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Titres parus
Rouillard, Christian, Isabelle Fortier, Éric Montpetit, Alain G.
Gagnon, De la réingénérie à la modernisation de l’État québécois,
2e édition, 2009.
Rouillard, Christian, Isabelle Fortier, Éric Montpetit, Alain G.
Gagnon, La réingénérie de l’État. Vers un appauvrissement de la
gouvernance québécoise, 2004.
Asie du soi, Asie de l’autre
Récits et figures de l’altérité
Asie du soi, Asie de l’autre
Récits et figures de l’altérité
Sous la direction de
Janusz Przychodzen
Préface. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1
« Tout le monde est heureux autour du buffet chinois »
Yves Laberge
Liminaire. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
Une appartenance orientale
Simon Harel
Présentation. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27
Visages et masques de la différence
Janusz Przychodzen
L’Autre continent . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 81
Le dérèglement des sens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 86
La Chose et le Réel. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 88
La polysexualité. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 98
Étrangère, Asie ?
Altérité et modernité dans le grand roman
d’espionnage de Pierre Saurel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105
Janusz Przychodzen
Bibliographie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 151
Préface
1. Raymond Boudon, Raison, bonnes raisons. Paris, Presses universitaires de France, 2003.
2/ Asie du soi, Asie de l’autre
Néanmoins, les romanciers d’ici ont parfois profité des images déformées et
des représentations inexactes qui existaient déjà à propos de l’Asie pour ajou-
ter des éléments imaginaires supplémentaires et complexifier d’autant plus
notre perception de cet « Extrême-Orient », comme on le disait autrefois.
Mais le Québec n’a pas l’exclusivité de ce mélange de fascination
et de distorsion du continent asiatique. Dans un essai méconnu, Sanda
Mayzaw Lwin démontre que le personnage du Chinois avait connu aux
États-Unis son summum d’étrangeté à l’époque où les lois américaines ten-
taient précisément de restreindre l’immigration en provenance de Chine,
à la fin du xixe siècle, comme en témoignaient les romans de Charles W.
Chesnutt (1858-1932). À leur propos, Sanda Lwin posait un diagnostic pré-
cis, que nous pourrions emprunter pour les études qui suivent : « Cette
matérialisation de la figure fantasmatique du Chinois contenait toutes
les anxiétés de cette autre fin de siècle face à une identité nationale en
devenir2. »
Dans les textes étudiés ici, le personnage venu d’Orient constitue
sous divers costumes ce qu’Andreas Huyssen nommait « l’autre absolu »,
figure héritée de la guerre froide et du post-colonialisme3.
J’estime, à la suite de Charles Horton Cooley et de George Herbert
Mead, que l’étude interdisciplinaire des imaginaires peut nous permet-
tre de comprendre des phénomènes sociaux réels. L’intérêt relativement
récent des universitaires pour la marginalité, l’hybridité, l’intertextualité
et les transferts culturels pourrait s’expliquer de diverses manières, à une
époque où les problèmes concrets liés à l’intégration des immigrants dans
plusieurs pays occidentaux font ressortir – de part et d’autre – la présence
de stéréotypes et de préjugés pouvant exister entre des cultures différen-
tes, artificiellement marginalisées dans de nouveaux contextes. Si « l’autre »,
« l’étranger », « l’immigrant » a de tout temps fait l’objet de préjugés à son
endroit, il faut également souligner le fait que celui-ci s’invente inévitable-
ment des stéréotypes à propos de sa nouvelle patrie et de ses habitants,
c’est à dire de « nous ».
2. Sanda Mayzaw Lwin, « “A Race So Different from our Own”. Segregation, Exclusion,
and the Myth of Mobility », dans Heike-Raphael Hernandez et Shannon Steen (ed.),
AfroAsian Encounters : Culture, History, Politics. New York : New York University Press,
2006, p. 17.
3. Andreas Huyssen, “Modernism at Large”, dans Astradur Eysteinsson et Vivian Liska
(ed.), Modernism. Volume 1. Collection “A Comparative History of Literatures in European
Languages”. Amsterdam, John Benjamins Pub Co., 2007, p. 59.
Préface — « Tout le monde est heureux autour du buffet chinois » / 3
On pourrait comparer les correspondances culturelles existant (sur
le plan symbolique) dans les récits et les productions imaginaires avec les
mouvements migratoires réels impliquant de véritables groupes humains.
Comme on le sait, avant même d’émigrer, beaucoup de futurs arrivants ont
déjà forgé, intérieurement, une vision plus ou moins idéalisée de leur terre
d’accueil, plus ou moins conforme avec les images vues (livres, magazines,
télévision), les récits entendus, en plus de tous les espoirs projetés dans cette
aventure partagée par tant d’expatriés. Même dans notre siècle caractérisé
par la mondialisation de l’information, les perceptions approximatives de
l’autre tiennent lieu de référence et sont parfois lourdes de conséquences
sur le parcours de bon nombre de vies humaines.
L’étude sociologique des préjugés doit souvent être justifiée, sur-
tout si celle-ci se concentre sur les contenus de textes littéraires, récits de
voyages ou autres productions imaginaires. Pourquoi s’intéresserait-on à
des perceptions fausses, parfois caricaturales ou si éloignées de la vérité ?
Autrement dit, pourquoi étudier les imaginaires sociaux et récits fictifs
s’ils ne correspondent pas exactement à la réalité ? Du point de vue métho-
dologique, une réponse possible réside assurément dans la cohérence de
ces représentations, qui sont inévitablement décalées et souvent négatives,
mais néanmoins constituées en une sorte de système imaginaire, orga-
nisé spontanément et sans consultation, de manière à offrir, d’un auteur
à l’autre, un univers plus ou moins exotique (ou apparaissant comme tel
à nos yeux) contrastant avec notre environnement immédiat et pouvant
montrer, imparfaitement et par opposition, nos propres particularités, nos
signes distinctifs, nos hantises et nos démons.
Un autre intérêt d’étudier la vision de l’autre réside dans le recul
temporel qui sépare notre lecture du contexte dans lequel ces textes ont
été rédigés. Après un demi-siècle ou plus, les conventions, le sens com-
mun, les choses que l’on ne peut pas dire changent et deviennent parfois
plus évidentes ou plus discordantes face à notre regard contemporain.
Autrement dit, certains de nos écrivains québécois ont jadis parlé d’un
autre continent, l’Orient, mais leurs observations ne seraient certainement
pas les mêmes aujourd’hui, même devant les mêmes phénomènes, parce
que leurs cadres interprétatifs ont été considérablement modifiés au fil
des générations. Leurs récits seraient inévitablement formulés d’une autre
manière, en s’attardant sur des aspects différents, soulignant l’originalité
de certaines pratiques sociales locales qui ne nous sont pas familières.
4/ Asie du soi, Asie de l’autre
6. Yang, Xiaomon, La Fonction sociale des restaurants en Chine. Paris, L’Harmattan, 2006.
Liminaire
1. Edward W. Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Seuil, coll. « La couleur
des idées », 2005.
8/ Asie du soi, Asie de l’autre
nous plonge dans un univers qui préfère aux racines les identités multiples ?
Voilà que l’identité américaine, qui nous permettait d’envisager des repré-
sentations symboliques puissantes (la souveraineté, la puissance économi-
que, l’impérialisme), n’est plus utile. À la figure positive de la modernité, il
faudrait opposer un monde d’ombres, de faire-valoir virtuels et d’impasses
cybernétiques.
Dans ces parages, la mort rôde. Elle prend l’aspect chatoyant d’une
identité en transit sur le Web, alors que l’éloge de la mobilité est somme
toute l’aveu d’un bien terrible arrêt sur image. Nous ne nous déplaçons
plus. Nous sommes soudés à ces formes technologiques (ipod, iphone, etc.)
qui prétendent nous faire mieux communiquer. À la manière des romans
de Don DeLillo ou des reportages hallucinés de Hunter S. Thompson 5,
l’Oregon Trail (autrefois célébrée par Jacques Poulin) est devenue un lieu
de mort. Cette perspective n’est pas réjouissante. Il faut croire que les cher-
cheurs et écrivains qui étudient le monde littéraire ont eu ce pressentiment
que la conquête heureuse du monde américain allait laisser place au cau-
chemar. Quant à nos représentations idylliques de pratiques et discours
interculturels, tout indique que cette assise, siège d’une hospitalité, est
en crise. Prolifèrent aujourd’hui les écrits sur l’invective, la méchanceté,
l’abjection, comme si un soudain ras-le-bol traduisait le sentiment d’une
inutilité détestable de l’intellectuel.
Si nous reprenons le propos d’Edward W. Said qui étudie les
diverses formes de l’engagement, nous reconnaîtrons un épuisement dont
témoignent les discours laudatifs sur l’interculturalité. Encore une fois,
le Québec affronte des mondes connus : l’univers atlantique de l’Europe
certes, sans oublier la sphère latino-américaine que nous aimons sans doute
parce qu’elle nous ressemble. À ce sujet, la prolifération des écrits qui trai-
tent des relations entre le Québec et le Brésil dans le domaine des lettres
est l’aveu d’une collégialité réelle entre chercheurs, mais aussi, ne l’oublions
pas, la mise en scène d’un miroir qui façonne ce que nous croyons être aux
yeux de l’autre.
Et l’Orient, que vient-il nous dire dans toute cette histoire ? Énigme,
singularité que nous ne pouvons capter d’un seul tenant, l’Orient est notre
5. Don DeLillo, Underworld, New York, Scribner, 1998 ; Hunter S. Thompson, Fear and
Loathing in Las Vegas : A Savage Journey to the Heart of the American Dream, New York,
Random House, 1971 ; Fear and Loathing : On the Campaign Trail ‘72, San Francisco, Straight
Arrow Books, 1973.
Liminaire — Une appartenance orientale / 13
nouvel eldorado. Ce phénomène n’est pas nouveau. À relire l’œuvre de
Joseph Conrad, plus récemment celle de Pico Iyer6, l’Orient s’annonce dans
sa toute-puissance économique et culturelle. Chez Conrad, le monde orien-
tal est parsemé d’avant-postes commerciaux, dans toutes les villes majeures
du littoral indien, chinois, indonésien. Conrad décrit un monde de ports,
d’expansion économique qui doit beaucoup aux routes des cargos, de la
marine à voile et à vapeur. L’univers conradien met en exergue la naissance
d’un impérialisme transnational qui tente, sans aucun complexe, de pos-
séder l’Orient, d’en faire une nouvelle colonie.
Cependant, Conrad perçoit que cette conquête est impossible.
L’Orient est une réalité énigmatique qui s’efface dès que l’on croit avoir
fait mainmise sur ses territoires.
Wang, dans sa province natale de Chine, avait peut-être été un homme d’une
cordialité agressive et sensible ; mais à Samburan, il s’était drapé dans un
flegme mystérieux et ne semblait pas s’offusquer si on ne lui adressait qu’un
seul mot à la fois, à un rythme qui n’atteignait pas la demi-douzaine à la fois.
Et il payait de retour. On peut supposer que s’il en éprouvait une contrainte,
il se rattrapait avec la femme alfuro. Il allait toujours la rejoindre dès que tom-
bait la première ombre du crépuscule, disparaissant soudain du bungalow, à
cette heure-là, comme une sorte de fantôme chinois insolite, agissant le jour,
avec sa veste blanche et sa natte7.
Japon n’est pas tant celui d’un pays qui n’a pas su mûrir que celui d’un pays qui
a intériorisé ses passions. Le monde public lutte pour être générique, réduire
la fiction et la confusion au minimum. L’individualisme s’épanouit derrière
les portes closes8.
au Québec. Phénomène qu’il faut noter : cette immigration fait place, chez
certaines communautés traditionnellement associées aux univers anglo-
phones, à une francisation accélérée. Sur ces questions, il faut faire preuve
d’optimisme. Dans une génération, nous verrons apparaître avec netteté
un Orient énoncé à la fois en français et en mandarin au cœur de cette
« Presqu’amérique » (Charlebois) que nous habitons.
Est-ce un vœu pieux que cette expression d’une reconnaissance
de l’Orient dans le contexte québécois, alors même que les grands pôles
économiques (de Hong Kong à Los Angeles) font jouer une mixité des lan-
gues et des cultures. Serions-nous, comme nous avons malheureusement
l’habitude de le dire, en retard d’une mode, d’une époque ? Ce n’est pas
mon point de vue. Si les forces vives de l’Orient ont eu peu de valeur dans
l’histoire récente du Québec (au contraire des représentations diasporiques
de l’univers haïtien, des univers africains, d’une judéité en redéfinition,
aujourd’hui mise en retrait avec l’augmentation de l’immigration en pro-
venance du monde arabe), il n’en ira plus de même à l’avenir.
À sa façon, le Québec rappelle assez, comme je le mentionnais
en introduction, ces blocs erratiques que décrivait Hubert Aquin. Peut-on
imaginer un Québec à la dérive qui s’avancerait peu à peu dans le passage
du Nord-Ouest ? Ce dernier tiendrait-il lieu de voie de circulation culturelle
et économique ? La suggestion peut sembler exubérante ; elle mérite cepen-
dant notre attention. À propos du passage du Nord-Ouest, son importance
économique a souvent été vantée. Le géographe Frédéric Lasserre écrit dans
« Le passage du Nord-Ouest : une route maritime en devenir ? » :
C’est que la perspective de voir un passage du Nord-Ouest, libre de glace de
façon pérenne l’été, implique des enjeux économiques considérables. Tout
d’abord, d’un point de vue commercial, il y a là un intérêt stratégique majeur :
la route entre l’Europe et l’Asie par le passage du Nord-Ouest est plus courte
de 26 % que par le canal de Suez, et présente un trajet trois fois plus court
que par le cap Horn9.
