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GENS DU LIVRE

IAN MANSOUR DE GRANGE

GENS DU LIVRE
EN EURASIE OCCIDENTALE
AFRIQUE du NORD et SAHEL

Des premiers siècles de l’ère chrétienne


à l’aube de la révolution thermodynamique

ÉDITIONS JOUSSOUR ABDEL AZIZ


BP 6425 – Nouakchott – Mauritanie
Tél. : +222 36 30 89 39
Courriel : ahme65delmeki@yahoo.fr
GENS DU LIVRE

L’ouvrage a été distingué en Mauritanie par le Prix Chinguitt 2006,


sous le titre « Religions du Livre ». Depuis, il a paru à l’auteur que cette appel-
lation ne reflétait pas exactement le champ de son propos. Le choix de « Gens »
en place de « Religions » suggère, bien mieux lui a-t-il semblé, le caractère
civilisationnel des histoires mises ici en perspective.

2ère édition (2021)


Dépôt légal Bibliothèque Nationale N°
ISBN :

2
« Nous avons créé toute chose en couple, afin que vous vous souveniez. »
Dieu, Seigneur des mondes – Saint-Coran, sourate 60 – verset 49

REMERCIEMENTS

À tous les prophètes de Dieu, Paix et Bénédiction sur Eux (PBE),


Particulièrement à Mohamed, Paix et Bénédiction sur Lui (PBL),

À ma chère mère, Annick Mabon,


À tous mes professeurs,
Tout particulièrement, Paul Defaye,
À El Haj ould Micheri, guide en islam,
Juste médecin de l'âme,

À la communauté de Maata Moulana,


À Michaël et tous ses frères et sœurs, leurs mères et parentés,
À tous mes amis fidèles dans l’adversité,
Tout particulièrement, à Abdallah Assad, Abdallah Gibril, Abdelkader,
Aïcha, Mohammed Issa, et tous les leurs,
Tarik et sa famille, nos frères et sœurs andalous,
Cheikh Hamza, Mohammed Foulani, Cheikh Tijani, leurs familles et
tous nos hôtes mauritaniens,
À Ismaïl et aux frères et sœurs de Toulouse,
À Hamza et aux frères et sœurs d’Annemasse,
À Paul et à sa famille, Patrice et les siens,
Véronique et ses amis,
À tous ceux qui croient et s’attellent au meilleur d’eux-mêmes et
d’autrui,
3
GENS DU LIVRE

Aux bibliothécaires municipaux et universitaires d’Aix-en-Provence,


Bordeaux, Lyon, Paris et Toulouse,

À la Faculté des Lettres et sciences humaines de l’université de


Nouakchott, tout particulièrement au directeur du LEHRI, Mohamedou
ould Mohameden, à Médina Touré, de la bibliothèque, et tous ses
collègues,
Au campus numérique francophone, à tout son personnel ; en
particulier, à Louis David, son responsable ; au Centre culturel français
de Nouakchott ; en particulier, à son bibliothécaire, Ibrahim Cissé,

Aux membres du comité de lecture qui m'ont aidé à parachever mon


écriture : messieurs Mamadou Pathé Diallo, professeur en pédiatrie-
hématologie, de la Faculté de Conakry (Guinée) ; Moktar ould Awva,
professeur de littérature française à l'Université de Nouakchott ;
Mohammed Saïd ould Ahmedou, professeur d'histoire à l'Université de
Nouakchott ; Yahya ould Hassan, responsable de la gestion du savoir et
des technologies de l'information à l’OMS-Afrique-Brazzaville,

Aux éminents jurés du Prix Chinguitt, à la Mauritanie toute entière,


enfin, qui m’ont fait l’honneur de leur soutien,

À tous, merci pour ce travail de si longue haleine. Fasse le Seigneur


des mondes leur en donner de beaux fruits, en ce monde et dans
l'autre, amine.

4
SOMMAIRE

PRÉFACE 7

À MES FRÈRES ET SŒURS EN RELIGION 11

I – ESQUISSES MUSULMANES 15

II – DU CÔTÉ DE LA CHRÉTIENTÉ 33
Du 4ème siècle aux Croisades : l’Occident sous-développé 35
Des Croisades à la Réforme : naissance d’une civilisation 61
De la Réforme aux Lumières : la « chose marchande » au pouvoir 83
Contact des Lumières : le monde sous tension 107

III – RETOUR À L’ISLAM 111


Consciences et espaces réunifiés 113
Nécessités d’État et fidélité religieuse 127
Conflits et conciliations : plaies et joies de la diversité 137
Hordes croisées et turco-mongoles : pillages et adaptations 169
L’empire Ottoman : traditions et modernités 199
L’ouverture des océans : décalages, enlacements et fragmentations 219
IV – TRANSITIONS 253

V – BIBLIOGRAPHIE EN FRANÇAIS 263

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GENS DU LIVRE

INDEX DES CARTES ET ENCADRÉS

TITRE AUTEUR (1)

Voies d’échanges 9ème/10ème siècle Ian Mansour de Grange (2) 23


Khazarie Richard Burd 31
Diffusion du christianisme Roberto Gimeno 34
Europe, sous-continent Ian Mansour de Grange 37
Villes Eurasie de l’Ouest 11ème siècle Ian Mansour de Grange 40
Avant l’expansion franque Alain Houot 49
Au partage de l’empire Franc Inconnu 49
Millénarisme Ian Mansour de Grange 65
Conflits sociaux - villes Europe de l’Ouest 14ème Ian Mansour de Grange 73
Ouverture des océans Ian Mansour de Grange 81
L’Europe en 1547 Mister Shek 88
Possessions des Habsbourg en 1700 Katepanomegas 88
Conflits sociaux (1534-1648) Angleterre, France Ian Mansour de Grange 98
Expansion de l’Islam Roberto Gimeno 112
Moyen-Orient 6ème siècle bassins commerciaux Ian Mansour de Grange 116
Kharaj et jezzi’a Ian Mansour de Grange 130
Échanges transsahariens La documentation photo. 141
Populations juives en l’an mille Ian Mansour de Grange 159
Eurasie occidentale 14ème siècle Ian Mansour de Grange 183
Expansion de l’empire Ottoman Encyclopedia Britannica 204
Le grand tsunami occidental Ian Mansour de Grange 221
Eurasie de l’Ouest, activités portuaires au 17ème Ian Mansour de Grange 227
Empires saharo-sahéliens du 10ème au 16ème Roberto Gimeno (3) 233
Abyssinie et Musulmans Ian Mansour de Grange (4) 244
Empire Ottoman en 1700 Euratlas 251
Répartition mondiale des musulmans en 2006 Roberto Gimeno (5) 262

Notes
1. Pour toute réclamation de droits, s’adresser à la messagerie électronique de l’auteur :
manstaw@gmail.com
2. Cartes et encadrés de l’auteur sont disponibles en format électronique, sur simple demande, à
cette même adresse.
3. Avec l’atelier cartographique de Sciences-Po (Paris).
4. La carte d’Aksoum a été réalisée par Yom de en.wikipedia.org
5. Avec Patrice Mitrano.

6
PRÉFACE

L’histoire des civilisations développe-t-elle du sens ?


Entendons-nous d’emblée sur les mots. Histoire signifie lecture,
nécessite documents et matières lisibles : la quête de signification est
déjà inscrite dans la démarche. En son sens strict, la civilisation est,
quant à elle, affaire de cité : à tout le moins, orientation collective de
l’espace et du temps... La rencontre entre le chercheur et sa recherche
semble dès lors assurée. Mais il y a piège à se contenter d’un tel
ravissement. Traditions écrites et sociétés urbaines ne constituent qu’un
aspect de la trajectoire de l’Humanité. Aspect au demeurant essentiel à
la juste appréciation de notre réalité contemporaine où l’on admet
communément que l’Histoire des civilisations se confonde avec celle de
« La » Civilisation.
Issus du 19ème siècle occidental, colonial et fondateur de la
science historique dite « moderne », ces amalgames réducteurs ont
effacé bon nombre de cultures orales et/ou non-urbaines, plaçant la
civilisation occidentale au firmament des potentialités humaines. De ces
hauteurs, on en vient à classer les autres cultures dans leur effort vers les
« cimes », en s’interrogeant éventuellement sur les « causes » de leur
« déficience » à rejoindre « l’élite ».
Or, si l’on prend pour référence le seul continent eurasiatique –
et ce sera globalement notre premier choix, amplement justifié par
l’ampleur de ses accumulations scripturaires – les civilisations
chinoises, indiennes et moyen-orientales ont écrit quelque deux mille
ans d’Histoire, avant que ne balbutient les premières cités grecques. Du
point de vue de celles-là, les penseurs de celles-ci peuvent aisément
apparaître comme des enfants à la découverte du monde et, du point de
vue occidental, on est loin d’avoir mesuré le véritable impact des
civilisations égyptiennes, mésopotamiennes et indiennes, voire
chinoises, sur les sources gréco-romaines de la modernité.
7
GENS DU LIVRE

Jouxtant cette dernière dans le temps et l’espace, les civili-


sations musulmanes occidentales – arabe et perse en premier chef mais
aussi maghrébine, espagnole, sicilienne ou turque – constituent ses
principaux points d’appui, nonobstant le rôle conséquent de la
civilisation byzantine. Sans les splendeurs culturelles de l’Islam 1 en
Europe méridionale, sans les Croisades et autre « Reconquête »
espagnole, sans la vigueur ottomane depuis la Renaissance jusqu’au
18ème siècle, point d’essor civilisé en Occident ni de lecture cohérente de
son histoire.
Au début du 11ème siècle, Paris est encore Lutèce : à peine vingt
mille habitants, analphabètes dans leur quasi-totalité. Au cours du 12ème,
elle en compte désormais cent mille et fonde sa première université,
près de quatre siècles donc après son aînée cordouane...
« On ne se pose qu’en s’opposant. » Cette vérité relationnelle –
et tout autant relative… – situe très simplement l’altérité largement
millénaire entre les aires musulmanes et chrétiennes, singulièrement
arbitrée par un judaïsme longtemps ambigu. Si les théoriciens du « choc
des civilisations » fondent ici leur douteux commerce, il suffit pourtant
d’élever à peine le point de vue pour saisir la relativité des oppositions.
Non seulement, action et réaction participent d’une même globalité
indivise mais, encore, l’immédiateté de la proximité implique
interactions et inter-réactions : même à leur corps défendant – ordi-
nairement à leur insu – c’est bien ensemble qu’Islam, Israël 2 et
Chrétienté ont élaboré le monde moderne.
C’est à ce point de vue que nous convions le lecteur. Il y a
urgence : l’état de dégradation écologique et sociale de la planète atteint
un niveau largement suffisant pour que le postulat de l’excellence de la
civilisation occidentale – voire de la Civilisation tout court – soit remis

1
Tout au long de cet ouvrage, on prendra soin de distinguer Islam : civilisation (à l’instar de
Chrétienté ou Israël) ; d’islam : religion (à celui de christianisme ou judaïsme).
2
Les diverses communautés juives, donc, envisagées comme un tout culturel, ainsi liées au
surnom de Yaqub (PBL), un des plus doux prophètes monothéistes et non pas, bien évidem-
ment, une quelconque structure étatique. Dans son ensemble, la société juive souffre bien plus
qu’elle ne profite – une assertion que chaque jour de la déchirure palestinienne se charge, hélas,
d’alourdir – de l’outrancier amalgame opéré au siècle dernier par les probablement plus stratèges
commerciaux qu’idéologues sionistes…
8
PRÉFACE

en cause. Bien des pistes de réévaluation sont déjà ouvertes. Dans le


présent ouvrage, dont la préface laisse à penser qu’il ne saurait être
qu’un moment de l’immense remaillage à accomplir, nous avons suivi
la thèse de René Guénon, selon laquelle la quantification du Réel serait
la caractéristique centrale de la modernité. Née de l’éclatement du
religieux – c’est à dire : de ce qui relie – elle ne fonctionne et n’est
efficace que dans la fragmentation. Spécialisations du savoir, mani-
pulations atomiques et génétiques, numérisation du sensible, voire de
l’intelligible, font exploser le sens de l’Un, pulvérisé jusqu’à quasi-
liquéfaction... Comment alors percevoir l’Autre ?
Il y a dans l’altérité quelque chose du dédoublement, de la
perspective en miroir, plus ou moins déformé, plus ou moins déformant.
Aussi nous a-t-il paru intéressant – peut-être même nécessaire – d’initier
nos recherches par un travail de correction visuelle, en proposant au
lecteur une succession de décalages entre christianisme, islam et
judaïsme – par ordre alphabétique, les trois religions civilisées de
l’Ouest eurasien – en jouant sur des lectures en miroir des événements
les concernant, des coïncidences spatiales et des faits qui ne deviennent
suggestifs qu’en ce qu’on les perçoit dans leur relativité, ici trinitaire.
Un nouvel état d’esprit peut alors apparaître. En admettant que
tout progrès conscient n’est que l’envers d’un inconscient regret –
« regrès »… – on en vient à considérer ses aspects pathologiques et
concevoir autrui, dans sa différence évolutive, comme un médecin
potentiel. L’altérité redevient un véritable lieu de connaissance. De
proche en proche dans le temps et l’espace, il nous sera désormais
possible de convier en de prochains ouvrages l’ensemble des
civilisations eurasiennes ; de ses cultures tribales ; à une perspective
unifiée de la trajectoire humaine : vaste entreprise, peut-être utopique,
que nous ne prétendons pas achever seul. Puissions-nous aider le lecteur
à s’y situer lui-même : nous aurons alors accompli l’essentiel de notre
tâche.
Ian Kirkcaldy de Grange
Maata Moulana
10 Décembre 2005

9
GENS DU LIVRE

10
À MES FRÈRES ET SŒURS EN RELIGION

Salut et paix à vous tous ! À l’orée de ce petit ouvrage, il n’est


pas vain de nous pencher ensemble sur le sort réservé à l’Histoire dans
notre Oumma contemporaine. Considérée primitivement comme une
science islamique à part entière, elle a subi bientôt le poids des divisions
politico-religieuses, flottant variablement à leurs frontières. Un ouvrage
d’Histoire critique peut-il susciter aujourd’hui quelque approfon-
dissement de la foi ? C’est à cette question que nous vous convions
maintenant.
Le chemin est difficile, comporte ornières et lourdes portes dont
il convient d’élucider les clés. Tout ici parle d’équilibre. Une critique
anémiée verse dans l’apologie ; exacerbée, dans le pamphlet : l’une et
l’autre manquent l’objectif et, se condamnant à la superficie des choses,
cantonnent les lecteurs dans des convictions fragmentées. Or la foi est,
en son fond, aimant. Cette clé primordiale rappelle au musulman le
destin prophétisé de l’islam, religion assurée des temps derniers : la
nécessité du Plan Divin y exige la complète immersion de l’Humanité,
avant l’ultime reflux précédant le Jour du Jugement. Mesure-t-on
l’incommensurable distance entre ce Plan et l’histoire à la portée des
hommes ? C’est bien poussières dans l’Infini que nous cherchons à
entendre…
Le comment de cette immersion relève d’un Ordre qui nous
dépasse d’autant plus qu’aujourd’hui l’islam semble lui-même
submergé par des forces dissolvantes, à l’échelle de la planète. En cette
apparence des choses – assez relative en ce que notre religion ne cesse
de progresser quantitativement – restons calmes et confiants : cette
faiblesse porte sens. Elle nous invite tout d’abord à un examen
consciencieux de notre histoire, dans une quête thérapeutique du sain
11
GENS DU LIVRE

diversement tissé selon les lieux et les conjonctures. Il s’agit là d’un


travail d’équipe – plus précisément, d’équipes – unissant bien des
compétences, en vue d’établir diagnostics et médecines : cet ouvrage
espère indiquer des pistes pour développer les unes et les autres.

D’un autre point de vue non moins important et complé-


mentaire au premier, l’éclipse, constatée depuis le 18ème siècle, de la
puissance politico-économique de l’Islam – la majuscule distinguant,
comme je l’ai précisé tantôt, l’ensemble culturel de la religion
proprement dite – doit être envisagée comme une nécessité de
préservation : « quelque chose » de réellement contraire à l’esprit de
notre religion devait, selon l’Ordre Divin, s’imposer durant cette
période et, si les musulmans, comme les autres humains, en supportent
le poids, ils n’ont pas eu à en assumer la maîtrise d’œuvre. Ce
détachement est aiguillon de l’œil : face aux problématiques soulevées
par cette tyrannie, il nous permet de mieux distinguer à présent quelques
réponses positives ; en médecins, là encore, mais cette fois universels.

Tyrannie ? De quoi donc est-il question ? Que contient ce


« quelque chose » si contraire à l’esprit de la soumission à Dieu ?
Contribuer à mieux percevoir cet « ennemi » spirituel – c’est-à-dire, ce
contre quoi il faut nous situer posément – constitue l’autre variation de
notre ambition en cet opuscule. Mais attention encore en cette
démarche : se poser contre, c’est aussi s’unir à, avec de réels risques de
confusion. Deux autres clés islamiques peuvent nous venir ici en aide.
La première nous situe bien plus en fidélité qu’en opposition : notre
capacité de discernement s’élève au rythme de notre effort spirituel. La
seconde nous rappelle que, s’il n’existe pas dans notre religion de
dialectique conflictuelle entre matière et esprit, rien n’y est jamais perçu
en sa totalité, domaine exclusif de la Connaissance Divine. Gardons-
nous de raisonner sur des concepts « tout cuits », bornés, clos sur eux-
mêmes : rien d'intelligible sans son ouverture inintelligible vers Le
Divin : son origine, sa fin... La multiplication des informations,
objectives ou subjectives, sur un quelconque sujet d’études, ne peut en
épuiser la réalité. Tout au plus, et ce n’est pas peu, le choix des
méthodes d’investigation en oriente-t-il le sens…

12
À MES FRÈRES ET SŒURS EN RELIGION

Le parti pris est une récurrence organique en Histoire, en dépit


des meilleures intentions. Ne pas mentir ; s’en tenir aux sources les plus
sûres ; vérifier au mieux les hypothèses ; en signaler les incertitudes ;
n’empêchent ni de définir, implicitement ou explicitement, un cadre de
pensée ni de trier dans la masse des faits. C’est de cette manière que des
autorités incontestables ont pu, et peuvent encore, signer des ouvrages
d’Histoire « universelle » en accordant une place démesurée à celle de
l’Occident et réduisant en conséquence l’impact de civilisations aussi
prestigieuses que la Chine ou l’Islam à quelques pour cent, voire moins
d’un pour cent, de leur œuvre. Quel dommage ! De la même manière,
prétendre formaliser le passé de l’Europe ou de l’Oumma en négligeant
les interactions, superficielles et profondes, entre l’une et l’autre de ces
histoires, les ampute d’une part conséquente de leur originalité.
Généralisée, cette entreprise d’occultation rend indispensables des
rééquilibrages. Ceux-ci peuvent – doivent aujourd’hui, tant épaisses
semblent les œillères imposées au public – être eux-mêmes équilibrant
avant d’être équilibrés et nous espérons avoir suivi, en notre présente
démarche, cette voie, organique elle aussi, de notre religion bénie.
Musulmans, nous sommes convaincus du caractère incomplet,
voire faussé, du système dominant le monde contemporain. Nous avons
choisi d’utiliser à l’appui de cette thèse bon nombre d’outils concep-
tuels communément admis dans l’analyse historique moderne, comme
les poids, divers et diversement entremêlés : de l’utilité, dans
l’organisation sociétale ; des contraintes climatiques et géographiques ;
de l’économie, sur le politique ; des modes de production énergétique,
de circulation et de propriété des biens (capital, outils et marchan-
dises…). Ce choix ne nous implique en aucune manière dans une
quelconque idéologie matérialiste ; pas plus que celui de la datation
chrétienne, actuellement universalisée, ne nous fait oublier le sens de
l’Hégire. Il convient de ne jamais confondre les modes d’éclairage avec
la chose éclairée : les lunettes à infrarouges, par exemple, ne permettent
que de distinguer « quelque chose » dans les ténèbres…
Enfin, il faut entendre notre travail comme une vue d’ensemble,
une esquisse générale définissant des contours et insufflant un esprit ;
un répertoire de pistes à explorer : toutes doivent l'être mais certaines
se révéleront à l'analyse critique probablement de moindre intérêt...
13
GENS DU LIVRE

Alors seulement pourra-t-on affiner le trait, ouvrir les avenues. Dans la


mesure où cette première approche génère des collaborations appro-
priées, notre intention est en effet de poursuivre l’action sur un plan
pédagogique doublement affirmé : en un, vers les étudiants des cycles
universitaires, par la rédaction d’un ouvrage beaucoup plus touffu,
référencé page à page ; en deux, vers les élèves du cycle secondaire
(collège), par l’élaboration d’un fascicule aéré, aisément accessible,
agrémenté de photos et de cartes. Dans les deux cas, il s’agit de
proposer, au public musulman francophone, une vision de l’Histoire
plus conforme à la réalité des faits et des enjeux ; au-delà, au public
musulman ; voire, quelle qu’en soit la sinécure, au public francophone
et, d’une manière encore plus générale, à tout public…
Aura-t-on à présent mieux apprécié les bornes de notre
opuscule ? L’exiguïté de son espace mesurant également celle de nos
connaissances, toute l’étendue du travail offert à vos compétences
apparaît. En suggérant des hypothèses nouvelles, en proposant des
repères, nous espérons faire entendre un appel au secours commu-
nautaire (nasroul jama’a) : c’est bien tous ensemble, éclairés par notre
foi commune, que nous pourrons proposer des médecines efficaces à
nos frères humains ; c’est bien en auditeur libre, en choix délibéré, en
conscience de ses limites enfin acceptées, que le Monde viendra à la
promesse de Dieu car c’est Lui, certes, Le Seul Infaillible, Lui, Le
Savant. Oua salamou aleykoum oua rahmatoullahi’ta’ala oua baraka-
touhou.

Tawfiq Mansour
Maata Moulana, 1er Chawal 1427

14
I

ESQUISSES MUSULMANES

15
GENS DU LIVRE

16
ESQUISSES MUSULMANES

Entre destin et injustice, richesse et pauvreté creusent depuis des


millénaires de sombres ornières dans les sociétés humaines. Toutes
sortes de systèmes moraux et, en premier chef, les religions y ont un
effet inverse ; du moins un temps : celui de leur genèse.

L’apparition d’une religion nouvelle – nouvelle répartition


de valeurs – n’a jamais que très marginalement attiré les privilégiés
du système en cours. C’est qu’en effet un nouvel ordre social en prétend
faire réforme. On a ainsi beaucoup disserté sur le caractère
révolutionnaire – ici au sens restreint de promotion populaire – du
christianisme. On l’a beaucoup moins fait en ce qui concerne l’islam. Or
c’est tout de même au sein de la Chrétienté que s’est développé le capi-
talisme, alors qu’objectivement, les conditions économiques de son
émergence semblaient réunies dès le dixième siècle en terres musul-
manes.

Précisons la suggestion centrale de notre propos. Le capitalisme


nous paraît effectivement une des formes socio-économiques du plus
élaboré des systèmes injustes. Système à ce point brutal qu’il
« marchandise » – plus généralement et à l'échelle universelle, chosifie
– toute réalité, la réduisant à de strictes données quantifiables ; sinon,
raisonnables. Nous ne proposerons pas ici une énième critique de cet
aplatissement forcené du sens. Mais, afin que le lecteur situe convena-
17
GENS DU LIVRE

blement notre point de vue, disons simplement que, du libéralisme


démocratique au collectivisme communiste ; en tout cas, toujours parée
de l'étendard de la science ; cette quantification du Réel s’est
diversement masquée pour organiser mondialement sa tyrannie.

Quelles sont les modalités de son apparition en terres


chrétiennes ? Pourquoi n’a-t-il pas pris racine cinq siècles plus tôt, en
terres musulmanes où semblait déjà fleurir un certain nombre de ses
préalables ? L’altérité ressassée entre les deux aires religieuses va se
révéler féconde. Nous nous efforcerons tout d’abord d’apporter
quelques éclaircissements à la seconde question. Dès lors, de singu-
lières ouvertures de sens s’offriront au traitement de la première.
Réexaminant enfin nos propositions initiales, nous reviendrons dans
l’aire musulmane, avec un regard plus occidental, plus historique, avant
de chercher une conclusion ouvrant à une perspective unifiée de
l’histoire des « gens du Livre ». Lectures en miroir…

Une anecdote illustre le déséquilibre culturel entre l’Islam et


la Chrétienté au début du neuvième siècle après Jésus-Christ (PBL).
Louis le Pieux, fils de Charlemagne, reçoit une délégation moyen-
orientale mandatée par Haroun ar-Rachid, le khalife abbasside de
Baghdad. Parmi les nombreux présents, figure une magnifique horloge ;
non pas simple clepsydre mais très probablement agrémentée de toute
une ingéniosité de mécanismes. À peine a-t-on essayé d’en expliquer à
Louis la fonction et le fonctionnement qu’il la jette, horrifié, loin de lui :
« œuvre du diable », s’indigne-t-il…

Une horloge mécanique, c’est déjà toute une science affirmée


des cycles et rouages. Son épanouissement à Baghdad, héritière des
civilisations assyriennes, perses et grecques, n’étonne qu’à moitié. Mais,
à la même époque, un tel esprit d’entreprise et de recherche fleurit à
Alexandrie et Palerme, monte en puissance en Andalousie. Tout le
monde musulman bouillonne d’esprit inventif.

« Récite ! » Ce catégorique impératif avait été le premier mot


révélé au prophète Mohammed (PBL) deux siècles plus tôt. Très vite
associée à l’écrit, indispensable aide à la fidélité universelle de la
18
ESQUISSES MUSULMANES

récitation, cette référence frappa durablement les esprits arabes, illettrés


pour la plupart, et la crainte dévotionnelle vis-à-vis du Livre des livres,
le Saint Coran, déborda bientôt sur une curiosité enthousiaste envers le
moindre ouvrage scripturaire. « Allez chercher la science jusqu’en
Chine s’il le faut », avait coutume de dire le Prophète (PBL). La soif de
connaissances des nouveaux maîtres ; la présence, ancienne, de
nombreux manuscrits et lettrés à Alexandrie, Damas, en Mésopotamie
ou en Perse, hauts lieux de civilisation à l’échelle des millénaires ; les
liens, renforcés, avec les civilisations hindoues et chinoises alors
florissantes : tout concourt à un extraordinaire et rapide développement
des sciences à travers l’espace sous domination musulmane.

Cet engouement n’est pas spécifiquement intellectuel. Sur ce


plan, infiniment plus proches du pragmatisme chinois que de l’esprit
spéculatif hindou, les chercheurs musulmans gardèrent en permanence
le sens de l’utilité de leurs travaux. Pour preuves, les domaines où ils
ont excellé : médecine, chimie, hydraulique, mécanique des fluides
(irrigation), cycles et engrenages (moulins), optique et mathématiques
(détermination du temps), géographie et sociologie, etc. L’apparition
d’une vraie méthode expérimentale est une conséquence directe de cet
état d’esprit. Lire Aristote, confronter ses conclusions à l’observation
des faits puis critiquer le maître avant d’élaborer une nouvelle
hypothèse : procédé courant en médecine dès le 9ème siècle, de Baghdad
à Cordoue.

L’anecdote de l’horloge recèle d’autres enseignements. Elle


signale notamment la reprise des échanges économiques à travers la
Méditerranée. Puissants à l’époque romaine, ils s’étaient petit à petit
raréfiés, vidant l’Occident de ses réserves en or. Cette monnaie
d’échange avec l’Orient, via Constantinople, se retrouvait fixée (ou
refondue en bijoux) dans le Trésor perse, utilisant quant à lui des
monnaies d’argent dans ses transactions. À l’époque de Charles Martel,
l’épuisement des stocks d’or occidentaux est tel que le troc est redevenu
le système général des échanges marchands en Europe occidentale.

19
GENS DU LIVRE

Or l’annexion de la Perse à l’espace arabo-musulman, plus de


cent cinquante ans avant l’anecdote de l’horloge, a libéré cette
considérable accumulation d’or. De l’Espagne à l’Afghanistan, celui-ci
réintègre, non sans provoquer de graves crises, des flux monétaires
désormais marqués par un système de change essentiellement dû à une
parité fluctuante entre monnaies d’or et d’argent. Fait sans précédent :
ces flux s’équilibrent rapidement entre l’Est et l’Ouest de l’espace
musulman. Le développement de deux pôles politiques, Baghdad et
Cordoue, en est bien évidemment une raison de premier ordre. Mais,
moins spectaculaire et probablement plus essentielle, c’est la structure
même de la société musulmane qui favorise cette circulation. Juridi-
quement tenues par une législation religieuse assez précise et fortement
popularisée, nous y reviendrons, les taxes de l’État restent ordinai-
rement modérées, tant pour les musulmans que les non-musulmans. Des
boucles de régulation localisées se mettent en place, débordant de plus
en plus largement l’aire arabo-musulmane.

L’Occident chrétien profite de cette diversité. Dans un premier


temps, jusqu’au 12ème siècle environ, la balance commerciale penche en
sa faveur, réinjectant de la monnaie dans son économie, avec
d’importants temps de latence dus à la pratique de l’usure. Fourrures
puis textiles concurrencent un marché d’esclaves florissant dont
Verdun, à l’Ouest, et Kiev, à l’Est, constituent les plaques tournantes. Il
faudra plus de deux siècles pour qu’un équilibre se dessine. De Bruges à
Alexandrie, de Londres à Constantinople, d’Odessa à Kairouan, un
vaste système d’échanges dynamisera alors l’ensemble des voies
commerciales occidentales que le pillage systématisé de l’Orient
méditerranéen – nos fameuses Croisades – aura singulièrement
étendues. Mais n’anticipons pas.

Esprit de recherche, sens pratique, goût d’entreprendre,


libéralisme de l’État, diversité économique et flux monétaires circu-
larisés : autant d’éléments en faveur d’un puissant développement
capitaliste. Ce dernier ne peut cependant exister sans volonté de
capitalisation, ni subsister sans sécurisation des investissements
productifs. Or il semble bien que l’islam ait inhibé l’un et l’autre en de
variables proportions.
20
ESQUISSES MUSULMANES

Rappelons tout d’abord deux prescriptions fondamentales du


Saint Coran. La zakat ou taxe de purification y est rendue obligatoire
pour tout musulman atteignant un certain seuil de fortune. Un quaran-
tième (2,5 %) de son capital doit être ainsi versé, chaque année, aux
pauvres, aux malades et aux voyageurs en difficulté. Une aide sociale
dont la destination sera étendue par le khalife ‘Omar à tous les citoyens
nécessiteux, sans distinction de religion. Constante en pourcentage, la
taxe est indexée sur le calcul annuel de la fortune. Redistribuant ainsi la
moitié d’un capital inactif en 28 ans (90 % en 91 ans, 99 % en 182 ans,
999 ‰ en 273 ans, etc.), la zakat, à elle seule, ne l'éteint pourtant jamais
totalement.
La seconde prescription oriente la capitalisation. En interdisant
l’usure aux musulmans, elle réduit considérablement le commerce de
l’argent et la spéculation financière. Bien des juristes considèrent
qu’elle les interdit par voie de conséquence. Que ces interdictions aient
été variablement respectées – il y eut même de grandes autorités
religieuses qui s'appliquèrent à justifier les « ruses » visant à détourner
celles-là – ne permet certainement pas de conclure à leur évanescence
dans la société musulmane. La comparaison avec une autre interdiction,
celle de l'alcool, devrait suffire à s'en convaincre. Des khalifes
omeyyades aux janissaires ottomans, la réalité de cas non-réprimés
d'ivresse est notoire mais qui s'aviserait de classer pour autant les
sociétés musulmanes au rang de leurs homologues avinées ?
Aucune statistique ne permet et ne permettra de préciser
l'impact réel de la législation islamique sur les musulmans de l'époque
classique ; tout comme, d'ailleurs, celui de la législation romaine sur les
Latins au temps de leur république antique. Ne désespérons pas pour
autant les législateurs et juristes du monde entier, religieux et laïcs
confondus : nous pensons, pour notre part, que l'une et l'autre furent
d'un réel poids ; dans le premier cas, très probablement augmenté d'une
particulière ferveur, caractéristique des temps pionniers religieux. C'est
donc assis sur des convictions, suffisamment étayées par un solide
bon sens, que nous proposerons, concernant l'interdiction islamique
de l'usure, l'hypothèse suivante : non garanti par des intérêts fixes,
l’investissement musulman a répugné à s’immobiliser dans des
opérations à long terme, en particulier dans le financement d’outils de
21
GENS DU LIVRE

production. Outre le secteur militaire, source de butin – moins


essentiel à l’économie musulmane qu’une information trop souvent
tronquée tendrait à faire croire – le commerce et l’élevage ; dans une
moindre mesure, l’immobilier et l’agriculture ; furent, et demeurent en
bien des contrées, les moyens privilégiés d’enrichissement pour les
musulmans. Nonobstant de notables variations localisées, l’islam est
longtemps resté une religion de nomades citoyens : concept profond et
riche d’enseignements…
La législation coranique concernant les héritages accentue la
difficulté à constituer durablement des concentrations significatives de
richesses. En effet, nul en islam ne peut être déshérité : chaque ayant-
droit voit sa part précisément déterminée en fonction de son seul lien de
parenté et aucun différend conjoncturel ne peut interférer dans ce
partage divinement codifié. Certes, là encore un certain nombre de
contournements – notamment, la dotation entre vifs ou la mise en
mainmorte de quelque bien – aura permis de minimiser (en général, au
maximum d’un tiers) l'importance de la chose héritée et de construire
ainsi des continuités d'affaires. Certes, ce même souci aura pu, ici et là,
renforcer les solidarités familiales ou claniques. Mais la règle générale
n'en fut pas moins la dispersion naturelle des fortunes par voie
d'héritage.
À ces considérations structurelles viennent s’ajouter des
influences coutumières. On sait que la Chari’a – le chemin qui ramène
à l’origine – est constituée, non seulement, de prescriptions coraniques
mais, encore, de précisions ordonnées par le comportement du Prophète
(PBL). Cette sunna fut d’autant mieux codifiée que l’État musulman se
constitua du vivant même de son fondateur (PBL) et que ses quatre
premiers successeurs : c’est l’opinion sunnite ; son cousin ‘Ali et ses
descendants, selon l’opinion chiite ; s’appliquèrent strictement à la
suivre et la faire connaître de tous. On ne saurait trop insister ici sur
cette singularité de l’islam qui plaça dans ses fondations le politique au
service du développement spirituel, quelles que furent par la suite les
vicissitudes de l’Histoire.

22
ESQUISSES MUSULMANES

VOIES D’ÉCHANGES 9ème/10ème SIÈ


ÈCLE

On conçoit ici toute l’importance des mers ; en particulier, la Méditer-


Médite
ranée ; dans les échanges commerciaux où déjà l’exiguïté des espaces
européens avive, en les comprimant, les tensions compétitives. Pressant
sur les espaces civilisés ou en voie de l’être, certains groupes
groupe extérieurs
– comme les Vikings ; en moindre mesure,, les Somalis – se distin-
guent en ce qu’ils nee sont que peu ou prou des éleveurs. Quasiment
exemptés de contraintes pastorales, ils essaiment donc avec d’autant
plus de succès que leur mode de déplacement (bateau) les place immé-
imm
diatement aux nœuds vitaux des échanges (embouchures des fleuves
notamment)…

23
GENS DU LIVRE

Les anecdotes foisonnent sur les thèmes du partage et de la


mobilité du capital. Citons, en premier chef, le célèbre hadith à propos
de la justice : « Jamais ne sera bénie une communauté où le faible
ne reçoit son droit qu’après avoir été malmené » ; le souci constant du
Prophète (PBL) à dépenser – sinon, dispenser – journellement tout ce
qu’il possédait ; sa crainte de l’arrivée de la richesse dans sa
communauté ; sa condamnation sans appel de la spéculation et de la
thésaurisation ; sa générosité illimitée ; son partage coutumier de la
nourriture, des habits, des aumônes, du butin, etc. ; la frugalité de son
train de vie et son refus de l’améliorer ; l’indigence totale de sa
maisonnée au jour de sa mort... Citons, encore, l’interprétation du
khalife ‘Omar, visant à n’exclure aucun musulman du Trésor public ; sa
fixation d’un jour annuel, distribuant l’intégralité de ce Trésor ; son
extension aux non-musulmans du secours de l’État aux miséreux ; et,
pour en revenir sur l’importance de la justice dans l’univers musulman,
l’anecdote du khalife Outhmane, priant son esclave de lui rendre, afin
d’éviter la loi du talion dans l’Au-delà, un coup donné par colère…

Pour autant, l’islam n’est pas une révolution égalitaire. Aux


nombreux versets du Saint Coran qui reconnaissent le caractère hiérar-
chique des sociétés humaines, viennent s’ajouter des propos très
explicites du prophète Mohamed (PBL) au sujet de la propriété privée.
« Sacrés sont les biens du musulman » en est probablement le plus
célèbre. Une prescription explicitement étendue, notons-le au passage, à
tout non-musulman adhérent au pacte de non-agression, par la sacralité
plus universelle encore accordée au moindre contrat. D’autres actes et
sentences précisent cette parole, en rappelant le droit de la famille et des
voisins, le devoir de la personne elle-même, à jouir de la vie présente. Si
la richesse, même bénie, est une épreuve pour le croyant, il doit
cependant l’assumer avec responsabilité pour le bien de tous.

On retrouve là une constante de la révolution islamique : un


minimum de transformations autoritaires, un maximum d’incitations
réformatrices. Non pas l’abolition de l’esclavage – une réalité socio-
économique universelle au 7ème siècle – mais l’octroi de droits pour
l’esclave et la multiplication des occasions d’affranchissement ; non pas
l’abolition de la propriété privée mais sa responsabilisation maximale et
24
ESQUISSES MUSULMANES

la valorisation du partage et de la justice ; non pas l’interdiction du


profit mais seulement celle de l’usure et la reconnaissance du droit du
plus pauvre ; non pas la parité mais l’harmonisation des fonctions
naturelles et sociales des sexes ; non pas, enfin, l’abolition des classes
mais la prééminence de la piété sur toute considération de naissance.

Dans ces conditions, il n’est pas toujours aisé de distinguer la


part spécifiquement musulmane dans l’évolution des sociétés islami-
sées. Que penser, par exemple, de la tendance constante à y développer,
sous toutes les latitudes, la transmission héréditaire des charges admi-
nistratives ? Cette tradition antéislamique – notamment à La Mecque,
dans la régie de l’antique pèlerinage – semble avoir singulièrement tiré
profit des ordonnances testamentaires coraniques ci-dessus évoquées. À
défaut de l’intégralité de la fortune du père, le fils héritait de l’intégra-
lité de sa source : on ne peut plus efficace mesure conservatrice dont on
pressent cependant la formidable force d’inertie dans le destin de ces
sociétés…

Avec Mouawiya, cinquième khalife de l’Islam et fondateur de la


première dynastie musulmane, on assiste au rétablissement du politique,
reléguant les considérations religieuses au second plan. Les classes
dominantes préislamiques retrouvent leurs privilèges, selon une hiérar-
chie cependant quelque peu bousculée. Au sommet du pouvoir, la
noblesse arabe, en particulier mecquoise ; au second rang, la noblesse
islamisée non-arabe ; puis les notables non-musulmans ; enfin, les
masses populaires. Très général, ce schéma admettra, jusqu’au 12ème
siècle (domination turque), de nombreuses variantes, en particulier sur
la place des notables non-musulmans.

Ce « retour à l’ordre » doit composer avec un corpus légal


d’autant moins contournable que ce dernier se construit très largement
en dehors des instances officielles. Basé, nous l’avons vu, sur le Saint
Coran, la sunna du Prophète (PBL) et étayé par les exemples politiques
des quatre premiers khalifes, pour les Sunnites ; ou de la famille de ‘Ali,
pour les Chi’ites ; il est le fait de chercheurs indépendants dont certains
feront école (Ja`far as-Sâdiq, Hanifa, Malik, Shafi’i, Hanbal, notam-
ment). La légitimité des pouvoirs successifs ne pourra jamais s’affirmer
25
GENS DU LIVRE

sans lui et, à une tradition complaisante de juristes de cour, répondra


constamment une tradition de juristes indépendants fortement ancrés
dans les milieux populaires.
De ce fait, les oppositions au pouvoir et aux excès des puissants
prendront-elles, jusqu’à nos jours, une coloration nettement religieuse.
La révolution abbasside, par exemple (750), qui explicite une lutte
d’influences au sein de la noblesse mecquoise, sous-tendue par celle
entre notables damascènes et perses, s’affirme en retour à l’islam
primitif, au rétablissement de la justice sociale. De son côté, la révolte
des esclaves zanjs (870), surexploités en de vastes domaines fonciers au
cœur des marais irakiens, trouve des défenseurs parmi les plus éminents
juristes mettant en avant le droit du plus faible et la mesure dans
l’extension des propriétés.
La question du foncier, central dans l’établissement du capita-
lisme – l’analyse de Marx, sur la société anglaise du 17ème siècle, l’a
magistralement démontré – est récurrente dans l’histoire musulmane. En
détailler l’étude, fondamentale dans le sujet qui nous préoccupe,
prendrait en ces esquisses une place considérable. Contentons-nous pour
l’instant de rappeler trois faits, marquants, qui ont fait basculer les
orientations économiques des sociétés musulmanes. Le premier consti-
tue le socle du traitement islamique des terres conquises.
Dès le khalife ‘Omar – trois années, donc, après le décès de
Mohamed (PBL) – les anciens propriétaires des territoires soumis
gardaient leurs terres moyennant le paiement d’une taxe (kharaj) ; celles
sans propriétaires déclarés étaient annexées au Trésor public, louées ou
gérées en biens collectifs (iqtâ’ et day’a). Existait-il en outre une part
foncière de butin ? Ce n’est pas simple à déterminer ; du moins avec
certitude. On sait que le Prophète (PBL) donna toute une vallée
fraîchement conquise à un mecquois dont il espérait l’adhésion à
l’islam. En ce cas, ce don faisait partie de la part de butin (un
cinquième) versé au Trésor. Quels furent les prolongements de cette
anecdote ? La question est cruciale, quand on sait l’importance que prit
par la suite la distribution de ce Trésor. Alors qu’Aboubakr, le premier
khalife, avait institué un partage égalitaire entre les musulmans
concernés par l’aide publique, son successeur ‘Omar en fit bénéficier
26
ESQUISSES MUSULMANES

tous les musulmans, selon un diwan dont le caractère inégalitaire fut,


hélas, source de troubles dès le khalife Outhmane. L’étude détaillée des
titres de propriétés foncières, sur une vingtaine d’années encerclant
l’annexion de tel ou tel territoire (Cham, Irak, Égypte, etc.), permettrait
de résoudre objectivement la question.
Le second fait intervient sous le khalifat abbasside. Dès le 9ème
siècle, les soldats commencent à être rémunérés au moyen de fermages
et de cessions de terre, en forme de placements pieux (awqafs),
incessibles et inaliénables. Au début du 10ème siècle, plus de deux cent
mille mercenaires serviles profitent de ce privilège. Peu enclins à
l'agriculture, un grand nombre d’entre eux concèdent alors l’exploi-
tation de leurs droits, en tout ou en partie, à des banquiers, contre rentes
en espèces. Le système démantèle la gestion de la propriété publique,
notamment en matière d’irrigation, entraînant de graves dysfonc-
tionnements, et se révèle insuffisant au règlement des soldes militaires.
Aussi les administrateurs du khalifat cherchent-ils une nouvelle
solution, en modifiant l’ancien sens de l'iqtâ' : non plus concession de
terres mais octroi de l'impôt foncier sur les domaines privés. Le remède
est pire que le mal : les abus de pouvoir se multiplient, l'endettement des
propriétaires et la dépossession de la paysannerie traditionnelle
entraînent l'abandon des terres et la ruine des sols… En cette occur-
rence, la concentration de la propriété aux mains des militaires signifie
une « moins-value » dont l'impact sur le déclin économique du khalifat
abbasside apparaît de première importance.
Enfin, c’est sous le gouvernement des Seldjoukides, au 12ème
siècle, qu’à partir de la Turquie, les terres sans propriétaire sont distri-
buées aux paysans et aux serfs démunis. Puis la propriété foncière
privée est abolie, l’État devient l’unique détenteur du sol. Pour échapper
à cette emprise, les familles riches et influentes (oulémas musulmans et
notables chrétiens, surtout) convertissent leurs terres en awqafs,
enterrant ainsi durablement une part non-négligeable de leur capital. De
cette manière, la grande propriété privée parvient à se maintenir, sans
jamais pourtant réussir à retrouver toutes ses prérogatives. La révolte
des Sebkans de Kara-Jaziji, au 17ème siècle, témoigne ici de l’opposition
continue des petits au retour des grands propriétaires terriens.

27
GENS DU LIVRE

Ces trois faits illustrent, par leur éloignement dans le temps, la


récurrence des difficultés à établir des puissances foncières efficaces.
Dès lors, c’est le développement commercial, le contrôle des sources
d’approvisionnement, des voies de communication et des circuits de
distribution, qui auront déterminé le plus sûrement la richesse en terres
musulmanes. C’est-à-dire, une richesse fictive, éminemment volatile,
toute contrainte à la loi du marché et à celle des armes. Dans cette
incertitude, les groupements non-musulmans, spontanément plus
ouverts aux sollicitations des intérêts extérieurs à la communauté
musulmane, se seront taillés, peu à peu et en dépit de vicissitudes
temporaires, la part du lion.
Cette singulière affirmation mérite, elle aussi, un examen appro-
fondi, hors des limites de cette entrée en matière. Mais remarquons, tout
d’abord sur le plan intérieur, un fait contemporain des débuts de l’ère
moderne qui signale dès à présent la pertinence de notre propos. À
l’instar des anciens États musulmans, un système de monopoles
octroyés à des privés est mis en place dans l’empire Ottoman au début
du 16ème siècle. Il concerne divers produits comme le sel, le savon, la
cire. En moins d’un siècle, chrétiens arméniens ou grecs et juifs de toute
origine en dominent le marché. Plus encore : au 18ème siècle, la commu-
nauté juive monopolise la collecte des impôts en maintes parties de
l’empire Ottoman et c’est à partir de celle-là que s’organiseront, à la fin
du 19ème siècle, les très lucratives « affaires » du canal de Suez.
C’est qu’en effet tous les citoyens de l’État islamique ne sont
pas musulmans. Des chrétiens et des juifs, des zoroastriens et autres
mages variablement monothéistes participent à la vie de la cité.
Rappelons que le paiement d’une taxe spécifique (la jezzi’a) leur assure
– ouvertement pour les monothéistes, beaucoup plus aléatoirement pour
les autres – liberté d’expression et d’entreprise ; respect de leur religion
et de leur organisation sociale ; reconnaissance de leurs chefs et de leur
juridiction interne ; enfin, droit de participation à la gestion de l’État (à
l’exclusion de la fonction suprême). Les juifs, qui s’autorisent l’usure
envers les non-juifs, furent ainsi pratiquement les seuls à faire ouverte-
ment – et surtout : d'une manière collective, au sein d'organisations
communautaires transnationales – commerce de l’argent, privilège inouï
dans l’immensité de l’espace musulman. Cette originalité va les placer
28
ESQUISSES MUSULMANES

rapidement au centre des opérations de change et autres tractations


financières. D’autres paramètres, notamment leur dispersion géogra-
phique, leur spécificité culturelle et leur nombre relativement restreint,
concourent alors à édifier, à leur profit, un capital probablement sans
précédent, sinon très lointain, dans leur histoire.
Avant l’islam, la dispersion des juifs, de la Perse aux confins
occidentaux de l’ancien empire Romain, était surtout significative de
leurs divisions et de leur faiblesse. On était loin du temps du roi
Salomon (PBL) – Souleymane pour les musulmans – qui les voyait
financer et accompagner leurs alliés phéniciens dans l’établissement de
comptoirs commerciaux, en Afrique du Nord et en Espagne. Malgré
l’autorité généralement reconnue des avis juridiques de la communauté
mésopotamienne (Babylonie), la plus stable et numériquement la plus
importante, depuis bientôt mille ans, peu de liens subsistaient entre les
synagogues. Seuls quelques rares voyageurs de commerce reçus de
l’une à l’autre rappelaient le temps des tribus assemblées.
Mais une communauté de langue demeurait, fermement ancrée
dans la lecture des livres sacrés. Une endogamie fréquente, appuyée sur
une affiliation maternelle en religion, édictée par les rabbins de Yavné
(Palestine, fin 1er siècle) et lentement popularisée, malgré une propor-
tion encore importante de convertis (voir note en fin de chapitre),
entretenait des liens familiaux ne demandant qu’un peu d’intérêts
matériels pour se renforcer. Enfin, ces communautés restaient ordi-
nairement minoritaires, avec tout ce que cela comporte de nécessité
d’unité et d’entraide.
Sous l’impulsion de grandes familles moyen-orientales et
espagnoles (khazares ? Voir la même note), ce sont alors de véritables
multinationales avant l’heure qui vont se développer en terres
musulmanes. Tout un système de lettres de crédit, ordre de change,
achats, ventes et autres écritures financières, se met en place entre les
synagogues, notamment celles de Baghdad, Alexandrie et Cordoue –
sièges, à partir du 10ème siècle, de trois khalifats rivaux : juteuses
opérations politico-financières en perspective... Du petit artisanat à

29
GENS DU LIVRE

l’agriculture familiale, les communautés juives dérivent vers le grand


commerce, la médecine, les activités intellectuelles, l’agriculture à
grande échelle.

Cette nouvelle classe bourgeoise n’est que l’écume de bénéfices


beaucoup plus colossaux réservés à une oligarchie, certes encore divisée
en clans mais définitivement assurée dans le monde juif et, plus
généralement, dans l’économie continentale. Normalement éloignée des
lieux visibles de pouvoir, elle apparaît de loin en loin dans les différents
appareils d’État (tout particulièrement, au 10ème siècle : Ya’qub ben
Killis, juif converti originaire de Baghdad, Premier ministre d’Al
Mu’izz, souverain fatimide d’Égypte ; Hasdaï ibn Shaprut, ministre
d’Abd Rahmane III, khalife d’Andalousie ; Youssef Aben Arhon, roi de
Khazarie, État de plus d’un million et demi de km2 dont une bonne
partie des classes privilégiées s’est convertie au judaïsme entre les 7ème
et 9ème siècle (voir note citée)…

Ainsi l’espace musulman a généré d’immenses fortunes. Initia-


lement en faveur des musulmans, elles ont été souvent capitalisées par
des non-musulmans, notamment juifs, bien organisés à partir des
synagogues disséminées à travers cet espace. Espace non-clos, en
relation duelle, permanente, avec l’espace chrétien. Comment s’est
organisée cette relation et quel fut son impact sur la genèse du
capitalisme, en terres chrétiennes ? On va retrouver constamment ces
questionnements en filigrane de la seconde partie de notre essai.

NOTE : Les propos des anciens pères de l'Église, notamment du maghrébin


saint Augustin, témoignent de conversions fréquentes entre chrétiens et juifs.
Le concile d’Elvire – le plus vieux dont on ait conservé les canons disci-
plinaires – veut, en l’an 300, interdire les mariages entre les uns et autres : c’est
dire qu’ils sont assez fréquents. On cite par ailleurs l’existence de berbères
judaïsés qui auraient un temps combattu la progression de l’islam. Quelle était
la proportion de ces convertis ? À défaut d’informations indiscutables, le parti
pris est ici décisif. Nous dirons pour notre part qu’elle fut longtemps notable...
En ce qui concerne les Khazars, la conversion de ces turco-mongols installés de
Kiev à la mer d’Aral (capitale : Itil, à l’embouchure de la Volga) surprend. On
sait en effet que la religion juive était dominée, depuis la fin du premier siècle,

30
ESQUISSES MUSULMANES

par les Pharisiens qui avaient notamment décrété la loi de l’appartenance


religieuse par transmission maternelle. Les historiographes juifs en ont déduit
que la notion de « peuple élu » avait pris là une dimension raciale, exclusive.
Comment interpréter alors la conversion des Khazars, six siècles plus tard ?

La carte suivante a été réalisée par le cabinet architectural Richard Burd.


On notera, au passage, que l’ensemble de ses cartes sur le royaume
Khazar a remporté, en 1999, le prix annuel décerné par le Doyen du
Département des Études Slaves de l’université de Californie.

Trois hypothèses restent à approfondir. En un, les rabbins venus de


Baghdad, dit-on, prêcher leur talmud visaient en priorité de puissants motifs
économiques. Cette hypothèse doit être étudiée avec d’autant plus d’attention
qu’au 8ème siècle, la Khazarie contrôle la quasi-totalité des débouchés des voies
nord-orientales de commerce (Baltique-Mer Noire, Crimée-Inde, Caspienne-
Chine), avec un colossal marché d’esclaves, de fourrures, d’ambre, de peaux et
de soies, centré sur Kiev (dont les Vikings varègues, nous le verrons par la
suite, s’empareront à partir du 10ème siècle). En deux, la loi du sang édictée par
les rabbins de Yavné (Palestine) était encore loin d’être perçue comme
intransigeante. Faire de la judéité maternelle une condition suffisante à la

31
GENS DU LIVRE

détermination de la religion de ses enfants (comme le père, en islam) n’en


implique pas la nécessité, invalidant ou marginalisant les conversions au
judaïsme ; encore moins, bien évidemment, le caractère indélébile de la foi.

De nombreux indices semblent indiquer que les mouvements


spontanés de conversion entre les trois religions monothéistes soient restés
assez populaires jusqu’aux premières croisades du 11ème siècle, et, plus tardi-
vement encore, entre judaïsme et islam. Enfin, l’hypothèse de missionnaires
dissidents ne peut être écartée. Plusieurs sectes juives avaient – ont encore –
une vision universaliste de leur religion. De ce point de vue, le christianisme
n’en serait que la plus puissante expression. Le développement ultérieur de la
secte caraïte en terres anciennement khazares constitue l’argument majeur de
cette thèse. De fait, les Karaïm, tout particulièrement les sectateurs d’Anan ben
David, menèrent, dès le 9ème siècle, d’intenses missions prosélytes auprès des
peuples des trois mers : Méditerranée, Noire et Caspienne (aujourd’hui encore
appelée « mer des Khazars » en de nombreux pays musulmans, notamment en
Iran) ; y développant une primauté marquée de la Thora sur la tradition orale
promue par les rabbins. Quoiqu’il en soit, le peuple khazar et son importance –
même relative – dans l’histoire ashkénaze constituent une des réfutations les
plus cinglantes des thèses sionistes et autre élitisme racial juif.

32
II

DU CÔTÉ DE LA CHRÉTIENTÉ

33
GENS DU LIVRE

34
DU 4ÈME SIÈCLE AUX CROISADES
L'OCCIDENT SOUS-DÉVELOPPÉ

Élaborer une lecture globale, en français, de l’évolution


politico-économique en terres chrétiennes semble de prime abord
beaucoup plus accessible que la même ambition en terres islamiques.
Des générations de chercheurs – et non des moindres – ont fouillé le
passé en ce sens et il suffirait donc de mettre en bouquet leurs constats
pour atteindre notre objectif.

Or une telle démarche est corrompue par le poids des préjugés.


De puissantes contraintes idéologiques ont exercé – exercent encore –
une insidieuse pression sur les historiens dont les travaux ont d’autant
plus de chances d’être reconnus qu’ils s’inscrivent dans la domination
en cours. Après avoir longuement pincé de la corde nationaliste, celle-ci
joue désormais de la harpe européenne. Malgré la richesse de l’instru-
ment, la ligne mélodique reste inchangée : divisés en peuples et tribus,
nos ancêtres habitaient dans des huttes et masures ; héritier des Grecs,
l’empire Romain a construit cités et voies de communication ; puis,
après mille ans d’invasions et de chaos politique, c’est sous l’égide des
églises chrétiennes, d’une part, et, d’autre part, d’une pensée hellé-
nistique (re)découverte, que s’est organisé, de conflits en traités, de
découvertes en inventions techniques, l’Occident moderne.

35
GENS DU LIVRE

Outre une apologie guerrière obsédante – mère de lourdes


idéologies – cette ligne eurocentriste mutile l’essentiel : la beaucoup
plus large interaction des peuples et des cultures. Ni Grèce ni Rome,
sans les civilisations du Moyen-Orient ; point de Renaissance, sans
l’Islam. Si l’égyptologie apporte quelques éléments d’appréciation, en
ce qui concerne la première de ces propositions, la seconde est, quant à
elle, tellement négligée qu’on la réduit généralement à une simple
courroie de transmission, entre l’Antiquité et le monde moderne.
L’erreur est compréhensible : c’est en effet dès la source des recherches
que le bât blesse.

Peu de scripturaires européens remontent en-deçà de l’an 1000 ;


ils abondent à partir du 13ème siècle. Or, en pleine frénésie croisée et
autre dictature inquisitoriale, tout ne pouvait être écrit. L’eût-il été que
les vents attisant les bûchers eurent tôt fait d’en disperser les cendres…
Certes, la partialité des documents peut être généralement compensée
par la diversité de leur origine. Mais les besoins idéologiques dispensent
normalement de ratisser large. Ainsi s’institutionnalisent des aveugle-
ments d’autant plus profonds qu’ils semblent scientifiquement fondés
dans la forme et le temps.

La sous-estimation du rôle des civilisations musulmanes dans la


construction du monde moderne est symptomatique de cette maladie.
Maladie de jeunesse, somme toute, tant il est vrai que la recherche
historique en Occident n’a guère plus de deux siècles d’existence ;
c’est-à-dire – le détail est d’importance – que son développement
accompagne l’expansion coloniale européenne et la domination de
l’Occident ; sur le Monde, en général, et, en particulier, le monde
musulman. C’est donc tout « naturellement » qu’on s’est contenté de
« comprendre » le Moyen-Âge et le siècle des « Lumières », à partir des
seules données occidentales ; comme si, demain, les Chinois ne devaient
« comprendre » leur histoire actuelle qu’à partir de leurs seules sources :
décalages certains et certainement réducteurs…

36
DU 4ème SIÈCLE AUX CROISADES, L’OCCIDENT SOUS-D
DÉVELOPPÉ

CONTINENT
L'EUROPE, SOUS-CONTINENT

L'image est saisissante en ce qu'elle révèle le caractère péninsulaire de


l'Europe de l'Ouest. Son excentration explique ses durables difficultés de
développement et de communication, surtout lorsqu'on envisage le
Sahara, les océans Atlantique et Arctique comme des murs : réalités
quotidiennes d’une Europe cul-de-sac de l’Eurasie jusqu'au 16ème siècle.

37
GENS DU LIVRE

Combien de spécialistes du Moyen-Âge ont ainsi étudié l’arabe


et les documents historiques en cette langue ; ou, à défaut, fait appel à
des spécialistes arabophones honnêtement instruits de cette période en
terres d’islam ? Du coup, submergées par des documents issus des
espaces chrétiens, variablement dominées par le poids d’une histoire
plus ou moins ouvertement partisane, les meilleures volontés ont bien
du mal à délivrer un message équilibré, tant sur le fond que sur la forme.
Qu’il ait fallu attendre la fin du 20ème siècle pour qu’une version des
« Croisades vues par les Arabes » fût enfin écrite par un romancier
libanais (chrétien de surcroît, ce qui ne manque pas de sel) permet de
mesurer l’ampleur de la restauration historique à mener. Espérons que
ce petit document suscite des vocations.

Précision liminaire, essentielle à ces rectifications : l’Europe


n’est pas un continent mais un sous-continent. À l’intérieur de l’im-
mense bloc eurasiatique, notre continent liant les Mongols aux Bretons,
les Arabes aux Normands, deux lignes de partage géographique croisent
l’espace. L’une, joignant l’embouchure de l’Indus, au Pakistan, à celle
de l’Ob, aux confins Nord-ouest de la Sibérie, définit deux zones de
civilisation, orientale et occidentale. L’autre, de Shanghaï, en Chine, à
Gibraltar, en Espagne, sépare Nord et Sud, via les sommets himalayens
et la Méditerranée. Si ces deux lignes reconnaissent également la force
du relief sur les sociétés humaines, la seconde y intègre un autre
élément : l’influence du soleil. Les Vikings sont a priori mentalement
plus proches des Mongols que des Maures : question de chaud et de
froid…

L’Europe occupe environ la moitié du quart Nord-ouest de cette


partition. De climat tempéré, ruisselante d’eau et fragmentée par de
nombreux et complexes massifs montagneux, elle a appelé de tous
temps les flux migratoires et son histoire peut être largement interprétée
sous l’angle des efforts à les maîtriser. Si les voies terrestres de commu-
nication occupent à cet égard une place importante, c’est pourtant le
contrôle des voies d’eau qui aura le plus sûrement déterminé son
évolution. Un océan Atlantique obturant longtemps l’Ouest ; un
ensemble mer du Nord-mer Baltique, distinguant, au Nord, les tribus
normandes et germaniques ; une mer Méditerranée, au Sud, déversoir
38
DU 4ème SIÈCLE AUX CROISADES, L’OCCIDENT SOUS-DÉVELOPPÉ

des grandes civilisations occidentales (Égypte, Cham, Grèce, Rome,


Constantinople, Islam, etc.) ; à l’Est, la mer Noire, déversoir des
grandes cultures tribales nordiques et orientales (Slaves et Varègues,
Mongols et Turcs, notamment).

Entre ces mers, les fleuves ont partagé longtemps les hommes,
en y concentrant leurs ambitions et leurs échanges. Les axes Nord-Sud,
plus « centraux » que les axes Est-Ouest – seul l’axe Danube-Loire
traverse toute l’Europe, butant, à l’Ouest, sur le « mur » atlantique – ont
ici joué un rôle prépondérant. Il est essentiel, notons-le au passage,
d’intégrer dans leur appréhension le sens du courant des eaux. Les
marchandises qui descendaient le Rhône, vers le Sud, n’étaient pas les
mêmes que celles descendant le Rhin, vers le Nord, et l’on ne remonte
pas les berges d’un fleuve aussi facilement qu’on est porté par ses flots.
L’évolution de la balance commerciale entre les mers nordiques et
méditerranéenne influa directement sur les établissements humains et
les orientations politiques de leurs chefs.

De tous ces axes, l’axe « Venise-embouchure de l’Oder » se


signale en ce qu’il a partagé durablement l’Europe en Est et Ouest.
Constituant approximativement (jusqu’à la fin du premier millénaire de
l’ère chrétienne) la limite occidentale entre tribus slaves et germaniques
et, plus au Nord, entre Vikings normands (Norvégiens) et Vikings
varègues (Suédois), il marque, d'une manière encore plus imprécise (de
fait, pivotant dès la moyenne vallée du Danube largement vers le Nord-
est), celle des empires chrétiens d’Orient et d’Occident. Deux mondes,
deux systèmes politico-religieux qu’il convient d’étudier séparément,
même si leurs multiples accointances, notamment commerciales,
doivent être bien évidemment élucidées. Très proche de cet axe – cette
proximité renforçant les liens organiques entre Est et Ouest – l’axe
« Venise-Flandres », via la Suisse et le Rhin (ou Lyon, Saône et Meuse :
future rivalité franco-allemande…), trace l’épine dorsale de l’histoire de
l’Europe de l’Ouest, y concentrant le maximum de populations et de
richesses. Aix-la-Chapelle, forteresse des empereurs francs, ou sa
voisine Verdun, centre occidental du commerce d’esclaves,
matérialisent, dans la seconde moitié du premier millénaire chrétien,
cette singulière situation.
39
GENS DU LIVRE

VILLES de l’EURASIE de l'OUEST au 11ème SIÈCLE

RÉGION 500 000 200 000 (au moins) 100 000


Péninsule Ibérique CORDOUE TOLEDE
Péninsule Ibérique SARAGOSSE
Péninsule Ibérique VALENCE
Péninsule Ibérique ALMERIA
Péninsule Ibérique MURCIE
Péninsule Ibérique GRENADE
Péninsule Ibérique ALCACER DO SAL
Péninsule Ibérique SEVILLE
Péninsule Balkanique CONSTANTINOPLE OCHRIDA
Péninsule Balkanique THESSALONIQUE
Sicile PALERME
Maghreb FEZ SIDJILMASSA
Maghreb TAHERT (?)
Maghreb KAIROUAN AL MAHDIYYA
Égypte LE CAIRE ALEXANDRIE
Yémen ZABID
Arabie LA MECQUE
Pays de Cham DAMAS
Pays de Cham ALEP
Caspienne ITIL (?)
Caspienne ARDABIL
Caspienne CHAHRASTAN
Mésopotamie BAGHDAD SAMARRA MOSSOUL
Mésopotamie BASRA KUFA
Perse méridionale CHIRAZ HAMADHAN
Perse méridionale AL AHWAZ
Perse méridionale ASSIRAJAN
Khorassan NISABUR MERV
Transoxiane BOUKHARA SAMARCANDE
Afghanistan GHAZNA (?)
Indus AL MANSOURA Au moins 5

On a souligné les capitales de khalifat et écrit, en italique gras, les villes sous domination
chrétienne. Ces dernières (trois sur quarante-six) appartiennent, toutes, à l'espace orthodoxe.
Aucune autre ville, en Occident chrétien, ne dépasse, à cette époque, les cinquante mille
habitants. En l'absence de recensement précis, les chiffres avancés sont construits sur diverses
estimations, toujours contestables et variablement contestées. Notamment en ce qui concerne
Itil, Tahert et Ghazna : les deux premières pillées – l’une par les Varègues, l’autre par les
Fatimides – n'ont peut-être plus les moyens d'entretenir de telles populations ; la troisième, à
peine naissante, pas encore... Nous les avons pourtant citées toutes les trois, en raison de la
proximité de leur apogée avec le siècle de référence.

