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LA SOCIÉTÉ ISRAÉLIENNE

Contradictions et divisions

Marc Hecker

S.E.R. | « Études »

2005/11 Tome 403 | pages 453 à 462


ISSN 0014-1941
DOI 10.3917/etu.035.0453
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International

La société israélienne
Contradictions et divisions

M ARC H ECKER

4 NOVEMBRE 1995, Yitzhak Rabin était abattu de plu-

1. Véronique Poirier, Ash-


kénazes et Sépharades, Cerf,
L sieurs balles tirées à bout portant. D’aucuns n’ont pas
manqué de voir dans l’assassinat du chef du gouverne-
ment un symbole fort des divisions de la société israélienne 1.
1998, p. 190. Yigal Amir, le meurtrier de Rabin, est sépharade, religieux et
hostile à toute concession à l’égard des Palestiniens. Le défunt
Premier ministre était quant à lui ashkénaze, laïque et grand
artisan des accords d’Oslo. La disparition d’Yitzhak Rabin
aurait pu constituer un choc salutaire, le point de départ d’un
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nécessaire travail d’unification nationale. Mais, dix ans plus
tard, la situation ne semble guère s’être arrangée. L’histoire
pourrait même se répéter ; depuis le lancement du processus
de désengagement de la bande de Gaza, Ariel Sharon fait l’ob-
jet d’une surveillance accrue. Les services de renseignement
considèrent en effet que certains groupes hostiles à la politique
du Premier ministre israélien chercheraient à attenter à sa vie.

Assistant de recherche à l’Institut Français des Relations Interna-


tionales. Doctorant au Centre de Recherches Politiques de la Sor-
bonne. Ouvrage à paraître: La défense des intérêts de l’Etat d’Israël en
France, L’Harmattan, fin 2005. L’auteur tient à remercier Denis
Bauchard, Dominique David et Aline Lebœuf pour leurs précieux
conseils.

Études - 14, rue d’Assas - 75006 Paris - Novembre 2005 - N° 4035 453
Sans aller jusqu’à une hypothèse aussi extrême, force est
de constater que la société israélienne est parcourue par diffé-
rentes lignes de fracture dont certaines se rejoignent parfois.
L’origine ethnique, le degré de religiosité, le positionnement
politique constituent autant de marqueurs sociaux induisant
des confrontations. Les pères fondateurs de l’Etat d’Israël – qui
aspiraient à développer une identité nationale forte, à créer un
melting-pot aboutissant à la naissance d’un homo israelicus 2 – 2. Alain Dieckhoff, « Israël :
une identité nationale en
ne pouvaient sans doute imaginer que la société israélienne crise », Problèmes politiques
deviendrait un jour si fragmentée 3. et sociaux, n° 855, 6 avril
2001, p. 3.
3. Shlomo Ben-Ami (pro-
D’autres Etats sont marqués par l’émergence de sous- pos recueillis par Margot
Dudkevitch et David
groupes aux intérêts opposés, mais le cas israélien mérite que Makovsky), « Not a mel-
l’on s’y attarde au moins à deux titres : tout d’abord, les ten- ting-pot », Jerusalem Post,
3 octobre 1999 (www.
sions au sein de la société israélienne pourraient être un fac- jpost.com/com/Archive/
01.Nov.1999/Features/Article
teur déstabilisant dans une région déjà passablement instable ; -30.html).
d’autre part, et au delà de l’aspect sécuritaire, la nature même
d’Israël – qualifié d’« Etat juif et démocratique » dans l’article 1
de la Loi fondamentale sur la dignité humaine et la liberté
(1992) – pourrait être remise en cause si les divisions internes
venaient encore à s’accentuer.

Toutes les lignes de fracture développées dans cet article


n’ont pas le même potentiel déstabilisant et dénaturant.
Certaines sont particulièrement saillantes, d’autres peuvent
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apparaître secondaires. Néanmoins, aucune d’entre elles n’est
anecdotique. Ce serait une erreur de les considérer comme
telles, car toutes portent en elles les germes de crises futures.