9. Frédéric Lasserre, « Le passage du Nord-Ouest : une route maritime en devenir ? », dans
La Revue internationale et stratégique, Paris, IRIS, no 42, été 2001, p. 148.
Liminaire — Une appartenance orientale / 17
et Jacques Cartier, c’est vers le nord du continent que Frobisher (1576-78),
Davis (1585), Hudson (1610), Baffin (1616), Ross (1818), Parry (1821) et Franklin
(1845) espéraient découvrir la route qui contournerait l’Amérique du Nord et
déboucherait sur les richesses de l’Orient. La carte le dit clairement : la route
par l’Arctique est de loin la plus courte10.
***
11. Michel Serres, Hermès V : le passage du Nord-Ouest, Paris, Minuit, 1981.
Liminaire — Une appartenance orientale / 19
l’expression composite d’une francophonie qui accepte désormais son jeu
de travestissements et de métamorphoses ? En somme, ce regard fasciné qui
fait la part belle au scintillement de la culture française (et plus largement
européenne) ne serait plus de mise. Il faut dire en effet que le cosmopoli-
tisme québécois n’est pas seulement européen.
Quel est notre avenir ? L’interrogation est lancinante. Elle trouve
place dans le domaine des arts et des lettres, puis dans les domaines de la
sociologie et de l’histoire. De Jacques Beauchemin à Jocelyn Létourneau,
des points de vue différents s’affrontent qui tentent de définir la singularité
de l’identité québécoise.
Dans tous les cas, ce discours fait la part belle à l’avenir européen
du Québec ou à son émancipation nord-américaine. Est-il possible que
l’Orient soit notre avenir ? La réflexion a de quoi surprendre tant je me suis
efforcé d’indiquer le caractère échevelé de cette filiation orientale. Bien sûr,
tout chercheur observera dans l’univers littéraire québécois des références,
des sources d’inspiration, des rappels historiques qui traitent de l’Orient.
Ce compendium ne saurait tenir lieu d’argument d’autorité. Sans qu’il soit
utile de mener de longues recherches, il est évident que l’Orient n’a pas
suscité chez nous de grandes fascinations. Quand ces dernières voient le
jour, l’expression de l’exotisme (de l’orientalisme) est apparente.
D’Alain Grandbois à Marcel Moussette12, il y a dans la littérature
québécoise une trame orientale. De manière décisive, l’œuvre de Robert
Lepage nous introduit à cet Orient dont le Québec pourrait profiter. Les
métamorphoses identitaires qui accompagnent le théâtre de Robert Lepage,
l’insistance donnée à la forme plastique, l’aveu d’une quête philosophique
en rupture avec l’Occident, traduisent ces « chinoiseries » qui sont peut-être
l’une des formes de la culture québécoise.
À ce sujet, j’ai exprimé l’importance de braconnages identitaires
dans la culture québécoise. J’entendais valoriser des formes de contre-
bande qui contestaient le principe de l’unité de l’identité québécoise. Si les
braconnages sont des formes mineures de bellicisme, des combats singu-
liers, souvent clandestins qui mettent en situation des espaces culturels
antagonistes, il convient de radicaliser la réflexion en cours.
12. Alain Grandbois, Les Voyages de Marco Polo, Montréal, Presses de l’Université de Montréal,
coll. « Bibliothèque du Nouveau Monde », 2000 ; Marcel Moussette, L’Hiver du chinois,
Montréal, XYZ Éditeur, 1991.
20 / Asie du soi, Asie de l’autre
13. Rémi Savard, Le Rire précolombien dans le Québec d’aujourd’hui, Montréal, L’Hexagone,
1977.
22 / Asie du soi, Asie de l’autre
14. « Le premier spectacle du Théâtre Balinais qui tient de la danse, du chant, de la panto-
mime, de la musique, – et excessivement peu du théâtre psychologique tel que nous
l’entendons ici en Europe –, remet le théâtre à son plan de création autonome et pure,
sous l’angle de l’hallucination et de la peur. […] En somme, les Balinais réalisent, avec
la plus extrême rigueur, l’idée du théâtre pur, où tout, conception comme réalisation, ne
vaut, n’a d’existence que par son degré d’objectivation sur la scène », Antonin Artaud,
« Sur le Théâtre Balinais », dans Œuvres (édition établie par Evelyne Grossman), Paris,
Quarto, Gallimard, 2004, p. 535.
Liminaire — Une appartenance orientale / 25
énigme. Est-ce que la réalité de migrations qui font se confondre l’Orient et
l’Occident possède un pouvoir de persuasion, si l’on s’en tient au domaine
social, plus manifeste que nos représentations imaginaires de l’Orient,
telles qu’entrevues par la lunette de la culture ? Il vaut la peine de se poser
cette question puisque nous avons la fâcheuse habitude de décréter que
la culture est une avant-garde qui nous permet de déceler des configura-
tions sociales inédites. La mise en relief de cet itinéraire d’enfant d’école
qui habite Montréal et qui séjourne en Chine lors du congé d’été ne relève
pourtant pas de l’exception.
Ainsi, le Montréal interculturel d’aujourd’hui se traduira, comme
c’est toujours le cas, avec un peu de retard, par une efflorescence de créa-
tions où l’Orient jouera un rôle bien réel. Il faut rêver à cette orientali
sation de la culture québécoise, de même qu’à une créolisation sans appel.
L’expression veut rendre compte d’une implication affective dans un cos-
mopolitisme montréalais dont il importe de privilégier le caractère compo-
site. Il n’est plus question, comme on l’entendait autrefois, de se cantonner
dans un arrière-pays linguistique (représenté par le discours social des
deux solitudes anglophone et francophone), mais de valoriser un trilin-
guisme qui est le signe d’un tournoiement culturel. Mandarin, cantonais,
punjabi, français et anglais sont ainsi les expressions d’une mosaïque bien
précaire.
Il n’est pas question, dans ce contexte, de cautionner le mythe du
multiculturalisme dont l’efficacité proverbiale (du moins aux yeux des poli-
ticiens) ne saurait masquer un discours mièvre à propos de la diversité
culturelle. Il n’est pas question de promouvoir une bénigne traversée des
cultures, l’expression d’un polyglottisme qui décrit un discours élitiste et
embourgeoisé. Il ne suffit pas de maîtriser les langues afin de prétendre
être un citoyen du monde. Le cosmopolitisme montréalais auquel je fais
référence est la conséquence de ce trilinguisme dont nous savons déjà
qu’il sera une facette du Québec de demain. Se déplacer dans les langues,
adopter des paroles étrangères qui nous semblent d’abord lointaines, voilà
l’expression de ce cosmopolitisme.
À cette étape de la réflexion, le lecteur aura sans aucun doute
exprimé un scepticisme résolu. Qu’en est-il, dans toute cette histoire, de
l’Orient qui semble être la piètre justification d’un propos personnel ? Où
sont les véritables Orientaux ? Existent-ils sous la forme de sujets, de com-
munautés, de personnes réelles ? À moins qu’il faille envisager ce discours
26 / Asie du soi, Asie de l’autre
Il n’y a pas d’éthique sans présence de l’autre mais aussi et par conséquent sans
absence, dissimulation, détour, différence, écriture.
4. Charles Taylor, Les Sources du moi. La formation de l’identité moderne, Montréal, Boréal,
2003, p. 577.
5. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 410.
32 / Asie du soi, Asie de l’autre
7. Edward W. Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Seuil, p. 324.
36 / Asie du soi, Asie de l’autre
8. Paul Ricœur, Réflexion faite. Autobiographie intellectuelle, Paris, Esprit, 1995, p. 81.
9. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 153. Les italiques sont de
l’auteur.
10. Ibid., p. 165.
40 / Asie du soi, Asie de l’autre
est aussi, dans une certaine mesure, malgré les apparences du contraire, la
nature des récits de voyage étudiés par Pierre Rajotte. Rappelons que, dans
ces deux cas, la faible réplique poétique au paradoxe identitaire est causée
consécutivement par la domination idéologique de la représentation et par
l’idéalisation naïve de l’autre, qui s’accompagne du refoulement du soi.
Toutes les études attirent l’attention sur le fait fondamental selon
lequel dans l’espace infini de « variations imaginatives11 » de l’identité nar-
rative que le récit de fiction engendre, le paradoxe de l’identité peut pren-
dre aussi bien des formes oblitérées que des formes qui rappellent que le
lien ombilical avec la différence est au cœur du « maintien [dialectique]
de soi12 ».
Janusz Przychodzen
et urbain du début des années 1980 et Le Dieu dansant, son premier roman
indien, publié une quinzaine d’années plus tard2 ?
Ce sont justement les différences de pratiques langagières dans
ces deux textes romanesques sur lesquelles je m’attarderai. Si je tentais de
bien mettre en évidence la spécificité de leurs stratégies linguistiques res-
pectives, je dévoilerais aussi des zones communes pour, en fin de compte,
montrer la richesse et l’originalité des pratiques de plurilinguisme de l’écri-
vaine, plurilinguisme étant entendu ici dans son sens bakhtinien en tant
que multiplicité des voix, des langues et des niveaux de langues3.
2. Yolande Villemaire, La Vie en prose, Montréal, Les Herbes rouges, coll. « Lecture en vélo-
cipède », 1980 ; Le Dieu dansant, Montréal, L’Hexagone, coll. « Fictions », 1995.
3. Voir Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1978.
Le plurilinguisme chez Yolande Villemaire : entre La Vie en prose et… / 43
Là, Lotte arrive et on dit t’as-tu vu Pink Lady, parce qu’au début du film,
justement, elle porte une robe lilas. Lotte dit comment ça ? On dit que ben
on pensait que c’était pour ça qu’elle avait mis sa robe afghane. Lotte dit
comment ça ? d’ailleurs c’est pas lilas ça, c’est mauve ; avant je portais du lilas
parce que je voulais qu’on me lise, maintenant je m’habille en mauve parce
que j’aime ça et que ça me mouve. Mais c’est quoi donc ce film-là ? Rose dit
que c’est le plus beau film d’amour qu’elle a jamais vu et Alice que c’est un
peu space-opera, un peu mélo, une sorte de thriller art déco et Celia que c’est
une sadhana tantrique. Nane se laisse tomber sur sa chaise et dit ben voyons
donc, ça se peut pas4.
It is difficult to puzzle out which sections are by the same narrator, difficult
to decide whether the narration concerns the main characters or characters
invented by them and whether we are not in fact reading one of the manu-
scripts they are engaged in writing8.
Qui écrit – toujours au féminin – ces bribes de manuscrits, ces lettres, ces
histoires continuellement en mouvement9 ?
On ne sut jamais qui répandit cette histoire. Elle donna naissance à la rumeur
qui voulait que le brahmane nouvellement arrivé à Chidambaram fût une
grande âme puisqu’il avait ignoré l’interdiction de s’approcher d’un hors-
caste.
13. L’épitexte auctorial public, c’est-à-dire les entrevues que Yolande Villemaire a accordées
après la publication du roman, un texte publié dans la revue Arcade (no 34, 1995, p. 72-76).
Je ne les reprendrai donc pas en détail.
Le plurilinguisme chez Yolande Villemaire : entre La Vie en prose et… / 47
que les rêves, les visions, les hallucinations et les prémonitions qui hantent
Shambhala et le maharadjah. En cela, le Dieu dansant s’apparente à La Vie
en prose dans cette façon du texte de ne pas progresser linéairement, mais
de se rabattre sans cesse vers une altérité narrative dans l’accumulation de
multiples récits imbriqués et enchâssés.
Les personnages du Dieu dansant, et tout particulièrement le héros
tragique Shambhala, participent à une conception aristotélicienne du per-
sonnage en tant qu’actants subordonnés aux avancées inéluctables de la
fable. Comme je l’ai dit, ils prennent très rarement la parole et quand ils le
font les phrases prononcées le sont souvent sous le mode de la répétition,
ce qui n’est pas sans faire écho aux mantras, aux prières et aux incantations
auxquelles ils consacrent beaucoup de leur temps : « Oh ! comme tu portes
bien ton nom, Shambhala ! Tu es une vraie source de joie mon petit, une
vraie source de joie14 ! » ; « Es-tu heureux petit ? Es-tu heureux15 ? » ; « La
colère te perdra, Achyûta, la colère te perdra16. » ; « Danser, ô Shiva, danser,
ô Nataraj, danser, même rien qu’une fois, une seule fois, danser devant le
guru17. » Au contraire, dans La Vie en prose, les personnages parlent beau-
coup et donnent même par moments l’impression de ne pouvoir cesser de
le faire. Helena M. da Silva qui a étudié les modalités de l’oralité dans le
roman explique le phénomène en ces termes :
Publié en 1980, La Vie en prose se situe à une époque où l’avènement d’une écri-
ture au féminin revalorisait ce qui avait été traditionnellement et péjorative-
ment nommé « le bavardage féminin » – soit la culture orale d’un groupe social
qui avait exercé peu de pouvoir sur la définition des grands canons littéraires.
Chez les écrivaines des années 70, il s’agissait souvent de faire entrer dans le
domaine public de l’écriture un discours oral féminin qui s’était surtout per-
pétué dans le privé et dont les préoccupations étaient liées à une expérience
concrètement vécue mais absente des archives de la culture classique18.
James Joyce dans Ulysse avait mis en scène les langues dublinoises du début
du siècle ou Carlos Fuentes, dans La región más transparente, celles de la ville
de Mexico des années 1950. Le Dieu dansant s’appuie plutôt sur une oralité
qui s’inscrit dans un temps dilaté, monumental, celui de la transmission
orale des récits et des histoires, celui également de la transmission des man-
tras védiques comme elle est pratiquée par les brahmanes de génération
en génération depuis des millénaires.