40
DU 4ème SIÈCLE AUX CROISADES, L’OCCIDENT SOUS-DÉVELOPPÉ

En insistant sur la notion d’axe ou de ligne approximative, nous


cherchons à produire une appréciation suffisamment décalée des
contextes contemporains. Habitués que nous sommes au tracé de cartes
politiques « pleines », nous collons à l’espace des temps anciens des
concepts inappropriés. Parler de la « France », en l’an 1000 – à plus
forte raison, à l’époque de Clovis – c’est, tout au plus, une commodité
de langage, pour désigner un espace flou, largement lacunaire, plus ou
moins dominé par l’ethnie franque. Ni la notion de territoire ni celle de
frontière, encore moins d’État, d’unité linguistique ou de conscience
populaire, ne lui sont applicables. Attachées chacune à ses coutumes
tribales, sa langue, les populations résidentes y demeurent tant que la
vie y est possible ; tant qu’on ne vient pas les en chasser ; tant qu’il n’y
a pas ailleurs, de préférence à proximité, de meilleures conditions
d’existence.
Le cas de « l’Espagne » est à cet égard significatif. En l’an 700,
quelque trois millions de personnes vivent au Sud de l’Ebro, dans ce qui
va devenir la partie musulmane de cette péninsule : une densité
analogue à celle des pays voisins. Or, trois siècles plus tard, on en
dénombre près de quinze millions, alors que la population mondiale n’a
quasiment pas augmenté. Les flux migratoires responsables d’un tel
accroissement proviennent, non seulement, des rives méditer-
ranéennes ; d’Afrique du Nord et du Proche-Orient, surtout ; mais, aussi
et notablement, de toute l’Europe de l’Ouest ; en premier chef, du Sud
de la « France » : on vient vivre en « Espagne », parce qu’on s’y
enrichit, matériellement ou spirituellement, et qu’il y fait bon vivre ; on
y vient d’autant plus facilement qu’à l’époque, on circule sans passeport
ni papiers quelconques d’identité, civile ou religieuse… Il n’est pas vain
de garder à l’esprit ce genre de détail.
La « France » – c’est-à-dire : l’espace correspondant à notre
Hexagone actuel – compte au même moment moins de cinq millions
d’habitants ; l’« Italie », autour de quatre ; l’« Allemagne », un peu
moins de trois ; les îles « Britanniques », un peu moins de deux. Dans
ces « pays », aucune ville ne dépasse quarante-cinq mille habitants (en
« France », vingt-cinq mille : Châlons-sur-Saône). Fait capital, trop
souvent occulté : près de la moitié des Européens de l’Ouest vit alors
sous domination musulmane : Espagne, Italie méridionale, Portugal,
41
GENS DU LIVRE

Sicile. En l’an 1000, un seul véritable État, dans cette partie du


continent (deux, si l’on néglige le caractère insulaire de la Sicile) : le
khalifat omeyyade de Cordoue (sa capitale peuplée de quatre cent mille
habitants), qui figure, depuis plus de deux siècles, pour les Occidentaux,
« La » civilisation, supplantant celle de Constantinople. Il va pourtant
prochainement éclater, sous la pression des particularismes locaux.
Car, nonobstant les appartenances religieuses, les groupements
qui peuplent ces ensembles géographiques sont fractionnés en mosaïque
sans continuité logique. Depuis la chute de l’empire Romain, plus de
vingt ethnies tribales différentes, issues principalement du Nord ou de
l’Est du continent, sont venues se mélanger aux populations autoch-
tones, elles-mêmes très variablement civilisées. Parler de romanité, sous
Clovis – a fortiori, sous Charlemagne – relève de l’aveuglement
idéologique : entre le 5ème et le 9ème siècle, il n’y a plus de civilisation en
Occident, ni romaine ni autre. Quelques centaines d’individus par
siècle y constituent le potentiel alphabétisé (sans tenir compte ici des
hébraïsants, tenants d'une culture encore close sur elle-même). C’est
grâce à des qualités très particulières évoquées dans la première partie
de notre travail que l’Islam a pu, dès le 8ème siècle et durant trois cent
cinquante ans, fédérer l’Espagne et le Sud du Portugal, qu’il s’y
maintiendra jusqu’à la fin du 15ème siècle, dynamisant la culture
européenne et y relançant ainsi un processus civilisateur décisif. Faire
l’impasse sur cette réalité relève de l’escroquerie intellectuelle : nous y
reviendrons souvent. Parmi ces qualités, la précision des rapports entre
le politique et le religieux n’est pas la moindre. Son absence constitue,
ailleurs en Europe (hormis Constantinople), un des problèmes majeurs
posés, à l’époque, aux populations.
La civilisation – en son sens, rappelons ici notre proposition
liminaire, d’organisation sociale par et pour la cité – s’était banalisée
dans les terres occidentales sous l’égide des Romains. S’opposant, en
son principe, à la tribalisation – organisation sociale par et pour la
tribu, le clan ou la horde – elle admettait dans la pratique des
adaptations flouant les droits citoyens, au profit des survivances
tribales : la tyrannie, perversion de la civilisation et dégénérescence du
tribalisme, en est un exemple significatif. D’un point de vue écono-
mique et sans tenir compte des importantes variations entre différents
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DU 4ème SIÈCLE AUX CROISADES, L’OCCIDENT SOUS-DÉVELOPPÉ

types de développement de la cité – Itil, la capitale des Khazars


cavaliers des steppes, ne peut fonctionner comme Rome, la capitale des
paysans latins – toute civilisation implique le développement de valeurs
d’échange : le commerce lui est indispensable. La tribalisation, quant à
elle, peut fonctionner et fonctionne naturellement dans la production et
le troc de valeurs d’usage. Lorsqu’un groupement se spécialise dans la
circulation marchande – les juifs en sont l’exemple le plus typique – il
accumule des valeurs d’échange qui le poussent, en l’absence d’un
système civilisé conséquent, fluidifiant la circulation monétaire, à
l’usure et à la spéculation : ce sera un des drames fondateurs du monde
moderne. Nous y reviendrons également plus loin.
Nous concentrant sur le dernier tiers du premier millénaire de
l’ère chrétienne, essayons pour l’instant de comprendre les racines du
problème. Le développement de la civilisation musulmane, au 8ème
siècle, dynamise, nous l’avons vu et nous le reverrons dans notre
troisième partie, les communautés juives entre Baghdad et Cordoue. En
cet espace largement sécurisé, l’argent et l’or abondent et il est
infiniment plus rentable de risquer ses bénéfices dans l’organisation de
caravanes ou de razzias lointaines que de les accumuler en vue de
pratiques usurières limitées, du moins légalement, au seul cercle des
non-musulmans et des non-juifs. Les marchands juifs méditerranéens
venant en Europe continentale – la représentation populaire les y
confond avec les « Syriens » – achètent des esclaves, des fourrures, de
l’ambre, des métaux, du bois. On s’adresse à des intermédiaires, parents
ou rencontrés dans les synagogues disséminées le long des anciennes
voies romaines et survivances de l’ancien réseau marchand juif. Le
commerce de la nouvelle civilisation arabo-musulmane déborde sur une
aire privée de numéraires et vient en modifier le fonctionnement.
Pour fournir leurs riches coreligionnaires payant en argent
compté, les juifs d’Europe continentale troquent des valeurs d’usage,
réservant à d’autres tâches la précieuse monnaie en provenance de l’aire
musulmane. Elle est essentiellement destinée aux seigneurs, aux
puissants, à qui l’on va prêter, à des taux faramineux (jusqu’à 85 % sur
un an !) garantis par des valeurs d’usage (récoltes et, du moins un
temps, propriétés foncières ; esclaves, minerais ou mines), réintroduites
spéculativement dans le système ainsi bouclé. Au fur et à mesure que la
43
GENS DU LIVRE

monnaie, fondue et refrappée, recircule dans les sociétés occidentales,


l’usure en direction des petits grandit. On gage alors ce qu’on peut : sa
production à venir, bien sûr, mais, aussi, sa femme ou ses enfants… À
partir du milieu du 10ème siècle, nous le verrons plus précisément, la
pratique se généralise en Occident, confinant dangereusement la masse
monétaire à des fins non-productives et entretenant de redoutables
rancœurs.
Par ailleurs, Rome avait laissé dans son héritage occidental un
embryon de religion : le christianisme. D’origine palestinienne – c’est-
à-dire, d’une culture largement citadine – et portant en germe un
principe d’égalité, dans la fraternité de tous avec le Christ (PBL), il dut
se frayer un chemin entre les systèmes civilisé et tribal, irriguant
diversement l’un et l’autre et diversement irrigué par eux. La
problématique du rapport au pouvoir fut en particulier très tôt centrale.
Le fameux « rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à
Dieu », distinguant clairement le temporel du spirituel, avait, trois
siècles durant, cantonné le christianisme en un développement
souterrain, souvent contestataire, propice à la multiplication des sectes
et à la confusion des idées ; notamment dans l'appréciation des
frontières entre juifs et chrétiens : quelques groupements (tels les
Ébionites, assez répandus en Arabie) pratiquaient encore des rites juifs,
considérant Jésus (PBL) comme un humain à part entière, certes
totalement accompli, Messie (c'est à dire « Oint ») et conservaient
l'hébreu en langue liturgique. Fragmentaires, rarement écrites (attestées,
les versions en hébreu restent à ce jour perdues), près de quarante
versions différentes de l’Évangile circulaient ainsi au 3ème siècle parmi
les assemblées dispersées.
La conversion au 4ème siècle de l’empereur romain Constantin –
après avoir fondé une nouvelle capitale, Constantinople, sur les vestiges
de l’ancienne Byzance – les travaux des premiers conciles et les œuvres
des pères de l’Église (en particulier du maghrébin saint Augustin : du
3ème siècle à l’invasion dévastatrice des Vandales ariens, dans le second
quart du 5ème siècle, l’Afrique du Nord est le phare du catholicisme
(christianisme occidental) ; transforment radicalement la situation. On
canonise quatre versions de l’Évangile ; on en fait de multiples
manuscrits en grec – les plus vieux complets datent de cette époque – on
44
DU 4ème SIÈCLE AUX CROISADES, L’OCCIDENT SOUS-DÉVELOPPÉ

fonde une doctrine des deux pouvoirs : si le souverain tient le sien de


Dieu, l’évêque est responsable de celui-là devant Celui-ci ; on établit
une dogmatique officielle, reléguant toute autre au rang d’hérésie. Si les
questions de la Trinité et de la nature du Christ (PBL) – homme et/ou
Dieu ? – fracturent durablement les communautés, faisant notamment,
du Moyen-Orient à l’Europe méridionale, le lit de l’islam – qui rejettera,
rappelons-le, toute idée d’incarnation divine, considérant le Christ
(PBL) à l’instar de tout prophète (PBL) – celle de la primauté de l’église
de Rome va, quant à elle, carrément scinder la Chrétienté sous la
pression des événements politiques.
Le processus s’étale sur plusieurs siècles. La situation, à
l’époque de Constantin, se résume en un consensus entre les autorités
religieuses et politiques. Regroupées en évêchés, les églises locales
s’organisent, depuis déjà fort longtemps, très indépendamment les unes
des autres. Mais c’est désormais l’empereur qui nomme les évêques.
Réunis en assemblée synodale, ceux-ci édictent règles et orientations
religieuses, sous la présidence honorifique de l’un d’eux, le pape,
évêque de Rome et, à ce titre, successeur de Pierre, décédé en cette ville
au cours de son apostolat, tout auréolé de son prestige de chef des
compagnons de Jésus (PBL). Tout repose alors sur un subtil équilibre
entre autonomie des églises, infaillibilité doctrinale de l’assemblée des
évêques et autorité politique de l’empereur.
Les prétentions de l’évêché de Rome à une plus haute fonction
que celle de présidence honorifique du synode des évêques illustrent
les grincements du système mais, plus encore, les conflits sociaux
engendrés par le transfert, de Rome à Constantinople, de la capitale de
l’Empire. En quelques décennies, la cité du Latium s’est vidée de ses
habitants. Au 6ème siècle, elle n’en comptera plus cent mille, alors que
Constantinople approchera le demi-million : Rome n’est plus dans
Rome et l’est d’autant moins que l’autorité de l’empereur n’y est plus
reconnue.
Dès la fin du 4ème siècle en effet, les invasions germaniques ont
brisé l’Empire. Très dispersés de Ravenne à l’embouchure du Rhin et, à
l’Ouest, jusqu’aux limbes écossais, les chrétiens occidentaux doivent
désormais composer avec de nouveaux maîtres. Ils seront nombreux :
45
GENS DU LIVRE

Burgondes dans les Alpes, Goths en Europe orientale et méridionale,


Francs au Nord de la Loire, Angles et Saxons dans les îles britanniques,
Alamans et Thuringiens à l’Est, etc. Foyer culturel à part entière, avec
sa langue et ses coutumes, chacun de ces groupes dominants se
christianise lentement et diversement, reproduisant les convictions de
ses évangélisateurs. Ainsi les Goths professent-ils une foi en l’unicité du
Dieu et la seule nature humaine du Christ, suivant la doctrine d’Arius
(arianisme) : dominant trois siècles l’Europe méridionale, cette idée se
prolongera tout naturellement dans l’islam, tout comme en Afrique du
Nord où les Vandales s’acharnent à détruire les positions trinitaristes. À
l’inverse, les Lombards, pressant les territoires byzantins en Italie,
commencent à se rallier à l’évêché de Rome à partir du 7ème siècle.
Or, coïncidence remarquable, c’est à cette même époque que le
pape Grégoire s’érige en maître temporel, souverain de Rome. Il se lie
aux peuples germaniques et se détache ipso facto de Constantinople.
Fait significatif : accédant au titre de suzerain, grand propriétaire
foncier, il inaugure un nouveau rapport avec les juifs, petite minorité
trop dispersée pour prétendre à un territoire, qu’il traite en vassaux
privilégiés, usant de leur capacité commerciale, certes encore diminuée
au regard des siècles latins mais tout de même réelle et, surtout, sans
véritable concurrence. Rapport durable et lucratif : jamais les juifs ne
seront chassés de l’État pontifical et leurs banquiers, présents physique-
ment ou non (cf. les Rothschild de Londres au 19ème siècle), ne cesseront
plus d’exercer – nonobstant une courte éclipse durant la Contre-
Réforme – un notable poids dans la gestion des biens de la Papauté.
Cet effort d’émergence temporelle se justifie par le dévelop-
pement des particularismes locaux imposés aux églises. Constantinople
est loin, trop loin et, surtout, impuissante. Il faut gérer le quotidien, la
proximité avec les peuples germaniques. Différents systèmes ecclé-
siastiques se sont ainsi organisés, via divers codes juridiques, en
fonction de leur maître politique respectif, ses coutumes et mœurs
particulières. Les conflits inter-ethniques débordent sur les questions
religieuses, fracturant plus encore la communauté des chrétiens. Il est
grand temps de resserrer les rangs. Prétendant à la puissance territoriale,
au moyen d’un faux – la fameuse donatio Constantini par laquelle
l’empereur Constantin aurait donné, au prince de l’Église, la moitié de
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DU 4ème SIÈCLE AUX CROISADES, L’OCCIDENT SOUS-DÉVELOPPÉ

l’empire d’Occident – le pape doit encore user de tels douteux procédés


pour soumettre l’appareil ecclésiastique franc à son autorité (décrétales
isidoriennes).
Le développement de l’islam aux marches sud-orientales de
l’ancien empire Romain tranche singulièrement avec ce marasme.
S’appuyant sur un corpus légal liant temporel et spirituel, la religion
nouvelle harmonise tribalisme et civilisation, avec une extraordinaire
capacité d’adaptation à tous les particularismes et autres crises poli-
tiques, en privilégiant pactes et traités dans son expansion territoriale.
Son extension à l’Espagne, à peine un siècle plus tard, probablement
beaucoup moins guerrière qu’on ne l’affirme généralement – difficile de
croire, en effet, à la mise au pas en moins de dix ans, sans connivences
sociales ni accointances religieuses, de la majeure partie de l’Espagne et
du Sud de la France, par le seul débarquement de quelque douze mille
berbères et arabes, même périodiquement renforcés par quelque
contingent supplémentaire – modifie singulièrement la donne politico-
religieuse de l’Ouest chrétien : l’influence byzantine qui animait, certes
en fréquent conflit avec les pouvoirs wisigoths ou vandales, les
puissantes communautés maghrébines et andalouses, foyers chrétiens de
tout premier plan, disparaît, signalant aux potentats occidentaux
l’urgence d’une réorganisation unifiée du pouvoir.
L’alliance entre Charlemagne et la Papauté, suivant l’exemple
byzantin, s’inscrit dans cette dynamique. Très vite cependant – trop
vite : quelques décennies – elle bute sur des problèmes de succession
qui fracturent le nouvel empire, alors que, d’une part, l’organisation de
l’idéologie et du pouvoir est encore embryonnaire, sans base culturelle
clairement affermie, et que, d’autre part, la société est toujours
largement dominée par une économie d’usage : les contraintes de
proximité demeurent prioritaires et les pouvoirs locaux, surpuissants. La
Papauté est désormais assurée de territoires conséquents, conquis à son
profit par les Francs sur les Lombards mais sous suzeraineté de
l’empereur d’Occident : elle doit en conséquence naviguer entre
différents intérêts, notamment allemands et francs, qui se disputent la
couronne impériale de l’Ouest européen, augmentés bientôt des Vikings
normands dont l’organisation maritime vient bouleverser les enjeux
politiques et commerciaux.
47
GENS DU LIVRE

S’installant au cours du 9ème siècle à l’embouchure du moindre


fleuve, organisant à partir de ces points d’ancrage des expéditions de
pillage sur terre comme sur mer, ces redoutables guerriers s’interposent
dans la circulation des marchandises et coupent littéralement la commu-
nication marchande océanique juive entre Chrétienté et Islam. Or les
juifs occidentaux sont non seulement dispersés mais aussi peu
nombreux. Du 7ème au 11ème siècle, 90 % des quatre à six millions
d’individus (nonobstant le nombre, indéterminé, de khazars convertis)
constituant alors cette religion vivent à l’Est de la Méditerranée (plus du
tiers dans la seule Babylonie). Sur le demi-million restant, la grande
majorité habite en territoires musulmans d’Europe méridionale et
d’Afrique septentrionale. Le petit nombre disséminé en Chrétienté
occidentale (de l’ordre d’une vingtaine de mille) ne peut ni concurrencer
les nouveaux venus, en étendant leurs propres circuits, ni les déloger par
la force, et doit, pour conserver ses privilèges, se concentrer sur la
pratique de l’usure : les plus aisés y trouvent leur compte, tout comme
les seigneurs féodaux qui se les attachent.
L’affaire apparaît si rentable que les couches populaires juives
s’y engagent elles aussi peu à peu : chacun espère s’enrichir rapide-
ment, en prêtant à son entourage les quelques pièces qu’il possède…
Plus encore : il reste fréquent que des chrétiens se convertissent au
judaïsme, afin de profiter de l’aubaine et échapper ainsi à la pression de
l’Église qui condamne l’usure en son sein. Nuançons notre propos.
Cette transformation des centres d’intérêt juifs n’est ni totale ni uni-
forme. Perceptible dans le bassin Aquitain et au Nord de la Loire, du
fait de la pression normande aux embouchures océaniques des fleuves
continentaux, elle reste très limitée dans les régions débouchant sur le
bassin méditerranéen, encore assez épargné par les raids vikings. Le
commerce y demeurera, au moins deux siècles encore, la pierre d’angle
de la richesse juive, avivant en conséquence les luttes terrestres autour
du contrôle des embouchures fluviales dudit bassin.

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DU 4ème SIÈCLE AUX CROISADES, L’OCCIDENT SOUS-DÉVELOPPÉ

AVANT L’EXPANSION FRANQUE (6ème SIÈCLE)

AU PARTAGE DE L’EMPIRE FRANC (9ème SIÈCLE)

49
GENS DU LIVRE

Le terrain abandonné est cependant rapidement conquis : outre


les Normands, pesant sur tout le trafic maritime de la bordure océa-
nique, Allemands, Francs, Aquitains et autres Lorrains commencent à
s’organiser collectivement. À partir de leurs fiefs tribaux, ils se distri-
buent le long des voies de communication. Là encore, des nuances
s’imposent : l’étranger isolé est plus reconnu par sa langue, son dernier
domicile déclaré, le groupe qui l’entoure, que par sa tribu d’origine ou
sa religion : on peut être ainsi nommé lombard chez les Francs, alors
que, religieusement ou tribalement, on est juif ou de racines gothes…
De nouvelles répartitions sociales se font jour, jouant sur le flou des
identités. Précieuses, en termes de stratégie commerciale, elles devien-
dront bientôt de nouvelles techniques de survie. Mais n’anticipons pas :
le 9ème siècle s’achève à peine.

Les échanges avec les khalifats musulmans se sont formida-


blement accrus. Les navires chrétiens sont reçus sur toutes les côtes
méridionales : contestée de loin en loin par telle ou telle razzia
normande et par Constantinople, pour la souveraineté sur telle ou telle
île, la « pax islamica » domine la Méditerranée. Au Nord de celle-ci,
des comptoirs apparaissent en quelques ports abrités, gérés en véritables
républiques indépendantes. Se dégageant de la tutelle byzantine au fur
et à mesure de son développement commercial, Venise en est l’exemple
le plus typique. De grands groupements commerçants d’Europe
occidentale y ont pignon sur rue, obéissant à une loi locale cadrant très
précisément le marché, le débarquement et l’embarquement des
marchandises. Dans l’arrière-pays, des tribus diverses – et diversement
entremêlées – se spécialisent, elles aussi, dans des activités péri-
commerciales : les Lombards, par exemple, dans le commerce de
l’argent, concurrençant ou épousant l’organisation juive en la matière.
Littéralement autonomes, les ports deviennent un rouage essentiel du
jeu politique : complication supplémentaire qui révèle l’émergence
d’une civilisation fondée sur le mercantilisme. Ni Venise ni encore
moins Gênes, sa rivale occidentale, ne disposent de territoires fonciers
et leur survie passe impérativement par un pompage systématisé des
flux économiques générés par les empires musulman et byzantin.

50
DU 4ème SIÈCLE AUX CROISADES, L’OCCIDENT SOUS-DÉVELOPPÉ

En Europe de l’Est physiquement plus compacte, la situation


semble plus simple. Le Danube et la mer Noire coupent l’espace, en
distinguant, au Nord, les sociétés tribales et, au Sud, la civilisation de
Constantinople. Plus précisément, la vallée du Danube est le prolon-
gement naturel des steppes qui longent le centre-Nord du continent, du
lac Baïkal aux rives occidentales de la mer Noire : l’organisation sociale
qui y prédomine est celle des peuples cavaliers de l’Eurasie. Propriété
collective des troupeaux, intérêt supérieur du groupe qui fédère les
différentes unités sociales, fusion ethnique entre nomades dominants
(Huns, Avars, Bulgares, Turcs, Khazars…) et sédentaires, Slaves pour
l’essentiel. Chaque vague de cavaliers repousse la précédente qui
s’éparpille en s’associant aux populations de souche plus ancienne ou
fonde royaume un peu plus loin, butant, à l’Ouest, sur l’empire
d’Occident en perpétuelle construction, et, au Sud, sur l’empire d’Orient
en perpétuelle résistance.
Certes, l’empire Byzantin a subi, depuis les premières invasions
germaniques, de notables rétrécissements. L’Est, le Sud et l’Ouest de la
Méditerranée sont désormais sous juridiction musulmane, même si
quelques communautés chrétiennes gardent des liens, notamment
commerciaux, avec Constantinople. Mais un grand nombre de revenus –
taxes foncières, tributs, etc. – ne rentrent plus dans les caisses de l’État
et la capitale a beaucoup perdu de son attrait (à peine trois cent mille
habitants, en l’an 900). Quelques territoires subsistent en Italie : ils sont
sur le point de rejoindre l’orbe musulman ou d’acquérir leur propre
autonomie. Cependant, les péninsules balkanique et anatolienne tiennent
bon, en dépit de mécontentements grandissants, dus à une pression
fiscale croissant à la mesure des pertes territoriales de l’Empire. Les
vaisseaux byzantins sillonnent en toute tranquillité les mers Noire et
Adriatique et assez loin en mer Égée. La présence, au Nord, de l’État
khazar – multiconfessionnel sous direction juive – limite le dévelop-
pement septentrional de l’emprise musulmane. En dépit de problèmes
récurrents entre Bulgares du Danube et Constantinople, Bulgares de la
Volga et Khazars, signalant les rivalités autour des grandes voies
fluviales du commerce continental, un équilibre régional semble préva-
loir, reconnaissant le statut de première puissance maritime aux
Byzantins et favorisant le commerce juif sur le pourtour des mers Noire
et Égée, avec de non-négligeables retombées sur l’économie musul-
51
GENS DU LIVRE

mane. La construction de mosquées à Constantinople même ; l’accès


libre des chrétiens en terres musulmanes ; en particulier sur les lieux
saints de Palestine ; témoignent de cet esprit de conciliation. En ces
temps, l’affrontement n’est guère qu’un moment de la paix.
Renversement de tendance, au début du second millénaire : les
11ème et 12ème siècles concentrent une série d’événements guerriers, qui
s’achève par le sac de Constantinople, inviolée depuis presque mille
ans : le butin y est « proprement » fabuleux et les atrocités, innom-
mables. Que ce pillage ait été perpétré par des croisés chrétiens
d’Occident en route vers la Palestine (ils n’iront, de fait, pas plus loin,
se « contentant » de leur expédition byzantine) montre à quel point
l’avidité la plus sauvage a pu saccager le sens religieux. Cinq ans plus
tard, une autre croisade, cette fois contre les Cathares du Sud de la
France, pille Béziers et massacre sa population entière. « Tuez-les
tous ! », aurait ordonné Arnaud de Foulques, le légat du pape, « Dieu
reconnaîtra les siens » : l’église de Rome impose sa loi dans le sang.
Comment en est-on arrivé à de telles extrémités ?
Revenons un peu dans le temps. Du 7ème au 11ème siècle, les
luttes tribales de pouvoir, les problèmes de succession, l’importance des
féodalités locales avaient interdit toute politique papale cohérente.
C’était le cas au Sud de la Gaule, conquis au 6ème siècle par les Francs
catholiques sur les Wisigoths ariens. Les exactions des nouveaux
maîtres n’avaient cessé d’alimenter des résistances, (soulèvements, en
673, de la Septimanie et des Vascons), parfois marquées par des
alliances « contre-nature », entre chrétiens et musulmans, à l’instar de
Mauronte, duc de Provence, et Al Samah, le maître musulman de
Narbonne, ou, plus longuement, dans le massif des Maures et de
l’Estérel. Les menées de l’Islam au Languedoc relevaient d’une logique
de récupération de l’intégralité de l’ancien royaume wisigoth (un certain
nombre de soldats de l’armée musulmane étaient d’origine wisigothe) et
c’est sans combat que celle-ci était entrée à Narbonne, ainsi promue
capitale, quarante ans durant, d'une des cinq provinces d'al-Andalus,
aux côtés de Cordoue, Tolède, Mérida et Saragosse. Les populations
autochtones gardaient liberté de professer leur religion, moyennant
tribut, tandis qu’immigraient, d'Afrique du Nord et d’Espagne, des
familles entières élargissant les bases de la nouvelle domination.
52
DU 4ème SIÈCLE AUX CROISADES, L’OCCIDENT SOUS-DÉVELOPPÉ

Ce sont pourtant les Francs qui tiraient en définitive les marrons


du feu. Arbûna était conquise par Pépin le Bref en 759, non sans
grandes difficultés. Le siège de la ville avait duré sept ans, les
« Sarrasins » (quelques arabes, un fort contingent de maghrébins, un
autre tout aussi important, sinon plus, d’espagnols convertis et le reste,
des mercenaires chrétiens, probablement en grande majorité ariens) y
étant soutenus par les populations locales, variablement islamisées, plus
certainement restées en grande majorité ariennes, comme l'étaient
nombre de leurs seigneurs, et les Wisigoths avant 589, hostiles à la
conquête des Francs catholiques. Chaque victoire des Francs, que ce soit
en 739 ou 752 (étang de Berre, une bataille décisive vers l’imperium
franc), avait vu la vallée du Rhône, la Provence et le Languedoc
dévastés et mis au pas avec rigueur (notamment à Arles), par le pouvoir
carolingien. Pépin le Bref achevait ainsi la conquête de la Septimanie et
la foi en l’Unique refluait progressivement de Gaule…

La mainmise du temporel sur le spirituel s’appesantissait alors


avec l’empereur Charlemagne, nommant, à l’instar de son rival
d’Orient, les évêques responsables du clergé, tant séculier que régulier :
le pouvoir de la Papauté demeurait essentiellement honorifique, nonob-
stant les revenus de son fief italien. Les effets pervers de cette faiblesse
s’accumulent au fil des décennies : trafic des charges ecclésiastiques
gérées en valeurs d’usage ; immoralité, ivrognerie et violence généra-
lisées… L’ignorance entretenue des masses – en l’an mille, plus de
99 % de la population chrétienne occidentale est analphabète – les
luttes doctrinales et l’impuissance papale ont passablement dénaturé le
sens et le rôle du religieux en Occident. Le culte des esprits, la sorcel-
lerie, la débauche, sous toutes leurs formes, se sont répandus dans toutes
couches de la société. On en appelle au jugement de Dieu pour les plus
sordides motifs, selon des modes cruels et barbares : épreuves du feu, du
sang, de la croix ; duels judiciaires, etc.

C’est en cette difficile situation que la fondation de l’abbaye de


Cluny sous l’égide de Guillaume 1er d’Aquitaine inaugure, au début du
10ème siècle, un mouvement réformateur de première importance :
indépendant de tout pouvoir local ou impérial, son abbé est directement
placé sous l’autorité du pape. En moins de cinquante ans, plus de deux
53
GENS DU LIVRE

cents monastères – ils seront près de douze cents, au début du 12ème


siècle – adhèrent à ce mouvement qui va constituer le fer de lance de
Rome en Europe : fondations d’un nouveau rapport de forces à
l’intérieur d’une Chrétienté occidentale gravement malade. C’est dans
ce climat que l’Église augmente considérablement ses propriétés
foncières, notamment dans les îles britanniques, et doit faire face à de
nombreuses révoltes populaires excédées par le paiement de la dîme
(depuis Charlemagne, en effet, les paysans doivent remettre le dixième
de leurs récoltes à leur curé) : elles prendront bientôt un caractère
doctrinal, appelant à la pauvreté christique. Les sectes bogomiles et
cathares, d’inspiration manichéenne – à leurs yeux, le monde est
d’origine maléfique – ou vaudoises, plus conformes au dogme romain
mais non moins contestataires, pullulent du Nord de l’Italie aux
Pyrénées à partir du milieu du 11ème siècle. Dès le siècle suivant,
apparaissent les premiers adeptes connus du Libre Esprit, les Pifles
d'Arnold qui interprètent « le sacrifice » de Jésus (PBL) comme une
libération de tout péché et, donc, de toute morale hétéronome :
innocence retrouvée de la nature édénique, purifiée du mal.

La réforme papale se développe en plusieurs directions. S’atta-


quant tout d’abord au pouvoir discrétionnaire de l’empereur, elle interdit
la vente des charges ecclésiastiques et la nomination des clergés par des
laïcs. Cette lutte entre la Papauté et l’empire Germanique domine toute
cette période-charnière, ponctuée de papes et antipapes, rois et antirois,
excommunications et pénitences, alliances et trahisons diverses.
L’interdiction du mariage des prêtres prétend, de son côté, assainir le
climat sexuel du clergé. On reconnaîtra bientôt de nouveaux ordres
monacaux qui feront de la pauvreté un idéal : Franciscains et Domini-
cains, ces derniers fondant, au cours de la croisade contre les Cathares,
la « Sainte » Inquisition chargée de ramener au bercail les brebis
égarées. Enfin, on tend à définir un ennemi extérieur, susceptible de
mobiliser les foules et de canaliser les énergies : ce sera l’islam.

Tout ceci suit un véritable séisme politique en Espagne : le


khalifat omeyyade qui semblait invincible – chacun avait en mémoire la
démonstration de force, à la fin du 10ème siècle, du régent Al Mansour,
mettant au pas tous les petits royaumes chrétiens du Nord jusqu’au
54
DU 4ème SIÈCLE AUX CROISADES, L’OCCIDENT SOUS-DÉVELOPPÉ

sanctuaire de Saint-Jacques de Compostelle – s’est effondré au milieu


du 11ème siècle, sous la pression des particularismes, en particulier ceux
opposant les Hispaniques convertis, majoritaires, les Berbères maghré-
bins et les diverses ultra-minorités arabes. Quelque vingt ans plus tard,
une première croisade dirigée par Guillaume VIII d’Aquitaine – père du
fameux seigneur-troubadour Guillaume IX dont on entendra ici, à
l’instar de l’historienne allemande Sigrid Hunke, quelques sources
d'inspiration… – attaque et pille la petite ville de Barbasto, aux
frontières aragonaises : « premiers massacres civils (toute la population
mâle, au moins six mille personnes) premiers raids impunis et fruc-
tueux, premiers contingents d’esclaves musulmanes, probablement plus
espagnoles que sarrasines. Guillaume VIII et le légat du pape en
ramènent chacun un bon millier qui seront un des vecteurs les plus effi-
caces de la nouvelle culture ». Même si Barbasto redevient musulmane
dès l’année suivante, l’Eldorado ne contrôle plus tout-à-fait ses portes.

Peut-on imaginer la fascination exercée à l’époque par la


magnificence de l’État omeyyade sur les populations occidentales ? En
l’an 1000, à Cordoue, cinquante hôpitaux, tous gratuits, chacun doté de
domaines dont les revenus servent à son fonctionnement (notamment
eau courante en chaque chambre, chauffée par temps froid) ; plus de
cent écoles publiques, dont trente réservées aux enfants démunis ;
collèges publics et privés, dix-sept universités ; vingt bibliothèques
publiques, un nombre indéterminé de bibliothèques privées, dont celle
du khalife évaluée à plus de cinq cent mille ouvrages ; quatre-vingt
mille magasins et entrepôts, une dizaine de fabriques de papier ;
moulins et système régionalisé d’irrigation ; rues pavées et éclairées,
service de voirie, évacuation des eaux usées ; armée permanente,
régulièrement payée – près de cinquante mille mercenaires chrétiens
proviennent du Nord de l’Europe – etc. Rien de tout ceci en Occident
chrétien : les premiers efforts de voirie et de pavage n’apparaîtront, à
Paris, que dans plus de deux cents ans… Ni le terme d’Eldorado ni celui
de séisme ne sont trop forts pour décrire la situation espagnole…

Parmi les nombreux paramètres expliquant la déliquescence


politique du khalifat andalou, l’interruption des caravanes d’or en
provenance de l’Afrique de l’Ouest n’est pas le moindre. Interceptées
55
GENS DU LIVRE

par des tribus chiites du Maghreb, elles alimentent, à partir du milieu du


10ème siècle, un nouveau khalifat basé en Égypte, les Fatimides qui se
donnent pour objectif la destruction du khalifat abbasside de Baghdad,
lui-même confronté à de graves problèmes de particularismes locaux et
religieux : l’Est de la Méditerranée semble également à portée d’une
« reconquête » chrétienne. Constantinople se rue dans la brèche ouverte
par les Fatimides prêts à des alliances « contre nature ». Elle y trouve un
concurrent inattendu : Venise, première ville d’Europe chrétienne occi-
dentale, au tournant du millénaire (quarante-cinq mille habitants, à
l’égal de Kiev, à l’Est), désormais forte d’une flotte puissante et
soutenue, rappelons-le, par des ligues commerçantes de toute l’Europe
de l’Ouest. L’une et l’autre cités n’apparaissent guère obnubilées par
des scrupules religieux : prétextées par le comportement outrancier d’un
khalife fatimide qui prend Jérusalem aux Abbassides et en chasse tous
les chrétiens, suivi d’une intervention musclée des Turcs seldjoukides,
non moins sectaires, les Croisades ne les empêcheront aucunement de
s’allier avec tel ou tel prince musulman, sitôt que leurs intérêts
économiques seront en jeu.

Les Vikings n’en sont pas de reste. Côté Normands dont les
princes se christianisent sous l’influence anglo-saxonne à partir du 10ème
siècle, on joue tout autant des rivalités entre les ports italiens de l’Ouest
– Gênes, Pise, Amalfi, Naples, etc. – que de celles entre les diverses
principautés musulmanes, en s’alliant et affaiblissant les uns contre les
autres, pour conquérir au milieu du 12ème siècle la richissime Sicile
musulmane dont Palerme, la capitale (plus de deux cent mille habitants,
en l’an 1000), forme un des quatre foyers commerciaux et culturels de
l’Islam occidental, avec Cordoue, Fez et Kairouan ; de là, les derniers
territoires byzantins et musulmans de l’Italie du Sud. Nous verrons plus
loin combien cette conquête achevée dans un étonnant esprit de
tolérance, exceptionnel chez les chrétiens de l’époque, aura de
conséquences jusqu’au bord de la Baltique.

Côté Varègues, la destruction du royaume Khazar à la fin du


10ème siècle – interrompant ainsi une des plus remarquables expériences
non-musulmanes de fusion entre civilisation et culture tribale nomade –
implique immédiatement une tension accrue avec les Byzantins. Car les
56
DU 4ème SIÈCLE AUX CROISADES, L’OCCIDENT SOUS-DÉVELOPPÉ

Varègues sont avant tout des marins, menaçant directement la base


même de la puissance byzantine. Intégrant l’oligarchie juive khazare
dans leur État de Kiev ; s’appuyant épisodiquement sur leurs voisins
bulgares de la Volga, au Nord-est ; du Danube, au Sud-ouest ; et les
implantations musulmanes, au Nord-est de la péninsule anatolienne ; les
Varègues asphyxient lentement Constantinople, en détournant à leur
profit le commerce de la mer Noire mais en adoptant toutefois la
religion de leur puissant concurrent. Du coup, Varègues de Kiev et
Varègues suédois qui se convertissent, eux, au catholicisme romain, au
début du 11ème siècle, perdent leur identité culturelle : la diversification
des influences religieuses fracture les ensembles tribaux…

À l’intérieur des terres, outre la conversion à l’islam des


Bulgares de la Volga, l’évangélisation catholique et les implantations
allemandes vers l’Est s’opposent aux efforts de Constantinople et de son
patriarcat en direction des Slaves. Dernière vague des cavaliers des
steppes installés dans le Moyen-Danube au début du 10ème siècle, les
Hongrois magyars rallient la chrétienté romaine à partir du 11ème, à peu
près en même temps que la Pologne et la Bohême. Même si les espaces
restent largement troués de zones païennes, les classes privilégiées et
notamment marchandes de l’Europe sont désormais incluses dans l’une
ou l’autre des deux chrétientés : les tensions s’avivent, jusqu’à la
rupture définitive, au milieu du 11ème siècle. Le climat est d’autant plus
lourd que l’Occident demeure singulièrement privé de ressources
monétaires. Pour comprendre cette situation, il faut approfondir un peu
plus le rôle de l’usure dans l’économie féodale.

Une des fonctions les plus perverses de ce mode de gestion


monétaire réside en la multiplication des conflits armés. Le pouvoir du
prince repose en effet sur une accumulation de valeurs d’usage tirées
essentiellement du sol. Il lui faut en conséquence acquérir du foncier.
Pour ce faire, point d’autre alternative au mariage diplomatique que la
conquête militaire, impliquant charge d’armées ; et donc ressources
financières appropriées : on fait alors appel à l’usurier maintenu en cour
et à la levée d’impôts, souvent confiée, d’ailleurs, à ce même banquier.
Pour sa part, l’usurier attend du prince soit un remboursement en
espèces issues du pillage, soit une compensation en natures qu’il pourra
57
GENS DU LIVRE

négocier en fonction du marché. Le tout dans un climat d’extrême


fébrilité, dans la mesure où les délais de remboursement sont très brefs :
un an au maximum. On comprend ainsi pourquoi, au 11ème siècle, les
conflits en Europe de l’Ouest sont devenus si fréquents que la Papauté
doit instaurer la Paix de Dieu – dernier volet de la réforme sus-
indiquée : désormais, on ne se battrait – entre chrétiens – plus de quatre-
vingt-dix jours par an, sans risque d’excommunication...

La féodalité est économiquement une anti-civilisation :


fréquemment confinée entre l’usurier et le seigneur, la masse monétaire
quitte inexorablement le système commerçant – fondement de la
civilitas – qui peine à se développer et s’oppose, en conséquence et par
nécessité, à cette oppression sur les affaires, sauf, bien évidemment,
dans sa variante juive qui combine les deux systèmes. Rien d’étonnant
donc à ce que les premiers foyers antijuifs se soient constitués parmi les
marchands. C’est à Ratisbonne – capitale du saint empire Germanique
et seconde ville d’Europe de l’Ouest (quarante mille habitants, en l’an
1000), après Venise – qu’éclate le premier « pogrom » contre les juifs, à
l’occasion des prêches pour la première croisade vers Jérusalem. Au
thème, connu, du déicide, on ajoute celui de la duplicité. Et, en effet, la
situation n’est pas bien claire. Finançant les guerres des puissants, la
bourgeoisie juive participe également à la défense des intérêts
musulmans et chrétiens. Présente dans toutes les administrations musul-
manes espagnoles, elle forme par ailleurs l’ossature administrative de la
« Reconquête » – notamment en Castille notoirement dépourvue de
classe instruite chrétienne.

C’est ici l’occasion de rappeler le caractère dévastateur des


amalgames. Lorsqu’on parle des juifs comme d’une globalité indivise,
on induit directement un rapport entre le petit prêteur du coin et le
financier international qui manipule les gouvernements au gré de ses
intérêts. Une analyse poussée indique qu’à différentes époques, il y eut
en effet des accointances entre juifs influents sur des régimes politiques
en conflit. Mais bien évidemment, cela n’exclue pas les divergences
d’intérêts entre ces privilégiés et, surtout, n’implique en aucune manière
leurs classes populaires. Cependant, les malheurs des uns font le
bonheur des autres : pour accéder à ce niveau de richesse qui place les
58
DU 4ème SIÈCLE AUX CROISADES, L’OCCIDENT SOUS-DÉVELOPPÉ

rares qui s’y maintiennent au-dessus du politique, l’exploitation occulte


des classes inférieures est une constante de l’Histoire et les juifs n’ont
fait probablement ni mieux ni pire que les autres. Dans quelle mesure
les plus fortunés d’entre eux ont manipulé les oppressions sur leurs
coreligionnaires ? On ne se hasardera pas à tenter de répondre à cette
question polémique, susceptible de trop d’exploitations haineuses ; ni,
d’ailleurs, à la question inverse tout aussi pertinente, sinon plus,
relevant les multiples actes de solidarité des plus favorisés envers leurs
frères opprimés. Mais il faut se rendre à l’évidence. Au tournant du
millénaire, une frontière est désormais établie entre une élite juive
éminemment riche et influente qui demeurera plus ou moins visible-
ment à la pointe du développement de la Civilisation, et un peuple
éparpillé, longtemps divisé, souvent appauvri et soumis aux aléas d’une
Histoire singulièrement marquée par la judéophobie. Nous en verrons de
bien tristes illustrations dans les excès prochains de l’Inquisition.

Relatif, le succès des premières croisades exaspère les appétits,


les territoires conquis restant fort peu étendus. Si les guerriers
recherchent toujours plus de butin, les commerçants comptent bien,
quant à eux, étaler l’influence de leurs comptoirs sur le maximum
d’espace. La lutte est particulièrement féroce. Derrière Venise, les
grands ports de la Méditerranée occidentale – Gênes, Pise, Amalfi,
Naples, Barcelone, Marseille, etc. – libérés par la conquête normande de
la Sicile, réclament leur part à l’Est. La situation de Constantinople
devient de plus en plus précaire. La prise et le pillage par les Normands
siciliens, dans le dernier quartier du 12ème siècle, de Thessalonique –
seconde ville de l’empire chrétien d’Orient (deux cent mille habitants en
l’an 1000) – sonne le glas : en dépit des multiples possibilités de survie
jouant sur les antagonismes des prétendants – Venise et Gênes, surtout –
Constantinople est à l’agonie.

La situation est d’autant plus dramatique qu’au Nord, l’expan-


sion allemande coupe les voies commerciales avec la Baltique. S’ap-
puyant sur une évangélisation « musclée » des pays baltes par des ordres
de moines-chevaliers, notamment celui des Chevaliers teutoniques, le
saint empire Germanique entre en conflit avec les fidèles slavo-varègues
du patriarche de Constantinople, regroupés autour de la principauté de
59
GENS DU LIVRE

Novgorod – lambeau d’un royaume de Kiev, déchiré, lui aussi, par les
particularismes – et ceux des catholiques jouant la carte romaine (en
Pologne, tout particulièrement). La division « Papauté-Empire » se
retrouve dans les luttes d’influence entre les différents ordres de
moines-chevaliers. L’ordre des Templiers, celui de Saint-Lazare de
Jérusalem ou encore des chevaliers de Saint-Jean qui s’installent
durablement dans l’île de Rhodes, travaillent, eux, officiellement pour le
souverain de Rome ; sans exclure de plus officieux services à telle ou
telle république marchande… Sur tous les champs de bataille, dans tous
les partages de butin et de pouvoir, les uns et les autres entrent en
compétition, cherchant, par la même occasion, à contrôler, chacun à son
profit, les nouveaux échanges commerciaux qui se mettent en place.

L’argent est le nerf de la guerre ; la guerre, celui du pouvoir : on


voit ainsi dans quelle infernale logique la Papauté se trouve enfermée
pour exister en tant que force unificatrice. Car, nonobstant les desseins
inavoués de tel ou tel de ses prélats – la Curie romaine (l’administration
papale) est à l’époque un entrelacs de rivalités, appétits de puissance et
de jouissance matérielle – le catholicisme veut désormais s’affirmer
comme « La » lumière de « La » civilisation. Attitude presque révolu-
tionnaire : depuis Eusèbe en effet (célèbre père de l’Église du 4ème
siècle), « penser grec, c’était penser mal » et, si les conciles de Nicée et
de Constantinople avaient hellénisé le langage de la foi, c’était pour
mieux « déshelléniser » son contenu. L’exclusion du modèle néopla-
tonicien – l’Un, l’Intellect et l’Âme – était longtemps demeurée une
constante de la pensée ecclésiologique ; l’étude des sciences naturelles,
l’objet de ses anathèmes : tant vanté, le rôle des monastères au cours du
haut Moyen-Âge semble bien plus de l’ordre du confinement que de la
diffusion des savoirs antiques.

60
DES CROISADES À LA RÉFORME
NAISSANCE D'UNE NOUVELLE CIVILISATION

Les prises de Tolède et de Palerme dévoilent un monumental


capital de culture et trop d’esprits enthousiastes réclament leur part de
« butin » : rien ne peut endiguer, pour l’instant, le transfert des connais-
sances qui s’effectue sous l’œil attentif de la Papauté, représentée par
les moines de Cluny, omniprésents dans la construction de la nouvelle
société espagnole. À Tolède qui a hérité, depuis la chute du khalifat de
Cordoue, une grande part de ses trésors littéraires et de ses savants, on
fonde une école de traductions où travaillent arabisants, hébraïsants et
latinistes. Le roi très chrétien se pose en « Roi des trois religions ». Les
12ème et 13ème siècles, en Espagne et Sicile, sont au moins autant les
siècles de l’islamisation de la Chrétienté que ceux de la christianisation
de l’Islam nord-méditerranéen et cela explique, en grande partie, les
futurs excès de l’Inquisition qui tendra à rétablir, par tous les moyens, la
position traditionnelle de l’Église sur la pensée de ses ouailles.
Parallèlement mais avec un bon siècle d’avance, c’est encore le
temps de l’islamisation du judaïsme : la Kabbale renaît des contacts
suivis entre mystiques des deux religions (Sefer ha Zohar, « Le Livre de
la splendeur », au 12ème siècle). Les philosophies arabe puis judéo-arabe
forment une nouvelle pensée chrétienne. Il faut citer, en cet esprit et
exergue à notre troisième partie où l’on pourra approfondir le thème, Al
Ghazali, musulman perse, inspirant, entre autres, Juda Halevi et son
Kuzari ; Abraham, juif de Saragosse, et son élève chrétien, Ramon
Lulle, qui écrit Le dialogue des trois sages, somme inégalée de l’huma-
nisme médiéval. Plus subtiles, les influences des mystiques musulmans
61
GENS DU LIVRE

(Al Hallaj, Ibn 'Arabi) se mâtinent avec celles des philosophes (Ibn
Rushd, surtout) dans la pensée complexe d'un maître Eckart (13ème
siècle), tangente également au mouvement du Libre Esprit et qui sera,
tout comme ce dernier dont le maître s'efforce pourtant de se distinguer
nettement, déclarée hérétique.
Ces derniers mélanges situent le gros morceau des transferts
culturels entre l'Islam et la Chrétienté : les nouveaux développements de
la logique gréco-antique, véritable contrepoint aux considérations
mystico-sensibles des soufis et autres kabbalistes. Par les travaux des
musulmans : notamment Ibn Sina (Avicenne) et Ibn Rushd (Averroès) ;
des juifs, fortement influencés par les premiers : Ibn Gabirol et
Maïmonide, en particulier ; on découvre Aristote et Platon, Plotin et
consorts. On y prend toutes sortes d’idées, des plus anodines aux plus
contestataires de la dogmatique chrétienne ; on y forge en tout cas un
nouveau style d’exposition de la pensée, beaucoup plus systématique et
argumentatif. Robert Grossetête, Gérard de Crémone, Guillaume
d’Auvergne, Hermann de Carinthie, Roger Bacon, Duns Scott, Robert
de Chester, Joachim de Flore, Platon de Tivoli, Albert le Grand et son
élève Thomas d’Aquin : autant de penseurs, formés à l’école judéo-
musulmane, qui irrigueront l’Occident jusqu’au 16ème siècle. Il reste
encore à détailler, très précisément, les lignées d’influence et les zones
de déperdition sémantique, volontaire ou inconsciente, qui permettraient
d’énoncer exactement, dans le mouvement de ces transferts, les détour-
nements et autres inversions de sens qui fondent la spécificité du
discours futur de la modernité : c’est là un travail d’importance capitale.
L’effervescence provoquée par cette récollection s’ingénie,
c’est aisément compréhensible, à s’inventer une origine typiquement
chrétienne. Patronnée par la Papauté en dépit de son contenu
potentiellement révolutionnaire – en réalité, plutôt édulcorant les idées
radicales des Pifles – l’œuvre de Joachim de Flore (fin 12ème siècle) est à
cet égard particulièrement intéressante, en ce qu’elle va influencer,
jusqu’aux « Lumières » du 18ème siècle, pratiquement tous les mouve-
ments religieux populaires variablement contestataires de l’ordre
catholique. Divisant l’histoire du Monde en trois âges : celui du Père –
avant Jésus-Christ (PBL), donc – celui du Fils (le premier millénaire
christique) et celui du Saint-Esprit (dont l’avènement était imminent,
62
DES CROISADES À LA RÉFORME, NAISSANCE D'UNE NOUVELLE CIVILISATION

selon Joachim et un grand nombre de ses contemporains chrétiens) ; il


prophétisait l’accession de l’Humanité tout entière à la sainteté, rendant
à terme inutile la moindre institution religieuse.
Qualifié de « millénariste », généralement égalitariste et fémi-
niste, ce courant d’idées fera longtemps l’apologie de la pauvreté chris-
tique, avant de déboucher, via un grand nombre d’avatars, sur la révolu-
tion anglaise et, un peu plus tard, la démocratie américaine : c’est dire
qu’il traverse toute la période considérée en cet ouvrage. Mais le chré-
tien Joachim de Flore n’en est pas moins un homme de son temps, do-
miné par des idées largement venues « d’ailleurs » : on comprend dès
lors tout l’intérêt d’une relecture de son œuvre, en quête de ses éven-
tuelles influences musulmanes, notamment kharidjites…
Le bouillonnement intellectuel dont les premiers effets sont
lisibles dans la célèbre dispute entre Abélard de Nantes : « je pense
donc je crois » ; et Anselme de Canterbury : « je crois donc je pense » ;
qui s’achève par la crémation des ouvrages du premier par Bernard de
Clairvaux, le célèbre prêcheur des Croisades, s’amplifie plus prosaï-
quement de transferts technologiques. Les apports – et les controverses,
non moins vives – sur le plan de la santé et de l’hygiène (bains et voirie
publique) sont assez connus. Mais on parle peu ou prou des techniques
nouvelles d’agriculture, attribuant ainsi la révolution de l’assolement
triennal à son lieu réputé d’émergence, en France (le Nord), alors que
l’Espagne a facilement un bon siècle d’avance en la matière. La fertili-
sation artificielle des sols mais aussi la pollinisation manuelle à des fins
d’amélioration productive (systématisation à partir de la culture dattière)
se répandent au Nord des Pyrénées. Les techniques de construction
d’édifices monumentaux (à l’instar des mosquées, hôpitaux, palais
princiers) structurent de nouvelles corporations ouvrières – les
Compagnons – dont les plus éminents maîtres ont fait leurs études en
terres islamiques. On n’oubliera pas ici tout ce que doivent nos clochers
chrétiens aux minarets musulmans… Enfin et probablement d’un apport
décisif, l’utilisation massive de la technologie rotative verticale – en
particulier, les moulins – en provenance du Moyen-Orient et rationalisée
en Andalousie depuis le 10ème siècle, dote l’Occident de nouveaux
moyens énergétiques indispensables au développement de nouvelles
formes de production.
63
GENS DU LIVRE

La Sicile éclaire ces transferts civilisateurs sous un angle plus


politique. Au début du 13ème siècle, son souverain, Frédéric II, est
allemand par son père, et normand par sa mère. Roi de Sicile et
empereur du saint empire Germanique, il représente « Le » danger pour
la Papauté qui perdrait toute indépendance dans l’unification de
l’Empire, de la Baltique à la Sicile. Après avoir espéré maintenir
Frédéric sous sa coupe, en l’investissant elle-même à la tête de l’Empire
– fait sans précédent qui dénote la prétention à passer du césaro-
papisme impérial à un papo-césarisme sans partage – la Papauté doit en
permanence lutter contre le grand projet de son rival. Ce dernier trouve
des appuis à Gênes comme à Pise – il est facile d’y lire les intérêts
commerciaux de ces cités concurrentes de Venise – et l’Ordre des
chevaliers teutoniques, basé depuis peu à Riga au bord de la Baltique,
lui est acquis.
Élevé dans une cour de Palerme notoirement islamisée, Frédéric
parle et écrit l’arabe. Passionné de sciences naturelles, il favorise les
études, en général ; la médecine, en particulier. Le développement, en
ses possessions d’Italie méridionale, de l’Université de Palerne où
enseignent des maîtres arabes et qui fera longtemps référence en
Occident, lui doit beaucoup. Entouré de fonctionnaires maghrébins
généralement convertis au christianisme, il transmet un impressionnant
legs culturel à l’Occident. Outre la traduction, comme en Espagne, de
centaines d’œuvres scientifiques et l'introduction de la révolutionnaire
méthode expérimentale – en dehors du sacré (textes révélés), tout legs
de l’esprit devient systématiquement critiquable, notamment par
l’observation des faits – on peut ainsi lire, par exemple, le trajet des
influences architecturales, de la Sicile musulmane au mont Cassin, en
Italie centrale ; du mont Cassin, au bassin collecteur de Cluny ; et de là,
leur essaimage à travers l’Europe. D’autres chemins plus directs
joignent la Sicile à la Baltique, via les Chevaliers teutoniques. Mais, à
l’intérieur de ces influences scientifiques et architecturales, il faut en
lire d’autres, nettement politiques celles-là.

64
DES CROISADES À LA RÉFORME, NAISSANCE D'UNE NOUVELLE CIVILISATION

MILLÉNARISME
Croyance chrétienne en un règne millénaire du Christ (PBL) de retour
sur terre, abolissant inégalités et injustices. Plus généralement, courant
d’opinions tenant d’une société égalitaire et pacifiste.

Deux expressions majeures, fortement centrées sur la relation à la nature et


au désir : l’une, ascétique, partagée entre le christianisme paulinien et celui
d’inspiration gnostique (voir dans le corps du texte) veut dompter celle-là,
en éteignant celui-ci ; l’autre, hédoniste, tangente à de multiples courants
libertaires, notamment à l’épicurisme (doctrine matérialiste, quant à elle),
prétend consumer celui-ci, en exaltant celle-là. Dialectique fluctuante,
donnant lieu à de nombreuses médiations, actions, réactions, hésitations,
conversions : les classifications sont donc à entendre avec nuances…

Sources
ascétiques : Paul de Tarse, Manès, Origène, François d’Assise, Dominique
de Caleruega, Luther, Calvin, etc.
hédonistes : Simon le magicien, Basilide, Lampèce, Jean Scot Erigène,
Arnold, Amaury de Chartres, Walter de Hollande, etc.
médianes : Joachim de Flore, Pierre de Vaud, John Wycliff, maître Eckart,
Michel Servet, Lelio Socini, Molinos, etc.

Manifestations sociales
ascétiques : bogomiles, cathares, ordres catholiques mendiants
(particulièrement, les franciscains spiritualistes), luthériens, calvinistes,
presbytériens, puritains, jansénistes, etc.
hédonistes : pifles, alumbrados, picards, adamites, béguines et bégards,
libertins, etc.
médianes : vaudois, lollards, frères moraves, anabaptistes, niveleurs,
unitariens, quiétistes, etc.

N.B. : On s’en est tenu, ici, à la période couverte par notre ouvrage, délaissant, en
particulier, les mouvements du 18ème siècle que nous effleurerons à peine et à
dessein. On remarquera que les dernières manifestations citées (jansénistes,
libertins et quiétistes), pratiquement en négatif des thèmes millénaristes
fondamentaux, et qui apparaissent, quasiment toutes, au 17ème siècle, semblent
enterrer de fait le mouvement révolutionnaire originel : en réalité, si celles-là sont
de moins en moins populaires, celui-ci tend à quitter désormais la sphère
strictement religieuse…

65
GENS DU LIVRE

Frédéric II a fait mettre au point par ses hauts fonctionnaires un


nouveau système douanier calqué sur le modèle arabo-musulman :
monopoles sur le sel, les minerais, les textiles ; régies sur le commerce
et la teinture de la soie ; suppression de tous les droits d’octroi et
douanes aux seules frontières de l’État. Ces « constitutions d’Amalfi »
serviront de modèle à tous les grands États qui ne vont plus tarder à
affirmer leur puissance sur les pouvoirs des féodaux et dont les luttes
autour des voies d’eau (fleuves et mers) vont s’avérer décisives pour les
peuples européens : c’est toute l’histoire des siècles post-byzantins,
jusqu’à la Guerre de Trente ans (17ème siècle) qui déchirera une nouvelle
fois la Chrétienté occidentale, achevant d’en dissoudre le sens dans un
champ politique complexe, fruit d’une multiplication d’accidents, à
l’intérieur d’un espace tout autant complexe, de plus en plus confiné, de
plus en plus obsédé par l’économie.
Obsession encore toute relative à l’Est. Ses classes marchandes
et guerrières n’ont pas participé au festin des Croisades et ni la chute de
Constantinople, ni la nouvelle invasion mongole, ni l’établissement
tardif des Turcs ottomans au Sud ne modifient sensiblement l’organi-
sation commerciale et monétaire de ces régions. Les juifs en restent
largement les maîtres, conservant des liens privilégiés avec les diffé-
rents dominants politiques, sauf au Nord-est, où, même sous la coupe
des Mongols, les orthodoxes du royaume de Novgorod s’efforcent de
restreindre l’établissement des commerçants juifs. Mésopotamiens
installés en Géorgie, italiens en Crimée, les uns et les autres effectuent
de nombreux voyages en Pologne, en utilisant les toujours actifs relais
de leurs coreligionnaires khazars : Caleph Judaeus, de Caffa (15ème
siècle, sous domination mongole) ; David, de Constantinople (16ème
siècle, sous domination turque et désormais appelée Istanbul) ;
commercent ainsi et régulièrement avec Lemberg. L’absence de
véritable concurrence à l’hégémonie juive va perdurer jusqu’au 18ème
siècle : on a là un terrain exceptionnel d’étude du système féodal qui
permet, par comparaison et analogie, de mieux entrevoir la genèse du
capitalisme, en Europe occidentale. On y retrouve au départ les mêmes
paramètres : confinement de l’argent entre le prince et l’usurier ;
protection du second par le premier, moyennant de conséquentes taxes
sur les bénéfices ; luttes entre le prince et ses grands vassaux qui sont
les principaux clients des usuriers ; report des taxes royales sur les taux
66
DES CROISADES À LA RÉFORME, NAISSANCE D'UNE NOUVELLE CIVILISATION

d’intérêt (supérieurs à 100 %, en Pologne, au 14ème siècle !) prélevés par


les usuriers sur cette noblesse ; exaspération des classes populaires
(agriculteurs et artisans) surchargées au bas de l’échelle sociale et
confinées dans une économie de survie. Sitôt que le pouvoir royal
faiblit, l’influence juive décline. Mais, à la différence de l’Occident où
se sont organisés des contre-pouvoirs décisifs, le système demeure
longtemps en l’état, notamment en Pologne (papiste, ne l’oublions pas
dans la perception de l’évolution stratégique de la Curie romaine) et se
déploie sur des chemins moins courus à l’Ouest.
À l’inverse de sa consœur occidentale, la bourgeoisie juive
orientale s’investit durablement dans le foncier acquis par retour de
créances. L’usure des grands banquiers (Sabetaï, Iosman, Levko, à
Cracovie ; Miesko, Jordan, à Posen ; Fischel, Schina, à Lemberg ; etc.)
parvient à amasser des biens immenses, en s’emparant très légalement
de villages et de terres seigneuriales. Disposant d’atouts commerciaux
conséquents pour exploiter le fruit de cette accumulation foncière, ces
grands propriétaires organisent à partir de leurs fiefs citadins une
véritable autonomie juive : kabal (conseil urbain) et galitoth (groupe-
ments de communautés rurales et urbaines) ; Vaad Arba Aratzoth (sorte
de parlement juif international). Éparpillée dans le monde slave avec
une forte concentration autour de ses anciens relais commerciaux
(Crimée, Cracovie, Lemberg et Kiev, notamment), l’oligarchie khazare,
renforcée par une émigration croissante, majoritairement en provenance
de l’Ouest mais, aussi, du Sud-est (Mésopotamie), tend à rétablir – et
même étendre – son ancien royaume, en le transposant sur le plan
économique (monnaies polonaises avec caractères hébraïques, datant
des 12ème et 13ème siècles).
À cet égard, la position du judaïsme lituanien est encore plus
favorable que celle des juifs polonais. À l’instar de leurs coreligion-
naires castillans mais beaucoup plus ouvertement et durablement (au
moins jusqu’au 17ème siècle), les juifs lituaniens dominent le grand
commerce, la banque, la collecte des impôts, les douanes, les mines, etc.
Mais, a contrario de leurs homologues espagnols, ils portent épée et sont
considérés en citoyens libres : la Lituanie a longtemps gardé des mœurs
et coutumes païennes, indifférente aux considérations déicides et autres
« prévenances » religieuses. L’union de Lublin avec la Pologne et,
67
GENS DU LIVRE

surtout, le démembrement de cette dernière au 18ème siècle ruineront


cette position privilégiée. Accompagnant la faillite du système féodal
oriental, marquée – comme en Occident cinq siècles plus tôt, nous
allons le voir – par des flambées de haine judéophobe, commencera
alors un nouvel exode, variablement subi selon la fortune déplacée et
comportant de notables exceptions : comme dans toute l’Europe, une
caste de financiers de cour, normalement assez christianisée pour
apaiser les esprits rageurs, subsistera contre vents et marées, assurant
une continuité géographique au capitalisme juif.
En Occident, la protection des princes se sera dégradée depuis
bien longtemps. Dans un ensemble politique beaucoup plus instable,
sous la pression de multiples intérêts concurrents de ceux des juifs, les
rois et autres cités autonomes alternèrent d’abord expulsions et réinté-
grations, purgeant, d’une part, leurs encombrantes dettes et rétablissant,
par ailleurs, de commodes intermédiaires dans la collecte des taxes.
Tant que subsista le système féodal, les juifs furent toujours rappelés au
service des princes, en tant qu’« esclaves du Trésor », moyennant à
chaque fois de substantielles « taxes de retour » : du 12ème au 15ème
siècle, quatre expulsions successives de France ; la dernière, effective au
Nord de la Loire, plus variablement à son Sud, et qui ne concerne ni le
Dauphiné ni la Provence, perdurant jusqu’au 17ème siècle.
Dans un premier temps, ces déstabilisations répétées ruinent les
installations commerciales des juifs qui se cantonnent désormais massi-
vement dans l’usure, le change, les pierres et les métaux précieux,
concentrant le maximum de valeurs dans un minimum de volume. Dans
un second temps, au fur et à mesure qu’apparaissent de nouveaux
circuits monétaires et d’autant plus que le développement de ces
derniers s’oppose à celui de l’usure, il va s’agir, pour des sociétés
désormais dépendantes de la production de valeurs d’échange, de se
débarrasser du système et de l’influence des juifs qui n’ont alors de
choix qu’entre l’exil et l’intégration au sein du nouveau système. On
remarquera que cette intégration se fait « spontanément » dans
l’environnement des villes en pointe des flux financiers : Venise, Gênes,
Bruges à qui profite, en fin de compte, le pompage effectué par les deux
premières, sensiblement amplifié par les investissements dans le
commerce hanséatique de la Baltique.
68
DES CROISADES À LA RÉFORME, NAISSANCE D'UNE NOUVELLE CIVILISATION

Ce mouvement est d’autant plus fort que le nouveau système


fonctionne sur un mode véritablement révolutionnaire. Sa base n’a
pourtant rien que de très « banal » : un afflux soudain et conséquent de
valeurs économiques. Après les conquêtes du khalifat de Cordoue, du
royaume de Sicile et de l’empire Chrétien d’Orient, d’énormes richesses
sont en effet brutalement parvenues en Occident. Malgré des troubles
économiques récurrents dus à l’anarchie des mouvements monétaires,
les villes connaissent un essor prodigieux. Dès la moitié du 13ème siècle,
Gênes et Florence frappent les premières monnaies d’or (Venise, un peu
plus tard) qui s’échangent rapidement sur tous les marchés. Si les
commerçants investissent la place, en développant des foires prospères,
les artisans n’en sont pas moins présents. Les uns et les autres y trouvent
des financements variés, parfois usuraires mais de plus en plus inté-
ressés à l’activité productive. Sur tous les grands marchés de Lorraine et
des Flandres, comme dans les marchés secondaires (Cahors, par
exemple, dans la vallée de la Garonne), on trouve de ces financiers en
provenance d’Italie centrale, de Barcelone ou de Tolède, parfois
regroupés au sein de guildes puissantes qui tendent à absorber un
maximum d’activités en leur sein. Grands commerçants et banquiers
marient leurs enfants avec ceux de leurs associés, organisant ainsi leur
capital sur le moyen et long terme.

À partir de ces noyaux financiers, de grandes entreprises


multinationales apparaissent (Bardi, Chigi, Médicis, Peruzzi, en Italie ;
Welser, Fugger, Inhof, Hirschvögel en Allemagne ; Portinari à Bruges,
etc.) qui interfèrent fortement dans le système politique, notamment par
l’acquisition de grands monopoles (les Médicis et l’alun, les Fugger et
l’étain : exemples célèbres et significatifs). Mais le fait d’importance est
d’un autre ordre : à la différence de l’ancien système juif et, plus
généralement, moyen-oriental (arabe, notamment), la finance et le
commerce sont désormais liées intimement à la production : première
phase de la révolution moderne. Signes tangibles de cette évolution, les
engins mécanisés se développent d’une manière « anormale », au regard
des autres grandes civilisations de l’époque (Chine, Inde, Islam) : en
moyenne, chaque européen possède une dizaine « d’esclaves méca-
niques », en particulier dans l’agriculture (charrue à roue). Sans être
encore décisive, cette pré-révolution technique modèle de nouvelles

69
GENS DU LIVRE

façons de penser et de concevoir l’action sur le milieu environnant.


Partout dans l’arrière-pays immédiat des ports (Bruges, Anvers, Venise,
Gênes, Pise, Amalfi, etc.), se développent des activités industrielles
(draps de Flandres, métallurgies à Milan, huiles et vins de Naples, tissus
de Florence, laine anglaise…), dynamisant un tissu complexe de cités
laborieuses (communes lombardes, bassin du Bas-Rhin, Wessex
anglais…). La moindre rivière accueille moulins et forges, ces dernières
exploitant massivement le charbon de bois tiré des forêts avoisinantes.
L’Europe commence à tirer profit de ses particularités climatiques et
écologiques.

C’est peut-être là, justement, l’élément décisif de l’apparent


déclin, général à cette époque, des juifs occidentaux de moins en moins
fixés au sol – nonobstant de notables nuances locales : au début du 14ème
siècle, si ceux-ci n’assurent plus que 1 % des entrées fiscales à Paris,
alors première ville européenne, avec deux cent mille habitants –
Cordoue a perdu, en trois siècles, plus de la moitié de sa population –
leur part de contribution budgétaire dépasse encore les 20 % à
Barcelone et même les 35 % dans le royaume de Castille. C’est aussi
l’époque où la « Reconquête » chrétienne en Espagne prend une
tournure nettement coercitive, preuve, s’il était besoin, de l’attachement
des Espagnols à leurs religions multiséculaires (islam et judaïsme). Les
procès inquisitoriaux se multiplient, plus souvent conclus par des
emprisonnements et des confiscations de biens que par des exécutions et
des bûchers, au demeurant toujours spectaculaires. Il faut ici bien saisir
les enjeux politico-économiques. La progression chrétienne vers le Sud
repose sur le système usurier féodal et la bourgeoisie juive ne cesse de
s’enrichir par retour de créances. Situation cornélienne pour le pouvoir
de l’Église. Alors que les princes s’opposent ailleurs à la conversion des
juifs, histoire de conserver chacun son usurier-maison, l’Inquisition –
présente dès le milieu du 14ème siècle dans la péninsule, elle n’y est
institutionnalisée qu’au siècle suivant – réduit significativement le
nombre de juifs espagnols, contribuant ainsi paradoxalement à la
destruction du système féodal, un des piliers fondateurs de l’Église
romaine…

70
DES CROISADES À LA RÉFORME, NAISSANCE D'UNE NOUVELLE CIVILISATION

Mais, bien avant que ne sévissent les moines inquisiteurs, les


nouveaux convertis (les Marranes) et leurs homologues anciennement
musulmans (les Morisques), connaissent de notables difficultés à inté-
grer la société chrétienne de leur pays. Des émigrations de populations
et de capitaux s’initient dès le 13ème siècle : on part vers le Portugal,
l’Aquitaine, l’Angleterre ou les Flandres ; la Navarre, la Provence, le
Dauphiné, l’Italie centrale ou le Maghreb ; le bassin méditerranéen
oriental ; etc. Autre paradoxe : alors que les exactions contre les juifs se
multiplient en Europe occidentale, on assiste également à de massives
installations en provenance du Moyen-Orient : Tolède, Lisbonne,
Anvers, Livourne, Mantoue, Venise, Bayonne, Bordeaux, Toulouse,
Avignon, etc. On peut invoquer ici le poids de la domination mongole
sur la Mésopotamie ; mais, plus sûrement, il faut lire dans tous ces
mouvements celui des réalités économiques : l’Europe de l’Ouest est
devenue un pôle financier d’importance eurasienne… Signe des temps :
à la fin du 15ème siècle – en pleine terreur du redoutable Tamerlan – la
Babylonie concentre désormais moins de 10 % de la population juive
mondiale. Le capital juif – beaucoup plus fermement cadré qu’on ne le
pense communément par une endogamie en passe de se généraliser dans
ses communautés, surtout lorsqu’elles sont prospères – est alors en
pleine phase de restructuration. Il ne réémergera officiellement dans la
société occidentale que prudemment, à partir du 18ème siècle, sur des
bases élargies à l’économie mondialisée du colonialisme européen, à
partir, surtout, de leurs fiefs hollandais et anglais établis au siècle
précédent.

En cette fin de Moyen Âge, la puissance des cités se traduit


variablement sur le plan politique. Profitant de diverses exemptions et
bénéfices d’octroi, parfois droits de monnaie, police et défense locales,
selon des négociations au cas par cas avec le pouvoir seigneurial, royal
ou impérial (sur le modèle des « coutumes » de Magdeburg et Lubeck,
en Allemagne ; de Lorris, en France ; des « privilèges » de Newcastle,
en Angleterre ; etc.), leur degré d’autonomie dépend largement de
l’autorité de l’empereur, sur les rois ; du roi, sur les grands seigneurs.
En Allemagne et en Italie du Nord, la faiblesse du pouvoir impérial qui
s’est délité au cours du 13ème siècle dans sa lutte contre Rome laisse
libre cours aux appétits contradictoires des princes et roitelets. Les villes

71
GENS DU LIVRE

répondent à cette anarchie en fondant des ligues urbaines et


commerciales : ligue rhénane (Moyen-Rhin), ligue hanséatique
(Hollande, Saxe et Baltique), ligue souabe (Sud-Allemagne et hauts-
plateaux alpins), ligues lombardes et républiques autonomes (Venise,
Florence, Milan, etc.). Le régime général de l’économie, du 13ème au
16ème siècle, est un régime urbain, dominant la chose politique, avec en
filigrane la volonté hégémonique de grands trusts internationaux.

