Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Contradictions et divisions
Marc Hecker
S.E.R. | « Études »
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
© S.E.R. | Téléchargé le 19/10/2021 sur www.cairn.info (IP: 77.109.86.101)
La société israélienne
Contradictions et divisions
M ARC H ECKER
Études - 14, rue d’Assas - 75006 Paris - Novembre 2005 - N° 4035 453
Sans aller jusqu’à une hypothèse aussi extrême, force est
de constater que la société israélienne est parcourue par diffé-
rentes lignes de fracture dont certaines se rejoignent parfois.
L’origine ethnique, le degré de religiosité, le positionnement
politique constituent autant de marqueurs sociaux induisant
des confrontations. Les pères fondateurs de l’Etat d’Israël – qui
aspiraient à développer une identité nationale forte, à créer un
melting-pot aboutissant à la naissance d’un homo israelicus 2 – 2. Alain Dieckhoff, « Israël :
une identité nationale en
ne pouvaient sans doute imaginer que la société israélienne crise », Problèmes politiques
deviendrait un jour si fragmentée 3. et sociaux, n° 855, 6 avril
2001, p. 3.
3. Shlomo Ben-Ami (pro-
D’autres Etats sont marqués par l’émergence de sous- pos recueillis par Margot
Dudkevitch et David
groupes aux intérêts opposés, mais le cas israélien mérite que Makovsky), « Not a mel-
l’on s’y attarde au moins à deux titres : tout d’abord, les ten- ting-pot », Jerusalem Post,
3 octobre 1999 (www.
sions au sein de la société israélienne pourraient être un fac- jpost.com/com/Archive/
01.Nov.1999/Features/Article
teur déstabilisant dans une région déjà passablement instable ; -30.html).
d’autre part, et au delà de l’aspect sécuritaire, la nature même
d’Israël – qualifié d’« Etat juif et démocratique » dans l’article 1
de la Loi fondamentale sur la dignité humaine et la liberté
(1992) – pourrait être remise en cause si les divisions internes
venaient encore à s’accentuer.
Le paradoxe de l’immigration
La société israélienne est fondée sur l’immigration, sur le
retour des Juifs de la Diaspora vers la terre de leurs ancêtres.
En 1949, Israël comptait 870 000 habitants ; entre 1949 et
1952, 600 000 immigrants affluèrent vers ce nouveau pays. A
cette époque, 156 000 Arabes 4 – qui vivaient sur la terre de la 4. Majid Al-Haj, « Le piège
de la double périphérie »,
Palestine mandataire – obtinrent la citoyenneté israélienne. En Les Cahiers de l’Orient,
2003, la population arabe israélienne s’élevait à 1,3 million n° 54, 2e trimestre 1999,
p. 95.
pour une population totale de 6,7 millions. Il convient d’être
précis : les Arabes représentent 19,4 % des citoyens israéliens,
mais ce chiffre n’inclut pas les populations arabes de Gaza et
454
de Cisjordanie qui, pour la plupart, n’ont pas le statut de
citoyen israélien. Les Palestiniens des territoires occupés sont
bien plus nombreux que les Arabes israéliens. Dans la bande
5. Disengagement, the de Gaza, la population croît à un rythme de 5,5 % par an 5.
Palestinian Economy and
the Settlements, rapport de Ainsi, Israël est confronté à un véritable défi démographique,
la Banque Mondiale publié car si la tendance se confirme, la population arabe s’élèvera
le 23 juin 2004, p. 1.
d’ici 2020 à 54 % de la population totale de la Palestine histo-
6. Ilan Greilsammer, Le rique (Israël, Cisjordanie et bande de Gaza) 6. L’accroissement
Sionisme, PUF, 2005, p.
