tillich, avec Schelling, Kierkegaard, Jaspers, H ei­
Dieu n'est pas une personne degger. Ceux qui ont besoin de certitudes et
P our Tillich, Dieu n ’est pas une personne de croyance imagée et c h e rc h e n t celles-ci,
mais Dieu peut établir ses relations avec soit dans la science com m e Église, soit dans
l’hom m e sur un mode personnel co m m e il le les Églises, ne peuvent que se sentir p ro fo n ­
fit avec A b ra h am , Isaac ou Jaco b. « Parce d é m en t «déran gés» par la lecture de Tillich,
q u ’il est infini, Dieu est supra-personnel. qui d éc a p e l’être. Mais Tillich lui-même se
Mais parce que l’h om m e est une personne, réfère à la magnifique parole inspirée et p r o ­
Dieu, p o u r e n tre r en con tact avec l’hom m e, p re m e n t religieuse de K ierkegaard: « U ne
peut se m anifester sur un plan personnel. Il incertitude objective app ro priée ferm em ent
devient un Toi que mon Moi peut aimer. Et par l’expérience personnelle la plus pas­
c ’est pourquoi dans to ute tradition religieuse sionnée, est la vérité, la plus haute vérité
nous avons des prières qui exprim ent des q u ’un individu existant puisse atteindre.»
relations d ’a m o u r entre un Toi et un Moi. Y a-t-il une vérité éternelle? Je le crois. Mais
Mais, parallèlem ent, dans to ute religion supé­ je ne puis en tém oigner. Je ne puis tém oigner
rieure, il y a une ap pro c h e de Dieu qui trans­ que de mon ra pport vécu avec elle.
cende la relation Toi-M oi. C ’est l’attitude 2. In terv iew de Paul T illic h p a r T an n e g u y de Q u e n é ta in , pu b liée
dan s la rev u e fran çaise Réalités d ’avril 1965.
contem plative qui aboutit à une réunion 3. Réalités, op. cit.

8 4 Le Dieu de Paul Tillich


Un événem ent
L’œ uv re de Paul Tillich est d ’une e x tra o r­
dinaire complexité. N ous n ’avons pu, ici,
q u ’en d o n n e r un ap erçu squelettique. Telle AVIS
q u ’elle est, cette pensée appelle de multiples
questions fécondes. L’am p le u r des problèm es
qui ont habité Tillich est à la m esure de notre
Enfin un
temps.
C o m m e l’écrit Jean-Paul G a b u s: « A u c u n tourism e différent
a utre théologien co n te m p o ra in , à part, peut-
être, Teilhard de C hardin, n ’a cherché
com m e Tillich à édifier une synthèse aussi
grandiose de toutes les aspirations de notre
P lanète vous propose
époque. C ’est pourq uoi aussi cette théologie
aux puissantes résonances philosophiques UN VOYAGE
o ccup e une place unique et exceptionnelle
dans la réflexion c o n tem p o ra in e (...) Paul
Tillich a trouvé le m oyen de s’adresser au EN IN D E
plus p rofond de notre être et de nous faire
Un pèlerinage
entrevoir le chem in d ’une réconciliation pos­
sible et au th e n tiq u e entre la culture c o n te m ­ aux sources
poraine et la foi, l’intelligence et le cœ u r, de la spiritualité
les c o ncepts et les symboles.» trad itio n n elle,
C ’est dire que la publication en F rance des une con fro n tatio n
œ uvres de Tillich est un événem ent. avec les dram es
A n dré Brissaud. d ’un pays
du T iers M onde

D es visites,
des circuits, mais
aussi des ren co n tres,
des en tretien s

T ous
les renseignem ents
sur ces vacances
pas com m e les autres
page 189.

La vie spirituelle 85
Stonehenge décodé
Qui a construit il y a 4000 ans
cet observatoire astronomique?
Dominique Arlet

Les mégalithes livrent leurs secrets


Avec l'aide Blocs de grès, dressés ou terrassés, enfermés à jamais dans un
cercle magique de terre nue, lourds de dizaines de tonnes,
d’un ordinateur, Vieux de milliers d’années; cathédrale écroulée d’une huma­
nité inimaginable; immobilité et silence du monde minéral;
un astronome témoignage irréfutable... mais de quoi? de qui? de quand?
C’est Stonehenge. Là, comme à Gizeh, à Carnac, à Tiahua-
américain naco, devant des pierres monumentales qui ne sont pas à sa
mesure, l’homme moderne sent frémir quelque chose en lui,
révolutionne au tréfonds de son esprit et de son corps, quelque part dans
les abîmes de l’inconscient collectif. D ’anciens dieux
l'archéologie. bougent dans leur sommeil mythique. L’imagination s’invente
des alibis: Stonehenge, c’est un temple druidique, une cons­
truction des Atlantes, une œuvre des géants de l’âge de
pierre. La science hésite. Mais voici qu’un astronome amé­
ricain, homme de science autant que d’imagination, vient de
proclamer: « Il ne peut pas y avoir de doute, Stonehenge était
un observatoire.» Il est sûr de son fait. Il a «déchiffré»
Stonehenge. Il en fournit les clefs dans un livre de quelque
deux cents pages1. Il a donné un sens aux gigantesques
hiéroglyphes de pierre. Ils étaient muets. Ils nous parlent.
Et que disent-ils?
1. Stonehenge decoded, p a r G e ra ld S. H aw k in s avec la c o lla b o ra tio n d e J o h n B. W h ite, éd it. D ell
P u b lish in g C o ., In c ., N ew Y o rk , 1965.

Des milliers de tonnes, des dizaines de siècles:


le mystère Stonehenge.
Les civilisations disparues
G erald S. Hawkins, p rofesseur d ’astronom ie présenter assez en détail po ur c o m p re n d re la
à l’université de Boston et chargé de re­ théorie de l’a stro no m e am éricain.
cherches à H arvard, est un savant éclectique. N ous voici d onc à Stonehenge, dans la plaine
Il a à son actif aussi bien une théorie d o u c e m e n t vallonnée de Salisbury, entre
générale de l’univers que des études très G alles et Cornouailles, près d ’une rivière
spécialisées, par exemple sur les t e c tite s 2. Il tranquille, l’Avon. Une rase c am p ag ne sous
est d ’origine anglaise. Il y a q uelques années, un ciel dégagé. Une légère brise m arine:
il fut ra m e n é dans son pays natal: il était l’A tlantique n’est pas très loin. On p rend une
affecté à une base e xpérim entale de missiles route assez proche de celle q u ’am é na g èren t
installée dans le sud-ouest de l’Angleterre, à jadis les bâtisseurs de Stonehenge et qui
Larkill. C ’est à 1,5 km de Stonehenge. suit une ligne de crête, reliant l’Avon au
Hawkins ne savait rien de Stonehenge, sinon m o nu m ent. Le m o n u m e n t lui-même apparaît
que le matin du solstice d ’été, c ’est-à-dire le en ruine et plus ou moins en désordre.
21 juin, en se plaçant au milieu du m o n u ­ Sa structu re initiale était p arfaitem en t rigou­
ment, on voit le soleil se lever au-dessus reuse. Son plan est le suivant: une c irco n ­
d ’une des pierres placées à l’écart des autres. férence de 115 m ètres de diam ètre, délimitée
Subitem ent, l’imagination de l’astrono m e par un fossé b ordé de deux talus, l’un inté­
s’enflamma. Il se fit archéologue. rieur, l’autre extérieur, et ne c o m p o rta n t
q u ’un passage p o u r l’en trée ; presque im m é­
Les archéologues avaient déjà d ia te m e n t co ncentriq ue, un cercle de 56 trous
reconstitué le plan com plet du site dits « tro u s d ’A ubrey», d ’après le nom du
Mais on ne peut pas a b o r d e r ainsi la thèse savant qui les découvrit au x v n r siècle; inscrit
Hawkins. Elle se fonde sur un n om bre assez dans ce cercle et p e rpendiculaire à l’entrée,
considérable de faits q u ’il faut connaître. un rectangle délimité aux q uatre angles par
D ’ab ord , q u ’est-ce que Stonehenge? Des des pierres, dont il ne subsiste que deux; un
mégalithes: des « g ran de s pierres». Les F ra n ­ cercle de 31 m ètres de diam ètre, c o m p o rta n t
çais sont à tort p ersu adés q u ’il s’agit d ’une 30 pierres de 25 ton nes c h acune, reliées les
spécialité breto nn e. Il y en a dans le m onde unes aux autres par des linteaux, form ant
entier. Des «m en h irs» , pierres fichées verti­ donc une suite continue de dolm ens: la roche
c alem ent dans le sol. Des «d olm e n s» , deux d on t ils sont faits est du «sarsen» ; un cercle
ou plusieurs menhirs couverts p a r une table de 59 «pierres b le u e s » 4; un fer à cheval,
horizontale (ou linteau). Des « c ro m le c h s» , orienté vers l’entrée, de dix m onstrueux blocs
ensem bles de pierres circulaires, elliptiques, de sarsen, pesant c hacun une cinq uantain e de
rectangulaires. Élevés il y a quelq ue 4 000 ans. tonnes, reliés deux à deux p a r des linteaux
Stonehenge est un c rom lech — « le plus beau, horizontaux, ce qui forme d on c cinq dolm ens
le plus parfait, le plus ém ou vant de tous les qui, ici, p o rte n t la dénom in atio n spécifique
m on um en ts mégalithiques'1». 300 000 to u ­ de «trilithes» (c’est-à-dire «trois pierres»);
ristes le visitent cha q u e année. Ce sont sur­ un fer à cheval de 19 pierres bleues; trois
tout des touristes anglais. Mais ce n’est pas monolithes ou m enhirs: l’un, au centre, dit
avec leurs yeux q u ’il faut reg ard er S to ne­ «autel», l’autre, à l’en trée, dit « p ie rre du
henge. Le plan com plet a pu être recons­ sacrifice»5, le dernier, à l’ex térieu r du fossé
titué par les archéologues. Il convient de le et placé au milieu de l’avenue d ’accès, dit

88 Stonehenge décodé
« Heel stone», m ot d on t l’étymologie est C ’était un peu c om m e si on avait am ené
incertaine et qui est do nc intraduisible; enfin, O scar à Stonehenge et q u ’on l’ait prié de si­
pra tiq u e m e n t invisibles sur le terrain et en gnaler ce q u ’il voyait dans le ciel, tel mois, tel
partie conjectu rau x, entre les trous d ’A ubrey jo u r, à telle heure, entre tel et tél mégalithe.
et les 30 sarsens, deux cercles co m p o rta n t Les circuits électron iq ues se m irent au tr a ­
l’un 30 trous, l’autre 29 trous, baptisés respec­ vail. Le résultat fut surp re n a n t, p o u r Hawkins
tivem ent Y et Z. tout le premier.
Si les planètes et les étoiles étaient c o m p lè ­
On devinait des intentions te m e n t dédaignées, Stonehenge pe rm e tta it en
complexes; mais lesquelles? revanche de re p ére r toutes les positions signi­
Tel est Stonehenge. La simple nom e n cla tu re ficatives de la lune et du soleil et de suivre
de ses constituants laisse deviner des inten­ leurs variations saisonnières. Les graphiques
tions com plexes peut-être, mais s û re m e n t très et les tableaux établis par H awkins ne laissent
précises. Hawkins en eut l’intuition. Il aucun do ute sur le sujet. C ’étaient des co n clu ­
regarda, co m m e tant d ’autres, depuis l’autel sions excitantes au plus haut point p o u r l’im a­
et à travers une des arch es du cercle de sar­ gination. N otre astron om e américain ne
sens, le soleil du solstice d ’été se lever à la s’a rrê ta pas là. O scar venait d ’expliquer à
pointe de la Heel stone. Et si c ’était bien une quoi servaient les mégalithes. Mais il n ’y a
tradition venue du fond des tem ps? Mais pas que des mégalithes à Ston eheng e: ses
alors, à quoi servaient toutes ces autres con struc teu rs ont élevé des pierres, ils ont
pierres, ces trilithes, ce rectangle, ces trous? aussi creusé le sol. 56 trous d ’Aubrey.
T out cet ensem ble ne recélait-il d ’autres ali­ 30 trous Y. 29 trous Z. 56, 30, 29... A quoi
gnem ents astro nom iq ues valables, o utre celui pouvaient bien co rre sp o n d re ces chiffres?
du lever du soleil du solstice d ’été? Une fois le prob lèm e posé, les d on nées
étaient assez simples: les hom m es de S to ne­
Un prem ier exam en convainquit rapidem en t henge sem blent n ’avoir consacré leur a tte n ­
H aw kins q u ’il y avait une b onne centaine tion q u ’au soleil et à la lune. Les levers, les
d ’alignem ents possibles. C o m m e n t rep érer couchers, les culm inations de chacun de ces
ceux qui étaient significatifs? Il se passe tant astres sont certes dignes d ’intérêt. Mais bien
de choses dans le ciel q u ’un tel décryptage, plus encore certa in em en t ces événem ents
te rriblem ent fastidieux, eût pris des mois et spectaculaires où le soleil et la lune se re n ­
des mois. H awkins est un A m éricain : pou r c o n tre n t: les éclipses.
résoudre son pro blèm e d ’archéologie préhis­ L’astronom ie m od erne se consacre moins à
torique, il d écida de s’assurer le conco urs l’observation des rythm es q u ’à la physiologie
d ’un ordinateur. Lequel fut affectu eu sem ent des mécanismes. Mais Hawkins se souvint
baptisé «O sc a r» . H awkins en parle com m e
2. S u r ce su je t, v o ir d an s Planète n" 32 •< la L o ngue C h asse de T o u c h e
s’il s’agissait d ’un con frère particulièrem ent Skad d in g ».
c o m p é te n t et coopératif. Il fournit à O scar 3. h e rn a n d N iel, Dolmens et Menhirs, co lle c tio n <• Q u e Sais-je », Presses
U n iv e rsita ire s d e F ra n ce .
d ’une part les alignem ents possibles de S ton e­ 4. Le « sa rse n » ou « p ierre d es S arrazin s » est u n g rès; les « p ierres
b leu e s ». b ien q u e g ro u p ée s sous u n e m êm e d é n o m in a tio n , so n t soit
henge, d ’autre part les positions-clefs (levers, des ro ch e s v o lca n iq u e s, so it du g rès, soit du ca lc a ire .
couchers, culminations, etc.) des principaux 5. C es deu x d é n o m in a tio n s o n t é té é ta b lie s alo rs q u e l’o n cro y ait
S to n e h en g e un m o n u m e n t d ru id iq u e . C e qui n 'e st n u lle m en t le cas, on
corps célestes, soleil, lune, planètes, étoiles. va le voir. M ais on a co n serv é les nom s.

Les civilisations disparues 89


de « l’année métonique » : l’astronome grec ce menhir que toutes les observations doivent
Méton remarqua que tous les 19 ans la pleine être faites) est arrivé, non seulement à re­
lune retombait aux mêmes dates du calen­ trouver les dates exactes des éclipses sur­
drier solaire, les éclipses obéissant au même venues à l’époque de la construction, mais
cycle. En fait, il ne s’agit pas exactement aussi à calculer par exemple la date de notre
de 19 ans, mais de 18,61 années — ce qui fête mobile de Pâques, survivance chré­
doit être aménagé pour être inclus dans un tienne, comme on le sait, d’une très ancienne
calendrier régulier (comme nous le faisons tradition païenne. Oui, Stonehenge est un
par exemple avec notre journée supplémen­ observatoire, mais n’est-ce que cela?
taire des années bissextiles). En arrondissant
toujours à 18 ou à 19, l’erreur fût apparue Stonehenge soulève de tels problèmes
trop rapidement. Mais en formant un plus que les préhistoriens l'ignorent
grand cycle à partir de ce petit cycle méto­ Jusqu’à présent, personne ne s’est levé pour
nique aménagé tantôt à 18 tantôt à 19, on réfuter la thèse de Hawkins. Elle date pour­
obtient une exactitude valable pendant des tant déjà de quelques années. Il faut donc
siècles. L’approximation la plus satisfaisante, bien l’admettre. D ’ailleurs le calcul des pro­
le calcul le montre rapidement, est un grand babilités indique qu’il n’y a qu’une chance
cycle 19 + 19 + 18. Calculez. On obtient 56. sur dix millions pour que les alignements
Le nombre même des trous d’Aubrey. astronomiques significatifs ne soient qu’une
coïncidence. Le problème de Stonehenge
L'ordinateur découvre dans Stonehenge n’en est pas pour autant résolu. Il est posé
la date des éclipses ily a 4 0 0 0 ans dans toute son acuité. Ce problème dans son
Hawkins, non content de découvrir ce fait, ensemble est d’ailleurs tel qu’il embarrasse
imagina que le cercle d’Aubrey, associé aux au plus haut point les archéologues et les
mégalithes, notamment à la Heel stone, préhistoriens. Il ne s’insère dans aucune de
pouvait alors permettre la prévision des leurs reconstructions. De sorte que les spé­
éclipses. Les dates des éclipses ayant eu lieu cialistes préfèrent ignorer Stonehenge. Offi­
à l’époque de la construction de Stonehenge ciellement, Stonehenge n’existe pas. Ce n’est
furent calculées. Oscar fut de nouveau mis à pas une boutade. Que l’on ouvre par exemple
contribution. Conclusion positive encore une un des plus récents manuels de préhistoire
fois: un système de pierres déplacées au long paru en France et publié sous la direction
du cercle d’Aubrey devait permettre de pré­ d’un de nos spécialistes, à juste titre consi­
voir les années à éclipses. Et les jours? Le déré comme ém inent6. Il y a 350 pages d’une
mois lunaire est de 29,53 jours. Deux mois typographie assez dense. L’index des sites
lunaires forment donc un compte rond de préhistoriques mentionnés comporte des
jours: 59. On retrouve les 30 trous Y et les dizaines et des dizaines de noms — beaucoup
29 trous Z. On retrouve aussi un autre cercle, connus seulement de rares spécialistes et
non encore cité parce que presque entiè­ riches uniquement de quelques petits silex
rement conjectural, qui aurait peut-être plus ou moins taillés. Mais Stonehenge n’est
comporté 59 pierres bleues... Hawkins, spé­ pas cité. Pas une seule fois. Il y a de quoi être
culant sur les 56 trous d’Aubrey, les 30 trous 6. La Préhistoire, p a r A n d ré L e ro i-G o u rh a n , G é r a rd B aillo u d , Jean
C h av aillo n e t A n n e tte L a m in g -E m p era ire , c o lle c tio n « N o u v elle C lio » ,
Y, les 29 trous Z et la Heel stone (c’est sur Presses U n iv e rsita ire s d e F ra n ce .

90 Stonehenge décodé
surpris. Pourquoi ce voile du silence? Pour­ soleil au solstice d’été, le 21 juin, ne se
quoi le mot Stonehenge est-il tabou? faisait pas parfaitement au-dessus de la Heel
Jusqu’à présent pour deux raisons: les pro­ stone. Il y a un écart de 52 minutes. Se
blèmes matériels et culturels que soulève sa basant sur les variations de Pécliptique, sir
construction d’une part, les caractéristiques Norman Lockyer calcula que le lever du
hétérodoxes du phénomène mégalithique soleil du 21 juin dut coïncider exactement
dont fait partie Stonehenge d’autre part. avec le sommet de la Heel stone en 1850
Examinons Stonehenge dans son seul av. J.-C. Les fouilles faites dans le fossé de
contexte régional. Les roches que comporte l’enceinte et dans les trous d’Aubrey confir­
le monument ne sont pas tirées du sous-sol mèrent cette date, de même que la datation
immédiat. Les pierres bleues, qui pèsent en au carbone 14 d’un morceau de charbon de
moyenne 5 tonnes chacune, proviennent bois.
d’une mine située à quelque 400 kilomètres
de là. Leur transport dut se faire par mer et Qui a pu concevoir Stonehenge
par terre, avec des traversées de rivières. Par 2 0 0 0 ans avant J.-C.?
quel moyen? Les sarsens pèsent entre 25 et Il est maintenant acquis que Stonehenge a été
50 tonnes. Les carrières d’où ces pierres furent construit en trois fois, entre 1850 et 1700 av.
extraites sont plus proches de Stonehenge. J.-C. Or la préhistoire prétend connaître par­
Mais il fallut les arracher au sous-sol, les faitement les hommes qui peuplaient alors les
transporter, les tailler. Toutes les pierres sont îles anglo-saxonnes. Ce sont des hommes de
travaillées de main d’homme, notamment les l’âge de pierre, qui vont bientôt connaître le
trilithes qui sont légèrement incurvées pour cuivre et le bronze et qui commencent à pra­
corriger l’illusion d’optique qui, si elles tiquer l’élevage et l’agriculture. Culturel­
étaient complètement rectilignes, les ferait lement, ils sont nettement sous-développés
voir concaves. Ensuite il fallut les dresser. par rapport aux grandes civilisations méditer­
Puis élever et placer les tables des dolmens. ranéennes qui leur sont contemporaines. On
Le tout avec une précision au centimètre ne les imagine vraiment pas maniant avec
près, à cause des intentions astronomiques virtuosité le fil à plomb, le cordeau d’arpen­
démontrées par Hawkins. L’opération ne teur. Alors? On a essayé de reconstituer la
serait déjà pas si simple à notre époque de construction de Stonehenge avec les moyens
haute technicité. Il faudrait tout un équi­ primitifs seuls admis par l’orthodoxie. Il y eut
pement de grues, de câbles spéciaux, de véhi­ même des émissions de télévision à ce sujet.
cules renforcés. Sans compter les calculs On arriva à des conclusions difficiles à
théoriques faisant appel aux lois mathéma­ admettre: des millions de journées de travail
tiques, physiques, mécaniques. eussent été nécessaires, c’est-à-dire des géné­
Or, de quand date Stonehenge? Il n’y a guère rations entières consacrées à l’édification du
pour l’instant de contestation là-dessus. Le monument. Or Stonehenge n’est pas unique,
calcul a été fait d’après trois méthodes diffé­ il fait partie d’un vaste ensemble. Sur un
rentes qui ont donné des résultats conver­ rayon d’une vingtaine de kilomètres, on
gents: astronomique, archéologique, phy­ trouve d’autres cromlechs, dont certains
sique. En 1901, un astronome anglais, sir géants comme celui d’Avebury (c’est le plus
Norman Lockyer, remarqua que le lever du grand cromlech connu: 365 mètres de dia-

L e s civilisations disparues 91
Solstice d’été, solstice d ’hiver:
les constructeurs de Stonehenge voulurent
scander les grands rythmes de l ’univers.

Photos Bill Brandi.


mètre); des cercles de trous où l’on a retrouvé ont été pris d’émulation. Un professeur
des vestiges de bois, un monument concen­ d’Oxford, étudiant les cercles comportant des
trique appelé le « Sanctuaire »; des tumuli menhirs ou non, mais qui se comptent par
funéraires géants; un rectangle délimité par centaines en Grande-Bretagne, a fait une très,
un fossé de 2,8 km de longueur sur 90 m de très étrange constatation. Si certains de ces
largeur; un tertre artificiel de 500 000 mètres cercles sont orthodoxes, c’est-à-dire si leur
cubes; un cercle géant de 450 mètres de dia­ circonférence peut être calculée d’après pi
mètre; une excavation en forme d’entonnoir valant 3,14159, d’autres sont tracés de telle
et profonde de 100 mètres; des avenues larges manière que, pour calculer leur circonfé­
comme des autoroutes... On pense irrésisti­ rence, il faut donner à pi une valeur aussi
blement à quelque M ecque antique et proche que possible de 3. Surprenante tenta­
barbare. tive de rationalisation mathématique...
Il y a des mégalithes sur toute la terre.
Aucun des cinq continents n’en est exempt. ... Comme si des missionnaires
On a essayé de leur trouver à tous une desti­ avaient parcouru le monde
nation funéraire. Certes il y a de nombreux Hawkins, toujours lui, a fait une autre re­
tombeaux, certains récents parfois et abusi­ marque: Stonehenge se trouve dans l’étroite
vement classés sous ce terme. Certes aussi, portion de l’hémisphère nord où les azimuths
et à Stonehenge même, il y à des cendres ou du soleil et de la lune, à leur déclinaison
des ossements parmi les cromlechs ou les maximale, forment un angle de 90 degrés.
autres alignements. Il y a des cimetières près L’endroit symétrique pour l’hémisphère sud
des églises. Et les églises ne sont pas des serait les îles Falkland et le détroit de
sépultures. Magellan. Les constructeurs de Stonehenge
Les mégalithes sont étrangement répartis: savaient-ils donc calculer la longitude et la
par groupes séparés et sans lien entre eux, latitude? Et il serait intéressant de savoir s’il
jamais très loin des côtes, présentant des y a des mégalithes aux îles Falkland...
caractéristiques semblables malgré mers et « Tout se passe comme si des sortes de « mis­
continents. Le phénomène paraît s’être exclu­ sionnaires», porteurs d’une idée et d’une
sivement produit pendant la première moitié technique, partis d’un centre inconnu, avaient
du II' millénaire avant notre ère et s’être parcouru le monde. La mer aurait été leur
éteint brusquement, sans laisser d’autre trace route principale. Ces «propagandistes»
que des légendes encore vivaces de nos jours. auraient pris contact avec certaines tribus
Çà et là, il est question de géants, d’enchan­ et non avec d’autres. Cela expliquerait les
teurs, du pouvoir mystérieux des « grandes « trous » ou les zones de moindre densité dans
pierres». En de nombreux autres endroits en la répartition, ainsi que l’isolement de cer­
dehors même de Stonehenge, dans les îles tains foyers mégalithiques. Cela expliquerait
Hébrides par exemple, en Bretagne ou en également comment et pourquoi les monu­
Afrique, les populations locales connaissent ments mégalithiques se superposent à la civi­
encore le secret de quelques alignements lisation néolithique. On aurait aussi une expli­
astronomiques significatifs. cation de toutes ces légendes qui en attribuent
La découverte d’Hawkins a déjà suscité la construction à des êtres surnaturels. On
d’autres recherches7. Certains savants anglais saurait enfin pourquoi des hommes capables

94 Stonehenge décodé
de dresser à la verticale des blocs de
300 tonnes et de soulever des tables de
100 tonnes ne nous ont pas laissé d’autres
traces de leur prodigieux savoir-faire8.» La
lumière viendra de Stonehenge. Parce que
c’est le mieux conservé des monuments
mégalithiques. En tout cas le mieux étudié.
Parce que nous avons les sagas irlandaises
remplies de légendes remontant au-delà de
l’écriture et parlant de géants de la mer, agri­
culteurs et constructeurs. Parce que la litté­
rature grecque fourmille d’allusions aux
« Hyperboréens», à leur temple circulaire où
Apollon, dieu du soleil, vient leur rendre
visite tous les dix-neuf ans... Parce que les
découvertes d’Hawkins devraient susciter des
recherches. Le mégalithisme ne s’insère pas La bibliographie
dans le courant normal de la préhistoire. Il s’y La bibliographie sur Stonehenge est très
superpose durant quelques siècles, puis dis­ importante, mais très dispersée, souvent
paraît. Il s’est produit quelque chose il y a ancienne, généralement en anglais.
4 000 ans. « Dans ces pierres, il y a un Voici néanmoins quelques titres :
mystère», disait, parlant de Stonehenge, James Ferguson, les Monuments mégali­
Merlin l’Enchanteur... Dominique Arlet. thiques de tous pays, leur âge et leur desti­
nation, Londres, 1872; traduction française
abbé Hamard.
Salomon Reinach, « les Monuments de
pierre brute dans le langage et les
croyances populaires », « Terminologie des
monuments mégalithiques», Revue archéo­
logique, 1893.
Zacharie Le Rouzic, Carnac, les monuments
mégalithiques, leur destination, leur âge.
G. de Bonstetten, Essai sur les dolmens.
G. Daniel, The Megalithics Builders o f
Western Europ, 1958.
R.J.C. Atkinson, Stonehenge, Hanisk Ha-
milton édit., 1956.
Paul Ashbee, The Bronze A ge Round
B arrow in Britain, Phoenix House 1960.
Patrick Crampton, Stonehenge o f the
7. F red H o y le, le c é lè b re a s tro n o m e a m é ric a in , a vérifié les calcu ls
de son c o m p a trio te et les a confirm és. Kings, John Baker éd., Londres, 1967.
8. F e rn an d N iel, op. cit.

Les civilisations disparues 95


C-hroutin.
La dernière strophe
d’un chef-d’œuvre inconnu
L’immense et extraordinaire poème de Marc
Sabathier-Lévêque est passé à peu près inaperçu
lors de sa publication par les Editions de Minuit
en 1955. C’est un chant de plusieurs centaines de
pages qui fut, selon la datation donnée par l’auteur,
écrit en un an, d’une nuit de Noël à l’autre. Il révé­
lait un Lautréamont moderne, l’ampleur, l’éclat
et la ferveur splendides d’une âme qu’il serait légi­
time de dire cosmique.
Journaliste à Match, le Perpignanais Sabathier-
Lévêque avait, en trois cent soixante-cinq nuits
d’inspiration torrentielle, composé un chef-d’œuvre.
Oppenheimer lut en une nuit l’Oratorio pour la nuit
de Noël. Malraux dit de ce poème de 14 000 mots,
l’un des plus longs de la langue française: «On
découvrira ce livre dans trente ans.» Picasso avait
dessiné seize portraits de celui qu’il appelait
«l’évêque de Perpignan». Aucun écho, pas une
ligne dans la presse. Désespéré, mais peut-être aussi
en proie à des inquiétudes fondamentales et aux
tensions et dépressions du génie, Marc Sabathier-
Lévêque devait mourir dans la nuit du 11 ou
12 février 1965, à Berne.
Indifférence publique totale. Aujourd’hui, oubli
complet. Si l’on me demandait: «En sept ans de
Planète, qu’avez-vous fait dont vous soyez le plus
fier?» je répondrais sans hésiter: avoir tenté de faire
revivre Marc Sabathier-Lévêque; avoir fait, dans la
nuit, un signe à cette grande âme errante.
Louis Pauwels.

98 Oratorio pour la nuit de Noël


je vais
vers le premier
matin du monde vers le moment où les vides copulent et naissent les
éléments vers le moment où les éléments s’aiment et naît la première
algue au fond des mers
et la première amibe et la première extase
vers
les sources grandioses où se dissout la nuit et vers les limites de cet intervalle
mesquin que fut notre ère entre les lumières anciennes et les lumières à
venir vers l’instant où m’effleure le vent de l’aile de l’oiseau mort de
la création
nuit de noël
je vais vers la naissance de l’être que j ’étais la

Poésie 99
mort de l’être que je fus au bord du fleuve surgissant de la nuit des
glaces et qui un instant arrêté compose un lac s’y mire
et vers la
maison recouvrée de ma liberté terrienne la maison dont les architec­
tures rayonnent les immensités dans lesquelles dansent tous les possibles
reconquis
je vais vers les cataractes orientées vers le ciel vers les marées
d’étoiles dont les harpes viennent tournoyer en tes yeux vers ton verbe
où viennent se fondre toutes les silencieuses cadences de l’univers
vers
ces vagues d’éternité que sont les battements de nos cœurs réunis
je vais
vers l’unité innombrable du jour où le soleil décomposant les molécules
créa les premiers airs les premières sources
les premières neiges
vers l’eau douce du vieil empire de mes croyances disparues où la nuit s’effrite
en lumière
nuit de noël que ce cantique en moi se recompose qui
rythmait l’expansion de ma joie en ces jours
en ces jours où se re­
joindront les cycles inconnus du début de ma vie et du début du monde
la joie
de n’être plus défini par deux êtres mais par l’univers tout entier
d’avoir toute l’humanité pour ascendance

100 Oratorio pour la nuit de Noël


je vais vers l’autre rive de ce lac
insondé d’amour dans lequel baigne
l’île des univers
viens île d’or où je
suis toi
car cet écrit ne fut que mélodie construite sur la fréquence des
parcelles d’infini qui sur le néant de ma vie se découpent celles durant
lesquelles mes yeux perçurent ta seule image
cet écrit ne fut que musique
construite sur le spectre lumineux des nébuleuses jamais nées
je vais vers
les abîmes engloutissant eux-mêmes les océans qui créent leurs fleuves
les lacs qui sont leurs propres berges les sapins leur propre noël
et les oiseaux leur propre espace
vers les déserts qui sont leur propre
océanique extase les dunes leur propre cantate les terres leur
propre ciel
et leur propre espérance les détresses
je vais vers le lever du
jour de mes nuits de noël d’antan
vers ce jour où je suis mon propre
lendemain
ou le temps engendre l’éternité son absence ou l’éternité
engendre le temps sa négation

P o é sie 101
16 portraits du poète
par Pablo Picasso
a
ou le temps est parcelle de musique
aspirée toujours plus vite par les tourbillons de sommeil de l’éternité

1
ou l’éternité est parcelle de musique toujours plus lentement aspirée par
les tourbillons de sommeil du temps

ou le temps est parcelle de sommeil


aspirée en l’accélération toujours accrue des tourbillons musicaux de l’éternité

e
ou l’éternité est parcelle de sommeil toujours plus lentement aspirée par
les tourbillons musicaux du temps

ou le temps est tourbillon de musique


aspirant toujours plus vite la parcelle de sommeil de l’éternité

u
ou l’éter­
nité est tourbillon de sommeil toujours plus lentement aspirant la parcelle
de musique du temps

104 Oratorio pour la nuit de Noël


1
ou le temps est tourbillon de sommeil aspirant tou­
jours plus vite la parcelle de musique de l’éternité

ndi
ou l’éternité est tour­
billon de musique aspirant toujours plus lentement la parcelle de sommeil
du temps
demeure ma joie
et demeurent dès maintenant demeurent
à jamais
de chacun de mes jours l’étrange sommeil
de Mes
nuitS de
noëL
1’

étrange musique

P o é sie 105
des profondeurs
N o u velle vision Depuis que je travaille dans l'équipe du
commandant Cousteau, je me demande
si je n'assiste pas à la naissance
de la te rre
des h o m m es
d'une civilisation nouvelle
Serge Bertino, secrétaire général du M usée océanographique de M onaco.

La seconde grande aventure de notre époque


Un domaine Une fusée fend l’espace. La fusée largue ses différents étages.
Un satellite est mis sur orbite. Une guenon, b ard é e d ’é lec­
où la France trodes, to urne au to u r de la Terre. Des c am éras autom atiqu es
enregistrent des vues de Vénus. Un co sm o na u te sort de sa
est à capsule et fait « quelques pas dans le vide». Un ro bot se pose
sur la Lune. S p e c ta teu r de la com pétition qui oppose les
l’avant-garde nations p our la c onq uête du cosmos, l’hom m e du xxc siècle
suit tous les détails de ces opérations grâce à la presse, à son
de la recherche transistor, au ciném a et à la télévision.
A proximité de la plage m é d ite rra n éen n e où nous nous
et de la d éten do ns de ces exploits qui nous paraissent un peu les
nôtres, se développe une autre grande aventure du m onde
découverte. m oderne, aussi fascinante que la c o n q u ê te de l’espace. Des
engins curieux, de forme sphérique, cylindrique, étoilée,
s’enfon cent lentem ent sous la mer: ce sont, au large du
cap F errât, les élém ents futuristes de la cité sous-marine du
c o m m an d a n t Jacques-Y ves C ousteau. La F rance est à l’avant-
garde de la c o n q u ê te des fonds sous-marins. C e tte aventure
fait moins parler d ’elle que l’astron au tiqu e, et po u rta n t ses
dangers sont aussi grands, ses difficultés aussi nom breuses,
son intérêt plus immédiat.
I. V oir d a n s n o tre D ic tio n n a ire des R esp o n sab les, p. 150. l’a rticle c o n sac ré à J.-Y . C o u ste au .

La maison « Étoile de mer».


Page précédente:
Plongeur en scaphandre.
Le monde futur 109
White marchant dans l’espace. Photo Tim e-Life.