De nouvelles tendances apparaissent : en Angleterre, la mise en


place d’un parlement national, regroupant noblesse de terre et
bourgeoisie citadine dès la seconde partie du 13ème siècle, instaure un
système qui fera la fortune des Anglo-saxons ; en Espagne et en France,
où se construisent lentement de véritables États autour du roi et de
l’Église, une administration fortement inspirée des modèles musulmans
tend à centraliser et uniformiser les activités citadines ; non sans mal : la
lutte politique du prévôt des marchands parisiens, Étienne Marcel, qui
faillit libérer, au 14ème siècle, la cité de la tutelle royale, situe fort bien
les rapports de force de l’époque.

« Fille aînée » de la Papauté, la royauté française a joué un rôle


décisif dans le desserrement de la « sainte » étreinte impériale
germanique sur Rome. Elle entend en tirer profit et jouer à son tour les
premiers rôles. Le conflit avec le pape s’instaure dans les dernières
années du 13ème siècle ; se poursuit par le transfert manu militari de la
Papauté à Avignon et culmine avec l’arrestation des Templiers, la
confiscation de leurs biens et leur exécution en place publique :
traitement analogue à celui imposé aux juifs, en largement plus expé-
ditif : il n’y a pas de rappel de « l’esclave du Trésor » en perspective…
Rejetés catégoriquement par la plupart des épiscopats (à l’exception des
écossais, espagnol, lorrain et, bien sûr, français), plus diversement en
Allemagne, les papes français plongent la Chrétienté dans un trouble
profond.

Aux considérations politiques viennent s’adjoindre le mépris


des classes populaires envers une Papauté corrompue, dispendieuse et
débauchée (condamnation, par le pape Jean XXII, de la doctrine de
pauvreté christique ; revendication de la Curie sur les héritages des
72
DES CROISADES À LA RÉFORME, NAISSANCE D'UNE NOUVELLE CIVILISATION

EUROPE de l'OUEST

CONFLITS SOCIAUX MAJEURS au 14ème SIÈCLE

PRINCIPALES REVOLTES
année citadines rurales associées
1282 Sicile (les Vêpres)
1291 cantons suisses cantons suisses en relation étroite
1302 Flandres (Liège, Bruges)
1337 Flandres (Gand, Ypres)
1347 Rome
1357 Paris Jacquerie en relation étroite
Rouen
Lubeck
Magdebourg
1378 Florence (les Ciompi)
1381 Londres Lollards en relation étroite
1390 Barcelone Catalogne antijuive
1415 Prague Hussites en relation étroite

VILLES DE PLUS DE :

200 000 habitants : PARIS, NAPLES


100 000 habitants : LONDRES, ANVERS, MILAN, VENISE,
FLORENCE, ROME, PALERME, MESSINE, SEVILLE,
GRENADE, LISBONNE

Centres financiers de moindre population


Baltique : Hamburg, Lübeck, Dantzig
Axe Flandres-Méditerranée : Gênes, Lyon, Augsbourg
Espagne : Barcelone, Saragosse, Valence, Madrid, Médina del Campo
Italie : Bologne
Europe centrale : Prague, Cracovie

En italique gras, la dernière métropole andalouse sous domination musulmane.

73
GENS DU LIVRE

prêtres ; trafic des indulgences ; recours systématique à l’usure juive,


hypothéquant les biens des fidèles ; orientation de l’Inquisition vers
l’extorsion de fonds ; maîtresses et concubines notoirement entretenues
par des dignitaires ecclésiastiques, etc.). En dépit d’une tentative de
réforme, au début du 15ème siècle (concile de Constance), qui inaugure
les derniers feux de la puissance temporelle papale de retour en ses
terres romaines, une fracture décisive est consommée. Incapable
d’assumer sa diversité dans une organisation synodale, à l’instar des
Orthodoxes, gangrenée en ses plus hautes instances, la chrétienté
Catholique s’inflige à nouveau la flagellation de redoutables épreuves
de force. Elles seront d’autant plus pénibles que les belligérants sont en
nombre et disposent maintenant de conséquents arguments écono-
miques et financiers.
Après quelques escarmouches théoriques menées au 14ème siècle
par un Marsile de Padoue, un Guillaume d’Occam et, surtout, John
Wyclif, en Angleterre, qui publie la première Bible en anglais,
affirmant, les uns et les autres, l’autorité naturelle des peuples et des
princes sur la structure de l’Église et la « laïcité » nécessaire de l’État,
condition impérative à la paix sociale, les premiers grands feux
s’allument en Angleterre (révolte des Lollards) et aux confins orientaux.
À Prague, au début du 15ème siècle, le prêtre Jan Huss dirige une énième
révolte paysanne où participent quelques nobles ulcérés des excès
princiers et usuriers. Excommunié, condamné au bûcher et exécuté en
place publique, il devient un véritable symbole de résistance à
l’oppression des puissants. Rois, juifs et haut-clergé mais, aussi, colons
impériaux allemands font unanimement l’objet de la vindicte populaire,
alimentée parfois, en sous-main, par des ligues urbaines soucieuses de
leur autonomie.
De tels mouvements s’animent en divers points de la chrétienté
occidentale ; souvent d’origine paysanne mais, aussi, plus spécifique-
ment citadine (Savonarole, prédicateur dominicain des cités italiennes,
brûlé vif par l’Inquisition) ; élucidant, ici, la profonde mutation des
forces sociales ; perpétuant, ailleurs, d’anciens conflits structuraux (rois
et grands féodaux ; Empire et Papauté, etc.). Leur force tient à
l’enchevêtrement de la chose contestée et à l’importance des moyens
mobilisés pour leur développement. C’est non seulement un monde qui
74
DES CROISADES À LA RÉFORME, NAISSANCE D'UNE NOUVELLE CIVILISATION

s’écroule : celui de la féodalité ; mais, encore, une restructuration


générale du capital : dispersées entre cités, États, Papauté, etc., les
richesses issues du pillage de l’Orient chrétien et de l’espace musulman
génèrent maintenant plus de contradictions que d’associations
productives.
Là encore, les événements ne sont ni uniformes ni toujours
cohérents, à l’intérieur d’ensembles supposés tels : bien au contraire et
ce sont justement là des facteurs supplémentaires de chaos. Prenons, par
exemple, la politique de l’Église. S’opposant, par l’Inquisition, aux
développements de la philosophie et des sciences, elle est pourtant un
des moteurs les plus importants de la Renaissance en Italie (papes
Borgia et Médicis) ; favorisant un système capitaliste fondé sur
l’entrepreneuriat et l’investissement productif (les Médicis, encore), tout
en entretenant, dans les régions reculées, l’usure juive (particulièrement
en Pologne), y recourant même en ses propres États (notamment durant
la période avignonnaise) ; mais usant, par ailleurs, d’un discours
judéophobe tout-à-fait démagogique, alliant souvent le geste à la parole
(Espagne) et alimentant ainsi de dramatiques réactions de rejet (la lutte
secrète contre l’Inquisition – et, partant, contre la Papauté – menée par
le lobby marrane, à partir des Flandres et Venise, en sera, nous allons le
voir, une des expressions les plus délétères). En tout cela, il faut lire la
volonté hégémonique d’une Papauté prétendant assumer l’extrême
complexité de mondes enchevêtrés, d’États en constructions et
reconstructions incessantes, d’un foisonnement de situations locales
diverses et d’une perte généralisée de repères, en particulier sur le plan
spirituel.
Si l’on retrouve, au 15ème siècle, les thèmes intellectuels éveillés
lors de la « Reconquista » et les premières croisades, (Éliya Delmédigo,
juif espagnol, grand lecteur d’Averroès ; Pic de la Mirandole, son élève
d’arabe et d’hébreu…), ils s’enrichissent de nouveaux questionnements
sur le rôle de l’humain au sein de la Nature. La résurgence de vieux
thèmes gnostiques (des 2ème et 3ème siècles de l’ère chrétienne) – traduc-
tion du Corpus Herméticus, commandée par les Médicis à Marcile Ficin
– réintroduit la question de l’origine de la Création. Rappelons que les
différents mouvements gnostiques affirmaient plus ou moins catégori-
quement le caractère démoniaque de cette dernière (en laquelle, interve-
75
GENS DU LIVRE

nant de manière subtile, Le Principe Divin Lumineux délivre, par


l’intermédiaire de la connaissance initiatique, les âmes captives) : les
discussions autour du Corpus Herméticus ressemblent fort à une réé-
criture intellectualisée des positions bogomiles et cathares qui avaient
enflammé tout le Sud chrétien du 11ème au 13ème siècle… Étayant les
travaux kabbalistes des siècles précédents (Nachmanide, 12ème siècle,
dont l’œuvre en contrepoint de celle de Maïmonide est également
cruciale dans la construction de la pensée juive moderne, nous y revien-
drons), l’ouvrage connaît un grand retentissement (Paracelse, Guillaume
Postel, etc.). Récupérés plus ou moins habilement par la scolastique
chrétienne officielle, les thèmes occultistes reliant macrocosme et mi-
crocosme envahissent les sciences objectives sans discernement – les
fondements et les perspectives ne sont pourtant pas les mêmes – obscur-
cissant les esprits et provoquant de profondes querelles à propos de la
nature de l’Univers.
Par ailleurs, la chute accélérée de l’empire Byzantin – moins de
cinquante mille habitants à Constantinople, en 1400 (cinquante ans donc
avant la prise de la ville par les Ottomans) – a initié l’exode massif de
ses intellectuels et savants, surtout vers l’Italie où ils fondent tout au
long du 15ème siècle divers lieux d’étude : ainsi, l’académie platoni-
cienne de Florence, sous l’égide des Médicis. Si l’arabe et l'hébreu
tendent à se confiner désormais dans la sphère érudite – les travaux de
traduction de l’école de Tolède touchent à leur fin – la pratique du grec
et, surtout, du latin devient « Le » signe de l’homme de qualité. À la
suite de Pétrarque, latiniste distingué du siècle précédent, il est mainte-
nant bon ton d’aller chercher, après la sagesse des musulmans, celle des
antiques païens, liquidant, ou croyant liquider, le tenace complexe vis-
à-vis de la culture arabo-musulmane, si éblouissante depuis près de sept
cents ans, si présente encore, si proche... Castiglione définit un homme
universel qui embrasse tout de sa culture, en harmonie avec la Nature :
l’homme est créateur et maître du Monde. Dans le climat d’opulence où
baigne l’Italie de la Renaissance, Dieu est Le Beau (Marcile Ficin), bien
souvent confondu avec : Dieu est Le Riche ; voire : le riche est Dieu. Le
hiatus avec la pauvreté christique, éminemment populaire quant à elle et
par la force des choses, est patent, approfondissant les fossés entre les
classes sociales.

76
DES CROISADES À LA RÉFORME, NAISSANCE D'UNE NOUVELLE CIVILISATION

Tous ses courants s’affrontent et interfèrent, pénétrant la popu-


lation de toutes parts, en particulier par l’intermédiaire des étudiants,
répartis un peu partout en Europe (plus d’une trentaine d’universités au
15ème siècle), et, surtout, par l’apparition et le développement de
l’imprimerie. Mais il convient, ici encore, de relativiser les choses. À la
fin du 15ème siècle, on compte, dans toute l’Europe chrétienne, à peine
cinq millions de lecteurs, très variablement lettrés, soit guère plus de
7 % de la population : encore dans leur quasi-totalité analphabètes, les
peuples comprennent mal, déforment et confondent les idées en vogue,
d’autant plus que l’Inquisition ne facilite guère, c’est un euphémisme, la
clarté de leur exposition.
Il faut ajouter à ce triste constat un autre rarement évoqué qui
donne pourtant un singulier éclairage sur les politiques judéophobes de
l’époque. Plus du quart de ces lecteurs sont des juifs en provenance
majoritairement des espaces musulmans. Ils étaient là-bas noyés dans
une masse fréquemment alphabétisée, variablement cultivée certes, tout
comme eux-mêmes. Mais, en se déplaçant en Europe chrétienne qui
abrite maintenant, de l’Angleterre à l’Oural, plus de la moitié de la
population juive mondiale, ils y émergent soudain en force culturelle de
premier plan. Le déséquilibre n’est évidemment analysé, dans sa globa-
lité, par aucun contemporain et cette lacune laisse le champ libre à
toutes les interprétations abusives.
Elles le sont d’autant plus que la pensée juive est elle-même en
pleine effervescence. Les siècles éclairés sous domination musulmane,
solidement étayés par les travaux philosophiques de Maïmonide et,
surtout, d'Éliya Delmédigo, ont profondément remué les intelligences
qui s’engagent, à présent résolument, dans les nouvelles pistes de
l’esprit. On les remarque dans le secteur en plein essor de l’industrie de
la communication. Dès la mise au point, par Gutenberg, des carac-
tères en plomb qui perfectionnent l’imprimerie – opérationnelle en Co-
rée depuis au moins le 13ème siècle, faisons justice à cet énième « oubli »
de l’Histoire vue de l’Occident – les juifs multiplient les lieux
d’impression, notamment en Italie (Josué Salomon, Gerson ben Moïse,
Joseph ben Gunzenhauzer…). Désemparée devant l’ampleur d’un tel
phénomène de société, l’Inquisition va chercher à l’étouffer par tous les
moyens, notamment l’expulsion et le confinement dans les ghettos. Si la
77
GENS DU LIVRE

police de la pensée catholique converge en ce but avec bien des intérêts


économiques antijuifs, elle rencontre également d’inattendus alliés : les
autorités rabbiniques elles-mêmes.

Préserver le « peuple élu » des incessantes « tentatives de


corruption » du monde « goy », constitue, depuis plus de mille ans, la
priorité absolue de ces rudes doctrinaires. La seule étude juste demeure
celle des Talmuds (la Révélation orale) – supérieurs à la Thora (la Révé-
lation écrite) – les écrits non religieux, éminemment suspects, et la
toujours tenace indigence d’œuvres profanes juives dénote le poids
d’un tel diktat millénaire. Ainsi, il n’y aura eu, à la suite de l’œuvre de
Flavius Josèphe (2ème siècle) et jusqu’au 16ème siècle (mille quatre cents
ans !), qu’un seul ouvrage d’histoire écrit par un juif (Abraham ben
David, en Espagne, au 12ème siècle). Et lorsque paraîtra le premier livre
d’histoire juive (le Me’or Eynayim, de ‘Azarya de Rossi, au 16ème),
l’ouvrage sera immédiatement interdit par les rabbins. Toute production
non-religieuse de l’esprit est susceptible de provoquer l’anathème sur
son auteur, éventuellement maudit et exclu de la communauté. Il existe
bien, au 15ème siècle, un consensus objectif entre les pouvoirs dominants
juifs et catholique, sur la question de la culture et de la ghettoïsa-
tion, d’autant plus suivi que les menaces physiques à l’encontre des
personnes sont réelles : si le ghetto isole et étouffe, il protège tout
autant…

Il fait même beaucoup plus. Préservant l’identité juive, le ghetto


est un des éléments fondamentaux de la restructuration du capital évo-
qué tantôt. En marge du fait strictement religieux, il agglomère
des gens d’origines souvent diverses – conséquence des récurrentes
expulsions qui leur sont imposées – autour de projets économiques
locaux, insérés à l’intérieur de dynamiques internationales propulsées
par des clans puissants, encore divisés, parfois opposés – notamment
entre intérêts « maritimes » (Sépharades) et continentaux (Ashkénazes)
– mais qui tendront peu à peu à se fédérer. Effectif réduit, dispersion
géographique, mobilité vont ainsi constituer les arguments corollaires à
l’identité religieuse – avant de la supplanter – pour établir de véri-
tables multinationales capitalistes avant l’heure. Un phénomène déjà
bien avancé lors des siècles d’or de l’Islam, on y reviendra, avec la
78
DES CROISADES À LA RÉFORME, NAISSANCE D'UNE NOUVELLE CIVILISATION

réalité des échanges de Samarcande à Cordoue et de Tombouctou à Fez,


mais qui va trouver, dans la conjoncture agitée de l’expansion euro-
péenne hors de ses frontières continentales, de prodigieuses perspectives
planétaires. Et ce n’est pas le moindre des paradoxes que le ghetto,
manifeste mesure de confinement, devînt un élément important de cet
essor.
Cela prit du temps : la découverte du Nouveau Monde ne débute
qu’avec le 16ème siècle, alors que les ghettos se sont généralisés dès le
début du 14ème. Un siècle particulièrement obscur où l’incessante suc-
cession des épidémies – en tout premier plan, la terrible peste Noire, en
provenance des comptoirs italiens de Crimée : le sous-continent y perd
globalement plus du tiers de sa population ; avec des trouées locales
dépassant les 75 % – et des conflits locaux de plus en plus durs, de plus
en plus sauvages – Guerre de Cent ans, en France, multipliant les
bandes armées incontrôlées, alternant mercenariat et banditisme –
inquiète et épuise les peuples. On ne manque alors pas de désigner
à leur vindicte les plus commodes boucs émissaires, justifiant à « bon »
compte de moins claires décisions politiques. Mais, pas plus ici
qu’ailleurs, la cohésion sociétale ne peut se maintenir par de tels
artifices. Trop d’incohérences et de tensions religieuses, économiques,
sociales et intellectuelles travaillent l’Occident : elles n’attendent qu’un
peu de feu aux poudres pour éclater.
La fin du 15ème siècle multiplie les étincelles. Si la « décou-
verte » de l’Amérique par Christophe Colomb (après les Vikings,
cinq siècles plus tôt ; peut-être même les Phéniciens, dix autres siècles
auparavant, ainsi que le suggère la récente exhumation de pièces
puniques en Louisiane) ; passe encore inaperçue – qui pourrait
soupçonner le fantastique potentiel qui vient d’être mis à jour ? – la
prise de Grenade, dernière page de l’histoire arabo-musulmane du sous-
continent, sonne la fin d'une époque : arraché des terres européennes
occidentales, ses valeurs et avancées humanistes travesties au goût
chrétien (ou gréco-romain), l’Islam apparaît désormais comme une
culture exotique ; pire, bannie. L’année suivante, l’héritage bourguignon
revient aux Habsbourg autrichiens qui s’approprient ainsi l’Espagne,
la Sardaigne, la Sicile, l’Italie du Sud, la Bourgogne et ses nombreux
fiefs, français et allemands, les Flandres et une partie de la Hongrie. Un
79
GENS DU LIVRE

nouvel empire germano-européen est né. Immédiatement, la France, la


Papauté, Venise et quelques princes allemands s’opposent à lui. Le rôle
ambigu de Gênes, tout à la fois impliquée dans le consortium politico-
économique franco-Médicis et celui des Fugger-Weser-Habsbourg,
indique la charnière de l’empoignade : le contrôle des Flandres, deve-
nues épicentre des places commerciales et financières de l’Europe,
essentiellement suite aux mouvements de capitaux en provenance de la
péninsule ibérique.
Fait non moins remarquable : la perte de Gênes par les
Français, après la défaite de Pavie, inaugure l’étroite collaboration
politico-économique entre ces derniers et l’empire Ottoman, « seule
puissance européenne capable de garantir l’existence des pays contre
Charles Quint », selon François Ier, roi de France, ou, un peu plus tard,
lord Burghley, Premier ministre de la reine Élisabeth d’Angleterre, en-
core dominée, quant à elle sur mer, par l’imperium austro-espagnol. Dès
lors élément essentiel de la diplomatie européenne, la « Sublime Porte »
et, à travers elle, le monde musulman oriental n’ont plus à craindre,
pour quelques siècles, de nouvelles croisades occidentales. Chassé très
violemment d’Europe à l’Ouest, l’Islam, vu désormais par les élites
européennes sous l’angle d’un exotisme turquisant, s’y réimplante à
l’Est, porté par la nécessité politique.

La violence de celle-ci s’est concentrée, en premiers lieux, sur


l’Italie, région la plus prospère d’Europe occidentale à cette époque, qui
subit le choc frontal du conflit entre la France et les Habsbourg.
Soixante années de guerres incessantes vont la ravager cruellement, y
détruisant mais, aussi, dispersant les acquis culturels et économiques
de la Renaissance. Les rivalités entre villes voisines, puissantes à
l’échelle d’États, atteignent alors un point de non-retour, exprimant
dramatiquement les limites politiques des ligues citadines. Cependant,
l’empire Germanique et, bientôt, l’ensemble du sous-continent
s’embrasent à leur tour : d’hétéroclites mercenaires alternent, tout
comme au cours de la Guerre de Cent ans en France, service armé au
nom des puissants et brigandage sans foi ni loi ; d’incessantes
« jacqueries » paysannes succèdent aux révoltes nobiliaires ou cita-
dines ; ruinées ou expulsées, des populations entières se déplacent et

80
DES CROISADES À LA RÉFORME, NAISSANCE D'UNE NOUVELLE CIVILISATION

modifient les perspectives socio-économiques de leurs anciennes et


nouvelles villégiatures ; les intérêts des uns et des autres convergent et
divergent au vent des circonstances, compliquées par une situation poli-
tique complexe, fruit des alliances endogamiques qu’avaient fondées
les moines de Cluny, quelques siècles plus tôt.

Dans cet imbroglio où la concurrence économique entre les


grands trusts joue déjà un rôle capital – Médicis et Fugger, là encore
mais plus pour longtemps : de nouvelles stratégies émergent avec
l’ouverture des océans ; guidé par un navigateur musulman, le portu-
gais Vasco de Gama a atteint l’Inde par le Cap de Bonne-Espérance ;
son compatriote Magellan, l’Indonésie, par la Terre-de-Feu ; tandis que
les Marranes investissent puissamment dans l’armement des navires
transocéaniques – il devient rapidement évident qu’aucune réforme
politique ne peut prétendre à (ré)organiser l’espace européen postféodal,
étriqué à de multiples égards.

81
GENS DU LIVRE

L’OUVERTURE DES OCÉANS

Avec l’ouverture des océans, c’est le centre de gravité du monde civili-


sé qui bascule… Hier bout du Monde, l’Europe en devient le milieu.
Au noyau hispano-portugais (E – P) vont succéder l’anglo-hollandais
(A – H) puis l’anglo-français (A – F). Fait remarquable : la dynamique
est toujours polaire, stimulée par la compétition entre deux blocs pré-
pondérants.

82
DE LA RÉFORME AUX LUMIÈRES
LA "CHOSE MARCHANDE" AU POUVOIR

C’est donc sur le plan religieux – du moins, systématiquement à


partir de lui – que vont se développer les révolutions sociales des 16ème
et 17ème siècles. Chacun pense tout gagner sans crainte de rien perdre :
empereur, rois, nobles, bourgeois et même paysans espèrent récupérer
quelque chose du dépeçage de l’Église papale et le succès de la Réforme
luthérienne tient beaucoup à cette trivialité. Luttant, ici, pour les libertés
allemandes ; là, pour l’expansion saxonne ; Luther demeure, partout,
le défenseur résolu d’un certain ordre social et sa condamnation
des mouvements populaires réellement révolutionnaires – Karlstadt,
Jan Matthis de Haarlem, anabaptistes non violents (Mennonites, Amish,
Frères moraves…), ou Thomas Münzer, par exemple – situe ses accoin-
tances politiques et limite le champ d’application de sa doctrine. Elle
restera longtemps confinée aux espaces allemands et scandinaves.
En Suisse par contre, premier espace européen où cités et
campagnes se sont unies contre l’ordre féodal, formant lentement une
confédération cantonale, Zwingler (Bâle) et surtout Calvin (Genève)
organisent de nouvelles cités de Dieu où affluent des sympathisants de
toute l’Europe et d’où se répandent d’efficaces prédicateurs : lorsque
éclatent les guerres de religion en France, dans le dernier quart du 16ème
siècle – elles dureront trente lourdes années, jusqu’à l’édit royal de
Nantes, assurant à tous une paix honorable et inaugurant la construction
d’un État enfin souverain (et non plus variablement suzerain) – la moi-
83
GENS DU LIVRE

tié de la noblesse et le tiers de la bourgeoisie sont protestants. Cette


répartition sociale révèle incidemment que la Réforme calviniste ne
recoupe pas exactement – tant s’en faut – la lutte contre l’ancien régime.
L’exemple de l’Angleterre est, à cet égard, encore plus significatif : le
calvinisme y triomphe avec les Puritains dont le chef, Cromwell, est un
conservateur avéré qui n’aura de cesse d’organiser un système politico-
économique assurant, aux classes privilégiées – nobles et bourgeois –
un rôle central et dynamique dans l’organisation de la société. Mais
la prise de pouvoir par les Puritains n'est acquise qu'avec la collabora-
tion active des Niveleurs, une secte populaire inspirée des Anabaptistes,
militant pour une organisation communiste de la société (nouvel avatar
du courant millénariste plus haut cité), et Cromwell ne leur impose sa
loi qu'au prix d'une sanglante dictature.
Le schéma est à peine moins violent en Hollande où le calvi-
nisme devient la pierre d’angle d’un nouvel État : les Provinces-Unies,
refuge de toute l’intelligentsia flamande (protestants et juifs) tracassée
par l’Inquisition. Si sa potentialité de révolution populaire se manifeste
à ses débuts, avec le pasteur Francis Gomar, celle-ci se retrouve, dès la
fin du 16ème siècle, dépassée par le clan d’Arminius qui plaide pour une
soumission du religieux aux autorités et nécessités civiles ; c’est-à-dire,
en définitive, aux classes économiquement privilégiées. S’initient alors,
pour les vaincus, de lointains exodes, notamment vers le Nouveau
Monde (l’Amérique) où s’expérimenteront, de façon assez chaotique,
les bases de la démocratie moderne.
On l’a souvent remarqué : il y a plus d’une similitude entre
l’islam et la Réforme ; fruits – c’est une thèse à explorer – des siècles
« transmetteurs », illustrés par tout ce que nous avons dit de l’Espagne
et de la Sicile moyenâgeuses. C’est d’ailleurs en ce sens que s’élabore le
soutien actif des Ottomans aux divers mouvements protestants. La
démarche de la Sublime Porte comporte bien évidemment de fortes
connotations politiques, tant intérieures (minorités danubiennes non-
catholiques, unitariens moldaves et sud-carpatiques) qu’extérieures
(calvinistes français, suisses, anglais et hollandais, luthériens allemands,
autrichiens, etc. ; tous variablement opposés à la Papauté et/ou au saint
empire Germanique). Notons, ici, qu’on pourrait tout aussi bien parler
des similitudes entre le judaïsme et la Réforme, justifiées par une
84
DE LA RÉFORME AUX LUMIÈRES, LA "CHOSE MARCHANDE" AU POUVOIR

proximité quotidienne peut-être plus prégnante encore : c’est dire au


passage combien les antagonismes modernes résistent mal à l’examen
des réalités historiques profondes. On l’a insuffisamment souligné : le
judaïsme et l’islam ont, eux, des similitudes incontestables et nous
aurons encore de multiples occasions d’illustrer cette thèse. Cela dit, les
rapprochements entre la Réforme et l’islam, voire le judaïsme, restent
limités et doivent être toujours nuancés.
Le premier d’entre eux relève d’un même rapport, quasiment
organique, entre La Parole Révélée et le croyant : la foi se mesure
d’abord à la fréquentation du Saint Livre qui suffit, généralement, à
l’édification du fidèle. La portée de ce « généralement » ouvrant, dans
les trois religions, à tout un foisonnement sectaire, il faut cependant
noter une différence fondamentale. Alors que l’islam et le judaïsme
reposent sur une base d’unification sociale et l’ont variablement
réalisée, la Réforme, confrontée à une extrême complexité de tensions
politico-sociales, dut surtout s’employer à en assumer les déchirements.
Autre rapprochement significatif : le rapport à l’avoir. La bonne
fortune, l’aisance matérielle sont bénédictions divines. Mais cette
dimension, en islam comme dans le judaïsme, garde une ambiguïté qui
la relativise beaucoup : la richesse éprouve le croyant incessamment
confronté à des devoirs sociaux précisément codifiés. Chez les protes-
tants – tout particulièrement, chez les Calvinistes – l’accent se porte
beaucoup plus sur l’effort solitaire du croyant qui doit œuvrer à son
salut, sans définition exacte de ses devoirs envers les plus pauvres :
commodité satisfaisante pour une communauté généralement aisée.
L’étude, la recherche de la science, comme en islam et en trait d’union
avec les mouvements humanistes mais, aussi, comme dans le judaïsme,
la capitalisation et l’épargne deviennent ainsi des fondements sociaux
de premier ordre, idéologiquement justifiés et inculqués.
C’est encore en Angleterre dont le caractère insulaire minimise ;
plus exactement, concentre ; la complexité des forces en action – il nous
faudra revenir sur cette décisive singularité – que ces orientations
s’expriment avec le plus de clarté. L’existence d’un parlement depuis
plus de deux siècles, certes encore relativement actif dans la politique
royale mais tout de même présent, avait accoutumé nobles et roturiers à
85
GENS DU LIVRE

s’associer dans les affaires. Alors qu’ailleurs en Europe, le commerce et


l'industrie restent activités infamantes pour la noblesse, il existe au 16ème
siècle peu de compagnies maritimes ou établissements industriels
anglais sans participation nominale de quelque lord ou sir. Au cours
de la dictature de Cromwell dont un des projets centraux, répétons-
le, fut d’organiser l’État au service de la Société civile (au sens très
restreint de l'époque : à peine 10 % de la population…), on voit appa-
raître des collèges techniques financés au plus haut niveau, suivant une
politique amorcée au siècle précédent avec la fondation, grâce à une
dotation de Thomas Gresham, principal conseiller politique de la reine
Élisabeth, du Gresham Collège, formateur de techniciens et de naviga-
teurs.
Autre rapprochement entre le calvinisme et l’islam : la prédesti-
nation de l’Homme qui demeure, jusqu’à sa mort, dans l’ignorance de
son ultime destin. En islam, cette ambivalente situation débouche nor-
malement sur une profonde liberté, à l’intérieur des limitations natu-
relles et sociales ; une relativisation constante des jugements humains,
autour de l’Ordre absolu de la Révélation divine ; un optimisme fon-
cier et socialement apaisant. À l’inverse, la solitude de l’individu, de-
vant son destin et devant Dieu, prend, chez Jean Calvin, un caractère
nettement angoissé. Souvent abâtardie en rigorisme – particulièrement
évident dans l’Angleterre régicide de Cromwell, phare du développe-
ment capitalo-industriel – la rigueur préside à la vie sociale. Obsédé par
le travail sur soi, sur la Nature, sur la communauté des croyants,
l’Homme vit dans une insatisfaction constante, une tension entretenue
de l’âme devant les affres de la vie, un vide appelant à tous les remplis-
sages compensateurs… Au-delà de l’impact de la conjoncture de
l’époque, passablement effrayante, on peut aussi lire celui du concept
biblique de « peuple élu » missionné, omniprésent dans le comporte-
ment juif, tout comme celui adjacent de la sombre dialectique entre
souffrance et rédemption : la question des influences spirituelles reste,
on le voit, bien ouverte…
Quoiqu’il en soit, des bornes nettes limitent ces rapprochements
nuancés ; en particulier, la conception trinitaire du Divin en terres
chrétiennes : toute référence à l’unicité divine y demeure « Le » sujet de
discussion définitivement tabou. Le très évocateur pamphlet « Des
86
DE LA RÉFORME AUX LUMIÈRES, LA "CHOSE MARCHANDE" AU POUVOIR

erreurs de la Trinité » vaut ainsi à son auteur, Michel Servet – médecin


espagnol dont les travaux professionnels, en continuité de thérapeutes
égyptiens, renforcent l'hypothèse de ses liens avec la culture arabo-
musulmane – une condamnation sans appel, catholiques et protestants
unanimes, sanctionnée par son exécution en place publique à Genève,
sur ordre de Calvin. En Pologne, les Sociniens sont pourchassés,
exterminés et, d’une manière générale, tous les Unitariens à travers
l’Europe, sauf dans la partie sous domination ottomane. En Angleterre,
une relative tolérance permettra cependant à John Biddle et son
« catéchisme double » (17ème siècle) d’entretenir à l’Ouest un courant
marginal chrétien fort proche des positions musulmanes sur la nature
humaine du Christ et de l’unité totale et permanente du Divin. Mais une
réalité s’impose désormais : la Trinité est devenue un mythe fondateur
de la Chrétienté occidentale, retranchant l’Europe de l’Eurasie, émanci-
pant ainsi, et son histoire, et son devenir spirituel…

Tout ceci se déroule dans un climat de violence généralisée. Les


idées des mouvements réformateurs émergent et se fortifient de flots de
sang. On s’étripe et s’égorge ; en Allemagne : Guerre des Paysans, siège
de Münster ; en France : massacres des Huguenots par les catholiques
lors de la Saint-Barthélemy, entraînant la fin des privilèges français en
cour ottomane, au profit des marchands anglais et hollandais ; dans
les Pays-Bas impériaux : Anvers mis à sac par les Espagnols puis, sept
ans plus tard, par les Français ; économie, politique et religion nouées
au point de ne plus distinguer les véritables mobiles des passions
déchaînées. Effondrement d’empires, politiques ou économiques
(Fugger) ; faillites retentissantes d’États (Espagne) ; ruine des ligues
citadines (la Hanse allemande, sous la pression de la Hollande et des
Anglais). Dans le chaos généralisé du 16ème siècle, même si l’empire
Germanique repousse, un temps, l’échéance fatale, en acceptant le
principe de « la religion selon le roi » (paix d’Augsbourg), l’incertitude
devient la règle et aucune institution – à commencer par l’église
Catholique qui n'est déjà plus l'Église – ne semble pouvoir échapper à
une disparition inéluctable.

87
GENS DU LIVRE

ÉVOLUTION DES POSSESSIONS DES HABSBOURG

En 1700

C’est la puissance continentale des Habsbourg, même séparée en deux


branches – l’aînée, espagnole, pesant fortement sur les mers du Nord et
Méditerranée occidentale ; la cadette, autrichienne, sur les échanges orientaux
et, plus discrètement, la mer Baltique – qui engage les pays côtiers de 88
l’Atlantique dans l’aventure océanique : besoins vitaux de circuits commer-
comme
DE LA RÉFORME AUX LUMIÈRES, LA "CHOSE MARCHANDE" AU POUVOIR

Les contradictions sociales touchent toutes les communautés.


À Venise, ce sont les juifs portugais qui font chasser de leur quartier,
manu militari, leurs coreligionnaires allemands ou levantins. Ailleurs,
les conversions suscitent de sombres excès de zèle : sait-on, par
exemple, que Salomon Halévi, l’auteur des cruelles lois antijuives de
Valladolid (14ème siècle), fut rabbin fort influent, avant de se convertir
sur le tard au catholicisme ? Que le tristement célèbre Torquemada,
grand-maître de l’Inquisition espagnole au siècle suivant, était le petit-
fils d’une juive marrane ? Alors que nombre des grands du royaume
sont eux-mêmes juifs : ainsi, sous la royauté de Ferdinand, le ministre
des Finances, Isaac Abravanel qui préfèrera, lui, s’exiler, plutôt que se
soumettre à la complaisance d’une conversion feinte dont il n’avait eu
de cesse de combattre l’arbitraire décret ; le trésorier général, Abraham
Senior qui s’y plia, lui, grand rabbin de sa communauté, à quatre-vingt
ans passés ; et, surtout, le très puissant chancelier de la Cour, Luis de
Santangel, appui majeur du très probable marrane Christophe Colomb…

Sous cette trouble rigueur inquisitoriale, apparaîtront bientôt


(courant 16ème siècle), les premiers signes d’une régression « ethnique »
du christianisme, prélude au racisme spécifique de l’Occident. Pour
obtenir le moindre poste administratif notamment, l’Inquisition exigera
un certificat de « pureté de sang » (trois générations successives
d’ascendance chrétienne), récupérant étrangement – et avec quelle
cruelle ironie ! – les considérations talmudiques vulgarisées par
Maïmonide, quelques siècles plus tôt.

Mais, avant de s’écrouler, l’Espagne, second grand État de l’ère


prémoderne – après l’empire Ottoman qui est, à distance, son plus
redoutable adversaire – fournit le mouvement salvateur de la Papauté.
Ce renouveau se manifeste sur deux plans. Vertical, strictement spiri-
tuel, le premier voit enfin s’exprimer dans la Chrétienté une véritable
expérience de la Totalité, à l’instar du soufisme musulman qui vient de
quitter le pays. Thérèse d’Avila et surtout Jean de la Croix – cf. l’œuvre,
en espagnol, de L. Lopez Baralt, « San Juan de la Cruz y el Islam »,
Mexico, 1985 – vivent et rapportent des états spirituels dans la lignée
des grands soufis andalous, Ibn Arabi en tête. Cet élan mystique
requalifie la tradition catholique qui semble ainsi toujours apte à

89
GENS DU LIVRE

instruire des chemins d’illumination intérieure : de nombreux esprits


assoiffés d’Absolu courent alors à cette source nouvelle, comme en
témoigne l’étonnante floraison d’ordres monacaux à cette époque :
Théatins, Barnabites, Filles du Calvaire, Congrégation de Notre Dame,
Pères de la Doctrine chrétienne, Ordre de la Visitation, etc.
Nombre de ces organisations s’investissent dans le social,
second plan du renouveau catholique. Reprenant le flambeau des
moines-chevaliers, Ignace de Loyola, ancien militaire de carrière,
déplace le champ du combat spirituel dans le domaine de l’éducation et
de l’économie, en fondant au service exclusif de la Papauté la Compa-
gnie de Jésus (dont les membres sont plus connus sous le vocable
de Jésuites). L’enseignement et l’encadrement des élites sociales, par le
développement de collèges ; l’endoctrinement des masses populaires,
par des œuvres de vulgarisation (missel, bréviaire, etc.) ; le contrôle,
plus ou moins direct, des politiques économiques des États ; deviennent
enjeux de toute première importance. Par d’intelligentes manœuvres, les
Jésuites se rendent maîtres de l’Inquisition – qualifiée désormais
d’« Universelle » : tout un programme... – qu’ils dirigent en sous-main,
selon une stratégie générale de prise de contrôle de la Curie et des
organes décisionnels de la sphère catholique. De ce fait, si les nouveaux
venus se montrent souvent arrangeants avec les mœurs des chrétiens
aisés – la Grâce Divine est alors généreusement mise à contribution – ils
s’affrontent par contre résolument à l’élite juive dont l’influence auprès
des puissants, jouant sur tous les tableaux, leur paraît un des principaux
dissolvants de l’ordre chrétien.
À leurs yeux, celle-là n’a d’autre objectif que le rétablissement
de sa puissance des temps féodaux et divise pour régner. Le conflit
s’affirme avec l’éclipse des banquiers juifs à Rome, marquée par
la fermeture des officines de prêt dans la ville sainte. Venise devient
un des centres les plus actifs de la lutte contre l’Inquisition, sous
la direction d’un puissant lobby marrane, fort de ramifications dans
l’Europe entière ; tout particulièrement en Hollande où s’enracine une
collaboration active entre protestants et juifs, régulièrement soutenue
par un empire Ottoman alors à son apogée et conquérant en Europe de
l’Est. L’exemple du richissime juif Joseph Nassi, allié du très influent
clan des Mendez marranes basés aux Provinces-Unies, est à cet égard
90
DE LA RÉFORME AUX LUMIÈRES, LA "CHOSE MARCHANDE" AU POUVOIR

significatif. Après avoir longtemps dirigé, depuis Venise, la lutte contre


l’Inquisition, il émigre en Turquie et devient ministre des Affaires
étrangères du sultan ottoman Sélim II. Son réseau d’influences et d’af-
faires s’étend alors de Londres à Istanbul, en passant par Amsterdam,
Genève, Venise ; d’Istanbul à Vienne, Cracovie, Kiev, les bords de la
Baltique ; sans négliger ses anciennes relations espagnoles et portu-
gaises – berceaux de la réussite familiale – en-deçà et au-delà des
océans…
Alliance objective entre minorités opprimées, la collaboration
entre protestants et juifs s’étend effectivement sur toute la planète.
C’est, encore plus précisément, la négociation entre l’ambassadeur
des Pays-Bas, le rabbin Menasseh ben Israël, et Cromwell, qui rétablit
au milieu du 17ème siècle les juifs en Angleterre. Désormais, une
entente raisonné va lier Anglais, Hollandais et juifs, qui forment
une « communauté internationale » de plusieurs singularités : peu ou
prou d’espaces terrestres souverains ; des populations réduites ; un
même ennemi conjoncturel : la Papauté ; des capitaux conséquents,
fondés sur le commerce ou la finance. Cette entente, dont le caractère
relatif s’exprime en particulier par la rivalité entre Anglais et Hollandais
et la domination progressive des premiers sur les seconds, repose sur
une stratégie politique visant, d’une part, à diviser les États continen-
taux, dans un « équilibre » de forces interdisant toute hégémonie ;
d’autre part, obtenir une hégémonie décisive sur les mers et le
commerce international. « Les mers britanniques », aurait dit Charles II,
« ne sont limitées que par les côtes des nations ». C’est, amplifié à
l’échelle planétaire, le projet méditerranéen de Venise…
Les juifs avaient accompagné et financé, en variable proportion,
l’expansion portugaise et espagnole au 15ème et 16ème siècle (cf. les
voyages de Colomb, probablement lui-même marrane, et de Vasco de
Gama), suivant, par-là, une très vieille tradition d’essaimage marchand
(association judéo-phénicienne dès l’époque du roi Salomon – PBL –
soit mille ans avant J.C.). Là encore, les indiscutables compétences, en
l’occurrence cartographiques, d’un Abraham Cresques, d’un Yacomo de
Mallorca ou d’un Abraham Samuel Zacoto restent limitées dans leur
expression publique : la vigilance des Talmudistes ne cesse de borner
l’essor intellectuel des communautés juives. Soulignons en outre com-
91
GENS DU LIVRE

bien ces premières expéditions maritimes s’apparentèrent aux razzias


transsahariennes des siècles précédents : les Portugais longeaient et se
fixaient sur les côtes africaines avec l’idée première d’intercepter les
caravanes d’or ; voire de s’en approprier les lieux d’extraction ; et à ce
jeu, les intérêts juifs, longtemps investis dans le commerce caravanier –
de l’or mais aussi des esclaves noirs : encore une réalité soigneusement
occultée de nos jours… – s’avèrent fort expérimentés. Et équipés : faute
de pouvoir toujours compter sur leurs relais continentaux, fortement
concurrencés par de puissants réseaux locaux non-juifs (arabo-berbères
ou négro-africains), ces investissements disposaient au 16ème siècle d’un
quasi-monopole sur l’armement des bateaux transocéaniques, notam-
ment négriers.
Le premier gouverneur portugais du Brésil est un marrane et sa
communauté s’y développe puissamment, retrouvant rapidement son
intégrité religieuse primitive, jusqu’à l’intervention de l’Inquisition au
siècle suivant. Au Pérou, les mines d’argent du Potosi sont également
sous contrôle marrane et, par le Rio de Plata (le Fleuve d’Argent),
s’organise en direction du Portugal et de l’Espagne un trafic intense de
métal précieux et de mercure, tiré des infernales mines andines où
s’anéantit une population locale réduite en esclavage : en cinquante ans,
le peuple péruvien est amputé de la moitié de ses effectifs ; une
« bagatelle » cependant, comparée à l’autre génocide perpétré par les
Espagnols très chrétiens au Mexique : en moins de quatre-vingt ans,
96 % des autochtones y disparaissent. Les uns et les autres tentent de
justifier leurs criminels agissements en invoquant le caractère « proba-
blement non-humain » des indigènes, instruisant de très alambiquées
exégèses bibliques, parfois appuyées sur de vénérables autorités du
passé (cf. Maïmonide, là encore, dont nous évoquerons un peu plus
précisément les thèses dans notre troisième partie). À l’inverse,
quelques religieux – Bartholomé de Las Cases, fils de marrane et
évêque du Chiapas, et surtout les franciscains spiritualistes, d’inspi-
ration clairement millénariste – tentent d’organiser des territoires
d’intégration mutuelle généralement fondée sur la communauté des
biens, principe social des églises chrétiennes originelles. Mais le terri-
fiant verdict des chiffres ne laisse aucun doute sur la marginalité de ces
initiatives isolées.

92
DE LA RÉFORME AUX LUMIÈRES, LA "CHOSE MARCHANDE" AU POUVOIR

L’heure n’est plus à l’esclavage familial où l’intégration plus ou


moins prononcée du serviteur dans le cercle des intimes donnait, à la
condition servile, des possibilités de promotion sociale. On est déjà en
plein dans l’exploitation systématisée de « l’énergie » à de strictes fins
lucratives. Et quantitativement, « ça marche » : au début du 16ème siècle
les mines européennes d’argent (Andalousie, Bohême, Sardaigne,
Saxe, Tyrol) débitaient quatre-vingt-cinq tonnes par an ; à la fin de ce
même siècle, leur production ne dépassera pas vingt tonnes, alors que
celle, officielle – il existe une fraude importante, de l’ordre probable
de 20 % – en provenance des Amériques, frôlera les trois cents tonnes.
Poids du sang mais on ne parle pas encore d’argent sale… Paradoxale-
ment, ni l’Espagne ni le Portugal ne profitent de cette « manne », le
déséquilibre de leur balance commerciale avec les Pays-Bas et
l’Angleterre entraîne une fuite inexorable des capitaux, augmentée par
les captures des corsaires anglais et hollandais, prédominants sur les
océans au début du 17ème siècle. Comble d’ironie : c’est aux financiers
marranes portugais (et, conséquemment, hollandais ennemis…) que
l’Espagne fait appel pour sauver son économie.
La déroute portugaise tient moins, quant à elle, à son implica-
tion dans les guerres européennes qu’à ses déboires en Afrique et dans
l’océan Indien. Certes, l’union personnelle des couronnes d’Espagne et
du Portugal (fin 16ème) se révèle à tous points de vue catastrophique
pour celui-ci mais le recul face aux Hollandais était déjà potentiellement
consommé. Au début de ce même siècle, l’avenir s’annonçait pourtant
radieux. Les diverses installations en Afrique (Agadir, Arguin, Sierra
Leone, Guinée, Congo, Afrique du Sud ; Sofala, Zanzibar, Socotra,
prises aux musulmans sur la côte Est…) permettaient de détourner
une à deux tonnes d’or, immédiatement réinvesties dans l’installation
sur les côtes indiennes, consolidées par un soutien remarqué de grands
capitalistes allemands et génois. Le profit était réel : le poivre ramené
par Vasco de Gama représentait soixante fois les dépenses du voyage,
armement inclus. L’anéantissement, devant le port indien de Diu, de la
petite flotte des Mamelouks (encore soutenus par les Vénitiens qui
avaient fait, eux, le choix de la route méditerranéenne) semblait installer
la suprématie portugaise sur le long terme et le développement
d’établissements commerciaux, de l’Inde à la Chine (Calicut, Cochin,

93
GENS DU LIVRE

Colombo, Negapatam, Padang, Malacca ; Macao, enfin, au milieu du


16ème siècle), confortent cette mainmise qui s’étale sur des milliers de
kilomètres de côtes.
On voit la blessure du bât : trop d’espaces, trop d’étirements
pour un pouvoir forcé, sans affinités avec les mentalités locales, sans
réelle volonté civilisatrice et surtout sans construction suffisante d’une
économie en amont et en aval de ses entreprises guerrières. Les expan-
sions, marocaine, au Sud du Sahara, et moghole, en Inde méridionale ;
l’intervention des Ottomans en Égypte, sur les côtes d’Arabie,
d’Afrique orientale et jusqu’en Inde méridionale à l’appel des rajas de
Ceylan ; les associations locales entre les diverses corporations de
marchands de l’océan Indien (en particulier, indiens gujaratis, arabes et
chinois) ; les révoltes bantoues au Monomotapa ; et jusqu’au désaveu
des populations chrétiennes d’Abyssinie, opprimées par d’excessives
missions catholiques ; signalent la diversité des réactions et l’énormité
des efforts guerriers à soutenir. La quasi-totalité de la flotte portugaise
est engagée hors d’Europe, le tissu industriel métropolitain, notoirement
sous-développé et, de fait, une vassalité économique s’installe au profit
des Anglais et des Hollandais, détenteurs, les uns, d’industries de trans-
formation florissantes ; les autres, de puissantes flottes commerciales,
sillonnant les côtes européennes.
Au milieu du 16ème siècle, les Hollandais contrôlent ainsi 70 %
du commerce lourd de la Baltique, y consacrant près de 60 % de leur
capital circulant. Quatre cinquièmes des marchandises échangées entre
l’Espagne, le Portugal et les pays du Nord, naviguent sous pavillon
hollandais. Le bois (construction navale et métallurgie), le fer (boulets
et canons) et, plus encore (il s’agit de survie), les céréales – toutes
denrées variablement abondantes dans les pays riverains de la Baltique
– construisent l’hégémonie des peuples nordiques. Car, nonobstant des
choix expansionnistes démesurés, le Sud doit faire face à une dégrada-
tion sensible du climat et de son milieu écologique. Les famines
se multiplient, la déforestation s’emballe (grandes propriétés agricoles
et constructions navales), amplifiée par une nette progression du déficit
pluviométrique. Lorsque, dans le seconde moitié du 16ème siècle, éclate
la guerre d’indépendance des Provinces-Unies, les jeux sont déjà faits et
l’alliance hispano-portugaise, forcée par la déroute des seconds au
94
DE LA RÉFORME AUX LUMIÈRES, LA "CHOSE MARCHANDE" AU POUVOIR

Maroc, ne peut guère peser face à celle anglo-hollandaise qui dispose


désormais d’une suprématie navale, industrielle et financière
d’envergure réellement mondiale, puissamment appuyée par des réseaux
juifs disséminés sur une grande partie de la planète.
Peu de ports africains ou indiens, au 16ème siècle, où ne soient
installés quelques sectateurs de Moïse (PBL), certains y faisant souche ;
tous liés par réseaux commerciaux : atout non-négligeable dans la négo-
ciation avec le nouveau pouvoir. L’entente s’avère rapidement payante :
en moins de deux décennies, la quasi-totalité des possessions portu-
gaises – sauf en Amérique du Sud – passe sous souveraineté anglaise ou
hollandaise et les installations juives s’étendent avec la multiplication
de nouveaux comptoirs en Inde orientale, Indonésie ou ailleurs. Au mi-
lieu du 18ème siècle, quatre mille juifs seront ainsi solidement installés
en Amérique du Nord, tous d’origine marrane – espagnole, voire
maghrébine – requalifiés Séfarades, riches et influents, en relation
d’affaires internationales, notamment, nous l’avons vu, avec leurs core-
ligionnaires installés dans l’empire Ottoman : fondements d’une alliance
judéo-anglo-saxonne qui explique, sans évidemment les justifier, bien
des futurs excès judéophobes sur le sol européen…
Dramatiquement vécu avec les guerres de religion, systématisé
tant par les Calvinistes que par les Jésuites, le déplacement des luttes de
pouvoir vers le domaine de l’esprit accentue les confusions au sein des
masses et cette déflagration de la pensée religieuse chrétienne libère une
pensée rationnelle qui apparaît désormais seule capable d’assurer la
cohésion de la société. Libération difficile et, là encore, conflictuelle :
devancée parfois par les rois (qui préfèrent, quant à eux, décapiter le
noble et écarteler le vulgaire), l’Universelle Inquisition emprisonne
(Guillaume Postel, Tomaso Campanella, Galilée, Miguel de Molinos,
etc.) et brûle beaucoup, en ces temps rugueux : Anne du Bourg et
Étienne Dolet, à Paris ; Latimer et Thomas Morus, en Angleterre ;
Giordani Bruno, en Italie ; parfois même, au nom de la « Science »
banalement invoquée contre la sorcellerie : c’est par milliers qu’un
Nicolas Rémi, grand inquisiteur de Lorraine, un Peter Binsfeld, évêque
de Trèves, expédient au bûcher les déviants d’une pensée unique aux
abois.

95
GENS DU LIVRE

Par contrecoup, la pensée rationnelle se cantonne dans l’examen


du monde sensible : on cherche à ordonner causes et effets, on se prend
à tout dater, les évènements, les naissances, les morts et jusqu’aux
meubles et immeubles. Souci d’ordre et de clarté, on construit une
chronologie rectiligne, un nouveau temps linéaire où l’on ne prouvera
plus à partir de dogmes et principes invérifiables – c’est du moins
l’espérance des esprits « cartésiens » : je pense donc je suis (Descartes) ;
la raison est le critère de la vérité (Pierre de la Ramée) ; la sensation
décide, seule, de la connaissance (John Locke) ; l’expérience donne à
découvrir les lois (Francis Bacon). Le quantifiable joue désormais un
rôle central dans l’exposition des idées. Inversement, ces dernières se
doivent d’avoir des applications pratiques, mesurables et les industriels
apprennent à s’informer des recherches techniques et scientifiques
susceptibles d’améliorer leur production. Notons que si l’on retrouve
en cette démarche utilitariste certains principes de la civilisation arabo-
musulmane, ils sont appliqués dans un tout autre contexte conceptuel,
économique et social : nous le comprendrons mieux, en abordant la
genèse de ces principes, dans la troisième partie de notre travail. Cela
dit, le mouvement reste très marginal au 16ème siècle et ne s’amplifiera
qu’au siècle suivant. En France, le goût pour l’étude y deviendra affaire
d’État, malgré la désastreuse révocation de l’édit de Nantes, saignant à
nouveau le pays de la majeure partie de son intelligentsia protestante, et
en dépit d’une attitude encore ambiguë des Jésuites vis à vis des
sciences. Mais l’Angleterre se situe déjà et résolument à l’avant-garde
de ce nouvel essor.
La cohérence politique impose, aux Anglais strictement limités
dans leur environnement, une exploitation « rationnelle » de l'ensemble
de leurs ressources et de leur commerce. Face, par exemple, à la
problématique du bois – construction navale, chauffage domestique
ou sidérurgie ? – le Parlement favorise tout d’abord l’importation
massive de grumes en provenance des forêts nordiques, orientant en
conséquence sa stratégie extérieure, tout en accélérant les recherches sur
l’utilisation du charbon de terre, qui aboutissent à des résultats concrets
dès la fin du 16ème siècle (à Newcastle, notamment). En un siècle, la
production de houille sera, alors, multipliée par vingt et la sidérurgie
profitera immédiatement de cet essor. Mais déjà tout se mécanise, en

96
DE LA RÉFORME AUX LUMIÈRES, LA "CHOSE MARCHANDE" AU POUVOIR

particulier dans les campagnes : la herse, le semoir-orgue s’y répandent,


accompagnés de révolutionnaires méthodes culturales : marnages
méthodiques et assolement quadriennal où les temps de jachère
disparaissent, au profit de cultures de navets et de trèfle. La production
animale bondit, renforcée par les premiers efforts de sélection rigou-
reuse du cheptel (moutons).
Cette exploitation organisée du sol et des animaux correspond à
celle des masses populaires : la nature, la matière, le peuple « inculte »
sont moins des organismes vivants que des ensembles « mécaniques »
dont les actions sont mathématiquement mesurables et peuvent donc
être projetées, manipulées et contrôlées, comme s’y emploient la très
éloquente « arithmétique politique » de sir William Pety et le dévelop-
pement des statistiques administratives. Reprenant les thèses du français
La Peyrère, probablement d’origine marrane, qui, scandale en son
temps, affirme, en son ouvrage « Pre Adamitae », l’existence d’hommes
antérieurs à l’Adam biblique (PBL), ce même William Pety en déduit,
dans son « Échelle des créatures », que ni les Noirs ni les Indiens du
Nouveau Monde ne sont des humains. Thèse opportune pour une traite
négrière en pleine croissance et pour l’expansion territoriale des colons
américains, soudain soulagés en leurs éventuels scrupules, millénaristes
à l’ordinaire...
La boucle se referme par une roublarde politique intérieure :
considérant que seules les grosses exploitations agricoles peuvent
s’intégrer à l’économie échangiste, les politiques planifient en métro-
pole la disparition de la petite propriété et des communaux librement
pâturables (ces derniers purement et simplement annexés par les gros
propriétaires). Engagé dès le 17ème siècle, le mouvement s’accélèrera
au siècle suivant, pour aboutir à son officialisation, en 1760, avec les
« Enclosure acts ». En conséquence, un exode rural massif alimente un
prolétariat urbain sans ressources vivrières, surexploitable et corvéable
à merci dans les manufactures, mines et hauts-fourneaux. La fonction de
ce prolétariat consiste à transformer, au plus faible coût, les matières
premières en provenance des comptoirs continentaux. La base du capita-
lisme anglais est désormais en place.

97
GENS DU LIVRE

CONFLITS SOCIAUX (1534 – 1650)


ANGLETERRE et FRANCE
PRINCIPALES RÉVOLTES
année Lieu nobiliaires Citadines Rurales
1534 Irlande Résistance nationale contre les Anglais
1549 Angleterre Soulèvement gallois contre les Anglais
1549 Angleterre Kett Kett
1554 Angleterre Wyatt Wyatt
1559 Hollande (1) soulèvement contre les Habsbourg et le catholicisme
1568 France Huguenots
1569 Écosse Soulèvement écossais contre les Anglais
1579 Irlande Résistance nationale contre les Anglais
1588 France Ligue catholique
1594 Irlande Résistance nationale contre les Anglais
1594 France Croquants
1607 Angleterre Midlans
1621 France Huguenots
1623 France Poitiers
1630 Angleterre Fens
1630 France Nantes
1632 France Guyenne Guyenne
1636 France Rennes, Amiens Croquants
1637 France Languedoc
1639 France Nus-pieds normands
1640 Angleterre Guerre civile
1641 Irlande Résistance nationale contre les Anglais
1641 France Bordeaux
1643 France Provence
1643 France Croquants
1645 France Grenoble
1648 France Fronde
1649 Angleterre Exécution du roi et proclamation de la République (2)
(1) : On a situé également le début de la révolte des Pays-Bas, décisive dans l’éclatement de la
dialectique Papauté-Empire. Évidemment et hélas, la liste n'est pas exhaustive... On se
reportera au corps du texte, notamment en ce qui concerne la situation allemande, pour
mesurer l'ampleur des déchirements qui affectent à cette époque l'Europe de l'Ouest...
(2) : Entrecoupée par la dictature militaire de Cromwell (1653-1659), elle durera jusqu’à la
restauration en 1660 de la monarchie qui devient constitutionnelle après 1689.
98
DE LA RÉFORME AUX LUMIÈRES, LA "CHOSE MARCHANDE" AU POUVOIR

Le système oscille, tout au long des 16ème et 17ème siècles, entre


deux options politiques. Théorisée par Thomas Hobbes, la première
plaide pour un souverain fort, au-dessus des lois, capable de dominer
tyranniquement, en toutes circonstances et par tous les moyens, la
« sauvagerie » des hommes. Explicitant l’alliance éprouvée entre
noblesse et bourgeoisie, la seconde triomphe à la fin du 17ème siècle,
avec la déclaration des droits du Parlement : la loi contractuelle est
supérieure au droit du souverain ; droits individuels des citoyens
(Habeas corpus) ; contrôle du Parlement sur les impôts, les dépenses
militaires, les douanes et les contributions indirectes. Cet essor reste
cependant contraint par une vision statique de l’économie où les
quantités d’or, de marchandises et, surtout, de consommateurs restent
pratiquement constantes ; même rationalisés, les moyens de production
demeurent limités. En conséquence, les profits des uns sont des pertes
pour les autres ; au niveau national, justifiant la répartition inégalitaire
des biens ; comme au niveau international, justifiant les politiques
d’affrontement : pour s’enrichir, il faut appauvrir les autres.

Sur le continent, mis à part les Provinces-Unies qui adoptent un


système hybride, le modèle politique penche résolument vers le despo-
tisme. Au cœur des guerres de religion, le français Jean Bodin place
ainsi le souverain au-dessus de la loi « naturelle » et en-dessous des lois
« divines » : la référence à l’empire Ottoman, allié durant plus d’un
demi-siècle et publiquement admiré pour son administration exemplaire,
est ici explicite... C’est que les confusions et les mélanges de genre,
l’étendue et l’imbrication des territoires, la diversité des conflits, des
populations, des situations, ne cessent d’interférer et de compliquer les
choix. À peine les guerres de religion apaisées en France (fin 16ème
siècle), l’exclusion des morisques et des marranes d’Espagne accusés de
comploter avec celle-là – cent mille d’entre eux viennent alors repeupler
le piémont pyrénéen septentrional dévasté par les épidémies et les
guerres – achève de déstabiliser l’État hispanique : il ne restera bientôt
plus rien de la splendeur civilisatrice arabo-espagnole. Les événements
se bousculent : ce sont, quatre ans plus tard, la faillite retentissante des
Welser allemands, choc non moins retentissant que celle des Fugger,
quelques décennies plus tôt, et le déclenchement des guerres germa-
niques de religion qui embrasent l’Allemagne et le pourtour de la

99
GENS DU LIVRE

Baltique. En trente années terribles qui voient toutes les grandes puis-
sances intervenir dans le conflit, directement (empire des Habsbourg,
Suède, Danemark, France…) ou indirectement (Papauté, Angleterre,
Hollande, empire Ottoman…), l’Allemagne perd les deux-tiers de sa
population ; son économie, surtout au Nord, est ruinée (l’Angleterre et
la Hollande n’ont pratiquement plus de rivaux organisés en mers du
Nord et Baltique) ; la pauvreté touche maintenant tous les groupes
sociaux : ainsi, près de la moitié des quatre mille familles juives
subsistant en Allemagne dépendent, à la fin du conflit, de la généro-
sité de leurs coreligionnaires et, signe révélateur, de nombreux mots
hébreux entrent dans le vocabulaire de la pègre... La Papauté perd peut-
être plus encore : désormais, elle sera systématiquement écartée de tous
les grands traités entre États et son influence disparaît de plus de la
moitié du territoire de l’Europe de l’Ouest...

Dans cette atmosphère de débâcle, l’église Catholique redé-


couvre, très loin de ses déboires européens, l’esprit des premières
communautés chrétiennes de Palestine. C’est en effet au cœur de
l’Amérique du Sud qu’à l’entrée du 17ème siècle, les Jésuites poursuivent
les tentatives franciscaines du siècle précédent, en organisant avec les
populations indigènes de vastes territoires concédés par l’État espagnol
et gérés en biens communautaires, hors propriété privée. Ces « réduc-
tions indiennes » se répandent, d’Uruguay en Bolivie, aux abords des
zones forestières où le sens du collectif, de l’appartenance à un clan,
intégré lui-même au milieu nourricier, anime la vie individuelle.
Refuges des esclaves en fuite, convoitises de pionniers sans scrupules,
ces espaces ne cesseront d’être contestés jusqu’à l’expulsion des
Jésuites au 18ème siècle, lors de la disgrâce de leur Compagnie en
quasiment tous les États européens, y compris l'État pontifical. Éven-
tuellement béni par quelque prélat bien noté, « l’ordre » colonial pourra
désormais y imposer sa loi.

Cette parenthèse, qui aura plus tard de notables répercussions


dans les révolutions nationales sud-américaines, révèle un état d’esprit
ecclésiastique beaucoup plus fréquent que l’histoire de la Papauté ne le
laisse entendre. Si la « chose politique » prit banalement le pas, dans les
hautes sphères, sur les meilleurs élans de fraternité universelle, il exista,
100
DE LA RÉFORME AUX LUMIÈRES, LA "CHOSE MARCHANDE" AU POUVOIR

dans toute l’Europe chrétienne, un « bas-clergé » familier des problèmes


populaires qui se situa régulièrement contre les excès des puissants.
La Réforme y puisa ses cadres, à commencer par Luther, quoique ce
dernier ne soit pas, tant s’en faut, un « défenseur » du peuple, et les
révolutions sociales des 18ème et 19ème siècles s’appuieront variablement
sur cette ambiguïté de l’église Catholique.

Mais, pour l’heure, les 16ème et 17ème siècle s’achèvent sur le


triomphe de « l’ordre » guerrier. Les grands États possèdent à présent de
puissantes armées permanentes, sur terre comme sur mer, à l’instar de
l’incontournable exemple ottoman, et c’est dans le domaine militaire
que s’initient les premières exploitations techniques des travaux scienti-
fiques : René Descartes fut artilleur et sa géométrie analytique a des
applications directes en balistique ; l’amélioration de la production
métallurgique est imposée par une énorme augmentation de la demande
en boulets et canons ; les logarithmes de Napier intéressent immédiate-
ment les architectes et ingénieurs du Génie, etc.

Très cyniquement, la guerre apparaît comme un efficace moyen


d’endiguer les révoltes populaires et, plus que jamais, le mépris des
nobles envers le peuple et les frontières entre classes sociales se
durcissent. À l’instar de Charles Quint, commentant l’effroyable morta-
lité sévissant au siège de Metz : « Qui meurt ? Des gentilshommes ?
Des hommes de qualité ? – Non, Monseigneur, de pauvres soldats, le
peuple de la ville... – Hé bien, qu’ils crèvent ! Ne sont-ils pas nés pour
ça ? » ; les classes privilégiées – à peine 10 % des populations euro-
péennes – se pensent et se conduisent en seuls citoyens dépositaires de
l’humanité instruite, digne d’attention et, même « éclairé », le despo-
tisme de leurs chefs s’alimente de cette conscience radicale qui appelle
à l’asservissement des masses « animales et obtuses ». La « discipline »
apparaît comme le revers de la sauvagerie qui vient de ravager l’Europe
de l’Ouest.

Néanmoins, une seconde étape de la modernité s’est accomplie


au cours de ces deux siècles de fer : le régime économique territorial au
profit des rois et des grands domaines s’est imposé au régime urbain de
la Renaissance. Détail non moins révélateur : officielle mais discrète,

101
GENS DU LIVRE

une oligarchie financière juive est de retour dans la capitale française


(via le Dauphiné et la Provence) et compose le nouveau noyau –
quelques centaines de personnes – du nouveau capitalisme juif dans le
royaume (Samuel Bernar, banquier du roi).

En Europe de l’Est, le développement du despotisme ne


ressemble à celui de l’Ouest qu’en superficie. Le régime économique
territorial n’a pas en effet à s’imposer à un quelconque régime urbain :
atrophiées par un système féodal dominant, nous en avons longuement
parlé, les villes demeurent embryonnaires ; les manufactures et autres
industries de transformation, sous-développées ; le commerce extérieur,
réduit à l’exportation de matières premières, aux activités de transit et à
l’importation de produits manufacturés. « Tiers-Monde » de l’époque, la
Russie se développe spectaculairement d’un point de vue géographique,
mais tout aussi artificiellement d’un point de vue économique, grâce
aux relations commerciales privilégiées qu’elle entretient principale-
ment avec l’empire Ottoman – et les juifs sous obédience musulmane –
d’une part ; l’Angleterre et la Hollande – et les juifs marranes (ou, si
l’on préfère, séfarades occidentaux) – d’autre part ; le Moyen-Orient et
la Chine – et les juifs sous domination mongole – enfin. Or ce dévelop-
pement accompagne un déclin constaté de la puissance juive dans
l’ensemble de l’espace slave, signalant une faillite, singulièrement lente
au demeurant, du système féodal oriental. Comment interpréter cet
apparent paradoxe ?

De nombreux facteurs concourent à ce phénomène. Réservant


l’examen de la situation dans la moyenne vallée du Danube, pour la
troisième partie de notre travail, examinons, pour l’heure, les forces
politiques en jeu entre les mers Noire, Caspienne et Baltique, au début
du 16ème siècle. À l’Est, la zone d’influence mongole s’est scindée en
deux parties. Au Sud, Le khanat musulman de Crimée domine l’accès
aux mers Noire et Caspienne ; privée, au Nord, de débouchés maritimes
(sauf sur la périlleuse mer Blanche, à l’extrême Nord, où se présentent
les bateaux commerciaux anglais), la Russie orthodoxe cherche priori-
tairement à réactiver l’axe Baltique-Caspienne et à s’ouvrir au grand
commerce de l’Orient (expansion vers l’Est). À l’Ouest, trois royautés
catholiques, la Pologne (géographiquement privilégiée dans son com-
102
DE LA RÉFORME AUX LUMIÈRES, LA "CHOSE MARCHANDE" AU POUVOIR

merce avec l’Allemagne), la Lituanie et la Prusse (enclave allemande en


terres baltes, issue de l’Ordre des chevaliers teutoniques), se disputent
l’hégémonie sur les rives méridionales de la Baltique. Encore insigni-
fiantes en Russie, les communautés juives, notamment polonaises et
lituaniennes, assurent la majeure partie du commerce continental, en
compétition fréquente avec les colons allemands bien organisés de la
Bavière à la Transylvanie, de la Bohême à l’Ukraine. La Réforme chré-
tienne en Occident vient bouleverser ces équilibres sur deux plans prin-
cipaux. Socialement, les guerres de religion propulsent vers l’Est de
nombreux réfugiés ruinés, juifs allemands en poupe. Politiquement,
une nouvelle « trinité » : catholicisme-luthérianisme-calvinisme ; vient
se surimposer à la classique dialectique Empire-Papauté.