123. naturel de la population israélienne ne suffira pas à relever ce
défi. Israël compte donc sur l’immigration. L’objectif fixé par
Ariel Sharon est d’attirer un million de migrants au cours des
quinze prochaines années. Il s’inscrit sur ce point dans la
droite ligne de ses prédécesseurs, puisque de 1989 à 2003
1,1 million de personnes sont arrivées en Israël, dont 950 000
7. The Ministry of Immi- en provenance de l’ex-URSS 7.
grant Absorption, Immi-
gration Data 2003, février
2004, p. 2. L’arrivée massive d’immigrés soulève immanquable-
ment la question de l’intégration et induit un risque « com-
munautariste » fort. Le problème de l’intégration s’était déjà
posé dans les années 1950 et 1960 avec l’afflux des Juifs prove-
nant de pays arabes. Ceux-ci furent longtemps relégués dans
les couches inférieures de la société, les positions dirigeantes
étant accaparées par les élites ashkénazes. A l’heure actuelle, le
fossé entre ashkénazes et sépharades s’est peu à peu réduit. Des
inégalités sporadiques demeurent cependant : les étudiants
© S.E.R. | Téléchargé le 19/10/2021 sur www.cairn.info (IP: 77.109.86.101)
455
ministère de l’Absorption des Immigrés – surent bien gérer
l’arrivée d’une telle quantité de personnes. Des scandales
ponctuels éclatèrent toutefois – comme en 1996, lorsque des
journalistes révélèrent que les échantillons de sang donné par
les Falachas étaient systématiquement détruits par crainte
d’une contamination par le virus du sida ; et, malgré tous les
efforts entrepris pour empêcher la constitution de ghettos, le
sentiment communautaire demeure extrêmement présent. Au
début des années 1990, près de vingt-cinq journaux ou maga-
zines étaient publiés en russe, pour un tirage total d’un million
d’exemplaires 10. En 1996, Natan Sharansky fonda même un 10. Yossi Yonah, « Israel as
a multicultural democracy :
parti politique ayant pour vocation de défendre les intérêts des challenges and obstacles »,
immigrés de l’ex-URSS, parti qui obtint sept sièges à la Israel Affairs, vol. 11, n° 1,
January 2005, p. 110.
Knesset.
456
parmi les immigrés en provenance d’ex-URSS et d’Ethiopie,
une forte proportion (estimée à 25 %) ne serait en fait pas
juive selon les règles religieuses strictes. Enfin, Israël a ouvert
ses portes depuis une quinzaine d’années à une immigration
non juive de Gastarbeiter qui occupent essentiellement des
emplois peu qualifiés. Comme le souligne William
13. William Berthomière, Berthomière, « entre 1989 et 1996 le nombre de permis de tra-
« Miroir des mutations vail accordés aux Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza est
identitaires en Israël», Les
Cahiers de l’Orient, n° 54, passé de 105 000 à 19 000, tandis que celui octroyé aux tra-
deuxième trimestre 1999,
p. 125. vailleurs non palestiniens a crû de 3 400 à 103 000 13 ». En 2001,
14. Central Bureau of Sta- 78 200 détenteurs de permis de travail sont arrivés en Israël.
tistics, Statistical Abstract Les trois principaux pays pourvoyeurs de main-d’œuvre
of Israel 2004, section 4,
p. 18. étaient la Roumanie, la Chine et la Thaïlande 14.
457
orthodoxes voudrait renforcer le pouvoir des religieux, voire,
pour une faible minorité, transformer Israël en théocratie.
458
colère des milieux orthodoxes. Plusieurs manifestations
furent organisées, dont la plus importante réunit 250 000
personnes. Lors d’une contre-manifestation laïque, le député
du Meretz Yossi Sarid déclara : « Vous devez comprendre
qu’il s’agit d’une guerre, une guerre dont l’enjeu est la nature
de notre patrie bien aimée. » Le rabbin Ovadia Yossef, chef
spirituel du mouvement Shas, répliqua en menaçant le
député : « Dieu détruira Yossi Sarid. […] Yossi Sarid est mau-
21. Omar Kamil, « Rabbi dit 21. » D’après un sondage réalisé en novembre 2001, « 61 %
Ovadia Yossef and his
“Culture War” in Israel », des Israéliens pensent que le conflit entre orthodoxes et laïcs
Middle East Review of constitue la principale menace, sur le plan interne, pour la
International Affairs, vol. 4,
n° 4, décembre 2000, p. 2. société israélienne 22 ». Le terme « guerre » employé par le
22. Marius Schattner, député du Meretz est sans doute exagéré. Mais la perspective
« Religieux et laïques en
Israël : moments histo- d’une escalade violente doit d’autant moins être exclue que
riques d’un conflit identi- la question religieuse tend à se doubler d’une fracture poli-
taire », Esprit, novembre
2004, p. 40. tique concernant le sort des colonies et la solution à appor-
ter au conflit israélo-palestinien.