Le paradoxe de l’immigration
La société israélienne est fondée sur l’immigration, sur le
retour des Juifs de la Diaspora vers la terre de leurs ancêtres.
En 1949, Israël comptait 870 000 habitants ; entre 1949 et
1952, 600 000 immigrants affluèrent vers ce nouveau pays. A
cette époque, 156 000 Arabes 4 – qui vivaient sur la terre de la 4. Majid Al-Haj, « Le piège
de la double périphérie »,
Palestine mandataire – obtinrent la citoyenneté israélienne. En Les Cahiers de l’Orient,
2003, la population arabe israélienne s’élevait à 1,3 million n° 54, 2e trimestre 1999,
p. 95.
pour une population totale de 6,7 millions. Il convient d’être
précis : les Arabes représentent 19,4 % des citoyens israéliens,
mais ce chiffre n’inclut pas les populations arabes de Gaza et

454
de Cisjordanie qui, pour la plupart, n’ont pas le statut de
citoyen israélien. Les Palestiniens des territoires occupés sont
bien plus nombreux que les Arabes israéliens. Dans la bande
5. Disengagement, the de Gaza, la population croît à un rythme de 5,5 % par an 5.
Palestinian Economy and
the Settlements, rapport de Ainsi, Israël est confronté à un véritable défi démographique,
la Banque Mondiale publié car si la tendance se confirme, la population arabe s’élèvera
le 23 juin 2004, p. 1.
d’ici 2020 à 54 % de la population totale de la Palestine histo-
6. Ilan Greilsammer, Le rique (Israël, Cisjordanie et bande de Gaza) 6. L’accroissement
Sionisme, PUF, 2005, p.
123. naturel de la population israélienne ne suffira pas à relever ce
défi. Israël compte donc sur l’immigration. L’objectif fixé par
Ariel Sharon est d’attirer un million de migrants au cours des
quinze prochaines années. Il s’inscrit sur ce point dans la
droite ligne de ses prédécesseurs, puisque de 1989 à 2003
1,1 million de personnes sont arrivées en Israël, dont 950 000
7. The Ministry of Immi- en provenance de l’ex-URSS 7.
grant Absorption, Immi-
gration Data 2003, février
2004, p. 2. L’arrivée massive d’immigrés soulève immanquable-
ment la question de l’intégration et induit un risque « com-
munautariste » fort. Le problème de l’intégration s’était déjà
posé dans les années 1950 et 1960 avec l’afflux des Juifs prove-
nant de pays arabes. Ceux-ci furent longtemps relégués dans
les couches inférieures de la société, les positions dirigeantes
étant accaparées par les élites ashkénazes. A l’heure actuelle, le
fossé entre ashkénazes et sépharades s’est peu à peu réduit. Des
inégalités sporadiques demeurent cependant : les étudiants
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sépharades, par exemple, sont deux fois moins nombreux que
les étudiants ashkénazes, et il y a quatre fois moins de sépha-
rades que d’ashkénazes dans les professions libérales et scien-
8. Sammy Smooha, « La tifiques 8. Les vagues plus récentes d’immigration ont
pérennité de l’ethnicité
juive », Les Cahiers de également provoqué certaines difficultés de gestion. Il faut
l’Orient, n° 54, 2e trimestre bien se rendre compte de la masse représentée par ces nou-
1999, p. 36-37.
veaux immigrés et des problèmes très concrets que cela peut
poser en termes de logement ou d’emploi. Les 24 et 25 mai
1991, 14 000 Juifs éthiopiens (Falachas) furent exfiltrés
d’Afrique et transférés à Tel-Aviv. Rapporté à l’échelle fran-
çaise, cela équivaudrait à l’arrivée de 150 000 personnes en
l’espace de 48 heures. Autre exemple, entre 1990 et 1992, près
de 398 000 anciens citoyens soviétiques affluèrent en Israël.
9. Anne de Tinguy, « Les
Russes d’Israël : une mino- Parmi eux se trouvaient 10 000 médecins, soit quasiment
rité très influente », Les autant que le nombre que comptait alors tout le pays 9.
Etudes du CERI, n° 48,
décembre 1998, p. 7. Globalement, les autorités israéliennes – et particulièrement le