Si la Prusse rejoint rapidement le camp de Luther, à l’instar de


la Suède – « La » nouvelle puissance nordique qui évince (grâce à ses
accords avec les Hollandais, nous allons le voir) l’alliance dano-
norvégienne qui verrouillait depuis deux siècles la mer Baltique et le
commerce hanséatique – la Pologne et la Lituanie demeurent dans le
giron de l’Église romaine. Jusque-là, rien de vraiment nouveau suscep-
tible de modifier les stratégies continentales en cours. Mais les intérêts
vitaux de l’Angleterre et des Provinces-Unies, menacés à l’Ouest par le
conflit en Flandres et le développement français, commandent des redé-
ploiements à l’Est. Le choix de l’Angleterre se porte sur la Russie
orthodoxe, contrepoids potentiel à toute entreprise hégémonique,
allemande, polonaise, suédoise, luthérienne ou papale, autour de la
Baltique ; avec de plus lointaines visées vers la mer Caspienne et le
commerce oriental. Dès le règne d’Ivan le Terrible (milieu du 16ème),
une « compagnie Moscovite » est fondée à Londres, afin de financer un
vaste programme d’investissements en Russie ; des instructeurs anglais
(et suisses) réorganisent l’armée russe, y introduisant armes à feu et
artillerie ; de leur côté, les investisseurs flamands, à l’instar de Louis de
Geer, Trip, Cronström ou Cabiljau, s’engagent en Suède, en particulier
dans la gestion des forêts (exportation et constructions navales), les
mines et la sidérurgie (armement) : des affrontements se préparent,
préludes à de sérieuses remises en cause. La guerre de Livonie et
l’alliance lituano-polonaise – associant de facto les deux communautés
juives les plus riches de la région au conflit régional – sont à deux

103
GENS DU LIVRE

doigts d’éliminer le pouvoir tsariste. Là encore, la réponse associe


d’abord les plans religieux et économique : la révolte des cosaques
zaporogues, au 17ème siècle en Ukraine sous domination polonaise,
l’illustre avec clarté.

C’est en effet au nom de la survie de l’Orthodoxie, menacée


conjointement par la Papauté, les fermiers juifs (fermiers au sens
d’administrateurs) et les colons allemands, que les cosaques dirigés par
l’ataman Bogdan Chmielnick s’attaquent aux biens des non-orthodoxes.
À ces alibis religieux, parfois étayés par de réelles entreprises de
détournement (par exemple, l’appui de la Papauté à des églises
« uniates », en terres orthodoxes), s’adjoignent des considérations
racistes qui ne tarderont pas à se banaliser dans l’imaginaire et les
comportements russes. L’empire Tsariste se construit sur ces bases.

Dès le siècle précédent, Ivan le Terrible avait annexé


d’immenses territoires qu’il faisait administrer sous son autorité immé-
diate par un corps spécifique de l’État orthodoxe, les Opritchniki. Au
fur et à mesure que l’expansion russe mordra sur des espaces gérés par
des juifs et habités, nous l’avons vu, par des communautés largement
judaïsées, ces opritchniki s’imposeront en nouveaux maîtres du système
féodal slave ; système relativement verrouillé par l’ordonnance interdi-
sant le transfert des serfs d'un propriétaire foncier à un autre. De
nombreuses lois d’exception – surtout au 18ème siècle (Catherine II) –
viendront confirmer cette volonté de déstructuration de la société juive
d’Europe de l’Est, devenue, au sortir des guerres de religion, la commu-
nauté numériquement la plus importante du judaïsme mondial.

Cette volonté est d’autant plus marquée que le pouvoir


russe organise un système financier et commercial très centralisé. Les
échanges internationaux, la vente des marchandises sous monopole
d’État (notamment le bois et les céréales, suivant, ici encore, l’exemple
ottoman), la perception des impôts, la direction des douanes, l’Hôtel des
monnaies sont confiés à une guilde d’une trentaine de personnes, les
Gosti, en relation directe avec le souverain. Les Stroganov (sel, mines,
fourrures), les Nikitnikov (poissons, draperies, soies) et autres Voronin
ou Schorin se voient en outre chargés de la gestion d’énormes
104
DE LA RÉFORME AUX LUMIÈRES, LA "CHOSE MARCHANDE" AU POUVOIR

domaines coloniaux, octroyée par le tsar au fur et à mesure de


l’expansion russe. S’ils organisent parfois le commerce de détail (à
Moscou, par exemple), celui-ci et le demi-gros sont normalement
confiés à deux autres guildes subalternes où viendra s’enrichir un
certain nombre de paysans, même asservis (ils paient alors à leur
maître une redevance proportionnelle à leurs bénéfices). Insistons sur un
fait trop insuffisamment relevé : le principal marché extérieur de la
Russie, au début du 16ème siècle, c’est la Turquie qui règne en maître
sur le commerce de la mer Noire. Nous verrons dans notre troisième
partie combien l’évolution de cette réalité va se révéler décisive dans
l’histoire, non seulement, de l’Europe mais, aussi, de tout le continent.

L’aspect strictement économique du paradoxe énoncé plus haut


signale, pour sa part, un divorce structurel, à l’intérieur même d’Israël.
C’est qu’en effet le développement capitaliste, nous l’avons suffisam-
ment explicité, est incompatible avec la survie du système féodal.
Largement intégrés au nouveau système, les intérêts des Séfarades occi-
dentaux entrèrent de fait en contradiction avec ceux des Ashkénazes.
Même s’ils demeuraient le plus souvent des intermédiaires – très peu
d’entre eux furent des industriels – les premiers cherchaient à attirer le
plus d’argent possible pour l’immobiliser dans des investissements pro-
ductifs (augmentation du capital fixe) ; les seconds, pour en tirer une
plus-value immédiate en valeurs d’usage (prépondérance du capital
circulant).

Nuance cependant : les grands financiers ashkénazes eurent tôt


fait, bien évidemment, de résoudre la contradiction en participant acti-
vement à la restructuration générale du capital juif. Dès lors, une masse
monétaire croissante disparut des circuits féodaux orientaux. Mais,
nouveau paradoxe, la structure économico-politique choisie par les
souverains russes retarda considérablement la construction capitaliste
en terres slaves. Il faut alors envisager que les bénéfices accumulés par
l’usure juive d’Europe orientale et, d’une manière générale, par le
système féodal réapproprié par le régime tsariste se soient investis
ailleurs. Du coup, les mesures autoritaires prises par les tsars à
l’encontre des juifs n’affectèrent que très lentement leur organisation,
longtemps encore adaptée à la situation socio-économique de la région.

105
GENS DU LIVRE

Ce n’est qu’au milieu du 19ème siècle que la quasi-disparition de la


Pologne et l’orientation clairement capitaliste – quoique singulièrement
tardive – de la politique tsariste en enclencheront vraiment le processus
de décomposition, accéléré, cela va sans dire, par un contentieux
politico-social accumulé durant des siècles...

La dégradation de la position des juifs d’Europe orientale


s’effectue dans un climat spirituel tendu. Tenu sous le boisseau par
les Talmudistes depuis le retentissant échec de Bar Kochéba (2ème
siècle) – nous y reviendrons dans la troisième partie de notre travail –
une des composantes essentielles du judaïsme, le messianisme, ressurgit
soudainement dans les communautés séfarades orientales, avant de
s’étendre aux roumaniotes et ashkénazes, ouvrant une des plus grandes
crises spirituelles de l’histoire de cette religion. Après des études en
Palestine auprès des grands kabbalistes de l’époque qui le reconnaissent
comme l’Oint des temps messianiques, Sabbataï Tsevi, de la commu-
nauté de Smyrne (Turquie), soulève le délire des foules. Sa conversion
à l’islam et ses pratiques religieuses déconcertantes alimentent les
controverses au sein de toutes les communautés, jusqu’en Europe
occidentale.

Quelques décennies plus tard, et à l’inverse, tant géographique


(les Pays-Bas) que spirituel, le philosophe Baruch Spinoza affiche
nettement son athéisme et le primat de la raison sur la foi, provoquant
de non moins grands remous doctrinaux. Le mouvement spécifiquement
juif des « Lumières » (Haskalah) naît de ces convulsions. Il sera marqué
par la substitution d’une éthique messianique à la figure d’un Messie
personnel. Avec l’ouverture des ghettos, la prolétarisation des masses et
la dictature prochaine du scientisme, cette sécularisation des espérances
judaïques marquera les temps modernes. Elle y insinue notamment la
redoutable idée que les hommes peuvent désormais ; et même doivent ;
transformer, voire compléter, une Création Divine « imparfaite », afin
d’améliorer le Monde et la condition humaine.

106
CONTACT DES "LUMIÈRES"
LE MONDE SOUS TENSION

Nous voici à l’orée du 18ème siècle. Des révolutions capitales


se sont déroulées à l’extrême-Ouest de l’Eurasie. Cependant, rien de
décisif ne permet de conclure à une suprématie incontestable de cette
sous-région sur le Monde. Même en recul dans les Balkans, l’empire
Ottoman, par exemple, semble encore de taille à tenir place de premier
ordre dans le concert des nations, ainsi qu’en témoignent sa puissance
guerrière et son imbrication dans la politique européenne, nous l’avons
à plusieurs reprises suggéré et nous en reparlerons plus en détail en troi-
sième partie. Mais, touchant chacun en l’intimité de sa conscience, ces
révolutions ont profondément affecté le tissu social : on ne pense plus
tout-à-fait de la même manière en Angleterre, en Turquie ou en Chine ;
que ce soit en matière religieuse, politique ou économique ou, tout
simplement, dans son rapport au monde, l’Autre, l’environnement, au
quotidien et dans la trivialité des faits. Quelque chose de machinal, sys-
tématique est désormais à l’œuvre en Occident : il se signale par une
floraison de découvertes scientifiques, d’avancées techniques et de
questionnements, en vue d’un constant dépassement, mû par une
boulimie de rationalité et de profit, sans égards envers les équilibres
du vivant. Des réseaux partiellement cohérents ; souvent globalement
mortifères, donc ; tissent fébrilement un monde nouveau, littéralement
solidifié, garrotté.

107
GENS DU LIVRE

Les stratégies monétaires mises en place par les Hollandais


et, plus encore, les Anglais sont à cet égard significatives. Après avoir
littéralement pompé l’argent des Amériques, en profitant des erreurs
gestionnaires des politiques espagnoles et portugaises, ils l’investissent
maintenant et méthodiquement à l’Est : Russie, empire Ottoman, Perse,
Inde, Indonésie, Chine et Japon. Même si une bonne partie – environ
le quart – est thésaurisée par l’empire Chinois, cet argent revient
en définitive en Europe, augmenté de compléments en or, trois à
quatre fois moins cher à l’Est qu’à l’Ouest, et grâce à la plus-value
grandissante des produits manufacturés en métropoles. À ce jeu, les
Anglais sont infiniment mieux pourvus, ayant élaboré, sur leur territoire
inviolé depuis sept siècles, un tissu cohérent d’entreprises laborieuses,
en relation étroite avec une organisation serrée du capital, maîtresse de
la politique gouvernementale. Nous avons signalé le rôle de la compa-
gnie Moscovite fondée au milieu du 16ème siècle mais celui-ci ne prit
toute son ampleur qu’avec la mise en place, dans les premières années
du 17ème siècle, des compagnies du Levant, des Indes et de la Royale
Africaine (monopolisant, quant à elle, la traite négrière) : financière-
ment indépendantes les unes des autres, elles n’en sont pas moins
pensées en continuité dans la conduite de l’État. Énorme atout dans la
concurrence internationale…

Il faut cependant prendre en compte la montée d’une nouvelle


puissance maritime – la France – engagée, en dépit de ses difficultés
continentales, dans la modernisation de ses industries et le capitalisme
colonial. Fait significatif : alors que les Provinces-Unies disposaient
d’une flotte presque dix fois supérieure à celle-là, au milieu du 17ème
siècle, le rapport est pratiquement inversé au cours du siècle suivant :
fruit d’une politique forestière – base de la construction navale, à
l’époque – systématisée depuis cent cinquante ans. Pourtant, il manque
en toutes ces applications méthodiques un élément essentiel au puzzle
de la modernité : comment faire fonctionner la « machine-Nature » au
profit du capital ?

Cette question, où gît, fondamentale, celle de la « maîtrise » de


l’énergie et dont on a énoncé les premières réponses barbares avec
l’exploitation raciste et inhumaine des populations noires et amérin-
108
CONTACT DES " LUMIÈRES " : LE MONDE SOUS TENSION

diennes, associée en Europe à la prolétarisation systématisée des masses


populaires, n’appartient plus à la genèse du capitalisme mais à son déve-
loppement : autre sujet d’études. Cependant, il nous faut en évoquer dès
maintenant la révolutionnaire solution qu’en apportèrent les 18ème et
19ème siècles, propulsant le monde occidental à l’avant-garde technique
des civilisations. Au 17ème siècle déjà, les travaux de Robert Boyle et de
l’abbé Mariotte sur la compressibilité des gaz et le rôle de l’oxygène
dans la combustion ; de Salomon de Caus, sur la machine à vapeur ;
annoncent les réalisations de Papin, Cugnot et Watt, au siècle suivant.
Cette machine qui brûle la matière, compresse et libère brutalement
l’énergie est un condensé technique des drames historiques qui viennent
d’ensanglanter l’Occident. Mais ce qui suit énonce plus brutalement
encore les limites de la science profane. Car, lorsque Clapeyron, Sadi
Carnot et Clausius découvrent, un peu plus tard, les principes de la
thermodynamique, ils ne mesurent aucunement le radical tournant qui
va courber l’Humanité sous l’exploitation systématisée de ces lois
naturelles : une vision globale et responsable fait défaut.

Dès lors livrées à l’appétit capitaliste et promues au rang de


marchandises, les forces élémentaires de l’Univers s’imposent en
médiation entre les individus ; surmultipliée, la production industrielle
plie les nations, les hommes, tous les rythmes biologiques, à sa néces-
sité et ses déchets formulent un nouvel état du Monde, polarisé
entre progrès et catastrophe. Que la première publication de l’œuvre
majeure d’Adam Smith (« Recherches sur la nature et les causes de la
richesse des nations »), fondamentale dans la conception moderne de
l’économie, ne suive que de deux ans la fabrication de la machine à
vapeur de Watt, fondamentale pour sa part dans la mise en œuvre de ces
principes économiques, signale en outre les convergences décisives
entre pratique et théorie : science, technique, politique et économie
forment désormais les quatre roues d’un même engin, entraînant toute
l’Humanité dans une course probablement fatale ; avec, en filigrane, une
nouvelle question : y a-t-il alternative à cette probabilité et, le cas
échéant, où se situe-t-elle ? À ce point de développement, nous pouvons
retourner le miroir et revisiter l’histoire des sociétés musulmanes durant
cette même genèse du monde moderne.

109
GENS DU LIVRE

110
III

RETOUR À l’ISLAM

111
GENS DU LIVRE

112
CONSCIENCES ET ESPACES RÉUNIFIÉS

Dans le développement d’une religion, le politique occupe une


place notable. Certes, l’adhésion des cœurs ne se décide pas dans les
palais mais les relations entre ceux-ci et ceux-là orientent consi-
dérablement l’enracinement et la diffusion de cette religion. Ainsi, la
tardive conversion des César, les récurrents conflits entre Perses et
Romains, Byzantins et Arabes, Méditerranéens méridionaux et septen-
trionaux, Européens orientaux et occidentaux, auront très largement
pesé sur le long confinement en Europe d’un christianisme instruit de
pratiques passablement étrangères à son berceau palestinien.
Dans cet ordre d’idées, le destin de l’islam est assurément
singulier. Apparaissant, au début du 7ème siècle de l’ère chrétienne, aux
confins occidentaux du désert d’Arabie, quasiment à la charnière entre
l’Eurasie et l’Afrique, la nouvelle religion unifie en moins d’un siècle et
demi un immense territoire, des Pyrénées aux vallées orientales de
l’Indus : plus de dix mille kilomètres, sur une largeur moyenne de deux
mille kilomètres : près de vingt millions de kilomètres carrés, trente-
cinq fois la surface de la France contemporaine !
Insister sur l’aspect souvent guerrier de cette expansion occulte
l’essentiel : l’apport civilisateur. Les nouveaux maîtres sont en effet
animés et insufflent un tel nouvel état d’esprit que, dans bien des cas,
notamment en Palestine, Syrie ou bien Espagne, les populations se
113
GENS DU LIVRE

soumettent sans combat, abandonnant avec soulagement le pouvoir qui


les dominait auparavant. En ce premier siècle d’islamisation, surtout
durant les trente premières années, le comportement des musulmans
impressionne. Citons ici un extrait de la lettre de ‘Amrou, conquérant et
premier gouverneur de l’Égypte, au khalife ‘Omar : « Trois mesures
contribueront à la prospérité du pays. […] En un, refuser tout projet
tendant à augmenter l’impôt ; en deux, employer le tiers des revenus au
développement et à l’entretien des canaux d’irrigation ; en trois, ne
lever l’impôt qu’en nature sur les fruits que la terre produit. » Le
propos illustre, on ne peut mieux, le souci des nouveaux admi-
nistrateurs ; au 7ème siècle…
Si la plupart des ceux-ci, nomades bédouins, sont très peu
cultivés, la simplicité de leurs mœurs, la vigueur de leur foi, la rigueur
de leur discipline morale, forcent d’autant plus l’admiration qu’elles
accompagnent un véritable pacte social, à l’image de celui conclu à
Médine, la première cité musulmane, entre musulmans, juifs et
chrétiens. Rappelons rapidement ces prémisses fondamentales.
Lorsque Mohammed (PBL) subit les premières révélations
divines en sa ville natale de La Mecque, rien n’annonce le formidable
bouleversement politique qui va suivre. Le culte exclusif de l’Un,
rejetant idoles, passions et excès ; la pratique des bonnes œuvres,
notamment la solidarité sociale, la patience et l’endurance dans
l’adversité ; constituent les maîtres-mots d’une prophétie flamboyante,
fascinant un auditoire épris d’Absolu. Mais l’opposition grandissante
des notables influents de la cité impose l’exil aux musulmans.
C’est tout d’abord une centaine d’entre eux qui se réfugient
dans le royaume chrétien d’Abyssinie, ouvrant – du moins jusqu’aux
Croisades – de singuliers rapports avec les zélateurs du Christ (PBL),
entre respect mutuel et rivalités commerciales. Mais c’est surtout la
fuite de Mohammed (PBL), déjouant in extremis un complot contre sa
vie. Il est accueilli triomphalement à Yathrib, une oasis prospère, située
à quelque quatre cents kilomètres au Nord de La Mecque, par des
populations arabes résidentes espérant de cet homme hors du commun
un règlement pacifique d’incessants conflits intertribaux.

114
CONSCIENCES ET ESPACES RÉUNIFIÉS

Cet évènement décisif – l’Hégire – marque le début de l’ère


musulmane. La Révélation coranique, qui perdure depuis maintenant
dix ans, va désormais inspirer une politique autonome, sûre de son bon
droit et peu à peu conquérante. Pour autant, il serait abusif de conclure à
l’avènement d’une théocratie. Pour preuve, la parcimonie du texte
prophétique en prescriptions et interdits. Réduits, durant la période
mecquoise – avant l’Hégire donc – aux seuls domaines du culte et de
l’entraide sociale, ils touchent à présent la gestion des conflits, le
domaine alimentaire, le droit de la famille et les rapports sociaux avec
les non-musulmans.

En réalité, Le Coran éduque bien plus qu’il ne légifère.


Indiquant principes et limites, il incite à la concertation et au respect du
droit des communautés et des gens. C’est dans cet esprit que naît la
Constitution de l’oasis, surnommée désormais Al Madina – la Ville –
affirmant ainsi la naissance d’une nouvelle civilisation. Juifs et chrétiens
– et d’une manière générale : tout monothéiste – y ont droit écrit de cité,
libres activités et expression, dans la mesure de leur neutralité – à défaut
de leur soutien – dans le conflit opposant les musulmans à leurs ennemis
déclarés. Un pacte de non-agression, en somme, universelle règle de vie
en société.

Trois tribus juives installées de longue date dans l’oasis


(probablement depuis l’époque du roi-prophète Suleymane – Salomon,
PBL – vers 1000 avant J.C.) sont particulièrement concernées par cet
accord. Riches et commerçantes, elles vont, l’une après l’autre et
variablement discrètement, prendre parti pour leurs traditionnels
partenaires mecquois opposés à la nouvelle religion. Elles seront en
conséquence bannies de Médine, avec plus ou moins de violence selon
le degré de leur trahison et l’évolution de la conjoncture politique.
Constitution écrite et traitements variés de la forfaiture feront dès lors
références et, bien avant que l’islam ne se soit imposé dans la seule
Arabie, le Droit en cours à Médine est connu, certes très variablement,
dans la plupart des bassins commerçants fréquentés par les Arabes.

115
GENS DU LIVRE

MOYEN-ORIENT 6ème SIECLE : BASSINS COMMERÇANTS

Nous avons distingué, en plus gros caractères rouges, non seulement


Constantinople et Ctésiphon, les capitales des empires rivaux – Byzantin
et Perse – mais aussi Aksoum, celle de l’Abyssinie indépendante qui
constitue à l’époque un élément important
ant de la politique régionale.

116
CONSCIENCES ET ESPACES RÉUNIFIÉS

L’emploi du pluriel est significatif de l’ampleur du domaine


concerné. En premier lieu, l’ensemble géographique liant la péninsule
arabique à l’Eurasie : rives méditerranéennes, au Nord-ouest ; chaîne du
Taurus, lac de Van et hautes vallées mésopotamiennes, au Nord ;
contreforts du plateau iranien, au Nord-est ; à l’Est, enfin, les rives
occidentales du golfe Persique. Cet ensemble célèbre couronne le désert
arabo-syrien d’un « Croissant fertile », peuplé d’une multitude d’ethnies
entremêlées autour du noyau primitif de l’antique civilisation mésopo-
tamienne. Les Sémites, regroupant notamment Arabes et Hébreux, en
constituent la majeure composante. Les relations millénaires avec la
Chine (Route de la soie) et, beaucoup plus anciennes et développées,
avec l’Inde (navigation côtière jusqu’à l’Indus), se sont enrichies
d’échanges séculaires avec le bassin Méditerranéen (Grèce, Rome puis
Constantinople), entré tardivement dans le giron civilisé de cet immense
espace.
Mais l’Arabie constitue également une charnière interconti-
nentale. Par la mer Rouge, c’est toute la Méditerranée, orientale surtout,
qui commerce avec l’Inde et l’Afrique. Plus périphérique, la vallée du
Nil diffuse la vie du Croissant fertile jusqu’aux hauts plateaux abyssins
– et inversement – eux-mêmes en relation d’affaires directes avec
l’Arabie. Enfin, la côte Sud de la péninsule, tout autant fertile et
prospère, surtout en Yémen et Oman, voit s’étirer interminablement les
rives orientales du continent africain, bordant un océan Indien largement
ouvert aux communications maritimes et formant un nouveau croissant
d’échanges, formidablement plus ample, de Madagascar à Ceylan,
pointillé d’archipels hospitaliers (Comores, La Réunion, Seychelles,
Maldives, Laquedives, etc.).
En tous ces ensembles, les vraies barrières sont surtout
climatiques. Le lac de Van, qui constitue une sorte de « pôle Nord » de
ceux-ci, est situé à la même latitude que la Sicile, à l’extrême limite
méridionale des zones tempérées de l’hémisphère Nord ; l’île de
Ceylan, à moins de dix degrés de l’Équateur : sans parler des évidentes
contingences dues au relief, la chaleur est une dominante significative
de ces espaces subcontinentaux. Cependant, l’énorme massif hima-
layen produit une fracture décisive dans la distribution des pluies : à
l’Ouest et au Nord, la sécheresse multiplie les déserts et les steppes ; au
117
GENS DU LIVRE

Sud et à l’Est, l’abondance des précipitations produit des écosystèmes


subtropicaux, voire équatoriaux. Dans le premier cas, la survie s’est
organisée autour du nomadisme pastoral et du commerce caravanier :
l’échange y occupe une telle place, rigoureusement vitale, qu’on peut y
voir la cause essentielle du développement simultané des premières
civilisations fluviales qui se sont toutes développées, rappelons-le
d’emblée, en bordure d’immenses territoires désertiques ou semi-
désertiques. Il existe, en tous ces lieux, un lien organique entre la vie
des cités et celle des déserts et des steppes. Cette constante constitue le
terreau originel de l’islam.
Dans le second cas, la luxuriance de la végétation a géné-
reusement nourri les hommes et suffisamment gêné leurs déplacements,
pour y imposer la cueillette et la chasse de proximité en modes
dominants d’économie vivrière. Dès lors, les sociétés humaines qui se
sont développées en ces contrées se sont construites sur des schémas
relationnels singulièrement différents de ceux élaborés dans les espaces
privés ou rationnés en pluies. Ce constat fondamental, qui admet un
certain nombre de nuances – le cas de la Chine, où les variations de
chaleur participent beaucoup plus significativement à l’organisation de
la survie, est l’exemple typique d’hybridation entre ces deux cultures –
doit nous rester en permanence présent à l’esprit. L’impact du concept
est si fort que, résolument dans la continuité des géohistoriens musul-
mans, nous situerons désormais, au-dessus de notre première partition
continentale – Eurasie, Afrique, etc. – celle des grands ensembles
climatiques : la lecture historique est d’abord celle des conditions
naturelles d’existence.
Des confins orientaux du Sahara à ceux occidentaux du Takla
Makan (le désert-charnière entre l’aire musulmane et l’aire chinoise, au
Nord du Tibet), les terres arables occupent à peine 20 % des sols ;
encore faut-il y inclure les vallées de l’Indus, jusqu’au désert de Thar
qui constitua longtemps la frontière indienne du monde islamique. Ce
pourcentage diminue considérablement si l’on prend en compte les
régions au Nord immédiat des mers Caspienne et d’Aral ; jusqu’à ne
plus atteindre 5 % lorsqu’on y ajoute Sahara, Takla Makan et Thar ; et
toucher même à « l’insignifiance » – d'un strict point de vue superficiel
– sitôt qu’on envisage les mers comme autant de déserts d’eau, peuplés
118
CONSCIENCES ET ESPACES RÉUNIFIÉS

de « tribus » marines. Or toutes ces extensions sont justifiables : les


populations de ces régions limitrophes ont pesé significativement sur
l’histoire des espaces musulmans, en s’y incorporant plus ou moins
brutalement, pressées – le plus souvent, nous en reparlerons – par de
non moins brutales détériorations des conditions de leur survie.
En parlant d’espaces musulmans, on occulte quelque peu
l’ampleur historique du phénomène. La domination des tribus arabes
islamisées, du Nil à l’Indus, à partir du 7ème siècle de l’ère chrétienne,
n’en constitue en effet qu’un moment. En amont, quatre millénaires ont
vu se mélanger, à l’intérieur de ce colossal ensemble variablement
civilisé, plusieurs mouvements de tribus migrantes ; en provenance du
Nord et de l’Est, Indo-européens et Turco-altaïques ; de l’Ouest et du
Sud, Sémites et, d’une manière plus discrète (probablement par petits
groupements familiaux et voies maritimes), Dravidiens indiens et
populations noires d’Afrique. Plus de trois mille ans avant J.C., les
communications entre les steppes d’Asie centrale et la Mésopotamie,
comme celles maritimes entre cette dernière et l’Indus, sont attestées par
de multiples gisements archéologiques. Citons la découverte de sceaux
en provenance de Harappa (moyenne vallée de l’Indus) : à proximité de
Mascate (actuel Oman) ; aux embouchures, à l’époque, des fleuves
mésopotamiens (notamment Our, la patrie du patriarche biblique
Ibrahim (Abraham, PBL) ; et jusqu’à moins de cent kilomètres au Sud
du lac de Van.

En aval, le second millénaire de l’ère chrétienne voit réap-


paraître, nous le verrons plus en détail, de nouvelles vagues turco-
altaïques : Turcs et Mongols, principalement ; et indo-européennes, en
particulier et selon de nouveaux modes de domination, Européens de
l’Ouest. Cependant, si le pouvoir politique échappe relativement vite
aux populations sémites, l’islam s’impose pratiquement à tous comme
« La » référence culturelle seule capable d’unifier, efficacement et à
l’échelle des millénaires, l’immense et ancestral espace d’échanges dont
nous venons d’évoquer les limites. C’est un fait sans précédent qui ne
sera réellement contesté que très tardivement, par les Occidentaux
porteurs avec les temps modernes de nouveaux schémas de civilisation.
Les espaces musulmans sont des espaces transethniques, transraciaux,

119
GENS DU LIVRE

et, certes plus relativement, transreligieux caractérisés par une


agrégation culturelle, forte mais non exclusive, autour de la langue
arabe.
Cinq mille ans d’histoire ont ainsi tissé un inextricable réseau de
relations entre peuples eurasiens, voire africains, multipliant, en dépit de
pratiques endogamiques fréquentes, les métissages raciaux et culturels.
Quelles pouvaient être alors les parts strictement sémites, indo-
européennes ou turco-altaïques, composant l’empire Perse qui dominait
la majeure partie du Moyen-Orient au 6ème siècle de l’ère chrétienne ; ou
l’empire Byzantin qui constituait à l’époque son antagonisme occi-
dental ? Nul doute que cette question ait pu constituer une énigme au
sein de bien des familles implantées en ces contrées. Par contre, il eût
été apparemment plus simple de poser la question en termes religieux.
Qui était animiste, bouddhiste, chrétien, juif, manichéen ou zoro-
astrien ? Ces notions dessinaient de plus significatifs groupements
socio-économiques, non sans problématiques internes, enchevêtrées et
complexes ; notamment entre juifs et chrétiens : les premiers ayant
fourni durant au moins trois siècles, entre l’Anatolie et le Yémen, la
Perse et l’Égypte, les plus forts contingents des seconds, transfusion
religieuse qui aura des conséquences importantes dans la codification
talmudique des rapports entre juifs et non-juifs.
À ces paramètres ethniques et religieux d’identification
communautaire, il convient d’adjoindre un troisième, normalement
antérieur aux deux autres mais parfois concomitant, voire postérieur : le
lieu d’établissement. Très prégnant dans les sociétés sédentaires, il
précise, au sein des sociétés nomades et semi-nomades – la zone de
pérégrination faisant alors office de lieu d’établissement – les liens
ethniques en sections tribales et familiales. Mais, en se modifiant, il peut
à son tour les modifier ; voire les détruire. On mesure ainsi l’ampleur
des connexions et interférences possibles, à l’intérieur et entre les
peuplements de l’Eurasie centrale et sud-occidentale, et l’évidente
relativité des dénominations partitives. Résidant à Ecbatane, tel
descendant du prophète Yacoub (Jacob, PBL) pouvait ne plus être
linguistiquement hébreu ; sa famille, à dater de ses arrière-grands-
parents par exemple, s’étant convertie au zoroastrisme et ne fréquentant
plus ni les assemblées ni les textes juifs. Telle famille arabe, installée de
120
CONSCIENCES ET ESPACES RÉUNIFIÉS

longue date en Syrie, ne parlait plus qu’un dialecte local, mâtinant


l’araméen et le grec, au sein d’une église monophysite. Assimiler l’un à
un perse zoroastrien, l’autre à un syrien chrétien, occulte une dimension
non-négligeable de leur patrimoine ; probablement toujours active dans
leur quotidien et leur culture générale ; en tout cas, certainement dans
leur capital génétique, quant à lui millénaire au bas mot.
La cohésion religieuse subit ainsi le poids de contingences
ethniques et/ou géographiques. Entre les juifs falashas d'Éthiopie et les
juifs ouïgours de Dunhuang, aux confins orientaux du Takla-Makan, ce
sont non seulement douze mille kilomètres de parcours accidentés mais
encore une indéfinité de variations raciales, cultuelles et culturelles,
sans parler de la diversité des interprétations de la Thora. À l’intérieur
d’une même secte, comme, par exemple, les Pharisiens dominant depuis
le 2ème siècle les communautés juives du Moyen-Orient (censées, elles,
faire référence) et en des territoires aussi voisins que la Palestine et la
Mésopotamie, des divergences se font jour, lisibles à la lecture de leurs
textes juridiques, les fameux Talmuds de Babylone et de Jérusalem,
élaborés à partir du 5ème siècle. Il faut intégrer ici la ligne de front entre
les empires Byzantin et Perse, fluctuant en ces lieux et y divisant les
intérêts des uns et des autres. Rares sont alors ceux qui dépassent les
contingences immédiates des opportunités politiques et commerciales.
Même constat pour les chrétiens. Attisés par les enjeux poli-
tiques, les rivalités commerciales se sont cristallisées, sur le plan
dogmatique, autour de la question de l’identité du Christ. Le patriarcat
d’Antioche suit la thèse de Nestorius affirmant, au 5ème siècle, que deux
personnes distinctes, l’une divine, l’autre humaine, coexistaient en un
même personnage ; le patriarcat d’Alexandrie soutenait de son côté
qu’une seule nature, divine, constituait la personne du Christ : les deux
thèses, nestorienne et monophysite, furent déclarées hérétiques, par
conciles sous pouvoir byzantin. Avant même le début du 6ème siècle, le
nestorianisme devient pratiquement synonyme de christianisme perse et
se propage dans tous les bassins commerciaux orientaux. Quelques
décennies plus tard, apparaissent les premiers monastères nestoriens
dans le Takla-Makan, avant de se répandre dans la civilisation chinoise
et les tribus altaïques.

121
GENS DU LIVRE

Le monophysisme (en particulier, sa branche syrienne jacobite)


suit un chemin analogue, avec cependant une pénétration beaucoup plus
forte en Égypte, pourtant sous domination byzantine, formant même la
religion de l’État en Éthiopie, indépendante quant à elle mais alliée aux
orthodoxes de Constantinople. De ce fait, les querelles idéologiques
avec ces derniers n’auront normalement ni la même intensité ni les
mêmes retombées oppressives. Mais le différend existe et recherche au
quotidien de nouveaux équilibres, s’appuyant sur les spécificités socio-
économiques du couloir de la mer Rouge, du Hedjaz aux vallées des
Nil…
Constitué au cours du dernier millénaire avant Jésus-Christ
(PBL) et religion officielle de l’empire Perse depuis le 3ème siècle de
l’ère chrétienne, le zoroastrisme n’est pas non plus épargné par les
hérésies. La plus importante, le manichéisme, entendait l’unifier au
christianisme. Sauvagement chassé des empires Sassanide et Byzantin,
il se maintient en Asie centrale, jusqu’à former, au 8ème siècle, la
religion d’État de l’empire Ouïghour (Turco-mongols installés du Tibet
au lac Baïkal et du lac Balkhach aux limites chinoises du désert de
Gobi). Renforcé, à l’Ouest, de thèmes gnostiques, il donnera succes-
sivement naissance aux hérésies chrétiennes des Pauliciens (chaîne du
Taurus et Cilicie, 9ème siècle), des Bogomiles (Balkans, 11ème siècle) et
des Cathares (12ème siècle, Europe méridionale, de l’Italie du Nord aux
Pyrénées).
Apparu un peu plus tardivement que le zoroastrisme, le
bouddhisme est la plus orientale des religions préislamiques, dans le
domaine géographique de notre étude. Unifiant au 3ème siècle avant J.C.
quasiment toute la péninsule indienne (à l’exception des jungles
méridionales, profondément animistes), il envoie des missionnaires
jusqu’en Syrie et Égypte (présence à Alexandrie, attestée au 1er siècle de
l’ère chrétienne). Les influences sur les Néoplatoniciens sont probables,
notamment chez Plotin qui sera, pour les musulmans, une des plus
grandes références de la pensée grecque. Notons ici un carrefour
singulier qui mériterait une étude approfondie. Le règne d’Açoka, le
grand empereur de l’Inde bouddhiste, suit de peu l’épopée d’Alexandre
le Grand et un royaume « grec » – plus exactement : hellénisant –
subsistera longtemps au Nord de l’Inde, plus de deux siècles après la
122
CONSCIENCES ET ESPACES RÉUNIFIÉS

chute du royaume de Bactriane (Sud-ouest Pamir). Taxila, une ville


centrale des moyennes vallées de l’Indus, manifeste alors une étonnante
pluralité idéologique : bouddhisme, judaïsme, philosophies rationali-
santes grecques et indiennes, puis nestorianisme et manichéisme s’y
côtoient, paisiblement semble-t-il, jusqu’aux incursions altaïques (Huns
blancs) du 5ème siècle après Jésus-Christ (PBL).
Le bouddhisme, on le sait, est une des rares religions à ne s’être
pas prononcée sur l’existence de Dieu, pour se concentrer sur les voies
d’accès à l’illumination intérieure et la délivrance de la souffrance.
Chantre de la compassion, il n’en a pas moins connu des divisions
sectaires – rarement violentes, il est vrai – et sa zone d’influence atteint
au 6ème siècle la mer d’Aral et l’Est du Takla-Makan, notamment auprès
des très lettrés marchands sogdiens (de Samarkand à Dunhuang) et des
Turcs d’Asie centrale, alors que l’Inde a perdu tout gouvernement
centralisé. Soulignons le fait ici suggéré : à cette époque – de fait, bien
avant – l’usage d’écritures, alphabétique ou idéographique, est courant
en Asie centrale et méridionale, y compris chez les Huns si souvent
taxés de barbarie : modes civilisés et tribaux ne cessent en ces régions
de s’interpénétrer. Lorsque les musulmans entrent à Samarkand, au 7ème
siècle, ils y trouvent le très fin papier dont ils renforceront la solidité,
probablement au cours du siècle suivant, en substituant le coton à la
soie.
Tous ces grands courants religieux se meuvent sur fond
animiste, multiforme et syncrétique : à dominante agricole, au sein des
grandes civilisations fluviales (terre et eau) ; à dominante pastorale,
dans les déserts et les steppes (feu et pierre) ; forestière, sous les climats
subtropicaux (vent et bois). Leur vitalité à la fin du 6ème siècle de l’ère
chrétienne est incontestable. La présence de plus de trois cent soixante
divinités différentes dans le sanctuaire de la Mecque (fondé, selon la
tradition arabe, par le prophète monothéiste Ibrahim (Abraham) aidé de
son fils aîné Ismaïl – Paix et Bénédictions sur Eux (PBE) – quelque
deux mille ans plus tôt), témoigne ainsi de la diversité des cultes rendus
par les Arabes de l’époque et par leurs visiteurs, commerçants et
pèlerins en provenance du pourtour de l’océan Indien, et situe très
exactement l’ambition première de la prédication mohammadienne :
réunifier les consciences, avant d’unifier les espaces et les temps.
123
GENS DU LIVRE

À vocation universelle, l’islam jaillit cependant en source


sémite. En ce sens, il correspond à une volonté plus ou moins consciente
des populations moyen-orientales, dominées par les indo-européens
gréco-romains ou perses, à reprendre en main la conduite de leurs
affaires. Certes, nous l’avons dit, les réalités raciales sont dès cette
époque beaucoup plus floues que les réalités religieuses mais les unes et
les autres se recoupent relativement. Encore majoritairement sémites,
les juifs étaient probablement les plus actifs en ce sens. Si leurs révoltes
au cours des tout premiers siècles chrétiens sont bien connues, leurs
menées politiques aux siècles suivants le sont moins.
Surtout conduites à partir de leur vieux foyer babylonien, de
loin le plus ancien et consistant, et soutenues fréquemment par le
pouvoir sassanide, elles consistaient à établir de solides comptoirs à
travers les différents bassins commerciaux, assurant la situation d’une
oligarchie juive en Mésopotamie, sans négliger pour autant une activité
prosélyte ciblée. La conversion au judaïsme de la royauté chrétienne
himyarite (actuel Yémen) – clé de l’Arabie heureuse, autre foyer agri-
cole du Moyen-Orient et verrou du commerce entre l'Égypte et l’Inde –
entre dans cette stratégie. Ce sont les Éthiopiens, certes eux-mêmes
sémites, mais chrétiens monophysites, alliés, nous en avons déjà parlé,
de l’empereur byzantin, qui se chargent de détruire ce royaume au 6ème
siècle, au prétexte de persécutions exercées par le nouveau pouvoir juif
sur les chrétiens yéménites, poussant, par la même occasion, leur
expédition jusqu’à La Mecque polythéiste dont le commerce par la voie
occidentale de la mer Rouge gêne l’économie éthiopienne. Expédition
sans lendemain, qui ouvre cependant un vide politique en Arabie.
L’alliance, au siècle suivant, entre les tout nouveaux musul-
mans et le Négus, semble, dans un premier temps, relever de la même
stratégie. Pourtant, c’est l’affaiblissement fatal des alliés objectifs de
l’empire Perse – arabes polythéistes de La Mecque, juifs (hébreux
arabisés ou arabes hébraïsés) de Médine, arabes chrétiens (Kalbites,
Ghassanides et Lakhmides) – qui permet l’émergence d’une nouvelle
force sémite au Sud du Moyen-Orient, entraînant le ralliement, la simple
alliance ou, à tout le moins, la neutralité des monophysites sémites –
hébreux et arabes, en particulier – avant ceux, décisifs, des Nestoriens.
Le fait est patent en Palestine et Syrie où ces communautés ouvrirent
124
CONSCIENCES ET ESPACES RÉUNIFIÉS

spontanément leurs cités aux musulmans, si souvent taxés par les


orientalistes d’« envahisseurs », alors que bon nombre d’entre eux
étaient, la veille, les partenaires commerciaux de leurs « adversaires » ;
sans parler des liens familiaux, bien plus consistants, dont certains
remontaient à la plus haute antiquité : l’épopée d’Abraham (PBL), de la
Chaldée à l'Égypte, de Ninive à La Mecque, en est la plus éloquente
illustration.

En réalité, tout le monde se connaît, au moins de vue et depuis


longtemps : une complexité de relations est à l’œuvre. En particulier du
côté des juifs où le constat est nettement plus mitigé que chez les
chrétiens hérétiques : si quelques cités conservaient des liens forts avec
Constantinople ou Ctésiphon, la capitale des Sassanides, et se placèrent
résolument à l’encontre des musulmans, la plupart préfèrent ne point
résister, l’exemple des tribus juives de Médine y étant certainement
pour beaucoup. Pour autant, l’ostracisme des Pharisiens, qui s’est
imposé au judaïsme moyen-oriental depuis la destruction du Temple au
premier siècle de l’ère chrétienne, n’en cesse pas moins de mettre en
avant les aspects les plus exclusifs de leur religion, isolant les « élus »
du reste des humains et, particulièrement, de tous ceux qui professent
une foi proche de la leur : réflexe de repliement face à un choc
traumatique déformé, dans le temps, en perpétuelle crainte de
l’assimilation. Cependant, la méfiance, réciproque, cède peu à peu le
pas au pragmatisme. En quelques décennies, les avantages du nouveau
système apparaissent concluants : taxes réduites, circulation optimale de
la monnaie, liberté d’entreprise et de culte, les communautés hier
divisées s’apaisent et se réorganisent. Un vrai consensus, profondément
sémitique, apparaît.

Car, du côté des musulmans, il est évident que rien de durable


ne pourra se construire sans la coopération des élites urbaines
existantes. Les arabes péninsulaires n’ont pratiquement aucune forma-
tion administrative et ceux du Croissant fertile instruits en la matière
relèvent encore majoritairement de religions autres que l’islam. Dans un
premier temps, les Omeyyades, la première dynastie des nouveaux
maîtres, établissent leur capitale à Damas et s’entourent de fonction-
naires chrétiens (exemple célèbre, Jean Damascène, ministre des
125
GENS DU LIVRE

finances du khalife Abdel Malik), monophysites ou nestoriens ; arabes,


de préférence ; sémites, en général ; mais aussi parfois indo-européens
(grecs). Cependant, la force économique de la Mésopotamie s’impose
inexorablement et, peu à peu, les réseaux d’affaires – musulmans, bien
sûr, mais, aussi, juifs, chrétiens ou autres, en variable concertation –
influents à travers les bassins orientaux, se coordonnent afin d’attirer le
centre du pouvoir vers l’Est. Au milieu du 8ème siècle, c’est chose faite,
avec la révolution abbasside. Mais ne simplifions pas exagérément :
d’autres facteurs ; les uns internes à l’islam, les autres externes au
Moyen-Orient ; concourent à ce déplacement et il convient à présent
d’en présenter les grandes lignes.

126
NÉCESSITÉS D’ÉTAT
ET FIDÉLITÉ RELIGIEUSE

Le prophète Mohammed (PBL) mourut sans laisser de


directives précises concernant sa succession politique. Larvée durant
une trentaine d’années, la problématique apparaît au grand jour après
l’assassinat d’Outhmane, le troisième khalife. Voilà maintenant près de
vingt ans que l’immense Trésor perse a été partagé et la richesse du vieil
empire est en phase de dispersion, essentiellement par voie commer-
ciale. C’est donc dire que de nouvelles stratégies de reconcentration
sont, elles, en voie de construction et chacun tire à cette fin de son côté.
Or le nouvel empire est vaste. Il s’étend de la Cyrénaïque aux
contreforts du Pamir, de la chaîne du Taurus au Yémen ; avec une
priorité politique absolue : la conquête de Constantinople ; et deux
centres névralgiques en cet objectif : Damas et Alexandrie.

Dans un climat de multiples manipulations consécutives au


bouleversement politique généré par la foudroyante percée des musul-
mans, trois courants majeurs s’affrontent pour la succession. Le premier
s’appuie sur les noblesses dominantes, mecquoises en premier chef.
Mouawiya, neveu du khalife martyr, puissant gouverneur du Cham
(région de Liban-Palestine-Syrie) et politique habile, représente ces
tendances conservatrices. Le second cristallise les aspirations de
noblesses moins nanties. À l’argument de la continuité politico-
127
GENS DU LIVRE

économique, elles opposent celui de la légitimité du sang, en se


regroupant autour du quatrième khalife ‘Ali, gendre et cousin germain
du Prophète (PBL), d’où naîtra, après l’assassinat de celui-là, le
chiisme. Mais l’incapacité de ‘Ali à soumettre Mouawiya fait émerger
une troisième force, nettement révolutionnaire celle-là : le kharidjisme ;
pour qui la direction des musulmans ne peut être confiée qu’au meilleur
d’entre eux, sans aucune considération de fortune ou de naissance. Ces
trois courants vont écrire – très visiblement, pour les deux premières ;
plus subtilement, sinon chaotiquement, en ce qui concerne la troisième –
l’essentiel de l’histoire islamique – avec de notables variantes et
interconnexions, nous en verrons quelques exemples – jusqu’aux
invasions mongoles du 13ème siècle.

Pour l’heure, c’est Mouawiya, maître d’Alexandrie et de


Damas, traditionnelles clés de la conjoncture moyen-orientale, qui
s’adjuge le pouvoir et fonde la dynastie des Omeyyades, en faisant
légitimer son fils Yasid. Le développement rapide d’une flotte guerrière,
associant méditerranéens orientaux et arabes méridionaux, permet de
réduire notablement l’empire maritime byzantin et d’établir de
nouveaux circuits commerciaux, avec d’avantageuses retombées sur les
populations conquises. Dus à la remise en circulation désordonnée du
fabuleux trésor perse, les bouleversements monétaires s’apaisent, en
dépit de crises périodiques (dont les mécanismes exacts, notons-le en
passant, nous resteront probablement à jamais obscurs, faute de
documents d’époque). Une politique foncière intelligente pose les bases
d’une gestion agricole cohérente, en continuité des systèmes précédents.
Dans l’ensemble, le règne de Mouawiya démontre la capacité arabe à
assumer ses ambitions impériales.

Mais les oppositions demeurent vives, surtout chiites en


Mésopotamie (Koufa), et kharidjites en Irak, sur les rives occidentales
du golfe Persique et jusqu’en Hadramaout. D’insurrections en répres-
sions, elles s’éparpillent dans tout l’Empire, en s’appuyant sur les
moindres mécontentements et se renforçant d’exégèses de plus en plus
fouillées du Texte coranique, de la vie du Prophète (PBL) et de celle de
ses quatre premiers khalifes, surnommés les « Médinois » ou, plus
fréquemment (du moins, chez les Sunnites), les « Bien-guidés » ; sinon,
128
NÉCESSITÉS D’ÉTAT ET FIDÉLITÉ RELIGIEUSE

pour les Chiites, du seul ‘Ali et de ses descendants. De fait, ce travail


d’idéalisation des fondements islamiques est général, profondément
ancré dans les masses populaires – Hassan Al Basri à Bassorah, par
exemple, ou « les sept savants » de Médine ou bien, encore en Irak, les
disciples d’Ibn Mass’oud – souvent en porte-à-faux avec les
arrangements des princes.

Ceux-ci s’affirment, nous l’avons dit, en défenseurs de l’ordre


économique établi. Adoptant des rites – parfois même des mœurs – de
cour byzantine ou persane, ils s’efforcent de préserver les hiérarchies
sociales antéislamiques, tout en favorisant la noblesse arabe : équation
infiniment plus complexe qu’il n’y paraît. L’argument religieux accor-
dant la préséance aux musulmans est d’abord mis en avant pour justifier
la préférence arabe mais, à l’entrée du 8ème siècle, le mouvement de
conversions, auparavant assez discret, s’accélère soudain, animé par un
prosélytisme populaire irrépressible et conforté par de plus matérielles
considérations, nous allons le voir, à tel point qu’il s’avère désormais
difficile de s’appuyer sur un tel prétexte. Effet de boomerang, celui-ci
alimente dès lors les contestations les plus vives, envenimées par des
dispositions fiscales outrepassant largement les principes édictés par les
fondements de l’islam. Prenons le temps d’approfondir un peu cet
aspect des choses.

Le fonctionnement initial de l’État islamique est simple, adapté


à la situation peu civilisée de l’Arabie intérieure ; les devoirs fiscaux des
musulmans, réduits au minimum. D’une manière générale, seules la
solidarité et l’assistance à personne en danger constituent des pres-
criptions impératives. Ainsi chaque musulman dépassant un certain
seuil de fortune doit verser un impôt de purification – la zakat –
précisément déterminé quant à son montant et à sa destination. D’ordre
plus collectif, une autre obligation impose une participation de chaque
tribu à l’effort de guerre. Un cinquième du revenu de cette dernière – le
butin – est versé au Trésor et, chaque année à date fixe, le reliquat de ce
Trésor est partagé entre tous les musulmans, selon un pourcentage
convenu (diwan d’Abou Bakr, modifié par son successeur ‘Omar).

129
GENS DU LIVRE

KHARAJ ET JEZZI’A

Signalons l'importance relative de ces impôts. Sous le khalife 'Omar, le


kharaj variait, à l'hectare, d'environ 2 DH (dirrham) pour l'orge, à 12 DH
pour la vigne. La jezzi'a – l’impôt personnel de protection, rappelons-le, dû
par les non-musulmans – de 0 à 48 DH, selon la fortune de l’administré. Il
faut comparer ces chiffres à l'allocation annuelle versée, par le Trésor,
aux musulmans : à chaque naissance viable, 100 DH, augmentée, chaque
année, avec l'âge de l'enfant ; à chaque veuve du Prophète (PBL) 12 000
DH (impliquant immédiatement le paiement, en retour, d'une zakat de
300 DH) ; à chaque converti à l'islam après la conquête de La Mekke,
2 000 DH (dont zakat de 50 DH, soit déjà 2 DH de plus que la jezzi’a
maximale). On le voit : si les musulmans tiraient d'indéniables avantages
de leur engagement religieux, ils n’en avaient pas moins de devoirs et les
non-musulmans n'étaient pas pour autant accablés.

Certes, il y eut, au cours de l'Histoire, de notables fluctuations de cette


mesure : augmentations abusives du montant de la jezzi'a (jusqu'à dix fois
à Najran, sous les Omeyyades) ; perception indue de celle-ci sur des
convertis ; allocation annuelle aux musulmans versée à titre collectif,
lésant les convertis de fraîche date ; favoritisme et népotisme, concussions
diverses, etc. Tous les hommes ne sont pas des saints et la nécessité
de l'État ne coïncide pas toujours, c'est le moins qu'on puisse dire, avec
celle de ses administrés. Mais soyons justes : l'esprit de l'islam fut plus
souvent qu'on ne le croit supérieur au goût du lucre. Ainsi, au 7ème siècle,
le gouverneur de l 'Égypte refuse d'obéir au khalife Mouawiya qui lui
ordonne d'augmenter d'un kirat le montant de la jezzi'a. « Le traité avec
nos dhimmis », argumente-t-il auprès du souverain, « ne prévoit rien de la
sorte ».

À maintes occasions, notamment sous les Seldjoukides et les Ottomans, le


caractère collectif des terres conquises fut à nouveau mis en avant, pour
exproprier les anciens grands propriétaires, fussent-ils musulmans, et
organiser des réformes foncières au bénéfice des petits paysans, longtemps
et en majorité chrétiens : les terres arables sont rares, il faut impérative-
ment assurer leur productivité, en intéressant les travailleurs à l’usufruit de
leur labeur. Au 16ème siècle, au Maroc, les Saadides imposent – dans la
douleur – la taxation du kharaj sur toutes les terres soumises à leur juridic-
tion, sans distinction de la religion de leur propriétaire. Abus ou équité ?

130
NÉCESSITÉS D’ÉTAT ET FIDÉLITÉ RELIGIEUSE

Un tel dénuement de l’État suppose un haut degré d’abnégation


de ses responsables, tenus, par les limites mêmes des entrées bud-
gétaires, à un train de vie rigoureusement simple, véritablement au
service de la communauté. C’était, à l’évidence, le cas du prophète
Mohamed (PBL) et de ses premiers successeurs. Avec l’avènement des
Omeyyades et la gestion d’un empire aux dimensions colossales, lourd
de tout un passé civilisé, ce ne fut plus guère le cas ni peut-être même
possible : dès lors, la question du budget de l’État devint une préoc-
cupation constante de ses responsables ; avec une tentation majeure : en
faire porter le poids aux non-musulmans.
Mais, pour ceux-ci également, la législation islamique initiale
est fort simple et réduite. Une taxe de protection – la jezzi’a –
précisément déterminée elle aussi, est exigée, soit individuellement
(droit des personnes), soit collectivement (droit des communautés), en
fonction de traités conclus entre les musulmans et les populations
soumises à leur autorité. Exemptés de cette contribution, les pauvres
doivent, au contraire et en stricte application de la Chari’a – protection
des dhimmis et assistance à personne en danger – bénéficier de la zakat,
au même titre que les musulmans démunis.
La notion de traité est également capitale dans l’examen des
situations foncières et pastorales. Lorsqu’une négociation a eu lieu,
parfois construite sur le statut quo – même taxation sous les musulmans
que sous la domination précédente – mais bien plus souvent allégeant le
système antérieur, le respect littéral des termes du traité prévaut. Ainsi
se mit-il en place, surtout en pays de Cham et Égypte, toute une palette
de situations fiscales, sujettes à bien des complications et controverses
futures. Là encore, l’appétit des princes et/ou de leurs gouverneurs
locaux fut parfois plus décisif que l’esprit, voire la lettre, d’une religion
profondément empreinte de justice et de paix.
Ajoutons, à ce tableau, une considération qui en dit long, à notre
sens, sur les équilibres discrets émanant des dispositions légales
islamiques. Si, truisme politique universel et immémorial, une
soumission sans violences est, dès le moyen terme, largement plus
rentable qu’une autre tachée de sang, les dons parfois somptueux
accompagnant la soumission négociée étaient directement versés aux
131
GENS DU LIVRE

princes, les épargnant ainsi des règles de partage imposées au butin : du


coup, l’option du traité, en tous cas auréolée du prestige de la pieuse
miséricorde, trouva bien souvent grâce en cour, malgré certaines
carences du procédé.
Car, lorsque la soumission était obtenue par les armes, un
nouvel impôt, celui-ci foncier – le kharaj – était automatiquement dû par
les propriétaires, dans la mesure où ils se faisaient connaître. Sinon,
terres et troupeaux étaient confisqués et gérés en bien public : nouvelle
source de recettes, au profit théorique du pouvoir central ; mais, en
pratique, souvent à celui des pouvoirs locaux. Dans le cas de la Perse,
par exemple, et particulièrement de la Mésopotamie agricole, la
fréquence du conflit armé plaça la plupart des propriétaires terriens sous
le régime du kharaj. Or ceux-ci appartenaient, dans leur quasi-totalité, à
la noblesse persane, exemptée, sous l’ancien régime sassanide, de toute
taxe foncière. Dès lors, beaucoup choisirent de se convertir, afin de
conserver ce même privilège, en qualité cette fois de musulman. Du
point de vue de l’État, ce n’était pas une bonne affaire et l’on comprend
que plusieurs khalifes omeyyades n’aient guère encouragé ce mouve-
ment, notamment en faisant du kharaj une servitude liée à la terre, sans
considération de l’évolution religieuse de son tributaire ; d’autant plus
qu’à la perte de revenus s’ajoutait l’apparition de revendications
imprévues.
Elles concernaient en premier lieu le partage annuel du Trésor.
Dans l’application formelle du diwan de ‘Omar, chaque musulman,
converti de première ou de dernière date, y avait droit, celui-ci en
cependant bien moindre part que celui-là. Mais la règle n’avait la force
ni d’une injonction coranique ni d’une prescription précise du Prophète
(PBL). Abou Bakr, le second khalife, avait organisé ce partage d’une
stricte manière égalitaire : autre temps, autre nécessité. Aussi les
Omeyyades purent-ils arguer d’autres formules visant à exclure les
récents convertis de cette disposition, finalement réduite à la faveur du
prince. Insensiblement, l’orthopraxie religieuse cédait le pas à la raison
d’un État en inflation budgétaire exponentielle, à la mesure des espaces
croissants à administrer. L’Islam allait-il subir leur contrainte, comme
tous les grands empires qui s’étaient avancés à les gérer ?

132
NÉCESSITÉS D’ÉTAT ET FIDÉLITÉ RELIGIEUSE

On comprend dès lors mieux le souci des Omeyyades à asseoir


leur pouvoir sur une relative hégémonie arabe, nuancée de plus ou
moins savantes manipulations des antagonismes tribaux et des varia-
tions entre droits individuels et droits collectifs. Ainsi, alors que le
diwan de ‘Omar préconisait le recensement des musulmans tribu par
tribu, les Omeyyades firent de l’appartenance à une tribu arabe la
condition sine qua non de l’inscription au diwan : naissance d’une
problématique mawla (rapprochés), c'est-à-dire de convertis rattachés à
telle ou telle tribu et souvent oubliés, voire exclus, dans les partages
communautaires. On joua par ailleurs différentes versions des rivalités
ancestrales entre arabes du Nord et du Sud – Kalb et Qays, par exemple
– cantonnant les guerriers, tribu par tribu, dans de nouvelles villes
(Bassora, Koufa, etc.) où affluait toute une population hétéroclite de
marchands, artisans et manœuvres, prédicateurs religieux et agitateurs
politiques : creusets réels du nouveau monde.
Deux forces antagonistes se livraient là un duel dont bien peu
probablement avaient conscience. D’une part, le vieux système tribal
qui avait tant divisé l’Arabie et, d’autre part, la société musulmane
universelle. L’apparition d’un parler populaire – le sabir – mélangeant
un arabe rudimentaire à des langues locales ou commerciales, ouvrait la
voie à une arabisation beaucoup plus profonde, centrée sur l’étude du
Saint Coran et de la sunna du Prophète (PBL). Dans ces conditions, le
choix, à la fin du 7ème siècle, de l’arabe comme langue officielle de
l’État, sonnant le glas du grec et du pahlévi, semble bien plus le fruit
d’un lent processus populaire, en définitive religieux, que d’un choix
stratégique des princes.
Signalons ici une difficulté majeure pour la recherche historique
concernant la période des Omeyyades. Peu de documents administratifs
en grec et en persan ont survécu aux aléas du temps. La documentation
en arabe provient presqu’exclusivement de sources postérieures
(dynastie abbasside) pour le moins partisanes. Cependant il existe,
notamment en Syrie, un fonds précieux issu des communautés juives et
chrétiennes : il reste à les étudier en profondeur, pour les intégrer à une
perspective globale de l’époque. On peut en attendre d’intéressantes
indications complémentaires sur la vie économique, médicale et
scientifique de ces temps. Mais il semble déjà assuré que le dévelop-
133
GENS DU LIVRE

pement culturel spécifique de la civilisation musulmane fut encore


embryonnaire. Nous avons, un peu plus haut, remarqué les prémisses de
l’historiographie islamique avec Hassan Al Basri. On peut y ajouter les
innovations poétiques d’Al Akhtal, Jamil ou Farazdaq ; les premiers
essais en prose arabe d’Abd Al Hamia ou d’Ibn Al Muqaffa’a :
l’éventail réduit des sujets traités apparaît significatif de cette gestation.
Par contre, l’architecture prend son essor à peine un demi-siècle
après le début de la dynastie. La construction – plus exactement,
l’agrandissement – de la mosquée Al Aqsa (le célèbre Dôme du Rocher)
à Jérusalem ou de celle des Omeyyades à Damas, mobilisant toutes
deux d’impressionnants corps de métiers, rompt avec la tradition initiale
de simplicité, voire d’austérité, qui avait présidé à l’édification des
premiers bâtiments musulmans. Un peu partout, en particulier dans le
désert de Syrie et en Palestine (Mshatta, ‘Anjar, Khirbat al Mafjar, etc.),
se construisent de nouveaux lieux de villégiature, combinant concep-
tions grecques, persanes et arabes de l’espace. Ailleurs (Alep, Bassorah,
Busra, Fustat, Koufa, Ramla, etc.), d’autres mosquées majestueuses
s’élèvent, caractéristiques de cet art nouveau. Rigueur et fluidité en sont
les maîtres-mots qui s’épanouiront bientôt de l’Andalousie à l’Inde,
dans une étonnante variété de styles locaux.
Cet essor est significatif d’une période de stabilité politique –
seulement deux khalifes en quarante ans – durant laquelle les
oppositions furent provisoirement matées et reléguées aux fins fonds de
l’Empire : nids futurs de séditions, nous le verrons bientôt. En Irak, le
maintien d’un rude gouverneur rigoureusement fidèle au khalife assurait
d’une main de fer une indéniable prospérité de l’État. Celle-ci se mani-
festa principalement par le rétablissement d’une immémoriale fonction
du pouvoir, en ces régions marquées par de récurrents cycles de
sécheresse : la gestion des récoltes. Il s’agissait d’un besoin général,
touchant – et liant – toutes les populations, des déserts aux cités, besoin
littéralement fondateur de l’immense système commercial et civilisé de
l’Indus à l'Égypte (confer, par exemple, l’épopée du prophète Youssouf
– Joseph (PBL) – et de ses frères, près de deux millénaires auparavant).
Certes Mouawiya avait posé les bases d’une telle gestion agricole. Mais
c’est véritablement au cours de ces dernières quarante années de dicta-
ture qu’un programme agricole précis dota l’État – et quelques grands
134
NÉCESSITÉS D’ÉTAT ET FIDÉLITÉ RELIGIEUSE

propriétaires… – de domaines conséquents en Mésopotamie. Fait signi-


ficatif : les premières révoltes d’esclaves surexploités en ces grands
espaces datent de cette période, tandis que, dopant puissamment
l’activité commerciale, cette tyrannique gestion asseyait la suprématie
économique de la région sur l’ensemble de l’Empire.
Celui-ci touche désormais à ses limites. À l’Est, les luttes entre
les empires Chinois, Tibétain et Ouïgour pour le contrôle du stratégique
Takla Makan, charnière commerciale entre les bassins oriental et
occidental du continent, chassent les Sogdiens de leurs établissements
dans la région, les contraignant à renforcer leurs échanges entre la
Transoxiane et l’Indus, provoquant par contrecoups de belliqueux
mouvements des Turcs afghans : divisions internes au bouddhisme,
frictions entre celui-là et le manichéisme ouïgour, mais aussi conflit
d’intérêts majeurs avec la province irakienne qui intervient
militairement, imposant son autorité des portes nord-occidentales du
Takla Makan à celles du Thar. À l’Ouest, bien que la conquête du
Maghreb et de l’Espagne affaiblisse irrémédiablement l’empire
Byzantin, l’émergence de nouvelles tribus, les Berbères d’Afrique du
Nord, en voie rapide d’islamisation après de réelles oppositions armées,
soulève une problématique difficilement contrôlable. Dans les deux cas,
si la situation favorise la pénétration de l’islam en des contrées
lointaines, elle devient également propice aux menées des oppositions
au pouvoir central, attendant l’opportunité politique pour se déclarer.
Le second échec de conquête de Constantinople sonne l’alarme,
amplifiée par une crise agricole majeure, affectant l’ensemble du
Croissant fertile. Tous les antagonismes – religieux, en ligne de front,
mais, aussi, tribaux et commerciaux – se réveillent alors, malgré une
éphémère et infructueuse tentative de réformer le régime par une plus
stricte application de l’esprit et de la lettre islamique (en favorisant, par
exemple, l’accès de la fonction publique aux mawlas, au détriment des
dhimmis, ainsi que voulut l’imposer le très pieux ‘Omar II). Dès lors, il
n’est plus question, au sein des populations, que de rétablissement du
Droit, de la défense du faible et de l’opprimé, du retour au comman-
dement divin : genèse donc d’une véritable révolution, entendant initier
un nouveau gouvernement sur le modèle de l’Islam primitif.

135
GENS DU LIVRE

Cette affirmation désigne une double réalité. En un, l’arabe est


devenu « La » langue de communication ; en deux, les masses popu-
laires, toutes origines confondues, se sont résolument appropriées
l’islam. La diversité des modes d’appropriation, variablement associés
aux trois grands courants décrits plus haut et recoupant, tout aussi
variablement, les identités ethniques, engendre un pullulement de
sectes, contrecarrant la cohérence des manifestations révolutionnaires.
Près d’un quart de siècle va s’avérer encore nécessaire, avant que ne
s’établisse un consensus regroupant ou neutralisant un nombre suffisant
de factions. L'assentiment s’établit sur la nécessité de confier le pouvoir
à un membre de la famille du Prophète (PBL) : un descendant de ‘Ali,
son cousin germain, ou de son oncle Abbas. Ourdi à Humayma – Nord
de l’Arabie – le complot se ramifie de Bassorah à Alexandrie, du
Yémen au Taurus et se structure militairement dans la province du
Khurassan (Perse du Nord, entre les fertiles côtes Sud-est de la mer
Caspienne et la mer d’Aral) où un fort contingent d’arabes s’est installé,
côtoyant une opposition persane soutenue de son côté par les intérêts
commerciaux des bassins orientaux, notamment hébreux (généralement
juifs mais, aussi, chrétiens ou manichéens) et sogdiens (plus générale-
ment bouddhistes mais, aussi et là encore, chrétiens ou manichéens).
Il faut se souvenir que le Khurassan étire à l’époque une large
frontière maritime – la mer Caspienne – avec l’empire Khazar en pleine
croissance. L’axe « Crimée-Indus » traverse cette région stratégique, en
concurrence de ceux liant la mer Noire et la mer d’Arabie ; alors même
que, chassés du Takla Makan par les Tibétains, les Chinois cherchent
plus au Nord une nouvelle voie de communication avec les Byzantins
dont l’empereur vient d’épouser la fille du khagan khazar : la préser-
vation des intérêts commerciaux moyen-orientaux passe par un
impératif recentrage de l’empire Musulman sur la Mésopotamie.

136
CONFLITS ET CONCILIATIONS
PLAIES ET JOIES DE LA DIVERSITÉ
La révolte décisive éclate au milieu du 8ème siècle. Afin d’éviter
des divisions prématurées, l’identité du khalife coopté par l’opposition
est longtemps tenu secrète : occasion de troubles manœuvres dont les
‘Alides feront tout d’abord les frais et dont en définitive les prolon-
gements provoqueront, quelques siècles plus tard, la ruine de l’Empire.
Mais, pour l’instant et en moins de deux ans, la dynastie omeyyade est
abattue, ses membres exécutés, à l’exception d’un jeune prince qui
s’enfuit et construit un nouveau pouvoir en Espagne, fondé sur les
antiques relations entre l’Est et l’Ouest de la Méditerranée : résurgence
musulmane du vieux réseau judéo-phénicien, enrichie de celui berbéro-
sahélien, non moins ancien mais bien moins connu. L’histoire de l’islam
est maintenant assurément transcontinentale et nous verrons plus loin
quelques traits et conséquences majeurs de cette nouvelle dimension.

Le pouvoir abbaside – c'est-à-dire de la famille de ‘Abbas, un


des oncles paternels du prophète Mohamed (PBL) – s’appuie sur des
troupes d’élite khurassaniennes agglomérant différents éléments
ethniques : arabes et perses majoritairement ; turcs, encore en moindre
part. De fait, cette alchimie sociale se retrouve dans la composition de la
nouvelle administration et ce d’autant plus fortement qu’une nouvelle
capitale, Baghdad, est fondée en Mésopotamie. La prééminence arabe
commence à s’effriter, inaugurant de nouvelles classifications sociales :
le converti non-arabe d’origine non-servile devient insensiblement
l’égal de l’homme libre arabe. Suspectée de nostalgie politique, prise
137
GENS DU LIVRE

fréquemment à partie, l’intelligentsia syrienne, surtout damascène,


s’exile vers l’Espagne et l’Égypte, inaugurant une fracture géopolitique
entre l’Est et l’Ouest de l’empire Musulman. Cependant, de forts liens
religieux et économiques, commerciaux en première part, estompent le
différend. Liens islamiques bien évidemment, en dépit des querelles
sectaires ; mais, aussi, liens judaïques qui trouvent en cette situation
complexe d’extraordinaires conditions de revivification. Arrêtons-nous
un instant sur ce point.

Jusqu’à la révolution abbaside, la plupart des sociétés juives –


variablement hébraïques – sont fixées depuis plusieurs siècles – jusqu’à
plus du millénaire parfois, notamment en Espagne, Afrique du Nord,
Arabie ou Mésopotamie – en différents endroits de l’espace désormais
sous domination musulmane. Si cet état de choses favorise de nombreux
métissages culturels et raciaux, il détermine également diverses
structurations sociales en symbiose avec le milieu ambiant. On trouve,
ainsi et selon les régions, des petits agriculteurs, des artisans modestes,
des commerçants de proximité, des éleveurs de moindre cheptel, des
conducteurs de caravane, etc., que rien ne différencie a priori de leurs
homologues chrétiens ou zoroastriens. On trouve quelques seigneurs
locaux, chefs de tribus respectés ; quelques rabbins (autre appellation
des chefs pharisiens, désignés également sous le vocable de talmu-
distes) qui s’efforcent – nous en avons précédemment souligné les
options ségrégationnistes – de préserver le sens de la judéité, en
particulier au sein d’académies bien structurées (Pumbedita, Sura, etc.) ;
quelques grands commerçants et financiers internationaux, surtout
mésopotamiens, qui assurent variablement une certaine continuité entre
ces différentes sociétés. Bref, un monde comme tant d’autres mais,
depuis plus d’un siècle et demi maintenant, un monde-charnière entre
deux autres systèmes sociaux dominants : la Chrétienté et l’Islam.