La pesanteur, je le comprenais soudain,

110 Aventure et psychologie de l'hom m e des profondeurs


Un océanaute regagne la grande maison de Précontinent 2.

c’était le péché originel Commandant Jacques- Yves Cousteau

Le monde du futur 111


Une vieille légende de la Nouvelle-Zélande Cependant, dans l’esprit des hommes d’État,
rapporte la naissance de Maui, le Divin sinon dans celui de l’homme de la rue,
Enfant des Polynésiens. Sa mère l’avait l’Océan est aussi important désormais que
enfanté avant terme sur la plage. «Après l’Espace. La part du budget américain
que tu t ’es coupé les cheveux pour m’en­ consacré à la conquête des fonds sous-marins
rouler en eux - ainsi raconte-t-il ses aven­ est passée de 400 millions en 1960 à 2 milliards
tures d’embryon à sa mère - je fus jeté parmi en 1968. En France, le V' Plan a inscrit
les écumes de l’estran. Les algues marines 150 millions à son budget pour l’océano­
me formèrent et me modelèrent. Les marées graphie, auxquels s’ajoutent les 100 millions
m’enveloppèrent dans une masse inextricable annuels de crédits de fonctionnement qui
de fucus, en me roulant de tous les côtés. font vivre les divers organismes s’occupant
Finalement, les vents qui passèrent au-dessus de cette recherche. En juin 1966, le président
des vagues me repoussèrent à la dérive, des Johnson signait l’«Acte de développement
méduses très douces me couvrirent et me des ressources marines et des équipements»
protégèrent jusqu’à la plage de sable où je destiné à promouvoir une exploitation accé­
parvins, enfin né. » L’océan a toujours exercé lérée des richesses océanographiques.
sur l’homme un puissant attrait. La légende
de cet enfant divin, comparable aux innom­ 30% des ressources exploitables
brables mythes, présents dans toutes les de notre planète sont sous l'eau
cultures, qui ont célébré la mer, rejoint La France, six mois plus tard, en créant le
la science moderne. Pendant des millions C.N.E.X.O. (Centre national pour l’Exploi-
d’années, la vie s’est développée dans les tation des Océans), le 3 janvier 1967, faisait
océans, tandis que les continents restaient à son tour de l’océanographie une affaire
arides et inhabités. Quand la faune et la d’État. Jusqu’à la nomination à la direction
flore émigrèrent sur la terre ferme, elles générale du C.N.E.X.O. de M. Yves La
emportèrent avec elles une partie de leur Prairie, déjà surnommé «M onsieur Océan»,
milieu originel. L’adaptation au milieu ter­ huit ministères différents avaient sous leur
restre fut bientôt un fait accompli, mais la tutelle des organismes s’occupant d’océano­
marque de l’origine marine demeura. L’eau graphie; certains étaient publics comme le
et les minéraux contenus dans les océans Service hydrographique de la Marine natio­
forment les tissus de tous les organismes nale, d’autres étaient privés comme le Musée
vivants; l’embryon humain flotte et se déve­ océanographique de M onaco et l’O.F.R.S.
loppe dans un liquide vital dont la compo­ (l’Office français de Recherches sous-marines)
sition est identique à celle de l’eau de mer. du commandant Cousteau.
«La création du C.N.E.X.O. marque une
Pionniers d’un nouveau monde, les océa- volonté gouvernementale d’inscrire désormais
nautes sont retournés à cet élément pri­ l’exploitation des océans —et par conséquent,
mordial. Ils travaillent depuis quelques années les recherches et les techniques qui y
à nous ouvrir les portes de notre milieu ori­ conduiront — au rang des grandes actions de
ginel. Silencieux comme le monde qu’ils pointe», a déclaré M. La Prairie. «A terme,
explorent, ils parlent peu et font peu parler notre économie ne peut qu’y gagner. La
d’eux. compétition extraordinaire qui est en train de

112 Aventure et psychologie de l'homme des profondeurs


s’engager dans ce domaine de par le monde Aux États-Unis, sur la côte californienne,
montre que l’enjeu n’échappe pas à la plupart entre Ventura et San Diego, 16 stations
des pays avancés. » étudient déjà la vie et les besoins des
Au Japon, le trust Mizoguchi extrait déjà poissons. Dans ces «fermes sous-marines»,
chaque année 10 millions de tonnes de fer de les poissons reçoivent une nourriture adaptée
la baie de Tokyo. Aux États-Unis, les champs qui accélère la reproduction et la croissance.
pétrolifères sous-marins fournissent déjà 15 % La plate-forme continentale (qui représente
de la production nationale; en 1970, 40% environ 8 % de la surface de la mer, soit
sont prévus. En France, une première exploi­ trois fois l’étendue des États-Unis) est la
tation pétrolière sous-marine vient d’être portion de terre immergée aux abords des
ouverte au large de Bordeaux. Ces premiers côtes. Elle est un enjeu d’une telle impor­
chiffres avancés ne sont rien à côté des possi­ tance que la plupart des pays considèrent
bilités que la mer offre à l’industrie. Les aujourd’hui ce littoral submergé le long de
océans renfermeraient au moins 30% des leurs côtes jusqu’à 200 mètres de fond comme
ressources de notre planète en métaux rares faisant partie de leur territoire national.
—des ressources que l’état actuel de la tech­ Outre des nappes de pétrole, de sulfures
nique permet d’exploiter. liquides et de gaz naturels, la plate-forme
La mer, c’est un autre fait établi, représente, continentale recèle des dépôts de fer, de
pour l’espèce humaine en voie de surpopu­ phosphorite, d’or, de manganèse, de cuivre,
lation, un énorme réservoir de nourriture. de cobalt, de nickel et d’autres métaux rares.
Elle est capable de fournir assez de protéines Des mines de diamants ont été découvertes
naturelles essentielles pour faire vivre plu­ à proximité de la côte du sud-ouest de
sieurs dizaines de milliards d’hommes. La l’Afrique par 60 mètres de fond. A des pro­
mer, c’est donc sans doute la solution au fondeurs semblables, on a trouvé des gi­
problème de la faim. sements d’étain sur la côte du Sud-Est
asiatique.
Aux États-Unis, on élève des poissons
dans des fermes sous-marines La France s'est placée en tête
L’océan, qui recouvre 71 % du globe, ne de la conquête des fonds sous-marins
fournit aux hommes que 3 ou 4% de leur Un contrôle effectif de ces ressources va
nourriture. Mais ils pratiquent la pêche en devenir un souci croissant pour toutes les
barbares. Ils consomment le capital, alors nations du monde et prendre une importance
qu’ils devraient se satisfaire des intérêts. stratégique bien au-delà de sa simple signi­
Si nous voulons tirer le meilleur parti de la fication commerciale. On songe, pour éviter
mer, nous devons rechercher de nouvelles les conflits ultérieurs, à créer les nouvelles
espèces plus prolifiques et plus rentables que lois internationales qui font jusqu’à présent
celles qui sont à la mode. La recherche océa­ défaut. Aucune des grandes nations ne reste
nographique, en secouant des habitudes indifférente aux problèmes posés par l’exploi­
millénaires, rationalisera la pêche. Les mers tation du fond des mers. Aux États-Unis,
ne fourniront pas alors seulement 50 millions 18 organismes travaillent à la conquête des
de tonnes de produits alimentaires comme océans. De leur côté, Russes, Anglais,
en 1966, mais 200, ou 400, ou 600. Italiens et Allemands ne restent pas inactifs.

Le monde futur 113


La grande maison de Précontinent 2.

L ’instant magique où mes yeux se sont

114 Aventure et psychologie de l'hom m e des profondeurs


La soucoupe plongeante S P 300.

ouverts dans la mer Commandant Jacques- Yves Cousteau

Le monde futur 115


Cependant, avec les recherches et les expé­ de l’eau, de plus en plus forte à mesure qu’on
riences de Jacques-Yves Cousteau, la France s’enfonçait davantage, en imaginant des cui­
s’est placée dès l’origine à l’avant-garde de rasses toujours plus perfectionnées.
cette exploration. Contrairement à ce qui se L’originalité du commandant Cousteau
passe pour l’espace, le problème de notre consista à adopter la position inverse. Pour
pays dans le domaine de l’océanographie lui, dans l’exploration et l’exploitation des
n’est pas de rattraper son retard, mais de fonds marins, aucune machine n’était apte à
maintenir son avance scientifique et technique. remplacer l’intelligence humaine et sa sou­
Les expériences françaises ont eu pour point plesse d’adaptation. Il fallait que l’homme
de départ l’initiative privée du commandant puisse se déplacer librement dans l’eau et y
Cousteau lui-même. L’aventure de cette travailler. La conquête du fond des mers
équipe s’est développée à l’inverse de celle devait être l’œuvre du fantassin, tout comme
des océanautes des autres pays. En ce sens l’avait été celle des continents ou des pôles.
qu’elle est véritablement révolutionnaire et Il fallait que le plongeur s’adapte au milieu
exemplaire. Et au bout du compte le savant et puisse se mouvoir d’une façon autonome,
français a eu raison. sans aucune restriction, dans l’élément liquide
grâce à des «poumons aquatiques». Il fallait
Le premier, Cousteau eut l'idée lui fournir de l’air à la pression ambiante de
de faire vivre l'homme dans l'eau manière à établir un équilibre entre ses
Au lendemain de la Seconde Guerre mon­ cavités internes et la pression externe. C’était
diale, au cours de laquelle l’usage intensif un problème ardu, mais non insoluble. Puisque
des sous-marins avait ouvert à l’homme les la vie était venue de la mer, elle devait
portes du monde du silence, l’opinion pré­ pouvoir sans périr s’y réadapter. Le premier
valait, particulièrement aux États-Unis, que objectif du commandant Cousteau fut de
la conquête du fond des mers appartiendrait s’employer, avec l’aide de son équipe de
à la machine. Les foreuses, les pelles méca­ techniciens, à résoudre les difficultés en­
niques et d’autres instruments robots exécu­ traînées par ce postulat. Sur la terre ferme,
teraient au fond de l’eau les travaux essen­ nous respirons à la pression d’une atmosphère
tiels de cette conquête. En ce qui concernait et c’est cette même pression qui règne dans
l’homme, le premier impératif était de le nos tissus. Plus nous nous enfonçons sous
détacher de la surface en transportant les l’eau, plus la pression s’accroît. La pression
conditions de sa vie terrestre au fond des restant inchangée dans notre corps, nous
océans. On décida de l’enfermer dans une courons un risque d’écrasement. Pouvait-on
cuirasse rigide à l’intérieur de laquelle on imaginer d’équilibrer la pression interne et
pouvait transporter tous les moyens néces­ la pression sous-marine?
saires à sa survie (air, instruments de mesure, « Des théories pour l’installation de stations
éléments purificateurs, oxygène, etc.). Ce fut sous-marines existaient depuis plus d’un demi-
ainsi que naquirent les sous-marins d’obser­ siècle», explique le commandant Jacques-
vation (bathyscaphes, bathydisques, bathy- Yves Cousteau. « Le professeur John Scott
sphères) dans lesquels l’explorateur respirait Haldane et le Comité de plongées en eau
l’air à la pression atmosphérique normale. profonde de l’Amirauté britannique avaient
Les constructeurs luttaient contre la pression établi, dès 1907, que l’homme pouvait vivre

116 Aventure et psychologie de l'homme des profondeurs


dans une densité double de celle de l’atmo­ Cette station sous-marine avait été conçue
sphère pendant une longue période et être dans le but de permettre à l’homme de tra­
décompressé rapidement sans danger. Ré­ vailler à « l’eau libre» plus longtemps et plus
cemment, le capitaine George F. Bond, profondément que s’il devait régulièrement
un chirurgien de la Marine américaine, a refaire surface. Elle supprime le temps pé­
confirmé ce point de vue grâce à une étude nible et inutilement perdu des longues décom­
détaillée. pressions. Ils finissent leur travail en eau libre
» En fait, la pression n’a pas d’effet direct sur où ils respirent grâce à leurs poumons « aqua­
les tissus humains jusqu’à 100 atmosphères, tiques» et retournent à leur maison sous-
c’est-à-dire jusqu’à environ 900 mètres de marine dans laquelle la pression de l’air est
profondeur. Le seul handicap connu, pro­ la même que celle du milieu aquatique exté­
voqué par la pression extrême, devrait être rieur. Ils n’ont besoin d’être décompressés
une fatigue respiratoire. En 1962, nous avons que lorsqu’ils refont définitivement surface.
démontré, lors d’une première expédition, Depuis que je travaille dans l’équipe du
que la fatigue pulmonaire était à peine sen­ commandant Cousteau, je me suis toujours
sible pour deux hommes vivant pendant une demandé si je n’étais pas en train d’assister à
semaine dans deux atmosphères de pression. la naissance d’un type nouveau de civilisation
que nous pourrions baptiser «la civilisation
« L'Étoile de M er » : de la mer». Je pense au village sous-marin
un vrai village sous-marin qui avait été mis au point par l’équipe de
«Notre seconde expédition n’a pas eu pour Cousteau au large de Port-Soudan, complexe
but de soumettre plusieurs hommes à un plus étrange d’engins sphériques qui nous jette de
long séjour dans deux atmosphères de pres­ plain-pied dans un futurisme stupéfiant. Le
sion, mais de placer deux hommes dans une centre de la cité est «l’Etoile de Mer», la
cabine immergée à une profondeur de maison tripode qui sert de demeure à un équi­
30 mètres pendant toute une semaine. Pour page de cinq hommes. Ses quatre ailes, qui
soulager la tension de leurs poumons soumis s’écartent comme les branches d’une étoile,
à un air comprimé à près de 4 atmosphères, abritent les chambres, le living-room, la cui­
nous avions décidé de leur fournir une sine, la salle de contrôle, le laboratoire
mixture composée d’air et d’un second gaz photographique et la salle de plongée. Ses
plus léger: l’hélium. occupants peuvent en sortir directement sans
«Théoriquement, il serait possible d’immerger aucun problème. Us entrent dans l’eau
les stations au-delà de 300 mètres en utilisant comme nous entrons dans l’atmosphère en
une mixture composée d’un gaz encore plus quittant nos habitats terrestres. L’eau ne
léger: l’hydrogène mélangé à une petite dose pénètre pas dans les maisons sous-marines
d’oxygène. Tel est notre programme futur. » grâce à l’équilibre des pressions réalisé entre
A ce jour, les plongeurs du commandant le milieu aquatique extérieur et le milieu
Cousteau sont déjà descendus, lors de l’expé­ gazeux intérieur. Non loin de là, sur le fond
dition de 1965, à 120 mètres de profondeur de récifs, est planté le garage de la sou­
dans une station sous-marine où ils res­ coupe plongeante qui permet aux explo­
piraient un composé de gaz (essentiellement rateurs de se déplacer à la vitesse de 3 km /h.
de l’hélium) sous pression à 13 atmosphères. Ses phares puissants, qui évoquent les yeux

Le monde futur 117


Un aquanaute étudie les réactions de la faune sous-marine aux lumières de couleur.
globuleux d’un monstre, permettent d’éclairer morégulation de son corps n’est plus la même
les ténèbres des fonds. En surface, des navires que sur la terre. L’hélium qui compose à 90 %
ravitaillent le village grâce à des cordons l’atmosphère qu’il respire favorise la disper­
ombilicaux véhiculant l’air compressé et le sion de la chaleur et il a l’impression d’être
courant nécessaires à la survie des océanautes. au milieu d’un glacier, même si le thermo­
Quels sont ces hommes qui, faisant fi de leur mètre marque + 20°. Pas question pour lui
milieu naturel, ont choisi de s’aventurer les de se détendre en allumant une cigarette.
premiers dans un univers certes magique et C ’est interdit. D ’ailleurs les allum ettes
étrange, mais aussi obscur et glacé? Sont-ils explosent et le bois dont elles sont faites ne
quelque peu différents de leurs frères les prend pas feu. Les flammes sont tellement
Terriens? Ils le sont en effet ou plutôt on refroidies que la combustion ne peut pas se
s’est aperçu qu’ils le devenaient peu à peu. propager.
Il a peu de possibilités d’engager avec ses
La vie au fond de l'eau, c'est compagnons une conversation animée sur les
aussi une grande aventure psychique événements de la journée. L’effet de la
A l’intérieur de la maison certains de ces pression et celui de l’hélium ont modifié la
hommes vivent parfois un mois, en effectuant voix de l’océanaute et les sons qu’il peut
des sorties quotidiennes dans la mer qui les émettre se réduisent à une sorte de gargouil­
entoure. Au cours de ces sorties, leur équi­ lement sur un ton suraigu, indigne de la qua­
pement (palmes et masque) n’est pas très dif­ lification de langage. Il lui faut, pour se faire
férent de celui du pêcheur sous-marin qui comprendre, articuler avec une lenteur
plonge à 4 ou 5 mètres. Ils portent seulement étudiée et aussi prend-il rapidement l’habi­
sur le dos leurs «poumons aquatiques», per­ tude de n’exprimer que l’essentiel. Il devient
mettant de respirer le mélange qui leur arrive taciturne et solitaire. Ce qui l’intéressait
en circuit fermé. Ce type de respiration em­ autrefois lui apparaît soudain indifférent. Il
bryonnaire, lié à la sensation de légèreté du ne lit plus les journaux et sa capacité d’at­
corps dans l’élément liquide et à l’univers de tention et de concentration paraît moindre.
rêve dans lequel le plongeur se meut, pro­ En revanche, sa mémoire s’affine de manière
voque, à la longue, semble-t-il, une sorte remarquable. Ses goûts musicaux se modifient
d’extase, comparable à celle des paradis arti­ jusqu’à tout à coup faire préférer Bach et
ficiels. Un dépassement se fait jour alors dans Vivaldi à l’amateur de chansonnettes. Enfin,
l’évolution psychique de l’individu, parce que sa famille et ses responsabilités terrestres lui
les perceptions inconscientes deviennent fina­ semblent de plus en plus lointaines et dénuées
lement la réalité, liée à une tradition vécue d’importance, à mesure que passent les jours.
depuis toujours. En un mot, il est «ailleurs», il se transforme
C’est dans un état presque second que l’océa- en habitant d’un autre monde et ne manifeste
naute regagne sa maison d’acier. Il y retrouve plus le désir de refaire surface.
un cadre en apparence peu dissemblable de
celui d’une demeure terrestre et cependant Cette modification profonde de la psycho­
tout y est différent. Il y est, en premier lieu, logie du plongeur a frappé à tel point les
soumis à la dure épreuve du froid et doit observateurs médicaux que l’on prévoit pour
veiller à s’y couvrir chaudement, car la ther­ l’avenir d’adjoindre un psychologue aux

120 Aventure et psychologie de l'homme des profondeurs


équipes qui se livreront à l’exploration sous- 55 océanautes a travaillé un mois durant, à
marine, afin de rendre objectives et scienti­ 25 mètres de profondeur, tandis qu’une
fiques ces constatations jusqu’ici purement seconde équipe de 2 plongeurs a vécu et tra­
empiriques. vaillé une semaine jusqu’à 75 mètres de fond.
Enfin la troisième expédition sur la plate­
Cette psychologie des profondeurs forme continentale a eu lieu au large de Ville-
sera étudiée scientifiquement franche par 100 mètres de fond. Six océa­
Un état d’euphorie permanente semble carac­ nautes ont travaillé pendant 22 jours à une
tériser la vie sous la mer. L’océanaute est profondeur de 120 mètres, avec une moyenne
comme un poète qui a les yeux ouverts vers de 2 heures et demie par jour de durs travaux.
l’infini-fini et fermés vers le monde terrestre. La prochaine expédition, à l’état de projet,
Il peut alors nous paraître aveugle, même si la espère atteindre les 300 mètres. Au-delà, on
science nous dit un jour qu’il est au contraire atteindrait déjà les « moyennes profondeurs »
sur le point de dépasser le seuil de la per­ qui se situent entre 300 et 600 mètres de fond
ception totale. et ont été, jusqu’à présent, le domaine des
Sans attendre la réponse à toutes ces énigmes, bathyscaphes et des sous-marins d’explo­
la reconquête du « berceau de la vie » pro­ ration. D ’après les observations faites par ces
gresse. On a déjà fait vivre deux moutons par engins, la partie la plus élevée des «fonds
550 mètres de fond, ce qui permet de penser moyens» est une muraille oblique, brisée par
que l’installation de villages à de grandes pro­ endroits en des formes tourmentées, et par­
fondeurs n’est pas une utopie. On prévoit de fois couverte de boue. A cette zone, succède
faire descendre un homme à la même profon­ ensuite brusquement celle des grands bassins
deur d’ici à sept ans. Le plongeur devra alors océaniques qui sont principalement de vastes
respirer une mixture de gaz ultra-légers com­ plaines sédimentaires accidentées par des
primés à 56 atmosphères. pics, des volcans et même des chaînes monta­
Actuellement, le commandant Cousteau pré­ gneuses. Ce paysage assez monotone se trouve
pare sa quatrième expédition sur la plate­ à des profondeurs de 3 000 à 6 000 mètres et
forme continentale. La première expédition représente 67 % de la surface totale des mers
de ce type a eu lieu le 10 septembre 1962 au et des océans.
large de Marseille où le village sous-marin a
été immergé par 10 mètres de fond. Les deux, Grâce à « Archimède »
plongeurs Albert Falco et Claude Wesly y les abysses vont livrer leur secret
vécurent dans un cylindre d’acier de 6 mètres- Les profondeurs moyennes ont été à plusieurs
de long, sur 2,5 mètres de diamètre, en reprises pénétrées par les bathyscaphes qui
effectuant des sorties quotidiennes de 4 heures sont des machines basées sur le principe de
pour se livrer à des travaux difficiles par l’ancien Zeppelin. Ils sont construits en acier
25 mètres de fond. Lorsqu’ils regagnèrent la lourd et transformés en bouées grâce à de
surface au bout d’une semaine, Albert Falco gros flotteurs remplis de gazolène. On peut
et Claude Wesly pouvaient s’enorgueillir du les comparer à des ascenseurs sans câble. En
titre de premiers océanautes du monde. dépit de leur manque de maniabilité, ils ont
Lors de la seconde expédition, dans la mer droit au titre de pionniers de l’exploration
Rouge, au cours de l’été 1963, une équipe de en grande profondeur. Aujourd’hui, ce­

Le monde futur 121


pendant, grâce aux progrès de la technique, m ettre au point de nouvelles méthodes de
on songe à les remplacer par des coques pêche à l’électricité, de pallier la diminution
faites d’acier, d’alliages légers, de titanium, des stocks de langoustes et de homards sur
de verre et de plastique, capables de sup­ les côtes françaises par l’acclimatation d’es­
porter des pressions de 5 à 600 atmosphères pèces exotiques et de lancer des expériences
et de descendre à des profondeurs de 4 000 à pilotes d’aquaculture.
6 000 mètres. L’occupation du haut plateau continental
Au-dessous de ces fonds, on ne trouve plus bordant les côtes françaises, M anche, golfe
que les abysses qui sont de grands fossés du Lion, golfe de Gascogne, est l’une des
marins situés principalement dans le Paci­ préoccupations majeures de ce programme.
fique. Le domaine des abysses commence à Le Programme d’action concertée espère
6 000 mètres, s’étend à plus de 11 000 mètres disposer bientôt d’une soucoupe plongeante
et représente 2% de la surface totale des capable d’atteindre 2 000 mètres et possède
mers. Ce sont des points critiques où la déjà le superbathyscaphe Archimède pour
croûte terrestre est très mince. Ils sont géné­ l’exploration des abysses. Il compte étendre
ralement le théâtre d’une intense activité le champ de ses expériences à l’ensemble de
séismique. L’existence déjà prouvée d’espèces la M éditerranée, à la mer Rouge, aux zones
de vie variées sous plus de 1 000 atmosphères de pêches du Spitzberg, de Saint-Pierre-et-
de pression, représente une gageure passion­ Miquelon, de la région de Terre-Neuve, et
nante pour les physiologiste et les biologistes. également à la côte occidentale de l’Afrique,
L’étude systématique de ces fosses profondes à une partie de la rive ouest de l’Atlantique
est d’un intérêt tel qu’elle a justifié la dépense et aux terres australes et antarctiques
considérable occasionnée par la construction françaises.
du superbathyscaphe français Archimède,
qui est pour le moment unique en son genre. L'objectif primordial,
Il s’agit d’un gros vaisseau équipé d’énormes c'est l'aquaculture
flotteurs contenant du gazolène et autres sub­ La colonisation des mers a donc dès à présent
stances légères. Il comporte une sphère pris son essor. La mer apporte déjà à l’homme
d’acier pouvant contenir deux observateurs de nouvelles ressources énergétiques, grâce à
et un appareillage scientifique important. l’exploitation du pétrole sous-marin et à
la mise en service d’usines marémotrices
La colonisation des mers (dont le modèle nous est fourni en France
est déjà commencée par l’usine de la Rance). On sait maintenant
Pour la période 1966-1970, le Programme qu’elle deviendra, dans un proche avenir, un
français d’action concertée se propose, outre nouveau terrain d’expansion, avec des villes
les études concernant la géologie, la géophy­ sous-marines dont les dômes et les coupoles
sique, la géochimie, la sismologie, le système dressés sur trois pieds, les maisons étoilées
des marées, les échanges d’énergie entre se profileront au centre de véritables « cam­
l’océan et l’atmosphère et la pollution des pagnes» de fermes à poissons et de champs
eaux de mer, de se pencher sur les problèmes cultivés de plancton. Des taxis-soucoupes y
liés à la pêche. Il envisage notamment assureront la circulation. Déjà développée
d’étudier les migrations des poissons, de aux U.S.A. et en U.R.S.S., l’aquaculture

122 Aventure et psychologie de l'homme des profondeurs


représente l’un des objectifs primordiaux de soudain, c’était le péché originel et la ré­
l’exploitation de la mer. Personne ne sait demption ne viendrait que lorsque nous
encore aujourd’hui quelle est la production retournerions à la mer comme l’ont déjà fait
en tonnes de poissons de l’océan et par les mammifères marins. » Serge Bertino.
conséquent quelle est la quantité que l’on
peut pêcher sans compromettre la produc­
tivité de la mer. On s’occupe, depuis déjà
quelques années, d’améliorer les espèces
aquatiques par sélection et surveillance des
éléments nutritifs fournis aux poissons. On
pense développer la culture du plancton dont
la croissance est plus rapide et plus abon­
dante si on le soumet à des éclairages arti­
ficiels, à des apports en sels minéraux et à des
brassages d’eaux de différentes températures.
Les grandes fermes marines sont pour
demain. Nous savons que des équipes de
dauphins, dirigés électroniquement par des
fermiers sous-marins, y amèneront les pois­
sons de leurs enclos de bulles d’air aux pâtu­
rages artificiellement enrichis par l’homme.
Ici des pompes les aspireront sur des navires-
usines où ils seront nettoyés, congelés et
expédiés vers leurs lieux de consommation.
La pêche aveugle et primitive ne sera plus
alors qu’un lointain souvenir. Pourquoi ne
pas imaginer que l’homme, fuyant une terre
surpeuplée, s’évadera vers une véritable vie
sous-marine, qui ne serait, somme toute,
qu’un retour à ses lointaines origines?

« Depuis l’instant magique où mes yeux se


sont ouverts dans la mer, a écrit le com­
mandant Cousteau, il ne m’a plus été possible
de voir, de penser, de vivre comme aupa­
ravant. Que s’était-il passé? Tant de choses
à la fois que je n’en ai pas terminé l’analyse.
Mon corps délesté flottait dans l’espace, l’eau
prenait possession de ma peau, les formes des Les photos de ce cahier couleur ont été prises par
êtres marins étaient pures jusqu’à l’impudeur, l’équipe du commandant Cousteau et nous ont été
le dépouillement des gestes prenait une communiquées par les Requins Associés.
valeur morale. La pesanteur, je le comprenais

Le monde futur 123


Lord Chalfont :
N ouvelle vision

sur la p o litiq u e

on aura la paix quand les hommes


politiques auront la culture qu'il faut
Un entretien exclusif avec Robin Clarke

L'h o m m e surprise du g o u vern em en t anglais


Nouvelle rubrique La surprise fut générale lorsque H arold Wilson confia
à lord C halfont la tâche délicate de négocier l’entrée de
de Planète: l’A ngleterre dans le M a rc h é C o m m u n : le b a ro n C halfont
avait, p en d a n t 21 ans, de 1940 à 1961, poursuivi une brillante
Les grands carrière militaire. L o rsq u ’il avait quitté l’a rm ée p o u r p rend re
la rubrique militaire du très austère Times sous le p se u d o ­
entretiens nyme d ’Alyn G w ynne-Jones, c ’était un assez passable m ajor
TThomson. Lorsque Wilson lui proposa, le 24 o c to b re 1964,
avec les hom m es d’e n tre r dans le go uve rne m e n t travailliste, ce fut c om m e
ministre d ’É tat au Foreign Office, chargé des problèm es du
qui pensent dé sarm em ent. Lors du re m an iem en t ministériel de janvier
1967, il fut chargé so u d ain e m e n t des questions européennes.
en avant. D epuis il n ’a cessé de parler et de faire parler de lui sur le
continent. T o u t d o n n e à p enser q u ’il a été choisi p o u r ses
exceptionnelles qualités de diplomate. D ans l’entretien que
vous allez lire, avec le grand journaliste anglais Robin Clarke,
directeur de Science Journal, lord C halfont revient à ce qui
fut longtemps sa p réo c c u p a tio n prem ière: les problèm es
posés p a r la prolifération des armes en général, et de
l’a rm e m e n t nucléaire en particulier. Il expose l’im po rtance
Photos Science Jo u rn a l.

du rôle que p o urraie nt jo u e r les savants et les techn olog ues


dans l’a d a pta tion de l’appareil politique à l’ère scientifique.

Il faut une révolution des idées.


Un système complet d ’armes biologiques? Non.
Il nous faudrait une psychologie des groupes.
Pensez en avant avec 125
Clarke ♦ Et dans ce processus, les savants et
les technologues peuvent-ils jo u e r un rôle?

Chalfont ♦ Très c e rtain em en t; les gens qui


ont une form ation scientifique et — à un degré
m oindre — technologique, a d o p te n t faci­
lem ent un point de vue international. Les
savants ont une te n d a n c e sp ontan ée à envi­
sager les choses sous un angle international.
Il en a toujours été ainsi. Niels Bohr, par
exem ple, a to ut tenté p o u r convaincre
W inston Churchill que les bénéfices de
l’énergie ato m iqu e devaient être accessibles
à tous. Il ne re n c o n tra pas un écho très
favorable. Je voudrais voir des savants j o u e r
un rôle plus actif dans la vie politique, être
des politiciens au vrai sens du term e c ’est-à-
dire m em b res du Parlem ent. Il nous faudrait
Clarke ♦ On a dit q u ’il a fallu une révolution aussi plus de fonctionnaires dotés d ’une for­
scientifique p o u r réaliser la prem ière bom be m ation scientifique, et non pas seulem ent
ato m iq ue mais que p o u r la co n trô le r c ’est des conseillers scientifiques d ont le ch am p
une révolution politique qui serait nécessaire. d ’action est plutôt restreint.
En tan t que ministre du D é sa rm em e n t au
Foreign Office, votre rôle essentiel consiste- Clarke ♦ On a souvent dit q u ’il devrait y
t-il à servir de catalyseur à cette révolution avoir plus de savants dans le go u v e rn e m e n t
politique? p o u r que la science y trouve son com pte.
O r vous, vous dites q u ’il devrait y avoir plus
Chalfont ♦ Ce q u ’il faut, je crois, p o u r de savants au g ou vernem ent p o u r que la poli­
placer les armes nucléaires sous un contrôle tique y trouve son com pte.
politique total, c ’est une révolution dans
l’attitude et dans la philosophie politique plus Chalfont ♦ Oui, je crois qu e la difficulté
que dans l’appareil politique. Il nous faut d ’ajuster la philosophie politique à l’ère de la
a b a n d o n n e r l’idée traditionnelle de l’État- révolution scientifique vient de ce que la
nation sacro-saint, élém en t inamovible et plu part des hom m es politiques sont im­
im m uable de l’équilibre des forces mondiales. prégnés de culture classique et n ’ont aucune
Le m o m e n t est venu de p e n ser en term es form ation scientifique. C ’est là que l’esprit
b e a u c o u p plus internationaux. N ous devons scientifique peut a p p o rte r sa contribution,
nous a tte n d re à voir l’érosion a tta q u e r les mais il ne doit pas l’a p p o rte r u niquem ent
souverainetés nationales, à assister à la désa­ sur le plan des conseils scientifiques. Il faut
grégation progressive des alliances militaires se déb a rra sser de l’idée que la politique et
fondées sur l’ancienne notion de sécurité la science sont deux c réatu res indép en dan tes
collective. et que le rôle de l’une est de d o n n e r des

126 Lord Chalfont et la nouvelle vision de la politique


conseils à l’autre. Un savant peut tout autant Clarke ♦ Quels sont les moyens d on t ils
q u ’un agrégé d ’histoire ou de langues évaluer disposent?
un acte politique et m ettre au point une
tactique. Chalfont ♦ Ils sont insuffisants, à mon avis.
Je peux vous citer un exem ple caractéristique
Clarke ♦ Cela est dû essentiellement, je du fossé qui nous sépare en c o re : les e x p é­
suppose, à ce que l’art de la politique n’a pas riences nucléaires souterraines. Le d ésaccord
changé depuis deux cents ans. Pensez-vous qui app araît entre les deux cam ps actuel­
que les savants p ou rra ie n t m a in te n a n t c a ta ­ lem ent semble provenir de la nécessité d ’un
lyser cette transformation d ’un art en science? contrôle. Au départ, la question s’est posée
de savoir si les sismographes pouvaient ou
Chalfont ♦ Il est exact en effet que notre non d é te c te r et identifier to utes les explosions
philosophie politique n ’a pas changé depuis nucléaires souterraines. Eh bien, ni les États-
deux cents ans. N o tre façon de régler les Unis et leurs alliés, ni l’Union Soviétique et
questions internationales, a u jo u rd ’hui, ne ses alliés n ’arrivent à se m ettre d ’accord. Et
surpren drait ni H obbes, ni Locke, ni Spinoza. il s’agit p o u rta n t d ’un fait scientifiquement
Les notions de puissance, de souveraineté dém on trable. Ou bien on p eut d é te c te r ces
nationale, de devoir absolu p o u r l’État explosions et ces activités souterraines ou
d ’assurer la protection de ses citoyens et, bien on ne peut pas. Ou alors il y a un niveau
réc ip ro q u em en t, la fidélité absolue des ci­ au-dessus duquel on peut les d é te c te r et au-
toyens envers l’État ont à peine changé. C ’est dessous duquel on ne peut pas les détecter.
une philosophie qui avait déjà cours il y a C ’est simple, clair et net, et néanm oins nous
cent cinq uante ou deux cents ans. Il est indis­ n ’avons jam ais réussi à trou ver sur le plan
pensable de lui insuffler une pensée neuve si scientifique un terrain d ’entente qui puisse
l’on veut q u ’elle soit en mesure de répo nd re servir de base à des décisions politiques.
aux exigences de notre ère scientifique.
Le réapprovisionnement des avions en plein vol:
Clarke ♦ Et je présum e que cela est p artic u ­ ce fu t une révolution.
lièrem ent vrai lorsqu’il s’agit de questions
e x trê m e m e n t délicates co m m e le d ésar­
m em ent nucléaire.

Chalfont ♦ T o u tes ces négociations en vue


du contrôle des arm em ents, tous ces traités et
ces accords de d é sa rm e m e n t sont en réalité
des questions très tech niqu es et très scien­
tifiques qui d e m a n d e n t des c o m p é ten c es p ré ­
cises dans le cours m êm e des négociations.
C ’est pourquo i les savants et les technologues
devraient y p rendre une part effective et
participer en person ne aux discussions inter­
nationales.
Photo Caméra-Press/Holmès-Lebel.

Pensez en avant avec 127


L’absence de tout fon de m e nt intégralem ent
scientifique aux conversations enlève aux
négociateurs — presque tous des politiciens
ou des diplom ates — la possibilité de se
m ettre d ’a cco rd faute de pouvoir se c o m ­
pren dre sur le plan scientifique. T ou t aurait
pu être facilité par la p résen ce d ’un élém ent
scientifique sérieux, c ’est-à-dire si des savants
avaient effectivem ent participé aux négo­
ciations.

Clarke ♦ Et p o u rtan t l’enjeu est de taille.