455
ministère de l’Absorption des Immigrés – surent bien gérer
l’arrivée d’une telle quantité de personnes. Des scandales
ponctuels éclatèrent toutefois – comme en 1996, lorsque des
journalistes révélèrent que les échantillons de sang donné par
les Falachas étaient systématiquement détruits par crainte
d’une contamination par le virus du sida ; et, malgré tous les
efforts entrepris pour empêcher la constitution de ghettos, le
sentiment communautaire demeure extrêmement présent. Au
début des années 1990, près de vingt-cinq journaux ou maga-
zines étaient publiés en russe, pour un tirage total d’un million
d’exemplaires 10. En 1996, Natan Sharansky fonda même un 10. Yossi Yonah, « Israel as
a multicultural democracy :
parti politique ayant pour vocation de défendre les intérêts des challenges and obstacles »,
immigrés de l’ex-URSS, parti qui obtint sept sièges à la Israel Affairs, vol. 11, n° 1,
January 2005, p. 110.
Knesset.

L’existence d’importants groupes ethniques conduit à


s’interroger sur la nature d’Israël. Les discriminations subies
par les Arabes israéliens ont poussé certains chercheurs à se
demander à quel type de régime Israël pouvait être assimilé.
Certains l’ont comparé aux démocraties libérales comme les
Etats-Unis ; d’autres ont cherché des similitudes avec des
régimes « consociationnels », à l’instar de la Belgique ou du
Liban. Enfin, un troisième idéal-type est parfois avancé selon
lequel Israël suivrait le modèle de l’apartheid en Afrique du
Sud. D’après Sammy Smooha, professeur à l’université de
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Haïfa et auteur de plusieurs ouvrages sur les relations judéo-
arabes, Israël ne correspond à aucun de ces trois régimes. Ce
serait plutôt une « démocratie ethnique », caractérisée par : le
respect des droits civils individuels ; l’extension de certains
droits collectifs aux minorités ethniques ; la mainmise de la
majorité ethnique sur les institutions 11. Il n’est pas question ici 11. Sammy Smooha, « Eth-
nic Democracy : Israel as
de trancher le débat sur la nature d’Israël, mais seulement de an Archetype », Israel Stu-
suggérer que l’existence de minorités significatives peut influer dies, vol. 2, n° 2, automne
1997, p. 198-241.
sur son caractère démocratique.

Elle peut également avoir un impact sur ses attributs


juifs, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, les partis poli-
tiques des Arabes israéliens – en particulier l’Assemblée
Démocratique Nationale (Balad) d’Azmi Bishara – militent
pour qu’Israël renonce officiellement à son caractère juif et 12. http://www.knesset.
gov.il/faction/eng/Faction
devienne « l’Etat de tous ses citoyens 12 ». Deuxièmement, Page_eng. asp?PG =103.

456
parmi les immigrés en provenance d’ex-URSS et d’Ethiopie,
une forte proportion (estimée à 25 %) ne serait en fait pas
juive selon les règles religieuses strictes. Enfin, Israël a ouvert
ses portes depuis une quinzaine d’années à une immigration
non juive de Gastarbeiter qui occupent essentiellement des
emplois peu qualifiés. Comme le souligne William
13. William Berthomière, Berthomière, « entre 1989 et 1996 le nombre de permis de tra-
« Miroir des mutations vail accordés aux Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza est
identitaires en Israël», Les
Cahiers de l’Orient, n° 54, passé de 105 000 à 19 000, tandis que celui octroyé aux tra-
deuxième trimestre 1999,
p. 125. vailleurs non palestiniens a crû de 3 400 à 103 000 13 ». En 2001,
14. Central Bureau of Sta- 78 200 détenteurs de permis de travail sont arrivés en Israël.
tistics, Statistical Abstract Les trois principaux pays pourvoyeurs de main-d’œuvre
of Israel 2004, section 4,
p. 18. étaient la Roumanie, la Chine et la Thaïlande 14.