19. Alia Khalaf, « Le sujet féminin dans La Vie en prose de Yolande Villemaire et Jasmine
de Bharati Mukherjee », mémoire de maîtrise sous la direction d’Amaryll Chanady,
Université de Montréal, 1997.
Le plurilinguisme chez Yolande Villemaire : entre La Vie en prose et… / 49
d’affinement et de correction de la langue dont a fait l’objet le texte au
cours de sa genèse20. Et si Yolande Villemaire a rédigé une première ver-
sion manuscrite du roman lors de son séjour en Inde, c’est surtout après
son retour à Montréal qu’elle s’est adonnée à de nombreuses relectures et
réécritures du texte en bénéficiant d’un nouvel outil informatique, un Mac
Classic. D’ailleurs dans sa phase terminale, elle l’a lu entièrement à haute
voix au poète Claude Beausoleil qui lui a fait des commentaires et des sug-
gestions critiques. Résultat d’un long travail de polissage de la langue, Le
Dieu dansant est écrit dans ce qu’on appelle communément le français inter-
national, une dénomination qui pointe vers ce que Deleuze et Guattari ont
appelé « une langue déterritorialisée21 ». Mais le texte du Dieu dansant n’est
pas pour autant épuré puisque y advient un complexe travail de métissage
et d’hybridation linguistique. Ce travail est manifeste dans l’utilisation de
termes étrangers passés à l’usage dans la langue française et avec lesquels
nombre de lecteurs sont probablement familiers : par exemple, sari (hindi),
paria (tamoul), loukoum, babouche et soufi (arabe) et surtout les nombreux
termes d’origine sanskrit comme maharadjah, karma, brahmane, yogi, yoga
ou mantra. Aussi, un processus récurrent de métissage entre le français
et le sanskrit advient dans l’utilisation d’un lexique religieux que le texte,
qui postule un lecteur occidental non spécialiste en hindouisme, présente
en contexte ou explique lorsque nécessaire, tout en soulignant le plus sou-
vent son étrangeté par l’utilisation de l’italique. D’ailleurs la consultation
de l’avant-texte dévoile que Villemaire a réduit considérablement au cours
de la rédaction le nombre de ces termes. Parmi ceux conservés, mention-
nons darshan, atman, lingam, mûdrâs, dharma, akasha, kundalinî, Rudram, ou
Dîwalî, de même que quelques-uns des mantras explicités (écrits eux en
majuscules) : OM, SPANDA ou OM NAMAH SHIVAYA. Mais c’est sans
contredit par l’onomastique, c’est-à-dire les noms des lieux, mais surtout
les noms et prénoms des personnages que se produit tout au long du texte
le plus important et le plus fréquent dérèglement de la langue française
par le sanskrit, dérèglement qui constitue selon moi la plus grande diffi-
culté pour un lecteur peu versé dans cette langue. Ainsi, à quelques excep-
tions près comme Yasmine ou Aziz, qui sont des prénoms d’origine arabe,
22. Yolande Villemaire, Céleste tristesse, Montréal, L’Hexagone, coll. « La rose des temps »,
1997, p. 74.
23. Yolande Villemaire, Des Petits Fruits rouges, Montréal, XYZ, coll. « Hiéroglyphe », 2001,
p. 21.
Le plurilinguisme chez Yolande Villemaire : entre La Vie en prose et… / 51
en prose, qui se présente comme un plan dont la surface est recouverte d’une
multitude de noms de femmes. Certains de ces noms s’imposent par le noir
sombre de leur typographie ; ce sont des noms de personnages que nous
rencontrerons au cours du roman (par exemple, Noémie Artaud, Gloria
Olivetti, China Lady Mouse, Nane Yelle, Charlotte Arbour), lesquels sont
disséminés parmi une foule d’autres noms de femmes autant réelles que
fictives (Anaïs Nin, Germaine Guèvremont, Kate Millet, Bretécher, Erica
Jong, Gertrude Stein, Nicole Brossard, Odette de Crécy, Rachel-quand-du
hasard, Ines Pérée, Anna Karénine, Minerve, Arachnée, Cléopâtre, Rrose
Sélavy, Queen Victoria, Jeanne d’Arc, Anne Frank, Jane Fonda, Elizabeth
Taylor, Carole Laure, Bette Davis, Marilyn Monroe, Bionic Woman, Minnie
Mouse, Barbie…). La page couverture se présente donc comme un dédale
onomastique, une explosion nominale qui reflète bien l’abondance des
noms propres contenus dans l’œuvre. Car il suffit d’ouvrir le texte à presque
n’importe quelle page pour se rendre compte combien il n’en finit pas de
nommer : Lewis Furey, Goethe, Rimbaud, Antonin Artaud, Hubert Aquin,
Jésus-Christ, Nabokov et Todorov côtoient Superman, Jerry Lewis, Brigitte
Bardot, La veuve Clicquot ou Tintin.
L’étude de la genèse de La Vie en prose dévoile un phénomène éton-
nant. Le travail préparatoire, précédant la rédaction, a consisté principa-
lement en une activité exploratoire au niveau de la langue et du signe
linguistique, manifeste dans des pages et des pages d’anagrammes élabo-
rées à partir du titre de l’œuvre, des noms des personnages ou des lieux,
voire des patronymes et matronymes de l’auteure24. Pour bien concevoir
la productivité du travail anagrammatique de La Vie en prose, il importe
de saisir comment il s’inscrit dans l’ensemble des recherches postsaus-
suriennes qui se sont consacrées à l’étude de cette figure. Mentionnons,
pour mémoire, que Ferdinand de Saussure, avant de travailler à son Cours
de linguistique générale, s’était adonné pendant de nombreuses années au
déchiffrement anagrammatique d’un corpus poétique composé de poèmes
homériques, de vers saturniens et de textes sacrés de l’Inde. Dans 99 cahiers
de notes, encore en grande partie inédits, Saussure, alors qu’il réfléchit sur
le langage poétique ancien, formule et cherche à vérifier l’hypothèse selon
24. J’ai déjà discuté du travail anagrammatique dans la genèse de La Vie en prose dans mon
article « La Vie en prose de Yolande Villemaire ou la langue maternelle dans tous ses états »,
dans Littératures mineures en langue majeure. Québec / Wallonie-Bruxelles, sous la direction
de Jean-Pierre Bertrand et Lise Gauvin, Montréal, Bruxelles, Presses universitaires de
l’Université de Montréal et P.I.E.-Peter Lang, 2003, p. 135-143.
52 / Asie du soi, Asie de l’autre
25. Jean Starobinski, Les Mots sous les mots. Les Anagrammes de Ferdinand de Saussure, Paris,
Gallimard, 1971.
26. Jan Baetens, « Postérité littéraire des Anagrammes », Poétique, no 66, avril 1986, p. 217-
233.
27. Julia Kristeva, « Pour une sémiologie des paragrammes », dans Recherche pour une séma-
nalyse, Paris, Seuil, 1969, p. 174-207.
28. Jean Baudrillard, L’Échange symbolique et la Mort, Paris, Gallimard, 1976.
Le plurilinguisme chez Yolande Villemaire : entre La Vie en prose et… / 53
un « anathème », entendu ici dans son sens original d’ex-voto, c’est-à-dire
d’offrande votive :
Pour tout dire, c’est là, sur le plan du signifiant, du nom qui l’incarne, l’équivalent
de la mise à mort du dieu ou du héros dans le sacrifice. C’est désarticulé, désinté-
gré par sa mise à mort dans le sacrifice (éventuellement dépecé et mangé),
que l’animal totem, le dieu ou le héros circule ensuite, comme matériel sym-
bolique de l’intégration du groupe. C’est dépecé, dispersé en ses éléments
phonématiques dans cette mise à mort du signifiant, que le nom du dieu
hante le poème et le réarticule au rythme de ses fragments, sans jamais s’y
reconstituer en tant que tel29.
30. Yolande Villemaire et Danielle Constantin, « L’autre versant de La Vie en prose. Une entre-
vue génétique », Voix et images, vol. XXIX, no 2 (86), hiver 2004, p. 19.
31. Yolande Villemaire, « Pour une parthénogenèse de la parole “hystérique” (matrice
vierge) », La Barre du jour, no 50, 1975, numéro spécial « Femme et langage ».
Le plurilinguisme chez Yolande Villemaire : entre La Vie en prose et… / 55
une autre langue maternelle beaucoup plus archaïque, héritée de la Matrika
Shakti, qui dans la théogonie hindoue est mère du langage et force créatrice
de l’univers. Dans un texte intitulé « Une langue full québécoise » qu’elle a
lu sur les ondes de Radio-Canada, Villemaire, surconsciente du pluralisme
de sa pratique linguistique et du conflit originel qui fonde sa prise de
parole, déclare :
Je parle une version québécoise du français international, un français métissé,
contemporain, urbain, un français qui bat au rythme du monde. Je parle la
langue qui m’a été transmise par Évangéline Larose et Normand Villemaire.
[…] Je parle une langue toute déwrenchée entre les anglicismes de chantier de
construction de mon père et le bon parler français de ma mère32.
En effet, la langue dans laquelle elle écrit ne lui a pas été transmise
dans l’homogénéité et l’unicité, mais dans une tension entre le métissage
de la langue populaire parlée par son père et le désir de sa mère pour
une langue soi-disant épurée. L’impossibilité de résoudre cette tension
linguistique est racontée dans une anecdote du temps de l’enfance au sujet
d’un wrench :
J’ai à peu près huit ans et je suis dans la cuisine où mon père est en train de
réparer l’évier. La tête sous l’armoire, mon père me dit : « Lolande, va donc
me chercher mon wrench dans le garage. » En bonne petite Québécoise, fille
de menuisier, je sais très bien ce qu’est un wrench. Je descends donc dans le
garage chercher son wrench et je lui dis : « Tiens, papa, ton wrench. » Et là ma
mère, qui est dans la cuisine, intervient en disant : « Non, non, non, il ne faut
pas dire ce mot-là. » Alors polie, bonne fille et bonne élève, je dis : « Comment
on dit alors ? » Et ma mère ne le sait pas [rire]. Je me rappelle son air déconcerté
parce qu’elle vient de me dire ce qu’il ne faut pas dire, mais elle ne peut pas
me suggérer un substitut33.
32. Yolande Villemaire, « Une langue full québécoise », sur les ondes de Radio-Canada, émis-
sion Bouche à oreille, le 2 novembre 1997 ; repris dans Lettres québécoises, no 92, hiver 1998,
p. 9.
33. Yolande Villemaire et Danielle Constantin, « L’autre versant de La Vie en prose. Une entre-
vue génétique », op. cit., p. 20.
Écriture butô et altérité :
Kimchi d’Ook Chung
Ching Selao
1. Les articles et les communications sur Ying Chen ne se comptent plus et Lucie Lequin
a publié deux articles sur l’œuvre récente de Shimazaki. Quant à Chung, aucune étude
substantielle ne lui est consacrée, bien que son œuvre ait suscité de nombreux comptes
rendus et que Gilles Dupuis, dans un article analysant le topos du Chinatown dans Les
Lettres chinoises de Ying Chen, L’Enfant chinois de Guy Parent, et Tsubame d’Aki Shimazaki,
réserve quelques pages à Kimchi. Voir la bibliographie pour les articles de Lequin et de
Dupuis.
2. C’est Isabelle Porter qui, dans Le Devoir, écrit : « Deuxième ouvrage de Chung après
L’Expérience interdite, Contes butô est un recueil de nouvelles plutôt sombres, où l’on
retrouve des personnages aux expériences angoissantes et surréalistes » (Isabelle Porter,
58 / Asie du soi, Asie de l’autre
« Ook Chung remporte le Prix des Collégiens », Le Devoir, 17 avril 2004, p. A1). Précisons
qu’en plus des textes de fiction, Chung est l’auteur d’un essai sur Jean-Marie Gustave
Le Clézio.
Écriture butô et altérité : Kimchi d’Ook Chung / 59
étant donné leur penchant pour les imaginaires sombres et cruels et pour
les personnages marginaux. La verve ironique et acérée de l’auteur de
Kimchi, surtout dans ses plus récents écrits, n’est de fait pas étrangère à
celle de Lê, cette « professeur[e] de désespoir » que Nancy Huston place aux
côtés, entre autres, des Beckett, Cioran et Kundera dans son dernier essai3.
« Difficiles » et « noirs » sont à cet égard des épithètes souvent employées
pour caractériser les livres de Chung autant que la plume prolifique de
Lê4. Tous deux férus d’écrivains japonais qui ont été fascinés, attirés et
ensuite rebutés par le mode de vie et les valeurs généralement associés à
l’Occident, Chung et Lê explorent dans leurs écrits un mal de vivre puisant
dans les questionnements identitaires et existentiels des âmes perdues et
solitaires. Dans Nouvelles orientales et désorientées, Chung révélait déjà les
principaux thèmes qui allaient jalonner son œuvre : la solitude, la mort, le
sentiment d’étrangeté, l’exil, l’interdit de l’inceste, la cruauté de la création,
l’emprisonnement du corps et le retour au pays natal. Une phrase d’un
des personnages de ce recueil, un ancien catcher du métro dont le travail
consistait à sauver les suicidaires, dévoile particulièrement bien le caractère
butô des livres à venir : « Maintenant, je sens que l’abîme me tutoie5. »
7. Akihiro Osawa, « Origines et filiations », Scènes. Revue de l’Espace Kiron, premier numéro
spécial intitué « Buto », no 1, mars 1985, p. 11-12.