Nouvel avatar d’une récurrence immémoriale. Naguère Pales-


tine, entre Égypte et Mésopotamie ; Hébreux, entre Perses et Grecs,
Parthes et Romains ; c’est le religieux à présent qui imprime la marque
distinctive : les dimensions géographiques et ethniques s’élargissent.
Les prosélytismes chrétien, juif et musulman en Khazarie témoignent de
cette évolution. Rappelons que la première « dispute » officielle (débat
138
CONFLITS ET CONCILIATIONS, PLAIES ET JOIES DE LA DIVERSITÉ

public d’érudits) entre les trois religions du Livre se tint à Itil, la capitale
khazare à l’embouchure de la Volga, quelques décennies avant la
révolution abbaside, et s’acheva par la conversion de l’oligarchie locale
au judaïsme, alors que mosquées et églises côtoyaient les temples païens
du petit peuple et que la politique khazare penchait globalement en
faveur de Constantinople. Des stratégies continentales peut-être
spontanées, conduites en tous cas par des intérêts politico-commerciaux
de circonstances, se font jour. Du coup, des mouvements de populations
– pas toujours spontanés, quant à eux – modifient l’organisation sociale
de groupements longtemps sédentarisés ; plus particulièrement, des
groupes minoritaires, immédiatement affectés par le départ de tel ou tel
de leurs sous-ensembles.

Aux raisons habituelles de disgrâce politique – la position de


charnière n’a pas que des avantages – se superposent des opportunités
singulièrement motivantes : la fondation de Baghdad en pleine cœur de
l’ancienne Babylonie ; le développement rapide d’un nouvel espace
économique méditerranéen ; les rivalités entre les khalifats espagnol et
irakien ; la judaïsation toute récente de l’oligarchie khazare ; la
réactualisation du vieux système monétaire basé sur le bimétallisme or-
argent ; le besoin de liquidités pour des populations religieusement
privées de prêt usurier : les tentations d’aventure ne manquent pas et les
populations juives bougent singulièrement en ce début de 9ème siècle. De
nouvelles professions, comme celle de porteur d’ordre (commercial ou
financier), apparaissent, certes encore à l’état embryonnaire : on y
consacre variablement son temps, en complément d’autres activités plus
traditionnelles et les procédés restent passablement expérimentaux. Les
contacts entre les synagogues se multiplient néanmoins et, donc, leur
fréquentation. C’est bien évidemment l’occasion de parler religion,
beaucoup plus à présent qu’il y a deux siècles, mais l’argent et le
commerce occupent, désormais et communément, les esprits. Du coup
l’écriture, apanage traditionnel des sciences religieuses, se désacralise et
commence à s’intéresser à des sujets profanes ; même si, dans la
pratique, c’est la langue arabe qui s’impose en langue commune,
l’hébreu conservant un caractère d’intimité à usage communautaire,
domaine d’autant plus strictement contrôlé par les Talmudistes que leurs
chefs sont en faveur de cour. Les sectes minoritaires du judaïsme
139
GENS DU LIVRE

(Karaïms, par exemple, qui ne reconnaissent pas l’autorité de la loi


orale, fondement de celle des rabbins) ne souffriront jamais autant qu’en
ces périodes d’influence notable des Pharisiens auprès des princes
musulmans qui leur assurent la police de l’ordre communautaire.
On remarquera ici que la tendance à la spécialisation
commerciale et financière des juifs ne leur est pas exclusive. Toutes les
minorités religieuses dispersées dans l’espace musulman suivent des
chemins analogues. C’est vrai pour les Monophysites et les Nestoriens.
C’est aussi vrai pour les minorités musulmanes, comme, par exemple,
les Chiites. Constat probablement universel : une minorité sans pouvoir
économique est condamnée à disparaître, à plus ou moins brève
échéance ; à tout le moins, assimilée par le groupe dominant. À
l’inverse, une minorité trop puissante s’expose à de redoutables
réactions de rejet. Dans cette difficile équation, la diversification des
appuis et la mobilité des avoirs constituent les plus sûres garanties et les
communautés juives – les plus anciennes, les plus expérimentées et les
mieux réparties dans l’espace – vont se révéler, à ce jeu, sinon les mieux
pourvues, du moins en position privilégiée.
Dans l’immédiat, le problème central des Abbassides tourne
autour des Chiites, distingués en deux branches principales : les
septicémains, tenants de la seule lignée des sept premiers descendants
de ‘Ali, et les duodécimains, étendant celle-ci à douze. Les plus
modérés des seconds sont intégrés au nouveau système sans que cet
effort ne puisse satisfaire l’extrémisme ordinaire des premiers et,
quoique ponctué de notables tentatives de conciliation – nomination de
gouverneurs chiites, proclamation d’un dauphin ‘alide, etc. – le cycle
des révoltes et répressions reprend peu à peu son cours : il débouchera
sur l’apparition au 10ème siècle de plusieurs États chiites (zaydite,
hamdanide et surtout bouwayhide, qarmate et fatimide, nous le verrons
plus loin), alors que, dès le 9ème siècle, le lointain Maghreb voit se
développer la première dynastie ‘alide, les Idrissides. La précocité de
cette première indépendance vis-à-vis du pouvoir abbasside se construit
à l’évidence sur son éloignement extrême de Baghdad. Mais le lent
réveil d’un vieil axe de communication Nord-Sud, endormi depuis la
chute de l’empire Romain, n’en en dresse pas moins les murailles.

140
CONFLITS ET CONCILIATIONS, PLAIES ET JOIES DE LA DIVERSITÉ
DIVERSIT

ÉCHANGES TRANSSAHARIENS ENTRE LES 8ème ET 16ème SIÈCLES

141
GENS DU LIVRE

Il met en relation l’Afrique noire occidentale, riche en or et en


main d’œuvre, avec l’Espagne omeyyade, riche en produits manu-
facturés et produits orientaux. Or ces échanges sont conditionnés par
ceux Est-Ouest, liant les rives méditerranéennes, d’une part, l’Arabie et
le Maghreb, d’autre part. C’est de fait tout le Sahara qui devient un
enjeu politico-économique d’importance, alors que son immensité
anéantit toute velléité de contrôle étatique. Du coup, l’orientation reli-
gieuse des tribus sahariennes va devenir déterminante dans celle
géographique de leurs caravanes, tout comme la suprématie sur les oasis
stratégiques, passages obligés en cet empire de la soif.
Au Nord-est, les oasis entourant le Djebel El Harouj, au Sud de
la Cyrénaïque, comme, au Nord-ouest, ceux du Touat et de Gourara,
verrouillent les voies de communication entre les terres occidentales
africaines et le Moyen-Orient, la Méditerranée et le Sahel, via deux
grands « ports » sahariens septentrionaux : Sidjilmassa (actuellement
Errachidia, au Maroc) et Ghadamès (actuellement ville-frontière entre
l’Algérie et la Libye). L’histoire de ces petits espaces va non seulement
écrire celles des royaumes maghrébins mais, encore et par contrecoups,
influer d’une manière durable – parfois même décisive – sur le destin
des khalifats et la politique de l’Eurasie sud-occidentale. Pour l’heure,
les conflits intertribaux obscurcissent passablement l’organisation
politique du Maghreb. Zénètes, dans les plaines ; Sanhajas et
Masmudas, dans les reliefs ; nomades, semi-nomades ou sédentaires ;
sont en constante lutte d’influences et leurs penchants religieux vers les
sectes les plus contestataires de l’islam sunnite – kharidjites surtout –
accentuent leurs divisions sociales.
Il faut entendre en tout cela une problématique naturelle de
première importance. Les montagnards, durant l’hiver ; les sahariens,
durant la saison sèche ; ont besoin périodiquement des pâturages des
plaines où s’efforcent de cultiver de non moins nécessiteux agricul-
teurs : situations d’autant plus instables qu’elles sont soumises aux
caprices du temps. Cependant, la permanence d’un régime climatique en
cycle humide, tout au long de la seconde moitié du premier millénaire,
se combine à la conjoncture économique, pour porter un développement
conséquent de la région, longtemps dominé par une alliance objective :
entre les Omeyyades espagnols et les Idrissides maghrébins, d’une part ;
142
CONFLITS ET CONCILIATIONS, PLAIES ET JOIES DE LA DIVERSITÉ

entre ces derniers et les kharidjites de Tahert et Sidjilmassa, d’autre


part ; ceux-ci très fortement impliqués dans le commerce caravanier
avec le Sahel. Ce relatif équilibre prévaudra jusqu’au milieu du 10ème
siècle, époque du grand bouleversement fatimide.
Plus au Sud, relativement à l’écart du chaudron arabo-berbère,
un nouvel axe de communication liant les côtes de l’actuel Soudan à
l’embouchure du fleuve Sénégal, via tout un chapelet de « ports »
sahariens méridionaux (Bilma, Agadès, Gao, Tombouctou, Aoudaghost,
Oualata, etc.) ouvre peu à peu, de la mer Rouge à l’Atlantique, les voies
typiquement sahéliennes de l’islam : l’Afrique noire aura bientôt ses
propres routes de pèlerinage – et de commerce – vers le pivot arabique.
Le mouvement de civilisation est assez lent à se construire et doit
intégrer, comme en Inde ou plus tard en Indonésie, des paramètres
spécifiques aux régions subtropicales. Dans le cas du Ghana, par
exemple, qui semble le plus vieil État sahélien constitué (dès le 4ème
siècle, au moins) et islamisé à partir du milieu du 8ème, le quartier
musulman où demeurent de riches commerçants dispensés de proster-
nation devant le roi, et fort, au 11ème siècle, de treize mosquées, jouxte le
quartier royal animiste, nanti, quant à lui, d’un bois sacré mais aussi
d’une grande mosquée pour les besoins des fonctionnaires et visiteurs
musulmans. Cet exemple de cohabitation se répand dans le Sahel
(Mandé du Mali, Takrur et Songhaï, au 9ème siècle ; Haoussa, au 10ème ;
Sosso, Jéné-Jéno, Kanem, au 11ème), avec de notables variantes, selon
l’origine des influences islamiques – nomades peuls (mouvements
d’Ouest en Est) ou berbères (du Nord au Sud, en particulier kharidjites,
longtemps prépondérants, répétons-le, dans le commerce caravanier).
Cependant, la permanence de royaumes chrétiens à l’Est –
Toundjour, Aloa et Abyssinie – quoiqu’ordinairement amicaux et
enclins à de bonnes relations économiques avec leurs voisins, poussera
longtemps nombre de pèlerins à rejoindre les lieux saints de l’islam en
passant par l’Égypte toute auréolée d’un prestige religieux grandissant,
établissant ainsi de nouvelles et fructueuses lignes commerciales à
l’intérieur d’une aire, sinon entièrement islamisée, du moins suffi-
samment favorable à son développement. Le cas du royaume chrétien
de Dongola (Nubie), riche en or et pratiquement contigu, par les côtes
orientales de la mer Rouge, aux territoires mecquois, (et de ce fait, voie
143
GENS DU LIVRE

de transit la plus courte pour les pèlerins), signale la qualité – hors


rivalité byzantine – des relations islamo-chrétiennes antérieures aux
Croisades. Après de brèves escarmouches successives à la conquête de
l’Égypte par les musulmans au 7ème siècle, un accord avec la Nubie fut
signé, réglant notamment le commerce de l'or et des esclaves. Ce traité
sera respecté six siècles, un record probablement unique dans l’Histoire.
L’élargissement de la richesse dans l’espace est un des traits les
plus significatifs de la civilisation arabo-musulmane. Il tient à cette
répugnance religieuse à thésauriser, la mobilité des biens, leur éva-
nescence même au regard de la vie future, étant considérées comme les
conditions spécifiques de la fortune. « Béni celui qui approvisionne le
marché et maudit celui qui organise la pénurie » : cette parole attribuée
au prophète Mohamed (PBL) résume à elle seule cette attitude
économique. Elle prend toute sa dimension, aux 9ème et 10ème siècles,
dans le développement jumeau des khalifats concurrents de Baghdad et
de Cordoue. Tout se passe comme si une volonté supérieure et occulte
orchestrait les partitions de ces deux pôles d’un même aimant,
organisant des faisceaux harmonisés d’activités, de part et d’autre et
largement au-delà des centres séparés d’attraction.
Dans les deux cas, les modèles de gestion de l’État sont quasi-
ment identiques : les leçons de la période pionnière omeyyade ont été
tirées. La source des recettes budgétaires doit jaillir de l’activité des
gens et une part importante de celles-là doit entretenir celle-ci : des
principes économiques essentiels de l’islam primitif sont effectivement
de retour. À l’exploitation méthodique des espaces agricoles publics,
vient maintenant s’adjoindre celle, systématisée, des mines et des
mouvements de marchandises. De véritables filières productives se
mettent en place, construites sur de denses réseaux de relations entre
petites et moyennes entreprises, agricoles, d’une part, et artisanales,
d’autre part, souvent organisées en corporations. Ainsi, la culture du
coton, généralisée de la Caspienne à l’Andalousie, complète celle
beaucoup plus localisée de la soie et génère une véritable industrie de
textiles (étoffes de Mossoul, Alep, Damas) et surtout de papier.

144
CONFLITS ET CONCILIATIONS, PLAIES ET JOIES DE LA DIVERSITÉ

On écrit de plus en plus et l’on s’intéresse de plus en plus à


l’écrit. Initiés dans les dernières décennies du khalifat omeyyade, les
grands travaux de traduction connaissent un formidable essor ; nous y
reviendrons un peu plus loin. Sollicités de toutes parts – génie civil et
militaire, bâtiment, œuvres d’art… – les artisanats élèvent sensiblement
le niveau de leurs productions et la qualité de leur maîtrise. L’apparition
et le développement de la chimie (oxydations, sulfurations, distil-
lations…) orientent vers de nouvelles pistes l’industrie des métaux qui
atteint des sommets, en particulier dans l’armement (épées de Tolède),
et contribuent significativement à l’essor de la médecine, ainsi que nous
allons le voir. Enfin, l’instauration de droits de douane aux seules fron-
tières des khalifats et aux entrées des marchés simplifie les formalités
administratives, avec cependant un risque majeur : le détournement
local des taxes au profit de pouvoirs satellites. Ce sera un important
facteur des futures séditions.

Une autre ressource spécifiquement islamique de dévelop-


pement se distingue en ces temps d’opulence : les biens awqafs, souvent
traduits par dons pieux ou plus précisément biens de mainmorte. À
l’époque du Prophète (PBL), ce terme désignait les dons en nature dont
la gestion permettait l’entretien de bonnes œuvres, publiques ou privées.
Un bien waqf est un bien dont la propriété est immobilisée en théorie
définitivement ; autrement dit, retiré perpétuellement du marché ; avec
cependant des possibilités de négoce, quant à sa gestion et à sa
jouissance, mais dont les bénéfices nets sont dévolus à des bénéficiaires
désignés plus ou moins précisément par le propriétaire du bien, lors de
la fondation du waqf. Le khalife ‘Omar systématisa cette source en lui
affectant deux règles. Concernant, en un, la gestion même du don : elle
doit être conçue et organisée dans la durée ; c’est une véritable
entreprise qu’on pourrait qualifier aujourd’hui de capitaliste. En deux,
l’œuvre publique (parfois précédée d’une lignée de bénéficiaires privés,
jusqu’à son extinction) subventionnée par la rémunération du capital.
S’il appartient au seul donateur de désigner et le gestionnaire (ou
l’entreprise gestionnaire du bien) et l’œuvre (ou les personnes privées)
dotée des fruits du waqf, c’est souvent l’État qui assure la surveillance
pérenne du système, moyennant une petite ponction – un dixième des
bénéfices nets, à l’ordinaire – juste suffisante à la gestion de celle-là. En

145
GENS DU LIVRE

ces dispositions, le même principe budgétaire que celui énoncé tantôt


transparaît, à une nuance décisive près : si la rémunération (et le
développement) de l’activité est assurée, celle du capital est, elle,
entièrement détournée en œuvre sociale…

À Baghdad comme à Cordoue, ces biens awqafs développent


puissamment l’éducation et la santé publique. Un nombre considérable
d’écoles destinées aux populations pauvres, quelques universités et tous
les hôpitaux fonctionnent sur cette base, assurant un service public
gratuit. Les communications profitent également du système. Dissé-
minés le long de la Route de la soie, nombre de caravansérails offrent le
gîte et le couvert tout aussi gratuitement durant trois jours et, plus
durablement en fonction de chaque situation, les soins éventuels des
voyageurs. Le caractère sacré – incessible et insaisissable – des biens
awqafs, le rôle central du donateur dans l’attribution de leur gestion et
de leurs bénéfices, expliquent en outre leur formidable développement
au sein des minorités religieuses. Des institutions juives ou chrétiennes
purent ainsi traverser des périodes de troubles à moindre mal, en
préservant les intérêts, tout à la fois familiaux et communautaires, de
leurs donateurs. À plus grande échelle, ce fut même l’opportunité idéale
pour établir, d’un khalifat à l’autre et, plus généralement, entre
différents États musulmans, des systèmes stables d’échange et de
consolidation sociale.

Mais ces mêmes awqafs furent l’occasion d’une des plus


grandes erreurs politiques des Abbassides. Nous avons vu que ceux-ci
avaient hérité d’une organisation agricole réfléchie qui permettait à
l’État de peser efficacement, non seulement, sur la gestion des greniers
mais, encore, sur le développement de filières d’activités artisanales et
industrielles. Cependant, l’apparition, en différentes zones du khalifat,
de pouvoirs locaux contestataires oblige l’État à consacrer un part
grandissante de son budget à l’entretien d’une armée permanente,
composée de mercenaires, majoritairement turcs désormais (9ème/10ème
siècle). Chaque retard de paiement de solde porte un risque de mutinerie
ou de passage à l’ennemi : surenchère entre les pouvoirs central et
locaux. En payant la soldatesque par le truchement d’awqafs agricoles –
lots de terres cultivables découpés à l’intérieur de grands ensembles
146
CONFLITS ET CONCILIATIONS, PLAIES ET JOIES DE LA DIVERSITÉ

irrigués – on espère tout à la fois régler le problème des soldes et


focaliser l’intérêt des mercenaires dans l’espace même du khalifat, sans
craindre une spéculation foncière interdite par le caractère incessible du
waqf.
Mais on oubliait la dimension majeure de la technicité. Si les
officiers supérieurs surent organiser l’entretien de leurs parcelles, en
particulier de leur irrigation, la soldatesque, elle, se contenta générale-
ment d’en cueillir les fruits, voire d’échanger leurs droits d’exploitation
contre rente à quelque banquier. Des intérêts contradictoires apparurent
au sein des anciennes propriétés d’État et, rapidement, l’incohérence la
plus totale, rendue irréversible par la spécificité juridique des awqafs,
ruina les efforts séculaires des grands administrateurs agricoles de l’État
musulman. Le désastre touche quelques centaines de milliers d’hectares
de précieuses terres arables et mine irrémédiablement la puissance
abbasside.
L’erreur se comprend à l’analyse de ses deux principaux
facteurs. En un, la multiplication des révoltes d’esclaves au sein des
grands domaines agricoles. Après celle des Tsiganes (Zott), sous le
khalife Al Ma'mun qui inaugure les premiers essais des awqafs
« militaires », celles de Babek un peu plus tard et surtout des Zandjs,
dans la seconde moitié du 9ème siècle, accélèrent le processus de
démantèlement des grandes propriétés de l'État. La révolte des Zandjs
est de loin la plus importante. Elle secoue pendant quinze ans la basse
Mésopotamie, coûtant des dizaines, voire des centaines, de milliers de
vies humaines et occasionnant des dégâts matériels innombrables. Le
Spartacus musulman s’appelle ‘Ali ibn Muhammad. D’origine obscure
mais versé dans les sciences religieuses et occultes, le « maître des
Zanjs » est un bon guerrier, lettré et politique, qui entretient des liens
avec plusieurs mouvements contestataires de l’ordre khalifal, en
particulier les Qarmates. Sa prédication enflamme les populations noires
asservies dans des conditions extrêmes qui outrepassent, de loin, les
limites de la loi islamique. Ne trouvant pas sa libre main d’œuvre, le
système rationalisé d’exploitation des sols s’est de fait emparé des
possibilités offertes par le traditionnel esclavage familial, toléré et
réglementé dans l’islam primitif. Le détournement est manifeste et l’on
est ici en face d’un véritable esclavagisme industriel, tout-à-fait
147
GENS DU LIVRE

analogue à celui qui fera la fortune de l’Occident, quelques siècles plus


tard : « […] parqués sans foyer ni espoir, sous-alimentés, […] par
chantiers de cinq cents à mille travailleurs […] » (Tabari, chroniqueur
et autorité religieuse de l’époque). Après de spectaculaires succès
militaires et l’établissement d’un éphémère État dans les marais, l’insur-
rection est impitoyablement matée mais la condamnation du système est
également sans appel. De toutes parts, les maîtres en religion s’élèvent
contre les excès d’un asservissement dégondé de son cadre islamique. Il
devient désormais impossible de constituer de telles concentrations
d’esclaves dans de telles inhumaines conditions et la carence en main
d’œuvre va devenir le souci majeur des administrateurs de grands
domaines.
En deux, le poids du budget du khalifat, à nouveau soumis à de
périlleux exercices d’équilibre. Un luxe inouï préside au train d’une
cour encombrée de fonctionnaires. Réceptions fastueuses d’ambassades
occidentales ou orientales, au sein de non moins somptueux palais
grèvent lourdement les finances publiques. Mais d’autres préoccu-
pations, hautement civilisatrices quant à elles, occupent également les
dépenses ; en tout premier plan, la passion des sciences et des livres. Il
faut ici revenir assez loin dans le temps. Les siècles charnières entourant
la naissance du Christ (PBL) avaient déployé, par l’intermédiaire de la
pax romana, une nouvelle vague de culture, enrichissant le capital
babylo-égypto-grec de nouveaux apports orientaux : perses et indiens
notamment ; et occidentaux : hispaniques, maghrébins (carthaginois) ou
romains. Les bibliothèques romaines (Palatine, par exemple) ou celles
d’Alexandrie (Héraclion, Caesarum, Sérapéïon, etc.), fortes ensemble de
plusieurs millions d’ouvrages, constituaient un inestimable trésor de
sciences antiques. Or les démêlés entre la pensée chrétienne et la
philosophie rationaliste déterminèrent les pouvoirs religieux à éliminer
celle-ci. On ferma les universités, on chassa les savants ; pire : on
détruisit systématiquement les livres. La dernière bibliothèque
alexandrine fut brûlée au début du 4ème siècle par le patriarche
orthodoxe Théophile ; suivie, à la fin du 6ème siècle sous le pontificat du
très catholique Grégoire le Grand, par la dernière romaine.

148
CONFLITS ET CONCILIATIONS, PLAIES ET JOIES DE LA DIVERSITÉ

Une chape d’ignorance recouvre alors l’Occident et, notable-


ment moins épaisse, le Moyen-Orient, bien que les Perses, s’ils ne sont
pas concernés par cette fureur fanatique, se portent en concurrence de
Constantinole et, donc, de la culture gréco-romaine dont ils ignorent
avec superbe les productions passées. Une méfiance analogue préside
aux travaux des Talmudistes dont une des priorités tient justement au
recentrage de la pensée juive à distance des mouvements culturels,
notamment grecs, qui avaient passablement brouillé ses sources
spécifiques. Éparpillés de Byzance à Ecbatane, les derniers manuscrits
se délitent peu à peu et partent en poussière. Quelques siècles encore et
il ne restera plus rien de l’énorme labeur des savants de l’Antiquité.
C’est aux Arabes musulmans qu’il va échoir de sauver ce
patrimoine de l’Humanité. Sans aucun complexe vis-à-vis de telle ou
telle culture passée, ils portent en premier chef l’assurance d’être dépo-
sitaire du plus sacré d’entre les livres : Le Saint Coran. Ils l’apprennent
par cœur, l’enseignent et placent sa connaissance au plus haut degré de
science. Cette centralité de l’écrit s’enrichit de la confrontation avec des
peuples très anciennement civilisés et de celle avec la Nature, Œuvre
Divine dont l’étude est un acte supplémentaire – certains disent même :
l’acte naturel – d’adoration du Sublime Créateur : rien en ce monde qui
ne soit signe de Dieu. Dès lors, tout est en place pour un nouvel essor
des sciences.
Ce que nous venons d’énoncer définit l’originalité de celui-ci :
passion de l’écrit et observation des faits. Dès la seconde moitié du
khalifat omeyyade, on traduit les premiers manuscrits grecs (le prince
Khaled ben Yasid et son équipe syrienne, composée essentiellement
d’arabes chrétiens, dont les travaux lancent les premières expérimen-
tations en chimie), pratiquement au même moment où se construit le
premier hôpital musulman à Damas : coïncidence significative du sens
pratique qui sera désormais imparti aux sciences profanes. Mais c’est
avec les Abbassides que décolle le mouvement. Mettant à contribution
l’ancienne école sassanide de médecine de Gundichapur, vieil évêché
nestorien, sur le flanc Ouest des monts Zagreb, renforcée de médecins
indiens (Mankah, Saleh ben Bahleh), un centre de traduction s’ouvre à
Baghdad, rapidement suivi par une « Maison de la Science » et
d’innombrables entreprises privées.
149
GENS DU LIVRE

Si cette seconde vague de traducteurs est généralement syrienne


(Yahyah ben Al Bitriq) ou perse (Massaoueyh), ordinairement chré-
tienne (ibn Bakhtyachi) ou d’origine chrétienne, plus rarement juive
(Sahl al Tabari), ce sont bientôt toutes les ethnies (Moussa ben Chakir,
Al Hajjaj ibn Matar, Hounaïn ben Ichaq, Al Kindi…) qui s’enflamment
de la marotte des princes, sans distinction de religion avec cependant
parfois quelques spécialisations : les juifs abandonnent l’astronomie
(Machallah et Yakoub ben Tariq, tous deux persans du 8ème siècle), pour
se cantonner dans la comptabilité et la médecine (Ali ben Rabban,
Yahya ben Sarafiyun). Le budget de l’État affecté à la recherche,
l’achat et la traduction des œuvres anciennes se chiffre maintenant en
millions de dinars-or (dépassant parfois le cinquième des entrées
budgétaires !). Des commissionnaires traquent de l’Espagne à la Chine
le moindre parchemin ; des traités concluant la soumission de telle ou
telle ville byzantine (Ankara ou Amoria, par exemple) réduisent les
exigences de butin à la seule remise de manuscrits antiques ; chaque cité
musulmane possède au moins une bibliothèque publique de milliers,
voire centaines de milliers de volumes, répartis en plusieurs salles où
travaille tout un corps de traducteurs, copistes et étudiants.

Gigantesque, cette œuvre de récollection n’est destinée à orner


ni des pans de murs ni des théories abstraites. Immédiatement, les
propositions des Anciens sont confrontées à l’épreuve des faits. Les
traducteurs se transforment en praticiens et les praticiens en traducteurs.
Moins de trois décennies après les premiers travaux du centre de
traduction de Baghdad, essentiellement consacrés aux mathématiques et
à la médecine, un véritable réseau de pharmacies publiques gérées par
des professionnels licenciés s’est mis en place, en relation directe avec
un corps de médecins (ils seront près de mille au 10ème siècle !), formés
dans les hôpitaux de la ville. Bientôt apparaissent, avec ar-Razi, les
premiers ouvrages critiques du legs antique. Son monumental
« Réservoir de la médecine » – notes posthumes malheureusement mal
assemblées par ses élèves – décrit d’innombrables cas cliniques
observés par ses soins et agrémentés chaque fois de références grecques,
indiennes, perses, arabes ou autres, dans un rigoureux souci de critique
constructive et de clarification fondées sur la réalité de l’expérience. Ses
autres ouvrages publiés de son vivant témoignent par ailleurs de la
150
CONFLITS ET CONCILIATIONS, PLAIES ET JOIES DE LA DIVERSITÉ

richesse conceptuelle de cette rigueur en passe de se généraliser dans la


pensée scientifique de l’époque : exposition ordonnée des idées,
classification méthodique des sources et des observations, détermination
d’un langage précis.

En mathématiques, le Siddhanta de Brahmagugta – savant


indien du 7ème siècle qui décrit, pour la première fois semble-t-il, la
numérotation décimale – est traduit en arabe à la fin du 8ème, avant de
trouver des applications directes en astronomie, sous l’impulsion d’Al
Khovaresmi qui rénove et approfondit le traité, en ordonnant et posant
les principes fondamentaux de l’algèbre (de l’arabe al jabr : remise en
place). Une multitude d’observatoires du ciel sont érigés et utilisent la
révolutionnaire trigonométrie tangentielle issue des travaux des
nouveaux mathématiciens musulmans (Al Farabi, Al Harazmi). Sitôt
initié en astronomie (Al Bateyni, Al Baqi, Al Farkhani, Al Kindi ; ce
dernier également mathématicien, philosophe, médecin, comme tant
d’autres esprits encyclopédiques de l’époque), le calcul des longitudes
et latitudes est appliqué en géographie (Al Istaqri, Al Makdissi), ouvrant
l’espace à une cartographie de plus en plus précise. Des traités de
géométrie (Hassan ben Moussa), de « dispositifs ingénieux » (Ahmed
ben Moussa, frère du précédent), de nouveaux procédés de fabrication
éclosent en tous lieux et se répandent à travers les khalifats, dans une
formidable ambiance d’émulation scientifique et technique, générant,
par une application interactive des disciplines (tout particulièrement en
mathématiques : arithmétique, algèbre, géométrie, trigonométrie, théorie
des nombres, analyse combinatoire, etc.), toute une série de nouvelles
branches, débordant ou approfondissant notablement le territoire scien-
tifique antéislamique.

L’importance décisive accordée à l’expérimentation et le primat


de la pratique sur la théorie constituent « La » fracture décisive avec la
pensée antique. Certes, les Grecs avaient ouvert une brèche en situant la
connaissance non plus dans l’ordre de la Révélation transcendantale
(Inde védique) ou dans la fusion immanente entre le sujet connaissant et
l’objet de son étude (Chine taoïste ou bouddhisme) mais bien plutôt
dans le plein exercice de la raison dialectique placée au firmament du
Réel. Cependant les systématisations de celle-ci ne se souciaient guère
151
GENS DU LIVRE

de vérifications in situ, du fait justement de l’éminence accordée au pur


esprit sur la triviale matière. Avec la pensée arabe, une nouvelle
méthode d’adéquation au monde, fondée résolument sur le raison-
nement à partir des faits, voit le jour. Mais, dans son ombre, apparaît un
danger subtil dont on ne mesurera que bien plus tard les méfaits : la
quantification du Réel.

Les premiers symptômes en sont minces, d’autant moins


distingués par l’esprit musulman que le dogme de l’Unicité Divine en
réduit la perception. C’est tout d’abord le chiffre ; c'est-à-dire, l’écriture
du nombre ; qui se confond insensiblement avec ce qu’il représente, tout
comme les proportions entre les nombres, assimilées elles-mêmes à
ceux-ci. Impératif tout aussi bien dans le règlement des partages
successoraux que dans la détermination des cordes trigonométriques,
peu à peu organisé autour de la numération décimale vulgarisée par Al
Khovaresmi, le fractionnement des entiers ouvre ainsi la voie royale des
réels positifs. Lorsque ‘Omar al-Khayyam énonce au 11ème siècle l’idée
que « les entiers ne sont qu’un cas particulier des fractionnaires », un
pas décisif est franchi, fortifié au cours du 15ème par Al Kashi qui
systématise l’écriture des décimaux : Euclide aura, enfin et, semble-t-il,
définitivement, enterré Pythagore. Dès lors reconnue nombre décimal,
la représentation 0,123 introduit l’idée d’une existence entre le 0 et le 1,
c'est-à-dire entre la représentation du Rien et celle de l’Un ou, si l’on
préfère, entre celles du Non-Être et de l’Être. En réalité, 0,123 n’écrit
qu’une proportion, le rapport entre 123 et 1000. En oubliant cette
évidence – et le caractère d’utilité des chiffres, l’affectation journalière
de ces proportions à des besoins de mesure quantitative jouent ici un
rôle décisif – on oublie le caractère qualitatif du nombre, notamment en
sa fonction cardinale. Les ordres de succession et de répartition dans le
temps et dans l’espace sont insensiblement négligés, tout parti-
culièrement en leur dimension symbolique peu à peu rejetée dans le
domaine de l’ésotérisme où s’entremêlent tout ce qui gêne la raison des
normalités en cours, le supra- comme l’infrahumain, les illuminations
spirituelles, les parcours initiatiques cohérents mais aussi les
syncrétismes, les approximations hasardeuses, les chimères nébuleuses
et autres bancalités du génie humain…

152
CONFLITS ET CONCILIATIONS, PLAIES ET JOIES DE LA DIVERSITÉ

Bien évidemment, il ne peut être ici question d’approfondir les


rapports, en islam, entre le rationnel et l’irrationnel. À elle seule,
l’entreprise mettrait en branle toute une complexité d’études, dépassant
de beaucoup les limites du présent travail. On devra se contenter, encore
une fois, d’indications suffisamment précises pour orienter l’esprit du
lecteur. Notons d’emblée que la question apparaît assez tôt dans les
recherches des érudits et se concentre sur une formulation strictement
religieuse : peut-on et comment connaître Dieu ? Toutes ancrées au
moyeu central formé par le Saint Coran et la vie de Mohamed (PBL),
les pistes de réponse s’organisent lentement autour de trois directions
principales : l’obéissance scrupuleuse, l’amour extatique et l’initiation
cognitive, sans cesser de se croiser et de s’interpénétrer, en dépit des
positions sectaires des uns ou des autres, et s’enrichissant de divers
mouvements de pensée apparemment étrangers à ces préoccupations
religieuses.
La première de ces pistes implique une étude poussée du Droit
généré par la Révélation et met en œuvre différentes méthodologies qui
se différencieront en plusieurs écoles juridiques. L’authenticité et la
préservation littérale de ses sources lui sont essentielles : la majeure
partie des sciences islamiques, toutes sectes confondues, se sont déve-
loppées sur ce chemin. La seconde s’embarrasse de moins grandes
précautions et les débordements irraisonnés, voire irrationnels, lui sont
familiers : l’amour de la célèbre Rabi’a Al Adawiyya brûle sans hési-
tation le Paradis et noie le feu de l’Enfer ; le khurassanien Abu Yasid Al
Bastami expérimente l’anéantissement en Dieu (fana’) et en dégage une
véritable doctrine initiatique. Les « fous d’amour » scandalisent et
illuminent, souvent au prix de leur liberté, voire exceptionnellement de
leur vie, nous allons le voir bientôt…
La troisième piste pressent l’invisible dans l’apparence même
de la Révélation. La lecture des sens cachés y implique guide spirituel et
pratiques ésotériques. Le chiisme, dont la thèse de l’imamat coïncide
précisément avec cette notion de guide nécessaire, se fit rapidement le
principal piéton de cette voie tangente à tout ce qu’il restait des
ésotérismes antiques : mazdéisme, judaïsme, bouddhisme, gnosticisme,
etc. Dès Jaffar Al Sadiq, le sixième imam chiite – par ailleurs professeur
de Droit réputé pour l’ensemble des musulmans, quasiment toutes sectes
153
GENS DU LIVRE

confondues : une référence commune insuffisamment valorisée en nos


temps enragés… – le caractère ésotérique et passablement syncrétique
du chiisme paraît irréversible. Mais un phénomène social nouveau
bouleverse cette évolution jusque-là assez semblable à celle des
religions antérieures.
Fortement influencé par la mise à jour et la traduction de
documents préislamiques, l’essor des sciences profanes développe
formidablement le raisonnement logique ; en particulier sous sa forme
dialectique. Des questions d’ordre philosophique et métaphysique
apparaissent dans l’approche du Divin, provoquant de multiples débats
passionnés. Les plus virulents se manifestent chez les juristes, nos
pèlerins sur la voie de l’obéissance littéraliste susdite. Formés à l’école
de Bassorah, fins lecteurs du Saint Coran et, plus variablement, des
philosophes grecs, les Mu’tazilites entendent préserver l’absolue
transcendance de Dieu et Sa bonté sans faille, en séparant nettement
l’Absolu du relatif, l’Éternel du transitoire. Pour ceux-là, le critère du
bien et du mal gît entièrement dans la raison : l’homme est totalement
libre de ses choix. Plus loin encore : Dieu est Seul Réel, sans substance
ni accident ; Ses attributs évoqués dans le Saint Coran sont des images,
des créations adaptées aux nécessités de Son Œuvre ; ainsi Sa Parole et,
donc, le Texte prophétique Lui-même.
Soutenue au plus haut niveau de l’État abbasside, qui y voit non
seulement la relativisation des jugements religieux sur ses innovations
politiques mais aussi une nouvelle voie d’apaisement entre les sectes
musulmanes, cette argumentation suscite une vigoureuse réaction des
nombreux tenants d’une référence absolue au Saint Coran et à la sunna
du Prophète (PBL). L’entreprise des Mu’tazilites popularise paradoxa-
lement les plus radicales de ces réactions. Ibn Hanbal, dont toute une
lignée de traditionalistes se prévaudra au sein de l’école de Droit qui
porte son nom, est le prototype achevé de ces contradicteurs. Dans la
lignée des rigoureux ascètes emplis de crainte révérencieuse envers le
Divin Maître, il place la littéralité de la Loi révélée au-delà de toute
rationalisation. Il n’y a pas de débat de fond : l’absolue transcendance
de Dieu lui paraît, à lui aussi, essentielle mais, dans la forme, il dénie à
l’Homme, être relatif entièrement déterminé par son Créateur, tout
jugement sur la Révélation destinée à guider les misérables créatures.
154
CONFLITS ET CONCILIATIONS, PLAIES ET JOIES DE LA DIVERSITÉ

Emprisonné sur ordre khalifal, il n’en affermit pas moins sa position


jusqu’à l’abandon des thèses mu’tazilites par le pouvoir politique ; du
moins la plus subversive d’entre elles : le Saint Coran devra donc
demeurer, pour les musulmans, La Parole incréée de Dieu, « Le »
Miracle, nécessaire et suffisant à la pérennité de l’islam.
Les arguments des Mu’tazilites affirment l’existence de sens
figurés ou symboliques en de multiples versets du Saint Coran. Ils
rencontrent sur ce terrain une thématique chiite qui se renforce, en
retour, des méthodes dialectiques d’investigation utilisées par ceux-là.
Un puissant courant rationaliste se développe, tout particulièrement au
sein des élites chiites irakiennes très influentes à Baghdad (contrôle du
ministère des finances du khalifat, dès le début du 10ème siècle). Sous
son égide, une véritable théorie de l’Apparent et du Caché (az-Zâhir/al-
Bâtine) voit le jour et deviendra centrale, non seulement dans l’imâ-
mologie chiite mais aussi dans les organisations initiatiques sunnites qui
se structurent peu à peu à partir du 11ème siècle. Là encore, des points de
vue réactifs suscitent la formation de courants radicaux opposés ; ainsi,
les tenants du sens caché, les Bâtinites, qui alimenteront puissamment
le chiisme ismaïlien, et ceux du sens apparent, les Zâhirites, sunnites
assez proches d’Ibn Hanbal mais d’où jaillira, pourtant, un des plus
grands ésotéristes de l’islam, Ibn Arabi (12ème siècle). Nous y
reviendrons.
Naturellement à l’écart des discussions rationalistes, la voie de
l’amour n’en subit pas moins les contrecoups. L’aventure d’Al Hallaj
(10ème siècle) est à ce sujet significative. Affilié au chiisme qarmate, il
se situe à l’un des nombreux croisements entre la voie de l’amour et
celle de l’initiation cognitive. Après de nombreux voyages, notamment
en Inde, il dispense à Baghdad un enseignement fortement teinté
d’immanence (cf. son fameux : « je suis La Vérité ») et submergé de
considérations syncrétiques, réunissant diversement Pythagore, Hermès
Trismégiste, Bouddha et Manès ; Jésus et Mohammed (PBE). Grandis-
sante en hauts lieux, sa faveur lui vaut l’inimitié des chiites rationalistes
qui, s’alliant aux traditionalistes de tous bords, provoquent un procès en
hérésie, conclu par l’exécution capitale de l’original penseur. Le drame
inaugure une disparition progressive des thèses bâtinistes dans le
discours public ; en réalité, prudemment occultées. Car, bien plus que
155
GENS DU LIVRE

les idées, ce sont les apparences, les comportements qu’il convient de


cadrer et les annales du procès le démontrent pertinemment : au-delà de
ses aspects strictement politiques, ce qui paraît en jeu, en cette affaire,
ce n’est pas de définir une quelconque orthodoxie, de fait impossible à
établir entre toutes les factions, mais bien une orthopraxie minimale,
suffisante à l’ordre public.
Quasiment à l’opposé d’Al Hallaj, le cas d’ar-Razi permet de
mieux cerner le débat. Deux ans à peine après le mystique martyr, le
savant médecin meurt dans le plus complet dénuement. On a voulu voir
en la coïncidence de cet abandon la main des religieux outrés des idées
rationalistes du directeur de l’hôpital de Baghdad. Ar-Razi affichait en
effet publiquement son athéisme, traitant prophètes et textes sacrés
d’impostures, refusant toute idée de miracle et convaincu du primat
absolu de la raison ; tout ceci, notons-le en passant, plus de six cents ans
avant Spinoza. Mais, en prêtant aux juristes musulmans des intentions
hargneuses, on se trompe d’époque et de religion. Il n’était aucunement
besoin, à ces savants, de répondre à de telles considérations véritable-
ment marginales en ces temps et ils ne le firent pas : ar-Razi exprimait
un choix, à leur sens malheureux pour lui seul, sans cesser cependant
d’être utile, par son travail médical, à la communauté. Il n’y avait donc
aucune nécessité à s’en défaire. C’est en réalité toute la société qui se
détourna des rares libres penseurs, les abandonnant à leurs éventuels
ennemis et ar-Razi s’en fit de nombreux parmi les charlatans dont il ne
cessa de dénoncer le danger pour la santé publique. Avec effet : moins
de cinq ans après sa mort, l’État met en place un rigoureux système de
contrôle des connaissances médicales, bientôt suivi d’une police
sanitaire chargée de surveiller la qualité des denrées alimentaires, de la
propreté des lieux et des récipients destinés à la fabrication des
médicaments. Nouvelles charges pour les finances publiques mais
cohérence accrue d’une culture centrée sur l’accomplissement pratique
d’une foi civilisatrice…
À cette même époque, un compromis entre rationalistes et
traditionalistes ouvre des voies d’apaisement au débat théologique.
Surtout animé par des transfuges de l’école mu’tazilite (Abul Hassan Al
Ash’ari, et, à sa suite, l’école ash’arite), il invite à une connaissance
discursive et non pas scolastique de Dieu, fondée sur l’étude appro-
156
CONFLITS ET CONCILIATIONS, PLAIES ET JOIES DE LA DIVERSITÉ

fondie du Saint Coran, de la sunna du Prophète (PBL) et du fiqh


(ensemble des travaux effectués par les juristes au sein de leurs écoles
respectives). Dans cette perspective, la science demeure limitée, non
seulement, par nos propres limites existentielles mais, encore et défini-
tivement, par les siennes propres : le raisonnement le plus parfait reste
contingenté à quelque relation, axiome ou hypothèse. L’Absolu, le
Jugement Parfait, l’Infaillibilité, appartient à Dieu Seul dont il nous faut
accepter les attributs tels que Le Saint Coran les présente, sans prétendre
en saisir ni le pourquoi, ni le comment, ni rechercher une quelconque
ressemblance avec ce que nos sens perçoivent. Il n’y a aucune confusion
possible entre la science des hommes et Celle de Dieu. Nous invitant
avec insistance à l’étude de Sa Création, en laissant le champ entière-
ment libre à nos limites d’investigation, Dieu ne livre de Lui-même que
ce qu’Il veut et que ce que nous pouvons entendre.
Situant en toute humilité les rapports entre la raison et la foi et
renvoyant tous les totalitarismes à la conscience de leur relativité – il
faudra attendre le XXème et les travaux d’Heisenberg sur les relations
d’incertitude et de Gödel sur l’incomplétude des mathématiques, pour
voir apparaître en Occident une attitude analogue… – cette entreprise de
conciliation portait en filigrane une monumentale interrogation dont
l’universalité n’a cessé de s’étendre jusqu’en notre modernité
contemporaine : si la raison ne peut atteindre à la Totalité, l’homme est-
il condamné, en cette vie, à ne goûter la plénitude ni de l’une ni de
l’autre ? Cette question va désormais dominer la démarche spirituelle et
philosophique en islam. Or le second millénaire de l’ère chrétienne
commence à peine, alors que l’Occident recherche encore sa propre
civilisation. On peut mesurer ici l’étendue encore persistante du
décalage culturel…
Cette activité de la pensée touche diversement les différentes
composantes de la société sous domination musulmane et, certes utiles à
la compréhension des phénomènes sociaux, les distinctions sectaires
s’effacent en ce constat devant la complexité des relations vivantes.
C’est vrai, nous venons de le voir, à l’intérieur du cercle des musul-
mans. Mais c’est également vrai au-delà. La participation de chrétiens
aux premiers travaux de traduction des penseurs grecs repose de vieilles
questions aux communautés orientales qui s’éloignent de fait un peu
157
GENS DU LIVRE

plus de leurs consœurs occidentales. Longtemps différée, la symbiose


est, pour les juifs, peut-être encore plus forte. La structure religieuse de
l’islam est en effet très proche de celle du judaïsme. Un même mono-
théisme absolu, une même sacralité des sources, un travail juridique
analogue : quasiment toutes les méthodologies organisant les fatwas des
oulémas sont adaptables aux halakhas des rabbins et l’on avancera ici
que bien des discussions relatives à la raison et à la foi, au rôle de l’une
et de l’autre dans le progrès de la civilisation, discussions dont nous
venons de voir l’intensité au cours des 8ème et 9ème siècles au sein de la
communauté musulmane, furent en suivant débattues dans les syna-
gogues et autres universités hébraïques. Avec effet : à partir du 10ème
siècle, surtout au 11ème, les noms juifs se banalisent dans l’intelligentsia
des différents khalifats. On peut précisément dater le signal de la
relative ouverture des rabbins au mouvement nouveau de la pensée,
avec la traduction en arabe de la Thora par Saadja ben Yusuf, gaon –
suprême autorité religieuse – de Babylonie. Faut-il voir en cela
l’influence de quelques rares précurseurs, tels Isaac ben Souleymane,
médecin de Kairouan, qui avait publié en arabe, au 9ème siècle, un
« Guide du médecin », sans pour autant négliger la synagogue et ses
rabbins ?
Cependant, l’amélioration du statut social ne cesse de constituer
le vrai moteur de l’intégration et, à cet égard, le commerce et les acti-
vités financières en demeurent les pierres d’angle. Peu de juifs se
consacrent à l’étude des sciences profanes et le primat de l’action qui
avait dominé plus de six siècles la pédagogie talmudique oriente
invariablement les comportements quotidiens : quelques médecins –
encore et toujours – au 10ème siècle, incontestablement compétents au
simple regard du statut social de leurs patients mais délaissant toute
production scientifique au profit de quelque autre talent, politique le
plus souvent (Ibn Chaprut, médecin personnel et ministre des Affaires
étrangères d’Abdrahmane III, le khalife de Cordoue, lui-même fils
d’une chrétienne… Notons, au passage, cet autre détail signifiant du
climat social de l’époque). Partout, les communautés juives sont riches
et leurs multiples interconnexions d’Est en Ouest, du Nord au Sud,
expliquent leur fréquente faveur en cour dans le domaine de la
diplomatie ou des finances.

158
CONFLITS ET CONCILIATIONS, PLAIES ET JOIES DE LA DIVERSITÉ

POPULATIONS JUIVES EN L’AN 1000

Les points jaunes situent la thèse de Freedman selon laquelle la


majeure partie de la population khazare se serait convertie au
judaïsme. Son essaimage en Pologne et Lituanie, après la conquête
de la Khazarie par les Varègues, serait la cause principale du destin
particulier de ces régions d’Europe nord-orientale. Quoiqu’il en
soit, le pôle essentiel du judaïsme en l’an 1000 apparaît bien
toujours la Mésopotamie, même si la zone maghrébo-andalouse en
constitue le plus important contrepoint. La comparaison des
populations de Baghdad (1 000 000 ha) et de Cordoue (400 000ha)
est un bon élément d’appréciation de ce constat.
159
GENS DU LIVRE

Il y a là encore des nuances. En certains lieux de la Babylonie,


les juifs constituaient près de la moitié de la population et les khalifes
abbasides, souvent appuyés par d’autres minorités religieuses concur-
rentes (chiites en particulier), usèrent périodiquement de mesures
restrictives, jusqu’à l’expulsion, afin de limiter leur influence. En sens
inverse, le gaon et son représentant temporel – l’exilarque, installé en
haute cour khalifienne – gardaient en permanence le souci de limiter au
maximum les conversions à l’islam, si quotidiennement proche et
puissant. Tout cela peut expliquer leur étonnante discrétion, tant sur le
plan politique que scientifique, en ces régions pourtant fortes d’au
moins deux millions de leurs coreligionnaires. La situation était à
l’ordinaire moins problématique en Égypte ; encore moins en Espagne
où les concentrations juives ne dépassèrent jamais les 10 % de la
population (sauf en quelques rares cités, en particulier Cordoue où la
communauté dépassa les 20 %). Les problèmes intercommunautaires en
ces régions furent surtout tributaires des aléas de la conjoncture
internationale.
Or celle-ci s’est notablement compliquée au cours du 10ème
siècle. À l’intérieur des khalifats, des puissances locales se sont
multipliées, assises sur un développement économique conséquent. En
Espagne, satellites de Cordoue, phare de l’Occident avec quelque quatre
cent mille habitants en l’an 1000, une dizaine d’autres cités avoisinent
les cent mille résidents et s’agitent de velléités d’indépendance,
aiguisées par les revendications des convertis berbères et hispaniques,
désormais majoritaires – et de loin – dans la composition ethnique de la
communauté musulmane espagnole. Ailleurs dans l’espace méditer-
ranéen, quatre ou cinq grandes villes se distinguent, avec des
populations dépassant les deux cent mille habitants : Fez, la capitale
marocaine des Idrissides, variables alliés des Omeyyades cordouans,
voisins mais puissants concurrents économiques ; Kairouan, la nouvelle
base des Fatimides septicémains, ennemis jurés des Abbasides et
géographiques des Idrissides ; Palerme, en Sicile ; Alexandrie, enfin, et
bientôt Le Caire fondé par ces mêmes Fatimides qui conquièrent toute
l’Afrique du Nord centrale et orientale, y écrasant les quelques foyers
kharidjites qui y prospéraient, (certains d’entre eux vont modestement
se reconstituer, nous l’avons signalé plus haut, au Sud du Mzab et

160
CONFLITS ET CONCILIATIONS, PLAIES ET JOIES DE LA DIVERSITÉ

jusqu’au Sahel, notamment chez les Haoussas) ; le flanc occidental de


l’Arabie, du Hedjaz au Yémen (et donc les lieux saints de La Mecque et
de Médine) ; suivi, au 11ème siècle, par le pays de Cham jusqu’à Damas.
Le centre et le flanc oriental de l’Arabie sont aux mains d’une
secte chiite ismaïlienne teintée paradoxalement de kharidjisme, les
Qarmates qui se signalent par une organisation sociale très égalitariste –
on a souvent parlé de communisme qarmate – et qui menacent en
permanence les débouchés de Baghdad sur le golfe Persique et ceux des
Fatimides sur la mer d’Oman. Toute la Perse méridionale et occidentale
– plateaux orientaux dominant la Mésopotamie – est dominée par une
dynastie chiite indépendante, les Bouwayhides, proches quant à eux des
chiites rationalistes solidement installés aux finances du khalifat
abbaside. Toutes ces indépendances asphyxient économiquement ce
dernier en proie à des difficultés budgétaires insurmontables ; le
désastre des awqafs agricoles ne permet plus de faire face, non seule-
ment, à l’entretien d’une armée de nouveau en perpétuelle agitation
mais, aussi, aux contraintes climatiques sur les récoltes, entraînant de
non moins dangereuses périodes de famine. Bientôt, le commandeur des
Croyants doit accepter l’intervention des Bouwayhides qui s’imposent
en sauveteurs du khalifat : le chiisme, du moins en sa composante la
plus modérée, semble avoir enfin gagné la partie.
Outre la menace, occidentale et méridionale, des chiites
ismaéliens, deux États sunnites ; en théorie tributaires de Baghdad mais
implacablement opposés à la domination des chiites duodécimains sur le
khalifat ; entretiennent une fronde orientale qui parachève la mosaïque
complexe du monde musulman au tournant du millénaire : les Perses
samanides, au Nord-est, et, à l’extrême Est du khalifat, les Turcs
ghaznévides dont la capitale, Ghazna, va devenir le quatrième pôle
culturel de l’islam, poussant son empire très loin en Inde orientale. Ces
turcs farouches s’avèrent autrement intransigeants que les Arabes ou les
Perses et, sous leur domination, tout ce qui n’est pas islam sunnite ; en
particulier le bouddhisme et, plus encore, le manichéisme ; connaît un
fatal déclin. Cependant, l’influence positive de la nouvelle culture perse
qui s’affirme à partir de Samarcande (où Ibn Sina – le célèbre Avicenne
– effectue ses premières études) et Boukhara (où paraît, transcrit en
écriture arabe, le joyau de la poésie persane, le Shahanama de Ferdousi)
161
GENS DU LIVRE

devient prépondérante à Ghazna. Y afflueront les plus grands savants de


l’Est musulman. Le persan Al Biruni, avec sa monumentale Histoire de
l’Inde, ses traductions précises du sanskrit et ses travaux en mathé-
matiques, astronomie et médecine, en représente le type achevé. On lui
doit en particulier l’hypothèse de la rotation de la Terre autour de son
axe et autour du soleil, bien longtemps donc avant le fameux : « Et
pourtant, elle tourne ! » de Galilée ; hypothèse au demeurant peu ou
prou fouillée par les suivants du génial persan, en ce qu’elle n’a, en ces
temps, aucun intérêt pratique. On voit ici l’envers de l’orientation
utilitariste qui caractérise, ainsi que nous l’avons signalé tantôt, la
science musulmane et ce négatif contribuera beaucoup, en l’absence
d’un développement technico-industriel motivant, à l’assoupissement
progressif de la recherche en Islam.
Turcs et Perses : variablement tumultueux, ce mariage de rite
sunnite constitue au 11ème siècle l’événement social majeur de l’Asie
occidentale, assurant définitivement l’alchimie entre les trois grands
groupements ethniques de l’Eurasie centrale. Orientales, aux traits
mongoloïdes prononcés – comme les Seldjoukides qui, sous la pression
de sécheresses continentales répétées, s’installent solidement dans le
fertile Khorassan – ou occidentales, plus caucasiennes, qui s’y amal-
gament facilement à partir des rives caspiennes – on désigne souvent
celles-là sous le vocable de Turcomans – les tribus turques se métissent
peu à peu, tant culturellement que génétiquement, sous l’égide d’une
religion sémite de moins en moins représentée par ses fondateurs arabes
qui ont largement reflué vers le Moyen-Orient. Là, les contingents turcs
composant les gardes princières se fraient un chemin tortueux dans les
intrigues de palais où s’affrontent et s’interpénètrent tous les courants
sunnites et chiites, appuyés diversement par les puissantes minorités
chrétiennes et juives. La situation la plus complexe prévaut en Syrie
dont les richesses minières septentrionales, les débouchés méditer-
ranéens et les ouvertures terrestres vers l’Égypte, l’Arabie et la
Mésopotamie attisent sans arrêt convoitises et partitions. Les Fatimides
y épuiseront leurs tentatives d’étranglement du khalifat abbasside et
c’est de là que surgira, turque, leur fin politique.

162
CONFLITS ET CONCILIATIONS, PLAIES ET JOIES DE LA DIVERSITÉ

À Baghdad, la prépondérance financière des chiites duodé-


cimains gêne le développement de la communauté juive qui amorce un
déplacement décisif vers l’Égypte et sa nouvelle capitale, Le Caire, où
prospèrent pour l’instant les ennemis les plus acharnés du pouvoir
baghdadi. Les immigrants les plus ambitieux y choisissent à l’ordinaire
une conversion à l’islam qui semble leur assurer une ascension rapide
dans l’administration fatimide (Yaqub ben Killis, d’origine sémite,
ministre des Finances durant un demi-siècle, suivi d’Abu Sa’ad Al
Tustari, d’origine perse, tous deux au centre, donc, des décisions de
politique tant intérieure qu’étrangère). De fait, Le Caire devient une
plaque tournante des affaires et l’obsession fatimide à l’encontre des
Abbassides oriente leur politique vers l’affaiblissement du Moyen-
Orient. Du point de vue commercial, il s’agit en priorité de monopoliser
le commerce de l’océan Indien, en le centrant sur la mer Rouge ;
privilégiant, en conséquence, celui de la Méditerranée occidentale et
septentrionale (avec Venise, surtout). Mais la cohérence du projet
comporte une faiblesse de taille : le sacrifice des intérêts syriens. C’est
en cela que, perdurant au-delà des prévisions fatimides qui espéraient un
prompt écroulement de l’État baghdadi, celle-ci va maintenant former le
tendon d’Achille des prétendants piaffant au Caire.

Construite sur les oppositions tribales entre berbères sanhajas et


zénètes qui dominaient l’Afrique du Nord et une grande partie du
Sahara, la stratégie initiale des Fatimides avait placé les premiers en
alliés privilégiés de leurs buts hégémoniques. Cependant, alors que la
situation de ceux des Sanhajas qui les avaient accompagnés en Égypte
se détériorait dans les luttes d’influence avec les autres contingents
armés des Fatimides (Turcs et Soudanais, surtout), la dynastie berbère
demeurée à Kairouan et chargée de contrôler le Maghreb se détache du
pouvoir central cairote dans la seconde moitié du 11ème siècle et
reconnaît la suzeraineté abbasside : c’est le début du grand tournant
berbère vers le sunnisme. Pour prévenir tout risque d’attaque par
l’Ouest, les Fatimides provoquent alors un vaste mouvement d’immi-
gration de bédouins arabes vers l’Afrique du Nord. Ceux-ci occupent
assez rapidement les oasis nord-orientales du Sahara. Qualifiée de
hilalienne (du nom des premières tribus immigrantes), cette invasion va
se dérouler par vagues successives et déséquilibre la sous-région déjà
163
GENS DU LIVRE

passablement instable depuis l’anéantissement de l’imamat kharidjite de


Tahert par ces mêmes Fatimides, au siècle précédent. Elle coïncide avec
la formation, au Sud-ouest du Sahara – soit à l’opposé des entrées
hilaliennes – d’une confédération de tribus sanhajas sahariennes et
takrûriennes sahéliennes autour d’une prédication sunnite d’obédience
malékite : les Almoravides (ceux qui portent un voile). Rapidement
maîtres des oasis du Touat et de Sidjilmassa, les clés occidentales du
commerce saharien, ils rétablissent le sens des caravanes vers le Nord –
que leurs homologues sanhajas maghrébins avaient détourné vers le
Nord-est, au temps de leur alliance avec les Fatimides – et s’affirment,
au milieu du 10ème siècle, en nouveaux maîtres du Maghreb dont ils
réalisent, paradoxe d’une situation embrouillée de multiples déséqui-
libres, la première unité politique.
Cependant, le marasme en Afrique du Nord a déjà provoqué la
chute du khalifat de Cordoue, très impliqué financièrement dans la lutte
entre les Fatimides et les Idrissides (large soutien à la dynastie
marocaine et aux tribus zénètes). Conjoint à ces frais diluviens, le taris-
sement du flot des caravanes sahariennes avait, dès le milieu du 10ème
siècle, généré de sérieuses difficultés budgétaires, immédiatement
traduites en agitations des troupes régulières. Les levées exceptionnelles
d’impôts, les nouvelles mesures de monopoles d’État – initiées à
Baghdad à la même époque, elles se généralisent dans l’espace musul-
man – n’avaient réussi qu’à mécontenter l’ensemble des classes
sociales. Entreprise avec succès, l’expédition contre les petits royaumes
chrétiens du Nord n’avait pas suffi pas à renflouer les caisses et rétablir
la confiance : quelques décennies plus tard, le khalifat omeyyade éclate
en une multitude de principautés, les Taïfas, qui ne cessent de s’affaiblir
en d’interminables rivalités de voisinage.
Ces évènements dans le monde musulman coïncident avec tant
de précision qu’on est tenté d’y rechercher des causes universelles. Les
indices de conditions climatiques anormales en ce 11ème siècle ne
manquent pas. Signalée en Asie occidentale, provoquant les premiers
notables mouvements turcomans à travers l’Azerbaïdjan jusqu’en
Anatolie, la sécheresse sévit également dans le Hedjaz et la Haute-
Égypte, motivant, pour une bonne part, ceux des tribus bédouines arabes
vers le Maghreb. En Basse-Égypte, la succession de dramatiques
164
CONFLITS ET CONCILIATIONS, PLAIES ET JOIES DE LA DIVERSITÉ

famines indique un déficit récurrent des eaux pluviales dans la vallée du


Nil, jusqu’en ses sources les plus lointaines. L’hypothèse selon laquelle
ce déficit aurait touché toute la bande sahélienne se renforce avec la
formation de la confédération almoravide que la situation précaire des
troupeaux aurait accélérée. Quelle que soit l’ampleur du phénomène, il
est surtout remarquable en ce qu’il annonce la fin d’un long cycle – près
de cinq siècles – de rémission humide qui avait d’autant plus favorisé
les établissements humains dans les zones semi-désertiques que se
développait, en bordure de celles-ci, une civilisation fortement deman-
deuse en produits pastoraux (viandes, cuirs et peaux).
Les tribus d’éleveurs nomades avaient ainsi prospéré, opérant
une pression accrue sur le manteau végétal, et, dès les premiers graves
symptômes d’une inversion climatique ou, du moins, d’un déficit four-
rager récurrent, s’unissent, puissantes, n’attendant pas l’anéantissement
de leurs forces, avant de redéfinir leurs aires de transhumance. Certes,
d’autres facteurs, spirituels, politiques ou économiques, jouent un rôle
non moins important dans les mouvements des tribus nomades (en
particulier, le vide politique généré par la destruction des imamats
kharidjites) mais la probabilité assurément forte de changements clima-
tiques notables rappelle au chercheur non seulement le rôle essentiel
de l’eau et des pâturages dans l’histoire des espaces musulmans
mais aussi celui des interactions de développement, entre nomades et
sédentaires.
En cette situation mouvementée, la communication entre les
peuples connaît de singuliers développements. La charnière inter-
millénaire multiplie les voyages et les transferts de connaissances d’un
bout à l’autre de l’Oumma. Tel savant né à Séville se retrouve, trente
ans plus tard, déjà comblé d’honneurs à Ghazna ; tel autre initie ses
études à Samarcande, professe au Caire et édite tel de ses travaux lors
d’un séjour en Espagne… De notables progrès scientifiques illustrent ce
brassage. Ainsi, en trigonométrie, le vénérable théorème de Ménélaüs
(1er siècle de l’ère chrétienne) se trouve bousculé par un nouveau qui
réduit les termes de référence de six à quatre, simplifiant considé-
ablement le calcul des tables. Fait significatif de l’intensité des
échanges, sept mathématiciens se disputent la paternité du concept :
Abul Wafa et Ibn Yunus, au Moyen-Orient ; Al Khujandi, Abu Nasr ibn
165
GENS DU LIVRE

‘Iraq et Al Biruni, en Orient ; Ibn Muçadh al Jayyani et Jabr ibn Aflah,


en Espagne… En géométrie (Ibn Sayyid : étude des courbes gauches et
planes de degré supérieur à trois ; Ibn Sahl et Ibn Al Haïtham :
paraboloïde de révolution, quadrature des lunules) ; comme en algèbre
(Abu Kamil puis ‘Omar Khayyam : résolution d’équations de énième
degré) ; en chirurgie (Abul Qasim : ligature des artères, anesthésie,
instruments chirurgicaux diversifiés) ; en ophtalmologie (Ibn Al
Haïtham, déjà cité, dont les travaux ouvrent une nouvelle section de la
physique : l’optique), comme en médecine généraliste (Ibn Sinna et son
monumental Almageste, Ibn Sokhr et son précis de gastro-entérologie,
Ibn Al Dressar et son étude des pathologies épidémiques) ; en astrono-
mie (Ibn Yunus ; Al Biruni : rotations de la Terre ; Al Bitroudchi :
rétrogradation des planètes), comme en géographie (Ibn Al Faqih, Ibn
Hawqal, Al Idrissi, Ibn Jubayr) ; en Histoire (Al Tabari, Mas’udi, Al
Nabdi, Tha’alibi) ; les 10ème, 11ème et 12ème siècles multiplient à tel point
les floraisons intellectuelles qu’il faudrait plus d’un ouvrage spécifique
pour les énumérer toutes.
Citons encore l’apparition d’œuvres d’éthique (des très huma-
nistes Ibn Miskawayh et Al Tawhidi, par exemple) et le développement
notable de la philosophie (Ibn Sina, bien sûr, Ibn Tufayl, Ibn Bajja mais,
aussi, un Ali ben Suleyman réfléchissant sur la divisibilité indéfinie des
corps). Cependant, deux bornes limitent l’élan des chercheurs. La
première relève du domaine technique : l’observation reste ordinaire-
ment contingentée aux organes humains de perception et l’on approche
sensiblement de leurs limites. La seconde est d’ordre conceptuel : en
dépit de quelques idées vraiment audacieuses (comme celle de l’hélio-
centrisme) et de plusieurs réfutations de maîtres (Ptolémée ou Aristote,
par exemple, sur divers points), la pensée reste globalement encore
dominée par la cosmologie antique, même profondément remaniée et
enrichie.
Le mécénat demeure en ces époques la pierre d’angle des
recherches. La compétition politique, de la plus locale à la plus conti-
nentale, que se livrent les grands de Séville, Grenade, Fès, Kairouan, Le
Caire, Baghdad, Samarcande ou Ghazna, amplifie le goût pour la
science et les savants. Le moindre notable, le moindre aspirant au
moindre pouvoir ; l’homme de qualité, d’une manière plus générale ; se
166
CONFLITS ET CONCILIATIONS, PLAIES ET JOIES DE LA DIVERSITÉ

distinguent obligatoirement par leur généreuse attention à la science : le


mécénat est devenu un véritable fait de société. À cet égard, les cités
nouvelles s’obligent bien évidemment à surpasser les anciennes. Nous
avons évoqué Ghazna, à l’Est, mais le cas du Caire est tout aussi
exemplaire. En quelques décennies, la nouvelle prétendante à la
direction du monde musulman s'affirme en fleuron de l’architecture
arabo-musulmane, surtout en ses palais et mosquées ; ses hôpitaux, en
particulier l’hôpital Nassiri, sont des modèles d’organisation médicale,
surclassant bientôt ceux d’Andalousie et de Mésopotamie.
Fait nouveau : à cet effort d’éclat culturel, les Fatimides
adjoignent un véritable plan d’éducation des masses à leur idéologie.
Rayonnant à partir de l’université d’Al Azhar dont la monumentale
mosquée fut un des premiers édifices publics érigés au cœur de la
nouvelle capitale égyptienne, une multitude d’agents de propagande,
alliant prédication et économie (mise en place de réseaux commerciaux
internationaux), sillonne l’espace musulman et au-delà (la façade
occidentale de l’Inde, notamment, où, fidèles à leur tradition d’es-
saimage, les juifs égyptiens ne manquent pas d’accompagner les
« missionnaires » fatimides : ainsi Joseph Rabban, chef d’une implanta-
tion juive à Cochin, vers l’an 1000). En réaction à ce prosélytisme
intensif, de nouvelles universités sunnites se développent sur le même
modèle qu’Al Azhar (telle la Nizzamiyya à Baghdad, du nom de son
fondateur perse, Nizzam Al Mulk) : les États exercent un pouvoir
désormais appuyé sur l’enseignement de la religion.
La fondation de la Nizzamiyya révèle par ailleurs une nouvelle
alternance à la direction des affaires du khalifat irakien. Provoqué par
l’agressive politique économique des Fatimides – et de leurs conseillers
juifs convertis… – son affaiblissement a passablement ruiné les chiites
duodécimains, Bouwayhides en tête. L’incertitude politique profite un
temps aux minorités chrétiennes qui tentent de placer leurs élites au plus
près du khalife – milieu du 11ème siècle, soit à l’apogée de la domination
fatimide sur la Syrie – mais surgit alors, de l’Est et très rapidement, un
nouveau pouvoir qui s’impose en champion du khalifat sunnite : les
Turcs seldjoukides. Après avoir confinés leurs homologues ghaznévides
sur les hauts-plateaux afghans, leur laissant le champ libre en Inde, ils
soumettent en quelques années non seulement la Mésopotamie et le
167
GENS DU LIVRE

pays de Cham mais aussi une partie de la péninsule anatolienne, après


une victoire retentissante sur les Byzantins (Manzikert). Un nouvel
empire est né. Malgré sa partition quelques décennies plus tard et ses
multiples rivalités de clans, accentuant à nouveau la fracture politique
entre les espaces méditerranéen et continental de l’espace musulman, il
marque le retour des peuples des steppes au centre de l’Eurasie
civilisée. Turcs et – très bientôt maintenant – Mongols occuperont le
devant de la scène durant plus de huit cents ans. La nomination de
Nizzam Al Mulk au poste de grand vizir signale en outre le rôle culturel
éminent des Perses dans la nouvelle donne du khalifat.
Pratiquement à la même époque, les Almoravides imposent
également le sunnisme, ici d’obédience malékite, dans l’Ouest et le
centre du Maghreb, achevant la liquidation des foyers kharidjites initiée
par les Fatimides, et, débarquant en Andalousie, s’affirment en défen-
seurs de l’islam contre les chrétiens du Nord qui ont entrepris de
conquérir le khalifat cordouan éclaté. Les positions doctrinaires se
précisent, le champ des libertés religieuses semble se réduire sous l’effet
de pensées dominantes appuyées par des États forts : pourtant la période
qui s’ouvre est celle du plus fantastique brassage socioculturel qu’ait
connu l’Eurasie. Issus des deux extrémités du continent, Croisés et
Mongols, généralement illettrés – les premiers surtout – et tous
invariablement brutaux, vont rencontrer au Moyen-Orient la plus haute
civilisation occidentale de l’époque. En Espagne, la rencontre devient
carrément intercontinentale, les Almoravides musulmans de l’Afrique
saharo-sahélienne découvrant les splendeurs andalouses avec un éton-
nement quasiment analogue à celui des chrétiens du Nord européen. Les
uns et les autres en repartiront transformés, laissant derrière eux des
empreintes variablement profondes de leur passage. Non sans consé-
quences : en un peu plus de deux siècles de chocs répétés, c’est
l’ensemble de l’édifice culturel musulman qui va se figer et tout se
passe comme si la nécessité de l’Histoire imposait cette césure dans le
développement de la civilisation islamique.