L’« Etat juif » face à la fracture religieuse


Si le caractère juif de l’Etat d’Israël risque d’être remis en
cause en raison du poids croissant des non-juifs, il est aussi
menacé par une partie des Israéliens juifs eux-mêmes. La
place du judaïsme est en effet devenue une pomme de dis-
corde importante. Pour bien comprendre l’enjeu de l’affron-
tement entre laïques et religieux, il est nécessaire de revenir
brièvement aux origines de l’Etat d’Israël, et plus précisé-
ment au mois de juin 1947, lorsque fut signé l’« accord du
statu quo » entre David Ben Gourion et les dirigeants de la
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formation orthodoxe Agoudat Israël. En échange de garan-
ties religieuses offertes par Ben Gourion (reconnaissance du
Shabbat comme jour chômé dans l’administration, respect
des interdits alimentaires dans les cantines des institutions
publiques, subventionnement des écoles religieuses, main-
tien du droit de la famille dans la sphère des tribunaux rab-
biniques…), l’Agoudat Israël s’engageait à soutenir la
création du nouvel Etat et à participer à son premier gou-
vernement. A l’heure actuelle, tout le spectre de la religiosité
est représenté en Israël : parmi la population juive, 5,9 % se
15. Central Bureau of Sta-
déclarent ultra-orthodoxes, 10 % religieux, 41,5 % traditio-
tistics, Statistical Abstract of nalistes et 42,6 % non religieux 15. Aux deux extrêmes de ce
Israel 2004, section 7, p. 12.
spectre, le statu quo est remis en cause. D’un côté, ceux que
16. Ilan Pappé, « La cri-
tique post-sioniste en l’on qualifie généralement de « post-sionistes 16 » aspirent à
Israël », Revue d’Etudes séparer nettement la religion de l’Etat et à faire d’Israël un
Palestiniennes, été 1997,
p. 32-57. pays « comme les autres » ; de l’autre, une partie des ultra-

457
orthodoxes voudrait renforcer le pouvoir des religieux, voire,
pour une faible minorité, transformer Israël en théocratie.

L’affrontement laïques/religieux segmente l’espace


politique israélien. Plusieurs partis orthodoxes défendent les
intérêts des religieux. Le plus important est le Shas qui, lors des
élections législatives de 1999, consolida sa position de troi-
sième force politique du pays avec l’obtention de 17 sièges à la
Knesset. En 2003, le Shas se fit ravir cette position par le Shinui,
parti laïque qui se défend d’être antireligieux, mais milite pour
un Etat séculier. Le programme de cette formation s’ouvre
ainsi : « Le Shinui combat la coercition religieuse. […]
L’establishment ultra-orthodoxe est une menace pour le bon
fonctionnement d’une société libre et pour le respect des liber-
tés individuelles qui caractérise un régime démocratique 17.» 17. http://www.shinui.
org.il/elections/eng/prin
Au delà de la segmentation politique, le Kulturkampf 18, qui ciples.html.
oppose les laïques aux religieux, divise également l’espace géo- 18. Le terme Kulturkampf
graphique. Le contraste entre Jérusalem et Tel-Aviv est à cet est régulièrement employé
pour caractériser la frac-
égard bien connu. Haïfa – où les élus locaux ont toujours lutté ture religieuse en Israël.
Voir notamment Eliot A.
pour que les transports publics fonctionnent à Shabbat – fait Cohen, « Israel after
encore davantage figure de bastion laïque que Tel-Aviv. Aux heroism », Foreign Affairs,
vol. 77, n° 11-12, p. 126.
élections législatives de 2003, les scores cumulés des partis reli-
gieux étaient de 37,35 % à Jérusalem, 11,17 % à Tel-Aviv et
seulement 7,94 % à Haïfa. La division spatiale s’opère non seu-
lement à l’échelle des villes, mais également à celle des quar-
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tiers. Méa Shéarim et Bné Brak sont l’archétype des quartiers
ultra-orthodoxes où les partis religieux réalisent leurs
meilleurs scores électoraux.

Si l’affrontement entre religieux et laïques est jusqu’à


présent globalement demeuré dans le cadre des répertoires
d’action légaux (manifestations, réunions politiques, lobbying,
etc.), l’hypothèse d’un engrenage violent ne doit pas être exclu.
Ainsi, Asher Cohen et Bernard Susser affirment que « le poten-
tiel d’une crise destructrice entre les religieux et les laïques est 19. Asher Cohen and Ber-
plus élevé que jamais 19 ». Ilan Greilsammer, professeur à l’uni- nard Susser, The Secular-
Religious Impasse, Baltimore,
versité Bar-Ilan de Tel-Aviv, estime quant à lui que « l’état de The John Hopkins Univer-
sity Press, 2000, p.138.
paix, le jour où il surviendra […] risque d’être aussi dange-
20. Ilan Greilsammer,
reux pour l’Etat d’Israël que la situation de guerre 20 », et ce en « Laïcs et religieux en
raison du danger induit par la fracture religieuse. En 1999, une Israël », Les Cahiers de
l’Orient, n° 54, 2e trimestre
série de décisions de la Cour suprême israélienne déclencha la 1999, p. 135.