Écriture butô et altérité : Kimchi d’Ook Chung / 61
morte et n’a subsisté que son ridicule, et ce n’est plus qu’un objet de raille-
rie8. » L’attirance de Shunsuké pour le mal, née de l’amertume du dégoût
et du mépris que suscite son apparence physique, le pousse à manipuler
le jeune Yûichi à tirer profit de sa beauté en faisant souffrir les hommes
et les femmes qui tombent amoureux de lui. Or, chez Chung, le mal ou le
vice qui rongent ses personnages naissent le plus souvent de la solitude et
moins du désir de vengeance qui anime l’écrivain misogyne de Mishima.
Dans Kimchi, ce n’est pas tant le mal ou le vice qui attirent le narrateur que
l’abîme où mène la solitude et, en cela, Chung rejoint, malgré certaines
différences, le grand écrivain japonais.
Solitude et butô vont en effet de pair et ce dernier, pour emprun-
ter les termes de Mishima, pourrait être décrit comme l’expression d’une
œuvre mettant en valeur la « beauté négative », « celle qui est imprévue,
inquiète, néfaste – celle qui est malheureuse, immorale, anormale9 ». Dans
Kimchi, un discours de sourde révolte lié à l’expérience migrante se dégage
en filigrane de cette notion de beauté négative. Nettement plus autobiogra-
phique que ses autres textes, ce roman raconte, entre autres, la « cadavérisa-
tion » identitaire à Montréal d’O… Kim, le narrateur, et la (re)découverte de
ses origines coréennes non pas en Corée mais au Japon. S’inscrivant dans
l’esthétique butô dans la mesure où son écriture relève des ténèbres, de la
perte, voire de la défaite, Kimchi interroge par ce fait la normalisation, pour
ne pas dire la complaisance du discours littéraire, récemment critiquées par
Simon Harel dans Les Passages obligés de l’écriture migrante, sur la libération
euphorique de l’expérience exilique. Commentant l’attente des lecteurs,
Harel écrit, sur un ton mordant :
La communauté d’accueil ne veut pas être réveillée de sa somnolence confor-
table. Qu’il écrive, ce sujet, énoncera-t-elle, du moment que cette violence ne
m’est pas imposée, que je n’aie pas à transiter par les voies du trauma, du
silence et de l’effroi. Qu’il écrive, ce sujet, du moment qu’il ne quitte pas ce
chemin de l’écriture migrante. Mais s’il fallait que quelque chose soit traduit,
sois transmis à la parole majoritaire, l’on verrait surgir l’insupportable affect
de haine. Quoi ! Cet écrivain migrant n’est pas un passeur, un voyageur ? Le
panorama qu’il me propose n’est pas un miroir complaisant10 ?
8. Yukio Mishima, Les Amours interdites, traduit du japonais par René de Ceccatty et Ryôji
Nakamura, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1989, p. 447-448.
9. Ibid., p. 13.
10. Simon Harel, Les Passages obligés de l’écriture migrante, Montréal, XYZ Éditeur, 2005,
p. 63.
62 / Asie du soi, Asie de l’autre
11. Béatrice Picon-Vallin, « Avant-propos », dans Butô(s), Odette Aslan et Béatrice Picon-Vallin
(dir.), Paris, CNRS Éditions, 2002, p. 12.
12. Odette Aslan, « Introduction », dans Butô(s), ibid., p. 16.
13. Ook Chung, « Linda Lê, “tueuse en dentelles” », Liberté, no 212, avril 1994, p. 159.
14. Jean-Marc Moura, Exotisme et lettres francophones, Paris, Presses universitaires de France,
coll. « Écritures », 2003, p. 18.
15. Ook Chung, Kimchi, op. cit., p. 170.
Écriture butô et altérité : Kimchi d’Ook Chung / 63
biographique, parcourir assidûment ces dernières années son continent
d’origine « pour aller au-delà de l’altérité » et « chercher le dépaysement16 »,
pour le narrateur de Kimchi, aller au-delà de l’altérité passe d’abord par
une reconquête de ses origines et par une forme de renaissance qui lui
permettra, par ricochet, de se réconcilier avec ses différences. Car il a beau
affirmer que « l’Orient et l’Occident luttent en [lui] depuis toujours17 », les
années de solitude, de ce que lui-même appelle les années de « mort » de
son adolescence ont fait en sorte qu’il a refoulé, pour ne pas dire « tué », la
part orientale en lui.
Mort identitaire
Ridiculisé à cause de ses traits asiatiques, bouc émissaire de ses
camarades de classe18, O… Kim n’est pas loin de penser que les marques
du lointain qu’il porte sur son corps sont autant de traces d’« infirmité »,
de « déformation » qui le rendent risible et grotesque aux yeux de jeunes
Québécois. Le rejet de sa différence, qui provoque chez ses camarades de
classe « les croche-pieds, les grimaces assassines, les deux index étirant
l’épicanthus des yeux, les insultes onomatopéiques et les diphtongues acé-
rées…19 », n’est pas sans faire écho à l’exclusion vécue par sa mère au Japon,
même si celle-ci était « une Coréenne-Japonaise de deuxième génération20 »,
à qui on faisait « bien sentir qu’au fond elle porterait toujours sur elle ce
parfum de kimchi comme une étoile jaune21 ». Dans le cas du fils, ce n’est
pas l’odeur du kimchi, ce « symbole national de la cuisine coréenne22 », qui
lui colle à la peau comme une étoile jaune mais ce qui ne se « lave » pas, à
savoir son physique asiatique. Si la situation des Coréens au Japon, ouverte-
ment discriminés et parfois massacrés sous de fausses accusations comme
ce fut le cas lors du tremblement de terre de 192323, et celle des Juifs sont
16. Jules Nadeau, « Ook Chung : la vie est un match de sumo », La Presse, 17 avril 2004,
p. F2.
17. Ook Chung, Kimchi, op. cit., p. 17.
18. Ibid., p. 160.
19. Ibid.
20. Ibid., p. 68.
21. Ibid.
22. Ibid., p. 64.
23. Aki Shimazaki, au fil de la narration de Tsubame, relate le massacre des Coréens, injuste-
ment accusés de vols, d’empoisonnements, de viols, à la suite du tremblement de terre
survenu en 1923 dans la région de Kantô ; hommes, femmes, enfants ont été tués par
centaines.
64 / Asie du soi, Asie de l’autre
26. Ibid.
27. Ibid., p. 159.
28. Ibid., p. 120.
29. Ibid., p. 117.
66 / Asie du soi, Asie de l’autre
de 20 ans opéré par des chirurgiens qui ont retiré un fœtus mort-né de son
ventre –, qu’elle portait en elle un corps étranger, à la fois intrus et double
d’elle-même :
Ma patrie, je la porte comme ce jeune paysan portait le fœtus de son jumeau.
C’est un lien monstrueux. Un lien où le pays natal, le jumeau donc, est couvé
et étouffé, reconnu et dénié. Et finalement porté comme on porte un enfant
mort. Ce lien monstrueux commande mon rapport à cette autre patrie, la litté-
rature, qui naît de l’obsession d’une tare, d’une malformation, et qui s’adresse
à un double30.
Dénaissance et renaissance
De par la douleur qu’il exprime, Kimchi témoigne de ce que le
grand écrivain défunt Émile Ollivier appelait la migrance, un néologisme
que l’auteur et professeur qui se disait québécois le jour et haïtien la nuit
a forgé pour indiquer le lieu de souffrance (liée à la perte des « racines »,
de la terre natale, de la langue maternelle) et, à la fois, de vigilance que
représente la migration31. Cependant, à la différence d’Ollivier qui recon-
naissait la douleur exilique et les tensions interculturelles mais insistait, et
ce, autant dans ses textes critiques que dans son œuvre romanesque, sur
les foisonnements identitaires que permet le contact avec l’Autre, Chung
place son roman sous le signe de la perte et du désespoir que causent le
30. Linda Lê, Tu écriras sur le bonheur, Paris, Presses universitaires de France, coll.
« Perspectives critiques », 1999, p. 330.
31. Émile Ollivier, Repérages, Montréal, Leméac, 2001, p. 119. Les guillemets au mot « racines »
ne sont pas ici sans importance puisque Ollivier emploie ce terme avec vigilance, car « la
notion de racine convient aux arbres et non aux êtres humains » (p. 26).
Écriture butô et altérité : Kimchi d’Ook Chung / 67
regard et les actes d’autrui. Se profile à travers Kimchi un aveu à peine
audible d’un désir de « désécrire les pages tristes de [s]on exil32 » et l’idée,
plus clairement affirmée, que « l’écriture, en fin de compte, ne sauve que
pour mieux nous perdre33 ». Alors qu’elle permet à O… Kim de se révéler et
en quelque sorte de renaître, ce dernier avoue du même souffle être « venu
à l’écriture par suite d’une certaine infirmité face à la vie34 » qui l’aurait
poussé à célébrer les ruines et à cultiver « l’esthétique du sombreur35 ». Dit
autrement, le narrateur est un professeur de désespoir en devenir, pour
reprendre l’expression de Huston, qui, en réaction aux années de mépris et
de dégoût suscité par son corps et ses traits, a nourri une attirance pour les
beautés marginales et un penchant pour les personnages butô, c’est-à-dire
« les éclopés, les handicapés, les naufragés de la vie36 » auxquels s’identifie
son tempérament des « ruines ».
Dans Kimchi, la répétition du mot « ruine » est liée à l’esthéti-
que butô et s’inscrit dans l’atmosphère de l’après-guerre dont les traces
seraient encore visibles au Japon. Si Chung met en lumière les décombres
de Hiroshima et de Nagasaki dont les conséquences physiques et mentales
ont été désastreuses, certains spécialistes, en revanche, nuancent l’impor-
tance de ces deux catastrophes dans la création du butô :
Le succès du butô, écrit par exemple Odette Aslan, s’est peut-être construit
sur un malentendu : un sentiment latent de culpabilité (Hiroshima, Nagasaki)
dans l’inconscient collectif des Européens, face à un langage corporel mal
décodé. Devant des signes énigmatiques, les Occidentaux émirent du sens. Les
visages blanchis et grimaçants, les corps nus parsemés de débris et convulsés
ne pouvaient, dans leur esprit, avoir été inspirés que par l’explosion atomique,
et le cycle éternel de la mort et des renaissances ne pouvait évoquer qu’une
fin du monde après un cataclysme nucléaire. […] Or le butô a surgi en 1959,
sur fond de croissance économique et d’émeutes contre le renouvellement du
traité de sécurité nippo-américain, il exprime le malaise d’une société qui a
perdu ses valeurs traditionnelles, il s’inscrit dans la rébellion des avant-gar-
des artistiques du moment, même s’il n’est pas exempt de la trace de tous les
traumatismes du passé37.
32. Ook Chung, Kinchi, op. cit., p. 22. Les italiques sont de l’auteur.
33. Ibid., p. 156.
34. Ibid.
35. Ibid.
36. Ibid., p. 171.
37. Odette Aslan, « Introduction », Butô(s), op. cit., p. 24.
68 / Asie du soi, Asie de l’autre
Chez Chung, tout comme chez Lê, la notion de dénaissance n’exclut en rien
celle de renaissance ; au contraire, les deux semblent inextricables dans
leur œuvre.
Le parcours d’O… Kim le mène vers une conception de la mort,
à mi-chemin entre Orient et Occident, où celle-ci représente à la fois une
fin et un renouveau, un entrecroisement à l’image de la personne hybride
qu’il est.
La mort était une impasse, soit, mais il fallait trouver un moyen de recanaliser
cette force vitale dévoyée et de l’orienter vers la vie, et cette orientation devait
passer par une nécessaire plongée dans la noirceur avant de remonter à la
surface du jour. Je pressentais obscurément que mon propre salut dépendait
de cette descente et de cette remontée. Quelque chose demandait à être détruit
et à renaître45…
43. Pascal Quignard, Vie secrète, cité par Odette Aslan, « Introduction », ibid., p. 21.
44. Linda Lê, Le Complexe de Caliban, Paris, Christian Bourgois, 2005, p. 148.
45. Ook Chung, Kimchi, op. cit., p. 43.
46. Ibid., p. 171.
70 / Asie du soi, Asie de l’autre
l’écriture, c’est par cette danse que le narrateur vit sa renaissance. Lors
d’une séance d’improvisation du butô où il est invité à participer, ce dernier
pénètre dans l’univers du « ankoku butoh47 » comme dans un giron mater-
nel. L’expérience vécue au terme de cette séance est ainsi dévoilée par le
narrateur : « Mon corps, d’abord recroquevillé, était maintenant agité par
de timides mouvements vers l’extérieur. Je savais ce qui se passait en moi :
j’étais en train de redécouvrir l’élasticité du temps, envoyée par les morts.
J’étais en train de renaître48. » Cette renaissance parmi les figures d’altérité
par excellence, en proie à des convulsions et à des révulsions et refusant
l’altération du conformisme social, met en scène ce que Daniel Castillo
Durante a nommé le concept de « dépouille », c’est-à-dire une pratique de
dépétrification de l’altérité, une forme artistique « hantée par la perte » et
affichant une « volonté de ne comprendre le monde qu’avec ses restes49 ».
Cette esthétique de la perte et des restes, à laquelle appartient l’écriture de
Chung, peut d’abord sembler pessimiste, voire morbide, elle n’en est pas
moins une tentative de mettre autrement en scène l’altérité et de sortir de
ses représentations figées et stéréotypées.
Contrairement aux années d’adolescence où l’insulte et l’appropria-
tion de sa différence le pétrifiaient, le narrateur désormais adulte de Kimchi
s’emploie à offrir un portrait dépétrifiant de sa différence réappropriée,
et ce, sans tomber dans une représentation exotique, au sens restreint et
non segalenien de ce terme. Un peu comme dans Les Amours interdites de
Mishima, la renaissance d’un Soi passe ici inévitablement par un Autre.