Chalfont ♦ Oui, et surtout si nous n ’arrivons


pas à conclure un traité de non-prolifération! Clarke ♦ D ans quels pays?
Si nous n ’em pê c ho ns pas la dissémination des
arm es nucléaires, nous attein dro ns un stade Chalfont ♦ Les deux points cruciaux sont
où, é c h a p p a n t au seul c ontrôle des grands en pre m ie r lieu la Russie et les États-Unis.
blocs politiques et idéologiques, ces arm es Souhaitons que ces deux pays c o m p re n n e n t
p o u rro n t devenir la prop riété de petits pays, d ’eux-m êm es le dang er que co m p o rte ra it un
et l’on c o u rra alors le risque de les voir nouvel essor dans la course aux arm em ents
utiliser sous le co up de la colère — ne fût-ce et finissent par conclure un accord sur les
que co m m e m enace — et devenir les ins­ missiles balistiques de défense et toutes les
tru m e n ts de règlements de c om ptes locaux. c o n séqu en ces q u ’entraîne ce genre de d é ­
Ce pourrait être le point de d ép a rt d ’une fense. En second lieu, vient la Chine qui a
escalade qui risquerait d ’e n tra în e r dans la entrepris un p rog ram m e d ’a rm e m e n t nu ­
guerre les grandes puissances atom iques. cléaire très significatif, mais là nous som m es
C ’est là le prem ier danger. Le seco nd danger p o u r le m om ent impuissants. Au troisième
consiste en ce que non seulem ent nous ne rang, se placent les puissances don t le
pou rron s pas m ettre un term e à cette proli­ niveau de technologie atom ique à usage p aci­
fération horizontale mais aussi que nous ne fique est tel q u ’elles sont capables de fabri­
p ou rro ns pas non plus a rr ê te r la prolifé­ qu e r rap id em ent une arm e nucléaire si elles
ration verticale — cette révolution te c h n o ­ le désirent. Le cas intermédiaire est, bien sûr,
logique ex trê m e m e n t rapide qui se produit l’Inde qui est très développée sur le plan
actuellem ent dans les systèmes d ’arm em ents. technologique et p ourrait être a m enée à
N ous ne tard erio ns pas à en arriver aux mis­ pren dre une décision de ce genre po ur
siles balistiques de défense et aux dispositifs assurer une sécurité qui lui pose de graves
capables de d éjou er cette défense. Ce qui problèm es. Q uant aux puissances non a to ­
po urrait a m e n e r les puissances ato m iq ues à miques faisant partie de l’O T A N , je pense
se lancer dans une course aux arm em en ts q u ’au tout pre m ie r plan il faut citer l’Alle­
d ’un genre nouveau, ruineuse et extrê­ magne de l’Ouest. Elle aussi a atteint un haut
m em en t dangereuse. degré de d évelo pp em ent sur le plan te c h n o ­

128 Lord Chalfont et la nouvelle vision de la politique


logique et industriel et désire pousser très Chalfont ♦ C ’est possible. Il y a b eau c o u p
loin un prog ra m m e d ’utilisation de l’énergie de p o u r et b ea u c o u p de contre. Dans toutes
atom iq ue à des fins pacifiques. Elle s’est ces questions nucléaires, un fait m ’a frappé:
engagée à ne pas fa briquer d ’arm es n u­ dans la m esure où les secrets de fabrication
cléaires mais on lui d e m an d e m a in te n a n t de des têtes nucléaires on t été divulgués, le p r o ­
signer un traité d ’où cette clause serait défini­ blèm e de la prolifération s’est trouvé aggravé
tivem ent supprimée. d ’autant. Si on levait le secret des arm es chi­
miques et biologiques la m êm e chose se
Clarke ♦ Si un traité de non-prolifération re produirait peut-être. Et il faut aussi penser
était conclu, la voie ne serait-elle pas d a n g e ­ au moral, national et international. Il n ’y a
reusem en t ouverte à l’apparition d ’une c a té ­ pas, dans l’im médiat, de m enace de guerre
gorie d ’arm es plus légères et moins c o û ­ chim ique et biologique et ce serait agir à la
teuses, à savoir les arm es chim iques et biolo­ légère que de faire peur aux gens inutilement.
giques? Je serais d ’ac c o rd seulem ent dans le cas où
cette p e u r pourrait être salutaire mais, pour
Chalfont ♦ Je ne pense pas que le besoin de le m om en t, je préférerais ne pas soulever
telles arm es soit encore très pressant. Pour le cette question.
m o m ent des systèmes d ’arm es chimiques et Photo Keystone.
biologiques suffisamment com plets et en état
de m a rc h e n ’existent pas. Mais si, en re­
vanche, le traité de non-prolifération se
trouve conclu, c ’est alors que le besoin s’en
fera davantage sentir. Il existe, naturel­
lement, un instrum ent international parfai­
te m en t au point qui fonctionne déjà: le p r o to ­
cole de G e n è v e de 1925. Presque tous les
pays — mais pas tous — l’ont signé. Un autre
point sur lequel je voudrais insister est que le
projet am éricain de traité de d é sa rm e m e n t
com plet et général inclut aussi le désar­
m em ent progressif dans le d o m ain e des arm es
chimiques et biologiques. D onc les p ro p o ­
sitions existent bien, mais je suis d 'a c c o rd
avec vous, la question deviend ra b ea u c o u p
plus grave et plus urgente à p artir du m om ent L'explosion sous-marine de Bikini:
où le pro blèm e du c ontrôle des arm es n u­ ce fu t une date.
cléaires sera sur le point d ’être résolu.
Clarke ♦ C e p e n d a n t l’escalade te c h n o lo ­
Clarke ♦ Estimez-vous que l’une des dif­ gique est en train d ’ouvrir des horizons n o u ­
ficultés auxquelles on se heurte p o u r parvenir veaux à la guerre et c ’est sans d oute la raison
à ce résultat est le secret excessif qui entou re p ou r laquelle on est allé ju s q u ’à m ettre au
la fabrication de ces armes? point un traité sur l’utilisation de l’espace?

Pensez en avant avec 129


Clarke ♦ Je voudrais m ain ten an t a b o rd e r la
psychologie de la guerre. Un m o uv e m en t
international étudie actuellem ent les causes
fondam entales des conflits et des agressions.
Est-ce utile?

Chalfont ♦ Je crois que cela pourrait d o n n e r


des résultats intéressants à condition que
nous gardions la tête froide. Je ne crois pas
q u ’il y ait grand-chose à dire en faveur des
tentatives d ’extrapolation sur le plan hum ain
des schém as de c o m p o rte m e n t de l’animal. Je
ne pense m êm e pas q u ’il y ait de rapp ort
direct entre les tend a n c e s agressives de
l’h om m e et les conflits internationaux. Je
pense en revanche que des recherch es sur le
co m p o rte m e n t en groupe p ou rra ien t être
Chalfont ♦ Il est toujours tém éraire de faire profitables. Il me semble que si nous connais­
des prédictions dans ce dom aine, mais je ne sions les raisons profondes qui dictent les
vois pas très bien c o m m e n t l’espace pourrait m odes de conduite en groupe, les forces psy­
servir d ’arène à un conflit international. Il a chologiques qui les actionnent, nous pourrions
existé une théorie selon laquelle un moyen extrap oler sur le plan international. D ans ce
sûr de contrôle des a rm e m e n ts consisterait à dom aine nous ne perdrions c ertainem ent pas
dé m é na ge r dans l’espace les bases militaires notre temps.
internationales. L’on po urrait s’y battre à
l’aise si on en éprouvait le besoin sans faire Le radar: c’est l ’œil de la guerre et de la paix.
de dégâts ici-bas. C ’est assez fantastique
co m m e idée. Quelle valeur peuvent avoir des
fusées orbitales, des satellites de b o m b a r­
d e m en t ou des bases nucléaires sur la lune?
Ce serait b e a u c o u p moins pratique, d ’un
point de vue p u re m e n t militaire et donc poli­
tique, que des bases et des réseaux d ’armes
nucléaires installés sur terre ou sous les mers.
Je n ’ai donc jam ais considéré l’espace com m e
un atout sérieux en cas de conflit inter­
national. N éanm oins, le traité de l’espace
élimine certains risques m êm e éloignés. Il a
surtout une valeur politique car il d ém o n tre
que deux pays don t les systèmes politiques et
économ iques diffèrent to ta le m e n t sont
capables de trou ver un terrain d ’entente.
Photo Cornell Capa/ Magnum.

130 Lord Chalfont et la nouvelle vision de la politique


Clarke ♦ A l’inverse des États-Unis, il
n ’existe pas en E urope d ’institutions spécia­
lisées dans ce genre de rech erches. Est-ce un
handicap?

Chalfont ♦ U ne grande partie de ce travail


se fait dans les universités, qui sont sans
doute le cadre le plus favorable. Ce qui nous
m anque serait plutôt un institut d ’analyse où
la stratégie, la politique é trangère, les aspects
techniques et politiques du contrôle des
arm e m e n ts p o urraie nt faire l’objet d ’études
particulières. Si l’on en fait trop aux États-
Unis, on n’en fait pas assez chez nous.
L’expertise politique et te c h n iq u e et le fer­
m ent intellectuel indispensable à ce genre
d ’entreprise seraient la co ntribution e u ro ­
péenne.

Clarke ♦ V raisem blablem ent, plus l’avène­


ment des missiles antibalistiques app roche,
plus nous nous rap p ro c h o n s de l’au tom ation
de la guerre. A ce stade, un e n c h a în e m en t
d ’é v énem en ts conduirait-il d ’une m anière
irréversible à la guerre nucléaire sans inter­
vention hum aine?
Les rockets: ce sera l’arme de demain.
Chalfont ♦ Je ne crois pas que nous en Photo du film « On ne vit que deux fois »/A rtistes Associés.
soyons là. L ’au to m ation des a rm e m e n ts en
est en co re à un stade si prim itif et si peu Le d é p a rt des missiles ennem is sera détecté
élaboré q u ’elle laisse toute latitude à par des ordinateu rs reliés aux arm es dé fe n ­
l’hom m e d ’intervenir sur le plan politique et sives. A vec un tel système on en arrive im m é­
humain. Mais c ’est effectivem ent concevable d ia tem e n t à la riposte a u tom atique. Et n a tu ­
lorsque l’on aura mis en place de vastes rellement, les experts militaires auron t tôt
réseaux de défense antibalistique. Si l’on fait de dire q u ’il ne sert à rien de relier la
veut assurer une p rote c tion efficace contre riposte u n iq uem en t aux arm es défensives et
un missile balistique à courte du rée de vol, q u ’il faut la relier aussi aux armes de re p ré ­
si l’on veut l’in te rc e p te r hors de l’atm osph è re sailles. A ce point-là, nous aurons presque
afin q u ’il ne cause au cun d om m age dans rejoint la «science-fiction» de la guerre n u­
l’atm o sp hè re ou au sol, tout tient à l’instan­ cléaire a u tom atique.
tanéité de la riposte qui doit donc être guidée Copyright by Science Journal
par un ordinateur. traduction Dimitra Papadimitriou

Pensez en avant avec 131


N ouvelle vision dans la littératu re

Le nouveau romanesque
anglo-saxon à la recherche
d'une littérature enrichie
Jacques Bergier et A riette Peltant

Ce q u 'est l'équipe de N e w W o rld s


M éconnu Enfin, enfin, la science-fiction bouge. Il se passe quelque
chose. D ans les Nouveaux Mondes. C ’est une revue. Anglaise.
en France: Son théoricien est Brian W. Aldiss. Il dit: « P o u r moi, la
science-fiction est une sorte de poésie. Ce n ’est pas une idée
Burroughs, c o u ra m m e n t admise. P ou rtan t, ju s q u ’ici, voyages spatiaux,
télépathie, tou t cela n ’est q u ’un rêve. Et y a-t-il jam ais eu
le prophète un rêve plus séduisant que celui des voyages spatiaux? Il vaut
mieux traiter ces sujets com m e des symboles que c o m m e des
de ces jeunes faits... Voici venu le tem p s de la conscience. L’hom m e
regarde a u to u r de lui et en lui, grâce à la science. Elle nous
hommes révèle à nous-mêmes. Plus on regarde ce tableau, plus il paraît
mystérieux. On y voit quelque chose qui s’appelle la vie.
qui cherchent C o m m e la flamme olym pique, elle passe de flambeau en
flambeau, et, p e n d a n t que nous la portons, nous devons nous
une nouvelle e xam iner à sa lumière. N ous som mes, et ce n’est pas une
exagération, fantastiques. N ous conduisons des voitures,
mythologie. buvons de la bière, regardons dans les microscopes... Q u ’y
aura-t-il ensuite? C ’est la question que l’a u te u r de science-
fiction ne cesse de se poser. Avec une hyperconscience de
lui-même, il sent que le futur le regarde et se m oque de le
voir hésiter aux carrefours. Et il essaie de pre n d re sa
revanche.

Dessin de Nicole Claveloux


La littérature différente 133
» On accuse fréquemment la science-fiction mement sur la science-fiction. C’est important.
de mettre en scène des personnages qui On va voir pourquoi.
n’existent pas dans la vie réelle. C’est un D ’abord, qu’est-ce que New Worlds? La revue
peu comme si l’on reprochait à un morceau est née en 1946. Elle fut fondée à Londres par
de musique de faire entendre des sons qui un typographe, John Carnell, aidé de deux
n’existent pas naturellement non plus dans amis écrivains, John Wyndham et William
la vie réelle. Commentaires naïfs. Le but de la E. Temple. J’ai assisté personnellement à
science-fiction est ailleurs. C’est de présenter l’événement, car je me trouvais à l’époque
l’homme dans ses rapports avec son environ­ à Londres. A mon retour de Mauthausen,
nement: une autre planète, un milieu dif­ pour me réadapter à la vie civile, une des
férent, des formes de vie étrangères, ses premières choses que j ’avais voulu faire, c’est
propres inventions. de savoir ce qu’était devenue la science-
» Sans exagération, on peut dire que la fiction. Personne en France ne pouvait le
science-fiction est le seul moyen de nous dire. Carnell était un fanatique de ce genre
considérer comme partie organique de dès avant la guerre. Et la première chose
l’univers; le roman classique nous décrit donc qu’il fit dès la paix revenue - il avait
seulement comme partie de l’humanité. C’est combattu en Afrique du Nord, en Palestine,
la justification du terme science-fiction — qui en Italie — ce fut de donner un support neuf
n’est pas si épouvantablement inadéquat qu’il à la science-fiction, moribonde en Europe.
peut le sembler. » Il n’avait pas d’argent. Mais il croyait à sa
mission. Le succès fut immédiat et consi­
Londres, capitale dérable. Si bien d’ailleurs que Carnell put
de la nouvelle littérature lancer deux autres revues: l’une, Science
Plusieurs idées se bousculent dans cette pro­ Fantasy, consacrée au fantastique, l’autre,
fession de foi. Mais elles s’organisent autour Science-Fiction Adventures, à la science-fiction
d’une pensée centrale: c’est que la science- classique. New Worlds sélectionnait et publiait
fiction peut être le nouveau mode d’expression les œuvres les plus neuves de forme et de
de l’humanité moderne. C’est là une pensée pensée. Dix-huit ans après, en 1964, ce fut la
souvent avancée. Mais rarement par les mutation. John Carnell abandonnait ses trois
auteurs eux-mêmes de science-fiction. Géné­ revues pour fonder un livre de poche tri­
ralement par des critiques. On a pu dire ainsi mestriel, formule alors révolutionnaire, inti­
de la science-fiction qu’elle était un genre tulé la Nouvelle Vague en science-fiction et
beaucoup plus vaste que tout le reste de la consacré aux œuvres inspirées par les théories
littérature dans son ensemble ou que c’était ou les découvertes scientifiques les plus
la seule forme de fiction qui puisse refléter avancées.
l’esprit de notre tem ps1. Mais c’étaient là New Worlds sombrait, ainsi que Science-Fiction
des jugements éparpillés, des proclamations Adventures, tandis que Science Fantasy sur­
isolées. Avec N ew Worlds, c’est la première vivait un temps sous le nom d’Impulse. Cette
fois qu’un mouvement littéraire organisé et dernière revue était placée sous la direction
concerté se fonde consciemment et fer- d’un amateur d’art londonien, propriétaire de
1. C ité d a n s l’Univers de la science-fiction, p a r K ingsley A m is, P e tite
galerie, Kyril Bonfigliogi. Impulse n’a eu
B ib lio th èq u e Payot. qu’un temps: beaucoup le regrettent. Dans le

134 Nouvelle vision du romanesque chez les Anglo-Saxons


domaine du fantastique moderne, ce fut un ouvrages de science-fiction... Le terme science-
événement important. Mais ce n’est pas ici fiction est de moins en moins approprié au
mon propos. Après la chute d 'Impulse, fina­ genre qu’il signe... En tout cas, parmi les
lement N ew Worlds était ressuscité par un appellations suggérées, nulle n’est assez bien
personnage assez extraordinaire, Michael venue pour justifier l’abandon d’un terme
Moorcock, qui en devint le rédacteur en aussi fermement établi que celui de science-
chef. M oorcock fut d’abord un guitariste fiction. »
barbu et il vécut assez longtemps en par­
courant la Scandinavie. Il chantait des blues. Cette littérature s'intéresse
Il est toujours barbu, mais il consacre son à la science spéculative
énergie non plus à la musique mais à la litté­ Mais qu’entend-il par «science réelle»?
rature. Il a fait renaître New Worlds de ses D ’après le contexte, le sens est clair: il s’agit
cendres. Il a gardé le titre initial, mais il y de technique. Il serait trop long de chercher
a ajouté un sous-titre «Spéculative Fiction». à comprendre pourquoi, dans la seule ex­
Et c’est peut-être, c’est sans doute dans ce pression de «science-fiction», le mot science
sous-titre que l’on trouve la clef de la révo­ est réduit à son sens opératif, alors que géné­
lution de N ew Worlds — si révolution il y a, ralement il est pris dans son acception spé­
ce que, pour ma part, je crois. culative. Quand on dit science, on pense à
En effet, jusqu’à présent, dans l’expression Einstein ou Teilhard de Chardin bien plutôt
«science-fiction», le mot science était pris qu’au métro express ou même à ’ la fusée
au sens « opératif » —je veux dire en ne consi­ Saturne. Et, de fait, la science spéculative
dérant la science que comme mode de pro­ a bien davantage changé le monde que la
duction. Il n’y a qu’à lire n’importe quel science opérative. C’est ce que veut dire
article ou livre consacré au sujet. Par J.G. Ballard, un des auteurs de l’équipe New
exemple /’Univers de la science-fiction, de Worlds, lorsqu’il déclare: «D n’y a qu’une
Kingsley Amis, qui est en train de se rendre seule planète vraiment autre: c’est la Terre.»
universellement célèbre en prenant la suite Car entre la marine à voiles et les sous-marins
de Ian Fleming pour écrire de nouvelles atomiques, entre les bougies de suif et les
aventures de James Bond. Que dit-il? « Un tubes de néon, entre les tentes de peaux et
ouvrage de science-fiction est un récit en les buildings de 100 étages, entre les épopées
prose traitant d’une situation qui ne pourrait des bardes et les émissions de télévision, il n’y
se présenter dans le monde que nous a qu’une différence quantitative. Et pourtant
connaissons, mais dont l’existence se fonde l’humanité a changé de planète, aussi sû­
sur l’hypothèse d’une innovation quelconque, rement que si elle avait matériellement
d’origine humaine ou extra-terrestre, dans le émigré à travers le cosmos. Jadis nous
domaine de la science ou de la technologie, habitions un astre immobile et plat, autour
disons même de la pseudo-science ou de la duquel tournaient d’autres astres, bien­
pseudo-technologie.» Mais quelques lignes faisants, chauds et lumineux. Nous étions la
plus loin, comme s’il ne se souvenait pas de raison et le but de tout. Le monde avait un
ce qu’il vient d’écrire, Kingsley Amis dit (il sens: il y avait le haut, les dieux, l’esprit,
parle en 1960): «Depuis environ dix ans, la l’âme; il y avait le bas, la matière, la pesanteur,
science réelle perd de son importance dans les le corps. Et soudain nous voici, presque sans

La littérature différente 135


transition, sur une petite boule lancée à une co m m e ce qui est au-dehors, le to u rn o ie m e n t
vitesse folle à travers un univers palpitant de la psyché et celle des galaxies... ou des
d ’ondes et d ’énergies. N ous som m es ce que atomes.
devient la matière q ua n d elle passe de l’inor­
ganique à l’organique. 11 n ’y a plus de haut ni W illia m E. Burroughs est le prophète
de bas. Il y a nous et, tout autour, sans m au d it des tem p s nouveaux
o rientation, sans fin, le reste. Oui, la T erre est Et l’on c o m p re n d alors pourq uo i New Worlds,
vraim ent la seule planète différente... son ré d a c te u r en chef, ses auteurs se d o n n e n t
Si sa planète est différente, l’hom m e peut-il po u r p ro p h è te William E. Burroughs. A part
être le m êm e? C ’est la question que pose la quelques cercles très restreints, Burroughs
« spéculative fiction » de New Worlds. Si son est bien peu connu en France. P o u rta n t c ’est
au te u r p eut-être le plus doué, J.G . Ballard, peut-être un des hom m es les plus ex tra o r­
que je citais tout à l’heure, a été appelé le dinaires du xxc siècle. Il m ériterait à lui seul
«p o è te de l’espace intérieur», ce n ’est pas une étud e com plète, et complexe. Je vais le
sans raison. Un de ses articles, au titre p a r­ ce rn e r ici dans les limites du sujet. Il n ’a
ticulièrem ent significatif: « L ’arrivée de l’in­ aucun lien de p aren té avec le Burroughs
conscient», est consacré au surréalisme. Il y (Edgar Rice) de T arzan. Il a p pa rtie nt à la
déclare no ta m m e n t: « Les images du s u rré a ­ famille qui a créé et possède en c o re en
lisme sont l’iconographie de l’espace intérieur. grande partie la société Burroughs, celle des
G é n é ra le m e n t regardé co m m e une pâle m achines à écrire et des ordinateurs. Il a
manifestation de l’art fantastique consacré au renon cé aux jeux cruels et inutiles de la réus­
rêve et à l’hallucination, le surréalisme est en site sociale pou r se lancer dans une aventure
fait la prem ière tentative, selon la phrase spirituelle exemplaire, encore que non recom-
d ’Odilon R edon, pour m ettre « la logique du m andable. Il a décidé de transgresser p e rso n ­
visible au service de l’invisible». Cette nellement, à ses risques et périls, tous les
soumission volontaire des impulsions de la tabous, de dépasser les limites co nv entionn el­
vie intérieure aux lois rigoureuses du tem ps lem ent admises de l’activité hum aine: il
et de l’espace, aux m éth od es formelles des s’ado n n e à la drogue et à l’hom osexualité,
sciences — et plus particu lièrem ent de la mais aussi au bouddhism e zen et aux disci­
psychanalyse — fait naître une réalité, plus plines secrètes de certains cultes mexicains.
haute ou autre, au-delà et au-dessus de la Il fréquente les intellectuels les plus sophis­
réalité familière à notre vue et à nos sens.» tiqués et les truands les plus dangereux. On
Ce n’est certes pas là une vue originale ni dit de lui des choses incroyables - par
révolutionnaire du surréalisme. Bien d ’autres exemple q u ’il a subi, lors d ’une cure de désin­
critiques ont avancé ces considérations. Mais, toxication, trente doses d ’a p o m o rp h in e sans
soudain, cela pren d un sens profond, parce dire un mot, alors q u ’il s’agit de la plus puis­
que c ’est un a u te u r de science-fiction, ou plus sante « drogue de vérité» au m onde. Il a une
e xactem en t de «fiction spéculative», qui aura. Ses disciples le considèrent presque
l’avance. Avant, ce qui était au-dessous était plus com m e un dieu que co m m e un hom m e.
co m m e ce qui était au-dessus — l’âm e de Ses liens avec New Worlds sont assez lâches,
l’h om m e aspirait à Dieu. M a in te n a n t plus de et en tout cas nullement de son fait. Burroughs
référence verticale: ce qui est au-d edans est est un loup solitaire.

136 Nouvelle vision du romanesque chez les Anglo-Saxons


Si les tenants de la « spéculative fiction » l’ont s’agit u n iq u e m e n t d ’écrivains de langue
reconnu p ou r un de leurs maîtres, c ’est que anglo-saxonne, anglais et américains. Ils sont
Burroughs m ène sa q u ê te à travers l’espace tous assez jeunes. J ’ai déjà cité M ichael
intérieur en ne p erd a n t jam ais de vue la n o u ­ M oo rc o c k , le r é d a c te u r en c h e f de New
velle image du m onde construite par la Worlds; Brian W. Aldiss, le théoricien du
science. Il a suivi des études universitaires groupe, qui a écrit une œ u vre déjà consi­
brillantes. Il a une parfaite connaissance de dérable et qui habite Oxford: il est en quelque
la littérature de science-fiction. L’unique sorte le croisé de cette forme nouvelle de
livre de lui publié en F ra n c e , le Festin nu, le science-fiction; J.G. Ballard, le « C o n ra d de
m ontre sous un seul de ses aspects: la libé­ la science-fiction », qui se dit « hum ble disciple
ration de l’inconscient individuel. Il y décrit de Jarry» en m êm e tem ps que de Carl-G ustav
en effet ses visions provo qu ées par la drogue: Jung. Il y a aussi Jam es Colvin, un Anglais
« A dolescents violés, puis p endus à l’aide de 25 ans, disciple de Burroughs; Roger
d ’appareillages com pliqués; fem m es hysté­ Zelazny, un je u n e A m éricain qui a été salué
riques de frustration sur lesquelles se p réci­ co m m e un nouveau Bradbury, diplômé de
pite une tribu de mille Esquimaux en rut; jniversité de C olum bia (sa thèse était
dirigeants nationaux, à la fois médecins, consacrée au théâtre élisabéthain), ceinture
politiciens et gangsters, qui, au nom du « bien- noire de jud o, couvert de prix littéraires;
être social», se livrent à des relations d ’une John B runner, Anglais, mais connu surtout
intensité sado-m asochiste qui ferait pâlir aux États-Unis, au te u r de très nom breux
d ’h o rre u r le marquis de Sade \ » Mais ce n ’est rom ans de science-fiction et aussi de fiction
q u ’une façade de Burroughs. Il tente aussi, tout court, mais aussi de la Marche de la paix:
peu t-être surtout, une sorte de reconstruction «E nten ds-tu le to n n e rre de la bom be H?»;
de l’inconscient collectif. Ce n’est pas un T hom as M. Disch, 27 ans, A m éricain qui vit
ho m m e à manifestes publicitaires. Mais il a à Londres, considéré com m e le plus doué des
dit: « J ’essaie de c réer la nouvelle mythologie nouveaux auteurs am éricains de science-
de l’âge de l’espace.» fiction, et qui dirige une revue de poésie;
Si l’on en te n d par m ythologie un ensem ble de V onnegut, A m éricain, très satirique envers
symboles qui p e rm e tte n t aux hom m es de le «way of life» des U.S.A. J ’ajoute ici que
c o m m u n iq u e r d ’inconscient à inconscient, la le célèbre astrophysicien Fred Hoyle s’inté­
pro clam atio n de William E. B urroughs est resse be a u c o u p au m ou ve m e nt et que ses
d ’une im portance majeure. Mais nous sommes deux plus récents ouvrages d ’imagination,
dans le dom aine de l’art. Un manifeste, c ’est l’Élément 79 et le 1er octobre est arrivé trop tard
im portant. L’essentiel, ce sont les œuvres. sont très voisins des p réo c c u p a tio n s de New
Celles de la «spéculative fiction» ne sont Worlds.
pas encore distinguées par les lecteurs français
de celles ressortant à une science-fiction clas­ La nouvelle science-fiction
sique. Ses a uteurs ne sont pour l’instant que se passe d'accessoires d 'o p érette
des noms. Je vais en citer qu an d m êm e Q u ’écrivent-ils, tous ces je u n e s hom m es qui
quelques-uns, en faisant re m a rq u e r q u ’il prétendent nous faire connaître de « nouveaux
2. Les Écrivains américains d'aujourd'hui, par P ierre D o m m erg u e s,
m ondes»? Une analyse exhaustive de tant de
c o lle c tio n « Q ue sais-je? », P .U .F . rom ans ou de nouvelles est évidem m ent

La littérature différente 137


impossible dans le cadre de cet article. Je vais propre système solaire. Tout comme une
simplement prendre un exemple significatif, solution sursaturée se décharge en une masse
qui fera comprendre les tendances de la « spé­ cristalline, la sursaturation de matière dans
culative fiction ». Il s’agit de la Forêt de cristal, notre continuum conduit à son apparition
de J.G. Ballard3. Le thème est le suivant: dans une matrice spatiale parallèle. »
Ballard suppose que, soudain, à divers endroits Il y a une explication psychanalytique : « La
du monde les forêts se m ettent à cristalliser beauté du spectacle avait tourné les clés
et que le phénomène gagne peu à peu, par de sa mémoire et des milliers d’images de
avance concentrique, tous les êtres vivants, l’enfance oubliées depuis près de 40 ans
végétaux ou animaux. Inutile de dire qu’il emplirent son esprit, évoquant le monde
s’agit uniquement d’un fait symbolique encore paradisiaque où tout semblait illuminé par
qu’il soit décrit de manière particulièrement cette lumière prismatique si justement décrite
détaillée et réaliste. Mais ce qu’il y a d’extra­ par Wordsworth dans ses souvenirs d’enfance.
ordinaire, c’est que Ballard donne plusieurs Le rivage magique en face de lui paraissait
explications à son symbole: ces explications avoir le même éclat que ce bref printemps. »
ne s’excluent ni ne se contredisent. Elles Il y a une explication métaphysique: «Bien
existent simultanément et elles sont aussi qu’à bout de souffle, et presque épuisé, il eut
«vraies» les unes que les autres, c’est-à-dire une étrange prémonition, une espérance, un
que chacune justifie le symbole. désir nostalgique, tel un Adam fugitif qui eût
Il y a une explication physique: « Tatlin croit trouvé par hasard une porte oubliée du
que cet effet Hubble, comme on l’appelle, est paradis interdit. »
plus proche du cancer que de toute autre Il y a une explication érotique: car cette lèpre
chose, et à peu près inguérissable. Une pro­ qui s’étend sur le monde entier a commencé
lifération de toute matière. Comme si une en un point précis de la terre, là où la femme
séquence d’images déplacées mais identiques sexuellement aimée par le héros s’est réfugiée
du même objet était produite par réfraction après avoir été elle-même et au sens propre
à travers un prisme, mais avec l’élément atteinte de la lèpre —cette double lèpre appa­
temps remplaçant le rôle de la lumière... La raissant comme le symbole de la sexualité
récente découverte de l’antimatière dans ressentie comme honte.
l’univers implique inévitablement la conception Il y a bien d’autres choses encore dans ce
de l’antitemps comme le quatrième côté de livre où entrent littéralement en collision,
ce continuum négativement chargé. Là où tellement elles sont nombreuses, les idées et
antiparticule et particule entrent en collision, les images.
elles détruisent leurs propres identités phy­ On voit que cette nouvelle science-fiction n’a
siques et leurs valeurs-temps opposées s’éli- pas forcément besoin d’accessoires d’opé­
minent l’une et l’autre, soustrayant à l’univers rette, vaisseaux cosmiques, extra-terrestres
un autre quantum de sa réserve totale de ou super-civilisations, pour faire comprendre
temps. Ce sont des décharges au hasard de la mutation intervenue dans la perception
cette espèce, provoquées par la création de l’homme et de sa pensée: la Forêt de cristal
d’antigalaxies dans l’espace, qui ont conduit se déroule en un lieu géographique précis, en
à l’épuisement progressif de la réserve de Afrique, avec des personnages ordinaires et
temps disponible pour la matière de notre sans intervention technologique avancée. On

138 Nouvelle vision du romanesque chez les Anglo-Saxons


est sur la terre — mais la vraie, reliée au d’engagement politique ou social, mais ceux
cosmos, pas l’ancienne, qui en était coupée. qui sont profondément enracinés dans l’in­
conscient de l’individu, dans ses complexes
Nous nous trouvons en présence les plus intimes: crime, passion, érotisme,
d'une littérature enrichie sadisme, désorientation, suggestibilité mor­
J’avoue que pour moi c’est là la seule vraie bide, angoisse... Gaston Bachelard n’a-t-il
littérature. Parce que, selon les termes pas déclaré péremptoirement qu’une œuvre
mêmes de Michael M oorcock, elle a quelque d’art « ne peut guère recevoir son unité que
chose à dire sur la condition humaine et d’un complexe», ajoutant que, si le complexe
qu’elle montre celle-ci, sous l’influence de la fait défaut, l’œuvre coupée de ses racines ne
science, en train de s’arracher à la pesanteur peut plus communiquer avec l’inconscient et
du passé pour s’orienter selon l’aspiration de cesse de fonctionner comme œuvre d’art?
l’avenir. C’est une littérature «enrichie», au Ce qu’est le complexe au niveau de l’in­
sens où l’on parle de «mathématiques en­ conscient individuel, le mythe l’est au niveau
richies4 ». Je n’en avoue pas moins également de l’inconscient collectif. Mais si l’inconscient
que, tel un iceberg mal équilibré, elle n’a a subi une mutation? Alors oui, comme le dit
encore qu’un mince soubassement mythique Burroughs, comme le veut New Worlds, il faut
et qu’elle déborde trop d’allégories5, c’est-à- une nouvelle mythologie. Toute la littérature
dire d’images aisément convertibles, au moderne le ressent avec une acuité presque
niveau conscient, en concepts. Il n’en de­ douloureuse. Le «nouveau roman», pour
meure pas moins qu’elle est déjà enracinée. résoudre le problème, prend de vieux mythes
On ne pourrait comprendre autrement que, et les racontent sous un travestissement
malgré les critiques, les dédains, les incom­ moderne: par exemple, les Gommes, de
préhensions, la science-fiction apparaisse Robbe-Grillet, plus ou moins heureusement
de plus en plus comme l’expression artistique adapté du mythe d’Œdipe. La «spéculative
nouvelle réclamée partout. Elle a d’abord été fiction» elle-même n’a pas coupé tous les
pratiquée par des auteurs qui se servaient ponts avec la mythologie classique: une de
de ce nouvel outil sans rien savoir de son ses œuvres les plus importantes, Lord o f Light,
maniement. Elle a été caricaturée par des de Roger Zelazny, raconte l’arrivée du
œuvres commerciales commandées à des Bouddha parmi les dieux de l’ancien panthéon
auteurs indifférents. Et pourtant, dès le hindou, qui régnent dans le lointain passé ou
début, elle a possédé un fort pouvoir d’impact le futur lointain, on ne sait exactement, et
sur le public. Pourquoi? dont les pouvoirs magiques traditionnels sont
Commentant les Gommes d’Alain Robbe- expliqués par la maîtrise de techniques
Grillet, Bertrand Morrissette déclare: «Les avancées. C’est manière de dire que l’homme
thèmes les plus riches ne sont pas les thèmes est ou sera dieu par la science. Mais la
3. Publié en français chez D enoël, collection « Présence du futur ». mission de la «spéculative fiction», c’est de
4. Son im portance paraît ne pas avoir échappé même aux pouvoirs
publics: la revue New Worlds est en effet subventionnée par le Arts
créer une nouvelle mythologie. Dans un de
Council of Britain, l’équivalent du m inistère français des Affaires ses manifestes, Aldiss compare la poésie et la
culturelles.
5. On pense souvent au Roman de la Rose, où les réalités psycho­ science-fiction: «Toutes deux sont une
logiques et affectives, qui venaient d’être découvertes, étaient per­
sonnifiées, avant d 'être étudiées et analysées dans le roman moderne
musique - une musique qui surprend.» Je
et contem porain. tends l’oreille... J.B. et A.P.

La littérature différente 139


Le professeur le plus cher du monde est-il
«un homme qui court sur les mains
pour aller enfoncer des portes ouvertes»?
H. M. Mac Luhan:
nous sortons de la galaxie Gutenberg
pour entrer dans la galaxie Faraday
Bernard Thomas

Le m essage im p o rte m oins que sa façon de circuler


Le sociologue « La vie, c ’est trop po ur ma tête», dit un héros de Fitzgerald.
Impossible d ’é c h a p p e r à ce sentim ent. L’histoire s’accélère;
américain n° 1: le grand éclair blanc de l’Apocalypse nous m en a c e ; d ’autres
sciences, d ’autres mots naissent ch aqu e jo u r; les élém ents
Notre révolution naturels, à peu près dom inés, sont m asqués progressivement
par des c onstructions usinées; les technologies, les idées se
culturelle, su ccèden t, s’en chevêtrent. On parle de recyclage. On
s’em pêtre. On a le vertige.
c’est l’alphabet Les mailles du réseau de com m u nications créé p ar l’hom m e
ont resserré la terre au point que nul n ’est plus étranger
+ l’électricité. à ce qui se passe aux antipodes. N ous som m es c on cernés par
la Révolution culturelle chinoise, p ar la guerre du Vietnam,
p ar l’assassinat d ’un président des États-Unis. N ous le som m es
à tous les niveaux. É c o n o m iq u e m e n t par une crise du pétrole
au M oyen-O rient. P olitiquem ent par la prise du pouvoir à
M oscou par les Soviets. Sexuellem ent par la d éco uv erte de la
pilule du d o c te u r Pincus.
S uc c é da nt aux diligences et aux bateaux à voiles, l’a u to m o ­
bile, le train, les bateaux à mazout, les avions, b ientôt les
fusées, en dim inuant les distances, au g m e n te n t les relations,
les interactions entre peuples et continents. Journaux,
affiches, radio, télévision, satellites véhiculent instan tan ém ent
Photo Life.