459
La position du Shas est beaucoup moins tranchée que
celle du Mafdal sur la question de la colonisation. Suite à
l’élection de la treizième Knesset (1992), le Shas n’hésita pas à
rejoindre le gouvernement conduit par les travaillistes, alors
que la perspective de la paix avec les Palestiniens était en vue.
Le rabbi Ovadia Soffer déclarait alors que des concessions ter-
ritoriales étaient possibles si la survie du peuple juif était en
jeu, et que « ces questions relev[aient] de la compétence des
généraux et non des rabbins 24 ». Le rabbin Schach, fondateur 24. Aaron P. Willis,
« Shas – The Sephardic
du parti Deguel Hatorah, condamna l’attitude du Shas non pas Torah Guardians : Reli-
à cause du thème de la colonisation, mais parce que les tra- gious Movement and Poli-
tical Power », 1995, http://
vaillistes avaient l’intention de nommer une laïque, Shulamit www.geocities.com/alabas-
ters_archive/shas_
Aloni, au poste de ministre de l’Education. Sur le dossier du political_power. html.
retrait de Gaza, Ariel Sharon négocia durement avec les diri-
geants du Shas pour que ceux-ci soutiennent son projet. Les
négociations échouèrent, les leaders du Shas laissant entendre
que la solution du désengagement unilatéral était inacceptable
et qu’il aurait dû y avoir des contreparties du côté palestinien.
Si les responsables du Shas hésitèrent sur la question du retrait
de Gaza, la base était quant à elle plus véhémente, puisque
85 % des électeurs du Shas étaient opposés à ce retrait 25. Ce 25. Gil Hoffman, « Sharon :
Settlers won’t decide
chiffre tend à prouver que la fracture religieux/laïques se nation’s fate », Jerusalem
double bien d’une césure politique portant sur le sort des Post, 21 octobre 2004.
colonies.
© S.E.R. | Téléchargé le 19/10/2021 sur www.cairn.info (IP: 77.109.86.101)
460
aux deux tiers de religieux ; le tiers restant correspondait à des
laïcs, militant contre le retrait israélien pour des raisons essen-
tiellement sécuritaires.
V
La société israélienne est actuellement parcourue par des
lignes de fracture importantes, dont les principales sont eth-
niques, religieuses et politiques. Ces lignes sont d’autant plus
préoccupantes qu’elles semblent parfois converger. Cette allé-
gation est illustrée par la montée en puissance du Shas, passé
de quatre députés en 1984 à dix-sept en 1999 (puis retombé à
onze en 2003). Le Shas n’est en effet pas uniquement un parti
religieux, il est aussi un parti ethnique, comme l’indique son
nom, Shas étant l’acronyme de Sephardim Shomré Torah qui
signifie « sépharades gardiens de la Torah ». Il s’agit également
d’un mouvement dont la base est largement hostile aux
concessions à l’égard des Palestiniens.
461
tiquement au refus des responsables des petits partis. Au delà
de ce problème se trouve celui de l’instabilité sociétale que ris-
quent d’induire les lignes de fracture identifiées. Car, en cas de
paix future avec les Palestiniens, il sera légitime de se deman-
der quel autre ciment que la présence d’un ennemi extérieur
permettra aux fissures de la société israélienne de ne pas s’élar-
gir jusqu’à atteindre le point de non-retour.
MARC HECKER
© S.E.R. | Téléchargé le 19/10/2021 sur www.cairn.info (IP: 77.109.86.101)
462