Mais tandis que l’écrivain Shunsuké, dont « la laideur forçait à détourner
le regard50 », espère renaître à travers la beauté remarquable et presque
irrésistible de Yûichi, l’Autre de sa laideur et de sa vieillesse, le narrateur
de Chung renaît à travers des figures d’altérité qui lui « ressemblent » ou,
du moins, ressemblent à la perception de la différence marginale qu’il a
nourrie de lui-même depuis son adolescence. Bien que le butô soit une
danse de l’abîme, il est également une esthétique qui lutte contre l’abîme
puisqu’il implique une renaissance du sujet. De même, l’écriture de Chung,
51. Nancy Huston, Professeurs de désespoir, Arles, Actes Sud, 2004, p. 346. Les italiques sont
de l’auteure.
52. Ook Chung, Kimchi, op. cit., p. 220.
53. Ibid., p. 21.
72 / Asie du soi, Asie de l’autre
s’en défaire par la suite. À l’instar des grands écrivains japonais mentionnés
ci-dessus et du créateur du butô, Hijikata, qui se sont imprégnés de culture
européenne avant de la rejeter et de la dénoncer, le narrateur de Kimchi s’est,
pendant de longues années, frotté à la culture occidentale avant d’entre-
prendre un « retour aux sources ». Mais ce « retour aux sources » se trans-
forme plutôt en un retour vers l’Autre, vers un Autre soi-même.
L’Autre soi-même
Quoique la révélation de sa paternité est d’une importance consi-
dérable – le roman s’ouvrant à cet égard sur une promenade au Chinatown
de Yokohama en compagnie de Yuki et se refermant sur l’attente de sa fille
qui vient boucler la narration –, c’est le lien qu’entretient O… Kim avec une
autre gamine prénommée Amy qui est particulièrement révélateur. Dans
la relation qui s’établit entre eux se dessine le miroir inversé de la honte de
chacun(e), la rencontre de deux figures d’altérité se reconnaissant dans leur
solitude. Si, au Québec, le narrateur a incessamment droit à la désagréable
onomatopée « Tchinn-tchinn !54 » à laquelle peu d’Asiatiques échappent, au
Japon, la petite Amy, de mère japonaise et de père américain, s’enferme
dans la demeure maternelle afin d’éviter les insultes de ses camarades de
classe. D’emblée, O… Kim voit en Amy son propre reflet inversé : « Miroir
de ma propre enfance. Physiquement, Amy était l’Ennemi au visage blanc
qui avait saccagé mon adolescence. Et moi j’étais l’Ennemi d’Amy, celui qui
la ridiculisait en classe en la traitant de sale gaijin [étranger/étrangère]55. » À
Montréal comme à Osaka, la différence est bafouée, l’altérité provoquant,
du moins dans ces deux cas, un mouvement de rejet qui appelle la moque-
rie, une exclusion nivelant la possibilité du Divers qu’ont prônée Victor
Segalen et, plus récemment, Édouard Glissant56.
Victime d’un physique non atténué par un quelconque mélange, le
narrateur incarne pour Amy les traits « purs » convoités dans son désir de
se fondre dans la masse japonaise, tandis que l’enfant métisse symbolise
pour O… Kim les traits occidentaux inaccessibles qui auraient pu le rendre
invisible dans la société québécoise. Or, de manière tout à fait intéressante,
Sans fin et sans début, cette identité sous la menace constante du tremble-
ment et de l’écroulement trahit une vulnérabilité comparable à l’écriture
même de Chung qui, à son tour, participe de ce que François Paré a appelé,
dans Les Littératures de l’exiguïté, une pensée de la fragilité, une pensée qui
s’érige contre l’assurance et la suffisance du repli identitaire et culturel.
Selon Paré, ce n’est qu’à partir de ce genre de vulnérabilité à l’inté-
rieur de la réflexion critique que l’altérité se laisserait approcher, peut-être
même saisir. À ce propos, la toute dernière phrase de son ouvrage se lit
comme suit : « […] me situant, dans ce discours fragile qui m’intéresse, en
dehors des assises de l’éternité, je ne puise pas au savoir de la notoriété. Les
littératures de l’exiguïté n’ont, pour richesse ultime, que le mot peut-être68 ».
Fragile, toujours menacée, la narration de Chung, tout comme l’identité
de son narrateur, se situe, pour emprunter les beaux mots de Paré, « aux
abords de la disparition et du silence69 ». Différemment, c’est aussi ce lieu
vulnérable, frôlant le vide et le silence, que traduit la danse du butô par
l’entremise d’un imaginaire difficilement saisissable que tente, sinon de
saisir, du moins de refléter la plume de Chung.
En somme, s’il est vrai que le « butô est la danse d’un cadavre
cherchant désespérément à se tenir debout, mais [que] celle-ci n’a rien de
morbide70 », Kimchi est un roman mettant en scène un homme dont l’identité
a déjà été cadavérisée, mise à mort dans une flaque d’eau boueuse, et qui
66. Miryam Sas, « De chair et de pensée : le butô et le surréalisme », dans Butô(s), op. cit.,
p. 50.
67. Ook Chung, Kimchi, op. cit., p. 219-220.
68. François Paré, Les Littératures de l’exiguïté, Ottawa, Le Nordir, 2001, p. 216. Les italiques
sont de l’auteur. Cette pensée est aussi très proche de ce que Glissant, dans tous ses textes
critiques, analyse comme une « pensée de la trace », c’est-à-dire « un non-système de
pensée intuitif, fragile, ambigu » (Édouard Glissant, Introduction à une poétique du Divers,
op. cit., p. 21).
69. Ibid., p. 215.
70. Odette Aslan, « Du butô masculin au féminin », dans Butô(s), op. cit., p. 67.
76 / Asie du soi, Asie de l’autre
réussit à se relever pour attendre, sur ses deux jambes, sa fille au terme
du récit. Il n’est sûrement pas très étonnant que ce soit à travers une esthé-
tique qui valorise les beautés irrégulières, ou les beautés négatives selon
l’expression de Mishima, que le narrateur de Kimchi arrive à se réconcilier
avec sa « laideur », car lui-même rappelle que le butô est peut-être « moins
un spectacle pour être vu qu’une expérience à vivre en soi71 ». Or, cette
expérience intérieure, intime et solitaire comme l’est l’acte d’écrire, n’en
interpelle pas moins les autres ou l’Autre soi-même. Dans cette veine, les
multiples formes d’altérité convoquées dans ce roman non pas d’apprentis-
sage mais de désapprentissage – d’écriture et de désécriture de l’exil – sont
autant de figures soulignant la nécessité d’interroger les rapports entre soi
et autrui, entre vie et mort et entre identité et littérature. D’abord rejetée,
la différence du narrateur devient ensuite un motif, une inspiration qui
lui permet, grâce aux mots et aux mouvements corporels, de découvrir
et de pénétrer l’univers butô de la création. C’est dans cet univers des
ténèbres qu’il réalise qu’à force de tutoyer l’abîme, il finit par pouvoir s’en
éloigner, par renaître et par défaire les liens honteux qui le rattachaient à
son passé.
De ce passé qui hante le narrateur, tout n’est pas négatif puisqu’en
dépit des brimades, de l’exclusion et de la solitude, cette période de sa vie
coïncide avec l’éveil du désir de fuir et de partir : d’abord fuir dans les livres
et ensuite partir vers l’autre bout de lui-même. Ces années cruciales ont
non seulement confirmé son besoin d’écrire, mais elles ont également eu
une incidence directe sur le caractère butô de son écriture et sur la prise
de conscience de la vulnérabilité de son identité. Pour celui qui, une fois
adulte, se dit atteint d’une « boulimie de voyager72 », les nombreux déplace-
ments d’un continent à l’autre sont en effet à l’image de son identité, à la fois
mouvante et fragile, et de sa quête infinie de quelque chose qui pourrait
s’appeler l’origine mais qui pourrait aussi avoir un autre nom. Ainsi, bien
que le roman se ferme sur les pas d’un père attendant sa fille à la gare, fille
qu’il n’a pas connue et dont l’écriture a tenté de combler l’absence, il laisse
tout de même entendre que malgré ces « retrouvailles » l’homme est déjà
sur un autre départ, déjà en quête d’autres expériences de rencontres et
d’altérités. Le narrateur avoue d’ailleurs n’arriver que pour mieux repartir,
admettant néanmoins qu’après la parution de son premier livre il avait eu
1. Publié originalement dans la revue Documents, no 6, deuxième année, 1930, p. 368-369,
et repris dans Œuvres complètes, tome 1. Premiers écrits, 1922-1940, Paris, Gallimard, 1970,
p. 243-244.
80 / Asie du soi, Asie de l’autre
caressé par un collier de crânes, ses bras et ses mains brandissant l’un une
arme, l’autre une tête coupée, une troisième un plateau pour recueillir
le sang. Dans d’autres représentations cependant, plus féroces encore (sa
bouche ouverte montre de protubérantes canines), la tête qu’elle tient a été
détachée du corps qu’elle foule aux pieds. Dans le cas de la planche plus
« réservée » de Daly, son pied gauche est appuyé sur le cadavre humain et
la tête qu’elle tient provient d’un autre corps.
Comme Durga ou Pârvatî, Kâlî, elle aussi parèdre2 de Shiva, est
une représentation de Shakti, la déesse suprême de toutes les déités hin-
doues. Lors de son combat mortel contre l’asura (le démon) Rakta-Bija (de
rakta, sang), elle se sert de sa langue pour empêcher le sang du démon de
tomber au sol. Mais cette circonspection l’empoisonne et elle devient folle.
Dansant sur un rythme effréné, excitée par la chair des cadavres sous ses
pieds, elle met en péril l’équilibre du monde. Pour l’apaiser, Shiva se couche
sous ses pieds, geste qui interrompt ses mouvements meurtriers. Shiva, le
dieu aux 1 008 noms (Shambhu, Shankara, etc.), est de son côté à la fois
le dieu de la destruction et la source de la création, d’où le fait qu’il soit
symbolisé par le lingam (le phallus), mais ensommeillé. On le représente
habituellement avec le symbole de la sagesse au milieu du front, c’est-à-dire
le troisième œil, et avec un cobra autour du cou. C’est de ses cheveux que
partirait le fleuve sacré de l’hindouisme, le Gange.
Par quels aspects de la déesse Kâlî Bataille, écrivain-ethnologue,
est-il retenu ? On ne sera pas surpris d’apprendre que c’est d’abord par
sa cruauté et les sacrifices qui lui sont voués, ceux-ci générant une telle
violence qu’ils atteignent une dimension proprement transgressive, voire
dionysiaque. Bataille cite Mayo en évoquant la mise à mort de deux cents
chevreaux par jour :
Le sang ruisselle sur les dalles, les tambours et les gongs devant la déesse
éclatent frénétiquement. […] Une femme s’est précipitée en avant et jetée à
quatre pattes pour laper le sang avec sa langue… Une demi-douzaine de
chiens pelés et galeux, horriblement défigurés par des maladies sans nom,
plongent leurs museaux avides dans la mare de sang qui s’allonge3.
L’Autre continent
C’est dans l’horizon de cette mise en question du logocentrisme
que j’aimerais indiquer la fonction du mythe de Kâlî dans le travail et la
pensée d’un lecteur attentif de Bataille, François Peraldi (1938-1993). Dans la
mesure où ce dernier a profondément marqué au moins deux générations
de psychanalystes au Québec d’une part, dans la mesure où sa théorisation
de l’Autre et de certains problèmes cruciaux de la psychanalyse s’appuie sur
la figure de Kâlî et sur une représentation parfois hallucinatoire de l’Asie
(habitée entre autres par l’Inde et la Cochinchine de Marguerite Duras)
d’autre part, on pourrait avancer l’hypothèse selon laquelle le mythe de Kâlî
s’est subrepticement inscrit chez les héritiers de ce psychanalyste comme
l’un des signifiants primordiaux et refoulés de l’Autre, insus et oubliés de
l’histoire, de l’altérité, du non-savoir (avidyâ) de l’inconscience, en ce lieu
où ne subsiste que la « vérité » d’un désir dénuée d’illusion. L’interprétation
du mythe permet à Peraldi, on le verra, de se placer – comme psychana-
lyste, passeur et traducteur – en position de décentrement, d’aborder l’Autre
qui l’occupe en se laissant traverser par l’informulable, l’impensable,
4. Ibid.
82 / Asie du soi, Asie de l’autre
5. Avec Kâlî et Lilith, Peraldi fabrique, pour reprendre l’expression de Jacques Bril, des
« modèles psychologiques polyvalents » (Lilith ou la mère obscure, Paris, Aubier, 1981,
p. 25). Lilith est à la fois la femme fragile, la prostituée et l’initiatrice essentielle, topos
intensément actif jusque, par exemple, dans la nouvelle qu’Anaïs Nin lui consacre dans
Venus Erotica.
6. Julius Evola, Métaphysique du sexe, Paris, Payot, 1976, p. 152.
7. Alain Daniélou, Mythes et dieux de l’Inde. Le polythéisme hindou, Paris, Éditions du Rocher,
1992, p. 409.
Le mythe de Kâlî et la jouissance féminine chez François Peraldi / 83
C’est dire que dans le cycle de l’existence qui inclut le jour et la nuit
et se divise en dix parties (les dix Objets-de-la-Connaissance-transcendante
justement, c’est-à-dire les dix aspects du pouvoir de Shiva), Kâlî dépasse en
quelque sorte toutes les extases temporelles. Pour situer la déesse, il faut par
conséquent poser, comme le souligne Daniélou, que ces cycles du temps
constituent « un épitomé de la Création » et que le fait de les connaître
place celui qui y parvient en possession de rien de moins que du secret de
l’Univers, « car ils représentent les énergies dont l’Univers est la pulsation,
l’expression extérieure ». Cette connaissance ultime éclaire le destin du
sujet et indique la voie du bonheur, laquelle passe par une lutte contre tous
les éléments mondains qui renforcent le poids de la matérialité :
Toutefois, c’est à travers la destruction de tout ce qui nous semble désirable et
en faisant face à ce qui nous semble le plus à craindre, c’est-à-dire la puissance
du temps, de la mort, que nous pouvons nous libérer de notre esclavage et
atteindre le but véritable de notre existence, le bonheur suprême et sans limite
de ne plus exister8.