458
colère des milieux orthodoxes. Plusieurs manifestations
furent organisées, dont la plus importante réunit 250 000
personnes. Lors d’une contre-manifestation laïque, le député
du Meretz Yossi Sarid déclara : « Vous devez comprendre
qu’il s’agit d’une guerre, une guerre dont l’enjeu est la nature
de notre patrie bien aimée. » Le rabbin Ovadia Yossef, chef
spirituel du mouvement Shas, répliqua en menaçant le
député : « Dieu détruira Yossi Sarid. […] Yossi Sarid est mau-
21. Omar Kamil, « Rabbi dit 21. » D’après un sondage réalisé en novembre 2001, « 61 %
Ovadia Yossef and his
“Culture War” in Israel », des Israéliens pensent que le conflit entre orthodoxes et laïcs
Middle East Review of constitue la principale menace, sur le plan interne, pour la
International Affairs, vol. 4,
n° 4, décembre 2000, p. 2. société israélienne 22 ». Le terme « guerre » employé par le
22. Marius Schattner, député du Meretz est sans doute exagéré. Mais la perspective
« Religieux et laïques en
Israël : moments histo- d’une escalade violente doit d’autant moins être exclue que
riques d’un conflit identi- la question religieuse tend à se doubler d’une fracture poli-
taire », Esprit, novembre
2004, p. 40. tique concernant le sort des colonies et la solution à appor-
ter au conflit israélo-palestinien.

L’épineuse question des colonies


L’épineuse question de la résolution du conflit israélo-
palestinien est devenue un nœud gordien au sein de la
société israélienne. Elle joue un rôle mobilisateur fort et
peut entraîner des actions illégales de la part de certains
groupes opposés à la politique gouvernementale. Le retrait
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de Gaza, en août 2005, démontra que la décision de se
désengager des colonies était réellement délicate et divisait
la société en deux camps opposés. Les religieux sont atta-
chés aux colonies pour des raisons bibliques, mais, si les
deux principaux partis religieux finirent par rejoindre le
camp des opposants au retrait de Gaza, une telle unanimité
n’était pas garantie d’avance. En fait, parmi les principaux
partis religieux, il n’y a guère que le Parti National Religieux
(Mafdal) qui tienne constamment, depuis la guerre des Six
Jours, un discours dur sur la colonisation. Le programme
du Mafdal est d’ailleurs clair à ce sujet : « La colonisation de
toute la terre d’Israël est la réalisation du précepte divin de
la fin de l’exil et du retour à la patrie. Le Parti National
Religieux soutient, renforce et travaille activement à la colo-
23. http://www.mafdal.
nisation de la Judée, de la Samarie, de Gaza, du Golan et de
org.il/?sid=27. la vallée du Jourdain 23. »

459
La position du Shas est beaucoup moins tranchée que
celle du Mafdal sur la question de la colonisation. Suite à
l’élection de la treizième Knesset (1992), le Shas n’hésita pas à
rejoindre le gouvernement conduit par les travaillistes, alors
que la perspective de la paix avec les Palestiniens était en vue.
Le rabbi Ovadia Soffer déclarait alors que des concessions ter-
ritoriales étaient possibles si la survie du peuple juif était en
jeu, et que « ces questions relev[aient] de la compétence des
généraux et non des rabbins 24 ». Le rabbin Schach, fondateur 24. Aaron P. Willis,
« Shas – The Sephardic
du parti Deguel Hatorah, condamna l’attitude du Shas non pas Torah Guardians : Reli-
à cause du thème de la colonisation, mais parce que les tra- gious Movement and Poli-
tical Power », 1995, http://
vaillistes avaient l’intention de nommer une laïque, Shulamit www.geocities.com/alabas-
ters_archive/shas_
Aloni, au poste de ministre de l’Education. Sur le dossier du political_power. html.
retrait de Gaza, Ariel Sharon négocia durement avec les diri-
geants du Shas pour que ceux-ci soutiennent son projet. Les
négociations échouèrent, les leaders du Shas laissant entendre
que la solution du désengagement unilatéral était inacceptable
et qu’il aurait dû y avoir des contreparties du côté palestinien.
Si les responsables du Shas hésitèrent sur la question du retrait
de Gaza, la base était quant à elle plus véhémente, puisque
85 % des électeurs du Shas étaient opposés à ce retrait 25. Ce 25. Gil Hoffman, « Sharon :
Settlers won’t decide
chiffre tend à prouver que la fracture religieux/laïques se nation’s fate », Jerusalem
double bien d’une césure politique portant sur le sort des Post, 21 octobre 2004.