Le m ouvem ent des connaissances 141


des informations qui conditionnent nos Cela peut paraître stupide et révoltant. Cela a
actions et nos pensées. Qui agissent sur nous effectivement révolté bon nombre de gens
à la manière d’un véritable massage psychique. qui se sont contentés de lire Mac Luhan en
Herbert Marshall Mac Luhan, diplômé de diagonale. Si d’un côté les universités et cer­
l’austère Cambridge, s’aperçut de ce fait taines firmes américaines s’arrachent ses
lorsqu’il entreprit d’aller enseigner dans une conférences et ses cours à coups de milliers
université américaine les subtilités de la de dollars, bien des esprits traditionnels le
poésie anglaise du xvir siècle: ses étudiants, traitent d’escroc, de charlatan, de fumiste. Il
produits d ’une culture à base de comics et faut dire que Mac Luhan ne fait rien pour
de télévision, ne comprenaient rien à ses dis­ éviter ces critiques: il assène les paradoxes
cours. Mac Luhan se mit alors à étudier la sans démonstration; il s’acharne à enfoncer
culture populaire puis, peu à peu, à explorer des portes qui semblent ouvertes et dont il
systématiquement les moyens de communi­ affirme qu’elles sont hermétiquement closes;
cation entre masses humaines. Ce qu’il il use et abuse du jeu de mots, de la pirouette,
appela «mass media». Medium signifiant de la citation tronquée. «Exprès», dit-il.
intermédiaire, moyen de communiquer, un Avançons donc avec précaution.
peu comme en langage spirite le medium En réalité, affirme le sociologue américain, le
sert d’intermédiaire entre esprits et terriens. contenu du message (ce reportage sur les évé­
Le cinéma, la parole, les livres sont des nements du Proche-Orient, présenté dans une
media. optique favorable aux Arabes ou aux Israé­
liens), qui revêt une telle importance sub­
Le moyen de communicatiôn jective pour moi au moment où je le perçois
est plus important que la pensée et s’empare de tout mon champ de cons­
11 aboutit bientôt à une conclusion para­ cience, masque autre chose. Une chose
doxale: les contenus des messages échangés d’autant plus explosive qu’elle est rejetée
par les hommes importent bien moins que les dans l’inconscient. C’est la manière dont le
véhicules utilisés pour ces échanges. Les medium télévision lui-même modifie mes
premiers ne sont que les produits des rapports avec mon entourage, au point que je
seconds. Peu importe que je choisisse le pro­ ne suis plus le même type d’homme qu’un
gramme de la première chaîne ou celui de la écrivain du xvnr siècle communiquant avec
seconde: l’essentiel, c’est le medium, la télé­ ses semblables par l’intermédiaire du livre
vision. C’est elle qui est le véritable message, imprimé.
qui effectue le véritable massage. Ce que
Mac Luhan résume par le calembour donné En effet, dit Mac Luhan, tout medium est un
pour titre à l’un de ses livres: The Medium is prolongement, une extension si l’on veut, de
the Massage. L’idée paraît de prime abord l’une de nos facultés physiques ou psy­
déroutante. Il importerait peu que je choi­ chiques. Exemple: dans le medium-train ou
sisse le Palmarès des chansons, de Guy Lux, dans le medium-voiture, la roue est le prolon­
ou l’émission de musique classique. Il impor­ gement de mes pieds. Or, chaque fois qu’une
terait peu que le Journal télévisé serve à des civilisation accorde une importance privi­
fins de propagande ou qu’il diffuse des infor­ légiée à l’une des facultés, c’est au détriment
mations impartiales? des autres.

142 Mac Luhan et la nouvelle vision de la culture


Dans une société primitive, le medium prin­ Béotie comme étant les lettres de l’alphabet,
cipal est l’ouïe. Les hommes, ne sachant pas débarquées de Phénicie en conquérantes.
écrire, communiquent par la parole. Parole Quel modèle de structure propose en effet
donnée, parole reçue y sont donc chargées l’alphabet? Quels processus de changements
d’un poids particulier. Les mots, à voler de sa victoire va-t-elle entraîner? Répondre à
bouche à oreille, acquièrent une vie propre, ces questions éclaire l’histoire de notre civi­
une valeur sacrée. Ce sont de véritables divi­ lisation d’un jour nouveau.
nités du moment. La pensée humaine pro­
cède alors par mythes. Qu’est-ce qu’un Sa caractéristique essentielle est de se
mythe? Avant de prendre au ve siècle avant décomposer en lettres distinctes, qui repré­
Jésus-Christ le sens de fable, le mot signifie sentent des sons, non des syllabes et des
encore chez Homère « langage oral». idées. Ces sons, pris individuellement, sont
dépourvus de signification propre. Pour la
Un mythe est un système clos, qui livre et première fois, se trouvent donc également
dissimule d’un coup tout un réseau de signi­ dissociés le contenu du message et la forme
fications à des degrés divers. Un mythe est utilisée. L’homme sort de la nuit. Il s’arrache
irréductible à notre langage écrit. Il y a entre à l’espace et au temps de l’oreille, qui l’inves­
eux une différence de nature. Au moment où tissaient de toutes parts et le maintenaient
l’on croit en avoir fait le tour, il s’échappe plongé dans un monde d’effroi où tout était
par un autre bout. Pour s’en persuader, il sacré. Il regarde l’écriture. Il apprend à voir.
n’est que de contempler les milliers de pages, Le monde s’éclaire. La mer est violette, le
les centaines de volumes consacrés au mythe ciel est noir, les dieux deviennent bienveil­
d’Œdipe, depuis que Freud a redécouvert lants. L’homme prend conscience de son moi
une partie de son mystère. Citons-en un individuel. Il ne se réduit plus aux liens de sa
autre, le mythe de Cadmos, qui nous conte la tribu, à ses totems, à ses tabous. Le héros de
naissance du langage alphabétique. cette situation, c’est Ulysse, l’ambivalent,
l’astucieux, le débrouillard, le lumineux, le
Première révolution : vainqueur, le conscient.
l'invention de l'alphabet Pour écrire, il va falloir également décom­
Lorsque Cadmos, roi de Phénicie, sema sur le poser, ordonner, clarifier, débroussailler
sol grec les dents du Dragon dont il venait l’écheveau de sa pensée. Il va falloir exposer
de triompher, des guerriers armés en jail­ ses idées dans un enchaînement qu’on sou­
lirent. Le Dragon vaincu était fils d’Arès, haite compréhensible par d’autres, et qui va,
Dieu des hordes analphabètes, de la bataille dans un souci de logique, trier, éliminer,
sauvage. Cadmos, lui, était protégé par réduire: autrement dit, l’homme va décou­
Minerve, déesse de la guerre organisée, des vrir la pensée rationnelle. L’enchaînement
arts et des métiers, déesse pourrait-on dire des causes et des effets. La philosophie occi­
de la technologie. Or, dans la mesure où il dentale. La science. Les sciences. Classifiées,
est possible de traduire cette fable en lan­ séparées, spécialisées de plus en plus, seg­
gage rationnel, de lui faire exprimer une mentâmes comme les mots, linéaires comme
partie de son suc, on peut interpréter ces les lignes. Et qui repoussent dans les ténèbres
guerriers qui prennent pied tout armés en de l’ignorance, dans le dépotoir de l’incons­

Le m ouvem ent des connaissances 143


cient tou t ce qui n ’est pas réductible à leur U ne possibilité d ’agir p o u r la prem ière fois
clarté. sur un très vaste public. Il est écrit dans une
Les lettres, ces petits corps, soigneusem ent certain e langue: de là, la prise de conscience
alignés, rangés u n ifo rm é m e n t sur la pierre, le lente, progressive, faite à Lille, à R ennes, à
parchem in, le papier, invulnérables à l’em ­ Blois, à M âco n, q u ’on appartient à la m êm e
prise des cultures non alphabétiques qui ne nation. Q u ’on est des semblables, des égaux,
parv ienn ent pas à les assimiler, ne c o m p re n a n t des frères. C ’est un objet facile à m anipuler,
pas ce q u ’ils représen tent, vont passer à susceptible d ’être en tam é, a b an do nné,
l’attaque. Ces soldats d ’images, ces enfants an no té, discuté dans l’intimité du foyer: de
du D ragon vont c o n q u é rir le m onde. Ils le là l’en trée en scène de la notion d ’indivi­
feront en effet lorsque les G recs, puis les dualisme, de liberté individuelle.
Romains disposeront de l’indispensable papier, Le héros qui’ symbolise le mieux ce passage
facile à transp orter, capable de tran sm e ttre d ’une structure sociale à une autre, qui vit le
ordres et informations à distance. Si les légions plus intensém ent ce conflit entre le m anuscrit
de César se sont taillé un vaste em pire, c ’est et l’im prim é, c ’est p ro b a b le m e n t don Q ui­
bien parce que de Syrie en G a ule , les mes­ chotte. Produit d ’une civilisation de rom ans
sagers po rteurs de renseignem ents vont de chevalerie. Et qui les tou rn e en dérision.
pouvoir c hevaucher. On peut d onc dire, avec H éros créé p ar un a u te u r (quel est l’a u te u r
M ac Luhan, que les voies rom aines furent de la chanson de Roland'!) et qui rem et en
avant tout des routes du papier. Et l’Empire cause sa p ro p re existence rom anesque.
s’é c ro u le ra lorsque, privé de PÉgypte, il L’effet lointain de ces idées de liberté, de
n ’a u ra plus de papyrus à sa disposition. Ce nation, de raison, de fraternité, elles-mêmes
sera le M oyen Age. L’écla tem en t en petites créées avec le livre et par le livre, ce sera,
co m m u n a u té s repliées sur elles-mêmes. bien sûr la Révolution française. On voit
ainsi q u ’il n ’est pas si absurde de dire q u ’au
Deuxièm e révolution : bou t du com pte, le co nten u des œ uvres de
l'invention de l'im prim erie Rousseau, de Voltaire ou de M ontesqu ieu
Ces structu res sociales vont être à nouveau co m p te moins que le m edium em ployé: le
bouleversées au xvc siècle par une dé c o uv erte livre imprimé. Bien sûr, si le co nten u de
technologique révolutionnaire: l’invention YÉmile ou de l’Esprit des lois n ’avait pas
de l’im prim erie par G u te n b e rg . Alors se intéressé les h om m es de 1789, ils ne les
produ ira un second passage, acco m pagn é auraien t pas lus. Mais ces œ uvres elles-
d ’une seconde crise. Le m anuscrit, employé m êm es sont des produits du m edium utilisé.
jusque-là c o n c u rre m m e n t avec la parole, va Les auteurs c o m m e les lecteurs sont c ondi­
se tro u v e r peu à peu, au fur et à mesure tionnés, massés p ar lui. Au reste, Voltaire
des progrès du livre, supplanté. Q u ’est-ce que s’est essayé à l’ép o p é e mythique. Ce fut la
ce nouveau m edium , petit-fils des soldats de Henriade. Elle attend toujoufs des am ateurs.
C adm os?. Le p ro long em ent de to ut cela, ce sera le
C ’est d ’a bord un objet. Susceptible de r e p r o ­ xixc siècle et le d é b u t du xxc. La m écan i­
duire à de très no m b reux exem plaires le sation. La fragm entation du travail: com m e
mêm e texte: de là u n e possibilité de diffusion les chapitres sont subdivisés en paragraphes,
sans c o m m u n e m esure avec le manuscrit. en lignes, en mots, en lettres. La notion

1 44 M ac Luhan et la nouvelle vision de la culture


m ême de travail: car la notion de tâche par les écoles am éricaines puis russes, où ils
(travail à la tâche) n’existait pas au x n r siècle. a u ro n t ado pté l’écriture a lphabétique, q u ’ils
On avait un rôle à remplir. Pas à jo u e r: c o n tinu e nt d ’em ployer p o u r leurs équations,
représentation esthétique. On naissait roi ou et q u ’ils diffusent au maxim um a u to u r d ’eux.
on naissait ébéniste. On était apprenti, D ’où une certaine occidentalisation de
co m p agn on avant de devenir maître. Mais il l’Extrêm e-Orient.
ne serait pas venu à l’idée des hom m es qui Mais nous aurions oublié l’essentiel à propos
sculptèrent les gargouilles de N o tre -D a m e de de l’alphabet, si nous n ’écrivions pas ce qui
se d e m a n d e r entre quelles b ra n c h e s de la saute aux yeux: c ’est q u ’il est un p ro lo n ­
technologie ils allaient choisir. g em en t du sens de la vue au d é trim e n t des
autres sens. C ’est que je balaye du regard
La Chine s'est sclérosée cette page à deux dimensions, pur espace
faute d'un véritable alphabet euclidien, à laquelle je d e m e u re extérieur.
Procéd ons un instant p a r oppositions. L’écri­ Elle fait de moi un voyant p ar le biais de
ture chinoise, on le sait, utilise des idéo­ ces signes arbitraires et abstraits. Les bruits
gram m es. A une idée centrale, représentée m ’investissaient dans ma forêt primitive sans
sous form e d ’un signe peint, une autre vient que je puisse me b o u c h e r les oreilles. Je
s’ajouter, puis une autre, ju s q u ’à ce que la traçais des aurochs sur les murs de ma grotte
figurine ainsi form ée devienne en quelque et, parm i l’hallucination des torches, ils se
sorte une boule con c e n triq u e de signifiant. faisaient plus réels que les aurochs de chair.
On voit clairem ent que ce m edium va struc­ M ain tenant, j ’ai tou t loisir de ferm er les yeux
tu re r une civilisation différente de la nôtre. et de me voir voyant. Mes toiles, si je suis
C ’est ainsi q u ’il existe à peu près 80 000 c a ra c ­ Uccello, si je suis Vinci, si je suis V e la sq u e z 1
tères chinois, — si tant est q u ’on puisse a uron t une ligne de fuite: je peindrai en pers­
parler de caractères. C ette prolifération rend pective. Je me peindrai moi, en train de
la culture inabordable par la masse. Si bien peindre les choses. G a g n a n t la perspective,
que l’imprimerie, c onn ue à Pékin bien avant notion abstraite, relative à un point de vue
G u te n b e rg , ne peut servir à rien. Les plus fixe, le mien, j ’aurai perdu le sens des
savants parm i les m andarins déchiffrent à volumes. Je ne participerai plus de l’espace-
peine 8 000 caractères. E ncore leur faut-il y tem ps sacral, m ouvant, de mon ancêtre p r é ­
passer toute la vie. C o m m e n t leur resterait-il historique, ni de celui de mon grand-père du
du tem ps p o u r inventer quoi que ce soit? Moyen Age: je me représenterai emplissant
D ’où la sclérose de la civilisation pen d a n t des un certain espace fixe, vide sans moi. Je ne
millénaires. La route m an darine transm et saurai plus la pure ferveur d ’une église
bien les messages de l’E m p e re u r ju s q u ’à la ro m an e, l’élan nu d ’une cathédrale. M on titre
G ra n d e Muraille. Mais l’é criture « sy n th é ­ de gloire sera le style «N ouille». La copie
tique» utilisée rend impossible le m ode de de l’antique. L’éch o d ’une sonorité perdue.
raisonn em ent qui a conduit la science eu ro ­ J ’aurai oublié que l’espace est aussi une
péenne à ses inventions. Cela est si vrai orientation, une ém otion acoustique et audi-
que la Chine de M ao n ’a u ra pu e n ta m e r un
processus d ’industrialisation que lorsqu’un I. Il fau d ra it lire l’a d m irab le c h a p itre I d e les Mots et les Choses que
M ichel F o u c a u lt c o n sac re à une an aly se de la vision à l’é p o q u e
certain no m bre de ses citoyens seront passés c lassiq u e, à tra v e rs les Suivantes de V elasquez.

Le m ouvem ent des connaissances 145


tive. Je ne respecterai plus sa dignité. Pro­ seule. Il y a le fichier central à la préfec­
portions, matériaux, formes auront des secrets ture de Police; il y a dans certaines banques,
auxquels je resterai sourd. Mon souci sera de le dossier de chaque client, cette longue
meubler cet espace extérieur, avec des colonne de ragots, traitée impartialement
meubles, pour mon seul confort. par un computeur; il y a au cœur du désert
d’Arabie Saoudite ces caravanes de Bédouins
Troisième révolution : qui cheminent sur leurs chameaux, transistor
l'invention de l'électricité en bandoulière; il y a ces radars, ces missiles
Voilà où nous en sommes. Voilà où nous en téléguidés électroniquement: la liste est
étions plutôt, de cette civilisation livresque infinie.
et littéraire. L’imprimé a poussé à un point
extrême de «définition» les éléments visuels Or, contrairement à ce que l’électricité, ce
de l’alphabet. Il a accru la force indivi­ véhicule vide de tout message, ou la télé­
dualisante de l’alphabet phonétique, bien vision pourraient faire croire, le nouveau
plus que le manuscrit: il est la technologie medium n’est pas essentiellement visuel.
de l’individualisme, de la spécialisation, du L’oreille y a également sa part. Mais ce n’est
travail à la chaîne, du nivellement, de l’homme pas tout.
moyen. Il a engendré le cauchemar climatisé Le circuit électronique, dit Mac Luhan, n’est
de la foule solitaire. Protester, faire des péti­ pas en fait le prolongement d’un sens parti­
tions, être «dans l’opposition», se retirer sur culier. C’est plutôt une extension du système
une île déserte n’y change rien. Le seul pro­ nerveux central lui-même. Si bien que ce
blème, et urgent, est de prendre conscience medium nous pénètre par tous les pores.
du monde où nous pataugeons. Faute de Nous sommes poreux. Pour mieux marquer à
quoi, nous subirons sans pouvoir, sans savoir quel point le massage est profond, Mac
agir sur elles, des structures sociales incom­ Luhan parle ici d’un medium tactile.
préhensibles, comme nous l’avons fait pen­
dant des siècles. Voici venir le temps
Pourquoi donc nous sentons-nous, à présent, de la civilisation tactile
dépassés par les événements? Pourquoi cette Cependant, nous nous obstinons à vouloir
inadaptation, ou ce renoncement, ou cette réduire ce nouveau type de culture à des
impression de course pour rien, mais contre termes visuels, auxquels elle est irréductible.
la montre? C’est que, riposte Mac Luhan, Nous abordons un problème nouveau avec
nous vivons, après Cadmos, après Gutenberg, des outils désuets. Nous marchons à reculons
une troisième mutation,. Nous sortons de la vers le futur. Nous considérons l’avenir les
galaxie Gutenberg 2 pour entrer dans ce qu’on yeux fixés sur un rétroviseur. La peur du
pourrait appeler «la galaxie Faraday». L’in­ changement pare le passé d’un parfum exquis
vention de 1 électricité a permis l’avènement de tranquillité. Car nous pressentons que c’est
d’un nouveau moyen de communication de le rôle de demain que d’être dangereux. Nos
masses qui tend à supplanter l’imprimé: enfants, eux, massés toute la journée par un
l’électronique. L’application la plus évidente monde tactile, et qui en savent plus sur le
en est la télévision. Mais elle n’est pas la monde, à dix ans, que leur arrière-grand-père
2. T itre d ’un livre essentiel de M ac L u h a n , p u b lié en 1967 c h ez M arne. à soixante, retrouvent, sur les bancs de

146 Mac Luhan et la nouvelle vision de la culture


l’école, la discipline fragmentaire, linéaire, vont le faire. Nous nous accrochons déses­
due au livre. C’est trop pour leur tête. pérément à ces bateaux avariés, au risque de
Tout le drame, c’est que nous changeons tous périr noyés.
sans le savoir. Ou, quand nous pressentons Ensuite, le public, cette juxtaposition de
un changement possible, nous le combattons. points de vue différents nés de la lecture,
Les circuits d’information électrique em­ cette association d’esprits critiques, de libres
ployés dans tous les domaines, le perpétuel penseurs, chacun conservant son quant-à-soi,
espionnage du percepteur, du feu rouge, de la ne pèse plus d’aucun poids, c’est visible, dans
ligne jaune, de l’agent de police, du télé­ la balance. Seule compte désormais l’influence
phone, du compte bancaire nous affolent. de la masse, prenant soudain conscience de
La communauté veut tout savoir. Contre elle, ses responsabilités devant un problème par
nous tentons de préserver notre intimité — ce l’intermédiaire de la télévision: ainsi les
résidu de la civilisation mécaniste du livre. questions raciales, aux États-Unis, se posent-
Bataille perdue d’avance. Le cercle de elles de façon plus aiguë depuis l’avènement
famille s’évanouit. Les informations qui de la télévision. Or, au lieu de mobiliser ces
affluent du monde entier, véhiculées par le masses, de les faire participer activement à la
cinéma, Telstar, l’avion, impressionnent plus création de la communauté, on leur offre,
l’enfant et l’adolescent que les conseils de pour les rendre plus maniables, des week-
papa-maman. Il n’y a plus d’enfants: ce n’est ends, ces tristes processions de désœuvrés,
bientôt plus une boutade. De cela aussi on inquiets de l’être; on les gave de distractions
s’inquiète: mais après tout l’enfance est une télégéniques ou radiophoniques qui les en­
invention du x v i f siècle. Ronsard était page à foncent dans une hébétude passive. Sans se
la Cour de France à quatorze ans. Il baignait rendre compte que le salut, demain, ce sera
dans le monde des adultes et chacun trouvait l’énergie créative de ces mêmes masses.
cela normal. Comme nous refusons de le Le living-room est devenu la véritable salle
savoir, le résultat est immédiat: ni l’univers de vote: on ne s’en souvient qu’au moment
de l’école, inadapté, ni celui de l’électro­ des élections. Résultat: une masse maintenue
nique, peuplé de gens qui se bouchent les dans un infantilisme dont il sera difficile, au
yeux, ne le satisfont. Il ne veut pas grandir. Il fil des années, de la tirer.
se révolte contre la condition qui lui est
réservée. Le monde se transforme en
D’autre part, cet afflux de nouvelles, venues un gigantesque cerveau électronique
instantanément du monde entier, bouleverse Quant au travail, là aussi l’électronique en
la représentation que nous nous faisions du modifie profondément la nature. Bien mieux,
temps et de l’espace. Nous sommes abreuvés dans une société se développant harmonieu­
des émeutes de Canton quand nous ne sement, il est appelé à disparaître. Nous
connaissons peut-être pas notre voisin de avons vu que la notion de travail a été
palier. La paroisse à laquelle nous appar­ amenée, avec la mécanisation et la spéciali­
tenons désormais psychiquement, socia­ sation, par la civilisation de l’imprimerie. Or
lement, économiquement, politiquement, l’existence du circuit électronique perm et de
c’est la planète. Les groupements de citoyens, généraliser l’automation. Que cela supprime
les États, les nationalismes éclatent, ou des emplois, rien de plus exact. Mais cela

Le m ouvem ent des connaissances 147


recrée, en échange, des rôles, au sens où nous dépend du tout, et le tout dépend de chaque
l’entendions tout à l’heure. C’est-à-dire une partie, sans en être la somme. La Terre s’est
participation si profonde, une possibilité rétrécie à la mesure d’une tribu. Le faisceau
d’accomplissement telle, des réseaux d’asso­ d’interdépendance y est aussi étroit. L’ado­
ciations d’êtres humains si étroitement imbri­ lescent des années 60 est immergé, profon­
qués, que nul ne songe à remettre en question dément, dans une culture mythique. Est-ce à
ce qu’il fait, ce qu’il est. Pas plus que le dire qu’il faut faire effort pour marcher à
sorcier, le guerrier, le chef de village ne quatre pattes, et redevenir de bons sauvages?
doutaient ni de la validité ni de la légitimité Au contraire. Nous sommes trop profon­
des fonctions qu’ils emplissaient. L’auto­ dément engagés les uns par rapport aux
mation, au lieu de ce cheminement progressif autres. Nous ne pouvons plus faire machine
vers la fragmentation des tâches, où l’em­ arrière. Les conquêtes effectuées de l’âge de
ployée de la Sécurité sociale chargée de bronze à l’âge du livre sont irréversibles. La
remplir le formulaire 48 736 ou l’ouvrier de civilisation de l’alphabet portait en elle la
la chaîne B chargé de river le boulon 22 ne technique de l’invention: cette méthode qui
comprennent plus l’utilité de ce qu’ils font ni consiste à prendre pour point de départ la
celle même de leur existence — cet apport de solution d’un problème ou l’effet que l’on
l’électronique peut transformer le travail en veut produire. Nous entrons dans une civili­
apprentissage, en enseignement. Remplir son sation qui favorise la technique de la structu­
rôle avec foi enrichit soi-même et la commu­ ration: c’est-à-dire qu’au lieu de remonter
nauté. Utopie? Pas du tout. Quelques entre­ du produit à son point d’origine, elle isole de
prises de ce type fonctionnent déjà aux États- toute référence au produit la procédure
Unis et en Angleterre. Il n’y a pas besoin suivie. Ne pas le savoir, c’est subir passi­
d’audace, mais de lucidité, pour généraliser le vement le message des media, c’est déchoir
système. Ne pas le faire revient à maintenir d’absurdité en désespoir, et de désordre en
d’un côté, par centaines de milliers, des explosion.
emplois qui ne servent à rien ni à personne, Le passage est douloureux. Dramatique. Le
ni à soi ni aux autres, tandis que, d’un autre héros qui le symbolise le mieux sans doute
côté, des centaines de milliers de personnes est celui du Théâtre de l’Absurde, ce person­
cherchent en vain du travail. nage de Sartre, de Beckett, d’Arthur Miller
parfois, homme d’action qui ne peut pas agir,
La Terre s'est rétrécie tâcheron de l’existence en quête d’un rôle,
à la mesure d'une tribu piégé dans le cauchemar d’une vaine lucidité,
D’une façon plus générale, le circuit élec­ hypnotique visionnaire du néant, pour ne pas
trique modèle, qu’on le veuille ou non, la savoir qu’il ne suffit plus de voir.
structure du monde d’aujourd’hui. Ce n’est Quelques artistes, doués d’assez de recul pour
plus un monde de roues dentées et d’engre­ ne pas subir l’influence de l’entourage (qui est
nages mais de configurations globales. Non toujours d’autant plus efficace qu’il demeure
plus de fragments mais d’ensembles. Ce n’est invisible), ont pu pressentir la mutation: c’est
plus l’horloge mécanique de Newton, plus le cas de Cézanne redécouvrant la peinture
l’espace linéaire d’Euclide, mais l’espace- sans perspective. C’est le cas de Le Corbusier
temps courbé d’Einstein. Chaque partie redécouvrant la valeur sacrée de l’espace,

148 Mac Luhan et la nouvelle vision de la culture


donc des proportions, des formes, des maté­ grande, lorsqu’il exige une participation, une
riaux. C’est le cas de James Joyce, tentant de attention beaucoup plus soutenues de la part
créer, avec Finnegan’s Wake, un langage de l’audience. C’est le cas du téléphone, de la
purement mythique, qui livre et dissimule à la télévision — et de la culture orale. Or si la
fois tous les niveaux de significations. radio, medium chaud, a peu d’effets sur une
Quelques savants ou physiciens contem­ culture chaude, disons en France, en Angle­
porains ont pu s’étonner de retrouver, dans les terre, ou aux États-Unis, elle en a d’explosifs
couches les plus profondes de la conscience sur une culture froide: la plupart des pays
primitive, les idées les plus avancées de la sous-développés. En revanche, ce medium
science ou de l’art d’aujourd’hui. Mais per­ froid qu’est la télévision révolutionne litté­
sonne jusqu’à Mac Luhan n’avait entrepris de ralement un pays de chaude culture alpha­
bâtir une théorie générale de ces pressen­ bétique comme la France ou les États-Unis.
timents comme de ces coïncidences exa­ Ces deux exemples simples indiquent quelles
gérées. catastrophes peuvent être évitées lorsque,
sachant que « c’est le medium le véritable
Les mass media message», on a appris à l’utiliser.
sauveront le monde Bref, d’une meilleure compréhension de la
«Seule une connaissance sans cesse appro­ manière dont communiquent les hommes
fondie des mass media, nous dit-il3, peut nous dépend une meilleure compréhension entre
permettre de sauver le monde. Les seules eux: c’est peut-être une évidence. Mais peut-
guerres inévitables sont celles dont on ne être la sociologie, celle de Mac Luhan en
peut discerner la cause. Or on les devine particulier, est-elle l’art de retrouver les
d’autant moins qu’on ne comprend pas selon évidences oubliées. Bernard Thomas.
quel mode de pensée agit le partenaire. Ce
qui se produit aujourd’hui. C’est la tour de
Babel. Entre l’Est et l’Ouest, entre la Chine
et l’U.R.S.S., entre pays pauvres et pays
riches, le malentendu règne en maître. Rien
de plus redoutable que le conflit de deux
cultures incompatibles: celle de l’ouïe et celle
de la vision par exemple, celle du langage
oral et celle du livre. »
Un medium est d’autant plus «chaud» selon
la terminologie de Mac Luhan qu’il prolonge
plus efficacement un sens. Que le message
véhiculé par lui envahit plus profondément
l’audience. Qu’il laisse moins d’initiative à la
masse qui le perçoit. C’est le cas de la radio,
du cinéma par exemple, — et de la culture
alphabétique. Inversement, un medium est
dit «froid» lorsqu’il laisse une initiative plus
3. Cf. Understanding Media, à paraître aux éditions M arne en janvier 68.

Le m ouvem ent des connaissances 149


Jacques-Yves Cousteau :
Christophe Colomb des fonds sous-marins,
H se prépare à coloniser /'Océan

Un dimanche de 1936, sur la tous trois passionnés comme lui. scaphandre autonome à air
plage du Mourillon, près de Ils vont plonger, plonger, encore com primé qui porte leur nom.
Toulon, un grand jeune homme plonger, d ’avril à novembre, Cousteau fonde avec Tailliez le
dégingandé de 26 ans met pour grelottants, à demi paralysés G roupe d ’études et de recher-
la première fois des lunettes de par le froid. L’hiver, ils fa­ ches'sous-marines (G.E.R.S.).
plongée sous-marine et jette un briquent des flèches avec des La guerre reprend. Il arme et
premier regard sur ce qui sera tringles à rideaux, des bouts com mande l’aviso de recherches
son royaume. Il a déjà navigué, de store, n’importe quel m or­ sous-marines « Ingénieur-Élie-
et loin: sorti de «N avale» en ceau de métal. Dès le prin­ Monnier», avec lequel il parti­
1930, Jacques-Yves Cousteau temps, ils expérimentent leurs cipe à la première expédition
a participé à la campagne nouveaux instruments. Les du bathyscaphe F.N.R.S.II aux
d ’Extrême-Orient, est allé en pêcheurs accusent les jeunes îles du Cap Vert en 1948. E ntre­
Chine, en U.R.S.S. Il est pour gens de faire fuir le poisson temps, en 47, il réalise les p re­
le m om ent à l’École des obser­ et d ’abîmer les filets. En .dépit mières photographies en couleur
vateurs d ’aéronautique navale des attaques, pas toujours ver­ et le premier film en couleur,
de Hourtin. L’année suivante, bales, ils continuent. En 1938, avec éclairage artificiel, sous la
il suivra l’École de spécialité ils expérimentent des proto­ mer. Il atteint en plongée la
des officiers canonniers. Une types d ’appareils respiratoires profondeur de 90 mètres. Les
brillante carrière militaire en circuit fermé, à oxygène, organismes de plongée am é­
s’ouvre donc à lui. Pourquoi, en conçus par Cousteau. Il passe ricains, italiens, anglais ont eu
ce dimanche d ’été, ce premier des semaines à fabriquer lui- vent de l’affaire et contactent
regard sur le « monde du si­ même des vêtements c a o u t­ Cousteau. Avec le professeur.
lence» va-t-il changer sa vie? choutés. L’armée finit par s’in­ Harold Edgerton, de Cambridge
L’explication se trouve peut- téresser à ces recherches: en (U.S.A.) il s’attache à explorer
être dans cette phrase de lui: 39, on dem ande à Cousteau les « couches diffusantes p ro­
« Sous la mer, chaque regard d ’étudier un équipem ent de fondes» avec diverses caméras
est com me dérobé à un monde nageur de combat. Mais la électroniques de grande pro­
■interdit et provoque un choc guerre éclate. fondeur. Il équipe le « Calypso»,
ém otionnel que je ressens, Il doit interrompre ses expé­ son premier navire expérimental.
intact, à chacune de mes riences pour partir en mission Cousteau organise le déminage
plongées. » secrète pour les services de dans la région de Sète en 1949.
renseignement. De 1942 à 1944, Pendant quatre ans, ensuite, il
Q u a tre pionniers tém é ra ire s en congé d ’armistice, il ren­ va être mis en congé et il
au x'a rm e s de fo rtu n e contre à Paris Emile Gagnan, reprendra ses expériences: il
Il rencontre à cette époque, alors ingénieur à l’Air Liquide. utilise au G rand Congloué (île
Tailliez, Lemoigne et Dumas, Ils vont réaliser ensemble le a quelques miles au large de

150 Le d ictio n n a ire des responsables


Marseille) un matériel de T.V. mière expérience « P récon­ aux générations futures de
sous-marine, mis au point avec tinent 1»: deux plongeurs l’humanité le «sixième conti­
l’ingénieur Laban et q u ’il sim­ passent une semaine dans une nent»? Elle tient loute dans sa
plifiera en 1955. Rappelé en maison sous la mer. Puis en conclusion du Monde du silence:
service actif et détaché au juin 63, c ’est « Précontinent II », « Pourquoi tenez-vous à esca­
ministère de l’Éducation natio­ en mer Rouge: dans un véri­ lader l’Everest?» demandait-on
nale en avril 54, il ne cessera table village sous-marin, cinq à Mallory. « Parce qu ’il est là»,
de concevoir, d ’expérim enter, océanautes vivent un mois à dit-il simplement. Nous n’avons
d ’améliorer des appareils et des moins 15 mètres et deux autres, pas de meilleure réponse. »
techniques. On lui doit notam ­ huit jours à moins 25 mètres.
ment le scooter sous-marin et Une troisième expérience, bap­
un traîneau cinématographique. tisée» Précontinent III», a lieu, Commandant Cousteau. Né le 11 juin
toujours en mer Rouge, en 1930 à Saint-André-de-Cubiac (Gi­
Un P .D .G . en 1965: Cousteau se confirme le ronde). École navale promotion 1930.
1939-49: service de renseignement.
m a illo t de bain Christophe Colomb d ’un nou­ déminage dans la région de Sëte.
Cet hom m e infatigable, qui a veau monde, liquide, silen­ Croix de guerre avec palmes, deux
déjà reçu la Croix de guerre, la cieux, obscur, mais riche et citations du Mérite maritime. 1942-
Légion d ’honneur, le Mérite beau. 44 : il réalise le scaphandre autonome
maritime, va ajouter à ses d é c o ­ Depuis février 67, il a en cours à air comprimé et fonde, avec Tailliez
rations militaires une récom ­ de réalisation douze films pour le Groupe d'études et de recherches
pense civile: la Palme d ’or du la T.V. couleur américaine. sous-marines. 1948: première expé­
festival de Cannes 1956 pour J.-Y. Cousteau préside ou dition du bathyscaphe, premier film
et premières photos en couleur sous la
son film le Monde du silence. administre sept sociétés, dont
mer. A vril 54 : il est détaché au
Sous ce titre, il avait déjà publié cinq en F rance et deux aux ministère de TÉducation nationale.
un livre en 1953. Ce n’était pas États-Unis. Citons: les Requins 1955 : il publie le M o n d e du sile n c e .
son prem ier film. Depuis 1943, associés, qui produit ses films; 1956: il reçoit la Palme d ’or du
il avait réalisé plusieurs courts l’Office français de Recherches festival de Cannes pour le film du
métrages. sous-marines; la Compagnie même nom. 1957: il est nommé
Le 1" avril 1957, on lui propose océanographique française, qui cadre de réserve. Avril 57: il dirige
de diriger le musée o céanogra­ arme le «Calypso» et possède le musée océanographique de Monaco.
Septembre 62: première expérience
phique de Monaco. En 1960, il l’« Espadon», autre bateau Précontinent 1. 1963: Précontinent II.
lance F« Amphitrite », le plus expérim ental. Quelle expli­ 1964: Grand Prix du Cinéma fran­
gros bateau pneum atique du cation à sa vie donne cet homme çais. 1965: Précontinent III. 1967 :
monde, utilisé pour transporter qui vit dix fois plus intensément, réalise deux soucoupes plongeantes :
la soucoupe plongeante. En que la plupart de ses contem ­ Puces 500.
septem bre 1962, c ’est la pre­ porains et ouvre sans doute