8. Ibid., p. 409-410.
9. Ibid., p. 418.
84 / Asie du soi, Asie de l’autre
qu’à travers elle, nous abordons ce territoire psychique que Freud appelait
le continent noir.
Risquons-nous un peu plus avant afin de pouvoir ensuite être
mieux à même de lire l’efficacité symbolique de Kâlî chez Peraldi. L’érudition
de David Kinsley va nous aider à mieux comprendre le nouage entre la
représentation et le mythe10. Sa question initiale consiste à se demander si
les dix Mahâvidyâs, dont Kâlî est l’exemple « canonique », constituent ou
non un groupe marginal de la tradition spirituelle hindoue. Comme on s’y
attend, la réponse s’avère complexe. Il faut d’abord accepter de réfléchir
à la fois sur leur constellation signifiante en tant qu’ensemble et sur les
spécificités de chacune. Après plusieurs années d’étude, Kinsley en est
venu à comprendre qu’elles « sont toute une », ainsi que le démontre une
lecture attentive des textes sacrés. Cela se vérifie d’ailleurs dans le fait
que les cultes (mantras, yantras de méditation, mudras, hymnes et autres)
voués à chaque Objet-de-la-Connaissance-transcendante indiquent que
leurs caractéristiques individuelles se rejoignent dans le paradigme cos-
mique qui remplit trois fonctions : création, maintien et destruction. Selon
Kinsley, le point commun des dix déesses consiste dans leur « aspect radical
et outrageux » au sens où elles sont associées dans la religion hindoue à la
marginalité, aux différentes formes de pollution (viande, liqueur et sang
de toutes sortes, en particulier celui de ses ennemis et des menstruations
« impures ») et à la mort. En fait, elles représentent des « antimodèles » puis-
que « leur rôle viole les valeurs sociales, les coutumes, les normes et les
paradigmes acceptés11 ». Elles tiennent en échec les idéaux en défiant les
conventions du monde. Kâlî occupe ici une place prééminente parce qu’elle
condense dans ses représentations terribles, qui s’opposent au sublime de
Krishna, toutes les modalités du travail du négatif12. C’est pourquoi elle
10. On peut également, pour s’introduire aux actualisations concrètes (temples, rituels, etc.)
du culte de cette déesse représentant la nature féminine de Dieu non reconnue par les
trois grands monothéismes, consulter Elizabeth U. Harding, dans son Kali. The Black
Goddess of Dakshineswar (Berwick, Maine, Nicolas-Hays, 1993). Un autre aspect est celui de
sa pérennité et sa présence dans notre histoire actuelle à travers les médias, par exemple
sur Internet, ainsi que l’a montré Rachel Fell McDermott dans « Kālī’s New Frontiers.
A Hindu Goddess on the Internet », dans un ouvrage qu’elle a coédité avec Jeffrey J.
Kripal, Encountering Kālī in the margins, at the center, in the west, Berkeley, University of
California Press, 2003, p. 273-295.
11. Tantric Visions of the Divine Feminine. The Ten Mahāvidyās, Berkeley, University of California
Press, 1997, p. 6.
12. Concernant l’opposition de Kâlî et de Krishna, voir, toujours de Kinsley, The Sword and
the Flute, Berkeley, University of California Press, 1975.
Le mythe de Kâlî et la jouissance féminine chez François Peraldi / 85
hante les lieux de crémation avec son collier de têtes et aime recevoir des
sacrifices de sang dans son temple. On la voit également chevaucher, nue,
un fantôme et on sait qu’elle privilégie une sexualité agressive, sa langue
indécemment sortie signifiant son ironique altérité sauvage, son oralité
dévoratrice, son appétit insatiable de sexe, ce que confirment plusieurs de
ses milliers de noms : Celle dont la Forme Essentielle est le Désir Sexuel,
Celle dont la Forme est le Yoni (« le lieu », c’est-à-dire le nom hindou de
l’organe génital féminin), Celle qui aime le Lingam (la pierre phallique qui
représente Shiva), Celle qui est toujours remplie de Semen, etc. La langue
de Kâlî, souligne Kinsley, traduit donc dans le tantrisme des fonctions
culturelle, religieuse et cosmique :
Ce que nous expérimentons comme dégoûtant, pollué, interdit et lugubre
se fonde sur la conscience humaine (et culturelle) limitée, laquelle ordonne,
règle et divise la réalité en catégories qui soutiennent des conceptions limi-
tées, égologiques et égoïstes de ce que devrait être le monde. Avec sa manière
rude, Kâlî déconstruit ces catégories, invitant ceux qui apprendraient d’elle
à s’ouvrir au monde entier sous tous ses aspects. Elle invite ses dévots, tel
Ramakrishna, à oser goûter le monde dans ses manifestations les plus dégoû-
tantes et interdites afin de détecter son unité et sa sacralité sous-jacentes, qui
est la Grande Déesse elle-même13.
Les descriptions de Kâlî qu’on peut trouver dans les textes sacrés
vont par conséquent, on le constate, beaucoup plus loin que celle de
Bataille citée plus haut. Elles touchent en effet au principe de non-dualité,
à l’Unaire, atteignant à cette région du Réel qui dissout le quantifiable et
disjoint les illusions. Elle apparaît d’ailleurs très tôt dans la tradition hin-
doue, ce qui est confirmé par le fait que les références les plus anciennes
datent, précise encore Kinsley, de la période médiévale. Elle est déjà, à cette
époque, considérée comme la patronne des voleurs et des criminels ainsi
que des membres des castes inférieures occupant les franges de la société
hindoue – détail qui a fort probablement retenu l’attention de Peraldi, inté-
ressé qu’il était par toutes les formes de marginalité. Un texte tamoul, le
Kalingattuparani, parle de son temple construit avec des ossements, de la
chair, du sang, des têtes et des parties de corps d’ennemis tués lors de
batailles. Chaque jour, le temple est d’ailleurs nettoyé avec du sang plutôt
qu’avec de l’eau, et de la chair remplace les fleurs comme offrandes. Nous
sommes là au cœur de la férocité, de la dé-création, de la violence et de
La Chose et le Réel
Il est une autre dimension de Kâlî qu’il faut à tout le moins poser
pour en faire estimer l’impressionnante dimension imaginaire et idéologi-
que. Outre la position cardinale qu’elle occupa et occupe toujours dans le
tantrisme hindou, particulièrement au Cachemire et au Bengale, Kâlî tint
en effet un rôle non négligeable dans la dynamique des luttes anticoloniales
de l’ensemble de l’Inde. Il suffit de penser aux Thugs, ou Thagî, selon la
racine sanskrite sthag, « dissimuler », et la racine indo-européenne qui fournit
en grec ancien ∑ϕιγξ Sphígx, c’est-à-dire « étrangler », désignant le Sphinx.
Les Thugs formaient une secte d’adorateurs de la déesse et disaient avoir
16. Ibid., p. 76. Les descriptions proposées sont tirées de Kinsley dans son chapitre de Tantric
Visions of the Divine Feminine, p. 70 et sq.
Le mythe de Kâlî et la jouissance féminine chez François Peraldi / 89
été par elle initiés à l’art de la strangulation, ce pour quoi entre autres on
les appelait également Phansigar, c’est-à-dire « utilisateur de nœud cou-
lant », un terme utilisé surtout dans le sud de l’Inde et renvoyant à un culte
hindou et musulman. C’est parce qu’il leur était radicalement interdit de
répandre le sang, que les sectateurs (uniquement des hommes) tuaient leurs
victimes par étranglement à l’aide d’une corde ou d’un mouchoir appelé
roumal, pour ensuite les piller et les enterrer afin de les faire disparaître.
Née sous le règne de Jalâl ud-Dîn Khaljî, la secte – dont on retrouve
des émules jusque dans La Poupée sanglante et La Machine à assassiner, de
Gaston Leroux, où ils offrent en sacrifice à la déesse des jeunes filles qu’ils
étranglent17 – fut très active dans l’Inde du XIIIe au XIXe siècle, c’est-à-
dire jusqu’au moment où William James Sleeman, un officier britannique,
entreprit dans les années 1830 de la décimer avec l’aide de la Thuggee and
Dacoity Department, une force de police maintenue jusqu’en 1904. De 1826
à 1855, les 1 562 personnes accusées d’appartenir à la secte furent soit pen-
dues, soit déportées ou emprisonnées (seules 21 furent acquittées). Qu’on la
considère comme une organisation formée de Robin des bois, parce qu’elle
redistribuait aux pauvres, ou comme une mafia criminelle, il reste que la
secte, aussi réelles qu’aient pu être ses actions, relève autant du mythe que
la déesse magnifiée dans la mesure où, comme le soutient Martine van
Woerkens18, l’existence même des Thugs constituerait un fantasme colonial
organisant la représentation de la peur des Britanniques devant les régions
inconnues de l’Inde de même qu’une ignorance par eux de la structure de
ses habitants et de leurs rituels. On pourrait aller un peu plus loin et pro-
poser l’hypothèse que leur « invention » relève d’un mythe et d’une fiction
traduisant l’angoisse phallogocentrique du pouvoir colonialiste laquelle,
de manière tout à fait révélatrice, met ainsi en réfraction l’altérité et la
féminité, la région du primordial, indicible dans le système du patriarcat.
17. Mais aussi, plus récemment, dans L’Homme qui tua Getúlio Vargas, un roman de l’auteur
brésilien Jö Soares, où un factotum de Mata Hari, un nain hindou, est présenté comme
le dernier descendant des Thugs, une poignée des ses aïeux ayant réussi à échapper aux
Britanniques et à se réfugier à Java. C’est toutefois bien plus tôt que l’histoire des Thugs
entre dans la littérature avec le roman à saveur romantique et gothique Confession d’un
Thug, de l’écrivain Philip Meadows Taylor, 1839, réédité récemment chez Phébus (1985).
Avec Taylor, le terme thug devient synonyme en anglais de « gangster ». Au cinéma, trois
films au moins thématisent le culte des Thugs et le rôle de la déesse Kâlî : Gunga Din, le
film d’aventures réalisé en 1939 par George Stevens à partir d’un poème de Kipling ; Kali-
Yug, déesse de la vengeance, de Mario Camerini, 1964 ; Indiana Jones et le temple maudit,
de Steven Spielberg, réalisé en 1984.
18. Dans Le Voyageur étranglé. L’Inde des Thugs, le colonialisme et l’imaginaire, Paris, Albin
Michel, 1995.
90 / Asie du soi, Asie de l’autre
Dans Les Lieux de la culture, Bhabha n’est pas si loin de ce que je suggère ici
lorsqu’il écrit cette phrase lapidaire : « Il y a une conspiration du silence
autour de la vérité coloniale, quelle qu’elle puisse être19. » Évidemment, une
telle affirmation vaut son pesant d’or concernant l’Inde et la gigantesque
opération de réduction à l’esclavage que Sir Alfred Lyall désignait comme
« impérialisme sans bruit ». Elle désigne l’inarticulé, l’inexprimable, l’alté-
rité réduite au silence, la Chose, ce tout-autre qui n’équivaut pas simplement
à l’Autre archaïque et ne se présente finalement que comme pointe extrême
d’une logique et d’une sémiotique se déployant en dehors de toute chro-
nologie linéaire.
Nous avons maintenant en main les éléments qui nous permet-
tent d’entendre les questions que se pose Peraldi au sujet de Kâlî sans
aller jusqu’à en faire une structure anthropologique de l’imaginaire, au
sens où la théoriserait Gilbert Durand, ou une figure à dimension arché-
typale, comme le feraient Jung et Eliade. C’est dans un article de 1985
intitulé « La jouissance de Kâlî » qu’il aborde explicitement le mythe de la
fameuse déesse. Or, sur la première page du tiré-à-part qu’il offre à Kate
Duncan, l’artiste à qui il est d’ailleurs dédicacé, Peraldi le qualifie de « vrai
collage verbal tendancieux ». En effet peu objectif sur le plan idéologique,
cet écrit constitue une sorte d’assemblage quelque peu hétéroclite de dif-
férents motifs médités dans les années précédentes. Outre les références
que Peraldi fait à Kâlî dans d’autres articles, il s’y est également intéressé
de très près dans certains cours du séminaire psychanalytique qu’il tint au
Département de linguistique et de traduction de l’Université de Montréal
de 1981 à la fin de 1991, en particulier en 1982, dans son étude de l’Autre.
Peraldi propose en effet un nouage entre le mythe de Kâlî et la pensée cli-
nique et théorique de Freud et de Lacan afin de penser, en deçà de l’imago
maternelle, la rupture du continuum symbiotique, moment apocalypti-
que déployant la jouissance féminine dans la déchirure du voile du Réel
primordial. C’est cette trouée qui signe la naissance de l’infans, son expul-
sion hors de la matrice, de l’indifférenciation originaire, la première mort
en somme, laquelle ne doit bien sûr être confondue ni avec la naissance
phénoménologique ni avec la mort biologique. Peraldi situe d’ailleurs ce
moment de l’expulsion qui signe la rencontre avec das Ding en un temps
précédant en quelque sorte le premier temps du stade du miroir. Ce temps
de la Chose et cette Chose, structurellement et mythiquement originaire,
19. Homi Bhabha, Les Lieux de la culture, trad. fr. Françoise Bouillot, Paris, Payot, 2007,
p. 200.