168
HORDES CROISÉES ET TURCO-MONGOLES
PILLAGES ET ADAPTATIONS

Il y a là, bien évidemment, encore des nuances. La domination


almoravide est une domination musulmane : un temps pesantes, ses
raideurs doctrinales restent soumises à des équilibres connus de tous
leurs sujets et dont la vigueur, en définitive, prévaudra. Quant aux non-
musulmans, l’impact des invasions chrétiennes a bien peu de mesure, en
dépit de prémisses analogues – du point de vue de la brutalité – avec
celui des invasions mongoles ; ni pour les envahisseurs ni pour les
envahis. Les chrétiens ont tout d’abord un bon siècle d’avance sur les
Mongols. Dans les derniers mois du 11ème siècle, ils prennent d’assaut
Jérusalem et y opèrent un carnage sans précédent dans l’histoire de
l’Islam. Tous les musulmans de la ville, hommes, femmes et enfants,
sont passés par le fil de l’épée, les rues littéralement noyées sous des
flots de sang ; les juifs, hommes, femmes et enfants également,
rassemblés dans leur grande synagogue et brûlés vifs. Cette cruauté
fanatique est à ce point étrangère aux mentalités locales, habituées à un
communautarisme – certes variablement équilibré mais tout de même
vivable – entre les différentes religions, qu’elle leur semblera longtemps
relever plus de l’exagération lyrique des conteurs que de la réalité des
faits.

169
GENS DU LIVRE

Perçus en mercenaires au service des Byzantins – c'est-à-dire : à


l’intérieur de relations connues et ancestrales – les « Francs » (reconnus
significativement par les musulmans en « chrétiens de Roum ») sont
dans un premier temps intégrés dans la mosaïque complexe du jeu
politique du pays de Cham et les quatre petites cités-États qu’ils fondent
– Édesse, Antioche, Tripoli et Jérusalem – traitent diversement avec les
cités musulmanes voisines – Alep, Hama, Homs ou Damas – où vivent,
rappelons-le, d’importantes communautés chrétiennes, monophysites et
nestoriennes. Capitales dans l’histoire de la Chrétienté, les Croisades
apparaissent ainsi en phénomène localisé dans celle de l’Islam. Aux
acteurs strictement locaux dominés par les luttes de pouvoir entre les
clans seldjoukides, d’une part, et les factions croisées, d’autre part, se
surajoutent deux puissances régionales : les Fatimides et les Byzantins,
sous l’œil vigilant d’une Venise insérant, en vue d’une hégémonie
fondée sur la division de ses adversaires potentiels, des coins destruc-
teurs dans tous les interstices. L’Orient musulman n’est pratiquement
pas concerné, si ce n’est par l’intervention d’un contingent armé
ismaïlien en provenance d’Alamut, la citadelle perse des haschachins
(« ceux de haschich »), une secte issue du prosélytisme fatimide.
Rapidement fractionnée en un réseau clandestin spécialisé dans les
assassinats ciblés, cette force obscure frappera, dans sa quête têtue du
khalifat universel, indifféremment chrétiens et musulmans.
Pendant un demi-siècle, les Croisés parviennent à se maintenir
sur l’échiquier de la sous-région. En leurs fiefs, ils entretiennent avec
les populations autochtones des relations de domination calquées sur le
statut islamique des dhimmis et une colonisation régulière en
provenance d’Europe occidentale se développe sans heurts notables.
« Chaque jour », écrit Foucher de Chartres, « nos parents et amis se
joignent à nous […] Pauvres, là-bas, Dieu les a fait riches, ici. […]
Alors pourquoi retourner en Occident ? » C'est quotidiennement,
presqu'insensiblement, que les Croisés se civilisent en ce pays de Cham
parsemé d'une soixantaine de villes (soit, en moyenne et en tous sens,
une cité tous les cinquante kilomètres !). Cependant, les nouveaux venus
n’ont pas toujours l’acuité politique des premiers envahisseurs. Dès la
seconde croisade, le siège inconséquent et infructueux de Damas,
précieuse alliée de Jérusalem, ruine la position des Croisés contre qui

170
HORDES CROISÉES ET TURCO-MONGOLES, PILLAGES ET ADAPTATIONS

s’opère un rassemblement des forces seldjoukides. Se tournant alors


vers l’Égypte fatimide, avec, cette fois, l’appui des Byzantins, les
chrétiens occidentaux provoquent immédiatement l’intervention
seldjoukide auprès du souverain cairote dont l’autorité s’est peu à peu
délitée devant les rivalités entre les factions militaires soudanaises,
maghrébines et turques. Avant la fin du 12ème siècle, les Seldjoukides
sont maîtres de l’Égypte, et, sous la conduite du kurde Salah Al Dine –
Saladin – triomphant au Caire, l’orthodoxie sunnite achève d’effacer
l’aventure chiite en Afrique. Une page, et non des moindres, de
l’histoire musulmane est tournée.
Rapidement, la situation devient intenable pour les Croisés, pris
en tenaille par les forces seldjoukides qui reconquièrent Jérusalem.
Ligature fondamentale et immémoriale de toute politique cohérente
dans la sous-région, l’Égypte est à nouveau reliée à la Syrie. Pour
autant, les Croisés ne sont pas chassés du Moyen-Orient et vont encore
tenir une mince bande de terres côtières durant près d’un siècle. Bien
plus que le fruit d’une résistance armée inexpugnable (certes fortifiée
par une hégémonie maritime croissante), il faut voir en cela une volonté
politique délibérée des Ayyubides – la dynastie seldjoukide fondée par
Saladin – veillant à entretenir d’étroits liens commerciaux avec les
marchands européens (italiens, normands, français ou catalans, en
majeure part). Les Byzantins sont les grands perdants de cette nouvelle
stratégie : inexorablement, leur puissance commerciale décline, se
soldant par des pertes territoriales décisives en Anatolie où se
développent diverses principautés turques et turcomanes variablement
unifiées : prolégomènes à un fameux empire Ottoman dont nous aurons
bientôt à beaucoup parler.
L’époque, nous l’avons suffisamment évoquée dans notre
seconde partie, est celle des transferts civilisateurs de l’Islam vers la
Chrétienté occidentale. À cet égard, l’épopée de l’empereur Frédéric II
obtenant la restitution de Jérusalem par de seuls moyens diplomatiques,
cent vingt ans après le sauvage assaut des premiers croisés, serait, à elle
seule, significative de l’ampleur de ces apports. Mais que ces derniers
coïncident avec des sommets culturels en terres musulmanes, en
particulier sur le plan religieux, approfondit notablement ce sens de
l’Histoire. Une maturité de pensée semble en effet en passe d’être
171
GENS DU LIVRE

atteinte en islam. Les interpénétrations entre les différents courants,


surtout entre le sunnisme et le chiisme, fortement accentuées par les
multiples alternances politiques dont nous avons esquissé les
fréquences, ont tissé toute une diversité de réseaux spirituels au sein des
populations musulmanes, alors même que se précisaient les nuances
idéologiques entre ces courants. Le développement singulier du
soufisme signale cette évolution.

Les tenants de la voie de l’amour y rejoignent ceux de


l’initiation cognitive dont nous avons souligné plus haut les accoin-
tances de nature avec le chiisme. Or les Sunnites se sont massivement
engagés dans les chemins soufis, au sein de confréries structurées,
organisées à l’échelle de l’Oumma (l’ensemble de la communauté des
musulmans). Leur influence sociale est à présent incontournable et ce
sont le plus souvent ces confréries qui animent le prosélytisme
islamique aux confins des espaces politiques (en Anatolie, par exemple)
et bien au-delà (ainsi, l’implantation au 11ème siècle de soufis quadiris à
Kazan – au cœur donc de la « Russie », à la même latitude que
Moscou ! – développant singulièrement la conversion, plutôt politique
jusque-là, des Bulgares de la Volga). Si les oppositions des juristes –
tenants ordinaires de la voie du légalisme littéraliste – ne sont pas toutes
résorbées, tant s’en faut, un gros effort de compréhension mutuelle a été
fourni, à l’instar d’Al Ghazali, éminent professeur de Droit (école
ash’arite) à l’université Nizzamiyya de Baghdad et auteur d’une
monumentale « Revivification des sciences de la religion » qui élucide,
enfin et en dépit des controverses, une vision unitive des différentes
approches du Divin.

Cet effort ouvre des recherches philosophiques et métaphy-


siques de très haut niveau. Le sunnite andalou Ibn ‘Arabi, un des plus
grands penseurs mystiques de tous les temps, le « maître suprême » des
soufis, fouille le monde intermédiaire de l’imagination pure, « lieu
invisible des communications prophétiques et des illuminations
spirituelles » (H. Corbin), dont les arcanes musulmanes avaient été
éclairées par Avicenne, et de fait, Platon constitue, en amont du maître
persan, une des sources philosophiques les plus prégnantes du génial
andalou. En cette optique, chaque verset du Saint Coran, chaque lettre
172
HORDES CROISÉES ET TURCO-MONGOLES, PILLAGES ET ADAPTATIONS

même – et plus généralement : la moindre réalité accessible à notre


entendement – est tout entièrement (stricte référence à l’école zâhirite
dont est issu Ibn ‘Arabi) un sens apparent – l’ombre sur le mur de la
caverne – procédant tout aussi entièrement d’un sens caché, ouvrant lui-
même à un nouveau degré de lucidité apparente, dans une indéfinie
succession de dévoilements du Principe Divin. Dans le même temps, le
chiite perse Al Suhrawardi transpose le monde platonicien des Idées
dans celui de la Lumière zoroastrienne, déclinant le monde physique en
couches successives de ténèbres. Dans les deux cas, le sage accompli,
l’Homme parfait identifié au prophète Mohammed (PBL) – plus
exactement : à sa lumière prophétique – occupe la place de l’essence
indispensable, le maître initiateur, le qutb (pôle) immobile autour
duquel peut tourner le monde. Mohammed (PBL), Platon et Zoroastre,
sunnisme et chiisme : l’étendue et la profondeur de la synthèse
philosophique transpercent les temps, les cultures et les sectarismes…

Mais l’entreprise inquiétait à plus d’un titre. Du point de vue


religieux, l’affirmation que tout zâhir (apparent) n’est que l’écorce d’un
bâtîne (secret), apparaissait, aux yeux des juristes, de nature à déprécier
leur travail et à déstabiliser les fondements mêmes de la Loi. Du point
de vue politique qui contrôlait désormais en grande partie ce travail,
cette dépréciation n’était pas plus acceptable. Des deux côtés, on y
voyait la source potentielle de troubles sociaux futurs. L’œuvre d’Al
Ghazali, développée au cours de son long – une quinzaine d’années – et
volontaire abandon de sa chaire universitaire, distinguait très pieuse-
ment la spiritualité de la philosophie et condamnait même sans appel
cette dernière, en particulier en son expression avicennienne. Du coup,
il esquivait habilement les attaques contre son apologie du soufisme
(plus exactement, du tassawwuf). Al Suhrawardi réhabilitait quant à lui
le zoroastrisme et l’argument fut suffisant aux littéralistes pour obtenir
de Saladin son exécution capitale. Enfin, pressentant le raidissement
doctrinaire des Almohades, la nouvelle dynastie maghrébine régnant en
place des Almoravides, Ibn ‘Arabi quitta l’Espagne vers l’Est, peu après
le décès de Saladin.

173
GENS DU LIVRE

Cette réaction des docteurs de la Loi n’est pas confinée à la


seule sphère musulmane. Il n’est certes pas fortuit que Maïmonide, lui
aussi natif de Cordoue, médecin personnel, conseiller de Saladin et
représentant officiel de la communauté juive égyptienne auprès de ce
dernier, consacre une grande partie de son travail littéraire à un
commentaire affiné des Talmuds quelque peu surannés pour ses coreli-
gionnaires. Ces vénérables textes datent en effet. Initialement composés
pour une communauté largement rurale (4ème et 5ème siècle de l’ère
chrétienne), ils semblent, en cette fin de 12ème siècle, fort décalés des
réalités juives désormais très majoritairement citadines. Le commentaire
n’atténue cependant guère les considérations éminemment sectaires et
racistes des originaux et les opinions du célèbre philosophe thérapeute
sur les non-juifs, tout particulièrement les Noirs et les Turcs, ravalés à
un statut « entre le singe et l’homme » (sic !), nuancent quelque peu
l’humanisme du personnage. Dans le même temps, la publication en
hébreu de textes critiques concernant l’éthique et la science (Abraham
Bar Hiyya, Abraham ibn Ezra…) manifestent une certaine actualisation
des idées et une reprise en main par les rabbins des masses juives
singulièrement diminuées par les conversions à l’islam banalisées
depuis le 10ème siècle, surtout en Égypte. Cette réaction est d’autant plus
vigoureuse qu’elle s’appuie, si besoin manu militari, sur un souverain
musulman fort qui entend tenir sous sa coupe toutes les communautés
religieuses, avec des objectifs stratégiques de renforcements
commerciaux entre les rives de la Méditerranée, mobilisant en parti-
culier les communautés juives.
Mais ce n’est pas l’appui des puissants qui a déterminé le destin
de l’œuvre de Maïmonide. Pas plus que leur hostilité la valeur de celles
d’Avicenne, Ibn ‘Arabi ou Al Suhrawardi : elles viennent de trop loin et
visent trop haut pour disparaître sous les coups de politiques
conjoncturelles. Certes, le triomphe d’un malékisme strictement léga-
liste, en ce qu’il reste de l’Espagne musulmane et au Maghreb, occultera
longtemps leurs travaux en ces parties de l’Eurasie et de l’Afrique.
Occultation infiniment plus profonde au Nord, où l’église Catholique,
régnant en maîtresse despotique sur les esprits de l’Europe de l’Ouest,
aura tôt fait de reconnaître le caractère subversif, pour son autorité, de la
pensée philosophique avicennienne où tout un chacun possède virtuel-
lement les clés de son développement spirituel. En place de celle-ci,
174
HORDES CROISÉES ET TURCO-MONGOLES, PILLAGES ET ADAPTATIONS

l’église Catholique va retenir, avec de notables soubresauts, « l’autre »


philosophie musulmane dominant l’époque : celle d’Ibn Rushd,
l’Averroès des scolastiques. Aristotélicien radical et, à bien des égards,
mu’tazilite accompli, Averroès nie toute éternisation à l’individu et
donc toute totalité d’accomplissement spirituel, réduit à une béatitude
intellectuelle au contact de l’intellect agent. Exit également le champ de
l’imagination pure où l’individu peut rencontrer le monde du Pur Esprit
et expérimenter le sens caché de ses perceptions. Mais, si la
Transcendance récupère ici tous Ses attributs, il n’y a plus de médiation
possible entre la Loi et la Nature, le symbole cesse d’être un lieu de
« création » perpétuelle, lectures sacrée et profane du monde peuvent
désormais s’affronter sans arbitrage, théologie et philosophie suivre des
chemins séparés, en dépit des efforts conceptuels d'Ibn Rushd à
démontrer leur accord. Estompée en son contexte d’origine où la pensée
musulmane s’exprime dans un quotidien en constante affirmation
d’unité – le point de vue d’Ibn Rush est celui d’un croyant en
l’indivisibilité de l’Un – cette ambiguïté de la pensée averrosienne se
révèle dans toute son ampleur hors de son contexte, tout particu-
lièrement en terres chrétiennes. Servant à la fois les arguments papistes
et laïcs, elle exaspère les dialectiques inhérentes à l’Occident, comme,
par exemple, celle des pouvoirs temporel et spirituel, y orchestrant en
définitive la désacralisation du monde sensible.
L’évolution en terres d’islam est plus subtile et nuancée dans
l’espace. D’une manière générale, la pensée d’Averroès et, donc, celle
d’Aristote ne trouvent prolongements que dans les sciences de la
Nature, notamment en médecine. Par contre, la voie ouverte par
Avicenne, Al Suhrawardi et Ibn ‘Arabi va perdurer et se développer,
explicitement en Perse et dans les bastions chiites : aujourd’hui encore,
Platon s’y entretient quotidiennement avec Mohammed (PBL), depuis si
longtemps maintenant qu’on devrait sérieusement se poser la question
de la « nature » musulmane du philosophe athénien, en un sens
analogue à celle d’Adam, Noé ou Abraham (PBE). À l’Ouest et, d’une
façon plus générale, dans les espaces sunnites, ce développement va
demeurer implicite, irriguant secrètement la pensée soufie, tout en
préservant les formes de la légalité institutionnelle. En apparence, il n’y
a pratiquement plus de philosophes en ces zones sunnites après le 13ème
siècle de l’ère chrétienne : absents de la littérature spécifique, les
175
GENS DU LIVRE

maîtres spirituels vivent au quotidien leur fonction de guide, en cachant


– plus souvent, ignorant – le caractère philosophique de leur démarche.
Nuançons l’affirmation. Il se développe tout de même une foisonnante
littérature, symbolique dans le plein sens du terme, généralement
qualifiée de poétique, dont la lecture philosophique, en son acceptation
avicennienne, nécessite une initiation aux arcanes du langage
symbolique : Le jardin des roses (Sa’di), Le sultan des amants (Ibn Al
Farid), le Mathnawi (Jalal al Din Rûmi), et l’extraordinaire Diwan
(Hafiz de Chiraz) où, parfaitement maîtrisée, l’ambiguïté devient le fil
même de l’initiation. De fait et dès le début du 13ème siècle, la
philosophie musulmane que nous avons ailleurs qualifiée de philosophie
de l’action, en la distinguant ainsi de la philosophie de l’être qui va
bientôt dominer le débat occidental des idées, ne cesse de se vivifier au
cœur de la vie spirituelle, au point parfois de s’y confondre…
Cette maturité vient à point. À partir du 13ème siècle déferlent,
sur l’Orient et une grande partie du Moyen-Orient musulmans, des
vagues successives de mongols et affiliés turcs ou turcomans, formant
hordes dominées par les nécessités de leurs troupeaux, qui bousculent
l’univers socio-économique de l’Oumma. Construit sur les bases d’un
État militaire nomade – élaboré par Gengis Khan avec l’aide d’un lettré
turc ouïgour, Cinqaï, chrétien nestorien – leur empire s’étend
rapidement du Pamir à l’Anatolie orientale, avant de refluer vers l’Inde
à partir du 15ème siècle. Fait assez rare dans l’Histoire des peuples et
significatif de la puissance spirituelle acquise par l’islam, ces
conquérants animistes, bouddhistes, chrétiens nestoriens ou manichéens
se convertissent progressivement à la religion de leurs nouveaux sujets.
On peut invoquer les profondes convergences entre les cosmologies
spirituelles de l’islam et du chamanisme. Nous manquons à vrai dire
d’informations fiables sur le thème, au contraire de celles concernant les
gnoses chrétiennes, manichéennes, chiites et sunnites soufies. Mais tout
ce que nous venons d’évoquer indique de sérieuses pistes.
Des motifs plus triviaux éclairent cette relative anomalie
historique. En premier chef, la prégnance quotidienne de compor-
tements civilisés. En s’installant dans les cités conquises, les tribus
nomades se sédentarisent, en adoptant variablement les mœurs locales,
bien évidemment mieux adaptées à la vie urbaine. Le mimétisme naturel
176
HORDES CROISÉES ET TURCO-MONGOLES, PILLAGES ET ADAPTATIONS

qui transforme les sociétés humaines est ici à l’œuvre, singulièrement


orienté par cette particulière tendance de l’islam à réunir tous les aspects
de la vie en un seul acte d’adoration divine ; ainsi, par exemple, le
Bismillahi (au nom de Dieu) initiant chaque action : manger, boire,
travailler, discuter, jouer, etc. Où qu’on se tourne, la religion musul-
mane apparaît, populaire, simple et vivante, socialisant tous les
comportements. En dépit de notables « retards à l’allumage », où
s’affirmeront, hélas, de monstrueuses symbioses – nous en parlerons,
plus loin, avec l’exemple de Tamerlan – civilisation et islamisation ne
cessent conjointement de pétrir l’esprit des nouveaux venus. À la
périphérie de cette influence, signalons celle de l’Occident, en parti-
culier sur le plan technique. Ainsi le principal ingénieur de la cour du
khan Mongke (milieu 13ème siècle) est un orfèvre parisien, Guillaume
Boucher. En dépit des dénégations officielles, les chrétiens occidentaux
comptent beaucoup sur la chrétienté orientale, dans le règlement de
leurs difficultés en Palestine (de Julien de Hongrie, dans la première
moitié du 13ème siècle, à Jean de Marignoli, au milieu du 14ème, pas
moins de quinze ambassades officielles se succèderont ainsi à la cour
des grands khans).
Les considérations politiques des classes dirigeantes mongoles
s’inscrivent diversement dans ce processus. La première grande vague
qui submerge le Croissant fertile comporte un nombre important de
chrétiens nestoriens – notamment l’épouse favorite du khan – et des
alliances, éventuellement guerrières, sont conclues avec plusieurs
minorités chrétiennes du Moyen-Orient, surtout autochtones. C’est pour
ces dernières une opportunité inespérée de rétablir une forte connexion
économique avec leurs communautés orientales, sérieusement affaiblie
depuis deux siècles par les rivalités entre Sunnites, Duodécimains et
Fatimides. Le turc nestorien Kitbuga Noyon, l’arménien monophysite
Hethoum et le catholique normand Bohémond d’Antioche – il sera, lui,
officiellement désavoué par la Papauté – prennent possession de Damas,
en vassaux du khan Hulagü qui vient de saccager Baghdad, achevant
l’épopée irakienne du khalifat, nous y reviendrons un peu plus loin.
Mais l’inattendue défaite de cette coalition face aux turcs Mamelouks
successeurs des Ayyoubides d’Égypte sonnent le glas des espérances
méditerranéennes des Mongols et de leurs alliés. Les premiers sont
repoussés sur les rives de l’Euphrate ; les seconds subissent le revers
177
GENS DU LIVRE

prévisible de leur rébellion, entraînant dans leur chute les derniers


bastions croisés qui s’étaient, pourtant et dans l’ensemble, bien gardés
d’intervenir militairement dans le conflit, autorisant même le passage
des Mamelouks sur leurs lambeaux territoriaux. Les représailles
sunnites dévastent les villes arméniennes de Cilicie, répriment durement
les communautés chrétiennes autochtones : les Mongols coûtent cher
aux disciples du Christ (PBL). En dépit de plusieurs tentatives
d’alliance entre la Papauté et les Ilkhans, la dynastie mongole instituée
par le conquérant de Baghdad, l’influence chrétienne, du pays de Cham
à la Cilicie, ne se relèvera pas avant longtemps de l’aventure.

La seconde période est bien moins guerrière. Il s’agit pour les


nouveaux venus d’asseoir leur autorité. Se méfiant des Sunnites, alliés
potentiels des Mamelouks, et des chiites septicémains dont la secte des
Haschachins avait été extrêmement difficile à abattre, ils se tournent
vers les autres communautés influentes du khalifat défunt. Toujours
privés de leurs débouchés traditionnels sur la Syrie et la Méditerranée,
les Nestoriens ne pèsent guère. La nomination de gouverneurs, juifs
dans les provinces de Mossoul et d’Azerbaïdjan, chiites duodécimains
aux embouchures des fleuves mésopotamiens, signalent immédia-
tement la nouvelle stratégie économique des Mongols dont la
domination s’exerce, en outre et largement, sur la Géorgie orthodoxe :
développer l’axe golfe Persique-mer Noire où Vénitiens et Génois
possèdent de solides comptoirs. L’appel à des charpentiers européens en
vue de construire une flotte guerrière pour contrer le commerce
mamelouk dans l’océan Indien renforce cette option, démontrant au
passage l’importance capitale de la dialectique mer Rouge-golfe
Persique, dans la politique du Moyen-Orient : les régimes changent, les
contraintes géographiques et économiques demeurent…

Celles-ci se sont notablement avivées du fait du marasme


régnant à l’Est. Depuis près de deux siècles, les bouleversements socio-
politiques n’ont cessé de perturber les équilibres sous-régionaux, au
point d’affecter gravement les circuits commerciaux traditionnels, en
particulier la « Route de la soie ». On a souvent incriminé l’anarchie des
bandes turques et mongoles razziant périodiquement à partir de leurs
steppes arides les territoires fertiles et commerçants de la Transoxiane,
178
HORDES CROISÉES ET TURCO-MONGOLES, PILLAGES ET ADAPTATIONS

de Sogdiane et du Khorassan. Il est certes vrai que cette stratégie de


harcèlements, engagée par Gengis Khan avant le déclenchement des
grandes conquêtes mongoles, avait, dès la disparition de ce dernier,
rapidement dégénéré en pillages incontrôlés. Mais l’épopée mongole
s’inscrit, en un premier temps, dans l’histoire de l’Asie du Nord-est.
Revenons un peu en arrière. Le grand rassemblement des
peuples altaïques ordonné par Gengis Khan est précédé au 12ème siècle
d’événements de première importance : les mouvements toungouzes,
au Sud du fleuve Amour ; la chute consécutive de la dynastie Liao, en
Chine du Nord ; et surtout l’exode armé des seigneurs de cette dynastie,
les bouddhistes Kara-kitaï, vers l’Ouest à travers la Mongolie du Sud
jusqu’au Takla Makan dont ils chassent les commerçants chrétiens et
musulmans (12ème siècle). C’était entrer de fait en conflit ouvert avec les
intérêts sogdiens et, quoique les Kara-kitaï n’aient vraisemblablement
jamais eu d’autres intentions expansionnistes que le retour vers la
Chine, ils durent assumer la guerre en Transoxiane, entraînant non
seulement la fin de la domination seldjoukide en Perse orientale mais
aussi celle de Ghazna en Afghanistan. Les uns tombent à la suite de
leurs revers contre les Kara-kitaï sous les coups des princes turcs de
Khwarezm (les Khwarezm-shahs, du Sud de la mer d’Aral) ; les autres,
sous ceux des princes également turcs de Ghur (une cité située à
quelque quatre cents kilomètres au Nord-ouest de Ghazna).
Ces derniers se distinguent par une cruauté digne des premiers
croisés occidentaux. C’est en effet, actes inouïs dans la culture musul-
mane, en massacrant toute la population de Ghazna, rassemblée dans les
mosquées par un appel mensonger à la prière, et en détruisant
totalement la ville que le chef de Ghur impose sa loi, au prétexte d’une
vengeance de sang. Tristes interférences « culturelles », significatives
en réalité d’une inadéquation profonde, nous en reparlerons, entre
dominants venus d’autres cultures tribales et populations autochtones,
rodées à une civilisation pluriséculaire… Durant un demi-siècle, les
oppositions entre Ghurides, Kara-kitaï et Khwarezm-shahs déstabilisent
la région désormais durablement affaiblie. Les conséquences ne traînent
pas : à peine maîtres de la situation les derniers de ceux-ci, apparaissent
au tout début du 13ème siècle les premiers raids mongols en
Transoxiane…
179
GENS DU LIVRE

L’autorité des Ilkhans, quelque cinquante années plus tard, ne


parviendra jamais à assurer une paix durable à l’Est où la lutte entre les
bandes nomades avides de pâturages – elles iront jusqu’à détruire, au
Sistan, les canaux d’irrigation des terres arables ! – et les agriculteurs
sédentaires, tourne au détriment de la vie des cités, déjà fort affectée par
le tarissement du commerce sino-sogdien. Significative de la fragilité
des économies d’Asie centrale de l’époque, cette conjonction marque le
déclin en ces régions de la civilisation musulmane orientale. Celle-ci se
réfugie sur le sous-continent indien : elle y connaîtra de splendides
développements dont nous parlerons peu ou prou en cet opuscule. Ainsi
que nous le suggérions dans les premières pages de cette troisième
partie, l’Inde appartient à un domaine socio-climatique dont l’analyse
historique demande de très vastes investigations spécifiques, dépassant
le cadre de notre essai déjà fort chargé. On continuera cependant à
signaler l’incontournable des relations indo-moyen-orientales, pour une
appréciation correcte des enjeux internationaux.

On peut d’ores et déjà comprendre le nouvel essor, consécutif à


la conjoncture troublée sur le continent, des communications maritimes
sur l’océan Indien. La dialectique « golfe Persique-mer Rouge » n’en
devient que plus tendue. Occupant l’essentiel des stratégies politiques
mameloukes et ilkhanes, elle marginalise la péninsule anatolienne où se
déroule une révolution sociale silencieuse, à l’œuvre depuis près de
deux siècles : la fusion des structures politico-juridiques des peuples
turcs de la steppe et celles de l’État musulman, le tout nuancé de
particularités locales héritées de l’empire Byzantin. Nous avions déjà
noté le reflux progressif de l’autorité de Constantinople en ce pays de
Roum, à partir de la défaite de Manzikert (milieu du 11ème siècle) face
aux Turcs seldjoukides. C’est donc un espace nouveau d’islamisation
qui s’organise, avec des musulmans également « neufs ». Cette rare
coïncidence marque le singulier destin de l’Anatolie.

Une immigration massive y est organisée par les Seldjoukides


selon deux modes bien distincts. Le premier s’adresse à des agriculteurs en
provenance des autres territoires conquis par les nouveaux maîtres. Il
consiste à octroyer à ceux-là, gratuitement et sans aucune discrimination
religieuse, maisons, outils de travail, semences et terres agricoles, avec
180
HORDES CROISÉES ET TURCO-MONGOLES, PILLAGES ET ADAPTATIONS

exemption d’impôts durant cinq ans. Beaucoup de ces immigrants – au


début du mouvement, déportés arbitrairement – sont chrétiens et profitent
d’une politique très favorable des Seldjoukides à l’égard des paysans
anciennement sous domination byzantine. Dès le 12ème siècle, la propriété
foncière privée, sauf celle des vergers, est abolie ; l’État dote tout paysan
qui en fait la demande d’autant de terres qu’il peut cultiver ; les éleveurs
semi-nomades doivent soumettre leurs troupeaux à des parcours d’été et
d’hiver soigneusement délimités. L’administration du nouveau système est
confiée à des militaires attachés directement au pouvoir central, tout
d’abord selon les coutumes du féodalisme nomade turc. Mais les
Seldjoukides introduisent assez vite une nouveauté, semble-t-il inconnue
auparavant des peuples des steppes.

Dans le système traditionnel turc ou mongol, les territoires conquis


étaient partagés entre les grands chefs de l’armée et repartagés à leur mort
entre leurs fils : la centralisation d’un État souverain ne durait jamais qu’un
printemps. Or les Seldjoukides composent, à l’instar de toutes les cours
musulmanes de l’époque, la majeure partie de leur armée permanente avec
des esclaves turcs, mongols ou grecs, animistes, bouddhistes ou chrétiens ;
en tous cas, intimement liés au sultan, même après leur conversion et,
systématiquement chez les Mamelouks, leur affranchissement (celui-ci
instaurant, en effet, une relation mawla, c’est à dire : de proximité et donc
de solidarité prioritaire, entre les anciens maître et esclave). Ce sont ceux-
là, du moins les plus doués pour la gestion administrative, qui deviennent,
originalité du sultanat de Roum, les fonctionnaires de l’État, surveillant le
bon fonctionnement des innombrables fiefs (timars) concédés aux cavaliers
temporaires turcs (les spahis), levés, quant à eux, en fonction des seuls
aléas guerriers. Dès lors, le système traditionnel féodal perdure mais sous
contrôle direct et constant du sultan : les risques de partitions politiques
diminuent considérablement, réduites à la seule succession du prince :
repris et aménagé par les Ottomans, le procédé fera leur fortune.

Le second concerne les tribus et bandes nomades turcomanes


qui ne cessent d’affluer par les hauteurs de l’Azerbaïdjan. Elles sont
dotées de territoires frontaliers avec la Chrétienté insoumise – à
commencer bien évidemment par l’empire Byzantin qui se maintient en
diverses régions côtières et cherche en permanence à se redéployer vers
181
GENS DU LIVRE

l’intérieur des terres. Une myriade de principautés guerrières se


développe ainsi aux marches du sultanat, adaptant l’esprit du djihad
primitif aux élans des cavaliers des steppes. Un soufisme fortement
marqué d’influences chamanistes et plus variablement de chiisme y
entretient un climat d’idéal chevaleresque qui ne manque pas de
déteindre sur les homologues chrétiens (les Akritaï byzantins, bientôt
relayés par les chevaliers croisés occidentaux, tout particulièrement
germaniques, et plus tard, très longuement ceux de Rhodes) qui sont
confrontés à ces intrépides ghazis.

En réglant de cette façon le problème des errances nomades à


travers le sultanat, les Seldjoukides assuraient également une sécurité
accrue à l’intérieur de la péninsule. Après une grave crise au 12ème
siècle, consécutive aux menées croisées, arméniennes, byzantines et
seldjoukides de Mésopotamie – souvent dispersées mais parfois alliées
– la solidité du système se révèle dès le siècle suivant et plusieurs villes
(Konya, Kayseri, Erzeroum, etc.) dépassent alors les cent mille
habitants. L’usage intensif des awqafs développe la construction de
mosquées, écoles, ponts et caravansérails ; la bonne santé de l’agri-
culture et de la sylviculture, le développement de l’artisanat et des
industries minières entretiennent un commerce extérieur florissant
malgré les aléas guerriers et plusieurs ports – notamment Antalya et
Ala’iyya, au Sud ; Sinop, au Nord ; où s’installent des chantiers navals
qui équipent de véritables flottes guerrières opérant : les unes, contre
Rhodes et Chypre ; l’autre, en mer Noire – abritent des représentations
commerciales (et, même, consulaires) italiennes, françaises et catalanes.
Les communautés juives y prospèrent, réactivant en particulier les
relations avec leurs homologues d’Europe de l’Est.

L’aventure mongole contrecarre cet essor. Après avoir subi une


défaite décisive à Kösedagh, l’État anatolien est contraint d’accepter au
milieu du 13ème siècle la suzeraineté des Ilkhans, désastreuse sur le plan
administratif. Mais là encore – et bien plus significativement qu’au
siècle précédent : ce sont les populations elles-mêmes qui assurent la
continuité – la vitalité du système initié par les Seldjoukides surmonte
les difficultés. Certes, les paysans souffrent quelque temps de l’anar-
chie, d’autant plus que les immigrations turcomanes, par l’Azerbaïdjan,
182
HORDES CROISÉES ET TURCO-MONGOLES, PILLAGES ET ADAPTATIONS

EURASIE OCCIDENTALE AU 14ème SIECLE

183
GENS DU LIVRE

se sont considérablement renforcées sous la pression des Mongols. Tous


ceux qui les fuient ou en refusent la domination affluent vers l’Ouest,
troublant ses équilibres sociaux, notablement en Anatolie. Mais,
fortement stimulé par la prédication des babas soufis (prédicateurs
musulmans turcomans, variablement imprégnés de chamanisme), le
mouvement d’aspiration des principautés ghazis, est désormais suffi-
samment fort pour absorber ces excédents.

L’islamisation et la turquisation des parties occidentales et


septentrionales de la péninsule atteignent alors un point de quasi-
plénitude, alors que l’Est et le Sud, sauf dans les reliefs impropres à
l’agriculture et les zones tangentes à quelque présence chrétienne
insoumise, demeurent majoritairement chrétiens de souches moyen-
orientales ou autochtones ; le centre entretenant encore une répartition
assez équilibrée entre les deux religions. Pourtant, cet état de fait
n’occasionne que rarement des fractures intercommunautaires. L’esprit
de conciliation et de respect mutuel, caractéristique du sultanat de
Roum, continue de souffler. Globalement, l’islamisation et la turqui-
sation progressent rapidement et le pouvoir est musulman. Mais, au
cours de cette période troublée, il peut être détenu, en diverses
circonstances locales, par des autorités religieuses chrétiennes en plein
accord de la minorité musulmane (à Malatya, par exemple). Ce
consensus social contribue en bonne part au dynamisme entretenu de
l’économie anatolienne durant cette époque de transition.

Quoique théoriquement tributaires de l’État seldjoukide soumis


aux Ilkhans, les principautés ghazis sont en réalité autonomes. Souvent
encouragées, parfois subtilement divisées, par les Mamelouks égyptiens
qui ont accueilli, tout en se gardant bien de lui confier un quelconque
pouvoir politique, le dernier rescapé des khalifes abbassides et qui se
considèrent à ce titre comme les champions de l’islam sunnite (sans
négliger, nous le verrons plus loin, leurs propres intérêts économiques),
ces petits États soutiennent une lutte tous azimuts contre les Byzantins.
Karasi, Mentese, Aydin se spécialisent dans l’engagement naval, en
dérivant variablement vers le commerce avec la Crimée ou les Bulgares,
Rhodes, Chypre ou Venise. Situés un peu plus à l’intérieur de la
péninsule, Caraman, Ali Shir, Germiyan, Kastamonu… organisent des

184
HORDES CROISÉES ET TURCO-MONGOLES, PILLAGES ET ADAPTATIONS

ghazis terrestres et font office de transmissions de marchandises, entre


la côte et l’arrière-pays. Quelques dynasties ghazis conservent un mode
de vie nomade, se déplaçant au gré des conflits (les Kara koyunlu et les
Ak koyunlu, « Moutons noirs et Moutons blancs », par exemple, qui
harcèlent le royaume de Trébizonde et les arméniens insoumis) ;
d’autres s’intéressent vivement au développement culturel (palais et
mosquées de Denizli ou de Karasi mais, aussi et surtout, littérature de
langue turque ; à Djandar, notamment).
En principe, l’action militaire de ces principautés est coor-
donnée par un émir nommé par le pouvoir central soumis aux Ilkhans
mais la faiblesse de ce dernier détermine les ghazis à suivre de
préférence le plus fort d’entre eux-mêmes, celui dont les exploits
héroïques enflamment les esprits et ouvrent de nouveaux espaces. Une
petite principauté située au Nord-ouest de la péninsule, Outhmane
(d’où, en français : Ottoman), va se tailler à ce jeu la part du lion. Au
cours du 14ème siècle, ses conquêtes de Brousse, Nicée et Iznit entraînent
l’adhésion de la puissante principauté de Karasi, force navale
d’importance, et bientôt, profitant d’une conjoncture internationale
exceptionnelle (appel à l’aide d’un prétendant byzantin au trône de
Constantinople, alliance avec les Génois), un nouvel État ghazi est
constitué en Macédoine. La chute d’Andrinople décide le pape à lancer
un appel à la croisade auquel ne répond qu’un seul souverain chrétien,
Amédée de Savoie. Malgré quelques succès militaires, ce dernier ne
peut contenir l’afflux considérable de ghazis qui déferlent de toutes
parts au service des Ottomans. Les Balkans sont en ébullition. Moins de
vingt ans après le premier débarquement turc, le maître de
Constantinople accepte la suzeraineté ottomane, à la suite de
pratiquement tous les princes et rois de la région. Plus au Nord encore
épargné, les catholiques hongrois pensent profiter de la situation en
menaçant la Valachie et la Bulgarie orthodoxe qui s’allient alors à la
puissance musulmane : reconnaissance de facto d’un nouveau poids
lourd de la politique européenne. Sofia, Nich et surtout Salonique, la
seconde ville de l’empire Byzantin, clé stratégique du commerce entre
la mer Egée et l’Europe centrale, tombent à leur tour dans l’escarcelle
ottomane.

185
GENS DU LIVRE

L’expansion vers l’Ouest s’accompagne de mouvements vers


l’Est. Auréolés de leur prestige auprès des musulmans d’Anatolie et
d’ailleurs, les Ottomans entendent assumer l’héritage des Seldjoukides
et rencontrent sur ce terrain de redoutables compétiteurs, en particulier
la dynastie Caraman, maîtresse de l’Anatolie méridionale. D’autres
considérations jouent un rôle crucial dans ces conquêtes orientales. En
premier chef, l’établissement d’une frontière sûre, disciplinant suffi-
samment les déplacements turcomans ; c’est à dire, même si cela reste
non-dit : la mer Caspienne. Or les rives occidentales de cette dernière et
les hauteurs avoisinantes constituent un couloir obligé du commerce
ilkhan : le conflit est effectivement régional… L’ouverture d’un second
front oriental entraîne un chassé-croisé d’alliances complexes, parfois
inter-religieuses, où l’on voit Serbes, Bosniaques et Bulgares tenter de
dépasser leurs différents ancestraux ; Venise et la Hongrie s’associer,
avec de mêmes arrière-pensées d’hégémonie sur Constantinople ;
l’empereur orthodoxe s’abaisser en personne devant les rois catholiques,
ceux-ci appelant les Mongols, (même islamisés, nous allons le voir tout
de suite), les Mamelouks ou tout autre pouvoir local musulman inquiet
de l’expansion ottomane à intervenir à leurs côtés…

Les réponses fluctuent au gré des opportunités. Chez les


musulmans plus encore qu’en Chrétienté, la loi n’admet des affron-
tements internes qu’en de rares cas très précis et les gouvernants se
doivent toujours de justifier religieusement, à grands renforts d’oulémas
distingués, leurs agressions contre leurs coreligionnaires. Le poids de
cette contrainte est réel et joua en bien des occasions un rôle
pacificateur décisif. La conversion des Ilkhans à l’islam (fin 13ème
siècle) balayait ainsi un argument majeur des menées subversives
mameloukes d’Égypte et mongoles islamisées du Nord-ouest de la
Caspienne (la horde d’Or). Certes, l’effondrement des derniers espoirs
croisés en Palestine et l’échec, en Perse occidentale, du bouddhisme
introduit par les Mongols plaidaient également pour un tel ralliement.
Mais l’acuité politique du grand vizir de l’époque, Rachid Al Din, un
perse juif converti lui aussi à l’islam n’en fut pas moins profonde : la
dynastie des Ilkhans ne cédera qu’un siècle plus tard, sous la pression
combinée de ses querelles intestines et d’un nouveau conquérant jailli
de Samarcande : Timur Lan (Tamerlan).
186
HORDES CROISÉES ET TURCO-MONGOLES, PILLAGES ET ADAPTATIONS

Probablement turc, quoiqu’il affirme une ascendance gengis-


khanide et regroupe surtout des mongols autour de lui, Tamerlan
concentre en sa trajectoire toute la problématique des peuples des
steppes installés en terres musulmanes. À la différence des turcs
d’Anatolie qui purent construire à leur mesure un nouveau territoire
islamique, les Mongols ont constamment dû trancher, entre leurs
coutumes et celles des populations civilisées musulmanes sous leur
domination. Dans l’espace de leurs conquêtes, il n’y a pas, sinon peu, de
territoires ghazis où expédier les bandes et tribus qui descendent
périodiquement des steppes septentrionales ; le complexe jeu politique
entre factions musulmanes et autres minorités religieuses nécessite un
souverain tout-à-la-fois puissant et fin administrateur ; le droit succes-
soral nomade est incompatible avec la conduite d’un État centralisé :
autant de contradictions où se seront épuisés les Ilkhans dans leur quête
incessante de compromis. Pour Tamerlan, la cause est entendue : seule
la force garantit l’ordre et l’intégrité territoriale. Sans aucun autre projet
politique mais armé d’une foi obtuse – tout ce qui n’est pas sunnite est à
exterminer – et d’un vrai génie guerrier, « l’ombre de Gengis Khan »
porte la désolation du Takla Makan à la Syrie ; du Caucase aux vallées
de l’Indus. Bouddhistes, chrétiens nestoriens et jacobites, en première
ligne ; juifs et chiites, en seconde ; enfin et cette fois sans aucune
discrimination religieuse, toute oppo-sition ; sont écrasés dans le feu et
le sang ou déportés vers Samarcande dont le seul développement
architectural accapare les ambitions culturelles du cruel despote.
Il y fera ainsi construire un nouvel observatoire astronomique,
suivant le modèle de Magarah où Hulagü, le premier conquérant
mongol du Moyen-Orient, avait établi sa capitale. Centrale dans
l’univers nomade, l’attention au ciel rencontrait à nouveau une science
singulièrement développée dans la civilisation musulmane et les dégâts
culturels durant ces deux derniers siècles furent à ce point étendus, nous
allons bientôt y revenir, qu’une telle prévenance n’aurait su rester
inaperçue ; tout comme, d’ailleurs, celle des successeurs de Tamerlan.
Les Timurides s’ingénieront en effet à protéger les arts et la culture, que
ce soit en Perse, particulièrement en leur capitale de Hérat, ou en Inde –
à Delhi notamment où les splendeurs mogholes perpétueront l’œuvre
des Ghurides (dont l’ancêtre, Mohammed de Ghur, s’était également
distingué, on s’en souvient, par sa barbarie destructrice). Là encore, les
187
GENS DU LIVRE

vertus apaisantes de l'islam ont fini par supplanter la politique des


instincts... Cependant la densité et la diversité du tissu social qui avaient
fait la fortune des Abbassides et qui constituent, de fait, la base même
de la civilisation musulmane, étaient irrémédiablement atteintes : elles
ne se reconstitueront plus avant longtemps.
On ne saura probablement jamais si une et, le cas échéant,
quelle ambassade chrétienne – probablement vénitienne : il faut se
souvenir ici du rôle essentiel de l’Égypte dans la stratégie commerciale
de la Sérénissime… – convainquit Tamerlan de se détourner des
Mameluks au détriment des Ottomans. La défaite d’Ankara, sans appel
pour ces derniers, contraints à une humiliante vassalité, marque un arrêt
brutal de leur expansion et leur fait craindre de massifs soulèvements en
leurs territoires européens. Or pratiquement rien ni personne ne bouge.
Trois facteurs principaux concourent à ce surprenant statu quo. Tout
d’abord la division des prétentions : les cuisants échecs des Croisés à
Kosovo et Nicopolis, au siècle précédent, sont dans toutes les mémoires
et les rivalités locales neutralisent la moindre tentative de coalition,
avec, au premier plan, les rancœurs orthodoxes à l’encontre des
Vénitiens, responsables, rappelons-le, du sac de Constantinople par les
chrétiens occidentaux, voilà maintenant deux siècles, et chefs d’or-
chestre masqués de la déliquescence byzantine ; secondement, une
intelligente politique de traités, adoucissant notablement l’impact des
défaites chrétiennes ; enfin, un réel souci d’administration des territoires
conquis, tout-à-fait dans la lignée seldjoukide.
Le principe est de bousculer le moins possible les coutumes et
croyances locales. Les hiérarchies sociales antérieures sont conservées
mais le servage est aboli ; pas l’esclavage, traditionnel dans les steppes,
toléré par l’islam dans de strictes limites et fondement essentiel de
l’administration ottomane ; la fiscalité, réduite aux seules taxes
islamiques (jezzi’a et kharaj). Les territoires sont entièrement cadastrés ;
les populations, régulièrement recensées ; les productions agricoles,
minières, artisanales et industrielles, soigneusement répertoriées. Le
système des timars est étendu à des seigneurs locaux, ni turcs ni
musulmans, qui se voient concéder une partie des revenus fiscaux d’un
ou de plusieurs villages, contre participation aux campagnes militaires,
équipement et entretien d’un nombre convenu d’hommes en armes ; un
188
HORDES CROISÉES ET TURCO-MONGOLES, PILLAGES ET ADAPTATIONS

fonctionnaire kapikulu (esclave personnel du sultan) relevant directe-


ment du defterdar (ministre de la Fiscalité et des approvisionnements),
soutenu éventuellement par une garnison de janissaires – cette dernière
sous l’autorité de leur agha (chef suprême de ce corps), en concertation
étroite avec le beylerbey, ministre de l’Ordre public et des affaires
militaires – contrôle le respect de ces dispositions. Des qadis
musulmans organisent quant à eux l’administration civile, en relation
permanente avec les notabilités locales des autres religions.
Alors centré sur Andrinople, le système se met peu à peu en
place, constamment adapté aux réalités locales et favorisant l’éclosion
d’un droit spécifique, les Qânun-namé, qui vont constituer, en sus de la
Chari’a, le corpus légal de l’empire Ottoman. Ainsi se complète la
singulière fusion entre le droit nomade des steppes, celui, central, de
l’islam et celui de l’orthodoxie byzantine : ce sera le noyau structurel de
l’Empire. Moins de vingt-cinq ans après la défaite d’Ankara, les
Ottomans peuvent à nouveau reprendre leur marche en avant, cette fois
dans toutes les directions de l’espace. Au milieu du 15ème siècle,
Constantinople, la mythique capitale des Roums, est investie par le
sultan Mohammed II, désormais tout à la fois « Grand Khan, Khalife et
César du Monde », ainsi que l’interpellent les autorités orthodoxes du
défunt empire Byzantin. Au-delà de l’obséquiosité rampante, cette
reconnaissance honore la mesure du conquérant qui a limité, à quelques
heures et en épargnant plusieurs quartiers résidentiels, le pillage de la
ville déjà moins que l’ombre d’elle-même, depuis le monstrueux
carnage des Croisés, deux siècles et demi plus tôt. Suivent, en proces-
sion : le Péloponnèse, l’Albanie (après une résistance opiniâtre des
minorités non-orthodoxes fédérées par un compatriote janissaire
révolté), la Bosnie, la Moldavie, l’émirat de Caraman en Anatolie et tout
un collier de ports de la mer Noire : Ackermann, Kilia, Caffa, Tana
(Azov), Trébizonde ; faisant ainsi de cette mer un véritable « lac
ottoman » ; les Génois et les Byzantins chassés des voies continentales
vers l’Orient, les Timurides perses coupés de leur commerce trans-
caucasien, les Mamelouks sous tutelle économique (bois d’Anatolie,
céréales d’Ukraine et esclaves circassiens), les Polonais et les Russes,
enfin, soumis aux taxations commerciales de la Sublime Porte.

189
GENS DU LIVRE

Or, ainsi que nous le soulignions dans notre seconde partie, cet
essor s’inscrit pratiquement en négatif de la déroute des musulmans à
l’Ouest où disparaît dans les dernières années du 15ème siècle leur
dernier État hispanique, le royaume nasride de Grenade, sous la pression
des rois catholiques puissamment financés par les hauts juifs de leur
cour. Un appui guère lucide, semble-t-il, puisque, résultat des courses,
non seulement les musulmans mais aussi les juifs déclarés sont expulsés
manu militari. En Afrique du Nord, Melilla, Mers El Kébir, Penon de
Velez, puis Oran, Bougie, Tripoli, conquises par les rois castillans,
s’ajoutent à la pression exercée par les Portugais installés à Ceuta,
Tanger, Ksar el Saghir, Arzila et bientôt Agadir, Safi et Azemmour.
Décadence profonde dont les origines remontent à loin : voilà bientôt
cinq cents ans que le khalifat cordouan a disparu. En cette occurrence, il
faut de temps en temps prendre le temps de mesurer le poids des
siècles : cinq cents ans avant l’actuel président des États-Unis, par
exemple, qu’en était-il de la puissance américaine ?
Cette disparition avait entraîné, dans l’Ouest musulman, celle
de toute politique maritime d’envergure, construite dans l’espace et
la durée. La sanction était rapidement tombée avec la perte de la Sicile
et la raréfaction des communications méditerranéennes vers l’Est,
alors que les voies terrestres devenaient également dangereuses, suite au
déferlement des bandes hilaliennes. La conjugaison de ces deux facteurs
explique en grande partie l’échec des réformes almoravide et almohade.
L’union politique du Maghreb qu’ils réalisèrent aux 12ème et 13ème
siècles – les premiers aux deux-tiers, les seconds quasi-pleinement –
manqua fatalement de profondeur économique. Certes l’or du Soudan
était toujours là mais il n’assurait en définitive, faute de dynamisme
productif et commercial, que le bien-être et le prestige d’ultra-minorités.
On a beaucoup évoqué les splendeurs architecturales, les cours
fastueuses, le mécénat des potentats maghrébins de l’époque (nous
allons nous-mêmes y revenir), sans toujours remarquer le déclin graduel
des grandes villes. De Marrakech à Tripoli, il n’y aura plus, au début du
16ème siècle, une seule cité dépassant les deux cent mille habitants.
Certes, on peut plutôt valoriser en ce constat le fruit d’une politique
réfléchie des souverains almoravides et almohades qui contribuèrent, en
fondant de nombreuses agglomérations nouvelles, au désengorgement

190
HORDES CROISÉES ET TURCO-MONGOLES, PILLAGES ET ADAPTATIONS

de métropoles inadaptées à la nouvelle donne économique du Maghreb.


Ce rééquilibrage s’inscrivait dans un mouvement plus régional de
densification des relations socio-économiques, compensant ainsi en
partie les déboires interrégionaux et climatiques.
C’est notamment en ce sens qu’il faut envisager la fondation de
nouveaux qsûrs au Sahara où le déficit pluviométrique renforce
l’activité caravanière – et, partant, la compétition pour les pâturages
camelins – dans le Touat ou l’Adrar, par exemple. Du coup, c’est toute
la ceinture sahélienne qui profite de la nouvelle conjoncture écolo-
politique : quoique les échanges soient plutôt orientés vers le Nord-est
du continent (Égypte), ils restent en bonne partie tout de même aspirés
vers le Maghreb. Dans un ordre d’idées inverse, le développement
septentrional des épidémies – la peste Noire, tout comme en Europe
mais apparemment mieux contrôlée par une organisation sanitaire plus
développée – et les famines, endémiques désormais, sont des éléments
incontournables du phénomène, amplifiant le rétrécissement de la vie
économique du Nord-ouest musulman.
Nuançons une dernière fois le propos. Si les Maghrébins
commercent moins directement avec l’Orient, les navires chrétiens
(normands, catalans, italiens, portugais et provençaux, notamment)
croisent à proximité des côtes africaines, toujours prêts à charger,
au meilleur prix et sans états d’âme, quelque marchandise soudanaise.
Les installations côtières de ceux-ci ont prioritairement cet objectif
marchand, se gardant bien de toute aventureuse colonisation. Quelle que
soit sa juridiction, musulmane ou chrétienne, chaque port s’applique
ainsi à attirer à lui le flot des caravanes sahariennes et, dans ces
conditions, les pouvoirs locaux peuvent affirmer leur indépendance dès
la moindre faiblesse du pouvoir central : Hafsides en Tunisie,
Abdelwadides en Algérie et, au Maroc, les Mérinides (qui sont, eux et
en leurs premiers mouvements, des sahariens en quête de nouveaux
pâturages) ; se disputent, à partir du milieu du 13ème siècle, l’héritage
almohade. Leur faible représentativité populaire et les besoins
d’expéditions vers les oasis lointaines les amènent à s’allier aux tribus
hilaliennes, toujours prêtes à servir également sans états d’âme le plus
offrant : instabilité assurée mais aussi approfondissement de la fusion
entre Arabes et Berbères.
191
GENS DU LIVRE

Initié cinq siècles plus tôt et génétiquement assuré par de


nombreux mariages, surtout dans les plaines, le processus s’était
également fort développé sur le plan culturel dès le temps des
Almohades, durant lequel avait fleuri une littérature spécifiquement
maghrébine d’arabe classique (Abu Yakub Yusuf, le souverain
philosophe ; Al Baydhaq, panégyriste du régime ; Ibn Tufayl,
astronome, vizir, ami et médecin d’Abu Yakub, etc.) ; certes encore en
relation avec la culture hispanique (Ibn Rush, notre Averroès, déjà cité ;
Ibn Jubayr, le voyageur géographe de Grenade). Cependant, que ce soit
au Maghreb ou en Espagne, l’autre fait marquant de la période est le
rétrécissement du champ du mécénat. Tout d’abord en sa source : elle
est de plus en plus limitée aux hautes sphères politiques, signe du
dépérissement économique signalé tantôt ; en ses attributions, d’autre
part : les avancées des sciences « exactes » de plus en plus contraintes
par celles des outils techniques et par l’approfondissement, sans
applications pratiques immédiates, de concepts abstraits, c’est surtout
dans le domaine littéraire – avec ses débordements, généralement
connus, parfois nouveaux : philosophie, histoire, géographie descriptive,
sociologie, économie politique, ethnologie, etc. – que se concentre
l’activité des chercheurs, sous la forme d’encyclopédies, d’une part, et
de monographies, d’autre part, fréquemment issues de compilations
savantes. Même si jaillit de temps à autre quelque esprit novateur, les
temps ne sont globalement plus à l’émulation inventive des siècles
précédents.
Ponctuée de sursauts d’autant plus remarquables, cette lente
anémie suit les fortunes fluctuantes des grands centres musulmans :
Séville et Grenade, en Espagne ; Marrakech, Tlemcen et Kairouan, au
Maghreb ; Le Caire et Damas, au Moyen-Orient ; Konia, Iznir et
Brousse, en Anatolie ; Tabriz, Samarcande et Hérat, en Perse. Les
ruptures de communication entre ces cités sont fréquentes : invasions,
conflits dynastiques ou successoraux, famines et épidémies (peste,
choléra, variole…), et, dans l’ensemble, seule l’Égypte (sans parler,
pour l’instant, du destin exceptionnel de la Turquie) maintient tant bien
que mal ses élites sociales dans l’espace et la durée, affermissant ainsi
son statut de pôle culturel du monde musulman, comme en témoigne la
floraison continue d’encyclopédistes : Al Nuwayri, Ibn Fadel Allah Al

192
HORDES CROISÉES ET TURCO-MONGOLES, PILLAGES ET ADAPTATIONS

‘Umari, Qalqaschandi, Suyuti ; de pharmacologues et de médecins (Ibn


Al Baytar et son « recueil des remèdes simples » ; Ibn Annafis qui décrit
très précisément la circulation sanguine entre cœur et poumons) ; de
biographes et autres monographes (Yaqut, Al Maqrizi, Ibn Iyas en
histoire ; Abdelatif Al Baghdadi, en géographie, etc.).
Ailleurs, si l’on retrouve de loin en loin quelque autorité en
ces disciplines : Abul Fida’a (histoire et géographie universelles, Syrie),
Ibn Khallikan (dictionnaire, Syrie), Al Qazwini (cosmographie et
géographie encyclopédiques, Croissant fertile), Mirkhwand (histoire du
monde musulman, Perse), Juwayni (histoire des Mongols, Irak), Ibn Al
Khatib (histoire des Nasrides, Grenade) ; des traditions spécifiques
semblent résister aux épreuves conjoncturelles. Ainsi en Perse où les
Ilkhans, comme les Timurides, favorisent l’astronomie (Nasroudine Al
Tusi, à Magarah, suivi du grand khan Ulug Beg et ses « tables astrono-
miques », à Samarcande) ; dans le Croissant fertile où s’approfondissent
des travaux en mécanique (hydrauliques et fluides, avec Al Khazini ;
rouages et pendules, avec Al Jazari) ; en Espagne où la médecine suit
encore l’élan des siècles prestigieux (Ibn Al Chatib, démontrant le
caractère contagieux de la peste) ; au Maroc, premier réceptacle de
l’héritage andalou, où des lignées de mathématiciens perpétuent, en
dépit des difficultés signalées tantôt, l’esprit des chercheurs en sciences
pures : Muhyi Al Din et Al Maghribi qui travaillent sur le 5ème postulat
d’Euclide et préfigurent les géométries non-euclidiennes du 19ème
siècle ; Ibn Muncim, grammairien et logicien, qui développe les
premiers grands travaux (triangle arithmétique) sur l’analyse combina-
toire, amplifiés au siècle suivant par Ibn Al Banna (ni récurrence ni
construction de triangle) ; ce dernier approfondissant, par ailleurs, tout
comme Ibn Haydur, les bases non-décimales et le fractionnement
indéfini de l’unité ; Al Meknessi, Al Qasantini, Al Kashi, enfin,
précisant et systématisant le symbolisme mathématique. Dans un
tout autre registre, deux grands noms maghrébins illustrent cette période
pré-ottomane : Ibn Battuta, l’infatigable voyageur – cent vingt mille
kilomètres en vingt-quatre ans ! – à travers l’espace musulman meurtri,
et sa « Rihla », carnets de voyage fourmillant d’anecdotes, démontrant
avec humanisme et nostalgie le caractère unificateur de l’islam ; Ibn
Khaldun, enfin, qui révolutionne la science historique, en y introduisant

193
GENS DU LIVRE

des données anthropologiques, ethnologiques et socio-économiques,


selon une organisation particulièrement rigoureuse qu’il expose dans les
« Prolégomènes » à son œuvre magistrale.
Des navigateurs et cartographes, musulmans ou variablement
convertis, accompagnent les expéditions maritimes portugaises
(Malemo Cana guidant Vasco de Gama, dans l’océan Indien) ou
espagnoles (Suleyman Al Mahri, en Atlantique). Mais le décalage civili-
sationnel est déjà sensible. Mue par des investissements capitalistes
impérieux, la technologie navale occidentale n’a plus de concurrence
dans le monde islamique. Le capitaine de navire chrétien n’est plus
qu’un employé de groupements commerciaux qui immobilisent des
sommes considérables dans l’augmentation du fret (volume des
cales) et de la durée naviguée (survoilure et limitation maximale des
coûteuses escales) : l’essor des caravelles signifie celui du capital
européen. Dans la normalité quotidienne du monde musulman, l’option
demeure celle de l’artisanat : minimum d’investissements pour une
rentabilité la plus rapide possible, le facteur humain monopolisant la
réalisation de la plus-value.
L’exemple de la poudre à canon illustre encore mieux la
question. La découverte du salpêtre et les premières formules de
poudres propulsives sont à mettre, chacun le sait, à l’actif des Chinois.
Cependant, la mise au point de la poudre à canon appartient aux
musulmans, probablement au cours du 12ème siècle. Dès le début du
13ème, les premières bombardes (projetant des boulets en pierre) sont
utilisées durant le siège de Sidjilmassa, au Maroc. Remarquées par les
Anglais lors de la défense d’Algésiras, elles se généralisent sur les
champs de bataille européens, peut-être après la bataille de Crécy au
milieu du 14ème siècle ou plus certainement après celle de Castillon, au
siècle suivant. En quelques décennies, l’arme nouvelle est intégrée à la
production des industries métallurgiques et équipe, certes variablement
en fonction de leur affectation guerrière ou commerciale, toutes les
flottes occidentales. Or, durant ce temps – plus de deux siècles ! – la
production canonnière en terres d’islam n’aura probablement – il
n’existe pas, à notre connaissance, de données chiffrées exactes sur ce
thème – jamais dépassé la centaine d’unités. On a voulu voir ici une
indigence en matières premières (fer et surtout combustible pour les
194
HORDES CROISÉES ET TURCO-MONGOLES, PILLAGES ET ADAPTATIONS

hauts-fourneaux) ; voire un mépris aristocratique envers une arme


dépourvue de toute noblesse. Sans préjuger de l’importance de ces
paramètres, surtout le premier qui constitue un frein notable au dévelop-
pement d’industries métallurgiques, nous voyons là une conséquence
directe de l’option artisanale de la production, imposée par un capital
circulant impérial.

Les investissements d’envergure sont le fait des princes, essen-


tiellement dans l’urbanisme : mosquées, palais, adductions d’eau,
hôpitaux, écoles ; dont le fonctionnement et l’entretien sont pérennisés
au mieux par la constitution d’awqafs, traditionnellement dans le secteur
primaire (élevage et agriculture). Cet effort prioritaire dans les travaux
publics dope puissamment l’activité artisanale, inscrivant une masse
considérable de travailleurs dans une économie d’échanges dont la
taxation, surtout douanière, constitue un élément essentiel du budget des
États. Dans cette boucle, le solde positif – sinon équilibré – du
commerce extérieur conditionne la bonne santé du système et l’on
conçoit alors, au vu de la quasi-inexistence de production industrielle
susceptible d’export massif, toute l’importance des activités de transit
dans l’économie des pays islamiques. C’est de fait l’enjeu principal des
siècles précédant l’ère moderne et le cas de l’Égypte le situe dans sa
première ampleur.

La politique commerciale de ce pays n’aura pratiquement pas


changé depuis le 10ème siècle : liens privilégiés avec l’Inde et la
Méditerranée occidentale ; avec un indéfectible allié, au demeurant
normalement masqué et souvent trouble : Venise. Pour celle-ci,
Alexandrie demeure la plus sûre et courte route vers les précieuses
épices orientales. Trop limitée cependant pour assumer un imperium
absolu sur la région, Venise affaiblit suffisamment les uns et les autres,
pour s’y affirmer en puissance navale de tout premier plan. Quoique
résolument décidés à réduire la souveraineté des princes chrétiens
occidentaux sur les territoires musulmans, les Ayyubides puis les
Mamelouks acceptent cette situation qui stabilise durablement non
seulement l’économie égyptienne mais aussi syrienne : l’erreur fatimide
a bien été digérée. La Syrie est désormais pensée en pourvoyeuse de
métaux, bois, et artisanats élaborés ; un adossement à la péninsule

195
GENS DU LIVRE

anatolienne, bien plus qu’un débouché du commerce asiatique. Les


démêlés avec les princes monophysites de Cilicie sont à cet égard
significatifs ; de même que les variablement orageuses relations avec les
principautés turcomanes de l’Anatolie méridionale, Chypre et les
chevaliers de Rhodes, pièces maîtresses de l’échiquier vénito-égyptien.

Il faut encore remonter un peu dans le temps et plus au Nord


pour percevoir l’ensemble de la stratégie orientale de la Sérénissime,
qui tira du 13ème au 15ème siècle pratiquement toutes les ficelles du jeu.
La prise de Constantinople par les Croisés lui avait grand ouvert la mer
Noire, les greniers à blé d’Ukraine (de plus en plus vitaux pour le Sud
de la Méditerranée), la route orientale de Tana (Azov) vers les Mongols
et la Chine, les esclaves circassiens (vendus en Égypte où ils régéné-
raient le potentiel mamelouk) et le commerce géorgien avec les Ilkhans
perses, rivaux affirmés des Mamelouks : l’emprise vénitienne était
réelle et seuls les Génois qui jouaient pour leur part la carte montante
des Ottomans contrecarraient cette subtile hégémonie. Cela laissait
assez peu d’espaces stratégiques à l’Égypte qui, en dépit d’une multi-
plication d’accords commerciaux (catalans, siciliens, provençaux, etc.),
vit lentement s’effriter les bénéfices de son commerce extérieur.

Obéissant à des lois cycliques, le processus n’est évidemment


pas uniforme. Des phases de déclin alternent avec des phases de relatif
redressement et suivent globalement la conjoncture politique. L’essor
égyptien, nous l’avons vu, est à mettre à l’actif des Fatimides. Équili-
brant les priorités agricoles, artisanales et commerciales, la cohérence
de leur politique économique avait placé le pays à l’avant-garde de la
civilisation de l’époque. Le contrôle de la mer Rouge, avec l’annexion
du Hedjaz et du Yémen, et la constitution d’une guilde de marchands,
les Karimi, sillonnant l’océan Indien et au-delà vers la Chine, avait
orienté sur le long terme la politique du pays. Les Ayyubides et les
Mamelouks y obéissent à tour de rôle, rétablissant à chaque fois et avec
plus ou moins de poids, les prérogatives égyptiennes sur la mer Rouge,
menacées lors des changements dynastiques (par l’indépendance
récurrente du Yémen en particulier, centrée sur l’activité portuaire
d’Aden et le commerce vers le Croissant fertile, via La Mecque et
Médine). Déjà remarquable sur le plan du prestige islamique, l’accueil

196
HORDES CROISÉES ET TURCO-MONGOLES, PILLAGES ET ADAPTATIONS

au Caire du dernier khalife abbasside chassé par les Mongols (milieu


13ème siècle), permet en outre d’assurer l’autorité des Mamelouks sur les
lieux saints et en conséquence sur le port de Djeddah et le commerce de
la péninsule.