Le dictionnaire des responsables 151


Marshall Mac Luhan
Génie ou charlatan?
Il est en tout cas le prophète américain
d'une nouvelle culture née de l'électricité

Dans sa cuisine à T oronto un fesseur Mac Luhan, 56 ans, Pour l’avènem ent de cette ère
dessin arraché à la page hum o­ front dégarni et regard fuyant, nouvelle, pour effectuer la m u­
ristique du magazine am éricain est actuellement la vedette tation un titre choc: The Medium
Look est épinglé au mur. numéro un des États-Unis, celui is the Massage, titre de son d er­
On y voit la vitrine d ’une librai­ dont tout le monde parle, celui nier livre. Medium est le mot
rie portant la petite pancarte que les gouvernem ents con­ clef de la conception mac-
« M a c Luhan spoken», «On sultent, celui que les hommes luhanienne. 11 signifie moyen
parle Mac Luhan»... Bientôt d ’affaires s’arrachent, celui de com munication, interm é­
nous parlerons peut-être tous enfin à qui l’université Fordham diaire d ’information.
Mac Luhan. Pour l’instant, per­ de New York vient d ’offrir la En d ’autres termes, le contenu
sonne ne peut être certain de le somme de 100 000 dollars pour d'une culture n ’a pas d vimpor-
com prendre vraiment. Celui enseigner pendant un an sa tançe, ce qui com pte c ’est la
que l’on à surnommé le roi du philosophie ou plus exactem ent façon dont elle a été transmise.
paradoxe s’en réjouit. sa sociologie. En même temps, Jusqu’ici, depuis l’invention de
Professeur de littérature an­ une galerie au muséum d ’Art l’alphabet, tout a été transmis
glaise ju sq u ’à cette année à moderne est mise à sa dispo­ par l’œil. « Grave erreur, clame
l’université de Toronto, M a r­ sition. 11 pourra s’y consacrer Mac Luhan, l'imprimerie a
shall Mac Luhan semble prendre à l’étude de ce q u ’il appelle détribalisé l'homme. Elle a créé
un malin plaisir à déform er ses l’orientation sensorielle. C om ­ une pensée linéaire faite d ’en­
propos, h ach urer son langage, ment, pourquoi et en fonction chaînem ents logiques qui l’em ­
désordonner ses idées. « C ’est le de quels critères sommes-nous prisonnent. »
seul spécialiste des problèmes plus ou moins sensoriellement
de com munication qui soit in­ affectés? « Problème fonda­ Le livre : m e d iu m chaud,
capable de com m uniquer sa mental au moment où nous la télévision : m ed iu m froid
propre pensée, disent ceux qui sortons d ’une ère purement C ’est ce q u ’il expose dans la
l’attaquent. C ’est un farceur!» visuelle pour entrer dans l’ère Galaxie Gutenberg, le premier
« Faux, disent les autres; c ’est un audiovisuelle de l’an 2000», dit de ses livres à sortir en France
génie! la plus grande influence Mac Luhan. Quelque chose est (éditions Marne).
intellectuelle de notre temps, le changé. Le milieu qui nous Dates et siècles s’y mélangent
prophète de la culture Pop, le entoure n ’est plus le support sans ordre chronologique; jux­
visionnaire du siècle. » passif à une dimension que nous taposition des sujets les plus
connaissions. Il devient actif, divers; contradictions et rép é­
il est le professeur nous sollicite, nous enveloppe titions; arabesques et envolées;
le plus cher du m onde dans un réseau d ’informations style Op: Mac Luhan espère
Génie ou pas, le grimaçant, de plus en plus grand. Il va nous échapper ainsi à cette fameuse
bondissant et bouillonnant pro­ déterm iner entièrement. pensée livresque linéaire. On

152 Le d ic tio n n a ire des responsables


peut y lire le plus célèbre de système nerveux tout entier, viseur com m e il le reproche à
ses slogans: « Le pouvoir absolu nous allons retourner à la vie ses contemporains. Prophète
du livre et de l’imprimé a pro­ tribale du primitif où l’homme dans la mesure où un prophète
duit une civilisation mécanique, ne séparera plus vie et travail vient souvent révéler à l’hum a­
individualiste, nationalisée et parce q u ’il sera relié au monde nité ce qu’elle sait déjà. Le
fragmentée.» Pourquoi? Parce par .tous ses sens. changem ent est si proche, dit-il,
que le livre est un medium « La nouvelle génération est que nous ne le percevons pas.
«chau d». Il ne sollicite q u ’une déjà audiotactile, affirme-t-il. C ’est seulement en criant, en
seule de nos fonctions: la fonc­ Elle seule me com prend à frappant très fort, en « cho ­
tion visuelle. La relation œil- l’heure actuelle. Je n’ai jamais quant» le public que le «m es­
cerveau hypertrophiée est d e­ rencontré un étudiant hostile. sage» peut passer.
venue déformante. Le mot Je leur parle de ce q u ’ils sont
lui-même qui n’est que le les seuls à connaître.» Pour
prolongem ent de l’œil déforme Mac Luhan, les enfants sont Marshall Mac Luhan. Sociologue
la réalité. Résultat: depuis des tactiles et abstraits de nature. canadien né en 1911 à Edmonton,
milliers d ’années nous voyons C ’est pourquoi ils dessinent dans la province d ’Alherta. Docteur
le monde d ’une manière arti­ com me Picasso. G râce à l’ère ès sciences de l ’université de Cam­
bridge où il a consacré sa thèse à
ficielle, symbolique et abstraite. électrique, ils pourront le rester. Thomas Nashe, poète du x v r siècle.
Nous sommes fragmentés, stra­ L’environnement sera lui-même Professeur d’anglais et directeur du
tifiés, déconnectés. En consé­ l’édu c ateu r com m e il l’était au Centre de Culture et de Technologie
quence, isolés. La télévision, temps de la tribu. L ’homme de l'université de Toronto pendant
en revanche, est un medium pouvant désormais program m er 21 ans.
«froid» qui recrute une sensi­ entièrement la Nature (sic), nous Spécialiste de littérature anglaise.
bilité beaucoup plus élargie pouvons très vite nous attendre Vient d'être nommé à l’université
puisque la parole et le son s’y à une éclosion de cerveaux Fordham à New York pour y ensei­
gner ses idées révolutionnaires. Ses
ajoutent. Sollicité non plus hyper-intelligents... œuvres ne se vendent qu’en livre de
visuellement mais « tactilc- poche.
ment», l’homme n’est plus un Extraordinaire dans A publié quatre livres: T h e M e c h a -
simple spectateur. Il est enve­ sa façon de voir grand nical B rid e (« iÉpouse mécanique»)
loppé, il participe. Il n’est plus G énie ou hurluberlu? Prophète en 1951; U n d e rsta n d in g M e d ia
seul. Le message n’est pas l’in­ ou tout simplement le dernier (« Comprendre les moyens de commu­
formation. Il est la façon dont des super-gadgets américains? nication»); G a la x y o f G u te n b c r g
cette information est apportée. Extraordinaire, certainement, récemment traduit et publié en fran­
çais chez Marne: T h e M e d iu m is th e
C ’est pourquoi, prophétise Mac dans sa façon de voir grand, M assage , « le Message est le moyen
Luhan, grâce à l’électricité qui d ’envisager le futur sans avoir de communication »).
est le prolongement de notre les yeux fixés sur son rétro­

Le dictionnaire des responsables 153


C'était le chef du
colonel Penkovsky
Les M ém oires d'un de ces hommes qu'on échange.
L ’a u b e d ’un j o u r d ’avril pluvieux. L a lu m iè r e grise c a re sse le
v e rt d e s feuilles, les g u é r ite s p e in te s du p o s te de c o n t r ô l e ,
la c a r r o s s e r ie claire d ’u n e v o itu r e en sta tio n p rè s d ’un b a r a ­
q u e m e n t . L a H e e rs tra s s e , r u e - f r o n tiè r e d e Berlin, est d é s e r te .
Le p as des p a tro u ille s cla q u e . Les c h ie n s des se n tin e lles
halète n t. S ou d ain , le r o n r o n n e m e n t d ’un m o te u r. U n e c o n d u ite
in té r ie u r e de m a r q u e anglaise s to p p e en fac e de la p r e m i è r e
v o itu re . D e u x g r o u p e s d ’h o m m e s jaillissent. D e c h a q u e
g r o u p e un h o m m e se d é t a c h e , m a r c h e d r o it vers le g r o u p e
o p p o s é . Le R u sse et l’A nglais se c r o is e n t au milieu de la
c h a u s s é e , sans u n m o t. C ô t é s o v ié tiq u e , l’h o m m e d e l’O u e s t
va r e c o n n a î t r e l’ê t re am aig ri, vieilli, au re g a rd an x ieu x q u ’on
lui p r é s e n te .
C ô t é b r ita n n iq u e , l’h o m m e de l’Est identifie celui d o n t il est
v e n u lui aussi p r e n d r e livraison. L à o ù les d e u x e x -p riso n n ie rs
se c r o is e r o n t, q u e l q u e s p as s e u le m e n t s é p a r e n t un m o n d e d e
l’a u tre . L o n d r e s v ie n t d ’é c h a n g e r l’a g e n t so v ié tiq u e G o r d o n
L o n s d a le c o n t r e G re v ille W y n n e , le b u sin e s s m a n -e s p io n .
Notre livre raconté P o u r ce d e r n ie r , c ’est la fin d ’u n e e x t r a o r d i n a ir e a v e n tu r e ,
par Claude Valin suivie d ’u n c a u c h e m a r de seize mois.
L’affaire qui v e n a it de se c o n c lu r e p a r l’é c h a n g e de B erlin,
le 22 avril 1964, r e m o n t a i t à l’é té 1955. A c e tte é p o q u e , le

Notre livre raconté 155


colonel russe Oleg Penkovsky, alors attaché pas pour autant. Vers la fin de l’été, un
militaire adjoint à Ankara, était en outre plan avait été conçu et un homme pressenti.
adjoint supérieur à la Direction principale Il s’appelait Greville Wynne et remplissait
des services de renseignements de l’Armée toutes les conditions jygées par Londres indis­
Rouge, le G.R.U. Sa carrière, à l’école pensables: d’excellents états de service passés
d’Artillerie de Kiev et sur le front d’Ukraine dans les bureaux de renseignements pendant la
pendant la Seconde Guerre mondiale, lui dernière guerre et une situation présente de
avait valu une rapide promotion. A peine, du père de famille honorable et de représentant
point de vue soviétique, pouvait-on lui commercial pour de grosses firmes indus­
reprocher des goûts un peu trop mondains, trielles: un ancien espion entraîné doublé
un certain penchant pour les jolies femmes d’un businessman innocent. Il suffisait pour
et une légère tendance à s’échapper de l’am­ commencer de faire appel à son patriotisme,
bassade pour courir les rues d’Ankara et de lui suggérer de développer ses affaires
s’installer seul aux terrasses des cafés, l’air habituelles du côté des pays de l’Est et
lointain. d’attendre. Greville Wynne accepta la mission
(sans savoir exactement en quoi elle consis­
Cette dernière habitude, innocente à tel point terait) et mit immédiatement au point des
qu’elle n’éveillait que de timides critiques tournées commerciales dans les Démocraties
dans les milieux intéressés, n’avait pas été populaires. Deux ans durant, il voyagea ainsi
jugée tout à fait anodine par un autre habitué de Varsovie à Budapest, de Bucarest à Sofia
des terrasses. Ce dernier, agent des services et de Belgrade à Helsinki. Ces voyages
secrets britanniques, avait flairé chez cet n’avaient d’autre but que d’asseoir une répu­
amateur de longues stations dans les cafés, tation d’homme d’affaires qui lui valut sans
dans ce regard vague et inexpressif, l’homme peine un premier visa pour Moscou en 1957.
soucieux, insatisfait, qui caresse un projet
et cherche une occasion. Il ne tarda pas à Il ne lui restait plus qu’à amuser les autorités
transmettre son impression à ses supérieurs; soviétiques avec des jouets d’un genre parti­
l’intelligence Service tint compte de « l’im­ culier: machines-outils, appareillage élec­
pression» de son agent, en vertu du fameux trique, matériel de mine, pièces d’équi­
« Pourquoi pas? »... pement électronique et gadgets divers. En
dépit des retards de la bureaucratie russe, le
Les travaux d'approche commerce anglo-soviétique se développait
se prolongèrent cinq ans lentement mais sûrement. On était déjà en
La manœuvre néanmoins paraissait délicate. novembre 1960, lorsque Londres fit savoir à
La fragilité de l’indice ne permettait pas de son agent qu’il existait à Moscou un Comité
prendre directement contact avec le colonel de la Recherche scientifique, avec lequel il
russe au regard rêveur. Les cerveaux de devait entrer en rapport. Sise au numéro
l’intelligence Service se mirent au travail. 11 de la rue Gorki, cette organisation abritait
Alors qu’on étudiait le problème, le colonel des services chargés de mettre sur pied et de
Penkovsky fut malencontreusement trans­ contrôler les visites des savants et des ingé­
féré au 4e Bureau des Renseignements mili­ nieurs à Moscou. Oleg Penkovsky venait
taires à Moscou. Londres ne se découragea d’être nommé à son Comité directeur.

156 C'était le chef du colonel Penkovsky


Une solide am itié s'établit
entre les deux hommes
A d a t e r d e ce j o u r , G re v ille W y n n e c o m ­
m e n ç a à r e c e v o ir d e s in s tru c tio n s préc ises.
Il d e v a it, d ’u n e p a r t o r g a n is e r a v e c les
R u sses la visite à M o s c o u d ’u n e d é lé g a tio n
de te c h n ic ie n s an glais (on e s p é r a it en r e t o u r
la visite à L o n d r e s d ’u n e d é l é g a tio n d ’in g é­
nieurs so v ié tiq u e s), d ’a u t r e p a r t, s’a s s u r e r la
sy m p a th ie de P e n k o v s k y . C e t t e s e c o n d e
r e c o m m a n d a t i o n , d i c té e p a r la p lus é l é m e n ­
ta ir e p r u d e n c e , e u t un r é s u lta t i n a tte n d u qui
c o n f ir m a L o n d r e s d a n s ses vues. P ro fita n t de
la visite d e la d é l é g a tio n ang laise, le c o lo n el
P e n k o v s k y , qui c h e r c h a i t r é e lle m e n t et
d e p u is tr è s lo n g te m p s u n e o u v e r t u r e , avait
te n té d e r e m e t t r e u n e e n v e lo p p e d e s tin é e au
F o re ig n Office à l’u n d e s v isiteurs b r i t a n ­
niq u e s; celui-ci, un vieil h o m m e terrifié p a r
les c o n s é q u e n c e s p ossibles d ’u n e telle d é ­
m a r c h e , s’é ta it e m p r e s s é d e re fu se r. Ainsi
P e n k o v s k y ava it eu u n e in tu itio n , m ais il
s’était t r o m p é d e p e r s o n n a g e .
F o r t d ’u n e c e r titu d e , G re v ille W y n n e revint
à M o s c o u en avril 1961. Il s’agissait c e tte
fois d e d is c u te r les m o d a lité s d ’u n e visite en
r e t o u r d e la d é l é g a tio n s o v ié tiq u e à L o n d re s .
Il s’agissait aussi p o u r lui d e s’o r g a n is e r p o u r
av o ir a v e c P e n k o v s k y q u e l q u e s c o n v e r s a ti o n s
qui se r é v é l è r e n t b i e n tô t f ru c tu e u s e s . C e
d e r n i e r lui a n n o n ç a q u ’il é ta it n o m m é à la
t ê te d e la d é l é g a tio n et q u ’il te n a it à to u t
prix à ce q u e le v o y ag e e û t lieu, « fû t-c e au
prix d e q u e l q u e s c o n c e s s io n s d e la p a r t d es
A n g lais» ; p uis il lui r e m i t en gag e un d o ssie r
c o m p le t su r lu i- m ê m e e t q u e l q u e s d o c u m e n t s
et films in té r e s s a n t les a c tiv ités m ilitaires
so v ié tiq u e s. P o u r les d e u x h o m m e s , c ’était
le d é b u t d ’u n e solide a m itié c i m e n t é e p a r
un b u t c o m m u n . P o u r L o n d re s , c ’était
l’a b o u t is s e m e n t d ’u n lon g et p a t ie n t travail
d ’a p p r o c h e . Oleg Penkovsky: condamné à mort en 1963.

Notre livre raconté 1


158 C 'é ta it le c h e f du colo n el P enkovsky
onze mois
dans
les prisons
soviétiques.

Notre livre raconté 159


A partir de ce printemps de 1961, les évé­ sances occidentales, il repart pour Moscou
nements vont se succéder à un rythme accé­ quelques jours plus tard. Trois semaines
léré. Fin avril, Penkovsky débarque à l’aéro­ après, Wynne arrive à son tour dans la capi­
port de Londres à la tête de son groupe tale soviétique. Le prétexte officiel de son
d’ingénieurs. A l’hôtel où on les conduit, voyage, c’est la mise au point d’échanges
les délégués russes se voient attribuer des commerciaux éventuels entre PU.R.S.S. et la
chambres à deux, tandis que Penkovsky, Grande-Bretagne. La raison véritable, c’est la
« grâce à sa qualité de chef de la délégation » remise de 20 rouleaux de films, de dossiers
bénéficie du privilège de dormir seul. Per­ provenant des archives du G.R.U. et de la
sonne ne songe à s’en étonner; mais ce que liste d’une centaine de noms d’agents au
tout le monde évidemment ignore, c’est que service des Soviets (parmi lesquels sans doute
l’intelligence Service a loué un appartement celui de Kim Philby1). Du côté des officiels,
dans l’hôtel et y a installé un véritable rien ne bouge. Les deux autres membres
laboratoire équipé de magnétophones, de directeurs du Comité de la Recherche scien­
radios, de machines à coder, d’une ligne tifique, Levine et Gushiani, se montrent
privée pour Washington et de projecteurs satisfaits: les membres de la délégation ont
pour films et photos. apprécié leur séjour à Londres et transmis
des rapports favorables.
Penkovsky livre à l'I.S. On s’occupe de planifier deux autres expé­
des milliers de secrets ditions: une première exposition commer­
Tandis que les journées du colonel Oleg ciale soviétique à Londres en juillet et une
Penkovsky sont occupées à piloter son seconde en septembre à Paris. Wynne et
groupe de techniciens dans les usines de Penkovsky osent à peine croire à leur chance;
Wolverhampton, West Hartlepool, County mais les deux voyages ont lieu, comme prévu.
Durham, Birmingham, Sheffield ou M an­ A Londres, Penkovsky remet à Wynne de
chester, ses nuits, très écourtées, sont con­ nouveaux documents dont l’agent anglais
sacrées à l’essentiel de ses activités: rejoindre ignorera toujours la teneur (son rôle se
les agents britanniques dans leur appar­ limitant, selon ses propres termes, à « garder
tement. Là, ont lieu de longs conciliabules et le pipeline ouvert »). Puis c’est Paris enfin, en
éventuellement des séances d’entraînement, septembre 1961.
de mise au point de code ou de manipulation
de micro-caméra. Au cours de ces réunions, En 1961, Penkovsky aurait pu
Penkovsky va livrer à l’Occident des milliers choisir la liberté : il refusa
de secrets sur les dispositifs militaires et En cette fin d’été, les deux hommes com­
l’organisation des services de sécurité sovié­ mencent à ressentir une sorte de malaise.
tiques et aussi les informations qui per­ Le contraste est trop grand entre la douceur
mettront plus tard au président Kennedy de de la vie dans la capitale française et leur
résister avec efficacité au bluff de Cuba. travail souterrain. De plus, l’Exposition com­
Quand il s’agit d’expliquer les mobiles de son merciale a attiré de tous les horizons un
geste, Penkovsky allègue son profond et indé­ nombre considérable d’espions et il faut
racinable amour de la liberté. Fermement l. Kim Philby est cet agent extraordinaire qui faillit être nommé chef
des services secrets anglais en 1963 alors qu’il travaillait pour les
décidé à continuer de servir les grandes puis­ Russes. Il vient d ’être reconnu à M oscou.

160 C'était le chef du colonel Penkovsky


redoubler de prudence. L’Intelligence Ser­ de l’évasion. Il est en possession d’un visa
vice a loué pour les rendez-vous nocturnes de trois jours, délivré par les Russes dans
un appartement sur-équipé de radios, de le seul but de réunir des preuves supplémen­
magnétophones, de projecteurs, d’interprètes, taires. A l’hôtel Ukraine, une dernière
de techniciens, de sténographes, de docteurs, conversation a lieu entre les deux hommes.
et redouble de sollicitude envers son précieux Les boutons de la radio ont été tournés à
agent. Les plaisirs mêmes de Penkovsky sont pleine puissance pour brouiller le son de leurs
surveillés de loin: par mesure de précaution, voix. Cependant, deux magnétophones ultra­
on n’hésite pas à lui fournir obligeamment sensibles sont en marche dans la pièce: l’un,
les jolies femmes pour une tournée du «Gay dissimulé dans la poche de Wynne, est celui
Paris». D ’ailleurs, dès cette époque, les de l’intelligence Service (qui veut connaître
services secrets britanniques songent à pro­ les moindres détails de cette conversation);
poser au colonel russe de choisir une liberté l’autre, soigneusement camouflé quelque part
bien gagnée. Il serait si facile de ne pas dans l’appartement, est celui de la police
reprendre l’avion à Orly. Si facile et pour­ soviétique.
tant... Penkovsky, moitié par excès de scru­ Lorsque Greville Wynne reprendra l’avion,
pules, moitié parce qu’il est passionnément quarante-huit heures plus tard, les jeux seront
pris au jeu, s’envole au début d’octobre pour définitivement faits. Le 2 novembre 1962,
Moscou. Là-bas, Londres lui indiquera de l’espion anglais est arrêté à Budapest devant
nouveaux contacts. Là-bas aussi, l’inévitable ses deux splendides caravanes (leur prix:
finira un soir de décembre par se produire. 35 000 livres sterling et la vie d’un homme).
Ce soir-là, dans une rue étroite et déserte où L’arrestation de Penkovsky avait eu lieu
il doit rencontrer un courrier, Penkovsky quelques jours plus tôt à Moscou.
remarque le manège anormal d’une auto­
mobile et commence à se sentir surveillé. 1962 : deux ans de cauchemar
Il en avertit Londres. Les contacts doivent commençaient pour l'homme d'affaires
cesser pendant quelques mois. L’Intelligence Quelques heures d’avion séparent Moscou de
Service met aussitôt sur pied un plan astu­ Budapest et le parc Varosliget de la célèbre
cieux. C’est, hélas! un plan d’assez longue prison moscovite Lubianka. Quelques heures
haleine. Il s’agit de construire deux cara­ d’avion et la liberté devient souvenir.
vanes de démonstration pour une exposition A Lubianka comme dans les autres prisons
commerciale itinérante qui sera conduite par du monde, les cellules ont des fenêtres haut
Greville Wynne en automne 1962 à l’occasion placées, très étroites, un lit de fer et des
de la foire d’Helsinki; de là, il lui sera facile murs peints. Mais les interrogatoires y sont
de gagner Leningrad. Dans l’une des cara­ durs et ont lieu jour et nuit. Si le prisonnier
vanes une cache assez vaste et habilement dort, on le réveille. S’il est éveillé, on le
dissimulée par l’appareillage de démons­ questionne jusqu’à la limite de ses forces.
tration sera aménagée. Dans ce réduit, Oleg On veut obtenir des aveux, comme partout,
Penkovsky regagnera définitivement l’Occi- mais on leur préfère de loin une « confession »
dent. En réalité, il est déjà trop tard. signée, fabriquée de toutes pièces. On n’est
Le 2 juillet 1962, Wynne retourne à Moscou pas particulièrement pressé d’ailleurs. On a le
pour mettre au point les derniers détails temps.

Notre livre raconté 161


P ré c ip ité au fo n d d ’un long t u n n e l d o n t il activ ités et r e n c o n t r e s d es a c c u s é s. P e n ­
n ’e n t r e v o it p as l’issue (qui p o u r r a it le so rtir ko vsky a fait d es aveux. Il est a c c u s é , e n tre
d e là?), le p r is o n n ie r, s’il v e u t résister, d o it a u t r e s c h o s e s, « de tr a h is o n e n v e r s la P atrie et
s’in g é n ie r à o c c u p e r les jo u r s . D a n s sa soli­ du c r im e d ’av o ir fo u rn i d es in f o rm a tio n s de
t u d e sans e s p o ir le m o in d r e détail d e v i e n t un n a t u r e soc iale, p o litiq u e et m ilitaire à d es
é v é n e m e n t , là o ù il est, t o u t est a r b itra ire . a g e n ts b r i ta n n iq u e s et a m é r ic a in s » . O n lui
O n a m é li o r e son r é g im e sans raison puis on le r e p r o c h e en o u tr e « s e s m œ u r s d é p r a v é e s » et
s o u m e t aux re s tr ic tio n s les plus sévères. O n d e u x té m o in s v ie n d r o n t r a p p o r t e r q u ’ils l’o n t
lui a c c o r d e d u t a b a c , puis o n le lui retire . O n vu « b o ir e le c h a m p a g n e d a n s la c h a u s s u r e
lui laisse ou on lui ô te ses v ê t e m e n ts civils. d ’u n e f e m m e » . Les d e u x a c c u s é s p la id e n t
O n s u p p r im e son rasoir, puis on le lui ren d . c o u p a b l e — W y n n e en m e tta n t to u te f o is
S o u d a in , c ’est le c h o c d ’un in te r r o g a to ir e . O n l’a c c e n t su r sa q u a lité de b u s in e s s m a n m ê lé à
le b r u s q u e . O n le r a iso n n e . O n le p rie, puis l’a ffaire à son insu. P e n k o v s k y n ’e s p è r e plus
on le r e je tte d a n s le n é a n t d e son c a c h o t . U n q u e la vie sa u v e et fait son a u t o c r i t i q u e p o u r
j o u r on in tr o d u it un c o m p a g n o n d a n s sa l’édificatio n d es m asses. C o n d a m n é à m o r t, il
cellule, on r e m m è n e ce lui-ci q u e l q u e s jo u r s p r é f é r e r a se su ic id e r d a n s sa cellule. Le
plus ta rd . O n lui m o n t r e d e loin son c o m p lic e v e rd ic t est r e n d u le 11 mai 1963. G re v ille
épu isé et h a g a r d . O n va m ê m e j u s q u ’à a u t o ­ W y n n e , « c o u p a b le d ’e s p io n n a g e » , est c o n ­
riser u n e visite de sa f e m m e à seule fin d a m n é à h u it ans de réc lu sio n .
d ’av iv er son r e g r e t de la vie p as sée . A lo rs, le T r a n s f é r é a u s sitô t à la priso n de V ladim ir,
p riso n n ie r c o m p r e n d peu à peu q u ’à L u b ia n k a, l’a g e n t anglais y p a s s e r a o n z e mois, ex p o s é
il ne faut s’a t t a c h e r à rien d ’a u t r e q u ’à s u r ­ à to u te s les b r im a d e s du ré g im e p é n ite n tia ire ,
vivre e t se taire. à to u te s les rig u eu rs d e l’in te r m in a b l e hiver
russe. J u s q u ’à la fin, la p o lic e so v ié tiq u e
1 9 6 4 : Greville W ynne est échangé s’a c h a r n a à lui e x t o r q u e r u n e c o n fe ssio n .
de nuit à la lim ite des deux Berlins J u s q u ’à la fin, G re v ille W y n n e résista. Un
C in q m ois d u r a n t , so u m is à t o u t e s les fo rm e s seul e sp oir, à p e in e env isagé , le s o u te n a it
possibles d e p ressio n m o r a l e et p h y siq u e , sans d o u t e : « Q u e les c e r v e a u x d e l’in te lli­
G re v ille W y n n e se ta ir a ou p lu tô t s’en t ie n d r a g e n c e S e rv ice c h e r c h e n t et tr o u v e n t q u e l q u e
à la v e rsio n : « J e suis un h o m m e d ’affaires. c h o s e ! » — ce q u e l q u e c h o s e , o u p lu tô t ce
J ’igno rais to u t d e s p r é t e n d u e s a c tiv ités de q u e l q u ’un, ce fut G o r d o n L o n sd ale.
P e n k o v s k y .» Lors d ’u n e c o n f r o n t a t i o n , sur C l a u d e Valin.
les in sta n c e s de ce d e r n ie r , e t d é s ire u x
d ’é v ite r un j u g e m e n t à huis clos, W y n n e
a c c e p t e r a au p r o c è s d e r é p o n d r e à q u e lq u e s
q u e s tio n s p ré v u e s à l’a v a n c e ; les r é p o n s e s
t o u te s faites s e r o n t e n r e g is tr é e s su r un té lé ­
s c r ip t e u r afin q u ’il ne les o u b lie pas. Les articles parus dans la presse mondiale de
Le p r o c è s p u b lic a lieu à la C o u r s u p r ê m e de ! 962 à 1964 et les mémoires de Greville Wynne
l’U .R .S .S . le 7 mai 1963. Les a c te s d ’a c c u ­ qui viennent de paraître à Londres sous le titre
sa tio n so n t très p ré c is et m e n t i o n n e n t les T h e M a n from M o s c o w nous ont permis
d a te s de livraison d e s r e n s e ig n e m e n ts et les d ’établir ce récit.

162 C 'é ta it le ch e f du colo n el P enkovsky


| 38

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PARIS 8
le journal de
PLANETE
LE G U ID E DE L 'A C T U A L IT É C U LTU R E LLE

La vie et les idées, par André Am ar


Rédaction
T o u s les d e u x m o is, le J o u rn a l
d e Planète fait le b ila n d e la vie
c u ltu re lle e t sc ie n tifiq u e . N o u s
av o n s ré u n i u n e é q u ip e d e s p é ­
Les secrets du défi américain
c ia liste s q u i so n t c o n s ta m m e n t
in fo rm é s d e ce q u i se p asse Le livre de M. J.-J. Servan-Schreiber a fait du b r u i t 1. A juste titre
d a n s le u r d o m a in e re sp e c tif. d’ailleurs; il pose un problèm e vrai, il vient à son heure, il est écrit
avec talent. En voici brièvement le thèm e: les États-Unis enva­
LA VIE SCIENTIFIQUE: hissent l’Europe occidentale; leur puissance économ ique faite
Sciences physiques: J a c q u e s d’innovations technologiques, de vastes et audacieux programmes
B e rg ie r, F ra n ç o is D e rre y ;
de recherches, de méthodes de gestion efficaces, enfin de la taille
Sciences naturelles: A im é M ic h el,
C a m ille D é lio ;
même de leurs entreprises, pénètre de tous côtés en Europe.
Sciences humaines: M .J. H o u a - Les entreprises européennes ont mentaire en a été fait lors d ’un
re a u , Ja c q u e s M é n é trie r, D aniel
passé séparément plus d’accords débat entre M. Albin Cha-
D a y an .
avec les entreprises américaines landon, ancien inspecteur des
LA VIE C ULTU RELLE: qu’elles n’en ont passé entre finances, député des Hauts-de-
Philosophie : A n d ré A m a rr elles. L’Europe, qu’elle le veuille Seine, et M. Jacques Duhamel,
Religion: J e a n C h e v a lie r; ou non, est un territoire occupé. maître des requêtes au Conseil
Littérature: B e rn a rd T h o m a s, Elle ne peut trouver de salut d’État, député du Jura. (Combat
A la in H e rv é ; que dans « un sursaut politique » du 30 octobre 1967.) L’un et
Histoire: A n d ré B rissa u d ; (p. 199). «Ainsi nos problèmes l’autre m ettent l’accent sur la
Humour: J a c q u e s S te rn b e rg .
se ram ènent à celui du chan­ qualité des m éthodes de gestion
LA VIE A R T ISTIQ U E : gement des systèmes profon­ des entreprises américaines.
Peinture: P ie rre R e sta n y ; dément sclérosés qui sont ceux M. Chalandon dit: « Q uan d on
Expositions: M u rie l C lu z e a u ; des sociétés européennes qui discute avec les chefs d ’e n tre ­
Architecture : M ic h e l R a g o n ; ont des difficultés à s’ouvrir» prise américains, ils vous font
Photographie : J .-L . S w in ers; (p. 205). remarquer que le fameux « fossé
Musique: C la u d e R o s ta n d ; technologique» n’est pas si
Théâtre: C la u d e P la n so n ; Une c e rta in e f aç o n d e p e n s e r considérable q u ’on veut bien le
Cinéma: M ic h é l C a e n ; Tel est l’essentiel des analyses croire. Le vrai problème, à
Télévision: N ic o le O llie r.
et des suggestions de M. Servan- leurs yeux, est celui du « mana-
Schreiber. Un excellent com ­ / . L e Défi américain. D en o ël.