Le mythe de Kâlî et la jouissance féminine chez François Peraldi / 91
on peut par exemple les penser comme ceux qu’entrevoit Marlow dans la
voix de Kurtz : « L’Horreur !, l’Horreur ! ». C’est ce moment durant lequel
l’enfant, dont l’image du corps est encore morcelée, se débrouille tant bien
que mal dans une indifférenciation première où le monde se présente
comme Réel, composé de morceaux flottants20, Réel évoquant par ses flux
les agencements psychotiques du président Schreber sans s’y réduire.
La question cruciale que pose Peraldi dans le texte qui nous inté-
resse est celle-ci : « Peut-il y avoir pour le bébé qui entend cela pour la
première fois une image moins maternelle de la mère ? Lorsqu’elle jouit,
elle n’est absolument plus mère21. » Le moment de rupture du continuum
symbiotique s’entendrait donc pour l’enfant dans le double cri de douleur
et de jouissance de cette femme pas-(que-)mère qui intrique irrémédiable-
ment sa première mort à sa vie future déjà déployée. Mais la question
s’approfondit d’une autre, à savoir celle-ci, qui va aiguiller tous les cours du
séminaire de 1982 : « L’autre qui actualise par sa parole constituante du sujet
[les] formes archaïques [du mythe] peut-elle être autre qu’une Femme22 ? »
À ces questions va s’en greffer une autre, à laquelle Peraldi ne renoncera
jamais tout au long de son travail. C’est celle de ce qu’il appellera la poly-
sexualité du parlêtre, terme qui désigne pour lui, au-delà de l’intrication
des pulsions, leur plasticité ainsi que celle des comportements sexuels.
Il tente ainsi de sortir du schéma classique de la perversion, dont Freud
reconnaît le caractère proprement pathologique (« à côté » de la sexualité
normale) dans ce qu’il appelle « l’exclusivité » et la « fixation » non pas d’un
contenu, mais d’un but et d’un objet sexuels (l’enfant dans la pédophilie,
l’homme ou la femme âgés dans la gérontophilie, le cadavre dans la nécro-
philie, le désaveu (Verleugnung) de la différence sexuelle dans le fétichisme,
etc.). Sans pour autant réfuter le schéma freudien et en reconnaissant que
le fantasme est en soi pervers, Peraldi vise également à dépasser l’idée de
20. Peraldi propose cette hypothèse dans un cours du 1er avril 1986 qui sera publié dans le
volume 3 de son Séminaire. « L’Horreur !, L’Horreur ! », c’est bien sûr le mot redoublé qui
ponctue jusqu’à son extrême fin la voix de Kurtz dans Au Cœur des ténèbres, de Joseph
Conrad, dans Œuvres, tome II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1985,
p. 150. Dans Les Lieux de la culture (p. 199 et sq.), Bhabha entend ces mots dans les textes
de Conrad et dans ceux de Forster comme des signifiants hybrides qui ouvrent la vaste
question de la confusion coloniale face au triomphalisme impérial en Inde, question
dont il déploie les motifs en la rapportant à la problématique hégéliano-lacanienne de
l’aliénation du sujet dans l’Autre. La différence culturelle s’appréhende alors sous la
fameuse formule du Che vuoi ?
21. « La jouissance de Kâlî », Confrontation, no 13, 1985, p. 213.
22. François Peraldi, L’Autre. Le temps, Montréal, Liber, 2007, p. 62.
92 / Asie du soi, Asie de l’autre
23. Par exemple, dans « L’étourdit », dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 488.
24. Trois essais sur la théorie sexuelle, trad. fr. Philippe Koeppel, Paris, Gallimard, « Folio
essais », 1987, p. 75.
25. François Peraldi, L’Autre. Le temps, op. cit., p. 78. Sur les enjeux et les modalités du
concept de polysexualité, voir le dossier de la revue Semiotext(e), no 10, 1981, diriger par
Peraldi.
Le mythe de Kâlî et la jouissance féminine chez François Peraldi / 93
les virtualités. Dans une lettre inédite à Kate Duncan datant de septembre
1976, Peraldi écrit :
Je pense bien que c’est vers le mythe qu’il importe de tendre de toutes les
forces de son inconscient. L’inconscient ne peut que nous déterminer comme
figure mythique, contre le moi et/ou le surmoi qui nous détermine(nt)
comme figure sociale. Au fond de toutes les plus excellentes mères, il y
a une Médée qui sommeille, au fond de toutes les bonnes épouses une
Clytemnestre, au fond de tous les pères un Chronos et de tous les fils un
Zeus, un Caïn derrière le plus aimant des frères, etc. Il ne faut certainement
pas chasser la figure mythique pour y installer un Moi débile et domestiqué.
Il faut qu’adviennent Clytemnestre, Médée, Caïn, Chronos, Zeus, et qu’ils
adviennent sur cette traînée d’astres que l’on nomme l’amitié. C’est tout
de même un tout autre programme que celui de la plate triangularisation
toujours ratée et si ennuyeuse.
26. Joseph J. Lévy, Entretiens avec Jean Benoist, Entre les corps et les dieux. Itinéraires anthro-
pologiques, Montréal, Liber, 2000, p. 204.
94 / Asie du soi, Asie de l’autre
C’est là une question générale que Peraldi avait formulée pour l’en-
semble de son séminaire de 1982-1983 avec plus de précision encore dans
le cours 5 : « L’autre qui actualise par sa parole constituante du sujet [les
grandes figures archaïques hantant le mythe] peut-elle être autre qu’une
Femme29 ? » En convoquant comme Lacan Lévi-Strauss tout au long de
son parcours, Peraldi s’appuie lui aussi, pour tenter de répondre à cette
question, sur la thèse selon laquelle « tout mythe se rapporte à l’inexpli-
cable du réel30 » dans la mesure où il résiste au temps. Trois « mythes », ou
trois supports de méditation, sont alors explorés afin de dégager les trois
aspects considérés comme complémentaires de Yamî, Kâlî et Lakshmî en
27. Sur cette question, voir Edward Evans-Pritchard : « La condition de la femme dans les
sociétés primitives et dans la nôtre », dans La Femme dans les sociétés primitives, trad. fr.
Anne et Claude Rivière, Paris, PUF, 1971, p. 30-50.
28. François Peraldi, L’Autre. Le temps, op. cit., p. 81. Pour les traits du mythe, p. 76-77.
29. Ibid., p. 62.
30. Jacques Lacan, Le Séminaire, vol. VIII, Le transfert, Paris, Seuil, 2001, p. 70.
Le mythe de Kâlî et la jouissance féminine chez François Peraldi / 95
rapprochant de manière quelque peu risquée, il faut le dire, les mythes de
l’Inde de l’amour courtois.
Dans le cas de Yamî, sœur jumelle de Yama, c’est la partenarité et
l’égalité qui sont immédiatement relevées par Peraldi, en Occidental qu’il
continue inévitablement d’être. Autrement dit, au lieu de définir les rela-
tions entre hommes et femmes en termes de dominant/dominé, fondatrice
du phallogocentrisme et de l’ethnocentrisme, c’est en termes de liberté des
sexes l’un par rapport à l’autre que la question est soulevée. Le problème ne
serait plus tant de savoir « Le même naît-il du même ou de l’autre ? », que de
dégager pour en comprendre le fonctionnement les modalités d’agencement
du même et de l’autre, de la différence et de la répétition.
Je passe tout de suite à Lakshmî pour ensuite me consacrer à la
noire Kâlî. Maîtresse des éléphants des eaux dormantes du marais, Lakshmî
est interprétée par Peraldi comme « l’image de l’émergence du sujet qui
advient au monde de la pensée et de la création (qui n’est pas celui de la
méditation31 », ce qui a de quoi laisser songeur. Elle représente en tout cas la
mousson, symbole du « ressurgissement des choses », de la « réminiscence
des objets du monde », bref de la fertilité, de l’abondance en ce qu’elle est
l’épouse épaulant son mari et la mère qui se définit par sa générosité.
Cela dit, la lecture de Peraldi demeure sujette à caution dans la
mesure où Yama, Celui-qui-entrave, le jumeau de Yamî, est le Souverain
des morts associé à l’univers. Quant à Lakshmî, la Fortune-transcendante,
générant la multiplicité par ses bras sans nombre, elle paraît beaucoup
plus ambiguë qu’elle ne nous est présentée dans le séminaire : « En partant
de la main gauche en bas, elle tient dans ses mains un rosaire, un lotus,
une flèche, une épée, une hachette, une massue, un disque, une hache, un
trident, une conque, une cloche, un lacet, un épieu, un bâton, une peau de
bête, un arc, une coupe et une jarre32. » Que Yamî soit unie à Yama, Celui
qui symbolise la punition, et dont le corps est difforme ; que Lakshmî,
déesse de la beauté, porte à la fois des attributs inspirant la confiance et
appelant la mort, tout cela laisse présager beaucoup moins d’harmonie que
ne semble le souhaiter Peraldi qui en toute rigueur affirme pourtant, dans
son article, que toute logique comporte une faille, un ratage, un point de
désarrimage à partir duquel on doit en construire une nouvelle, élaborer
un nouveau facteur de stabilisation.
33. Roland Barthes, « Le mythe aujourd’hui », dans Mythologies, Paris, Seuil, coll. « Points »,
1957, p. 194-195.
34. Luce Irigaray, Ce Sexe qui n’en est pas un, Paris, Minuit, 1977, p. 62-63.
Le mythe de Kâlî et la jouissance féminine chez François Peraldi / 97
mais un Autre violent et cruel, un Autre qui serait tout violence et cruauté,
mais, et ceci est important, pas dans un sens condamnable et dépréciatif35 ».
Qu’est-ce à dire ? Que Kâlî, figure héraldique du malaise dans la culture et
du travail qui en résulte nécessairement, symbolise l’anéantissement par la
violence, le chaos et l’indifférencié, ce qui en ferait la source de l’originaire,
des règles, de la loi naturelle et juridique (« ce qui doit être ») ainsi que de
l’ordre (dharma) microcosmique et macrocosmique.
Je n’ai évidemment pas ici le loisir de proposer une critique de la
lecture parfois et nécessairement ethnocentrique (comme le dirait Homi
Bhabha) de Peraldi sous certains aspects, non plus que d’illustrer l’articu-
lation fort complexe entre ces trois mythes et ces trois axes de la femme
en Inde, d’autant plus que plusieurs questions devraient dans ce cas être
soulevées, entre autres au sujet de l’insistance de Peraldi à affirmer que la
femme est femme avant que d’être mère d’une part, et qu’il n’y aurait pas
comme tel de conjugalité et de sexualité dans les mythes hindous d’autre
part36. Je m’en tiendrai à la problématique de la jouissance féminine telle
que l’éclaire Peraldi sur la base des formes de représentations structurales
qu’on trouve dans le mythe de la déesse noire.
Dans « La jouissance de Kâlî », il associe sa réflexion à celle que
propose Lacan dans son séminaire Encore, mais en en interrogeant les
énoncés ethnocentriques. C’est pour Peraldi l’occasion de s’attaquer assez
violemment à l’aspect qu’il considère comme dogmatique et conservateur
de l’intelligentsia psychanalytique. Alors que cette dernière hésiterait à se
confronter au mythe parce qu’elle le penserait implicitement – en ne voulant
pas le savoir – sous le modèle de l’archétype jungien, oubliant qu’il n’est
pour le Maître de Bollingen qu’un élément purement formel, Peraldi fournit
une critique de Lacan en cherchant à dépasser l’hypèremythe d’Œdipe de
même que l’idée selon laquelle c’est du fait que la femme n’existe pas que se
structure l’interdit de l’inceste37. La jouissance féminine devient un enjeu
majeur puisqu’elle permet d’élaborer « cette vérité du mythe qui concerne la
relation dissymétrique de l’homme et de la femme, précisément en ce point
35. François Peraldi, L’Autre. Le temps, op. cit., p. 84. Les italiques sont de l’auteur.
36. Ellen Corin me faisait d’ailleurs observer à ce propos que les Puranas mettent justement
au travail ces éléments de plusieurs façons et que Peraldi hérite sans doute malgré lui,
même s’il tente de s’en défaire, des catégories d’analyse occidentales.
37. Le versant féminin du graphe lacanien de la sexuation (« Pas-tout d’une femme n’est
soumis à la castration symbolique ») s’écrit : ∀xFx. Il s’oppose au versant masculin (« Tous
les sujets sont soumis au signifiant phallique »), lequel s’écrit ainsi : ∀xΦx.
98 / Asie du soi, Asie de l’autre
La polysexualité
Un point incontournable du nœud peraldien mérite d’être à ce
stade-ci dégagé. C’est en ayant refait le chemin parcouru par un person-
nage mythique de Marguerite Duras, une écrivaine à qui Peraldi vouait
un immense respect, qu’il semble avoir croisé Kâlî, voire dérivé vers elle et
vers A.M.S. Or, A.M.S., Anne-Marie Stretter, c’est « l’avatar de la déesse »,
« un nom qui ne se nomme pas », une « figure véritablement sacrée qui mar-
que le gouffre du Réel », la genèse et le génotexte de l’œuvre tout entière,
laquelle accompagne Peraldi tout au long de son parcours – et en particulier
le cycle indien auquel appartiennent des textes comme Le Vice-consul, La
Femme du Gange, Son Nom de Venise dans Calcutta Désert et India Song.