colonies.
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L’idée qui consisterait à assimiler les religieux aux « fau-
cons » et les laïques aux « colombes » mérite toutefois d’être
nuancée. En effet, d’une part la troisième formation religieuse
d’importance, la coalition Judaïsme Unifié de la Torah, accepta,
après maintes tractations, de soutenir le plan de désengage-
ment de Gaza ; d’autre part, nombre de laïques – au sein même
du Likoud, s’opposèrent au projet d’Ariel Sharon. Parmi les
quarante députés du Likoud à la Knesset, seuls vingt-cinq sou-
tenaient le retrait. Le 8 août 2005, Benyamin Netanyahou,
membre éminent du Likoud et ancien Premier ministre,
démissionna de son poste de ministre des Finances en signe de
protestation. De manière plus prosaïque, il suffit d’observer la
foule présente aux manifestations d’opposants ou de partisans
du retrait pour se rendre compte qu’il serait largement exagéré
de réduire cette opposition politique à une fracture religieuse.
Le camp des opposants était composé, approximativement,

460
aux deux tiers de religieux ; le tiers restant correspondait à des
laïcs, militant contre le retrait israélien pour des raisons essen-
tiellement sécuritaires.

V
La société israélienne est actuellement parcourue par des
lignes de fracture importantes, dont les principales sont eth-
niques, religieuses et politiques. Ces lignes sont d’autant plus
préoccupantes qu’elles semblent parfois converger. Cette allé-
gation est illustrée par la montée en puissance du Shas, passé
de quatre députés en 1984 à dix-sept en 1999 (puis retombé à
onze en 2003). Le Shas n’est en effet pas uniquement un parti
religieux, il est aussi un parti ethnique, comme l’indique son
nom, Shas étant l’acronyme de Sephardim Shomré Torah qui
signifie « sépharades gardiens de la Torah ». Il s’agit également
d’un mouvement dont la base est largement hostile aux
concessions à l’égard des Palestiniens.

L’affaiblissement récent des deux principales forma-


tions, le Parti travailliste et le Likoud – qui n’obtinrent à eux
deux que 43,85 % des voix aux législatives de 2003, alors
qu’elles avaient quasiment atteint les 60 % en 1992 –, profite
aux petits partis. Ces petits partis sont extrêmement nom-
breux et représentent des intérêts particuliers bien souvent
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articulés autour des points de confrontation identifiés dans cet
article. On trouve ainsi des formations dont le programme se
focalise sur des questions ethniques, religieuses, ou encore sur
les solutions à apporter au conflit israélo-palestinien. Comme
le système électoral israélien – en raison du seuil très faible
nécessaire pour entrer à la Knesset – est favorable aux partis de
taille réduite, les coalitions gouvernementales peuvent être très
larges et parfois surprenantes. Jusqu’en novembre 2004, par
exemple, le Parti National Religieux et la formation laïque
Shinui appartenaient au même gouvernement. Ces coalitions
sont logiquement instables et provoquent de fréquents rema-
niements ministériels.

L’instabilité gouvernementale préoccupe les dirigeants


israéliens, qui évoquent de manière récurrente la possibilité
d’une réforme du système électoral, mais se heurtent systéma-

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tiquement au refus des responsables des petits partis. Au delà
de ce problème se trouve celui de l’instabilité sociétale que ris-
quent d’induire les lignes de fracture identifiées. Car, en cas de
paix future avec les Palestiniens, il sera légitime de se deman-
der quel autre ciment que la présence d’un ennemi extérieur
permettra aux fissures de la société israélienne de ne pas s’élar-
gir jusqu’à atteindre le point de non-retour.

MARC HECKER
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