165
La vie e t les idées
p»-gem ent» . Et M. J. Duhamel
confirme ce point de vue en
rappelant que: « Il y a un grand
effort de fait à PÉcole des
hautes études commerciales. Le
directeur d ’H.E.C., après un
voyage aux États-Unis, a essayé
d’adapter les méthodes améri­
caines. C ’est toute une révo­
lution... »
On le voit assez: le centre de
la question est une certaine
façon de penser propre aux
Am éricains. Examinons-la.
Dans la société am éricaine, les
élites dirigeantes, les hommes
de premier plan appartiennent
au monde des affaires. Les
portes de la haute adminis­
tration leur sont ouvertes; ils
peuvent sans difficulté d e ­
venir ambassadeurs, gouverneurs
d’États, ministres. Leur ap pa r­
tenance au monde de la finance
ou de l’industrie ne joue pas
contre eux, mais p our eux. En
France, au contraire, ce sont
les grands corps de l’État qui
fournissent les présidents ou les
directeurs généraux des grosses
entreprises. En A mérique, on
passe des affaires à l’Adminis-
tration quitte à revenir aux
affaires. En Fran ce on émigre des dirigeants au plus haut commerciale allemande. Cette
de l’Administration dans les niveau. étude courte et dense s’intitule
affaires et le trajet est à sens Une conquête méthodique. Je
unique. Les origines des car­ Le s u c c è s d 'u n e m é th o d e relève ces lignes: «Ainsi dans
rières les plus brillantes en Voilà pourquoi les Américains le succès allemand je vois avant
France se situent à l’École poly­ apportent une attention et une tout celui d’une méthode...
technique et à PÉcole nationale vigilance constantes non seu­ Q u’on pénètre maintenant dans
d’administration; en Amérique lement à l’enseignement pra­ le détail du système militaire
dans les « business schools». En tique des techniques de gestion, prussien, on reconnaîtra de plus
France, les écoles commerciales mais encore aux recherches en plus aisément les principaux
étaient, il y a encore quelques même théoriques dans les do­ caractères de la « M é th o d e» .
années à peine, destinées à maines les plus divers. Devant C’est dans la préoccupation stra­
former de bons employés mais ce vaste déploiement péda­ tégique qu ’il faut la chercher...
les hautes places étaient en fait gogique, je me souvient d ’une l’étude du futur, la prévision
réservées à ceux qui se tro u ­ remarquable étude que fit Paul étendue aussi loin que possible,
vaient être les pairs des grands Valéry, tout jeune encore, en les probabilités soigneusement
commis de l’État. Aux États- 1896, à la dem ande d ’un éditeur pesées, tout ce qu ’il faut pour
Unis, les écoles d’affaires forment britannique, sur l’expansion affaiblir le hasard... »

166
La vie e t les idées
Une méthode de même famille paraît-il, quarante mille ordi­ trois ans, nos étudiants auront
se retrouve chez les Américains, nateurs en fonctionnem ent aux reçu un enseignement traduit
non qu ’ils soient, com me les États-Unis; quelques milliers de l’am éricain les choses en
Allemands, un peuple fonciè­ seulement en F rance ou en seront-elles profondément chan­
rement militaire, mais ils voient U.R.S.S. D ’où une déficience gées? Est-il d ’ailleurs si évident
les affaires comme une conquête. non pas de l’intelligence mais que la compagnie Péchiney, la
Leur pédagogie reflète cet état de l’équipement. L’économie en régie Renault ou la Banque de
d’esprit. Il ne leur suffit pas de pâtit. Je renvoie, sans plus, le Paris soient si mal gérées que
transmettre des connaissances, lecteur à l’excellent exposé de cela? La multiplication des
de les éclairer par des exercices, M. Marcel M arantz « l’U.R.S.S. «business schools» en Europe
de les contrôler par des exa­ a-t-elle manqué la révolution de n’est-elle pas peut-être la voie
mens, de les sanctionner par l’ordinateur? »(Le Monde, 22- la plus subtile de la pénétration
des diplômes, ils entendent 23 octobre 1967.) des entreprises américaines?
surtout préparer les élèves à la Ordinateurs, informatique, re­ Que l'Europe se ferme à la
décision et à l'action. Un pro­ cherche opérationnelle, péda­ pénétration am éricaine, qu ’elle
blème n’est pas seulem ent une gogie pertinente, de tout cela, se replie sur elle-même? C ’est
invitation à penser mais aussi à nous autres Européens, nous impossible et stupide. Alors?
agir. Tel est bien aussi le fond sommes, je crois, capables.
de l’enseig n e m en t militaire : Cela ne va pas sans quelque Le p ro b lè m e e s t politique
telle étant la situation, quels argent, mais ce n’est pas au- Alors, com m e le dit M. Servan-
ordres donner? dessus de nos moyens. Mais Schreiber, com m e le soulignent
sommes-nous aussi capables MM. Chalandon et Duhamel,
C 'e s t aussi d’une autre qualité qui est le problème est non pas te c h ­
u n e q u es tio n d 'é q u ip e m e n t toute à l’éloge des Américains? nique mais politique. Seule une
Mais l’ordre à d on ner suppose Il s’agit d ’une sorte de g énéro­ Europe unie, capable d ’une
au préalable le renseignement sité, de confiance à l’égard du politique homogène et cohé­
et le calcul. « Erst wàgen dann chercheur. Les Américains ne rente, délivrée de ses querelles
wagen», disait Moltke. D ’abord craignent pas de le payer à ne de clocher, peut présenter une
peser, puis risquer. Et Clau- rien faire. L'institution de l'année masse économique suffisante
sewitz écrit: « Le cours plus ou sabbatique accorde aux pro­ face à la masse économique
moins long de l’action militaire fesseurs d ’université une année américaine. Mais non point
accorde donc un temps plus ou de loisir sur sept avec plein pour opposer au défi américain
moins long à ce que la nature traitement. Il n’est rien exigé en un autre défi qui serait eu ro­
du fait con cret exige, c ’est-à- retour. Ce temps de détente et péen. Ce serait plutôt, je l’espère
dire à un calcul de probabilités de méditation, ce temps sans du moins, pour substituer à
en fonction des circonstances besogne, n’est pas perdu. Mieux l’antagonisme, la symbiose.
données.» {De la guerre. Édit. encore. Un de mes parents, Cette symbiose porte un nom,
de Minuit, p. 64.) professeur à la faculté des elle s’appelle l’Occident. Elle
De là l’importance accordée à sciences de Paris, fut invité, il porte aussi une responsabilité
l’information et à la recherche y a une dizaine d ’années, par planétaire: dans ce monde en
opérationnelle. Sans informa­ l’université de Chicago à passer pleine mutation politique, sou­
tion on ne sait où l’on est; sans deux mois d’été à ne rien faire mis à une inquiétante poussée
calcul opérationnel on ne sait d’autre qu ’à s’inform er et à dém ographique, parcouru aussi
où l’on va. Information et re­ réfléchir. par de violents courants de
cherche opérationnelle exigent Voilà, à mon avis, les secrets rancœ ur et de haine, le destin
des cerveaux mais aussi des du défi américain. Et l’Europe, des Européens et des A m é ­
équipements. L’ordinateur est que peut-elle faire? ricains est le même à longue
indispensable pour em m ag a­ Introduire dans ses écoles de échéance. Et alors le défi am é­
siner et trier les informations gestion la pédagogie am éri­ ricain relevé par une Europe
d’une part, pour p o ndére r les caine? Sans doute est-ce sou­ unie serait la chance de l'Occi-
stratégies, d ’autre part. Il existe, haitable, mais quand, pendant dent. André Amar.

167
La vie e t les idées
■■SESEZM^H
E T H N O L O G IE La fin de
notre civilisation est-elle pour demain?
On pouvait croire, après Tristes Tropiques, de Lévi-Strauss, que des champs de maïs sur des
tout avait été dit de l’aventure de l’ethnologie, de l’exil volontaire, terres larg em ent défrichées.
du mimétisme appris et de la lucidité des retours. Mais Soustelle Treize cents ans plus tard, sur
n'est pas Lévi-Strauss et c ’est le sens de sa propre vie que chacun ce même sol, depuis longtemps
de ces expérim entateurs met un peu dans sa recherche. reconquis par l’arbre et la laine,
On s aperçoit en lisant le nou­ une poignée d ’indiens subsiste
veau livre de Jacques Soustelle 1 Des primitifs? à grand-peine, parlant maya et
à quel point l’aventure person­ Non, d e s d é c a d e n ts brûlant de l’encens pour les
nelle, l’itinéraire en quelque Montrez à un L acandon les anciens dieux... « Pour qui a
sorte spirituel de l’ethnologie glyphes complexes que ses an­ admiré les m onuments de Pa-
nous importe et pas seulement cêtres ont tracés sur la pierre des lenque, ce contraste poignant
les résultats de la recherche. temples et des palais. Bien qu ’il pose des problèmes cruciaux:
Indissociable d ’une nouvelle parle le langage ou une variante Si ce sont là les descendants des
façon de penser, s’impose une du langage que ces signes expri­ bâtisseurs, alors une conclusion
nouvelle façon de sentir. En maient il y a plus de mille ans, s’impose. Ils ne sont pas pri­
même temps que surgissent de non seulement il ne peut pas en mitifs mais décadents. Leur his­
leur obscurité première les sens lire un seul (alors que nous en toire nous présente un cas
fondamentaux d ’une culture, déchiffrons une partie), mais il exemplaire de ces processus de
l’ethnologue, après l’efferves­ ne sait même pas que ces figures régression dont nos esprits ne
cence de sa découverte, lorsqu’il sont des symboles, q u ’elles tiennent pas com pte, obsédés
se retourne, aperçoit avec stu­ notent des idées, des chiffres, qu’ils sont par le mythe du
peur, méconnaissables à l’ho­ des mots... Mais les pâtres de la progrès uniforme et continu. »
rizon — ou, pour la première Rome médiévale savaient-ils lire Cette illusion née de notre civi­
fois connaissables — les formes les inscriptions latines? lisation industrielle qui, confon­
du monde q u ’il a quitté. Aux Au VIe siècle de notre ère, le dant la continuité relative des
questions q u ’il était venu ré­ pays maya s’étendait comme techniques et la discontinuité
soudre, il ne trouve peut-être une écharpe jetée d ’un océan à des civilisations, se représente
pas de réponses. Mais déjà s’y l’autre depuis le Yucatan jusqu’à «l’histoire culturelle comme une
sont substituées de nouvelles la côte du Pacifique, ponctué ligne unique en ascension dont
questions. de villes blanches, hérissé de nous nous trouverions être l’ex­
1. J a c q u e s S o u stelle : les Q uatre Soleils, Pion. pyramides, étalant la prospérité trémité m archante et l’avant-

168
A lire
garde», cette illusion aboutit à culturels venus d’autres civili­
nous pénétrer d ’une certitude sations, il en donne un exemple
implicite et sécurisante: celle difficile à oublier. « Les mission­
selon laquelle notre civilisation naires espagnols agirent confor­
est la civilisation et qu ’elle ne mément à leur logique quand ils
subira pas le sort des civili­ se mirent en devoir de détruire
sations qui l’ont précédée. systématiquement tout ce qui
Ce sort hantait la pensée des se référait à la religion au to ch ­
anciens Mexicains qui le voyaient tone.» C ep endant l’influence
imminent et qui les plongeait chrétienne ne jo u a qu ’en sur­
dans la crainte de voir la réalité face, des traits chrétiens isolés
qui les entoure se déchirer furent intégrés à un ensemble
«com m e un voile fragile, li­ autochtone et c ’est ainsi que,
bérant ainsi les monstres du dûm ent christianisés, réa p p a­
crépuscule et du déclin». Aussi rurent les sacrifices humains:
est-ce à eux que Soustelle em ­ «Convaincus que les Espagnols
prunte la formule qui donne son avaient dans l’antiquité choisi
titre à son livre: «Notre soleil l’un d ’eux pour le clouer sur
est le cinquième d ’une série. une croix et l’appeler « N otre
Quatre soleils l’ont précédé, et Seigneur», en 1868, les Cha-
nul n’oublie à aucun moment s’il n’était capable de ressentir mulas de Chiapra décidèrent
que le cinquième est destiné à et d ’expérim enter en lui-même, d’en faire autant. Ils choisirent
disparaître com m e les quatre les processus mentaux d’étra n ­ à cette fin un garçon de 10 à
premiers... Et la fin est peut-être gers qui sont aussi ses semblables. 11 ans appelé Diego G om ez
pour demain... » La fin de notre Soustelle n’attend donc de nous Chechelo, et, l’ayant conduit au
civilisation est-elle pour demain? que notre expérimentalité et lieu dit Tzezal H em el, le
notre sympathie. Rien n’est clouèrent sur une croix par les
L 'ethnologie r e d é c o u v e r te supposé connu. Au fur et à pieds et les mains. »
L’ethnologie peut-elle répondre mesure que nous avançons en
à cette question? Et tout d’abord pays mexicain et que jaillissent Q u e stio n s s a n s ré p o n s e s
qu’est-ce que l’ethnologie? Que sous nos pas des problèmes, Soustelle nous donne ici d ’écla-
peut l’ethnologie? En quoi l’auteur suggère des interpré­ tants aperçus de ce qu ’est l’eth­
est-elle privilégiée? Par sa forme tations, introduit des notions nologie, des vérités qu ’elle peut
même, le livre de Soustelle qui pourraient à ce moment être atteindre, des mécanismes qu’elle
répond à certaines de ces utiles. Mais il les met à l’épreuve révèle. Il est toutefois profon­
questions. Il n’y a rien ici de des faits et les adopte ou les dément conscient des erreurs
dogmatique. Il ne s’agit pas rejette devant nous. Nous voici auxquelles elle peut mener, de
d’inventer des vérités défini­ au stade le plus passionnant de celles aussi auxquelles elle peut
tives. D ’une certaine façon ce la pensée, celui de la pensée en être menée à partir du moment
livre se présente com me un train de se faire, le m om ent où où, cessant d ’être observation,
«apprendre à voir». Animé brusquement l’observation dé­ elle se lie à un principe, à partir
d’une interrogation incessante, bouche sur la signification. du moment où elle devient phi­
formulant la question avec une C’est ainsi que, lorsque Sous­ losophie, ou philosophie de
naïveté voulue, ce livre est en telle définit toute culture comme l’histoire. L’observation montre
fait une redécouverte de l’ethno­ la mise en forme systématique que, résistant aux philosophies
logie, un itinéraire qui n’im­ d’éléments premiers dus à l’ar­ et à leurs exigences clarifica-
plique de la part du lecteur que bitraire ou au hasard, lorsqu’il trices, les problèmes subsistent.
la perte de ses préjugés. L’o b ­ explique qu ’une civilisation est Pourquoi la civilisation maya
servateur appartient à la même à elle-même sa propre géo­ est-elle née, non pas dans la
espèce que l’observé et ne com ­ métrie qui peut admettre, mais zone des montagnes et des hauts
prendrait rien à ce q u ’il étudie, en la pliant à ses lois, les traits plateaux du G uate m a la avec»*-

169
E thnologie
»»-son climat tem péré par l’alti­ ascendante, l’histoire humaine, maines, au sens de Nietzsche,
tude et ses larges paysages qui n’est pas l’histoire des te ch ­ qui je tte n t un pont entre notre
ouverts, mais dans Pétouffante niques que l’homme emploie, soif de savoir et l’absurdité
forêt tropicale du Petén et sur apparaît à l’œil non prévenu (peut-être) provisoire de l’his­
un plateau calcaire torride et comme un océan chaotique où toire —, Soustelle ne voit au­
couvert de brousse? Pourquoi des vagues montent, déferlent, cune raison d ’espérer que notre
le passage de la culture à la retombant indéfiniment. Progrès civilisation échappera au destin
civilisation (urbanisation au sens ici, régression là. Révolution et des cultures:
premier) se fait-il dans certains involution. Essor et décadence.
cas seulement? C om m en t les Tout est le contraire de tout... «N otre civilisation forme un
Indiens Pueblo aux bourgades Chefs-d’œ uvre de notre espèce, ensemble de Vladivostok jusqu’à
magnifiquement organisées, à la des civilisations éclairent de San Francisco. Mais la variante
vie sociale intense ont-ils pu ne loin en loin, com m e des feux occidentale anglo-saxonne et la
jamais franchir le pas? dispersés dans la cam pagn e, variante slave sont très net­
A tous ces pourquoi, pas de la p én o m b re confuse où se tement divergentes et on ne
réponses. Ou des réponses par­ débat l’humanité. Et c’est pour peut écarter l’hypothèse d ’une
tielles. Certes, il est exact que s’éteindre chacune à son tour, rupture profonde qui pourrait
le mode de production des sub­ tantôt par un épuisem ent de avoir pour conséquence, soit la
sistances détermine un mode de leurs ressources matérielles ou naissance d ’une ou de plusieurs
vie qui, à son tour, donne leurs spirituelles, tantôt par l’irrup­ civilisations nouvelles, soit l’ef­
formes aux structures sociales tion brutale d ’une poignée de fondrement de la totalité...»
et politiques. Il est assez aisé barbares ignorants, tantôt dans C e p en d a n t « l’ethnologie est
d’expliquer la mort du boud ­ un combat acharné avec d’autres comparable à ce que sont pour
dhisme dans son pays d ’origine civilisations... ». le corps humain l’anatomie et
et son énorme retentissement Ce voyage au berceau d ’une la physiologie. Il n’est pas ini­
ailleurs, ou le choix fait par les civilisation aujourd’hui disparue maginable que s’appuient sur
Mayas de leur type si particulier qu’on aurait pu voir com m e un cette science, si elle atteint un
de calendrier. L’introduction de pèlerinage aux sources de la degré suffisant de solidité, des
l’agriculture, le passage à la cité vie, se révèle pour Soustelle un techniques analogues à la méde­
sont les conditions sans les­ voyage au bout de la nuit. Re­ cine». Peut être alors pourrons-
quelles les civilisations mexi­ jetan t m éthodiquem ent les in­ nous sauver notre cinquième
caines n’auraient pas vu le jour. terprétations charitables - hu­ soleil. Daniel Dayan.
Mais une condition n’est pas
une cause. Conçus dans un
contexte semblable, les thèmes
cosmologiques et théoiogiques
des tribus pré-musulm anes et
de celle d ’A braham n’en sont
pas moins, dit Soustelle, dif­
férentes.

La c h a o tiq u e histoire
Que reste-t-il, sinon l'échec de la
philosophie liant l’évolution des
cultures à celle des techniques,
quand il s’agit d ’expliquer leur
lien. Si l’on s’en tient à la stricte
observation des faits, si l’on
revient donc à l’ethnologie,
« loin de pouvoir être décrite
comme une ligne continue et

170
A lire
renouvelle sans cesse ses propres Es o t é r i s m e
Librairie forces en renouvelant le souffle
créateur de l’homme.
La mère correspond à l’homme A nto ine Fa ivre, K irc h b e rg e r
ROMANS passif qui aspire au rêve, à l’en­ e t i illu m in is m e du X V I I I e siè cle
fance, à la fusion de son être Martinus Nijhoff éditeur, 9 Lange
Rosa, b e lle e t a llé g o riq u e dans la pulsation première de la Voorhout, La Haye (Hollande).
M aurice P ons : Rosa (Denoël) vie, dans la matrice du monde. Un volume in 8° relié, avec
Dans la petite principauté alle­ La mère libère l’homme du 16 planches hors-texte et 284
mande de W asquelham , des poids écrasant de sa vie quoti­ pages. Prix: 42 florins 75.
soldats, des officiers même dis­ dienne, du carcan de ses devoirs A la suite des travaux de Robert
paraissent inexplicablement. Le et de ses habitudes. La mère est Amadou, d’autres chercheurs se
com m andant des troupes songe foncièrement polyandre. Elle penchent avec ferveur et com ­
aussitôt à un com p lo t de sait accueillir et libérer tous les pétence sur l’histoire de F« illu­
l’étranger. L’enquête dém ontre hommes de la terre. Elle peut minisme» du x vm c siècle: ce
que les «déserteurs» ont tous être la mère de l’univers. Et mot a désormais perdu — quand
été vus pour la dernière fois Rosa est bien la mère de tous on l’applique à des hommes
chez Rosa, une jeune, plantu­ ceux qui dans son ventre comme Pasqually, Saint-Martin,
reuse et belle aubergiste qui, s’évadent du cachot de leur etc. - son sens péjoratif, pour
interrogée, avoue volontiers corps, de leur travail, de leurs retrouver son sens originel,
avoir couché, entre autres, avec responsabilités oppressantes. noble entre tous. Ne s’agit-il
les militaires en question, car Avec sa beauté généreuse, un pas en effet de pèlerins spirituels
«elle aime l’uniforme et se peu mûre, ouverte à qui veut y ayant, par des méthodes diverses
donne à qui lui plaît». Soup­ plonger, Rosa est presque ano­ parfois mais convergeant vers
çonnée de la plus noire conspi­ nyme, et c ’est pour mieux ac­ le même but, cherché en toute
ration, Rosa est dès lors étroi­ cueillir et mélanger, par une sincérité à faire irradier la lu­
tement surveillée. exquise dissolution, tous les mière divine dans le Sanctuaire
A la fin on app rendra que les hommes sans distinction de intérieur?
disparus, qui sont tous des classe, de rang, d ’intelligence Antoine Faivre nous donne,
hommes foncièrement malheu­ ou de caractère... dans ce copieux mais passion­
reux, ont été littéralement ab­ Rosa est un excellent livre, nant travail, le résultat de ses
sorbés par Rosa et projetés délicat, léger, parfumé, ciselé à recherches approfondies sur
dans un merveilleux univers souhait. C ’est un texte q u ’on Kirchberger et tous ses amis.
quelque peu fœ tal où ils voudrait voir publier dans une Nicolas, Antoine Kirchberger
baignent dans le plus parfait édition luxueuse, sur un papier (1739-1799), le «patricien b er­
bonheur. en peau de pêche, avec une nois», a joué un vrai rôle de
L’allégorie est évidente, peut- couverture couleur de miel et «m édiateur» — c ’est l’expres­
être trop, et c’est un peu de musc. Patrick Ravignant. sion, fort juste, q u ’emploie
regrettable. l’auteur - auprès d ’hommes de
La féminité com porte deux tout premier plan: Jean-Jacques
grands aspects: celui de l’amante Rousseau, Martinès de Pas­
et celui de la mère. L’am ante qually, Lavater, G œ the... Sa
correspond à l’hom m e actif, volumineuse correspondance (de­
constructeur qu ’elle inspire et meurée en très grande majorité
dont elle féconde la création. inédite) constituait donc pour
Elle devient par le don d’elle- l’historien un moyen irrempla­
même la terre fertile où l’homme çable de connaître les témoins
sème et récolte ses plus riches de l’« Église intérieure ». Antoine
moissons et ses plus vastes Faivre nous aide donc à
forêts. L’am ante appartient to­ connaître — par l’étude impar­
talement à un homme. Et elle tiale des docum ents originaux,

171
Librairie
magistralement étudiés — les
diverses «écoles» de l’illumi- H IS T O IR E L'histoire
nisme chrétien à la fin du
x v i i i c siècle (celles de Martinès

de Pasqually, de Saint-Martin, Brusquement, en plein xxc siècle, alors que le monde allait aborder
de Cagliostro, etc.), ses rapports l’ère atomique, celle des voyages interplanétaires, celle des
avec les sociétés secrètes initia­ cerveaux électroniques capables de résoudre les plus difficiles
tiques, ses relations avec les problèmes, un signe est apparu. Un signe qui existait depuis des
Églises chrétiennes. Un travail temps immémoriaux, mais dont nul ne pouvait soupçonner le
admirable. Serge Hutin. terrible sens qu ’il devait prendre, les millions d ’êtres à la mort
desquels il présiderait, un signe qui a posé et pose encore un
extravagant problème.
Ce signe qui m arquera tragi­ historiens progressent d ’année
A R C H IT E C T U R E quem ent l’époque de sa résur­ en année, mais toute la lumière
gence, c ’est la Svastika ou croix n’est pas faite, loin de là! Un
gammée que le pape Pie XI, livre récent apporte des préci­
D ic tio n n a ire u n iv e rse l de l'art dans son dernier sermon de sions im portantes: iHitlérisme
et d e s artiste s (Fernand Hazan. Noël, en 1938, définira « una et le système concentrationnaire
éditeur). croce enemica délia Croce di de Joseph Billig (Presses Uni­
L’art de tous les pays est traité Christo» (une croix ennemie de versitaires de France). L’auteur
dans cet ouvrage d ’une manière celle du Christ). Quelle est donc confronte la doctrine hitlé­
historique et critique, de la p ré­ la signification de cette croix rienne, les tendances fonda­
histoire à nos jours. Toutes les mystérieuse? Son origine? Sa mentales de la politique de
écoles, tous les mouvements, puissance secrète? Son pouvoir Hitler, les appuis particuliè­
tous les styles, tous les peintres, magique? Pourquoi Hitler l’a-t-il rement puissants et actifs qu’elle
sculpteurs, graveurs, dessina­ prise pour symbole? A ces recevait dans le pays et, enfin,
teurs et architectes. Le premier questions, Renée Davis, dans la les fonctions des instruments les
tome, qui vient de paraître, va Croix gammée cette énigme plus caractéristiques de l’hitlé­
de la lettre A (Aachen 1552- (Presses de la Cité), tente de risme: la SS et la Gestapo. Il
1615) à la lettre F (Futurisme répondre. Il m’est impossible, présente le régime du IIIe Reich
1909). Le dictionnaire complet en quelques lignes, de résumer et, en lui, le système con c en tra­
com prendra trois gros volumes le brillant exposé de Renée tionnaire, sous le signe de la
totalisant 1 584 pages, avec Davis. A-t-elle vraim ent levé le puissance industrielle de l’Alle­
87 collaborateurs sous la direc­ voile? Un coin seulement mais magne. Pour l’auteur, en effet,
tion de Robert Maillard. Très c’est déjà b eaucoup car l’incer­ on doit souligner l’attachem ent
illustré (5 600 illustrations, dont titude dem eure sur les interpré­ de l’hitlérisme à des con c ep­
1 600 en couleurs), cet ouvrage tations données quant à l’ori­ tions déterminées de l’homme,
apparaîtra vite com me indis­ gine de la croix gam mée et à sa de la société, de l’histoire, mais
pensable à tous les spécialistes signification au cours des siècles. l’exercice du pouvoir demeurait
et amateurs. Il sera le plus beau le m oteur central et non le but.
fleuron des Éditions Fernand La ré a lité d errière A la question que les hommes
Hazan qui nous avaient déjà les s y m b o le s du monde entier ne cessent de
donné de précieux diction­ Cette croix gam mée fut un sym­ se poser depuis trente ans:
naires: Dictionnaire de la pein­ bole mais l’activité de ceux qui «C om m ent cela a-t-il pu ar­
ture moderne (1954), Diction­ s’en paraient fut, hélas! une river?», William Sheridan Allen,
naire de la peinture abstraite atroce réalité. Après vingt-trois dans Une petite ville nazie
(1957), Dictionnaire du ballet ans, après la publication de mil­ (Robert Laffont), répond avec
moderne (1957), Dictionnaire de liers d’ouvrages, que sait-on de beaucoup de pertinence par ce
la sculpture moderne (1960), Dic­ l’histoire du nazisme? Beaucoup livre de 360 pages d ’une pro­
tionnaire de l’architecture mo­ de choses, c’est certain, et les fonde originalité. En effet, Wil­
derne ( 1964 ). Michel Ragon. efforts des archivistes et des liam Sheridan Allen, comme

172
A lire
du nazisme reste encore à écrire
un savant penché sur son mi­ tarde guère à être ébranlée. Ce vont de Yalta à la chute de
croscope, a étudié minutieu­ que Gisevius ne dit pas dans son Berlin, du 27 janvier au 8 mai
sement, jour après jour, dans livre c ’est que N ebe subit la très 1945. Établi d’après des sources
leurs moindres détails, tous les forte influence de l’amiral C a­ de première main, ce récit four­
événements qui se sont passés à naris, chef de l’espionnage alle­ millant de détails constitue une
Thalburg (petite ville d ’Alle­ mand, de PAbwehr. Les m é­ somme toute nouvelle et extrê­
magne centrale de 10 000 habi­ thodes criminelles de Himmler mement complète sur la fin du
tants) de 1930 à 1935, et qui remplissent N ebe d ’une telle nazisme et de la Seconde Guerre
sont le reflet de la transform a­ horreur q u ’il songe à démis­ mondiale.
tion du Reich, du dépérissement sionner. Sur les conseils de Les chefs nazis ne périrent pas
de la dém ocratie au triomphe l’amiral Canaris, il reste néan­ tous dans le Bunker de Hitler,
de la dictature. Interrogeant des moins à son poste pour com ­ empoisonnés ou pendus par les
centaines de témoins, dépouil­ battre le trio Goering-Himmler- Alliés. Un certain nombre sont
lant les journaux locaux et les Heydrich. Un séjour de quelques encore en liberté. Ce sont ces
archives de la ville, l’auteur a mois sur le front russe en 1942 anciens chefs nazis que re­
dém onté, un à un, les rouages le détache com plètem ent du cherche à travers le monde le
du mécanisme implacable qui a nazisme: il constate les atro­ Centre de documentation dirigé
mené le parti nazi au pouvoir. cités commises dans les pays par Simon Wiesenthal qui vient
occupés de l’Est. Il entre alors de publier les Assassins sont
U n c h e f in co n n u dans l’opposition aux côtés de parmi nous (Stock). Wiesenthal
Parmi les chefs du IIIe Reich, il Canaris, Oster, Bonhoeffer, a mis sur fiches les noms des cri­
en est un qui jo u a un rôle très Dohnanyi, G œ rdeler, Stauf- minels nazis et des témoins de
important mais dont le nom est fenberg, et quelques autres. Il leurs crimes. A ce jour, Wiesen­
pratiquement inconnu du public prend une part active à l’at­ thal a contribué à faire passer
depuis vingt-cinq ans: A rthur tentat du 20 juillet 1944 contre en justice plus de 900 criminels
Nebe (1894-1945). Il vient de Hitler. Après l’échec de ce de guerre nazis. Dans son livre,
trouver enfin son biographe en dernier, il essaie, en compagnie Wiesenthal nous relate quelques-
la personne d ’un curieux per­ de Gisevius lui aussi compromis, uns des cas les plus importants
sonnage, H.B. Gisevius, auteur de se cacher à l’intérieur de et les plus frappants de cette
d’un ouvrage célèbre sur l’anti- l’Allemagne. Mais il sera d é ­ «chasse aux bourreaux», celle
nazisme, Jusqu’à la lie (Cal- couvert et arrêté au début de d’Eichmann, naturellement, mais
mann-Lévy), qui vient de 1945. Condam né à mort, il sera aussi celle du sinistre docteur
publier: Où est Nebe? Vie et pendu en mars 1945, un mois Mengele, sadique «m édecin»
mort du chef de la police crimi­ avant Canaris et Bonhœffer, d’Auschwitz, de Martin Bor-
nelle du IIIe Reiche (Stock). deux mois avant l’effondrement mann, le secrétaire personnel
Arthur N ebe fut le Fouché du du IIIe Reich que N ebe et ses de Hitler qui vivrait actuel­
IIP Reich. Jeune fonctionnaire amis avaient voulu précipiter. lement à la frontière de l’Argen­
de la police berlinoise et nazi Écrit com me un roman, le livre tine et du Chili, etc. Ce livre
convaincu, N ebe réussit à at­ de Gisevius est un témoignage est passionnant parce que son
tirer l’attention des nouveaux de premier ordre sur la résis­ aspect humain et poignant d é­
seigneurs de l’Allemagne, grâce tance intérieure dans une Alle­ passe toute fiction, il est aussi
à ses dons et à ses connaissances magne au bord de l’écroulement. captivant car il donne une foule
en criminologie. Il devient di­ L’écroulement du IIIe Reich, de renseignements du plus haut
recteur de la police criminelle on le trouve décrit avec un intérêt. Il perm ettra aux histo­
et instruit p erso nne lle m ent grand talent par John Toland riens du nazisme de faire un
toutes les affaires importantes. dans les 100 derniers jours sérieux pas en avant dans leurs
Mais sa foi dans le régime ne (Calmann-Lévy). Ces 100 jours recherches. André Brissaud.

173
H is to ire
La musique, par Claude Rostand
La musique
devient quelque chose qui se regarde
Deux manifestations récentes attirent l’attention sur une idée qui Newton (qui avait lui-même été
est évidemment dans l’air depuis quelques années, le soudain inspiré par Kepler), Thomas
besoin que la musique semble avoir de sortir de la tour d ’ivoire qui Young lança une théorie ond u ­
en faisait l’expression de l’inexprimable et de se trouver des prolon­ latoire de la lumière qui devait
gements dans le domaine visuel, qu ’il s’agisse de la lumière, de la à nouveau orienter certaines
couleur, ou du m ouvement spatial. Ces deux manifestations sont recherches en ce sens; vers la
d ’une part le Polytope créé par le com positeur-architecte lannis fin du xixc siècle, Frédéric
Xenakis pour le pavillon français de l’exposition de Montréal, et Kastner devait construire son
d ’autre part l’exposition Lumière et Mouvement qui a eu lieu à «pyrophone», orgue à tuyaux
l’autom ne au musée d ’Art moderne. de verre dans lesquels passaient
A ces deux manifestations, on encore trouvé ses formulations des flammes d’hydrogène, tandis
pourrait d ’ailleurs ajouter aussi idéales; la musique descend de que Rimington construisait son
certaines réalisations de la der­ ses hauteurs sublimes pour se «orgue à couleurs», et que le
nière Biennale internationale mêler, si l’on ose dire, au compositeur russe Alexandre
de Paris où fut également dis­ conce-rt des arts visuels. Scriabine écrivait son Poème du
cuté le thèm e « Musique et arts feu dont l’orchestration aurait
plastiques», discussion basée Des précurseurs dans le passé dû com prendre un « clavier à
sur le fait que certains jeu n es A la vérité, le phénom ène n’est lumière ».
musiciens s’inspirent direc­ pas absolument nouveau. Et s’il Dès le début, le xxc siècle
tement des te chniques plas­ n’avait encore jamais pris une devait être repris par ce genre
tiques, tels Jean-Pierre Guézec acuité et une généralisation de préoccupations: en 1912,
transposant des procédés de semblables, il s’était ce p en ­ Survage crée ses « rythmes
Mondrian, ou André Boucou- dant manifesté sporadiquement colorés», et, en 1919 aux États-
rechliev et Earle Brown se réfé­ en tentatives isolées à plusieurs Unis, Thomas W ilfred va même
rant à Calder, et le fait que reprises depuis le x vm c siècle. plus loin en inventant son « cla-
certains peintres s’inspirent de A cette époque le père jésuite vilux», instrument de com p o­
musiques nouvelles, tel André L B . Castel avait inventé un sition visuelle (mais sans m u­
Masson subissant l’impulsion «orgue à couleurs», et les sique). Ces recherches allaient
de Luigi Nono. Anglais avaient travaillé la ensuite se poursuivre jusqu’au
C’est donc bien une idée qui est question de la « Colour Music ». récent « musiscope » de Nicolas
dans l’air, même si elle n’a pas Au siècle suivant, à la suite de Schôffer, ce qui nous amène

174
A entendre
précisément à l’exposition du vision et audition dans une ensuite les différentes salles.
musée d ’Art m oderne de 1967. ambiance destinée à protester Dans la première, un soliste
Cette année du centenaire de contre la liturgie traditionnelle improvisait devant les œ uvres
Baudelaire aura donc été celle de nos concerts où nous sommes de Dadzu, de Garcia-Rossi et
où, plus que jamais, les m ou­ installés dans des fauteuils alors de Pol Bury. Dans la salle
vements, les couleurs et les sons que des gens en frac et robe du Vasarely, on assiste au sacrifice
auront cherché à se répondre. soir opèrent sur l’estrade. Par­ d’un piano selon le culte de
tant de l’idée qu’il existe une John Cage. Dans un labyrinthe
Un m a ître : N ico las S ch ô ffer contradiction entre la nature de clignotant de néons, on entend
Pour Nicolas Schôffer, l’expé­ la musique m oderne et ce genre le poèm e symphonique co m ­
rience n’est nullement basée de présentation, Maurice Fleuret posé par Gyorgy Ligeti avec les
sur la gratuité byzantine et la a voulu expérim enter ce que pulsations crépitantes de cent
recherche pure: il part d ’une pourraient être les futures métronomes. Dans la sphère
idée humaine et sociale, et, «salles de concert», c’est-à- d’Agam tour à tour claire et
parlant de la tour de 347 mètres dire « les vastes halls transfor­ obscure, on danse sur le tam-
qu’il est en train de concevoir mables où le compositeur pourra tam d ’un Noir africain, tandis
pour la future sortie de Paris jouer de l’espace et de l’acous­ qu’une voix humaine module et
sur l’autoroute de la Défense, tique en toute liberté». modèle les variations lumi­
il proclame que « la matière Voici com m ent Maurice Fleuret neuses. Un flûtiste improvise
sonore et lumineuse produite avait organisé la liturgie nou­ devant les boules de cristal de
par cette tour sera plus suppor­ velle selon une interview donnée Liliane Lijn sur le fond lointain
table que la cacophonie actuelle à Janine W arnod : « Les sources de la répétition d ’un accord
des villes et moins vulgaire que sonores étaient réparties dans obstiné. Ce ne sont là que
les néons de la gare Saint- les salles, et le public, plus de quelques-unes des suggestions
Lazare et les klaxons des voi­ mille personnes, était venu sans qui ont été réalisées, cela avec
tures». Et il ajoute: «O n ne aucune connaissance préalable, un succès et une adhésion du
peut plus revenir en arrière, par curiosité, étant ainsi entiè­ public absolument saisissants, il
nous sommes de plus en plus rement disponible à cette ex pé­ faut le dire.
sollicités par des images et des rience. Public libre mais disci­ Toujours à cette même expo­
sons nouveaux qui corres­ pliné. On ne peut rien écouter sition, Hans Müller organisait
pondent à la vie moderne. en se laissant distraire; il faut des spectacles à la fois sonores
Notre rôle est de les utiliser à une ascèse et une discipline et visuels basés sur l’interpré­
bon escient.» C ette tour co m ­ collectives. Nous avons de­ tation plastique, plus discutable
prendra plus de 3 000 projec­ mandé à tous les visiteurs de se peut-être, de musiques clas­
teurs colorés et plus de 2 000 déchausser pour ne pas faire de siques: « J ’écoute des disques,
flashes électroniques, des mi­ bruit sur les dalles. Ils trouvaient dit-il, de Rameau à Xenakis en
roirs tournants, des hélices à l’entrée des chaussons en plas­ passant par Pierre Henry, Darius
miroitantes, le tout pouvant tique. Les pantoufles impliquent Milhaud, Gustav Mahler, des
aussi servir à guider les avions la notion de relaxe, de détente, bruitages d ’avion, ou l’œuvre
hypersoniques. Il s’agit là d ’un de goût du confort, et aussi pour 156 machines à écrire de
développement de la tour cyber­ d’humilité. » Rolf Liebermann, et j ’essaie
nétique de Liège (1961) et de la ensuite de trouver la corres­
tour cybernétique de Saint- L'adhésion du public pondance en images.» Il veut
Cloud (1954) où les lumières est saisissante ainsi parvenir à la réalisation,
provoquaient des excitations Il y avait d’abord une salle dans l’architecture future, de
sonores par l’intermédiaire de d’entrée, salle noire, sans rien à salles de méditation pourvues
bandes magnétiques. voir, où un orchestre de jazz d ’un lit relaxe où, à partir
A l’exposition Lumière et Mou­ jouait en même temps que le d ’éléments optiques et sonores,
vement, Maurice Fleuret avait public utilisait des sifflets à chacun pourrait susciter des
organisé une sorte de concert- roulette q u ’on lui avait remis compositions à la fois lumi­
promenade com binant aussi pour se défouler. Venaient neuses et musicales. m~

175
M u siq u e
Il y avait enfin la salle Nicolas cussion simultanée de plusieurs tachiste, ce qui contraste avec
Schôffer où se trouvaient, ras­ points lumineux), soit des to n a ­ la partition lumineuse qui est
semblés à petite echelle, certains lités (intervention de couleurs), généralement à dominante
principes de ses tours m o nu­ éléments de vocabulaire qui pointilliste.
mentales: « C h a que sculpture, sont donc ainsi utilisés à la Là encore, com me dans les
dit-il, possède une sonorité que fois dans l’espace et dans le expériences parisiennes p ré c é ­
j’enregistre sur des bandes temps soit en rythmes, soit en demment évoquées, on en arrive
magnétiques traitées ensuite superpositions contrapuntiques. à des résultats saisissants. Sans
électroniquement. J’obtiens ainsi C’est à dessein que l’on emploie doute est-il nécessaire d’opérer,
tous les dérivés de la matière ici les term es musicaux usuels, dans certains cas, des transferts
sonore brute de la sculpture. Le car ils s’appliquent parfaite­ de perceptions, c ’est-à-dire
son est produit par la vibration ment à la composition de cette d’utiliser dans le domaine visuel
de ses éléments. Il existe alors symphonie lumineuse. Et, selon certains mécanismes habituels
les mêmes rapports bien définis les épisodes de l’œuvre, Xenakis de la perception auditive, ou
entre les éléments plastiques et obtient un style soit pointilliste, inversement, mais c ’est là un
les sons, une équivalence entre soit linéaire, soit tachiste. exercice auquel on se fait rela­
son et vision qui perm et d ’en­ En même temps que cette com ­ tivement vite.
tendre ce que l’on voit. » position visuelle, se déroule une La plupart de ces tentatives
composition musicale prove­ n’en sont guère q u ’au stade
M o n tréal sauvé par X en a kis nant d ’une bande magnétique expérimental, mais cependant
A l’exposition de Montréal, il synchronisée avec le film, et certaines d ’entre elles cons­
s’agissait d’abord de m eubler diffusée par plusieurs groupes tituent déjà des œ uvres véri­
l’intérieur du hideux pavillon de haut-parleurs donnant eux tables et s’ouvrent incontesta­
français, vaste espace c o m p a ­ aussi à la musique une présen­ blement sur de nouvelles possi­
rable à la rotonde des Galeries tation spatiale, et par consé­ bilités poétiques. Car c’est
Lafayette ou du Printemps. quent en mouvem ent dans l’es­ essentiellement la faculté p o é­
Pour cela on fit appel à lannis pace. Produite uniquem ent par tique d ’un tel art qui est frap­
Xenakis, com positeur qui est des instruments d ’orchestre tr a ­ pante au sortir de tout cela.
aussi un des anciens collabo­ ditionnels enregistrés, cette Nous vivons actuellem ent une
rateurs de Le Corbusier. C ’est musique est, conform ém ent au époque extrêm em ent visuelle,
alors q u ’il conçut son fameux mode d’expression habituel à et le développem ent de la
Polytope qui est constitué par Xenakis, de tendance plutôt bande dessinée et de la télé­
de grandes surfaces convexes vision est là pour en témoigner
et concaves s’entrecoupant, et à un autre échelon. De telles
définies au moyen de câbles expériences peuvent sans doute
tendus géom étriquem ent dans venir enrichir et élever les
l’espace. Ces câbles sont élec­ arts de la vision dans leurs
trifiés et porteurs de 1 200 manifestations modernes, et il
points qui peuvent devenir à la est vraisemblable que la mu­
fois lumineux et colorés: ce sique, qui trouve si difficilement
sont les 1 200 notes d ’une parti­ son style et sa place à la télé­
tion visuelle composée par vision, pourra peut-être partir
lannis Xenakis, et dont les mul­ de certaines de ces expériences
tiples combinaisons, enregis­ pour se trouver un mode d ’ex­
trées sur film, sont transmises pression sur le petit écran. De
au dispositif aérien par l’inter­ même l’art lyrique, dont la for­
médiaire de cellules p h oto­ mule traditionnelle est arrivée
électriques. Ces combinaisons au bout de ses forces et possibi­
donnent, selon les cas, soit des lités, pourra-t-il trouver là de
mélodies visuelles (lignes lumi­ puissants aliments de renouvel­
neuses), soit des accords (per­ lement. Claude Rostand.