Une organisation territoriale de type seldjoukide mais beaucoup


plus sommaire qu’en Anatolie (pratiquement aucun contrôle administra-
tif des fiefs octroyés aux soldats) se conjugue aux difficultés climatiques
grandissantes pour affaiblir un secteur primaire de moins en moins apte
à assurer l’autonomie alimentaire du pays. Le manque à gagner pour
l’État ne cesse de s’accentuer tout au long du 14ème siècle et se traduit
par un interventionnisme appuyé dans les activités commerciales. Sur le
plan extérieur, ce sont les brutales augmentations des tarifs douaniers –
entraînant surenchères : les épices sont ainsi vendues cinq fois plus cher
à Alexandrie qu’à Aden – rentabilisant par contrecoup et funestement,
nous allons le voir, les investissements occidentaux vers d’autres routes
commerciales. Sur le plan intérieur, ce sont, au début du 15ème siècle, les
non moins brutales nationalisations du sucre, des céréales et de la
viande qui désorganisent profondément le marché. Pénuries agricoles et
affaiblissement du négoce privé entraînent plusieurs secteurs artisanaux
dans leur marasme, comme les filatures qui perdent en moins de
cinquante ans plus de 90 % de leurs effectifs. La facture des
importations augmente, accentuant le déficit de la balance commer-
ciale : le destin de l’Égypte échappe aux Mamelouks, désormais soumis
aux aléas de la conjoncture internationale.
La Méditerranée est redevenue une mer « chrétienne » ; non pas
orthodoxe ou catholique mais très anarchiquement livrée aux appétits de
pirates issus de tous les horizons occidentaux. Dans le commerce du
Levant, cette situation sert puissamment les intérêts vénitiens qui s’af-
firment, avec leur flotte redoutable, en unique refuge pour le transport
du fret : l’interdépendance entre l’Égypte et la Sérénissime n’en est que
plus rigoureuse. Or le 16ème siècle s’ouvre sur deux évènements cru-
ciaux pour Venise : la fermeture de la mer Noire par les Ottomans et
celle de la mer Rouge par les Portugais (singulièrement appuyés en cette
démarche par Gênes qui suit une politique beaucoup plus audacieuse et
diversifiée que sa rivale voisine). Ceux-ci ont enfin trouvé la route sud-
africaine de l’océan Indien et y détruisent méthodiquement la flotte
197
GENS DU LIVRE

marchande musulmane. Prise littéralement à la gorge, Venise n’a


d’autre choix que de traiter avec les Ottomans et d’abandonner les
Mamelouks, incapables d’opposer une quelconque résistance aux
menées maritimes des Portugais. L’entrée en Égypte des Turcs qui
interviennent vigoureusement dans l’océan Indien et rétablissent en
grande partie le commerce des épices vers Alexandrie sauve paradoxa-
lement Venise, tenue en Méditerranée à une confrontation non moins
vitale avec la nouvelle puissance musulmane : écartèlement cornélien
qui ne s’achèvera, de fait, qu’avec la ruine de la « vieille Dame »,
engagée pour l’instant sur deux fronts, avec les guerres d’Italie où se
cristallise la première phase des révolutions européennes des 16ème et
17ème siècles.

198
L'EMPIRE OTTOMAN
TRADITIONS ET MODERNITÉS

On voit dans quel contexte s’inscrit l’expansion ottomane.


Détonnant singulièrement avec la lente et remarquée déliquescence des
autres États musulmans – exception faite de l’Inde où les mongols
islamisés trouvent enfin des conditions favorables à l’épanouissement
de leur génie spécifique – l’empire Ottoman s’affirme aux yeux de
toutes les puissances européennes en construction comme un nouveau
modèle d’organisation administrative et militaire. Les antécédents assez
récents : seldjoukide (administration et armée fondées sur un corps
d’esclaves dévoués), ilkhan (innovations fiscales), ayyoubide et
mamelouk (guildes commerçantes, organisations monopolistiques et
douanières) ; mais, aussi, plus anciens jusqu’au premier khalifat
omeyyade : soit huit cents ans de gouvernements islamiques ; ont été
attentivement étudiés et adaptés aux réalités du nouvel État, disposant,
ainsi que nous le signalions précédemment, d’une double législation :
l’une religieuse et soumise à l’approbation des oulémas ; l’autre
« laïque » – en réalité, plutôt pluriconfessionnelle et pluriethnique –
réformée de loin en loin et soumise à la seule approbation du souverain.
De fait, ce dernier exerce un pouvoir absolu et nul ne saurait
prétendre y faire ombrage. Le cas de Michel Cantacuzène, d’une célèbre
famille grecque familière de l’ancien pouvoir byzantin, est à cet égard
exemplaire. Considérablement enrichi par les amabilités du nouveau
système envers les notabilités du précédent, ce contemporain de Joseph
Nassi se retrouve, dans la seconde partie du 16ème siècle, au centre d’un
199
GENS DU LIVRE

véritable trust économique, façon Médicis ou Fugger, impliqué dans les


affaires de Venise à Tabriz, de Cracovie à Damas, de Moscou à Aden –
très probablement aussi d’Augsburg à Anvers… – selon des intérêts
« propres », parfois incompatibles avec la raison de l’État ottoman. Sur
ordre direct du sultan, il est pendu aux portes mêmes de sa luxueuse
demeure et son empire, soigneusement démantelé…
La visibilité spectaculaire de cette exécution signale à toutes les
ambitions les limites de leur liberté d’entreprise. Les prétendants sont
aussi nombreux que divers. Aux Turcs qui ont monopolisé durant le
15ème siècle le grand commerce international de l’Empire, en négociant
directement avec les Européens occidentaux, se sont adjoints les Grecs
et autres balkaniques orthodoxes, les juifs et les Arméniens (Erménis),
intermédiaires obligés après la notable augmentation des taxes d’expor-
tation (passant sous Mohammed II, le conquérant de Constantinople, de
2 à 5 % de la valeur marchande des produits), pour les étrangers non-
musulmans non-soumis au paiement de la jezzi’a. Les faveurs accordées
aux dhimmis orthodoxes relèvent de la consolidation du pouvoir
ottoman dans les territoires européens menacés par des puissances
catholiques : la Morée, la Bosnie et les îles de la mer Égée, par Venise ;
La Valachie et la Serbie, par la Hongrie, bientôt elle-même en partie
annexée par l’Autriche.
C’est dans cet ordre d’idées que la Sublime Porte autorise –
pour ne pas dire : encourage – la prédication calviniste dans la partie de
la Hongrie sous sa juridiction, ainsi que dans les zones catholiques
adjacentes. Cette protection fait du Moyen-Danube un sanctuaire pour le
prosélytisme réformé en Europe centrale, non sans retombées, parfois
paradoxales, sur l’activité commerciale : les Fugger, piliers officiels de
l’empire certes variablement catholique des Habsbourg, tiennent
comptoir très florissant à Ofen, aux frontières ottomanes, en liaison
notamment avec les Saxons réformés de Transylvanie, riche en or,
plaque tournante du commerce danubien et enclave indépendante sous
suzeraineté turque. Intégrés dans le millet des Erménis, les protestants
ont leurs quartier et entrepôts à Istanbul et constituent un rouage
important de la politique, surtout extérieure, de la Sublime Porte.

200
L'EMPIRE OTTOMAN, TRADITIONS ET MODERNITÉS

Des considérations sociales précisent le tableau. Dans les


vallées du Moyen-Danube qui nous intéresse particulièrement en ce
qu’il met en rapport toutes les grandes tendances chrétiennes
d’Occident, les agriculteurs – très majoritairement en Transylvanie et de
moins en moins en partant vers l’Ouest – sont des slaves orthodoxes
dominés par d’anciens cavaliers des steppes installés entre le 6ème et 8ème
siècles : Szeklers (d’origine imprécise : Avars ou Khazars) en
Transylvanie et Magyars (cf. notre seconde partie) dans la plaine
hongroise ; des colons allemands, souabes et saxons (immigrations des
12ème et 13ème siècles), tous d’obédience catholique avant les
mouvements de la Réforme. Précédant de peu l’entrée en scène des
Ottomans, la rigueur catholique du servage des slaves orthodoxes s’est
considérablement accrue, suscitant de nombreuses révoltes écrasées
dans le sang et le feu (Martin en Transylvanie, au 15ème ; Doja à Buda,
au début du 16ème), attisant les haines des populations orthodoxes envers
les catholiques. Or, une fois installé, le pouvoir musulman se révèle
autrement moins lourd pour les masses paysannes.

A contrario de cette thèse, on a souvent cité le poids du


devchrimé, prélèvement obligatoire d’un garçon sur cinq d’une même
famille chrétienne (à l’exception des habitants des grandes villes et des
îles), en vue d’alimenter le corps des Kapikulus, janissaires et fonction-
naires de l’État. Mais cette coutume d’origine byzantine appliquée en
Albanie et Serbie dès le 11ème siècle se révèle dans l’empire Ottoman
synonyme de promotion sociale, en dépit de son caractère attentatoire à
la liberté individuelle. Esclave du sultan, le kapikulu obtient de
multiples avantages et peut être appelé aux plus hautes fonctions. Au
constat de ces privilèges, de nombreuses familles chrétiennes puis
bientôt même musulmanes (cherchant par tous les moyens à contourner
l’interdiction religieuse de réduire en esclavage un musulman)
devanceront l’appel en proposant elles-mêmes leurs enfants à l’intention
des recruteurs. Par ailleurs, l’ancien système seldjoukide de l’octroi de
terres aux paysans est actualisé (confiscation des fiefs improductifs et de
la propriété privée, avant redistribution aux travailleurs réels du sol),
réduisant notablement le poids du servage, pratiquement aboli en
certaines régions du Danube méridional. L’espace est strictement
administré, les janissaires fonctionnaires ayant, en sus de leur fonction
201
GENS DU LIVRE

de surveillance des timars, la charge de protéger les dhimmis de tout


abus de pouvoir. Trop rarement évoquée, la « pax ottomana » des
territoires soumis repose tout au long du 16ème siècle sur une politique
au quotidien réellement attentive aux populations autochtones, très
majoritairement non-musulmanes (à plus de 80 %, dans les Balkans).
Pratiquement achevés en Anatolie (90 % de musulmans), les mouve-
ments de conversion à l’islam restent ailleurs très discrets, signe concret
du contentement populaire.

Incontestable dans l’Est et le Sud-est danubiens, cette prospérité


est certes plus aléatoire à l’approche des zones frontalières : la guerre y
impose sa loi et les exactions militaires des deux bords, leur lot de
misères. Mais il convient d’infirmer un propos trop souvent et injuste-
ment défavorable aux armées du sultan. Elles sont, de fait, un modèle de
discipline, appliquant à l’ordinaire strictement la loi islamique concer-
nant la gestion des conflits. Silencieux et exempts de beuverie, leurs
camps sont propres, équipés de latrines et de services sanitaires, suivis
par une intendance bien organisée et une cour martiale chargée de
réprimer en particulier le moindre pillage incontrôlé. Il suffit de se
reporter à ce que nous avons dit, en notre seconde partie, sur le compor-
tement des armées occidentales à la même époque, en France ou ailleurs
(guerres de religion), pour mesurer l’étendue de la médisance.

Supérieures sur le plan du recrutement et de la discipline, les


armées ottomanes le sont également sur celui de l’armement. À la
différence des autres États musulmans, la Sublime Porte dispose tout-à-
la fois et en quantité de bois, de minerais et d’artisans métallurgistes.
Héritière des ghazis ancestraux, l’idéologie de l’État place l’effort
guerrier – le jihad – en valeur de société : l’armement occupe en
conséquence une place considérable dans le budget de l’Empire. En ce
domaine, les manufactures d’État (cf. les topkhnanés ou fonderies de
canons) sont partout admirées, notamment en France qui y puise très
probablement le modèle des siennes (via les rapports des ambassades,
des voyageurs et autres historiens, comme Francesco Sansovino ou Jean
Bodin). Au 16ème siècle, l’artillerie ottomane est sans égale en Europe,
ainsi que l’équipement en armes à feu des fantassins. Cette réalité qui

202
L'EMPIRE OTTOMAN, TRADITIONS ET MODERNITÉS

vaut aux Turcs une réputation d’invincibilité les infatue également : ils
ne se rendront compte que bien trop tard des progrès réalisés par leurs
« challengers » occidentaux.
S’il est, par contre, un secteur où les Ottomans furent assez
lucides quant à leurs limites, c’est bien celui de la Marine. Il faut dire
qu’ils avaient devant eux un « champion » de poids, avec Venise et ses
monumentales galères. Un colossal effort de constructions navales fut
dès Mohammed II entrepris, selon deux options stratégiques : en un,
concentrer la flotte marchande lourde en mer Noire, en contrôlant au
sol, directement ou indirectement (par l’intermédiaire du khanat de
Crimée par exemple), les activités portuaires de cette dernière ; en deux,
développer puissamment la flotte guerrière en Méditerranée, en
abandonnant le cabotage à des concessionnaires occidentaux, d’abord
français, leurs alliés assurés contre les Habsbourg, puis anglais et
hollandais, après le massacre de la Saint Barthélemy (voir notre seconde
partie) et le revirement de la politique française : une politique qui ne
cessera dès lors de fluctuer au gré de la complexe conjoncture des
équilibres européens.

Aux chantiers navals traditionnels (Sinope, en mer Noire ;


Antalya et Ala’iyya, en Anatolie méridionale), s’ajoutent de nouveaux
aux dimensions exceptionnelles : Gallipoli, Smyrne et surtout Galata,
avec ses cent vingt-trois docks pouvant assurer la construction
simultanée de deux cent quarante-six galères ! En quelques décennies,
la suprématie en Méditerranée est acquise… et tout aussi rapidement
remise en cause dès la coalition des forces navales hispano-vénitiennes,
dans la dernière partie du 16ème siècle. Mais la défaite de Lépante où
disparaît 85 % de la flotte ottomane n’abat guère le potentiel turc. Dès
l’année suivante, celle-ci est entièrement rénovée et renforcée – à quel
prix ? C’est là le vrai succès de la coalition chrétienne… – et permet
d’achever la conquête de Chypre, tout en assurant celle de Tunis :
même contestée, la force ottomane en Méditerranée demeurera une
incontournable clé politico-commerciale du 17ème siècle.

203
GENS DU LIVRE

EXPANSION DE L’EMPIRE OTTOMAN

204
L'EMPIRE OTTOMAN, TRADITIONS ET MODERNITÉS

L’importance de ce secteur est telle qu’un grand amiral siège au


« conseil des ministres » du sultan. Grecs convertis à l’islam, les frères
Aruj et Khayr Al Dine – le célèbre Barberousse – commandent succes-
sivement – le second sous les ordres directs du sultan – la flotte turque
en Méditerranée occidentale et entreprennent, à partir d’Alger, une
reconquête systématique des ports occupés en Afrique du Nord par les
Espagnols et les Portugais. Les actions sur mer se prolongent d’occupa-
tions terrestres et les dynasties chancelantes maghrébines cèdent
rapidement la place au nouveau pouvoir, à l’exception notable des
Saadides marocains, une nouvelle puissance issue du Sus, animée par un
fort mouvement populaire et religieux à multiples connotations soufies,
unifié par le combat contre les « kâfirs » (infidèles) portugais, et, dans
un esprit déjà plus national, contre les Turcs. Si la lutte contre les
premiers s’achève par une victoire retentissante (le royaume portugais
ne s’en remettra jamais vraiment), celle contre les seconds, inter-
minable, orientera, à nouveau et pour fort longtemps, la politique
marocaine vers les puissances occidentales. En Tunisie, les Ottomans et
les Espagnols se disputent le port de la Goulette, clé des communi-
cations Est-Ouest, flirtant avec l’idée d’un partage de la Méditerranée.
Les efforts ottomans vont en ce sens afin d’éliminer l’obstacle majeur
que constitue Venise : prise de Rhodes aux chevaliers de Saint-Jean qui
se replient sur Malte ; reconquête de Chypre ; sans parvenir pour autant
à faire sauter le bastion crétois qui constituera dès lors un véritable
abcès dans l’espace maritime ottoman, nous y reviendrons.

Bientôt sous les ordres de trois différents beylerbeys (gouver-


neurs des régions d’Algérie, Tunisie et Tripolitaine), les corsaires sont
fréquemment des méditerranéens du Nord (calabrais, pisans, génois,
provençaux, catalans) ; îliens (siciliens, sardes, corses ou maltais) ; plus
rarement riverains de la façade atlantique (portugais, bretons ou
anglais) ; tous convertis à l’islam. Les conflits avec les janissaires ne
sont pas rares et déboucheront vers la fin du 17ème siècle sur un
effacement politique de ceux-ci au profit des premiers, appuyés parfois
par des mouvements populaires (en Tripolitaine, par exemple). Dans
cette donne un peu particulière, nous y reviendrons, les intérêts
commerciaux européens trouvent à l’occasion des appuis « ethniques »
(le corse Thomas Lenche, marseillais et très chrétien, monopolisant la
205
GENS DU LIVRE

pêche du corail à Alger, tout comme la Compagnie française du cap


Nègre, en Tunisie) ; avec, en fréquents intermédiaires, des juifs locaux,
petite oligarchie financière de communautés maghrébines singuliè-
rement appauvries depuis la chute du khalifat de Cordoue (assez
brutalement, d’ailleurs, lors de la prise de pouvoir des Almohades qui
avaient entrepris, certes d’une manière fugace mais très concrètement,
une véritable épuration religieuse, éliminant, à défaut du judaïsme, les
ultimes traces du christianisme antique). Au Maroc et le long des routes
sahariennes, les juifs sont souvent accusés, au regard de leurs activités
commerciales diversifiées, en particulier avec les Marranes, de servir les
menées portugaises et subissent de loin en loin le poids de cette
ambiguïté (destruction de la synagogue du Touat, oasis stratégique
saharien, cependant peut-être dictée par d’autres considérations, nous en
reparlerons ; divers « pogroms » le long des côtes océaniques, à
l’intérieur des terres, de Fès à Sidjilmassa et jusque dans la vallée du
Dra’a, aux frontières sahariennes du Sud marocain…). Mêlant juifs et
musulmans, les expulsions d’Espagne relancent pourtant l’antique
processus de cohabitation entre les deux communautés dans les pays du
Maghreb ; assez ségrégatif au Maroc (ghetto de Fès) ; variablement
moins en Algérie, Tunisie ou Cyrénaïque, où les quartiers et, par voie de
conséquence, les intérêts sont ouverts et plus souvent mélangés
(Tlemcen, Oran, Alger, Tunis, Tripoli, etc.).

Notable dès la prise de Constantinople, la protection assurée des


Ottomans explique en grande partie ces nuances. Mohammed II a
parfaitement conscience du potentiel politico-économique des juifs et
entend l’intégrer le plus efficacement possible à l’Empire. Portant tout
d’abord l’ambitieux projet de rétablir et même amplifier le rôle éminent
qu’avait Constantinople, un millénaire plus tôt, il met sur pied un
programme de repeuplement, basé, comme dans l’ancien système
seldjoukide, sur la déportation forcée de chrétiens et de juifs vers la
capitale. Mais ce plan comporte à nouveau tant de mesures favorables à
l’entreprise privée que, très rapidement, les volontaires affluent de
toutes parts : du Croissant fertile ravagé par Tamerlan ; d’Espagne
rudoyée par l’Inquisition ; d’Italie et d’Allemagne où la situation des
juifs (apparition de ghettos) se dégradent également. Les quartiers juifs
d’Istanbul, dont les chefs rabbins (ou prêtres, dans le quartier caraïte)
206
L'EMPIRE OTTOMAN, TRADITIONS ET MODERNITÉS

disposent d’une grande autonomie de gestion communautaire (percep-


tion des impôts, administration et justice interne, affaires cultuelles,
recours facilité à la force publique), s’enflent d’une multitude d’artisans
et de commerçants qui constitueront, un temps, jusqu’au tiers de la
population de la ville (multipliée par dix en moins de cinquante ans,
celle-ci dépassera les sept cent mille habitants à la fin du 16ème siècle,
avec à peine plus de 50 % de musulmans, le reste partagé entre les trois
autres grandes communautés religieuses !). D’autres foyers numérique-
ment moins importants se développent dans les Balkans (Andrinople,
Nicopolis, Sofia, Belgrade), en Anatolie (Brousse, Khodavendkiar), tout
autour des mers Noire (Ackermann, Caffa, Azov, Trébizonde) et Égée
(Smyrne, Salonique où ils formeront bientôt la moitié de la population) ;
en Palestine (Safed, Jérusalem, Gaza) et, d’une manière générale, dans
tous les anciens centres traditionnels d’établissements juifs, au fur et à
mesure de leur intégration à l’Empire : Damas, Alexandrie, Le Caire,
Moka, Aden, etc.). Encouragées par la politique communautariste des
Ottomans, les synagogues s’organisent, fondant caisses communes,
associations de marchands, corporations d’artisans, centres d’éducation,
souvent gérées en entreprises awqafs mais aussi à l’intérieur de
systèmes internationaux favorisés par la densité de réseaux fort resserrés
par une sensible augmentation des mouvements migratoires. Si les
dissensions, le plus souvent cristallisées autour de l’établissement de
l’assiette de l’impôt, sont vives entre les diverses congrégations
(ashkénazes, séfarades, roumaniotes ou caraïtes), elles font parfois
l’objet de notables dépassements : ainsi à Salonique où trente différents
groupements indépendants s’associent dans la gestion des intérêts
communs. Un siècle plus tard, cette association débouchera sur l’unifi-
cation des communautés juives de la ville autour d’un conseil dont
l’équité administrative et juridique débordera même sur les autres
millets.

Un peu moins de la moitié de la population juive mondiale vit à


la fin du 16ème siècle sous domination musulmane. Mais près des deux-
tiers de cette partition résident au Nord d’une ligne partageant la
Méditerranée. L’importance de cette concentration se mesure à
l’examen de l’autre réalité juive, en Europe chrétienne qui abrite, nous
le disions dans notre seconde partie, pratiquement tout le reste de la
207
GENS DU LIVRE

population juive mondiale (une à deux centaines de mille étant


éparpillées ailleurs dans le Monde) : en cet autre espace, trois juifs sur
cinq vivent en Europe de l’Est, en particulier en Pologne et Lituanie.
Une lecture croisée de ces deux estimations signale alors le phénomène
majeur du judaïsme au 17ème siècle : plus de 60 % de ses fidèles sont
concentrés entre Chypre et la Baltique, à l’intérieur d’une bande
d’environ sept cents kilomètres de large, en situation normale d’inter-
médiaires, non seulement entre les espaces musulman (ottoman) et
chrétien (vénitien, hongrois, polonais, etc.) mais aussi orthodoxe,
catholique et protestant, voire, plus marginalement à présent, sunnite et
chiite, tous variablement en conflit. L’axe des communications joint
Nicopolis sur la rive Sud du Danube, à Lemberg en Silésie, fortement
concurrencé par un autre, très ancien et un peu plus oriental (de la
Crimée à la Courlande) où la secte caraïte est bien enracinée. Nous
avons donné, dans notre seconde partie, quelque exemple des relations
commerciales intenses qui les parcourt, relations au demeurant difficiles
à préciser, vu l’indigence de travaux regroupant les rares informations
éparpillées entre Turquie, Autriche et Russie (un vrai sujet de thèse,
notons-le en passant, pour un « germano-slavophone turquisant » : rare
conjonction linguistique, hélas, chez les historiens ; en tout cas jamais
mondialement valorisée). Trois grands courants réformateurs du
judaïsme – kabbalo-messianique, de Sabbataï Tsevi (17ème siècle) ;
caraïto-hassidique, d’Israël ben Eliézer (18ème siècle) et messiano-
socialiste, du Bund (début 20ème siècle) – se développeront par l’un ou
l’autre de ces couloirs.
La renaissance du messianisme juif jaillit des expulsions
d’Espagne. Elle s’affirme tout d’abord avec les ouvrages d’Éliezer
Ha-Lévi ou de Meïr ibn Gabbaï (édités dans la première partie du 16ème
siècle à Istanbul où les juifs importent, après Salonique, les premières
imprimeries « gutenbergiennes »), par une résurgence du courant apoca-
lyptique qui avait fortement marqué le 1er siècle de l’ère chrétienne. Elle
se renforce de thèmes kabbalistiques puissamment développés autour du
vieux foyer de Safed (lac de Tibériade), réactivé à partir du 13ème siècle
par les travaux des maîtres espagnols (Ibn Paqûda, les frères Cohen, Ibn
Ezra, Nachmanide, etc.) et où s’opère, avec l’enseignement d’Isaac
Louria au 16ème siècle, une synthèse entre diverses influences, notam-
ment gnostiques et chiites. Au 17ème siècle, les mouvements de foule
208
L'EMPIRE OTTOMAN, TRADITIONS ET MODERNITÉS

accompagnant Sabbataï Tsevi (voir notre seconde partie) « intronisé »


en sa fonction messianique par Nathan de Gaza, de l’école de Louria,
entraîne l’arrestation du premier, à la demande des rabbins stanbouliens,
suivie de sa conversion à l’islam, apparemment de circonstance mais
peut-être tout aussi bien dictée par la convergence des thèmes messia-
niques entre les trois religions monothéistes : figure ultime du judaïsme,
le Messie, reconnu en islam en la personne de Jésus (PBL), doit en effet
revenir dans les temps eschatologiques musulman affirmé à la face du
Monde…

Dans le mouvement des Hassidims qui se répand au 18ème siècle


du Nord vers le Sud, l’influence lourianique est encore lisible mais
aussi celle du chiisme, autour de la notion de Tsaddeq (cf. le Melki
Tsaddeq de la Torah et le Khadir du Coran), pôle spirituel intemporel
indispensable à la guidance des croyants, idée probablement véhiculée
par les Karaïms, longtemps en contact avec les soufis de Kazan et
beaucoup plus antérieurement avec les minorités chiites de Babylonie.
Là encore, ce sont les rabbins stanbouliens qui stopperont, à grand
renfort d’exclusions, la diffusion du mouvement, vers le Sud en cette
occurrence. Avec le Bund, également natif du Nord, le messianisme des
communautés orientales prendra, au début du 20ème siècle enfin, une
dimension éthique, parfois carrément athée, à l’instar des communautés
occidentales un siècle plus tôt mais dans un sens infiniment plus social
que celles-ci sensiblement plus riches et enclines à adhérer au projet
élitiste des Sionistes. C’est notamment au sein du Bund que se dévelop-
pera le refus, longtemps majoritaire chez les juifs (en fait, jusqu’au
lendemain de la Seconde guerre mondiale), de toute fondation d’État
spoliant les droits légitimes du peuple palestinien.

Entre temps, de nombreux projets infiniment moins coercitifs


d’États juifs eurent leur heure de gloire et, au bénéfice des Ottomans,
citons celui de l’île de Naxos, offerte au 17ème siècle à Joseph Nassi, le
richissime homme d’affaires cité dans notre seconde partie, promu duc
de Naxos par le sultan Sélim II, avec carte blanche pour organiser le
peuplement juif de l’île. Malgré de gros investissements, Joseph Nassi,
confronté à l’indifférence générale de ses coreligionnaires, abandonne
bientôt cet ambitieux projet, significatif cependant de la protection des
209
GENS DU LIVRE

sultans. Protection au demeurant fort remarquée à l’Ouest, notamment


en Espagne où la présence de fortes communautés marranes et
morisques fait craindre, à l’heure du soulèvement des Pays-Bas,
l’ouverture d’un second front en Andalousie. Ce sera, après la révolte de
Grenade qui prouve au roi Philippe III la virulence de cette éventualité,
le facteur décisif des dernières expulsions au début du 17ème siècle.
Entre-temps, la disgrâce de Joseph Nassi, officiellement suite au
désastre de Lépante mais plus probablement à d’inconséquentes
opérations monétaires (nous y reviendrons un peu plus loin), n’atteint
pas sa communauté, renforcée bientôt par l’arrivée de marranes
espagnols et de plus en plus souvent appelée dans le traitement des
finances publiques, en particulier le fermage des douanes et des impôts
dans tout l’espace soumis aux Ottomans. C’est en réalité le déclin
généralisé de l’Empire qui va amorcer celui de ses communautés juives.
Des mouvements : vers les nouvelles voies commerciales russes (en
particulier le long de la Volga) ; plus remarqués, vers l’Autriche-
Hongrie (Vienne, Nikolsburg) ; et, plus encore, vers l’Allemagne
(Leipzig, Magdeburg) en voie de reconstruction après la guerre de
Trente ans (cf. notre seconde partie) ; s’amorceront alors, saignant
lentement la société ottomane d’un de ses plus actifs millets.

Avec les orthodoxes et les juifs, les chrétiens non-orthodoxes –


dominés politiquement par les Arméniens monophysites, les plus
anciens dans l’espace ottoman, et qui déterminent le nom même de ce
millet : Erméni – constituent la troisième minorité religieuse d’impor-
tance de l’Empire. Il faut en cette dénomination examiner le privilège
des Arméniens. Leur fortune durant près de quatre siècles – tout comme
leur infortune tragique au début du 20ème siècle, dont on comprendra
peut-être ici quelques sources – tient à la situation singulièrement
stratégique de leur vieux foyer géographique, au Nord du lac de Van qui
couronne le Croissant fertile, entre la Perse, l’empire Ottoman et,
bientôt, l’empire Russe.

L’histoire arménienne remonte à loin, au moins au 3ème siècle


avant Jésus-Christ (PBL). Indépendances relatives, dominations
variables et toujours disputées, entre Romains et Parthes, Byzantins et
Arabes, Turcs et Mongols, se seront succédées avec des déplacements
210
L'EMPIRE OTTOMAN, TRADITIONS ET MODERNITÉS

de population – parfois même de centre politique – de l’Ouest azéri,


voire de la Caspienne, limite orientale extrême de la grande Arménie du
1er siècle avant Jésus-Christ (PBL), aux rives méditerranéennes de la
chaîne du Taurus (la Cilicie déjà citée ou petite Arménie, aux 12ème et
13ème siècles). Cette dernière période est marquée par des mouvements
d’immigration plus lointains : vers l’Anatolie centrale, motivés par
l’accueillante politique agricole du sultanat seldjoukide, et vers l’Italie
du Nord, par celle plus commerciale des Vénitiens et des Génois.

L’alliance avec les Ottomans se scelle dans la seconde moitié du


15ème siècle. Les arméniens d’Istanbul militent auprès du sultan pour
une intervention en Cilicie écrasée par les Mamelouks depuis la
rébellion de Hethoum, au 13ème siècle, tout comme en Arménie centrale
où, se disputant une suprématie arrachée aux Timurides sur l’axe
Mésopotamie-Caucase, les Turcomans, « Moutons noirs » (chiites) ou
« blancs » (sunnites), tracassent les populations chrétiennes. Mais, dans
le même temps, les arméniens du foyer originel travaillent de leur côté à
l’établissement d’une nouvelle dynastie turcomane, les Séfévides, issue
d’une confrérie soufie sunnite, la Zahidiyya, de l’Ouest caspien
(Ardabil), qui entend fédérer à son tour la région, en adoptant le chiisme
duodécimain.

Lisible dans l’incessant chassé-croisé entre Ottomans (soutenus


par les Français, encore privilégiés dans le fret du Levant) et Séfévides
(évidemment alliés aux Habsbourg), pour le contrôle de Tabriz (clé
commerciale stratégique qui change de maître six fois au cours du 16ème
siècle !), cette ambiguïté se complique avec l’entrée en scène des
Russes, poussés par de gros investissements anglais (voir notre seconde
partie). La prise de Kazan, par les troupes du tsar, sur le khanat mongol
de la horde d’Or, ne semble cependant guère émouvoir les Ottomans,
plutôt satisfaits d’un relatif affaiblissement de leur encombrant allié
dont les pillages incontrôlés dans la basse vallée du Danube grèvent
lourdement leur politique d’intégration communautaire. Par contre, celle
d’Astrakhan, au Nord de la mer Caspienne, sonne d’autant plus l’alarme
que les Russes s’empressent d’y constituer une flotte spécifique, capable
de détourner efficacement le commerce de la soie produite en Perse
septentrionale.
211
GENS DU LIVRE

Alarme plus relative chez les Séfévides, pourtant directement


menacés par une flotte à ses frontières, grâce au jeu diplomatique
anglais (les frères Sherley) qui assure du caractère commercial des
enjeux, en favorisant la fondation – elle sera réalisée au début du siècle
suivant – d’un nouveau port en Perse méridionale (Bandar Abbas). À
moyen terme, c’est bien le commerce des Indes qui est visé et bien
vaine apparaît alors la conquête des embouchures mésopotamiennes par
les Ottomans, toujours contrôlées au demeurant par les Portugais
incrustés dans le détroit d’Ormuz et à Mascate. La situation apparaît si
grave à la Sublime Porte qu’elle entreprend une coûteuse expédition au-
delà d’Azov, afin de percer un canal entre le Don et la Volga et de faire
pénétrer à son tour une flotte turque en mer Caspienne. L’échec du
projet sonne le glas des commerces ottomans ; vers la Chine, détourné
sur Moscou ; et vers la Russie qui utilise cette manne pour réorganiser
ses échanges avec l’Angleterre : double jackpot pour cette dernière qui
va s’imposer bientôt en premier partenaire commercial des tsars, tout en
préparant son entrée dans l’océan Indien. Fait significatif : si les
marchands perses et hindous se distinguent à Astrakhan, ce sont les
Arméniens et les Anglais qui tiendront dès la fin du 17ème siècle le haut
du pavé à Arkhangelsk, le port russe de la lointaine mer Blanche.

L’émigration arménienne connaît alors un nouveau pic. Présents


à Venise, Gênes, Marseille, Séville, ils apparaissent également dans les
grands centres financiers du Nord : Amsterdam, Londres, Paris ; et sur
les marchés du sous-continent : Lyon, Nuremberg, Leipzig, Prague,
Vienne, Belgrade, Cracovie, etc. On les y nomme souvent « persans »,
bien que grand nombre d’entre eux soient sujets de l’empire Ottoman,
et, de fait, le centre de leurs activités semble bien s’être déplacé vers la
Perse. Joulfa, dans les faubourgs d’Ispahan où le shah les déporte en
masses, constitue la « capitale économique » des Arméniens, assise sur
un quasi-monopole du commerce de la soie, même si Istanbul, plaque
tournante des affaires internationales, demeure la place privilégiée des
opérations financières. Sur cette trilogie d’influences – perse, ottomane
et russe (sans compter l’anglaise encore en gestation mais déjà bien
avancée) – se greffent des considérations religieuses compliquant
notablement le jeu politique. La permanence au Levant (à partir du
Liban et Alep comme foyers de diffusion) d’intérêts occidentaux –
212
L'EMPIRE OTTOMAN, TRADITIONS ET MODERNITÉS

français puis anglais et hollandais – autorise des prédications exogènes,


catholique (missionnaires capucins) et plus discrètement protestante, en
direction des églises d’Orient, notamment arménienne : fragmentations
religieuses qui auront bientôt de redoutables conséquences sur la
cohésion des millets.

La communauté musulmane n’est pas exempte de divisions. Les


plus notables sont d’ordre religieux ou ethnique, deux aspects tendant
toujours à se recouper. Sur le plan religieux, la problématique sunnite-
chiite est réveillée avec le conflit turcopersan. En continuité des
Seldjoukides, la politique ottomane l’avait pourtant longtemps anes-
thésiée, en acceptant un éventail très large de sensibilités islamiques. Le
plus évident symptôme de cette tolérance fut probablement le
développement, au cœur même de l’État, d’ordres soufis fortement
marqués par un chiisme duodécimain teinté, nous l’avons à plusieurs
reprises souligné, de chamanisme, provoquant de virulentes diatribes
d’éminents juristes, à la suite d’Ibn Tamiyya (école hanbalite) au 14ème
siècle qui prônait un rigoureux retour à la loi des Salafs, les premiers
compagnons du Prophète (PBL). Structurant le corps des janissaires et
prenant en main toute l’éducation musulmane des jeunes recrues
chrétiennes et leur enracinement dans une éthique quasiment mystique
du service, l’ordre des Bektachis affichait ainsi notoirement ses
sympathies envers le chiisme. Religieusement assez proches de ceux-ci
mais soutenant ouvertement la dynastie séfévide, les Kizilbachs
(« Bonnets rouges ») animaient quant à eux les oppositions turcomanes
à l’administration centraliste des Ottomans en Anatolie orientale
fraîchement conquise (en particulier sur les questions de cadastre des
terres, recensement des populations et, surtout, redevance timariote). De
telles troublantes promiscuités ne pouvaient s’éterniser. Si les
Kizilbachs devinrent les piliers, parfois contestés, du régime séfévide,
les ordres soufis ottomans furent peu à peu amenés à rectifier leur
expression religieuse ou réduites dans leur influence, comme ce sera le
cas pour les Bektachis. Les janissaires et, par voie de conséquence, le
cœur même de l’État y perdront un fondement générique de leur
puissance.

213
GENS DU LIVRE

Sur le plan ethnique, les fragmentations sont d’autant moins


opératives qu’on approche du centre de l’Empire. Celui-ci se construit
de fait sur la diversité de ses sujets : plus elle est dense, plus son
administration se renforce. À l’inverse, le pouvoir doit négocier avec le
peuple sous sa domination lorsque celui-ci est assez uni pour en
contester la forme : de la Transylvanie à la Tunisie, la réalité des
organisations autochtones impose de notables variations admi-
nistratives, allant de la simple suzeraineté au partage du pouvoir local.
Ainsi le système mamelouk, une fois reconnue l’autorité ottomane, est-
il conservé pour le gouvernorat des provinces égyptiennes ; mieux et
assez étonnamment : c’est ce même système qui s’impose au 17ème
siècle, toujours sous tutelle ottomane, pour l’administration de la région
de Baghdad dont on se souvient pourtant des luttes contre les
Mamelouks au temps des Ilkhans… En Algérie, une sorte d’hybridation
s’opère entre les deux systèmes : les convertis (souvent anciens captifs
des Ottomans : un efficace moyen de mettre fin à une détention
ordinairement pénible), grecs (Barberousse), calabrais (Kilj ‘Ali) ou
corses (Jacques Santi, devenu Murad Corso, fondant même dynastie, les
Muradides), partagent variablement le pouvoir avec les janissaires.
Ailleurs, oppositions ethniques et religieuses forment un tout
inséparable : ainsi en Arabie où la contestation des « nouveautés »
(bida’a) politico-religieuses (en référence au temps des Salafs, encensé
par Ibn Tamiyya et ses suivants), alimente un courant « national » qui
donnera naissance, au 18ème siècle, à la réaction wahhabite soutenue par
les Anglais.
Ce n’est pas le moindre des paradoxes : un État fort, construit
sur l’absolutisme du souverain, s’appuie pourtant sur une autonomie
conséquente – certes toujours relative et variable au gré des réalités
concrètes – des diverses communautés composant son empire ;
religieuses et ethniques mais aussi corporatives, nous allons le voir. La
proposition tient tout entière dans la qualité de l’équilibre entre admi-
nistrations centralisée et localisées. Rappelons que la première est
ordinairement confiée à un corps de serviteurs du sultan, les kapikulus,
dont sont issus les janissaires, bras armés du régime. Mais un certain
nombre de hauts fonctionnaires ne proviennent pas de ce réservoir :
choisis directement par le sultan, ils peuvent être des convertis tardifs,

214
L'EMPIRE OTTOMAN, TRADITIONS ET MODERNITÉS

des notables juifs ou chrétiens, rarement musulmans de souche. Plus


décentralisée, la justice concernant les musulmans est ordonnée par les
cadis, issus du corps des oulémas. Enfin, un grand nombre de
responsabilités, plus spécifiques ou plus enchâssées dans le quotidien
des gens, sont confiées à des chefs de millet, de quartier ou de
corporation, issus de leur milieu respectif, garants du bon ordre de celui-
ci et de la collecte des taxes y afférant. Placés en si haut pouvoir, les
kapikulus sont régulièrement confrontés à des offres intéressées et,
insensiblement, la corruption se banalise, accompagnée d’abus de
fonction avalisés au plus haut niveau de l’État (le grand vizir de
Sélim II, Mohammed Sokoli, ragusain incorporé tardivement au sein
des kapikulus du Sérail, en sera le plus célèbre exemple).
Alors que les timars ne sont en théorie concédés qu’à des
soldats en guise de solde d’équipement et soumis à de strictes règles
protégeant les agriculteurs, de vastes domaines sont ainsi dévolus à de
hauts fonctionnaires, oulémas ou notables influents, établissant dans les
campagnes une nouvelle aristocratie terrienne, exemptée des ordinaires
contraintes administratives. La réduction des pouvoirs des kapikulus
provinciaux et la révision des titres de jouissance foncière, ordonnées au
milieu du 16ème siècle par Suleymane II (Salomon ou Soliman, qualifié
de « Magnifique » en Occident ; de « Législateur », dans le monde
musulman), voilent les problèmes sans les régler : de par les libéralités
calculées des corrupteurs ou la saisie souveraine du sultan, maître en
temps opportuns de tout et de tous, une part importante des bénéfices de
la corruption et des passe-droits tombe dans les caisses de l’État.
Compréhensible, son peu d’empressement à les étrangler n’en creuse
pas moins le lit de sombres lendemains.
Dans les cités, le système des millets, centré sur l’identité
religieuse, incite à une agglutination des résidences et des professions
autour de cette référence. Le centre-ville est traditionnellement le lieu
des rassemblements musulmans (grande mosquée) et celui du commerce
international (caravansérails de luxe) : la caste des « oulémas de cour »
y côtoie celle des négociants richissimes, toutes religions confondues,
formant l’élite urbaine où les premiers, s’ils atteignent rarement le degré
de fortune des seconds, construisent de véritables « dynasties
religieuses », à l’échelle des siècles (Rassa’i et Bayram, à Tunis ; Al
215
GENS DU LIVRE

Yasin et ‘Umari, à Mossoul ; Khabasti et Sharqawi, au Caire ; etc.).


Proches des milieux financiers où se manipulent leurs matières
premières, les orfèvres sont généralement des juifs, habitant à proximité
de leur synagogue ; les Arméniens non moins associés aux classes
supérieures de la société, des horlogers au plus près de leur église. Les
souks déterminent la localisation des quartiers gérés en petites
républiques vassales du pouvoir central.
La diversité interne des groupements religieux – Monophysites,
Nestoriens, Catholiques, Bogomiles, Unitariens, Calvinistes et
Réformés divers : rude équation, par exemple, pour le patriarche des
Erménis – ont un effet inverse. Ainsi le quasi-monopole des Arméniens
sur la soie perse exclue de fait les autres communautés chrétiennes
de leur commerce, jusqu’à même leur quartier. L’ancien dominion des
Grecs sur les Slaves se perpétue dans l’organisation du millet
orthodoxe, entretenant de sourdes rancœurs et scindant les activités des
uns et des autres. Le facteur ethnique joue beaucoup également à
l’intérieur de la communauté musulmane où les corporations et les
quartiers s’organisent souvent en fonction des origines tribales ; en
compétition cependant avec l’appartenance confrérique qui agglomère
plus particulièrement les professions itinérantes ou tributaires
d’échanges lointains. Au bout du compte, on assiste, avec la multi-
plication des activités spécialisées, à une division poussée du travail
motivée non par des questions d’ordre technique mais bien plutôt par
des raisons d’identité sociale. Cardeurs, fileurs, teinturiers, couturiers
forment ainsi des corporations séparées, reliées entre elles par différents
intermédiaires indépendants, le tout en l’absence normale de
planification de la production. Un fossé se creuse ici avec l’Europe de
l’Ouest, désormais dominée par une organisation de type capitaliste où
le travail des corporations est soumis à la volonté des financiers,
maîtres, non seulement, de l’approvisionnement et des débouchés mais,
aussi et de plus en plus souvent, de l’outil de travail en lequel ils
investissent des sommes considérables.
Le décalage est incontestable. L’artisan musulman est pauvre –
sa succession quatre fois inférieure, en moyenne, à celle d’un com-
merçant – ses outils, rudimentaires, et son travail, circonscrit par une
tradition gestuelle, implicitement codifiée tout au long d’un appren-
216
L'EMPIRE OTTOMAN, TRADITIONS ET MODERNITÉS

tissage précoce qui l’intègre tout autant dans les arcanes de son métier
que dans ceux du groupe social dont il dépend. Les innovations sont
rares et rien ne les motive ; nous pourrions presque dire : tout les inhibe.
Pourtant, la sanction économique de ce décalage ne tombera qu’à la fin
du 18ème siècle, avec le déferlement d’une production occidentale
déchaînée par la mécanisation de la production et la révolution thermo-
dynamique. Décalage au demeurant atténué au 16ème et 17ème siècle par
le poids des contraintes de transports et de douanes, protégeant les
produits locaux ou manufacturés dans l’espace ottoman ; par
l’intervention de l’État, dans quelques domaines spécialisés ; et, plus
rarement, par celle de quelque grand financier, comme Michel
Cantacuzène (non sans risques, nous l’avons vu). Mais constatons
encore un autre significatif décalage, interne cette fois à l’Empire. Dans
la capitale, l’État emploie en moyenne trois cents ouvriers par
manufacture ; le secteur privé, qui embauche huit fois plus que le
secteur public, ne dépasse pas cinq ouvriers par entreprise : les
équipements industriels sont entièrement entre les mains du pouvoir
politique.
En ces investissements publics, le recours traditionnel aux
awqafs occupe une place considérable. Notons d’emblée leur impor-
tance globale : au milieu du 16ème siècle, toujours sous le règne de
Suleymane II, ils absorbent 20 % du budget de l’État, en pleine période
pourtant de coûteuses expéditions guerrières. Énorme, cette part
souligne en premier lieu l’effort public dans la construction et la gestion
des mosquées (près de six cents personnes vivent ainsi de l’usufruit du
waqf annexé à la grande mosquée de Damas). L’architecture ottomane
atteint des sommets avec notamment la mosquée Suleymaniyya,
construite sous la direction du génial Sinan, synthétisant harmo-
nieusement tous les apports musulmans et byzantins. Les bains publics,
les hôpitaux, les hospices, les écoles, les souks et les caravansérails
profitent à nouveau de cet élan. Mais d’autres secteurs moins souvent
cités ne sont pas moins pourvus : l’adduction d’eau, par exemple, (plus
de trois cents fontaines publiques, au Caire ; les aqueducs d’Alger,
assurant pour plusieurs siècles le développement de la cité) ; les
teintureries (à Alep ou au Caire) ; les fours ; et, plus généralement,
toutes les activités lucratives nécessitant des investissements immobi-

217
GENS DU LIVRE

liers conséquents. En ce cas, les bénéfices réalisés sur la jouissance du


bien waqf sont habituellement dévolus à la gestion des structures non-
lucratives qui constituent sa raison d’être, souvent centrales dans
l’espace de son établissement : mosquée, hôpital, écoles, etc. Les
awqafs publics occupent le plus souvent un territoire conséquent,
généralement supérieur à un hectare, regroupant plusieurs activités –
culte, enseignement, santé, hygiène, commerce, artisanat – modifiant
sensiblement la vie des quartiers et l’orientation professionnelle de leur
population, voire la composition de celle-ci.
Avons-nous suffisamment suggéré l’ambiance normale à
l’intérieur de l’espace sous domination ottomane ? Les peuples y vivent
dans une paix ordinairement assurée, à peine troublée de loin et loin par
quelque révolution de palais dont les débordements touchent d’autant
moins la vie des gens qu’il suffit à ces derniers de délaisser leurs
activités dans les souks pour accélérer le retour au calme : le commerce
est véritablement le cœur de la cité. Sur un plan plus global, l’immensité
de l’Empire, peuplé, de Tlemcen à Tabriz, d’Ackermann à Aden, par
quelque trente-cinq millions d’habitants, favorise des échanges internes
très fructueux, facilités par une administration précise, laissant aux
diverses communautés des coudées somme toute assez franches. Plus de
la moitié du commerce tourne entre les différentes régions de l’Empire ;
les importations européennes ne dépassent pas 15 % du volume des
affaires et le solde reste positif avec cette région du monde (peuplée,
pour sa part, de plus de soixante-dix millions d’individus : décalage là
encore révélateur de la différence de potentiel entre les deux
civilisations). Cependant, le commerce avec l'Est, en général ; avec
l’Inde, en particulier ; est, lui, largement déficitaire et de moins en
moins équilibré par les réexportations vers l’Occident. C’est dans ce
contexte économique qu’éclatent les crises financières des deux
dernières décennies du 16ème siècle.

218
L'OUVERTURE DES OCÉANS
DÉCALAGES, ENLACEMENTS, FRAGMENTATIONS

Les problèmes de trésorerie de l’État ottoman ne sont pas neufs.


Déjà au temps de Mohammed II, l’altération du titre de l’argent avait
été pratiquée à quatre reprises et tous ses successeurs y recoururent lors
de leur avènement, en achetant aux cinq-sixièmes de leur valeur faciale
les pièces en circulation, avant d’en frapper de nouvelles exactement de
même poids. Mais la nouvelle dévaluation n'est pas du tout de même
type et les explications habituelles des historiens relèvent les plaies
récurrentes des empires musulmans depuis les Omeyyades, envenimées
par une conjoncture internationale exceptionnelle. Le coût de la guerre,
bien évidemment, mais, aussi, l’entretien d’une capitale gigantesque en
déficit commercial chronique et d’un corps de fonctionnaires à nouveau
en croissance exponentielle auraient ainsi placé l’État, sitôt après le
décès de Suleymane II, en situation de quasi-faillite, amplifiée par des
désordres monétaires en provenance de l’Occident. Et certes : la
différence d’époque est nette, entre le milieu du 15ème siècle de
Mohammed II, et la fin du 16ème de Sélim II. Les tripotages monétaires
du premier s’inscrivaient dans un temps en expansion et apparaissent de
fait comme de véritables investissements. Les dévaluations du second
témoignent d’un essoufflement, d’un accolement dangereux aux limites
imposées par des mondes adjacents qui sont, eux, en phase d’expansion.
Essoufflement d’autant plus remarqué qu’il impose des mesures
drastiques : du jour au lendemain, la parité or-argent est divisée par
deux. L’aspre, la monnaie d’argent pur de l’empire Ottoman, tout à la
fois monnaie réelle et monnaie de compte – ce qui assurément multiplie
l’impact de sa dévaluation – est alors allégé d’une partie (remplacée par
219
GENS DU LIVRE

du cuivre) de son métal précieux. La démarche diffère sensiblement des


manipulations précédentes qui relevaient plutôt d’une sorte de « taxe
d’avènement », sans conséquence à long terme sur les échanges. L’aspre
a désormais perdu son poids en argent réel et sa dévaluation
« physique » touche durablement l’ensemble des opérations financières
de l’Empire.
Dans ce schéma trop simpliste, quelque chose « cloche ».
En théorie et au simple vu de la balance commerciale globale de
l’Empire ; certes approximative : les données disponibles ne permettant
que des estimations ; rien ne justifie une telle carence en métal blanc qui
afflue normalement de l’Ouest et dont, même grandissante, une partie
seulement s’éloigne vers les Indes. Le brusque accroissement de la
production mondiale d’argent (mines du Potosi, voir notre seconde
partie), surévalue bien évidemment l’or ; mais en Europe surtout. Certes
le conflit hispano-hollandais dévie non moins brutalement vers la
Méditerranée les entrées de métal blanc, suscitant un colossal trafic vers
l’Europe continentale soudain privée du gâteau américain. À moindre
échelle, la Perse séfévide connaît au même moment une problématique
analogue qui pose au moins deux questions cruciales : qui finance(nt)
les guerres perso-ottomanes ? Qu’advient-il des bénéfices réalisés par
les fournisseurs des armées ?
Les grands banquiers et commerçants internationaux sont ici
pointés du doigt. Le sort tragique de Michel Cantacuzène ou la disgrâce
de Joseph Nassi, qui coïncident dans la décennie précédant la déva-
luation, mériteraient d’être étudiés en ce sens, tout comme d’ailleurs les
implications probables des Arméniens, plus directement concernés par
le conflit ; sans compter les liens, encore plus « transparents » et pas
forcément tranchés, des nombreux convertis européens avec leurs terres
natales… Et il faut certainement chercher plus loin. Si les mêmes
questions se posent pour la conquête de Chypre où l’ombre de Joseph
Nassi pèse de tout son poids – n’espérait-il pas devenir roi de l’île et
rééditer sur une toute autre échelle le projet de Naxos ? – c’est de fait
l’ensemble du jeu politico-financier liant inextricablement la moitié du
continent, de Londres à Ispahan, qui est en cause.

220
L'OUVERTURE DES OCÉANS, DÉCALAGES, ENLACEMENTS, FRAGMENTATIONS

LE GRAND TSUNAMI OCCIDENTAL

L'asphyxie inexorable des voies commerciales continentales apparaît


ici dans toute son intensité. En cette circonstance, l'économie de
relais interrégionaux qui caractérise le Moyen-Orient souffre bien
évidemment en première ligne...

221
GENS DU LIVRE

Dans ses luttes contre Venise et les Habsbourg, l’empire


Ottoman, on s’en doute bien, ne s’est pas contenté, en marge de ses
engagements directs, d’épisodiques soutiens militaires à ses alliés (à la
France notamment, lors du siège de Nice). À défaut de preuves
irréfutables – les lettres de change furent quasiment inexistantes entre
les espaces chrétien et musulman – allons droit aux questions brûlantes.
Quelle fut l’intensité des appuis financiers, des crédits consentis par
celui-là à ceux-ci ? Quelles conséquences budgétaires, pour la Sublime
Porte, eurent le retournement de Gênes vers les Espagnols ; le massacre
des Huguenots en France ; ou, plus subtilement, la ruine de Bruges ? On
pressent de lourdes contraintes en ces occurrences dont les deux
dernières coïncident elles aussi dans la dernière décennie précédant la
dévaluation et qui mettent en cause toute une complication de jeux de
paroles, à défaut d’écritures, entre le pouvoir ottoman et nombre
d’intermédiaires privés : on ne saurait sous-estimer ici ni l’importance
d’Istanbul, première place financière des espaces musulmans, ni la
mobilité des Grecs, juifs et autres Arméniens entre Séville, Anvers et
Istanbul ; tout comme la multitude d’espaces-frontières le long des côtes
orientales de l’Adriatique, par exemple avec Corfou la vénitienne,
nantie d’une forte communauté juive ; ou Raguse protégée du pape,
alliée de Gênes et non moins vassale des Ottomans dont le grand vizir,
comble de coïncidences, est lui-même ragusain : vaste triangle, mondes
parallèles, très insuffisamment étudiés en ce sens pourtant pertinent.
Enfin, un événement capital dans l’organisation de la chose
marchande internationale se produit cinq ans avant la dépréciation
fatale de l’aspre. À l’initiative des Génois qui ont résolument compensé
leurs pertes dans le commerce du Levant par une prise en main du
commerce de l’argent nouveau en provenance des Amériques, des foires
de haute finance européenne sont organisées annuellement à Plaisance
(ex-foires de Besançon). Guère plus de soixante richissimes personnes,
plus une centaine de divers intermédiaires, sont concernées par ces
rassemblements qui traitent de montants suffisamment colossaux pour
infléchir – dicter ? – la politique des États. Immanquablement, les
banquiers et grands commerçants de l’espace musulman dont les
réseaux sont diversement connectés à ceux de leurs homologues
européens participent en sous-main à ces réunions. Hypothèse ? Certes ;
et dont la vérification, comme pour tout ce qui concerne le pouvoir
222
L'OUVERTURE DES OCÉANS, DÉCALAGES, ENLACEMENTS, FRAGMENTATIONS

occulte des trusts contemporains, devrait normalement demeurer aléa-


toire… Mais, quelle que soit la réalité de tous ces paramètres, on doit en
retenir la très haute probabilité, désormais incontournable, de liens
politico-économiques étroitement tissés entre les empires musulmans et
chrétiens.
Faut-il s’en tenir là ? Un dernier « détail » pourtant, susceptible
d’éclairer singulièrement l’ensemble des problématiques soulevées, doit
attirer notre attention. Plus encore que l’Inde, la Chine est à l’époque
l’aboutissement final du métal blanc. Elle est à ce point demandeuse
qu’elle propose une parité défiant toute concurrence : une part d’or pour
quatre d’argent. À l’inverse, l’Occident est avide de métal jaune : une
part d’or pour douze d’argent. C’est maintenant le continent entier qui
situe la Perse et l’empire Ottoman à la charnière de ce trafic, imposant
l’alignement immédiat du second sur la dévaluation initiée par la
première et donnant par ailleurs un tout autre relief aux menées
anglaises dans la région. Rien n’est simple, tout se complique, en cette
fin de 16ème siècle… Multiples et divers, les enchâssements révèlent
parfois d’étranges analogies. Ainsi la seconde banqueroute de l’État
espagnol, savamment orchestrée par les financiers de la Cour (mais pas
assez encore pour éliminer le tenace parasitisme des Génois), permet
d’en renflouer spectaculairement les caisses ; tout comme celles de
l’empire Ottoman, moins de dix ans plus tard, avec la dévaluation de
l’aspre au centre duquel s’agitent les puissances financières grecque,
juive et arménienne. Dans les deux cas cependant, le bénéfice immédiat
est sans commune mesure avec les conséquences plus tardives et
globalement néfastes de ces opérations : les deux empires sont trop
vastes, trop complexes, trop imbriqués dans une pluralité de relations
internationales pour en contrôler suffisamment les paramètres et limiter
les aspects pervers de leur politique monétaire.
Pour l’empire Ottoman, le premier de ceux-ci ne tarde pas. Il
touche un secteur agricole déjà dangereusement affaibli par un
déséquilibre prononcé entre accroissement démographique et dévelop-
pement des terres cultivables. La population a en effet globalement
doublé en un siècle et demi, avec de notables pics locaux, dans les villes
balkaniques et danubiennes surtout (+ 350 % à Sarajevo, pratiquement
autant à Belgrade), signes irréfutables, notons-le au passage, du
223
GENS DU LIVRE

développement de ces régions, au-delà de l’exode rural consécutif à la


guerre endémique ; en Anatolie, d’une manière plus diffuse (+ 120 % en
moyenne), où la jeunesse désœuvrée abonde dans les campagnes. Des
émigrations volontaires ou forcées vers les Balkans ou l’île de Chypre,
n’ont résolu que partiellement le problème et l’agriculture nourrit de
moins en moins son homme ; a fortiori les bénéficiaires des timars.
Or la dévaluation réduit soudain de moitié les revenus de la
terre : les paysans ne peuvent plus assurer la continuité de leur travail et
abandonnent celle-ci ; les spahis ne parviennent plus à retirer de leur fief
le nécessaire à leurs frais d’équipement et ne se présentent plus au
départ des campagnes militaires ; leur timar leur est en conséquence
retiré et tout un trafic d’attribution des terres se met en place ; marché
de dupes souvent, qui généralise autant la corruption des esprits que la
perdition des sols arables. Les mieux lotis – c’est-à-dire, les déjà privi-
légiés – cumulent deux, trois, vingt lots contigus, construisant ainsi de
nouvelles « latifundia » ou fortifiant de plus anciennes dont nous avons
signalé un peu plus haut l’apparition dans la première moitié du 16ème
siècle : phénomène analogue, notons-le en passant, à ces concentrations
de terres aux mains des bourgeoisies occidentales, à peu près à la même
époque.
En ces domaines « hors-la-loi », le droit des paysans change du
tout au tout. Plus question – à moins d’accepter d’en payer au moins le
double – de redevances en espèces, calculées strictement en fonction
des possibilités du timar : c’est maintenant en natures, en corvées
journalières qu’il faut verser tribut ; sous la surveillance, à défaut de
janissaires complaisants, de milices constituées par des soldats
démobilisés et sans ressources. Le retour de la servitude paysanne
marque la fin du pacte tacite entre le pouvoir ottoman et les peuples
agricoles (en Grèce, dans les Balkans et, plus encore, en Roumanie) qui
s’étaient soumis à lui ; quant aux populations rurales turques et plus
généralement musulmanes, cette innovation prend d’autant plus un
caractère de déviation religieuse que les campagnes abritent un
surnuméraire d’étudiants en sciences islamiques (réponse traditionnelle
des sociétés musulmanes en période de chômage). Des troubles sociaux
majeurs se préparent.

224
L'OUVERTURE DES OCÉANS, DÉCALAGES, ENLACEMENTS, FRAGMENTATIONS

Cette menace se fortifie d’un désordre également croissant dans


l’administration militaire. Dès Suleymane II, la Sublime Porte avait pris
coutume de faire appel à des troupes irrégulières payées en espèces le
temps de leur emploi : marins levend ou ‘azab, fantassins et cavaliers
sar’ja ou sekbans (à la mesure des limites de notre opuscule, nous
n’utiliserons plus, par la suite, que cette dernière dénomination pour
désigner l’ensemble de ces soldats). Issus des milieux les plus touchés
par le chômage imputable à l’explosion démographique : très largement
donc des ruraux ; les sekbans se révèlent aussi rudes guerriers que les
janissaires ; mais moins formés, sûrement ; plus indisciplinés, très
probablement. De plus en plus mal payées, en dépit de levées d’impôts
chroniquement exceptionnelles au prétexte de leur entretien, déçues par
un butin amaigri par les piétinements, voire les reculs, de l’expansion
guerrière, ces troupes désertent souvent et se répandent dans les
campagnes, en Anatolie surtout ; entrant, ici, au service de quelque
prince en rébellion ou de quelque fonctionnaire en manque de
janissaires ; là, en délinquance armée, pressurant le petit peuple ; ou
bien s’en faisant au contraire le champion : c’est encore à s’y méprendre
le même sombre tableau qu’en Europe de l’Ouest, en des temps
sensiblement voisins.
Les troupes régulières, les fameux janissaires, épine dorsale
– et morale – de l’armée, grondent également. Leur nombre et leurs
fonctions se sont considérablement accrus avec les défections des spahis
– les cavaliers détenteurs de timars, rappelons-le – et l’archaïsme de ces
derniers face à l’évolution des armes. Pour les kapikulus combattants,
signes tangibles du pouvoir, la dévaluation diminuant de moitié la
valeur de la prime que leur octroie chaque nouveau sultan est une
véritable insulte à l’éminence de leur corps. Marquées symboliquement
par le renversement de la marmite communautaire, lieu physique de
l’attachement des janissaires à leur maître, leurs révoltes se superposent
à une généralisation de la corruption et des abus de pouvoir, phénomène
d’autant plus profond que les kapikulus, longtemps contraints à un
célibat dénué de tout fondement islamique, obtiennent enfin le droit de
se marier. La transmission héréditaire de toutes les fonctions
administratives devient ainsi possible, à l’instar de ce qui s’était
banalisé dans le milieu des oulémas. Avec l’intensification du mon-

225
GENS DU LIVRE

nayage des charges, l’abâtardissement du devchrimé atteint son comble


et bientôt l’institution fondatrice de l’administration turque disparaît :
pour peu qu’il ait quelque faveur en cour et notamment dans les
méandres d’un harem où se nouent toutes les intrigues, n’importe qui
peut obtenir un poste inaccessible à ses seules compétences.
La crise ottomane sauve les Séfévides dont la dévaluation
monétaire se révèle, a contrario de leurs puissants voisins, immé-
diatement rentable : outre la relative exiguïté de leur territoire, en
comparaison de celui des Ottomans, la discrète présence anglaise n’est
probablement pas étrangère à cette primitive réussite... Le surplus
monétaire engrangé par l’État est d’abord investi dans une réforme
administrative et militaire calquée sur le modèle ottoman. Contre-
carrant la suprématie désordonnée des Kizilbachs sur le régime, Shah
Abbas Ier constitue un corps d’esclaves fonctionnaires, les Khulams,
d’origine géorgienne et circassienne, où seront bientôt incorporés des
arméniens libres. C’est à partir de ce corps que s’organisent la recon-
quête guerrière sur les Turcs en Azerbaïdjan et l’œuvre civilisatrice du
« Grand Soufi » (titre donné au shah). Comme ailleurs, cette dernière
s’exprime en priorité dans le développement des awqafs : Ispahan, la
nouvelle capitale des Séfévides, compte à la fin du règne de Shah Abbas
plus de cent soixante mosquées, près de cinquante collèges, deux cent
soixante-dix hammams, mille huit cents caravansérails et entrepôts !
L’État se voit doté de quelques réalisations architecturales où les
ambassades européennes viennent puiser contrats commerciaux,
alliances contre le Turc et nouvelles idées d’urbanisme : la grande
avenue d’Ispahan, la Tchahar Bagh, plantée d’arbres précieux, bordée
de bassins et de jardins botaniques, dévoile au flâneur enivré de senteurs
sublimes combien l’art peut être inventif, lorsqu’il se soumet à
l’harmonie supérieure dont nous procédons tous. On ne crée jamais rien,
on transforme tout au plus, en (se) respectant un peu mieux : l’islam
souffle son premier millénaire dans une Perse hier encore ravagée.
Demain encore peut-être, qui sait ? À défaut d’être entendu sur le fond,
le message charme en sa forme. On la retrouvera bientôt de Versailles à
Berlin, avec des nuances suffisamment explicites pour illustrer sans
commentaires ce qui sépare, en cette aube des temps modernes, les
mondes chrétien et musulman.

226
L'OUVERTURE DES OCÉANS, DÉCALAGES, ENLACEMENTS, FRAGMENTATIONS

EURASIE de l'OUEST au 17ème SIÈCLE

ACTIVITÉS PORTUAIRES

CAT. PORTS ZONES D’ACTIVITES


1 AMSTERDAM Océans Atlantique, Pacifique, Indien, mers
Méditerranée, du Nord, Baltique
1 LONDRES Océans Atlantique, Pacifique, Indien, mers
Méditerranée, du Nord, Baltique et Blanche
2 ISTANBUL mers Noire, Méditerranée orientale
2 CADIX Océan Atlantique, mer Méditerranée
2 BORDEAUX Océan Atlantique
3 ALEXANDRIE Mers Méditerranée, Rouge
3 OMAN Océan Indien
3 ADEN Océan Indien, mer Rouge
3 VENISE, GENES, MARSEILLE Mer Méditerranée
3 LISBONNE Océan Atlantique
3 LIVERPOOL, GLASCOW Océan Atlantique
4 ROUEN, NANTES Océan Atlantique
4 BRISTOL Océan Atlantique, mer Méditerranée
4 BARCELONE Mer Méditerranée
4 LIVOURNE, NAPLES Mer Méditerranée

Remarquons le significatif déséquilibre : quatre ports seule-


ment, sur vingt, sont sous juridiction musulmane. Aucune autre
cité, ni en Méditerranée sud-occidentale ni en mer Noire,
n’atteint le volume d’échanges de Livourne ou de Naples, les
dernières de notre liste.
Par ailleurs, dix ports sont engagés dans l’Atlantique, dont
quatre des cinq premiers ; neuf seulement en Méditerranée, dont
les trois derniers.
N.B : Les ports sont hiérarchisés selon le volume estimé du fret total
(embarqué-débarqué).