176
A entendre
Le théâtre, par Claude Planson Notre théâtre
va-t-il renaître de ses cendres?
Le 15 septem bre dernier, un critique écrivait: « La saison a d ém arré méritait un meilleur sort. Il y
sur les chapeaux de roues.» Elle n’aura pas été loin. Mis à part aura eu aussi, au T héâtre de
quelques spectacles faciles ou de « digestion », la plupart des pièces France, la M édéa mise en scène
nouvelles ont « cassé » après quelques tours de circuit. par Jorge Lavelli et interprétée
En deux mois, onze spectacles arrière (ce qui prouve, soit dit par M aria Casarès. On peut
ont été retirés de l’affiche sans en passant, que le théâtre des faire des réserves? Bien sûr. Il
avoir pu dépasser le cap des années cinquante ne se portait n’em pêche que cela aura été
trente représentations qui pas si mal). A l’Atelier, on a une assez bonne démonstration
marque la limite précise entre ressorti l'Œuf, à peine fêlé, de de ce «Théâtre de la cruauté»
le « bide » et l’espoir du s u c c è s 1. Félicien M arceau (créé en dont parlait Antonin Artaud.
Cela signifie, pour le théâtre 1955). A l’A thénée - qui ne D émonstration beaucoup plus
privé, déjà bien malade, une s’intitule plus « Théâtre vivant» convaincante, beaucoup plus
nouvelle perte sèche de l’ordre — Irma la douce est revenue éclatante: celle du Living
de 150 millions d ’anciens francs. avec, tout de même, quelques T heatre venu à deux reprises
Parmi cette avalanche d ’échecs, rides. Le T héâtre de Paris a en septem bre avec Mysteries et
citons Opéra pour un tyran, qui repris, en alternance, deux fin novembre avec Antigone
avait dem andé tant de soins à pièces de Jean Anouilh, Pauvre dans l’adaptation de Bertolt
André Barsacq, Un parfum de Bitos et l'Alouette qui, pour ne Brecht. C haque fois que le
fleurs, de Saunders, Rosencrantz pas être gravées dans le bronze, Living nous rend visite, il y a
et Guildenstern sont morts, perm ettent à Suzanne Flon et, des protestations, acclamations,
l'Ascension du général Fitz, de surtout, à Michel Bouquet de sifflets et bagarres. T an t mieux!
Peter Ustinov, tous spectacles renouveler d ’assez étonnantes Cela prouve la puissance d ’évo­
dont on pouvait attendre un performances d’acteurs. cation et de perturbation col­
certain succès. Pour ne pas être en reste, le lective que détient ce théâtre.
Petit Odéon accueille Capitaine En nous déconcertant, en nous
Le th é â tre Bada, de Jean Vauthier, qui blessant, en nous arrachant à
des années cin qu an te nous avait donné tant d ’espoirs, notre confort esthétique, en
Pour sauver la situation, les il y a quinze ans... Une saison nous proposant des « person-
directeurs se sont précipités sur pour rien, alors? Pas tout à fait. 1. L a co n v e n tio n co lle c tiv e d u sp e cta c le
p rév o it q u e tre n te rep ré se n ta tio n s, au m in i­
les succès passés et nous voici Il y aura eu, justement, ce m um , s e ro n t p ay ées aux a c te u rs en g ag és p o u r
revenus dix bonnes années en Rosencrantz et Guildenstern qui une p ièce p ré s e n té e en sp e c ta c le « rég u lier ».

177
Théâtre
nages a-typiques» (Duvignaud),
l’équipe du Living est dans la
grande tradition théâtrale: celle
des tragiques grecs, des élisa-
béthains et des auteurs du
Siècle d ’O r 2.

O um Kalsoum
ou le ch an t de l'oiseau
Si le théâtre n’est pas seulement
l’art dram atique, si l’on adm et
la pluralité des foyers de civili­
sation, si l’on reconnaît en lui,
avant tout, « le chant de l’oi­
seau», alors il nous faut parler
aussi du récital Oum Kalsoum à
l’Olympia. A propos de cette
prodigieuse chanteuse, un cri­
tique a évoqué la Callas et
Edith Piaf. Cela va bien au-
delà. De même que Mahalia
Jackson est, de nos jours, la
«m ère» des Noirs américains,
Oum Kalsoum est la «m ère»
des peuples arabes. Elle a soi­
xante ans, elle n’est pas particu­
lièrement gracieuse, elle est
lourde, elle se moque bien du
fameux «rythm e» du théâtre théâtre à l’état brut. Oum seul reste debout sur les ruines
occidental. Son récital, co m ­ Kalsoum chante les gloires, les de cette saison.
posé d ’un nombre restreint de peines et les amours du peuple
chansons, a duré près de cinq arabe et, en quelques instants, Le retour
heures, se term inant au-delà de la com munion est totale entre des « rois » en exil
deux heures du matin. A ucune la scène et la salle. T oute Mais on peut rêver... Un bruit
mise en scène particulière, «pudeur», toute «bienséance» court: Vilar prendrait la direc­
aucun effet d ’éclairage. Le abolies, certains pleurent, tion des théâtres lyriques natio­
2. Le L iving T h e a tre est venu p o u r la p re ­ d’autres crient, d ’autres encore naux. Il s’entourerait de nos
m ière fois à P aris, en 1961, invité p a r le
T h é â tre des N a tio n s où il a p ré s e n té The
se lèvent et esquissent des pas deux grands «exilés»; Maurice
Connection, de Ja ck G e lb e r - une e x tra o r­ de danse. L’heure du dernier Béjart —exilé depuis des années
d inaire év o c atio n du p ro b lè m e d e la d ro g u e
c h ez les jaz z m en — e t M any loves, du vieux
métro est depuis longtemps à Bruxelles —, Pierre Boulez,
p o ète a m é ric a in W . W iiliam s (n e pas passée et, cependant, tous beaucoup plus familier aux
con fo n d re avec T e n n e sse e , s’il vous p laît) — publics de Salzburg et de Berlin
pièce qui, sur le to n d e l’h u m o u r no ir, tra ite
restent, à la fois déchirés et
des d iverses p e rv e rsio n s sexuelles. heureux. qu’au grand public parisien.
La tro u p e est rev en u e en E u ro p e en 1962 et
y est resté e, a b a n d o n n a n t son p e tit th é â tre
« Faire du théâtre une sorte de Quel rêve! La France, qui
de 40 p lac e s « O ff B ro a d w a y » d o n t l’e x p lo i­ suggestion collective capable consacre trois milliards et demi
tation é ta it d e v e n u e im possible. Elle y a p ré ­
s e n té , e n tre a u tre s, les Bonnes (G e n ê t), The
de ram ener à la longue l’ordre par an du maigre budget des
Apple (G e lb e r), Dans la ju n g le des villes dans les consciences et, par Affaires culturelles à ses
(B recht). N ous a tte n d o n s to u jo u rs de vo ir à
Paris The Brigg qui m et en sc èn e les fam eux
l’ordre intérieur, une sorte de «th é âtres lyriques nationaux»,
« m arin es » am é ric a in s e t, s u rto u t, l’éto n - paix dont profitent tous les va-t-elle enfin disposer d ’un
nant Frankenstein (les h o rre u rs de n o tre
civilisation) q u ’a u c u n d ire c te u r parisien n’a
esprits. » Artaud encore? Artaud Opéra, au même titre que Stutt­
e ncore osé accueillir. toujours! Tout com pte fait, lui gart, Belgrade, Ham bourg ou

178
A v o ir
Berlin (Ouest et Est)? Allons- fermer les salles pendant six ou aux démolisseurs-promo-
nous pouvoir, enfin, voir à Paris mois (au moins) afin de tout teurs? Quelques dizaines de
Moïse et Aaron, de Schoenberg, réorganiser, cela demande beau­ millions d ’anciens francs leur
Loulou, de Berg, Œdipe-Roi, de coup de courage et aussi un permettraient pourtant de rede­
Orff, la Maison des morts, de certain nombre de milliards. venir les agents les plus actifs
Janacek? Cela suppose de de la création théâtrale.
prendre exactem ent le contre- B eaucoup de rêves Rêver d ’un théâtre consacré à
pied des administrations pré­ à réaliser la recherche qui accueillerait
cédentes qui, bon gré mal gré, Mais à partir de là, on peut systématiquement les jeunes
se sont accom m odées de l’ef­ rêver... Pas seulement au sort animateurs, les jeunes auteurs,
froyable machine, ont fina­ de l’O péra, mais à celui de tout les jeunes compagnies.
lement accepté, tel q u ’il est, le théâtre français. Rêver d'un Rêver, enfin, de maisons de la
l’Opéra, trop heureux quand T.N.P. qui retrouverait sa voca­ culture qui seraient aussi des
leur contrôleur financier leur tion (rappelons-nous le petit foyers de culture. C ’est-à-dire
permettait une petite fantaisie festival de Suresnes, le Cid dans qu’on y brûlerait — et tant pis
(le Sacre d ’un Béjart entré par la halle aux poissons de Clichy, pour ceux qui craignent les
la petite porte; une direction Mère Courage sous la tente aux étincelles! Comme pour l’Opéra,
musicale de Boulez exception­ portes de Paris); rêver d ’une c’est d ’un problème d ’hommes
nelle à tous points de vue). Com édie-Française qui, sans qu’il s’agit. La ville de G r e ­
Vilar est armé pour cela. Il a renoncer tout à fait à Domino et noble va bientôt disposer de
mauvais caractère et il est peu au Dindon, s’intéresserait davan­ l’outil théâtral le plus moderne
doué pour les subtilités adm i­ tage au grand répertoire tra­ d’Europe. Qui voudra et saura
nistratives. Lorsqu’un ministre gique (qui a vu Médée de Cor­ se servir du « T héâtre torique »
de la ivr République lui de­ neille? Qui a assisté à une d’André Wogenscky? On rêve
m anda de renoncer à monter représentation intégrale de cette d’un Peter Brook, d ’une Joan
Brecht, « auteur allemand et Psyché à laquelle collaborèrent Littlewood...
communiste», il lui répondit La Fontaine, Corneille, Molière Tout cela fait beaucoup de
poliment en l’invitant à la p re­ et Lulli? C ’est pourtant le plus rêves. Il faudra bien, pourtant,
mière de Mère Courage. Son bel exemple de théâtre total les réaliser un jour. Depuis des
premier geste en arrivant au qu’ait jamais produit l’Occi- siècles, on nous annonce, pério­
palais de Chaillot à été de dent). Rêver aussi d ’un Théâtre diquement, la mort du théâtre.
fermer la maison et de licencier des Nations qui, au lieu de se Il devait disparaître avec l’affai­
tout son personnel. C ’est ainsi rétrécir aux dimensions d ’un blissement de la foi religieuse,
que du poussiéreux « T h éâtre simple festival parmi tant la disparition des cours prin-
du palais de Chaillot», il a fait d’autres (là aussi, nous sommes cières, l’extinction des sociétés
le T.N.P., un outil tout neuf, si revenus à 1954), s’étalerait, bourgeoises et l’apparition de la
bien adapté à sa fonction et à comme il était prévu, « de civilisation mécanique, ciném a­
son époque que, quinze ans quatre à six mois par an», en tographique et télévisée.
après et privé de son fondateur, attendant, — pourquoi pas? — Mais, toujours, le théâtre renaît
il continue sur sa lancée. Il ne de devenir perm anent avec, à de ses cendres et notre société,
s’agit pas de retaper, de remettre sa tête, une équipe d ’e thno­ plus q u ’aucune autre, en a un
en route les théâtres lyriques logues, de sociologues et besoin urgent; pour se recon­
nationaux, il s’agit de monter, d’hommes de théâtre décidés naître, pour se re-présenter,
de toutes pièces, le nouvel à y consacrer tout leur temps. pour guérir de ses maux. Un.
Opéra de Paris, avec son satel­ Rêver d’un théâtre privé qui ne organisme sain peut vivre long­
lite le nouvel Opéra-Comique. serait pas tout à fait délaissé. temps avec une alimentation
Obtiendra-t-il les pouvoirs et Le Vieux Colombier de Copeau, déficiente. Mais, tôt ou tard, il
surtout les moyens nécessaires? l’Atelier de Dullin, l’A thénée fait une maladie de carence.
Licencier près de 800 personnes de Jouvet, va-t-on vraiment les Nous y sommes; la France est
(dont une faible fraction seu­ abandonner aux producteurs, malade du théâtre. Il faut faire
lement pourra être rengagée), aux administrateurs judiciaires vite! Claude Planson.

179
Théâtre
La télévision, par Nicole Ollier
X2B La guerre
des spots est commencée
Le Palais-Bourbon eut beau trepigner a l’unanimité, les syndicats nous ayons aussi annexé l’hu­
de presse multiplier dém arches et pétitions, la publicité doit entrer mour. Alors, puisque la publi­
dans le fard de la « com pensation » à la télévision. cité télévisée est non pas « iné­
D ’ailleurs, depuis le conseil environ, pour des agences et luctable» com me le proclamait
d ’administration du 2 novembre des antennes du monde entier. M. G orse, mais nécessaire à
1967, M. Pierre A rcham bault, Et lorsque l’on peut les com ­ l’assainissement de la gestion
président du Syndicat National parer aux bobines étrangères de l’O .R .T .F., pourquoi ne pas
de la Presse Quotidienne Ré­ (M arché C om m un, Suisse, Es­ essayer d ’être les vainqueurs
gionale et représentant la presse pagne, Grande-Bretagne), les européens de la guerre des
au sein du Conseil supérieur de spots français ont au moins de spots?
l’O .R .T .F., a donné son « nihil quoi rassurer quant à la qualité. A condition d ’avoir la possi­
obstat», après audition d ’un En effet les séquences fran­ bilité de former suffisamment
rapport de M. Wladimir d ’Or- çaises ont en général le mérite de gens efficaces (les spots
messon rappelant les conditions de l’extrême concision (je pense vieillissent très vite) nous pou­
et les principes qui devront en écrivant cela aux spots vons tenir le « leadership» de la
régir la publicité à l’O.R.T.F. suisses-allemands, lourds, si production TV publicitaire pour
Publicité sur les deux chaînes lourds) et de l’absence de vul­ deux raisons déjà acquises:
existantes ou bien création garité... Il semble aussi q u ’avec 1/ Les producteurs publicitaires
d ’une 3' chaîne? Le débat reste des productions du style « Pipiou » français ont été éduqués par la
ouvert, mais il faudra de toute publicité compensée. Il faut
façon, quelle que soit la solution bien reconnaître que les impé­
adoptée, «être prêt» lorsque ratifs du «C ahier technique»
dém arrera la télévision com ­ de l’O .R .T .F. ont, dans l’en ­
merciale. Et être prêt signifie au semble, évité la tentation du
moins 2 000 spots publicitaires pire et provoqué, com parati­
bons pour l’antenne dès le jour vement, une évidente tenue
« J », des réalisateurs, mais aussi promotionnelle.
de bons scénaristes-concepteurs, 2/ Son impact le prouve, le
difficiles à trouver, puis à fa­ dessin animé semble, en publi­
çonner pour une option qui cité visuelle, l’un des meilleurs
dem ande le génie de la simpli­ media, mais un medium très
cité. Un concepteur, même très cher (10 000 dessins environ
doué, ne peut devenir « op éra­ pour six minutes trente). Or, en
tionnel» qu ’au bout de plusieurs travaillant à le simplifier dans
années: les Anglais com ptent une optique de télévision, Guy
généralem ent trois ans de for­ Montassut a réussi une révo­
mation. lution qui semblait impossible:
son «dessin vivant» ramène à
Q u a lité France 120 le nombre des dessins pour
Depuis deux ans les publicitaires ce même temps. Soit un seul
français se rodent, prospectent, dessin par plan, q u ’il suffit
confrontent leurs expériences. d ’animer grâce à des dispositifs
Il existe déjà une dizaine de pro­ P h o to B e rn a rd A u q u ie r
de son invention. Tout est pos­
ductions françaises qui tournent Pipiou: un petit pois chez soi. sible avec ce procédé: le 35 mm,
ces mini-films de 15 secondes la couleur, les bandes dessinées,

180
A v o ir
le feuilleton... On peut même
associer rapidement la vue réelle WMEtSnSMBÊk Rodin,
et le dessin pour le quart du prix
de revient d ’un film d ’animation
traditionnel.
notre contemporain
La tro is iè m e chaîne? 284 pages, plus de 400 illustrations, le plus gros ouvrage d ’art jamais
Depuis un an, sous le sigle de réalisé sur Rodin et sans doute le meilleur. Rodin tel que nous ne
« PRO-TV » et l’impulsion de le connaissions pas, tel que personne ne nous avait appris à le voir
M. B oka no w ski, la 3e chaîne fait et à l’aimer.
sa pré-campagne; encore sou­ Rodin, a propos duquel on se mort de l’artiste, de corres­
terraine; plus pour très long­ dem ande avec stupeur en feuil­ pondre à nos préoccupations
temps, provoquant la création letant l’énorme et luxueux les plus actuelles. Pourquoi?
de nouvelles productions du album de R obert Descharnes Parce q u ’elle est centrée essen­
type «Video 5» (associés: Bar- et J.-F. Chabrun, pourquoi tiellement sur le mouvement,
rère, Dum ayet, Tchernia) et pré­ rien de semblable encore n’avait sur ce que Rodin lui-même
occupe beaucoup les industriels été tenté '. appelait « la recherche de l’ins­
électroniciens. Je ne suis pas C om m en t et par quel p héno ­ tantané». Passionné de m ou­
seule à préférer cette solution mène d ’obscuration ne nous vem ent, Rodin n ’exécutait
qui éviterait au téléspectateur le a-t-on jamais offert du plus jamais l’ébauche d ’un modèle
« matraquage » d ’office, en lui grand sculpteur français q u ’une dans une position mais dix,
laissant le choix dont il dispose image figée, q u ’un simple défilé cent ébauches du même modèle
déjà à la radio. de statues sans cohérence? dans dix, cent positions diffé­
Un choix légitime et nécessaire, C ’est ce qui paraît invraisem­ rentes, jusqu ’à trouver le point
puisque les États-Unis, qui ont blable. Invraisemblable éga­ de rupture capable de les ré­
abusé de la publicité, éprouvent lement q u ’aucune étude systé­ sumer, d ’« arrêter» le mou­
le besoin de développer avec le matique de son œuvre n’ait été vem ent, de le représenter dans
N.E.T. (National Educational encore entreprise. D ’après les sa totalité. Précieux « brouil­
Télévision) une chaîne éduca­ auteurs de ce très beau livre, lons» que Rodin ne jetait
tive et fédérale, service public passionnés et stupéfaits par la jamais mais faisait immédia­
qui con c urre ncera les pro­ quantité d ’éléments, la plupart te m ent mouler et qui sont à eux
grammes publicitaires. inédits, q u’ils ont réussi à réunir, seuls un fabuleux matériel, mal­
G rave, mais passionnant le l’étude cybernétique de Rodin heureusem ent inexploité.
virage que négocie la T élé­ est à faire. Seul le dépouil­
vision française. Envisageons lement électronique des milliers Des trésors d o rm en t
un complexe très coordonné: de statuettes, figurines et éba u­ «Q uelque chose», donc, dort
1" chaîne: culturelle; 2' chaîne: ches que nous possédon s2 pour­ chez Rodin, un aspect dyna­
loisirs et couleurs; 3e chaîne: rait permettre d ’avoir une vision mique qui, faute d ’avoir été mis
publicitaire. Pourquoi pas? complète de son œuvre. Une en valeur, reste ignoré. C ’est
Nicole Ollier. œuvre, signalons-le, qui risque ce que nous révèle pour la pre­
fort, cinquante ans après la mière fois semble-t-il ce m onu ­
mental ouvrage et ceci selon
1. R o b e rt D e sc h a rn e s e t J .-F . C h a b ru n : une technique tout à fait révo­
A u g u ste Rodin. (B ib lio th è q u e d es A rts P aris.
É d ita L a u sa n n e.) lutionnaire en matière de livre
2. L e Burlington M agazine sig n alait d é jà en d ’art et, à la limité, en matière
no v e m b re d e rn ie r les difficu ltés re n c o n tré e s
p a r les sp é cia liste s p o u r av o ir a c cè s aux de muséographie. Technique
v é ritab le s a rc h iv e s R o d in . P lu sieu rs re m a rq u e s instaurée par Robert Des­
c in g la n te s sig n a la ie n t ég a le m en t l’a b sen c e de
d o c u m e n ta tio n , d e listes et de c a ta lo g u es charnes et qui consiste à uti­
o ffe rts p a r la F ra n c e , e t l’im p o ssib ilité liser et présenter les éléments
d ’e n tre p re n d re u n e é tu d e c o n te m p o ra in e de
R o d in v raim en t sa tisfa isa n te d an s l’é ta t de l’é p o q u e co m m e au tant
a c tu e l d e s choses.

181
Livres d 'a rt
Dans le plâtre, Nijinsky figé et vivant.

“ Pour com m encer, et c ’est ce photographes, se servant de velle sous une apparence très
qui, dit-on, a laissé rêveur le l’élément photographique comme classique, et qui peut devenir
d épartem ent photographique d ’un instrument de tr a v a il. la solution idéale en ce qui
du Muséum d ’Art M oderne de concerne le futur du livre d ’art.
New York 3, la plupart des sculp­ U n e fo rm u le d 'a ve n ir Il n’est plus question d ’une
tures reproduites en noir et Rodin revu et corrigé par fastidieuse suite d ’illustrations
blanc dans l’album ont été Rodin. Rodin capté à travers ou d ’un texte exhaustif illisible.
photographiées sous les direc­ l’œil de l’époque, à travers Le texte de J.-F. Chabrun se lit
tives de Rodin lui-même. Très l’atm osphère des ateliers de com me un roman.
myope, le sculpteur travaillait M eudon et de Paris, des plâtres « Il s’agit, dit Robert Des-
en étroite association avec ses humides et des petits matins charnes, d ’une tentative de
froids de 1860. Le résultat est prise de conscience de l’inten­
3. R odin, q u e la F ra n c e sem b le la d e rn iè re
à m e ttre à l’h o n n e u r, a v e n d u , a p rè s 1900,
d ’une grande finesse et d ’une sité de l’image, dans une civili­
plus d ’œ u v re s aux U .S.A . e t d an s le m o n d e extraordinaire puissance d ’évo­ sation dite visuelle où rien n ’est
que ce que P icasso, p ro p o rtio n n e lle m e n t, a
ja m a is vendu. Son su c cè s en A m é riq u e a
cation. Une formule qui, ré­ plus méconnu en réalité que
to u jo u rs é té trè s im p o rta n t. pétons-le, est tout à fait nou­ l’image.» Camille Délio.

182
A v o ir
Les architectes russes
L'architecture, par M ichel Ragon

avaient rêvé d'une révolution d'Octobre


Nous savions q u ’après la révolution d ’O ctobre 17 et jusqu’à la Tatline. Ce m onum ent n’était
réaction stalinienne des années 30, une grande effervescence pas une sculpture, mais un
s’était produite en Russie dans les domaines de l’art et de l’archi­ immeuble en spirale, qui se
tecture. Parallèlement au Stijl hollandais, et au Bauhaus alle­ serait élevé plus haut que la
mand, le constructivisme russe s’était porté à l’avant-garde de la tour Eiffel et qui aurait éga­
création artistique et architecturale. lement com porté trois volumes
Nous savions q u ’à l’exposition docum enté et illustre, sous le habitables suspendus à des
internationale des Arts d éc o ­ même titre, aux Éditions câbles d ’acier: un cube, une
ratifs à Paris, en 1925, l’un des Anthropos. Ouvrage qui comble pyramide et un cylindre. La
pavillons les plus révolution­ une importante lacune dans seconde étape de l’architecture
naires, avec son pan de verre, l’histoire de l’architecture mo­ soviétique fut le Palais du
était celui de l’U.R.S.S. Mais derne. Travail des frères Vesnine en
qu’était devenu Melnikov, son 1923. La troisième fut le Pavil­
architecte? C om m ent une aussi U ne arch ite ctu re n ouvelle lon de l’U.R.S.S. de Melkinov,
grande activité architecturale pour l'h o m m e nouveau véritable manifeste du gouver­
prospective s’était-elle soudain Après O ctobre 17, les révolu­ nement soviétique pour une
métam orphosée en une confor­ tionnaires au pouvoir se trou­ architecture qui ne ressemblât
miste architecture « bourgeoise» vaient devant cette tâche gigan­ point aux architectures des
à colonnes? En un mot, com ­ tesque de faire passer des villes pays capitalistes. Que l’on
ment une architecture révolu­ médiévales au niveau des villes songe que ce pavillon de verre,
tionnaire aussi poussée que d’Occident. Deux tendances se montré à Paris en 1925, était la
celle qui se développa en manifestèrent alors chez les première participation du gou­
Russie dans les années 20, si architectes: faire bénéficier le vernem ent soviétique dans une
connue que les architectes m o­ prolétariat des splendeurs de exposition internationale! Mel­
dernes occidentaux, com me Le l’architecture aristocratique et kinov devait être l’un des
Corbusier, étaient fréquemment bourgeoise, ou bien trouver grands architectes soviétiques
traités de bolcheviks, si liée à pour une société nouvelle une des années 20, réalisant notam ­
la révolution communiste que architecture nouvelle. Engels ment de nombreux clubs ou­
architecture révolutionnaire et avait écrit que la transform a­ vriers qui anticipent sur nos
architecture m oderne sem­ tion de la ville ne pourrait se actuelles Maisons de la Culture.
blaient aller de pair, com m ent faire que par la transformation
se fait-il q u ’un courant qui de la société. La société com ­ Un Le C orbusier soviétique
paraissait aussi irréversible se muniste n’était-elle pas toute Une autre vedette de ces années
soit soudain effondré et ait dis­ nouvelle? Un homme nouveau 20 fut M. G uinzbourg qui
paru? n’allait-il pas naître de la Révo­ publia en 1924 le premier livre
Un architecte français, Anatole lution? Pour cet homme nou­ constituant une théorie de l’ar­
Kopp, profitant de l’actuelle veau, toute une génération d’ar­ chitecture en U.R.S.S.: le Style
curiosité en Union Soviétique chitectes enthousiastes allaient et i Époque. Mais Anatole
pour l’avant-garde architectu­ s’adonner à la recherche. La Kopp, qui insiste beaucoup sur
rale, a effectué sur place une première manifestation de la l’importance historique des
minutieuse enquête et nous res­ jeune architecture soviétique recherches et des réalisations
titue aujourd’hui cette Architec­ connue à l’étranger fut le de Melkinov, des frères Vesnine
ture et urbanisme soviétiques des projet de « M onum ent à la T roi­ et de Guinzbourg, nous présente
années vingt dans un livre très sième Internationale » du peintre un architecte q u ’il considère

183
A rch ite ctu re
i*~ encore com me plus audacieux: c’était « les Soviets plus l’élec­ La solution
Ivan Leonidov. Il est bien tricité». En pensant aux con­ des « désurbanistes »
certain que le projet d ’ins­ densateurs électriques qui trans­ A l’autre extrême, les « désur­
titut Lénine de Leonidov (1927), forment la nature du courant, banistes» attaquaient violem­
structure dynamique en tension les architectes prospectifs russes ment la « maison com m une» et
et où de nombreux éléments ne voulaient créer des « c o nde n­ rêvaient d ’éparpiller sur tout le
sont plus supportés mais sus­ sateurs sociaux» qui puissent territoire russe des maisons
pendus, anticipe singulièrement transformer les hommes. Mais individuelles. Ces maisons indi­
sur les recherches actuelles deux courants s’opposèrent viduelles firent l’objet d’études
encore « anticipantes» qui vont alors (comme ils s’opposent de pour des cellules types, tout
de Le Ricolais à Maymont. nouveau aujourd’hui), les « urba­ comme d ’ailleurs les maisons
En 1929, pour le Centrosoyouz nistes» et des « désurbanistes». communes. Pour aussi aber­
de Moscou, Leonidov proposait Les «urbanistes» voulaient rante que soit cette théorie,
un gratte-ciel auquel ressemble urbaniser le pays en construi­ elle n’en est pas moins aujour­
singulièrement l’immeuble de sant des «maisons com munes» d’hui reprise, aux États-Unis
l’O.N.U. à New York construit qui ne ressemblent pas aux notamment, par les partisans de
après la Seconde G u erre m on­ immeubles bourgeois. Dans ces l’habitat dispersé. Ajoutons que
diale. Sans doute parce qu ’il «maisons com m unes» la partie les «désurbanistes» pensaient
était le plus « révolutionnaire », individuelle devait être réduite ainsi résoudre le conflit alors
Leonidov fut la principale vic­ au maximum et les fonctions aigu entre l’habitat rural et
time de la répression à partir familiales devaient être trans­ l’habitat urbain, q u ’ils avaient
des années 30 et il disparaîtra posées dans des parties collec­ conscience des besoins de mobi­
dans l’anonym at des construc­ tives. « Dans ces projets, écrit lité de l’habitat et que certains
tions collectives. Ce qui prouve A natole Kopp, on ne fait plus songeaient à organiser cette
que l’on peut parfaitem ent de différence entre les loge­ explosion de maisonnettes en
étouffer le génie. Les autres ments des célibataires et ceux villes linéaires. Exagérations,
architectes prospectifs dispa­ des ménages traités indistinc­ mais exagérations qui conte­
raîtront eux aussi derrière l’ar­ tement com me des cellules naient beaucoup d ’idées pros­
chitecture somptueuse imitée minimales au long de couloirs pectives. Dans la « maison c o m ­
de la Renaissance italienne qui de circulation. Barch et Vladi- mune», ne trouve-t-on pas aussi
sera curieusem ent considérée mirov vont encore plus loin. La (mais outrée) une pensée co m ­
com me « réaliste socialiste ». cellule individuelle se limite à mune à Fourier et à Le Corbu-
un espace de 6 m2. T outes les sier. On n’a pas laissé à ces
Faire l'h o m m e c o lle c tif activités incompatibles avec cet chercheurs le temps de résoudre
Mais si les architectes prospec­ espace se déroulent dans des les complexités de l’habitat et
tifs disparurent si vite et si radi­ locaux collectifs. Chez V. de la ville que nous n’avons
calement de la production russe, Kouzmine les «com m unards» d ’ailleurs toujours pas résolues.
le phénom ène est moins extra­ dorment, collectivement par Nous ne faisons que reprendre
ordinaire lorsque l’on considère dortoirs de six personnes, les les problèmes là où ils durent
qu’ils étaient néanmoins une hommes d ’une part, les femmes les abandonner. Michel Ragon.
exception dans la révolution de l’autre et ne se retrouvent
d’Octobre. Si leurs œuvres révo­ dans des chambres de deux per­ A consulter: Anatole Kopp, A r­
lutionnaires semblèrent pen­ sonnes que pour un nombre de ch ite ctu re et urbanism e sovié­
dant quelques années corres­ nuits strictement réglementé. tiques des années 20 (préface de
pondre à l’élan révolutionnaire Peut-on vraim ent croire au I. Schein. Éditions Anthropos,
politique de leur pays, elles sérieux du projet de ville verte Paris).
n’en restaient pas moins pour la de K. Melkinov, où des Le même éditeur vient de publier
plupart à l’état de projet. L’élec­ orchestres spéciaux répartis le premier numéro d ’une revue
tricité, on le sait, était alors à dans d ’immenses dortoirs de­ intitulée Utopie et consacrée à
l’honneur puisque Lénine avait vaient couvrir les ronflements une assez fumeuse « Sociologie de
déclaré que le communisme et favoriser le sommeil?» l'urbain».

184
A v o ir
La peinture, par Pierre Restany
I Les Biennales
arrivent à l'âge critique
L’annee 1967 aura m arque une date critique dans l’histoire des mais d ’une totale refonte struc­
confrontations internationales. Les nécessités d ’un calendrier turelle: c ’est une mini-biennale
extrêm em ent chargé font en effet coïncider à quelques jours de à l’âge de l’émancipation.
distance le vernissage des Biennales de Sao Paulo et de Paris: Créée en 1959 par Raymond
on est tenté de faire le point. Cogniat, l’institution parisienne
Les deux manifestations sont réalisme de l’entre-deux-guerres justifia sa tardive naissance au
fort diverses et, dans une ce r­ aux États-Unis... firmament des biennales par un
taine mesure, elles se com ­ L’Europe, d ’une manière géné­ critère de spécialisation: réser­
plètent ou se com pensent. Par rale, n’a pas été à la hauteur vée aux artistes de moins de
rapport aux ambitions plus de sa réputation. L’Italie était 35 ans, elle s’affirma com m e le
modestes de la Biennale de trop éclectique, l’Angleterre a Jam boree mondial de la je u ­
Paris, la Biennale de Sao Paulo joué sur les am bivalences du nesse artistique.
est une confrontation générale pop art et de l’op art, et, à part
de la peinture et de la sculpture quelques heureuses exceptions, U ne B ien n ale de jeunes
contemporaines, le pendant l’absence de qualité dans les fa ite par des vieux
«austral» de la Biennale de sections nationales semblait Le caractère boy-scout et pater­
Venise. Sa IX' session a corres­ témoigner d ’une véritable indif­ naliste de sa structure fut im­
pondu à un changem ent struc­ férence à l’égard de la manifes­ puissant à endiguer les effets
turel important: d ’organisme tation. La F rance s’est distin­ d ’une évolution générale de la
privé elle est devenue fondation guée: rom pant avec la tradition pensée créatrice. Cinéma, spec­
publique tout en dem eurant de l’éclectisme, notre commis­ tacles audio-visuels, environ­
sous la présidence de son saire Michel Ragon a axé son nements, travaux d ’équipe,
m écène-fondateur, M. F ran­ pavillon sur une brillante rétro­ projets d ’architecture: toutes
cisco M atarazzo Sobrinho. spective de César, en réservant ces formes d ’expression consi­
trois salles particulières à James dérées au début com m e
Sao Paulo : G uitet (dessins), à Jean-Pierre «annexes» ont pris le dessus
les vaches m aig res Raynaud (psycho-objets) et à sur la peinture et la sculpture
Le niveau général de la mani­ Alain Jacquet (analyses de traditionnelles. L’art expéri­
festation brésilienne était assez trames photographiques). mental a tué la peinture: des
bas: c ’est la Biennale des Vainqueur moral de la confron­ centaines de mètres carrés de
vaches maigres. La faute n’en tation, César méritait la récom ­ cimaise continuent pourtant à
incombe pas spécialement à la pense suprêm e: elle lui fut lui être consacrés. En vain, si
représentation sud-américaine, refusée par un jury à prédo­ ce n’est pour justifier aux yeux
jeune et dynamique en ce qui minance anglo-saxonne, qui lui du jury la répartition géogra­
concerne le Brésil et surtout préféra un certain Mr. Smith, phique des médailles.
l’Argentine. Les U.S.A. n ’ont honnête artisan de l’art optique. Cette Biennale des Jeunes est
pas voulu être en reste: le pavil­ Le prix de consolation qui lui faite par les vieux: un corps
lon américain, rem arquable­ fut offert ne pouvait pas le satis­ jeune sanglé dans l’uniforme de
ment am énagé, offrait au visi­ faire et il le refusa. Le « scan­ l’officialité. Le décalage entre
teur un saisissant panoram a du dale» organisé autour de son la lourdeur des structures et la
pop art sous le titre « A mbiance geste n’est pas à la gloire de la réalité des faits est désormais
U.S.A. 1957-1967» avec, en Biennale de Sao P a u lo 1. criant. La Biennale de la Jeu­
exergue, une rétrospective Ce n ’est pas d ’air frais dont a nesse, du spectacle et de la m~
d ’Edward H opper, le maître du besoin la Biennale de Paris, 1. IX ' B ie n n a le d e S ao P au lo , se p t.-d é c . 1967.

185
P ein ture
recherche expérimentale étouffe semble des envois (près de l’avant-garde parisienne (Yves
littéralement sous le carcan 2 000 cette année-ci) une cen­ Klein, A rm an, Hains, Tinguely,
d ’un critique d ’art traditionnel taine d ’œ uvres destinées à être César) et qui a constitué entre
com me Jacques Lassaigne. Ne exposées à la Walker Art Gal- 1958 et 1963 une collection très
mériterait-elle pas d ’avoir à sa lery de Liverpool. Les trois dynamique et très personnelle
tête un découv reur de talents premiers prix sont des prix axée sur les trois branches maî­
tel que Bruno Coquatrix, un d ’acquisition destinés à enrichir tresses et parallèles du surréa­
cinéaste nouvelle vague dans le les collections municipales. Ils lisme, de l’informel et du
style T r u f f a u t2? ont été décernés cette année à nouveau réalisme. Le collec­
deux des tenants de la jeune tionneur se double chez G u n ter
SuperLund : école pop britannique (David Sachs d ’un promoteur. N om m é
un pari sur l'a ve n ir Hockney, 1" prix; Joe Tilson, depuis peu président du Musée
Dans ce concert international, 3e prix) et à un vieux militant de du XXe siècle à Munich, il
j ’ai tenu à faire entendre ma l’art géom étrique (Malcolm entend faire de cet organisme
voix, en organisant à la Kons- Hugues). Un palmarès sans his­ le lieu géom étrique de l’art
thall (musée municipal) de Lund, toire qui couronne une entre­ vivant dans sa Bavière natale.
l’Oxford suédois, une exposition- prise de promotion culturelle Et il le prouve en exposant sa
démonstration d ’art expéri­ locale dont nous aimerions voir propre collection, hommage
mental rassemblant un p ano ­ se multiplier les exemples en inaugural à l’École de Paris.
rama des principales orientations F r a n c e 4. D ’autres manifestations sui­
d e l à recherche contem poraine: vront, expositions individuelles,
structuration photom écanique M u n ich : groupes, débats, et sans doute
de l’image, assemblages d ’objets, un M u s é e du XXe siècle aussi, très bientôt, une Bien­
montages optiques mobiles, G u n te r Sachs est — entre autres n a l e 5. Pierre Restany.
œuvres électroniques pro­ choses — un collectionneur
2. V' B ie n n a le d e P aris, 30 sep t.-5 nov. 1967.
grammées, environnements avisé, un fervent de Fautrier 3. S u p e rL u n d , 11 s e p t.- 1" d é c . 1967.
animés, esthétique industrielle, et de Max Ernst qui a su re­ 4. J o h n M o o re s L iv erp o o l E x h ib itio n , nov.
1967-janv. 1968.
architecture prospective. « Su­ connaître en temps opportun 5. C o lle c tio n G u n te r S achs, M u n ic h , M u sée
perLund» tentait, à partir des les valeurs de renouveau de d u X X' siè c le, se p t.-d é c . 1967.
données expérimentales du
présent, de d onn er une réponse
au problèm e de l’art dans la cité
de demain. C ’était un pari sur
l’avenir et c ’est ainsi que l’a
compris le public, qui a saisi
avec enthousiasme cette o cc a­
sion de s’insérer dans la m uta­
tion de l’art en langage social3.
Les Anglais ont aussi leur Bien­
nale, qui leur a été offerte par
leur roi du textile: M. John
Moores a fondé à Liverpool, il
y a dix ans, un Prix Biennal
doté d ’un montant global de
7 500 livres sterling. Ce prix
prend la forme d ’un concours
ouvert à tous les artistes rési­
dant dans le Royaume-Uni. La
tâche du jury international est
double: décerner les récom ­
penses et choisir parmi l’en­

186
A v o ir
fiction tels que les Planet Comics Cinq peintres e t sculpteurs
E XPO SITIO N S
et leur érotique héroïne Futura, suédois à Paris
préfiguration de la plus récente Sous le vocable synthétique de
L'univers de Barbarella des bandes dessinées Pentacle et sous la forme libre
la sc ien ce-fictio n de J.-C. Forest. de cinq expositions individuelles,
Qui n’a pas entendu parler de Pour tous les autres, ceux qui c ’est la plus importante expo­
science-fiction? qui ne croit pas croient que la science-fiction sition de peinture et sculpture
savoir ce q u ’est la science- est née avec la révolution in­ suédoises qui ait lieu à Paris
fiction? D ’après les statistiques, dustrielle du xix' siècle, et ceux depuis la guerre.
sur mille personnes en France, qui pensent qu ’elle est dépassée, Les «triangles» d ’Olle Baert-
en Allemagne, aux États-Unis, voire moribonde, avec les pro­ ling, plus mystiques que m a thé­
dans tout le m onde occidental grès de la science spatiale et les matiques, la « piscine avec élé­
on trouve un auteur (écrivain, exploits réels et extraordinaires ments flottants» intitulée Jeu,
dessinateur, cinéaste...) de des astronautes russes ou am é­ Dante, Virgile de O. Fahlstrom,
science-fiction et 9 lecteurs ou ricains, cette exposition rappel­ la touche légère et m ordante de
amateurs. Pour ceux-là, l’expo­ lera l’épopée de Gilgamesh C.F. Reutersward, le surréa­
sition qui nous vient de la (2 000 av. J.-C.), le voyage ima­ lisme fascinant de H.W. Svan-
Kunsthalle de Berne présentée ginaire de Gulliver, et tant berg, les sculptures-machines
dans les salles du pavillon de d ’autres histoires illustrées par en mouvem ent de P.O. Ultuedt
Marsan par son directeur, de merveilleux dessins; elle leur sont autant de manifestations
M. Szeemann, sera un régal: ils prouvera surtout que la science- d ’un art plastique contemporain
retrouveront avec délice leurs fiction est avant tout un état en pleine effervescence.
«classiques», les premiers nu­ d ’esprit, un don d ’imagination Musée des A rts décoratifs,
méros de la revue Amazing et de réceptivité à toute idée 17 janvier-fin mars.
Stories parus en 1926, ceux des de changem ent qui en fait un
Wonder Stories de l’époque ferment vital et inépuisable du Les derniers
1937-42, les premiers comic- monde m oderne; et les progrès trésors du Louvre
books où apparaît la science- techniques acquis ne font que Vingt ans d ’acquisitions au
lui donner de nouveaux trem ­ musée du Louvre et plus de
J lu ÿ u s t S f lS M ** C m tH plins et de nouveaux moyens 500 œuvres, fruits de donations
d ’expression: projections ciné­ pour la plupart, réparties sur
matographiques, affiches de presque tous les départem ents
films font découvrir de nou­ du musée, seront évoqués dans
veaux auteurs de science-fiction cette exposition. Que citer
(F. Lang, Losey, Kast, parmi tant de trésors? Quelques
Godard...), jeux et jouets font exemplaires de la collection
de plus en plus appel à la Walter, une tête de femme de
science-fiction, peintures (Ran- l’atelier rémois (1225), une cou­
cillac, Martial Raysse) et objets ronne reliquaire dite de saint
depuis les robots, les soucoupes Louis, un Rembrandt, trois
volantes, jusqu’aux dernières Delacroix, des Corot... des
créations de la mode, rivalisent meubles royaux du xvur... Il
d ’imagination et d ’humour. A faut voir.
travers 4 000 docum ents pré­ Et si les mots de patrimoine
sentés par thèmes sous les artistique ne vous sont pas in­
formes les plus diverses, cette différents, cette exposition vous
exposition est la démonstration paraîtra particulièrement inté­
éclatante d ’un phénomène inter­ ressante.
national. Musée de ï Orangerie,
A mazing stories : le pionnier. Pavillon de Marsan, jusqu’à la mi-mars.
du 28 novembre au 26 février. Muriel Cluzeau-Ciry.

187
E xp o sitio n s
ACTIVITÉS PLA NÈ T E

Planète vous propose


Statues d'hier, un voyage en Inde
hommes d'au jourd'hui :
l'Inde ne cesse
de méditer sur elle-même. L es loisirs, ce s o n t les v a c a n c e s plus a u t r e ch o se. C a r les
v a c a n c e s , c ’est le « t e m p s d e r e p o s a c c o r d é à c e u x qui t r a ­
v a ille n t» , m ais les loisirs, c ’est le « t e m p s d o n t on p e u t
d is p o s e r en d e h o r s de ses o c c u p a t i o n s o r d i n a i r e s » 1. Le re p o s
d e v i e n t activ ité. L ’a s p ira tio n à d es v a c a n c e s to ta le s g ran d it.
D é c o u v r a n t le loisir, l’h o m m e m o d e r n e s’est d ’a b o r d fait
s p e c t a t e u r au b o r d de la plage. Puis il est e n t r é d a n s l’eau
et est d e v e n u a c te u r . A u j o u r d ’hu i il d é s ire q u e son ê t r e p r o ­
fo n d , so n in te llig en c e et son c œ u r p a r ti c ip e n t à ce t e m p s libre
et en so ie n t n o urris.
N o u s av o n s l’h a b i tu d e de f r a g m e n t e r nos d iv e rtis s e m e n ts en
in sta n ts: un livre, un soir d e fête, un film, u n e r é u n io n d ’amis.
Q u e le loisir g ag n e en d u r é e , et il ne suffit plus d e m e ttr e ces
in sta n ts b o u t à b o u t. C e se ra it l’e n n u i ou la fatigue. Il fau t
u n e s tr u c t u re .
Si le v o y ag e te n d d e nos j o u r s à d e v e n ir le s y n o n y m e de
v a c a n c e s e n r ic h issa n te s , c ’est q u ’il p e r m e t to u te s les c o m b i­
n a iso n s possibles. Le v o y ag e est l’i n s t r u m e n t privilégié d e la
civilisation d e s loisirs. Planète se d e v a it de m e ttr e c e t in s tru ­
m e n t à la d isp o sitio n d e ses le c te u rs . D a n s un e sprit p r o c h e
de sa r e c h e r c h e . S ous u n e f o rm e p e r s o n n a lis é e .
L ’in te r r o g a tio n spiritu e lle , d e plus en plus d év o ilée , c a r a c ­
térise n o tr e te m p s. Planète v o u d r a it q u e les v o y ag e s envisagés
p u iss e n t p e r m e t t r e , ou e n r ic h ir , u n e r em ise en q u e s tio n p e r ­
so n n e lle . C ’est p o u r q u o i les p r e m i e r s p r o je ts é tu d ié s c o n s ti­
t u e r a i e n t u n e e n q u ê t e au x s o u r c e s d es sp iritu a lité s « d iffé­
r e n te s » — d if fé r e n te s d ’a b o r d d e la sp iritu a lité o c c id e n ta l e :
la T u r q u i e soufi, l’A f r iq u e a n im iste, le J a p o n zen. Et d ’a b o r d
l’In d e v ers la q u elle se t o u r n e n t ta n t d ’esp rits o c c id e n ta u x .
N o u s t e n to n s u n e e x p é r ie n c e a v e c ce p r e m i e r v o y ag e ; sa
réu ssite n o u s c o n d u i r a it à r é a lise r les a u t r e s p ro je ts à l’é tu d e .
1. D é fin itio n s du P e tit L aro u sse.

189
A c tiv ité s P lanète
En trois semaines, vous découvrirez tous
les aspects de l'Inde ancienne et moderne
Le premier Voyage Planète se travestissement. Mais Bombay, la danse. La fameuse école de
devait d ’avoir pour but l’Inde. c ’est aussi Foras Road, la rue Rukmini Devi sera visitée. Vous
Le pays de Mme Indira G andhi des filles en cage. De vraies y apprendrez que chacun des
est un pays du Tiers M onde, cages à barreaux. Il y a 62 000 gestes a un sens.
affamé, économ iquem ent sous- de ces filles, habillées de saris, De là vous irez à Mahabali-
développé. Mais c ’est aussi le les yeux bordés de kôhl, la che­ puram, un ensemble architec­
pays des plus hautes expé­ ville pudique, le bétel cons­ tural qui s’élève au bord de la
riences spirituelles. Entre l’âme tam m ent à la bouche. mer.
et le corps, l’Inde avait ju sq u ’à Dans les jardins suspendus de Kanchipuram, la ville dorée,
présent choisi l’âme — mais M alabar Hill, se dressent les la ville aux mille temples, la
voici que le corps com m ence à Tours du Silence, ces cime­ Bénarès du Sud, permettra aux
manifester ses exigences. Placé tières où les morts parsis sont voyageurs de rencontrer un des
devant la même alternative, laissés aux vautours. plus grands «sages» de l’Inde
l’O ccident a choisi le corps — Vous quitterez alors le profane contemporaine, le Chandogya.
l’âme ne commence-t-elle pas à pour des lieux sacrés: Auran- C ’est un homme de tradition:
d em ander sa part? gabad, qui possède les temples il a dirigé le mouvement qui
Le voyage a été organisé de souterrains les plus célèbres de défendait les vaches sacrées.
façon à rendre cette confron­ l’Inde, Ajanta, où les temples
tation Orient-O ccident sensible sont sculptés à même la mon­ A Pondichéry,
de façon très aiguë à chacun tagne, dans le roc. A l’intérieur: vous séjournerez à l'ash ram
des participants. L’itinéraire et les plus belles fresques du de Sri A u robindo
le programme devraient p er­ monde. C ’est un des grands Pondichéry sera un des grands
mettre un tourisme intériorisé chefs-d’œ uvre de tous les temps m oments de ce voyage. C ’est la
et non plus superficiel. et de tous les pays. L’être en effet que se trouve le célèbre
humain n’a jamais été dessiné ashram de Sri Aurobindo. Un
A B o m b ay, vous serez reçu et peint avec plus de grâce et séjour de deux jours y est prévu
dans un ce n tre in itiatiq u e de dignité. Ellora, avec ses — un séjour libre et calme,
de yoga temples à ciel ouvert, ses com me en font quelques Euro­
La première étape sera Bombay. rochers géants taillés et sculptés. péens privilégiés qui viennent
Bombay cerné de l’immense ici tenter de se retrouver eux-
cloaque de ses bidonvilles. A M a d ra s , vous visiterez mêmes. C ’est une grande expé­
L’humanité y est sale et grouil­ le centre m ondial rience à vivre.
lante. Les vaches sacrées sont de la S o ciété th éo so ph iqu e B ubaneshwar rivalise avec
partout, même dans le cœ u r de M adras est une ville pleine de Kanchipuram pour le nombre
la cité, parmi les immeubles couleur, de soleil, d ’histoire. et la beauté de ses temples.
victoriens à la dignité co m pas­ La Société théosophique y a son Des pèlerins s’y livrent à des
sée. La rue, c ’est la vie, parce centre mondial. Des entretiens s ’y ablutions rituelles. Des lotus
que beaucoup d ’habitants de dérouleront entre les respon­ couvrent les bassins d ’eau
Bombay n’ont pas d ’autre d e­ sables de la société et les par­ fraîche. Konarak n’est qu ’à
meure. Il y a des écoles ticipants du Voyage Planète. une heure de voiture. La « pa­
d ’apprentissage du yoga. L’une Les jardins y sont merveilleux. gode noire» est un des m onu­
d ’elle sera visitée. C ’est le seul Un banian séculaire étend ses ments les plus célèbres du
moyen de se rendre com pte de branches protectrices. monde. Ses sculptures, d ’un
ce qu ’est le yoga, pur de tout M a d ras est aussi la capitale de érotisme parfaitement franc, m~

191
A c tiv ité s P lanète
r*~ nous confrontent avec un fait misère: il faut d ’abord mesurer Vous serez l'h ô te d'un jo u r
de civilisation qui nous est précisément cette misère pour du m aharadjah de B aïtp u r
particulièrement étranger, la y ad apter son effort. Des entre­ Bien entendu vous verrez à
sexualité non seulement m a­ tiens auront lieu avec des fonc­ Agra le Taj-Mahal, le tombeau
gnifiée, mais sacralisée. tionnaires du Centre. somptueux élevé par un em pe­
Un peu plus loin, autre haut lieu C ’est aussi à Calcutta que se reur à son épouse. A Jaïpur, à
sacré: Puri, ses six mille prêtres, font les films: l’Inde, on l’ignore une journée de là, il est prévu
ses 300 000 pèlerins, son chariot généralement, a la première un déjeuner avec le maharadjah de
de 18 mètres de haut et 7 mètres production cinématographique Baïtpur, l’homme aux 13 Rolls,
de large pour transporter le du monde. En quantité, s’entend. dont une en argent massif. Une
dieu Jagannath. Se je ter sous Katm andu est la capitale du réception est prévue le soir
les roues était, il n ’y a pas long­ Népal. Au cœ u r de l’Himalaya, chez la maharani de Jaïpur.
temps, le suicide rituel des c ’est une région particuliè­ Nous sommes en plein conte,
Indiens. rem ent belle. Elle n ’est acces­ hors du temps. Les palais sont
sible que depuis 1951. Kat­ somptueux. C ’est l’Inde des
A C a lc u tta , mandu est au centre de la livres d ’images: elle existe aussi.
c'est l'a ffro n te m e n t «vallée des dieux»: il y a Au programme, une p ro m e­
de la m isère e t de l'e ffo rt presque davantage de temples nade à dos d ’éléphant, la visite
Calcutta, c ’est l’enfer. Des mil­ que de maisons. C om m ent du temple de Khajuraho décoré
lions d ’êtres humains, échoués s’éto n n er que le Bouddha soit de sculptures érotiques com me
là, le ventre creux, malades, né là il y a 2 500 ans? Les parti­ à Konarak.
sales, sans toit, sans lit, sans cipants du Voyage Planète y Enfin Delhi. C ’est l’étape du
rien, attendent. La mort. Au rencontreront le roi Mahendra, bilan: une rencontre avec le
cœ ur de l’horreur, le « mouroir» poète, esthète, mainteneur des Dalaï-Lama, une visite chez les
de S œ ur Theresa. On ne peut traditions, promoteur du moder­ Sikhs, une soirée à l’Alliance
pas sauver ces gens. On peut nisme. française avec peut-être Ravi
sim plement en aider quelques- A Bénarès, au bord du Gange, Shankar, le célèbre musicien.
uns à mourir avec un minimum tout est ferveur et mysticisme. Puis ce sera l’avion, l’oiseau
de dignité. Les rues sont grouillantes d ’er­ d ’argent, le retour vers un O c ­
Mais Calcutta, c ’est aussi l’Ins­ mites nus. Dans le fleuve sacré cident qui sera peut-être alors
titut national de la Statistique, se baignent les morts, les vivants, vu d ’un regard différent, d ’un
le cœ u r même de l’effort en tre­ les agonisants, les malades, les œil neuf.
pris par les responsables qui lépreux... La spiritualité ignore C ’est la raison d ’être profonde
veulent sortir l’Inde de sa les contingences matérielles. de ce voyage.

De Bombay à Delhi
21 jours pour 5 690 francs
Départ de Paris : samedi 1 6 mars 1 968
Retour à Paris : dimanche 7 avril 1968
Prix : 5 6 9 0 francs par personne en chambre à deux lits, avec bains
Supplém ent pour une chambre individuelle : 3 0 0 francs

A c tiv ité s P lanète


C e prix c o m p r e n d le lo g e m e n t d a n s d es h ô te ls
d e p r e m i è r e c a té g o rie (la p l u p a r t av e c air c o n d itio n n é ),
le t r a n s p o r t a é r ie n d e Paris à Paris en classe é c o n o m i q u e ;
to u s les re p a s, les p o u r b o ir e s , le t r a n s p o r t d e d e u x p iè c e s d e b a g a g e p a r p e r s o n n e ,
to u te s les e x c u r s io n s et t r a n s p o r ts aux a é r o p o r ts .
N e so n t p as c o m p ri s d a n s ce prix les se rv ic es d e n a t u r e p e r s o n n e lle ,
tels q u e b la n c h is s e r ie , bo isso n s, etc.
Possibilité de crédit : 3 m ois, 6 m ois, 1 an
♦ le n o m b r e d e s p a r ti c ip a n ts est lim ité à 30. N o m b r e m in i m u m : 15
♦ un a c c o m p a g n a t e u r p r e n d r a en c h a r g e les d étails te c h n iq u e s
♦ un m e m b r e d e l’é q u i p e P la n è te p a r t i c i p e r a au voy age

Le program m e culturel prévoit (entre autres) :


♦ u n s é jo u r d e 48 h e u r e s à l’a s h r a m d e Sri A u r o b i n d o à P o n d ic h é r y
♦ u n e visite, p a r a u t o r i s a ti o n sp é c ia le , d es T o u r s du S ilen ce
e t d ’un te m p le parsi, sous la c o n d u i te d ’un g r a n d - p r ê tr e parsi
♦ u n e visite au C e n t r e th é o s o p h i q u e m o n d ia l d e M a d ra s
♦ u n e visite à l’é c o le d e d a n s e d e R u k m in i D ev i
♦ u n e ta b le r o n d e a v e c les te c h n ic ie n s d e l’in s t itu t n a tio n a l
d e la S ta tistiq u e de C a l c u t t a
♦ é g a le m e n t d a n s c e tte m ê m e ville u n e visite au m o u r o ir d e S œ u r T h e r e s a
♦ u n c o c k ta il- r é c e p tio n av e c la m a h a r a n i d e J a ïp u r,
so u s ré se rv e n a t u r e l l e m e n t q u ’elle soit bie n à J a ïp u r à c e tte d a te
♦ u n e c o n f é r e n c e à la N o u v e lle D e lh i av e c d e u x o r a te u rs ,
l’un d ’e u x en fa v e u r d e s v a c h e s sa c r é e s , l’a u t r e c o n t r e
♦ u n c o n c e r t a v e c un é m i n e n t c ith a r is te à D elhi
♦ enfin, u n d în e r d a n s d e s fam illes à la N o u v e lle D elh i

Les villes et sites visités sont les suivants :


B o m b a y — A j a n t a — E llo r a - M a d r a s — M a h a b a l i p u r a m - P o n d ic h é r y — P u ri —
K o n a r a k —C a l c u t t a — K a t m a n d u — A g r a — B é n a r è s — J a ï p u r — D elh i — K h a ju r a h o

Un tel voyage doit se préparer et se mûrir


N o u s v o u s c o n s e illo n s d e lire un ou p lu sie u rs d es livres su iva nts
si v o us a v e z d é c id é d e faire ce p r e m i e r V oyage P la n è te .
« L ’H in d o u is m e e t la crise d u m o n d e m o d e r n e » , de R a y m o n d de B e c k e r (Éditions
Planète), « H isto ire de l’I n d e » , d e J a c q u e s D u p u is (Payot), « l ’In d e , un m o n d e en
tra n s itio n », de B é a tric e P itn e y - L a m (M arabout-Université), « l’A rt a m o u r e u x d es
I n d e s » , d e M a x -P o l F o u c h e t ( G allim ard), « l ’In d e f a b u le u se d ’a u j o u r d ’h u i» , de
J a c q u e s C h e g a r a y (Presses de la Cité), « Q u in z e ans d ’a v e n tu r e aux In d e s » , de
V itold de G o lish (Flammarion).
Renseignements et inscriptions auprès de l'agence Allied Travel, responsable de ce voyage,
5, square de l'Opéra Louis-Jouvet, Paris 9 — Tél. 0 7 3 .8 2 .4 5 et 0 7 3 .1 0 .3 0
en infligeant une note « élimina­
C O U R R I E R DES L E C TE U R S toire» (pp. 58-59) de 4. « L’iras­
cible Guillain tint bon. » Il y a là
une dénaturation des faits et du
Notre dossier Giap : droit absolument flagrante. Le
4 — si je l’ai donné, ce qui est
Un exam inateur français
_____________________ £___ fort possible — n ’était pas éli­
a-t-il changé le destin du Vietnam ? minatoire. Était éliminatoire,
et l’était seulement, une
A la suite de la publication, dans notre numéro 36, du dossier Giap- moyenne inférieure à 8 sur 20,
Westmoreland, nous avons reçu de M. Raymond Guillien, professeur à la établie sur l’ensemble des notes
faculté de droit et des sciences économiques de Lyon, la lettre suivante: de l’oral, les notes d ’écrit étant
Dans le num éro de Planete (sep­ Je dis une erreur. Car, sans les écartées par le règlement de
tem bre-octobre 1967, N° 36), il négliger, je passe très vite sur l’examen pour le calcul de cette
a été publié un article, sous le d ’autres erreurs, simplement moyenne éliminatoire. J ’ai
titre de couverture « dossier relevées. 1/ L’échec tant com ­ donné la note sévère que me
Giap», dans lequel je suis mis menté ne date pas de « l’époque semblait mériter l’interrogation
en cause en qualité d ’exami­ de l’Exposition coloniale» dont j ’étais responsable. Il
nateur à la faculté de droit de (p. 59 de Planète), c ’est-à-dire appartenait à mes collègues
Hanoi. En provoquant l’échec, de 1931, mais bien de la session du jury (nous étions 4), s’ils le
avant la guerre de 1939, de d ’autom ne de 1937. 2 / Le pro­ croyaient juste et bon, de la
l’étudiant Vô-Nguyen-Giap à fesseur Khérian n’a jamais été com penser par leurs propres
un examen de licence en droit, doyen de la faculté de Hanoi, notes, et de rattraper la moyenne
j ’aurais peut-être changé « le contrairem ent à ce qui est dit de 8. Ils ne l’ont évidemm ent
destin du Vietnam». En tout (il en fut d irecteur par intérim pas fait. C ’est donc au résultat
cas, l’article me présente pendant quelques mois, en d ’une délibération com m une
com me portant la responsa­ 1938, pour cause de congé du que l’oral fut jugé mauvais. Et
bilité exclusive de cet échec, directeur titulaire, M. Camer- la moyenne éliminatoire de cet
échec qui aurait été infligé lynck). 3/ L’échec ne pouvait oral, moyenne inférieure à 8 sur
contre le désir unanime et pres­ guère, vraiment, avoir de réper­ 20, est devenue la note d ’un
sant de mes collègues du jury. cussions sur l’attribution d ’une jury solidaire, pris dans son
N aturellem ent, je ne veux bourse à la métropole, ainsi entier, sous la présidence du
esquiver aucune responsabilité. q u ’il est affirmé, car il se pro­ professeur Pirou.
Examinateur, je ne relève que duisit en 1" ou 2e année (je ne
de ma conscience. sais plus) et non « à l’oral de la Et maintenant, deuxième ré­
En tant que professeur à la dernière année de licence», flexion:
faculté de droit de Hanoi, et en com m e il est expliqué (parmi Notre maître Pirou aurait
raison des principes mêmes qui les épreuves figurait une disser­ «exigé» un 19 pour l’une des
sont à la base de l’enseignement tation d ’économie politique, copies du candidat. Copie
supérieur, je n’avais à connaître dont il est fait largement état; excellente, je m ’en souviens.
en rien les aspects politiques or l’écrit de 3e année n’en com ­ Je tiens à le dire courtoisement,
de la vie de notre élève. portait pas). Je retiens uni­ ce mot «exigé» fait sourire. Il
A ujourd’hui encore, je m ’inter­ quem ent le point de savoir dans est tellement étrange, il sur­
dis d ’y faire ici allusion, dans quelles conditions fut ajourné prendra tellement les membres
quelque sens que ce soit et de un candidat, parmi d ’autres et du jury, que je me dem ande:
quelque façon que ce soit. com m e les autres. d ’où vient-il? Nos délibérations,
Mais il s’agit de rectifier une Contre la volonté manifeste, entre professeurs des facultés
erreur vraiment grave de fait et insistante, pressante du jury, et de droit (et je pense qu ’il en est
de droit. Je ne doute pas que particulièrement de mon maître ainsi pour toutes délibérations
l’auteur de l’article ait été mal Pirou, j ’aurais seul provoqué d ’examens), ne prennent guère
renseigné. l’échec, et m ’y serais obstiné, tournure d ’injonctions... En-

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Pianeta Italie: Compagnia Editoriale P ia n e ta - 93, via Carlo Capelli, Torino.
Planeta Amérique latine: Éd. Sudam ericana, H um berto 1545, Buenos Aires, 3 num éros sont
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Bres Planète Pays-Bas: Hoogwerflaan 11, La Haye, Hollande.
Planète: Autres pays: 6 n°’: 37,20 F. - 12 n»1: 68,40 F.

195
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tm~ suite quand, pendant quinze dire furent d ’accord, com m e ils de publier cette lettre, et dans
ans, on a été l’ami, finalement le furent un peu plûs tard pour son entier.
très proche, de G aé tan Pirou, éliminer le candidat. Je vous prie de croire, M on­
on se plaît, com m e je le fais Pourquoi, après avoir légiti­ sieur, à mes sentiments très
ici, à évoquer l’hom m e bien­ m em ent recueilli tel ou tel récit distingués.
veillant, convaincu, convain­ de faits m aintenant lointains, ne Raymond Guillien
cant, fort d ’un véritable pres­ pas les avoir vérifiés auprès des Ancien professeur à la faculté de droit
tige, qui siégeait parmi nous, acteurs eux-mêmes? Ces ac­ de l’Indochine
ses jeunes collègues en Extrême- teurs, on les eût si facilement Professeur à la faculté de droit
et des sciences économiques de Lyon.
Orient, et cherchait constam ­ trouvés parmi les professeurs de
ment nos avis. G aé tan Pirou la faculté de Paris, ou même Dont acte ♦ Nous remercions le
n’a rien exigé. Il a pensé q u ’une de Lyon! professeur Guillien pour ses infor­
note exceptionnelle était méri­ Vous com prendrez, Monsieur, mations courtoises et précises.
tée par une très bonne copie. que, dans son prochain numéro, Voici une lettre « pour servir
Ceux qui avaient leur mot à la revue Planète ait pour devoir l’histoire » ♦

P U B LIC A TIO N S LOUIS PAUW ELS


A d m in is tr a tio n Rédaction P U B LIC A TIO N S
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Président D irecteur général D irecteur général
PIAN ETA (Turin)
Louis Pauwels Louis Pauwels PLAN ETA (Buenos Aires)
D irecteur général A ttaché à la direction générale BRES PLANÈTE (La Haye)
Philippe Rossignol Jacques Bergier PLEXUS
PENÉLA
Conseille.' technique et com m ercial D irecteur des rédactions LES C AHIERS DE LA PU BLICITÉ
François Richaudeau Jacques Mousseau
Secrétaire général D irecteur artistique A d re s s e s
114. Champs-Élysées. Paris 8
Jacques Tierce Pierre Chapelot
Tél. : ÉLY. 86.5 0 et 84.16
Relations internationales 42. rue de Berri, Paris 8.
Alex Grall Tél. : ÉLY. 25.06

Dépôt légal 1" trimestre 1968 Commission paritaire n° 38 468 N“ d'im prim eur 5 925

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PLANÈTE
DIRECTEUR LOUIS PAUWELS

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PLANETE

Collection
L ’EXPÉRIENCE INTÉRIEURE
(série Recherches j

Planète co m m en ce
la p u b l i c a t i o n des œ u v r e s de

PAUL TILLICH
Le premier volume vient de paraître

THÉOLOGIE DE LA CULTURE
« Sa nouvelle définition de Dieu
est si révolutionnaire que des millions
de non-croyants s ’aperçoivent soudain que,
d’une certaine manière, ils ont la foi.»
RÉALITÉS

P araît to u s les deux m o is A b o n n e m e n t 6 nu m éro s 3 3 F. Le n u m é ro 6,50 F. / 86 F.B. / 7 ,1 5 F.S.

C h r o n i q u e de n o t r e c i v i l i s a t i o n / H i s t o i r e i n v i s i b l e / O u v e r t u r e s de la s c i e n c e
•• Grands c o n t e m p o r a i n s / Monde futur / Ci vi lis at io ns disparues
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25, rue Louis-le-Grand
Paris 2
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Des chefs d'entreprise américains ont calculé
qu'il faudrait cinq siècles (sans dormir) à un
homme pour lire tous les articles économ iques et
techniques parus... l'an dernier aux États-Unis.

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