227
GENS DU LIVRE

Champion du chiisme, la Perse devient le sanctuaire d’une


synthèse philosophique dont nous avons déjà longuement parlé avec
Avicenne, Ibn ‘Arabi et Al Suhrawardi, suivis de siècle en siècle par
diverses lignées de penseurs (Amulî, Hussein Wa’iz Kashifi, etc.). Les
écoles d’Ispahan (Mîr Damad, Mulla Sadra) et de Téhéran (Mohammed
Sharif Harawi, Sadîq Ardistani) s’épanouissent sous les Séfévides,
revigorant jusqu’à nos jours la recherche philosophique en terres
d’islam. Mais, en dehors de ce domaine, l’activité intellectuelle semble
se limiter à enseigner les acquis du passé.
C’est d’ailleurs une constante dans l’espace musulman et la
mise en cause des juristes, hanafis en Turquie, hanbalites en Arabie ou
malékites en Afrique, réduits, un peu trop hâtivement par les historiens
orientalistes, au rôle de pourfendeurs d’innovations – ce qu’ils furent
parfois – ne suffit pas à expliquer une telle extinction de la recherche
scientifique. Il est aussi patent que plus rien ne motive celle-ci : ni
l’émulation entre États rivaux : l’essor de la Perse s’étiole vite après
Abbas le Grand ; ni la compétition entre puissances économiques : à
chaque groupe, ses corporations, ses secteurs spécifiques d’activités, en
évitant les conflits dont l’arbitrage princier coûte toujours plus cher que
le plus mauvais arrangement à l’amiable.
L’absence de concurrence industrielle protège ainsi le caractère
rudimentaire de l’outil. Insouciant du temps, l’artisanat n’en est pas
moins raffiné, ingénieux, virtuose : travaux de la pierre, de la brique, du
plâtre, des céramiques, du bois, du verre, de l’ivoire, des métaux, du
papier, des encres, des tissus enfin, où trônent, majestueux, les extra-
ordinaires tissages de la soie et des tapis noués. Les arts de la main –
c’est à dire, ironie de l’étymologie, la technologie en son sens le plus
littéral – atteignent au 17ème siècle des sommets en terres musulmanes.
Le Turc bien éduqué se doit de maîtriser quelque technique et le Sultan
lui-même ne fait pas exception (Sélim et Suleymane tous deux fins
orfèvres). Ce n’est pas la qualité des productions ni encore leur quantité
(celle-ci pourtant deux à deux fois et demie plus importante à l’Ouest
mais dans un espace deux fois plus peuplé), qui distinguent à cette
époque les mondes occidental et oriental : c’est leurs modes de finan-
cement et d’équipement. Capitales pour la modernité (spermatozoïdes et
unicellulaires, lois de la gravitation, compressibilité des gaz, théorie
228
L'OUVERTURE DES OCÉANS, DÉCALAGES, ENLACEMENTS, FRAGMENTATIONS

ondulatoire de la lumière, etc.), les grandes découvertes appartiennent à


la seconde partie du 17ème siècle et n’auront d’applications pratiques
qu’au cours des siècles suivants. Mais ces découvertes sont précédées
d’inventions ou de plus humbles perfectionnements dans le domaine de
l’outillage : microscope et lunette astronomique, baromètre au mercure,
manomètre, pignons et engrenages métalliques, clavettes en métaux
divers, écrous et boulons, tout un fourmillement de recherches au
quotidien, visant à améliorer productions, mesures et perceptions.
Le cas du microscope attire particulièrement notre attention en
ce qu’il constitue l’outil qui va révolutionner la médecine. Au 17ème
siècle celle-ci est toujours dominée, à l’Est comme à l’Ouest, par
l’œuvre d’Avicenne et l’immense supériorité du monde musulman dans
le domaine de l’hygiène n’attend rien de bon d’une Europe chrétienne
où le Noble tire encore fierté de sa saleté corporelle. Prétendre voir
l’invisible, n’est-ce pas d’ailleurs transgresser les limites que nous a
assignées Le Savant Seigneur ? L’argument n’appartient pas aux seuls
légalistes : la liberté, dans l’islam du 17ème siècle, consiste bien à se
satisfaire pleinement d’un ordre des choses ajusté à l’Ordre Divin ;
mieux intégré à son environnement, le Musulman ne s’y heurte pas et en
tire plus fine jouissance, meilleure dextérité ; normalement, dans la
mesure où chacun agit avec justice, en conformité avec le Droit révélé.
On entrevoit ici le sens de la recherche sensuelle, sociale, artistique,
intellectuelle et/ou spirituelle de chacun et de tous : elle prolonge, d’une
manière tout à fait logique à la pensée musulmane, celle des savants des
siècles précédents qui paraissent avoir atteint les bornes de nos facultés
naturelles. Aller plus loin ? De quel droit ; pourquoi ; et, peut-être plus
encore, comment ?
Mais on voyage toujours et beaucoup à l’intérieur de cette vaste
Oumma, indifférente aux mouvements du monde extérieur. Physi-
quement tout d’abord et les carnets de voyage – du genre rihla qu’avait
si haut élevé Ibn Battuta – fleurissent encore un peu partout (Ayyachi,
au Maroc ; Abd Al Khani Annabulusi, en Palestine ; Awliya Chalabi, en
Turquie), tout comme la cartographie qui bénéficie des développements
de la navigation (Piri Re’is, Majar Re’is, tous deux de la flotte impériale
ottomane). C’est pourtant l’Histoire, sous sa forme encyclopédique ou
monographique, qui suscite le plus d’intérêt (Kemal Pacha Zayd,
229
GENS DU LIVRE

Ahmed Tachköprüzade, en Turquie ; Ibn Al Qadi, au Maroc ; Na’ima,


en Syrie ; Sa’di, au Mali). Rares cependant les œuvres originales, et
exceptionnelle, la curiosité du turc Hajj Khalifa qui s’aventure dans un
examen, même sommaire, de la pensée occidentale. Il y a tant à étudier
des maîtres musulmans : ce même Hajj Khalifa recense dans son
Dictionnaire bibliographique des sciences près de vingt mille de leurs
œuvres !
On peut ainsi comprendre comment certaines théories et autres
découvertes, capitales à nos yeux d’aujourd’hui, (comme, par exemple,
celles de l’héliocentrisme ou de la circulation sanguine pulmonaire,
respectivement aux 11ème et 13ème siècles), aient pu des siècles durant
passer inaperçues aux yeux des étudiants musulmans… Il n’est pas tout
de découvrir, encore faut-il que l’environnement socioculturel voit la
découverte, son utilité, avant même son sens. Pour apprécier la nuance,
il nous faut considérer comparativement le « petit » nombre de scienti-
fiques (deux à trois cents tout au plus) qui, en Occident chrétien,
« sépare » – relie de fait bien plus souvent, comme en témoignent leurs
fréquentes correspondances – Copernic (héliocentrisme, début du 16ème
siècle) ou Harvey (circulation du sang, début du 17ème), des quelques
encyclopédistes du 18ème siècle, qui vont assurer en majeure partie
la diffusion cohérente des découvertes. À la densité des espaces vitaux
et des réseaux culturels, répond l’étroitesse des temps de latence,
fortement réduits par la banalisation de l’imprimerie (en termes
modernes : des techniques de communication ; la présente parenthèse
précisant le sens que nous aimerions donner à toute cette comparaison).
Voyage au sein de l’Oumma, voyage dans le passé, voyage,
encore, à l’intérieur de soi-même : l’attrait toujours renouvelé pour la
poésie témoigne de l’intensité de cette quête. À l’extrême Ouest de
l’immense Sahara, la Mauritanie la cultive déjà dans le moindre de ses
campements nomades et, fait remarquable, l’écrit (Sidi Mohammed
Ould Razga, Mohammed El Yedali). Ses accents répondent en un
insondable écho à celle des cités ottomanes ou perses. Là, tout comme
en l’Andalousie des siècles d’or, tout comme en plein désert, son
jaillissement ne peut se contenir dans le choix très arbitraire de quelques
noms : Qâsim Anwar, Jamî, Nejati, Baqi, Ata’i, Thabit le bosniaque et
surtout le turcoman Fuzuli dont l’extraordinaire « Leyla et Majnun »
230
L'OUVERTURE DES OCÉANS, DÉCALAGES, ENLACEMENTS, FRAGMENTATIONS

entraîne le lecteur au plus profond de sa propre nostalgie. Avec « Leyla


et Majnun », un des thèmes spirituels les plus célèbres de l'Asie
occidentale, on peut entendre battre le cœur de l’islam, chacun en sa
propre poitrine. Ouvertures multiples qui permettent en particulier de
comprendre intuitivement le formidable engouement populaire pour les
confréries soufies, quels qu’en soient les débordements plus moins
justement critiqués par les juristes. Le Maroc est un des lieux où ce
développement prend, au 17ème siècle, une telle ampleur que l’ensemble
de la chose politique s’en trouve affecté.
Les Saadides, nous l’avons vu, ont construit leur pouvoir sur
une union sacrée des musulmans contre les Portugais. Ce sont les
confréries soufies qui animent et coordonnent cet élan. Or le premier
souverain saadide entend asseoir la nouvelle dynastie en exigeant, du
moindre propriétaire terrien et quelle qu’en soit la religion, le paiement
du kharaj, cet impôt foncier que l’islam impose traditionnellement sur
les terres des non-musulmans soumis par la seule voie des armes.
L’opposition à cette mesure réunit à nouveau les confréries. Malgré une
habile politique de divisions, notamment entre tribus guerrières et
« maraboutiques », ponctuée de répressions parfois sauvages –
anéantissement de la confrérie Yussufiyya, par exemple – il faudra
trente ans pour que le calme enfin s’installe, au terme d’une guerre de
succession aux frais des Portugais malheureusement impliqués qui
connaissent la plus cuisante défaite de leur histoire (Ksar El Kébir où la
quasi-totalité de la noblesse portugaise est faite prisonnière, avec, de
surcroît, la mort de leur roi Sébastien).
Sur la lancée de cette victoire, Ahmed El Mansour organise
administrativement le Maroc sous une forme qui perdurera jusqu’à
l’orée du 21ème siècle. À partir d’une structure centralisée où les
fonctionnaires, exempts de toute taxe, sont rémunérés en biens fonciers,
les tribus, soumises au paiement d’impôts variablement islamiques (le
très contesté kharaj, en premier chef) et représentées auprès du
souverain au sein d’une assemblée consultative, sont fédérées en un
Bled El Makhzen, distingué du Bled El Siba, le pays musulman
insoumis aux Saadides, qui fonctionne quant à lui selon le vieux
système traditionnel : pouvoirs politique et judiciaire détenus en chaque
tribu par l’assemblée des hommes pubères et sains d’esprit (jama’a) qui
231
GENS DU LIVRE

se choisit un chef nanti du seul pouvoir d’exécution des décisions


communautaires. Le Bled El Siba, c’est la version musulmane de
l’anarchie politique, tant en ses aspects positifs que négatifs, et sa
réduction, par la force ou, plus souvent, par l’exploitation habile des
conflits intertribaux, deviendra le signe objectif de la santé du pouvoir
chérifien.
Là encore et peut-être plus encore qu’ailleurs au vu des
contraintes géo-climatiques spécifiques du Maghreb, tout l’équilibre
du système repose sur celui de la répartition des terres entre la grande
propriété des dignitaires du régime, celle des collectivités tribales, la
petite propriété privée populaire et le grand domaine, enfin, des awqafs,
essentiel aux œuvres sociales du pays, domaine où les confréries
entendent conserver un rôle de premier plan. L’armée et le maintien de
l’ordre reposent sur une triplicité de forces : les tribus militaires,
fonctionnarisées à leur sommet ; une garde prétorienne d’esclaves noirs,
de type janissaire ; un certain nombre de convertis européens (comme
en Algérie), normalement encadrés par des musulmans andalous dont le
nombre et l’influence n’ont cessé de croître depuis la chute de Grenade.
Ce sont ces derniers qui prennent en main l’expédition sur Gao et
Tombouctou, première tentative, à notre connaissance, de conquête d’un
empire sahélien par un pouvoir maghrébin. Couronnée de succès, elle
demeure pourtant sans lendemain : au-delà du contentieux commercial
concernant le sel des mines sahariennes de Teghaza et de Taoudenni,
prétexte de l’expédition, les objectifs moins avoués de captation des
sources d’approvisionnement en or et en esclaves, aux dépends des
Ottomans voisins et des Portugais installés en Sénégambie et Guinée,
s’avèrent, dans l’immensité des possibilités de contournement,
impossibles à tenir dans le temps ; juste assez cependant pour voir
disparaître les Portugais, au bénéfice des Hollandais, suivis bientôt des
Anglais ; plus tard encore, des Français. Dans les quelques cités
ponctuant la piste empruntée par les musulmans espagnols et durant une
cinquantaine d’années, on prononcera la prière de Joumou’a (le
rassemblement hebdomadaire du vendredi) au nom du chérif marocain
puis le désert reprendra ses coutumes.

232
L'OUVERTURE DES OCÉANS, DÉCALAGES, ENLACEMENTS, FRAGMENTATIONS

EMPIRES SAHARO-SAHÉLIENS OCCIDENTAUX


DU 10ème AU 16ème SIÈCLE

233
GENS DU LIVRE

Plus au Nord, le détournement passager des caravanes ouvre des


perspectives dorées : on rêve avec les Anglais de reconquête de l’Espagne,
d’échanges commerciaux privilégiés le long d’une façade atlantique où les
corsaires marocains auraient appris à respecter le pavillon de « Sa
Gracieuse Majesté », le tout dans une somptuosité de cour où se distinguent
à nouveau quelque financier ou vizir juif, quelque homme d’affaires
chrétien, au grand dam des oulémas confrériques et plus strictement
légalistes : dangereux rapprochements pour le pouvoir. Les troubles
successoraux, les conquêtes de la Couronne espagnole (Larache, Al
Mamura) réveillant la ferveur des foules, l’épuisement des caisses de l’État
et, plus gravement, celui des fragiles équilibres commerciaux débouchent,
après une longue période de troubles, sur l’avènement de la dynastie
alaouite qui, confrontée aux mêmes problèmes que ses prédécesseurs, aura
la lourde tâche d’assumer, à peine cent cinquante ans plus tard, le poids du
colonialisme français : une autre histoire assurément.
Dominés par les Ottomans, les autres espaces maghrébins, de
Tlemcen jusqu’en Cyrénaïque, racontent chacun à sa manière la lente
rétractation de l’Empire. Partout, le thème politique central évoque les
conflits récurrents entre les janissaires et les capitaines-corsaires, de moins
en moins contrôlés par le lointain sultan qui se contente le plus souvent
d’entériner les révolutions locales de palais. Encore faut-il nuancer les
terminologies. Sous le générique « janissaire », on trouve tout aussi bien de
réels kapikulus issus du devchrimé que des anatoliens sekbans ou spahis –
règle stricte en Algérie – parfois mélangés en Tunisie ou Tripolitaine à des
yerliyyas qui en sont la version « janissaire local », réunissant d’authen-
tiques maghrébins et de plus nordiques convertis ; ces derniers des suites de
leur capture en mer, le plus souvent : des marins, donc, en plus grand
nombre que des marchands. Rien d’étonnant alors à ce que cette réserve
alimente également le corps des capitaines-corsaires sous les ordres
desquels on trouve en prime des turcs levend ou ‘azab levés, nous l’avons
vu, en Anatolie : précisions utiles qui laissent entendre bien des
rapprochements entre les factions. Faut-il s’étonner, de même, de la faveur
fréquente des Corses à la direction des affaires ? Ce sont les ennemis jurés
des Génois qui occupent leur île natale et soutiennent les Espagnols, non
moins ennemis des Maghrébins. Le jeu de la Méditerranée septentrionale
oriente ainsi celui de la méridionale.

234
L'OUVERTURE DES OCÉANS, DÉCALAGES, ENLACEMENTS, FRAGMENTATIONS

En Tunisie, le dey génois Mourad Usta, ancien amiral de la


flotte ottomane hissé au pouvoir par les janissaires, doit composer avec
le corse Hamoud, fils de ce Mourad Corso qui a obtenu des Turcs le
caractère héréditaire de la charge de bey (administrateur des affaires
terrestres). La manœuvre sert en définitive la Tunisie qui a tout à
gagner de tels arrangements propices à la diversification de son peuple-
ment : morisques et marranes, sardes et corses, anatoliens et grecs
s’installent dans la vallée de la Mejerda ou à Tunis, ouvrant manu-
factures de tissage ou de faïence, apportant de nouvelles techniques
agricoles, épousant les filles du cru. Un phénomène analogue se
développe en Tripolitaine et Cyrénaïque sous l’impulsion du grec
Mohammed Sakisli, un des administrateurs les plus justes, les plus
respectueux de l’esprit de l’islam en terres maghrébines. Peu à peu, la
prospérité gagne toutes les terres cultivables où se sédentarisent des
tribus semi-nomades limitrophes du grand désert ou montagnardes,
encouragées par le peu d’intérêt des turcs locaux pour l’agriculture. Le
développement de la petite et moyenne propriété est de fait, une
constante au 17ème siècle, de Benghazi à Tlemcen.
Car l’Ottoman au Maghreb est tout d’abord tourné vers la mer
dont il provient et tire l’essentiel de sa richesse. Piraterie journalière
visant les vaisseaux chrétiens, même ceux garantis par des privilèges
sultanesques. Captation brillante, comme un phare virant au loin ; dans
l’intérieur des terres : les caravanes d’or, d’ivoire et d’esclaves
convergent vers les grands ports d’Alger, Tunis ou Tripoli ; au-dessus
des vagues houleuses, en un troublant paradoxe : les bateaux européens
affluent avec leur argent, leurs toiles et leurs produits d’Orient. Pour les
maîtres de ces navires, le risque corsaire revient moins cher que celui
d’une installation en terres musulmanes : les déboires espagnols et
portugais le prouvent amplement. Trop de pirates à Alger ? On vient
bombarder le port (au cours du 17ème siècle : les Français, quatre fois ;
les Anglais, trois fois), avant de renégocier après chaque pétarade
l’installation de consuls ou d’entrepôts de commerce. À ce petit jeu où
tout le monde semble trouver son compte, y compris la Sublime Porte
qui touche tout de même quelque revenu substantiel de sa nominale
protection, le Maghreb de moins en moins ottoman s’épanche lentement
vers une Europe qui n’a pas encore les moyens d’en capter elle-même

235
GENS DU LIVRE

les sources. Mais cela ne tardera guère. Dès le début du 18ème siècle, la
très française « Nouvelle Compagnie d’Afrique » – tout un pro-
gramme… – absorbe les diverses exploitations de corail, de Tlemcen à
Tunis : détail révélateur d’une dépendance économique mieux struc-
turée, prélude à de plus rudes dominations.
Au Sud du Sahara, deux tendances fortes émergent aux 16ème et
ème
17 siècles. Le quasi-achèvement de la ceinture islamique sahélienne
s’opère, soit par imprégnation de voisinage, soit par prédication
missionnaire. Dans le premier cas, le développement des États que
renforce une activité commerciale accrue, tant longitudinalement (vers
les pays du Maghreb et, dans une moindre mesure, les établissements
européens, au Sud), que transversalement (pèlerinage surtout), favorise
une islamisation assez abâtardie par des mélanges très « politiquement
corrects » avec le fond animiste traditionnel. Dans le second, normale-
ment postérieur au premier, l’accent est plus fortement mis sur le
respect des règles islamiques. Les nomades ; peuls issus de la vallée du
fleuve Sénégal ; arabo-berbères du Sahara ou du plus lointain M’zab ;
en assurent l’enseignement : langue arabe, grammaire, Saint Coran,
Sunna et jurisprudence (fiqh) en priorités. Transportant les précieux
manuscrits dans les fontes de leurs montures, ils établissent en leurs
campements de véritables petites universités ambulantes ; sur la route
du pèlerinage, d’autres se fixent momentanément en quelque charge
administrative, délivrant par la même occasion leurs connaissances à
quelques élèves choisis.
Significatif le cas de Mohammed ben Abdel Karim Al Makhili.
Citoyen des oasis ouest-sahariens du Touat, ce savant voyageur est
écouté, à la fin du 15ème siècle, du Mali islamisé depuis plusieurs siècles
au pays haoussa dont les souverains des cités commerçantes de Kano ou
de Katsina se sont convertis, voilà quelque deux cents ans, sous
l’influence d’immigrants mandingues de la haute vallée nigérienne. Al
Makhili juge très sévèrement les souverains qui, en dépit de leur
profession de foi islamique, continuent de sacrifier à des autels païens.
Il faut mener jihad, dit-il, contre ces mélanges qui égarent le peuple et
contre les oulémas qui les cautionnent. C’est cet argument qui justifie, à
ses yeux, le renversement de Sonni ‘Ali, roi du Songhay, la nouvelle
puissance dominante du Sahel occidental (maîtresse de Jenné,
236
L'OUVERTURE DES OCÉANS, DÉCALAGES, ENLACEMENTS, FRAGMENTATIONS

Tombouctou et Gao). C’est ce même argument qui justifiera tous les


conflits sahéliens durant des siècles, jusqu’aux conquêtes du toucouleur
El Hajj ‘Omar Tall au 19ème, fortement liées, quant à elles, à l’expansion
coloniale française ; là encore assurément une autre histoire. Mais, pour
l’heure, cet argument sape en profondeur l’idée de royauté sacrée,
lointain héritage de l’Est africain, en laquelle le souverain, médium des
forces vitales indispensables au corps de la société, incarnait et
garantissait la santé même de celui-ci. En cette tâche fondamentale,
l’écrit de la Révélation lui est désormais supérieur.
Al Makhili nous intéresse encore pour son implication directe
dans les conflits interreligieux des oasis occidentaux sahariens. Ferme
partisan d’une nette séparation entre musulmans et juifs (habits et
marques distinctives), fomentant au Touat la destruction de la syna-
gogue, il est soutenu en cette démarche par les oulémas marocains de
Sidjilmassa. Extension des troubles associés aux menées portugaises
(voir plus haut) ? Résurgence des chroniques luttes de pouvoir sur
les oasis pour le contrôle des caravanes ? La situation extrêmement
troublée dans tout le Maghreb (au sens large, incluant le Sahara) de
l’époque plaide pour cette seconde analyse, sans qu’il soit pourtant pos-
sible de dénouer, dans l’état actuel de nos connaissances, les fils de ce
complexe écheveau. A contrario du mouvement almoravide, l’agitation
générale ne débouche pas sur une restructuration politique cohérente.
Cela dit, l’anecdote révèle l’intérêt suivi des Maghrébins aux affaires
sahariennes et sahéliennes. Intérêt mesuré tout de même, du moins pour
les juristes, à l’aune de la légalité islamique : les éphémères conquêtes
des très musulmanes cités de Gao et Tombouctou à la fin du 16ème siècle
déchaînent, au royaume chérifien, une vraie tempête de protestations
religieuses.
L’influence politique des oulémas et, particulièrement, des
chefs confrériques dont les réseaux s’étendent très au-delà des frontières
des États a de profondes racines en Afrique de l’Ouest. On se souvient
de l’essor des Almoravides, du désert mauritanien jusqu’en Andalousie.
Il convient d’évoquer l’orbe sahélien de leur domination qui s’étendit,
certes sans grands lendemains non plus, sur de vastes régions des
empires du Ghana et du Takrur (vallée du fleuve Sénégal, du 6ème au
13ème siècle, conquis par son puissant voisin oriental). Il s’en suivit,
237
GENS DU LIVRE

comme au Maroc mais avec des spécificités typiques de l’Afrique


sahélienne, une nostalgie, récurrente au sein des tribus et des clans les
plus islamisés, d’un pouvoir aux mains des religieux et une méfiance
non moins resserrée envers un tel retour, parmi ceux et celles moins
enclins au culte exclusif d’Allah. Les conflits en Mauritanie entre tribus
guerrières (ou hassanes, dominées par des éléments arabes) et marabou-
tiques (qui se réclament de l’héritage almoravide et où s’opèrent de
remarquables alliances raciales entre tribus noires et blanches) sont
peut-être à envisager dans le cadre d’un projet beaucoup plus vaste, en
relation avec les mouvements confrériques qui leur sont contemporains
au Maroc. L’échec des religieux marque, avec des nuances notables
selon les lieux et les temps, une séparation des tâches dans le quotidien
des tribus : aux religieux, l’enseignement et le commerce ; aux
guerriers, la politique et la guerre.
Ailleurs (au Songhaï, par exemple), il n’est pas permis aux
oulémas d’intervenir dans les affaires guerrières, si ce n’est à l’heure
des traités de paix. Au 17ème siècle, l’homme de religion, en Afrique
sahélienne, demeure, permanence profonde de la pensée animiste,
moins un homme de pouvoir qu’un homme de pouvoirs, une sorte
d’expert du monde invisible dont la fonction consiste à protéger le bien-
être des vivants et de leur communauté. Qu’il s’éloigne de lui-même de
la politique ou qu’on l’en éloigne, c’est préservation de sa fonction
sociale ; plus précisément même : de sa fonction vitale. Les oulémas
s’interdisent fréquemment toute charge officielle. Le concept est si fort
qu’en maintes occasions (à Kano notamment), le souverain avancé dans
le développement de sa foi préfère abdiquer pour se consacrer à la prière
et l’étude. Les analogies avec l’époque des Omeyyades sont frappantes
(cf. plus haut, la tradition des juristes indépendants) et témoignent de la
puissante contribution spirituelle de l’Afrique à la vitalité renouvelée de
l’islam et, inversement, des nouveaux équilibres politiques générés par
celui-ci sur le continent noir.
Autour du lac Tchad, la réunion de deux groupements : l’un au
Nord du lac, le Kanem ; l’autre au Sud, le Bornu ; forme l’État domi-
nant en centre-Sahel au 16ème et 17ème siècle. On est grosso modo à la
limite orientale des influences directes maghrébines et l’orbe égyptien
commence à apparaître, alors que celui des pasteurs peuls s’estompe.
238
L'OUVERTURE DES OCÉANS, DÉCALAGES, ENLACEMENTS, FRAGMENTATIONS

C’est également l’extrémité méridionale de la zone « frontalière » entre


les nomades sahariens – Berbères touaregs, à l’Ouest, et Noirs toubous,
à l’Est – impliquant un partage remarqué des pistes caravanières. Le lac
matérialise le centre du bassin-charnière entre celui du Niger, à l’Ouest,
et celui du Nil, à l’Est : vaste et complexe confluence. Le concept de
royauté sacrée, dont nous avons souligné plus haut l’origine orientale
probable, résiste, ici plus fortement qu’à l’Ouest, au prix d’une orien-
tation islamique résolue. Le souverain se réclame de descendance
quraïchite ; autrement dit, de la tribu du prophète Mohammed (PBL) ;
une armée, certes réduite mais bien réelle, constituée en grande partie
d’esclaves issus des guerres contre les tribus animistes, équipée de
chevaux arabes, de mousquets et de canons turcs ; la justice normale-
ment rendue par les cadis ; les marchandises taxées avant commerciali-
sation sur les marchés ; l’agriculture encouragée et traitée selon la loi
islamique…
Mais, conjointement à cette administration incontestablement
islamique, le Kanem-Bornu est le principal vecteur du Bori, un culte de
guérison apparu sur le plateau de Jos à l’Ouest du lac. En cette
croyance, la maladie est perçue comme un signe d’élection de l’individu
par des esprits invisibles. Enseigner à celui-là comment vivre avec
ceux-ci, afin d’en utiliser la force vitale pour le bien de la communauté,
telle est la mission du guérisseur, toujours un ancien malade rééquilibré
à la suite d’une longue initiation. La symbiose entre le Bori et l’islam
(qui reconnaît l’existence des djinns) repose sur une science coranique
spécifique, propitiatoire des forces invisibles. Appelé à un rôle théra-
peutique de premier plan, c’est par l’efficace que Le Saint Coran va
maintenant susciter de notables mouvements de conversion parmi les
peuples animistes de l’Est et du Sud.
L’apparition du petit royaume musulman de la Barmingui dans
les hautes vallées sud-orientales alimentant le lac Tchad, tout comme
celui de Ouadaï, sur le plateau à l’Est du Kanem, est ainsi plus forte-
ment associée au Bori qu’à l’influence religieuse directe de leur puissant
voisin, certes pôle économique de la région mais tenu tout de même à
distance. Le royaume de Ouadaï a ceci de particulier d’être géographi-
quement dominé, à l’Est, par les crêtes du pays Darfour, portes sud-
occidentales et très païennes de la vallée du Nil. Une vieille piste les
239
GENS DU LIVRE

relie d’ailleurs, théâtre d’une rivalité non moins ancienne entre les deux
peuplades, avant de plonger dans l’immense plaine de Korfouan, qui
s’incline doucement vers le Nil Blanc et le vieux pays chrétien
d’Aksoum ; pays chrétien qui n’est plus que l’ombre de lui-même et
dont il nous faut à présent conter en bref la lente rétractation.
La première cataracte, à Assouan, avait longtemps constitué la
frontière politique entre l’Égypte et la Nubie ; les Nubies, devrait-on
dire : de cataracte en cataracte, chaque niveau du Nil abritant différentes
principautés indépendantes et en relations fluctuantes les unes des
autres, sans compter les nomades Bedjas et Kababich, très variablement
christianisés et volontiers prédateurs des rives fertiles du fleuve. Autour
de l’an 1000, des infiltrations arabes en provenance du Hedjaz et surtout
d’Égypte se multiplient. Subsistance et dissidence se conjuguent pour
former des agglomérats (principauté des Banu Kanz, dès le 11ème siècle
entre les deux premières cataractes) qui ne deviennent virulents qu’au
cours du 12ème siècle, lorsque les Croisés occidentaux s’avisent de porter
la guerre en Égypte : la crainte d’une attaque chrétienne en tenaille ne
cessera plus d’occuper l’esprit des Égyptiens et détermine les pouvoirs
successifs à appuyer la pénétration musulmane en Nubie. Expéditions
militaires, au demeurant assez limitées, ghazis des tribus localement
implantées et arrangements matrimoniaux modifient très lentement
(Dongola, 14ème siècle ; Napata, 15ème siècle) le paysage politico-
religieux de la Nubie : à l’entrée du 16ème siècle, une dynastie arabe, les
Abdallabes, règne à la confluence des deux Nils. Des peuples indigènes
dominants, en particulier dans les hautes vallées du Nil Bleu (royaume
de Sennar au 16ème siècle) ou dans les lointaines montagnes du Darfour
(17ème siècle), se convertissent à l’islam sous l’influence de prédicateurs
soufis, le plus souvent yéménites, dont l’autorité morale constituera le
ciment d’un espace culturel nubien singulièrement élargi par la « nou-
velle » religion.
C’est encore paradoxalement des suites des menées chrétiennes
que va s’achever la construction de la ceinture sahélienne de l’Islam. En
s’installant au début du 15ème siècle dans l’île de Socotra et à Aden, les
Portugais ont en effet suscité une violente atmosphère de jihad dans
toute la région. Signe des temps : symbole même de l’amitié islamo-
chrétienne depuis l’époque du Prophète (PBL), en dépit de récurrentes
240
L'OUVERTURE DES OCÉANS, DÉCALAGES, ENLACEMENTS, FRAGMENTATIONS

escarmouches avec les Yéménites et les communautés musulmanes


installées dans la Corne d’Afrique – rivalités commerciales que nous
signalions tantôt – l’Éthiopie est violemment attaquée par celles-là qui
n’acceptent plus de verser tribut au Négus. Le débarquement d’un corps
expéditionnaire portugais à Massaoueh internationalise le conflit. Mais
avant d’intervenir, les Ottomans consolident la défense de l’Égypte et
des Lieux Saints, en structurant administrativement la basse Nubie jus-
qu’à la quatrième cataracte et les rives occidentales de la mer Rouge
jusqu’à Suakin : avec l’islamisation prochaine du Darfour (voir ci-
dessus), la route spécifiquement sahélienne vers La Mecque sera poten-
tiellement ouverte. La crise éthiopienne débouche sur la déroute des
Portugais, desservis, autre paradoxe de l’Histoire, par les outrances
missionnaires des jésuites sur le plateau abyssin : les Éthiopiens leur
préfèrent un arrangement avec les Ottomans et les Yéménites, si bien
qu’avant même la fin du 16ème siècle, le commerce de la mer Rouge a
retrouvé ses anciennes marques (quelque 20 000 tonnes/an d’épices à
nouveau négociées à Alexandrie), sous un imperium ottoman étendu le
long des côtes orientales de l’Afrique mais qui va rapidement refluer
vers le Nord. Pas plus que les Portugais, les Turcs n’entendent guère les
subtilités des relations sociales tissées, dans cette partie du Monde tribu-
taire de l’océan Indien, entre commerçants indiens gujératis, arabes
méridionaux et africains orientaux. Suite aux violentes révoltes de ces
derniers et des Yéménites, ils s’en tiennent à une présence assurée à
Suakin, contrôlant une bonne partie du trafic de la mer Rouge.
Fait remarquable : après l’intervention au 17ème siècle des
Anglais et des Hollandais dans les océans orientaux, monopolisant cette
fois d’une manière décisive le commerce indo-européen – s’effondre
alors l’argument majeur de la prospérité économique du Moyen-
Orient : une position intermédiaire, entre l’Est et l’Ouest de l’Eurasie –
c’est pratiquement tous ensemble que les peuples riverains de la mer
Rouge « inventent » le commerce du café qui relance pour deux siècles
encore l’activité de la région. La production initiale et les semences-
mères proviennent de l’Éthiopie chrétienne, le Yémen chiite aménage
des milliers de terrasses productives, les arabes sunnites du Hedjaz
servent d’intermédiaires jusqu’en Égypte et en Perse. Mais cette
reconversion est un peu l’arbre qui cache la forêt. Car, même réduites,

241
GENS DU LIVRE

les importations d’Orient ne sont plus massivement réexportée vers


l’Occident directement pourvu désormais par les marchés de Londres
et de Rotterdam et n’alimentent pratiquement que le marché intérieur de
l’empire Ottoman : le déficit commercial de ce dernier devient insoute-
nable, d’autant plus que la situation monétaire aiguise les disparités
économiques entre les régions.
Dès la fin du 16ème siècle, les révoltes en Tunisie, Tripolitaine,
Liban et Roumanie signalaient la fatigue des populations autochtones,
face aux exigences redoublées des collecteurs d’impôts, alors que
les désordres sekbans désolaient l’Anatolie ; qu’à Istanbul même et dans
les garnisons des provinces orientales, les révoltes des janissaires se
multipliaient. Si l’équation maghrébine se résout par une indépendance
accrue de la Méditerranée méridionale, dans un contexte de non-
belligérance avec l’Espagne, le cas de la Roumanie est beaucoup plus
sensible en ce qu’il modifie profondément la donne du conflit austro-
ottoman. Pour la première fois sans doute de leur histoire, Moldavie,
Valachie et Transylvanie unissent leurs forces sous un commandement
unique (Michel le Brave), relativement coordonné avec une offensive
autrichienne à l’Ouest. C’est au prix de grosses concessions adminis-
tratives que la Sublime Porte parvient à soustraire la Transylvanie de la
coalition et mater ainsi la révolte. La paix avec les Autrichiens est
signée à la hâte car, à l’Est, les Séfévides ont entrepris la reconquête de
l’Azerbaïdjan.
Les pertes territoriales signifient disparition de timars, déser-
tions, nouvelles bandes armées incontrôlées, troubles accentués en
Anatolie, conflits violents entre troupes régulières et irrégulières, excès
répressifs, etc., jusqu’à l’assassinat du sultan au cours d’une énième
révolte janissaire. C’est le sommet de la crise. L’énergie du nouveau
sultan (Murad IV), suivie de celles de deux grands vizirs (le père et le
fils Köprülü), va rétablir de mains de fer l’ordre impérial. Réformes de
la Cour, limitations du nombre et des prérogatives des kapikulus,
notamment en province, sanctions disciplinaires rigoureuses, contrôle
accru du trafic des charges, réorganisation des spahis et du système des
timars, protection des paysans, limitations des grandes propriétés (à la
seule extension sur des terres vierges : les tchiftliks), expéditions contre
les sekbans, réadaptations du système fiscal aux conséquences sociales
242
L'OUVERTURE DES OCÉANS, DÉCALAGES, ENLACEMENTS, FRAGMENTATIONS

de l’inflation, recours marqué à la Chari’a, alliances avec les Ouzbeks


(Transoxiane) contre les Séfévides, rétablissement de la suzeraineté
ottomane sur la Transylvanie… : c’est tous azimuts que la Sublime
Porte entend restaurer son empire. Mais elle ne peut ni réformer la
conjoncture économique internationale – le mouvement généré par
l’histoire occidentale est maintenant irrépressible – ni opérer une
révision de son modèle de développement qui bute à présent sur des
obstacles structuraux : c’est de fait une certaine vision de l’islam, voire
la société musulmane elle-même, qui sont ici mises en cause.
Le premier terme de l’alternative tient en une seule question :
l’Etat islamique est-il de nature belliciste ? Une analyse caricaturale des
conditions de sa fondation pourrait le laisser entendre. Mais, a contrario,
le développement de la société musulmane jusqu’aux Croisades –
quelque quatre cents ans… – a largement démontré la capacité de
l’islam à vivre en paix ; mieux : à générer progrès, richesse et justice
sociale : c’était évidemment inscrit dans ses prémisses. L’épopée
ottomane s’est, quant à elle, construite sur les ruines de cette prospérité,
pillée par les peuples des steppes dont ils provenaient eux-mêmes, et par
les Occidentaux, assimilés à des barbares incultes que les Turcs avaient
pour leur part cessé d’être, par leur soumission à la civilisation
islamique. Cependant, en plaçant le jihad non seulement en rempart
d’une nouvelle paix intérieure à reconstruire mais, encore, en source
budgétaire, l’État ghazi s’inscrivait dans une logique d’expansion
perpétuelle – mythique quête nomade du pâturage illimité – nécessaire à
ses équilibres internes. Tributaire de la dialectique imposée par les
Croisades, il fut de fait l’autre artisan inconscient d’un projet adverse
écrit bien moins en christianisme positif qu’en négatif de l’islam ; ou,
plus précisément, d’une réduction de celui-ci à un système
oppositionnel. Rien d’étonnant donc à ce que ce projet occidental, sitôt
qu’il atteint à une certaine cohérence – et c’est le fruit amer des
révolutions des 16ème et 17ème siècles – affecte simultanément, et l’État
ghazi, et la société musulmane : déboires guerriers, désordres
militaires ; inflation, ruine des petites exploitations agricoles et
artisanales, chômage, déficits chroniques du commerce extérieur, du
budget de l’État et donc à nouveau des armées. La boucle semble fatale.

243
GENS DU LIVRE

ABYSSINIE ET MUSULMANS

Situé au bord de la mer Rouge,, sur les hauteurs dominant la charnière entre
l’Eurasie méridionale et l’Afrique orientale, le royaume d’Aksoum, premier grand
État connu d'Afrique, a surtout prospéré par le contrôle des principales routes
maritimes de la sous-région et par ses accords privilégiés avec l’Égypt
gypte. Au début
du 4ème siècle, son Négus se convertit au christianisme qui devient religion offi-
offi
cielle bientôt adoptée par la population locale majoritairement juive et païenne.
Le développement de l'Islam au 7ème siècle menace son hégémonie maritime et les
escarmouches se multiplient de part et d’autre de la Corne d’Afrique, singulière-
singulièr
ment tempérées par l’accord global de paix instauré du vivant de Mohamed (PBL),
qui justifiait la soumission ordinaire au Négus des musulmans installés en
Abyssinie et autour de la Corne.. Mais la destruction du port d’Adoulis, probable-
probabl
ment par une escadre yéménite au milieu du 7ème siècle marque le déclin du
royaume.
Au début du 10ème siècle, une juive s’empare du pouvoir et rétablit le judaïsme
en religion d’État, guère suivie cependant par les populations monophysites
ou musulmanes. C’est probablement l’extinction de la lignée de cette reine qui
ramène au 12ème siècle une dynastie chrétienne au pouvoir, les Zagwés.
Zagw La structure
féodale de l'Empire offre alors aux seigneurs régionaux une relative autonomie,
dans un contexte de plus rudes et fréquents conflits avec les musulmans
usulmans depuis
l’entrée des Croisés en Égypte. Dans la seconde partie du 13ème siècle, commence
le long règne de la dynastie salomonide. Son fondateur, Yekouno Amlak, affirme
être le descendant en ligne directe de l'ancienne famille royale d'Aksoum
Aksoum, réputée
issue de l’idylle entre le roi Salomon (PBL) et la reine de Saba,, que les Zagwés
Zagwé
avaient remplacée sur le trône. Pendant presque trois siècles, le pays vit une
période de développement culturel, administratif et pluriconfessionnel,
confessionnel, dans un élan
d’extension territoriale aux dépends notamment des sultanats islamiques avoisinant
au Nord, à l’Est et au Sud. Au début du 16ème siècle, la révolte des musulmans de la
région d’Adal soudainement pressés d’impôts met l’Abyssinie à feu et à sang. Après
l’épisode lusito-ottoman (voir corps du texte), un équilibre entre chrétiens et
musulmans de la sous-région (Yémen et Corne d’Afrique) s’installe peu à peu
autour d’une collaboration économique dictée par l’emprise occidentale croissante
sur le commerce de l’océan Indien.

3ème siècle fin 15ème siècle


244
L'OUVERTURE DES OCÉANS, DÉCALAGES, ENLACEMENTS, FRAGMENTATIONS

Et cependant, peut-être parce qu’il est lui-même enfant de


l’adversité, l’État ottoman résistera plusieurs siècles encore. Dès le
décès de Murad IV, la conquête de la Crète, après quasiment soixante
ans de paix relative en Méditerranée, est ordonnée par les janissaires qui
dominent l’interrègne. Décision au demeurant ambiguë, sans profondeur
politique. Occuper les sekbans, ouvrir de nouveaux espaces d’émigra-
tion et de gestion timariote, réduire le piratage en mers Égée et
Méditerranée, ne pèsent en définitive aucun poids face au coût
démesuré de la guerre qui révèle, par ailleurs, celui d’une paix maritime
trop prolongée : la flotte ottomane a vieilli, n’a pas su, faute de finan-
cements accaparés par de plus terrestres priorités, se moderniser et ne
peut même plus prétendre à défendre ses propres côtes. Et cependant
encore, la conquête de la Crète est achevée, les Köprülü écartent le péril
vénitien à grands renforts d’alliances incongrues (notamment avec les
Anglais et les Hollandais qui s’affirment en nouveaux seigneurs de la
Méditerranée) : c’est bien l’antique adversaire, la vieille Sérénissime,
qui s’effondrera la première, moins épuisée par la guerre qu’étranglée
par la nouvelle donne du commerce international. Victoire ?

Certains grands commerçants se frottent probablement les


mains ; ceux-là même qui s’enchantaient déjà d’une dévaluation si favo-
rable à leurs exportations : arméniens et monopole de la soie ; juifs et
métaux précieux ; grecs et trafic céréalier. Qu’importe, à dire vrai, que
les nouveaux maîtres des mers soient anglais ou hollandais, du moment
que le commerce est assuré. Le 17ème siècle est en terres ottomanes et
perses le siècle des intermédiaires entre le monde musulman et le
monde occidental : l’argent, tout l’argent, et l’or passent entre leurs
mains. Ce sont eux qui raflent en conséquence les affermages de l’État :
douanes, impôts, frappe de la monnaie, céréales, bois, sel, cire, etc. Ce
sont eux qui fournissent les armées ; ce sont eux encore qui prêtent aux
endettés. L’exemple des relations intéressées entre juifs et janissaires
mérite ici d’être signalé. Les seconds ont pris l’habitude d’engager leurs
soldes futures chez les premiers qui leur dégagent en une seule fois une
somme rondelette mais inférieure, cela va sans dire, au cumul de leurs
émoluments. La pratique est générale, d’Alger à Belgrade, et laisse à
entendre d’autres arrangements dans les trafics d’influence, eux aussi
généralisés, malgré les mesures renouvelées de discipline administra-
245
GENS DU LIVRE

tive. La dévaluation a institutionnalisé une fracture de fait entre la


société intérieure qui dispose à présent d’une monnaie spécifique sans
valeur en dehors de l’Empire et la société intermédiaire où s’organise
l’import-export, en particulier le trafic international des « devises », l’or
et l’argent en l’occurrence. Société à deux vitesses, où les activités des-
tinées à l’exportation sont florissantes, alors que les autres périclitent,
où se creuse chaque jour un peu plus le fossé entre le luxe inouï des
classes privilégiées et l’indigence banalisée du peuple.
L’époque est à la concentration des richesses et à la puissance
croissante des minorités non-musulmanes : une potentialité de transfor-
mations sociétales ? Or rien ne bouge vraiment. Cette concentration ne
sert aucun investissement capitaliste, du moins en terres musulmanes.
C’est bien « ailleurs » que les bénéfices des dévaluations – au pluriel,
car la dépréciation cumulée de l’aspre, en cette fin de 17ème siècle, a
désormais dépassé les 300 % – se transforment en productions de biens.
Le cloisonnement communautaire, le sous-équipement technique et
l’imperium du capital circulant (fuyant donc, aspiré par de plus
énergiques tourbillons) s’opposent conjointement à l’élaboration de
nouvelles structures productives. Mais ce sont surtout les contestations
populaires, ordinairement soutenues par un Droit musulman fort bien
vulgarisé (les madaris islamiques se comptent alors en dizaines de
milliers dans tout l’empire Ottoman), qui obligent l’État à minimiser
partout l’impact de la rupture sociale générée par l’évolution
économique. À cet égard, une étude comparative des réformes quasi-
contemporaines des Köprülü à Istanbul et de Cromwell à Londres
situerait plus précisément ce dont il est ici question. On y remarquerait
notamment qu’une même tendance à l’établissement d’un régime
économique au profit des grands domaines se développe simultanément
dans l’empire Ottoman et en Occident : nous y voyons un indice
supplémentaire d’interférences financières beaucoup plus importantes
que ce que révèlent les analyses historiques habituelles.
Cependant constamment bridé par l’organisation juridico-
sociale et économique de l’islam, le développement capitaliste de
l’empire Ottoman ne pourra jamais se mettre en place, contraignant
l’État à une politique incertaine. Lorsqu’il garantit le contrat social
islamique, le système demeure attractif : l’appui des populations ortho-
246
L'OUVERTURE DES OCÉANS, DÉCALAGES, ENLACEMENTS, FRAGMENTATIONS

doxes en Crète ou en Morée contre les Vénitiens ou l’appel de la


noblesse (les magnats) et des paysans hongrois contre les Autrichiens
signalent la permanence d’une popularité bien évidemment relative aux
excès de leurs ennemis. Mais ces garanties ne sont plus supportables
dans le nouveau contexte international : balance commerciale en déficit
croissant, guerres ruineuses, bientôt désastreuses ; enclenchant à
nouveau la spirale connue : inflation, hausse des prix et des impôts,
corruption et népotisme, problématiques sekbane et janissaire, révoltes
populaires, répressions et réformes, encore et toujours, jamais décisives.
L’échec du second siège de Vienne, les défaites du Kahlenberg,
en Autriche ; Ofen et Zenta, en Hongrie ; les révoltes, dans les Balkans ;
la décisive perte, enfin, du verrou transylvanien ; marquent le déclin
irréversible de l’empire Ottoman. C’est maintenant l’habilité diplo-
matique bien plus que la puissance guerrière qui va le maintenir dans le
jeu politique des nations européennes et le traité de Carlowitz à
l’aurore du 18ème siècle paraphe la fin du rêve ottoman d’hégémonie
islamique mondiale. Aussitôt apparaît dans l’espace musulman une
nouvelle interrogation : l’islam peut-il – et comment – assumer sa
mission dans la nouvelle donne des relations internationales ?
Question au demeurant bien marginale, en ces temps de rétré-
cissement économique, dont bien peu, sinon prou, perçoivent les causes.
L’organisation du quotidien, la survie des uns, l’enrichissement des
autres, les rapports entre nomades et sédentaires, la gestion des aléas
climatiques, la santé physique et morale, individuelle et collective,
autant de priorités occupant l’esprit du plus grand nombre. Il y a bien
sûr des nuances et les considérations des très fortunés Yéménites ou
Omanais, aux prises avec les menées commerciales des Anglais et des
Hollandais, sont, hypothèse aisément admissible, assez éloignées de
celles des nomades mongols du khanat de Sibérie, confrontés à la colo-
nisation russe sur leurs pâturages. Mais dans les deux cas, comme
pratiquement partout au sein de l’Oumma de l’époque, c’est toujours
localement, au sein de groupes ethniques limités, que s’organise la
résolution des difficultés existentielles, sitôt que s’efface l’admi-
nistration des grands États. Truisme universel où transparaît cependant
une continuité spécifique aux sociétés musulmanes : ce fond civili-
sationnel constitue la trame de tout redéploiement futur. Divisée en une
247
GENS DU LIVRE

multitude de fils échevelés, se distinguant les uns des autres en positions


ethniques ou doctrinales éventuellement conflictuelles, celle-là s’enri-
chit d’une apparente entropie qui n’est en réalité qu’un moment
nécessaire de son histoire : la réunion du divisé est précisément le motif
essentiel de l’islam. L’éclatement des empires islamiques signifie une
nouvelle phase de gestation de la civilisation musulmane.
Réduits, les groupements nomades confédérés ; réduits, les
espaces contrôlés par les États et autres despotismes ; réduites dès lors
leur diversité culturelle et leurs marges de manœuvres politiques. Les
Sunnites quittent la Perse chiite ; les Chiites y affluent : chacun dis-
tingue et se distingue. On s’appuie sur le connu, les structures établies,
les valeurs sûres : l’époque est profondément conservatrice. Le
développement de dynasties d’oulémas et de cadis, que nous signalions
plus haut dans l’empire Ottoman, se généralise, notamment dans les
khanats sunnites de Khiva (capitale du Khwarezm), Boukhara
(Transoxiane) et Kokand (Takla-Makan) qui constituent une sorte de
filtre civilisé entre les nomades des steppes nordiques (Turcomans
kazakhs ou kirkhizes, Mongols dzoungares) et les derniers grands États
perse et moghole. On voit même apparaître, au sein des confréries
soufies où se recrutent la plus grande partie des oulémas, des
« dynasties de saints » appelés à conduire les destinées de générations
de « talibés » dociles et avides de la baraka de leur maître spirituel.
La conduite des affaires en est facilitée. Chefs tribaux et reli-
gieux forment une aristocratie soutenant variablement les ambitions des
princes. Quoique fréquents, les conflits entre les khanats n’en sont pas
moins limités et ne prennent vraiment d’ampleur que lorsque quelque
empire, Russe, Perse, Chinois ou autre plus occidental s’avise de les
alimenter. La paysannerie est normalement libre et, si les terres arables
manquent, les terres de l’État, voire du souverain, sont alors mises à
disposition. Les assemblées locales organisent les travaux collectifs
(routes, irrigations) et le partage des frais communautaires. Sous la
conduite de l’aristocratie précitée, de grandes propriétés awqafs
alimentent la gestion des madaris et la construction des édifices publics
(mosquées, caravansérails, hôpitaux). Régulièrement rachetés ou
affranchis, les captifs de guerre ; parfois, aussi, les endettés ; en
fournissent la main d’œuvre servile, soutenue éventuellement par des
248
L'OUVERTURE DES OCÉANS, DÉCALAGES, ENLACEMENTS, FRAGMENTATIONS

paysans libres qui cèdent alors jusqu’à la moitié de leur récolte au


bénéfice du waqf. Bien souvent, la fortune se jauge dans la capacité à
nourrir le plus grand nombre : ici, en sacs de grains ; là, en têtes de
bétail ; et partout la générosité, bien plus que la force, est le vrai signe
du pouvoir. Ce que nous disions de l’administration du Kanem-Bornu
autour du lac Tchad est intelligible pour le moindre ouzbek ou tadjik,
des rives de la mer d’Aral aux hautes vallées du Pamir : ce sont les
mêmes principes, nuancés des conditions spécifiques de chaque milieu
de vie, qui sont ici et là à l’œuvre.
Approfondissement de ces principes, choix ajusté des priorités,
respect des équilibres vitaux : des milliers de plus petites communautés
sans histoire s’attachent, en tel quartier du Caire, en telle vallée
caucasienne, en tel oasis du Takla Makan ou du Sahara, à retrouver dans
leur quotidien le goût d’une société musulmane accomplie. C’est en ces
groupuscules que les potentialités révolutionnaires, réactionnaires ou
progressistes, d’un islam actualisé, s’expriment avec le plus de vigueur :
numériquement proches des effectifs (une dizaine de milliers) de la cité
du Prophète (PBL), elles peuvent développer un modèle civique tout-à-
la-fois contigu à l’islam originel et inscrit dans la problématique de leur
lieu et de leur temps. Rares sont celles qui aspirent à imposer ailleurs
leur éventuelle réussite ; néanmoins, toutes portent le secret espoir
d’œuvrer à une réforme de portée universelle. Ce n’est pas nouveau.
Dès le premier siècle de l’islam, il y eut de ces petits groupements
indépendants dont fort peu connurent une quelconque notoriété. Mais
des mouvements aussi importants que ceux des Almoravides furent
issus de telles convergences, normalement animées par l’accord de deux
ou trois individualités d’exception sur une organisation sociale
immédiatement assimilable par cette trame civilisationnelle évoquée
plus haut. Tout peut aller très vite en islam.
Cependant, cette trame doit désormais composer avec une autre
à bien des égards contradictoire. Insensiblement, le déséquilibre des
échanges commerciaux avec l’Occident impose des dépendances qui
affectent jusqu’au quotidien des gens. De nouvelles façons de concevoir
le monde et le rapport à l’environnement s’emmêlent insensiblement
aux anciennes, surtout dans les grands centres urbains. Mais, de plus en
plus évidente, la suprématie occidentale n’est jamais analysée dans sa
249
GENS DU LIVRE

globalité, faute d’outils conceptuels appropriés, ni donc relativisée à


l’aune d’un regard conscient de sa différence. Trop de réactions se
situent en termes de pouvoir. Accepter ou refuser cette domination de
non-musulmans ? En intégrer quelque forme ou les rejeter toutes
catégoriquement ? Et lorsqu’éclatera la révolution thermodynamique
qui va toucher, nous l’avons souligné à la fin de notre seconde partie,
l’Humanité entière au plus profond de son intimité, personne, en terres
d’Islam pas plus qu’en Occident, ne semble en avoir saisi les enjeux
fondamentaux.

250
L'OUVERTURE DES OCÉANS, DÉCALAGES, ENLACEMENTS, FRAGMENTATIONS

EMPIRE OTTOMAN EN 1700

AUTRICHIENS HONGROIS RUSSES

PERSES

FRANÇAIS

ANGLAIS
ARABES

Aux tensions internes avec les Roumains, Grecs, Syriens,


Égyptiens, Palestiniens et autres Mésopotamiens, s’ajoutent
les appétits expansionnistes des Autrichiens, Hongrois, Russes
et Perses, tandis que se précisent ceux des Anglais et, derrière
eux, des Français qui entendent rattraper leur retard sur leur
rival maritime. L’éphémère succès des Vénitiens en Morée ne
peut plus cacher l’écroulement fatal des puissances occidentales
méditerranéennes : nouvelle étape du conflit Nord-Sud, avant un
tout autre avatar…

251
GENS DU LIVRE

252
IV

TRANSITIONS

253
GENS DU LIVRE

254
TRANSITIONS

Faut-il achever nos présents travaux en concluant sur une


antinomie irréductible entre l’islam et la modernité occidentale ? En
affirmant que la fragmentation est le mode opératoire de celle-ci et que
la réunification du divisé constitue le motif essentiel de celui-là, il
semblerait que nous ayons argumenté en ce sens. Mais qui se satisferait
de l’outrance d’une telle simplification ? Bien évidemment, de multiples
nuances s’imposent et leur rappel va nous permettre d’ébaucher les
grandes lignes d’une histoire commune des gens du Livre.

Distinguons, tout d’abord, plusieurs niveaux de sens. D’un point


de vue politique, l’art de diviser pour régner n’est certainement pas
l’apanage de l’Occident et l’histoire des empires musulmans recèle, on
l’a bien vu, de nombreux exemples de cette universalité. Les hommes
sont ainsi limités que, « chacun voyant midi à sa porte », s’impose bien
souvent à leurs communautés le secours d’une autorité décisive. Régner
peut ainsi apparaître en remède à la division. Où se situe la frontière
entre ces deux réalités du pouvoir ? La légitimité populaire et l’exercice
de la justice semblent ici les vigiles d’un équilibre d’autant plus
périlleux qu’augmente la population soumise à ce pouvoir. Le Christ
(PBL) eut probablement moins de soucis dans l’organisation commu-
nautaire de ses douze compagnons que Mohammed (PBL) dans la
conduite des quelques milliers d’habitants de Médine et celui-ci encore
moins que Moussa (Moïse, PBL) en celle des cent quarante mille juifs
errants dans le désert… Diversité conjoncturelle des fondations reli-
gieuses… A fortiori, les grands nombres qui font en croissant les grands
États développent fatalement une inhumanité grandissante.
255
GENS DU LIVRE

Dans quelles mesures les principes qui ont établi ceux-ci


permettent-ils de minimiser les aspects pervers de ceux-là ? Le fil
d’Ariane qui conduit de Venise à l’Angleterre de Cromwell est d’une
tout autre texture de celui quittant Médine pour l’empire Ottoman des
Köprülü. Mais que dire de ceux reliant Cordoue, Constantinople,
Istanbul et Paris ? Palerme, Ispahan et Saint-Pétersbourg ? Sans compter
les myriades de fibres tissées entre les côtes des mers Méditerranée,
Caspienne ou Noire : nous espérons en avoir suffisamment suggéré la
densité à l’attention de nos lecteurs pour que s’affine désormais leur
appréciation des courants politiques de l’Eurasie de l’Ouest. La fortune
des juifs d’Amsterdam n’a ni tout-à-fait le même goût ni le même
impact social que celle de leurs coreligionnaires de Salonique : deux
milieux de vie sont certes différenciés et c’est bien en Hollande
qu’apparaît Spinoza, en Turquie que se déclare Sabbataï Tsevi ; non le
contraire…

On conviendra ainsi que la réunification du divisé n’est pas non


plus l’apanage de l’islam. Non seulement toutes les religions du Livre
s’y sont, certes diversement, employées mais encore, bien des projets
athées, de l’humanisme laïc au plus tardif collectivisme communiste,
s’en prétendront les champions. Il y a cependant loin de la coupe aux
lèvres et les meilleures intentions, les systèmes les mieux pensés, se
sont bien souvent – parfois même, terriblement – égarés dans les
méandres de l’âme humaine, des intérêts privilégiés et des aléas
conjoncturels. La raison d’État aura banalement piétiné le « pouvoir du
peuple » – en grec, la démocratie – notamment en ses temples auto-
proclamés, et, en cette occurrence, c’est bien dans la mesure où les
peuples se sont appropriés le Droit positif inscrit dans les fondements
de leur religion que celle-ci a pu contenir les nécessités de la « chose
politique ». L’histoire du Droit – plus précisément encore : des
conditions de sa fixation écrite – définit en chacune des religions du
Livre l’étendue réelle de cette vigilance populaire sur les arrangements
des nantis.

D’autres l’ont noté avant nous : la domination de la « chose


marchande » sur la « chose politique » ne s’inscrit dans le discours
social qu’avec l’écriture d’un Droit laïc, aromatisé ou non de concepts
256
TRANSITIONS

religieux. De Constantin à Cromwell ou à Napoléon, l’histoire chez les


chrétiens en est fort longue et complexe, nous l’avons vu en grande
partie. Chez les juifs, cette intrusion est beaucoup plus violente, faute de
continuité politique autonome : entre l’État d’Hérode et la « Sionie » –
qu’on me pardonne ce néologisme qui entend réserver le nom d’Israël à
son légitime porteur 3, le doux prophète Jacob (PBL), et la qualification
d’Israéliens à ceux seuls qui s’en montrent les dignes successeurs, rares,
hélas, en Palestine – l’écriture des tardifs Talmuds n’aura guère été
enrichie par les royautés Himyarite et Khazare, le duché de Naxos, voire
les situations de ghetto en terres chrétiennes ou de dhimmi en terres
musulmanes. Mais, dès le milieu du 18ème siècle et jusqu’à nos jours,
cette discontinuité est passablement compensée par la présence juive à
la pointe du Droit laïc en terres chrétiennes, plus rarement musulmanes.
On pressent ici tout ce qu’il reste à élucider des développements de la
modernité dite judéo-chrétienne durant ces trois derniers siècles, avant
de songer à une quelconque conclusion de notre travail.

Il nous semble avoir beaucoup progressé, par contre, dans la


perception des nuances culturelles entre les trois religions du Livre,
dans leur rapport au monde. On aura suggéré combien les conditions
existentielles quotidiennes – du climat aux aléas de l’Histoire en passant
par le mode de l’économie – pèsent sur la structuration de la pensée. Ce
constat relativise-t-il l’impact des messageries prophétiques ? Nous
croyons plutôt – et certes : il s’agit bien là de foi – qu’il les éclaire en en
admettant une pluralité de lectures. La profondeur de la dialectique
« apparent-caché » a construit en terres musulmanes un tout autre
monde que celle « matière-esprit » dans l’aire chrétienne. Ici, le sens de
l’unicité du Réel, pourchassé par un trinitarisme intransigeant, s’est
réfugié dans la multiplicité des phénomènes, s’y engluant comme en un
marécage sans fond ; là, un non moins intransigeant monothéisme tend à
clore la quête conceptuelle dans l’apaisement d’une conscience en
pleine jouissance – quadrature ? – de ses limites. Le cheminement de la
pensée juive entre « élection-damnation » et « culpabilité-rachat », a
autorisé – autorise encore – toute une diversité de positionnements dans
un contexte quasiment constant d’ambiguïté sociale. Mais à l’heure où

3
Et, comme on l’a proposé dès l’entame du présent ouvrage, à l’ensemble sociétal fondé par sa
descendance.
257
GENS DU LIVRE

la question du rapport entre l’Homme – très concrètement : chacun


d’entre nous ; chacune de nos communautés ; des plus humbles aux plus
complexes – et le reste de l’écosphère devient inexorablement vitale, où
se situent les réponses religieuses ?

Cette dernière question dépasse largement notre présent cadre


d’études. C’est bien maintenant d’universalité dont il est question et il
nous faut entendre en cette occurrence tous les chants de notre planète.
Entreprise vertigineuse qui nous fait soudain entrevoir l’énorme
insuffisance de nos travaux. Ainsi l’Inde totalise au 18ème siècle autant
d’habitants à elle seule que toute l’Eurasie de l’Ouest et sa civilisation
(ses civilisations ?) a (ont), au bas mot, quarante siècles d’existence. À
ses côtés, la Chine porte un capital analogue, plus dense peut-être
même, au regard de sa structuration politique. La Mongolie, le Tibet, le
Japon, la Corée, l’Asie du Sud-est, l’Indonésie ; beaucoup plus tard,
l’Australie et la Nouvelle-Zélande : autant de mondes enchevêtrés dans
l’espace et l’Histoire, participants, au contact des deux géants orientaux,
d’une construction apparemment autre encore des réalités contem-
poraines… Au 18ème siècle, les chrétiens représentent moins de 1 % de
ces populations, soit plus ou moins 2 % de la Chrétienté mondiale ; les
musulmans, déjà près de 10 %, soit plus du tiers de l’Oumma ; les juifs,
quant à eux, s’y comptent en quelques milliers. Trois siècles plus tard,
plus de la moitié de la population mondiale vit dans ces espaces et les
musulmans en constituent 20 %, soit désormais plus de la moitié de
l’Oumma ; les chrétiens, 5 %, soit 8 à 9 % de la Chrétienté mondiale ;
les juifs, une centaine de mille, concentrés à plus de 90 % en Australie
(0,5 % de la population de ce pays).
Certes, ces statistiques sont à considérer avec prudence. Elles
sous-estiment généralement le poids des agnostiques, irréligieux et
athées (évalués à plus ou moins le quart de la population mondiale) et la
survivance de l’animisme, supposé assimilé en quasi-totalité, alors qu’il
entretient encore et à l’évidence de nombreuses situations syncrétiques.
Cependant et globalement, elles indiquent des tendances significatives
du poids relatif des trois religions du Livre dans le monde asiatique
augmenté des populations océaniques : plus ou moins un oriental sur
quatre. On doit donc entendre que l’histoire de ces espaces, c’est bien

258
TRANSITIONS

d’abord celle d’autres pensées, largement majoritaires quelle que soit la


diversité des situations locales (alors qu'à l'instar des Africains, neuf
indiens sur dix se réclament en 2006 d'une religion, moins d'un chinois
sur trois en fait de même...). Son étude se révèle particulièrement
importante pour les musulmans occidentaux (ici au sens de non-
orientaux) : elle est de nature à approfondir considérablement leur
perception de l’universalité de l’islam. Le fameux « Allez chercher la
science jusqu’en Chine s’il le faut » du prophète Mohammed (PBL) n’a
pas fini de distiller du sens…

On y découvrira en particulier des zones sémantiques de


convergence forte, élucidant en grande partie le très tardif et contraint
développement du capitalisme dans les espaces orientaux (ni la Chine ni
le Japon, où l'islam n'a jamais joué qu'un rôle discret et où le
développement civilisationnel atteignit de très hauts niveaux, ne
s'engagèrent, pas plus que les États musulmans, dans la voie extrême
empruntée par l'Occident : coïncidence remarquable). On y découvrira
surtout une autre version de l’altérité. Les rapports socio-politiques en
Eurasie orientale diffèrent sensiblement de ceux tissés en Eurasie
occidentale : il faudra impérativement étudier, méditer et valoriser cette
étonnante variation.

Le reste du Monde – Afrique noire et Amériques – a longtemps


constitué l'autre versant, largement non-civilisé, des sociétés humaines.
Les empires Inca et Aztèque, par exemple, y apparaissent en épiphé-
nomènes d'un système généralisé d'autonomie tribale, ponctué de
notables organisations fédératives (en Amérique du Nord, notamment).
Dans l'immense majorité des cas, les trésors d'humanité constitués par
les peuples de ces espaces n'ont pas fait l'objet de traces écrites ; sinon,
très tardivement. Aussi leur évocation scripturaire nécessite-t-elle un
effort particulier, une méthode d'investigations nécessairement dégagée
des schémas historiques classiques. Le piège serait ici de considérer
ces sociétés comme autant de pré-civilisations, « primitives » donc,
embryonnaires d'une évolution obligée, ainsi que s’en persuada Hegel.
Et certes : si toutes les civilisations sont issues de tels groupements, le
développement hors civilitas d'un nombre important de ceux-ci jusqu'au
20ème siècle démontre à tout le moins leur validité socio-écologique. On

259
GENS DU LIVRE

aura donc soin de mettre en évidence, partout où elles se sont épanouies,


la qualité et la maturité des équilibres générés par ces sociétés non-
civilisées.

Cela reconnu, l'Afrique et les Amériques apparaissent aujour-


d’hui difficilement lisibles, notamment d’un point de vue religieux – au
sens très élargi que nous avons donné à cet adjectif au long de ce
premier ouvrage – en dehors de leur relation avec l'Eurasie occidentale.
Partout les religions traditionnelles autochtones ont, essentiellement au
cours des trois derniers siècles, cédé le terrain aux religions du Livre,
même si les hybridations restent fréquentes (confréries soufies aty-
piques, églises harristes ivoiriennes, kimbanguiste au Congo, vaudous
brésiliens ou caraïbes, etc.). Si les chrétiens constituent 75 % de
l’Amérique du Sud, majoritairement catholiques (pour 3 à 4 % de
musulmans) et 55 % de l’Amérique du Nord, majoritairement protes-
tants (pour 6 à 7 % de musulmans), la poussée de l’islam en Afrique :
près de 70 % au Nord de l’équateur (pour 10 % de chrétiens) ; 15 % au
Sud (pour 60 % de chrétiens, avec une majorité relative de catho-
liques) ; dénote la vitalité d’une imprégnation de voisinage d’autant
mieux intégrée qu’elle profite d’une lassitude généralisée envers une
domination mondiale associée, quant à elle, à la civilisation « judéo-
chrétienne ».

Il n’est évidemment pas fortuit que 45 % de la population juive


mondiale résident aujourd’hui aux États-Unis, actuel champion de la
« démocratie sélective » (un humoriste s’interrogeant à ce propos
pourquoi diable les États-Unis, tant zélés défenseurs du « peuple sans
terre », n’ont à ce jour jamais proposé à l’ONU la fondation d’un 51ème
État, juif sur leur immense territoire fédéral ; à l’instar de Staline qui
donna tout un « territoire autonome » – Birobidjan, en Mongolie
extérieure – aux populations juives qui n’ont curieusement guère
peuplé, jusqu’à présent, ces « terres réellement sans peuple » ou si
clairsemé. Deux États juifs hors de la Palestine constitueraient pourtant
d'heureuses alternatives à la haine qu’une ONU manipulée par les forces
occidentales d’argent a imposé au Monde et l'occasion pour les juifs de
démontrer leur capacité à construire de vraies démocraties sous leur
égide ouvertement affirmée). Les excès d’un capitalisme débridé par la
260
TRANSITIONS

déroute de son faire-valoir soviétique prétendent aujourd’hui se


construire de nouveaux pare-feu en instrumentalisant le moindre extré-
misme islamisant. C’est inviter de fait tous les musulmans à révéler
enfin de véritables alternatives – et la nécessité de ce pluriel ne saurait
échapper au lecteur attentif – à la dictature de la « chose marchande ».
Ils ont, nous l’avons vu, de quoi puiser dans leur histoire. Auront-ils,
demain plus qu’hier, suffisamment médité leurs réussites et leurs
échecs, tout comme celles et ceux des autres civilisations mondiales,
pour atteindre enfin à cette acuité illuminatrice ? Dans le cas contraire,
ils porteraient une lourde responsabilité, en laissant le capital de
sympathie généré par la conjoncture des derniers siècles se dégrader en
déception vis-à-vis de l’islam…

Quant aux juifs et aux chrétiens, voire à ceux d’entre eux qui
ont tant désespéré de la religion de leurs pères au point de s’en dégoûter
de toutes, sont-ils condamnés à subir le poids d’une civilisation
dégondée, réduite à des slogans publicitaires, à de spectaculaires mises
en scène, camouflant une misère grandissante : ici, des cœurs et des
esprits ; là, des corps et des biens ? Les vœux pieux et les déclarations
d’intention suffiront de moins en moins à contenir les désordres générés
par une injustice mondialement institutionnalisée. Mesure-t-on alors le
degré de remise en cause et d’implication active que signifie le refus de
cette entropie ? La question prend toute son ampleur dans les
communautés chrétiennes du Sud où se développe une indépendance de
plus en plus affirmée vis-à-vis de leurs homologues du Nord ; indépen-
dance militante, engagée dans la trivialité des problèmes quotidiens ;
parfois même, dans la lutte contre le néo-colonialisme économique des
pays septentrionaux et de leurs représentants locaux.

Nous aurions donc pu intituler cette non-conclusion « trans-


missions », plutôt que « transitions ». On y aura en tous cas relevé
l’immensité du travail à accomplir. Certains auront peut-être des
difficultés à admettre d’y être invités par un musulman, arguant du
caractère « nécessairement » laïc de la science. Sans polémiquer sur
l’évanescence d’un tel argument, nous les encourageons bien au
contraire à réfléchir sur leurs propres fondements de pensée et d’acte, à
prendre l’habitude de les exposer sans détours, à apprécier la richesse de

261
GENS DU LIVRE

la franchise et des nuances, dans l’agencement des faits et des


convictions… Forcément inexactes : on ne peut être à la fois juge et
partie ; mais non pas forcément mensongères, les sciences humaines y
gagneront en clarté, peut-être également en humilité : précieux secours,
en ces temps hérissés de sectarismes. Et Dieu, certes, est Le Savant.

REPARTITION MONDIALE DES MUSULMANS EN 2006

262
V

BIBLIOGRAPHIE
EN LANGUE FRANÇAISE

Nous nous sommes efforcés de présenter, dans la mesure du


possible et de nos moyens, les études les plus accessibles au public
francophone dont au moins une œuvre de chaque savant cité dans
l'opuscule. On peut ainsi se rendre compte, en bonne partie, des lacunes
de notre bibliographie en langue française concernant des auteurs
probablement incontournables dans l'histoire universelle : une autre
montagne à gravir...

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Imprimé par El Menar – Nouakchott

ÉDITIONS JOUSSOUR ABDEL AZIZ


BP 6425 – Nouakchott – Mauritanie
Tél. : +222 36 30 89 39
Courriel : ahme65delmeki@yahoo.fr

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