En prenant le chemin qui mène à cette femme présente-absente ou
mieux, flottante, Peraldi aborde l’extrême terreur et l’inquiétante étrangeté
que suscite la jouissance féminine pour l’homme et dont Kâlî représente
un signifiant majeur. Il écrit, visant la jouissance au-delà du phallus à
laquelle réfléchit Lacan : « Pendant son travail de mort, mais de mort dans
le sens de la destruction du Chaos qui prélude à l’avènement de la vie
dans la différenciation et l’ordonnancement […], Kâlî jouit. » On peut alors
légitimement se demander : mais de quoi ? Peraldi répond :
Elle ne jouit pas d’un objet quelconque […], elle est la jouissance même qui
culmine dans l’anéantissement du Chaos (ce pourquoi on en a fait l’amante
du Buffle dans certaines variantes du mythe) et, d’une certaine manière,
de son incarnation comme femme, comme « femme Cause Première de
40. Sudhir et Katharina Kakar, Les Indiens. Portrait d’un peuple, trad. fr. Dominique Vitalyos
et Cécile Déniard, Paris, Seuil, 2007, p. 255.
41. François Peraldi, « Les Indes impossibles », dans Marguerite Duras à Montréal, textes réunis
par Suzanne Lamy et André Roy, Montréal, Éditions Spirale, 1981, p. 127.
42. Ibid., p. 122. Étudiant L’Après-midi de Monsieur Andesmas, Peraldi reprend cette thèse dans
« L’attente du père », Études freudiennes, no 23, 1984, p. 25-41.
Le mythe de Kâlî et la jouissance féminine chez François Peraldi / 101
par le silence des dieux devant l’acte, renvoyant aux calendes – grecques,
justement – l’éternel retour de la dette. Peraldi repère là un fait de structure
qui renvoie à la constitution du masochisme primaire en ce que l’enfant ne
peut symboliser l’assimilation cri-jouissance de la mère. Cette association
à l’appel de la Chose rejoint la « parole sans sujet qu’on appelle le mythe,
“la parole distante” comme l’appelle Heidegger, la forme primordiale de
la symbolisation dit Lacan […] ». Et c’est précisément ici que s’entend la
force de la méditation de Peraldi : « Pas l’un de ces mythes grecs cependant
auxquels les analystes, y compris Lacan, sont restés obstinément attachés
même si ce dernier les a formalisés dans le plus pur des langages : la topo-
logie. Mais un mythe indien qui a survécu à la vague indo-européenne
qui en Inde comme dans le monde méditerranéen a imposé un panthéon
viril à des peuples qui honoraient une Déesse femme originaire. » Et de
poursuivre son travail associatif : « Kâlî crie lorsqu’elle jouit, elle pousse une
sorte de “Kha, Kha” qui est le son articulé que pousse la femme indienne
lorsqu’elle jouit43. » Peraldi parle d’un « au-delà du devenir-Un illimité du
retour au corps de la mère ». Peut-être rencontre-t-on là, dans cette indis-
tinction du cri et de la jouissance, surgi du réel – ou de ce qu’Hélène Cixous
appelle le « pluréel », c’est-à-dire « l’ailleurs à venir44 » – le fantasme origi-
naire d’une béance innommable, hors-langage, précédence impossible que
la psychanalyse cherche à penser et/ou refouler en nommant la bordure de
la vie d’âme qui, durant toute la vie, vient, vient vers nous, vers notre orient.
À l’autre bout de la chaîne des pulsions, au nœud même de leur rencontre
en fait, c’est la terreur tourmentée et chaotique de la mort qui jaillit lorsque
se manifeste Kâlî, dont Anne-Marie Stretter est sans doute un nom secret,
hérité devant les Grecs.
C’est en tout cas, pour Peraldi, la fonction d’A.M.S. que d’inscrire
en creux, temporellement et spatialement, l’avant :
Elle est l’origine et c’est pourquoi, elle et les Indes, elle et Calcutta ne font
qu’un. Elle est l’origine comme effondrement originel, comme le gouffre qui
se creuse au sein de l’indifférencié chaotique, au sein de l’Un-Illimité pré-
originel, le Réel où peuvent être précipités les objets les plus primitifs, les
43. François Peraldi, « La Chose ». Version manuscrite d’une conférence prononcée à l’Uni-
versité du Québec à Montréal, le 4 novembre 1985.
44. Hélène Cixous, Prénoms de personne, Paris, Seuil, 1974, p. 5. Le signifiant Kha, peut-
être porteur du fantasme originaire de Peraldi, se retrouve également au moins dans
« K.K.K. » (Études freudiennes, no 30, 1987, p. 181-212) et dans « Krake/Krakra : A Case
Study » (PsychoCritique, vol. 2, no 1, 1987, p. 55-63). Sans compter le signifiant Kâlî lui-
même ainsi que les origines du nom de Calcutta.
102 / Asie du soi, Asie de l’autre
1. Après 1968, confronté au déclin de la série, Saurel tentera deux fois mais sans succès de
relancer son roman.
2. Edward W. Said observera un phénomène similaire en ce qui concerne la représentation
américaine de l’Orient arabe : « L’Arabe musulman est devenu une figure de la culture
populaire américaine depuis la Seconde Guerre mondiale […] », L’Orientalisme, Paris,
Seuil, 1980, p. 318.
106 / Asie du soi, Asie de l’autre
Paradoxes de la représentation
Un lecteur attentif du roman de Saurel notera tout de suite que,
malgré le modernisme, l’Asie de Saurel est toujours représentée de manière
6. Quelques feuilletons portent aussi sur l’Inde et le Tibet, par exemple : Assaillie au Tibet
(391/1956) et Meurtre à Calcutta (688/1962).
108 / Asie du soi, Asie de l’autre
très générale, autant sur le plan spatiotemporel que celui des références
culturelles et historiques. Ce phénomène conduit inévitablement à une
faible différenciation des pays décrits et de leurs habitants : les Chinois, les
Japonais, les Coréens et les Vietnamiens sont en fait perçus par l’écrivain
de manière presque indistincte en tant que « Jaunes7 », tandis que leur ter-
ritoire – l’Asie se présente comme un grand lieu commun du discours de
la propagande politique de l’époque. Ainsi, l’Orient de Saurel s’inscrit fon-
damentalement dans le cadre d’un portrait à caractère oxymorique : il est
transparent et opaque à la fois, et son altérité, magnifiée dans sa radicalité,
se montre en même temps presque totalement obscurcie. La différence que
connote cette civilisation est donc, à la fois, proche et lointaine ; et il n’est
pas surprenant d’observer que, vers la fin de la série, elle prend un visage
qui est de plus en plus familier :
Ce n’était pas la première fois que l’as des espions canadiens se rendait à
Vancouver. Mais il aimait toujours séjourner dans cette ville.
— C’est une des plus belles villes du monde, aimait-il à dire souvent.
[…]
On y rencontrait des gens de toutes les races, mais en particulier, des Chinois,
des Japonais et des Hindous8.
7. Le terme apparaît explicitement dans le roman : « Burns vit le Jaune plonger la main dans
son pantalon et en sortir un couteau », La Geisha de Vancouver (590/1959), p. 17. Et encore :
« Marius déclara : Bonne mère, je trouve que tous les Chinois se ressemblent », La Poupée
de Tokyo (827/1964), p. 3. Souvent, chez Saurel, la rhétorique du péril rouge s’accompagne
de celle du péril jaune, ce dernier étant exprimé de manière très naïve, uniforme, sans
tenir compte de nuances géopolitiques en Asie : « Yanashi s’enflammait. – Un jour, si nous
pouvions, les Japonais, nous unir aux Chinois, unir nos forces, nous pourrions proba-
blement dominer le monde. […] Nous écraserons ensuite tous les Blancs », L’Amnésique
de Tokyo (742/1963), p. 10.
8. Pierre Saurel, La Geisha de Vancouver, op. cit., p. 11-12. Il est à noter que la focalisation
change dans ce passage, ce qui rend le propos de cette pause narrative plus général. Cette
Asie familière apparaît aussi dans Les Dessous du Chinatown (714/1962).
9. Jacques Godbout, IXE-13, Office national du film du Canada, 1971.
Étrangère, Asie ? / 109
à une vision superficielle et artificielle, très naïve, de l’autre. En recou-
rant à l’esthétique de l’absurde, Godbout montre les péripéties d’IXE-13 de
manière fortement ironique, décalée. Une telle interprétation du roman
de Saurel par Godbout peut donc apparaître beaucoup plus comme l’effet
d’un choix artistique conscient que la conséquence d’un faible budget de la
production. Le fait que tous les personnages asiatiques sont joués unique-
ment par des acteurs québécois renforce le travestissement qui caractérise
le film. Il faut se rendre donc à l’évidence : l’Orient de Saurel est un lieu
produit avant tout par l’imaginaire populaire, fictif par excellence (et non
pas fictionnel). C’est un Orient du pauvre, qui repose sur une représenta-
tion à peine masquée de la société représentante.
Il ne faut pas toutefois conclure rapidement à partir de cette pau-
vreté de la représentation sur le caractère superficiel et, surtout, nul de sa
valeur. Au contraire, la simplification à laquelle on assiste ne provoque
pas un aplatissement de l’image qui viderait l’Orient de tout son sens,
mais contribue à l’émergence d’une nouvelle dimension à caractère quasi
mythique, qui pèse lourdement sur la nature et l’évolution de l’ensemble
du récit. L’on s’aperçoit d’ailleurs vite que l’Orient de Saurel, malgré toute
son altérité gommée, ne se confond jamais avec l’Occident. La ligne de
démarcation qui sépare les deux univers est donc très nette, conforme
aux exigences de l’esthétique populaire. Cette vision manichéenne scinde
en deux la représentation de l’Asie en en faisant néanmoins, comme nous
l’avons déjà remarqué, un territoire étranger et connu à la fois. Ce paradoxe
est d’autant plus opératoire que la modernité asiatique est uniquement
associée chez Saurel aux idéologies du fascisme et du communisme, qui –
rappelons-le – sont pourtant nées en Occident. Aussi, malgré la diffusion
essentiellement locale du roman, le conflit des civilisations décrit par Saurel
est situé sur le plan plus large des rapports entre l’Occident et l’Orient. Et le
personnage principal (« le grand chef du service d’espionnage10 »), malgré
son nom Jean Thibault, qui renvoie évidemment à la culture et à la société
québécoises, est aussi une figure représentative de l’Occident :
Joueur de tennis de niveau national, muni d’une force physique extraordi-
naire, Jean Thibault devient membre du Service secret canadien pendant la
Seconde Guerre mondiale et connaît lors de sa carrière de nombreux succès
qui en ont fait le meilleur espion des Nations Alliées [sic !] et, plus tard, l’en-
nemi numéro un des Communistes [sic !]. Il est surnommé l’as des espions
11. Pierre Saurel, La Geisha de Vancouver, op. cit., p. 1. Nous élargissons la portée idéologique
du personnage central, au-delà de sa dimension nationale qui a déjà été étudiée par
Guy Boucard : « Si le roman d’espionnage est “un roman dramatique où le protagoniste
travaille secrètement au service d’un État”, et si “l’État s’incarne, en ces textes, dans la
personne du chef de l’espion, dont le rôle est essentiel puisque l’espion n’agit pas dans
son propre intérêt [mais] doit recevoir sa mission de quelqu’un à qui il est également
tenu d’en rendre compte”, l’activité de l’espion se caractérise comme un faire découlant
d’un ordre, c’est-à-dire d’un devoir-faire », « Les structures du récit d’espionnage », dans
Le Phénomène IXE-13, op. cit., p. 75.
12. Au sujet de l’inscription du récit de Saurel dans le modèle du mythe, tel que celui-ci a été
défini par Strauss, voir Louise Milot, « Défaite des femmes », dans Le Phénomène IXE-13,
op. cit., p. 181-226.
Étrangère, Asie ? / 111
[au Japon] se faisait presque sans arrêt. Quelques escales seulement pour
faire le plein d’essence et c’était tout13 » ; « Il faisait nuit. L’avion transportant
Marius, Roxanne et Gisèle était rendu au-dessus de la Chine14. »
Il est à noter que le refoulement de la différence par un jugement
moral radical réarticule la question de l’identité de l’autre. Curieusement,
le processus n’a plus pour but de disqualifier moralement la différence en
la plaçant sous une catégorie morale inférieure, ce qui était encore le cas de
l’orientalisme classique, mais, au contraire, de l’intensifier et de l’amplifier
pour en faire l’incarnation même du mal. On peut observer ce phénomène
dans la manière dont les personnages asiatiques sont représentés dans tout
le récit. Venant souvent des couches sociales inférieures, d’un monde de coif-
feurs, de danseuses, de masseuses et de prostituées, ils constituent ensemble
un univers social qui est automatiquement moralement suspect. Il suffit de
parcourir seulement les titres de certains fascicules pour s’en rendre compte :
« Le Bourreau japonais » (26/1948), « Le Dentiste japonais » (234/1953), « Le
Traître chinois (266/1953), « Les Sournois du Japon » (321/1954), « Les Bas-
fonds de Tokyo » (372/1955), « Le Barbier japonais » (392/1956), « Le Chinois
insaisissable » (546/1959), « La Geisha de Vancouver » (590/1959), « Taya,
l’indomptable » (632/1960), « Les Dessous du Chinatown » (714/1962), « La
Masseuse japonaise » (776/1963), « Nuits d’orgie chez Taya » (756/1963), « Les
Bas-fonds de Pékin » (885/1965). Quelques exceptions concernant les person-
nages asiatiques, qui sont alliés aux personnages occidentaux, ne changent
pas ce profil15 ; nous reviendrons par ailleurs sur cette question dans la suite
de notre étude.
Bien que le peuplement d’un récit appartenant à la littérature
populaire par des personnages des bas-fonds de la société n’ait rien d’ex-
ceptionnel en tant que stratégie de représentation, en comparaison avec
la représentation du monde occidental dans le roman étudié ici, ce trait
prend une signification à part, car les personnages occidentaux qui cir-
culent autour de l’agent IXE-13 ne sont populaires en fait que dans leur
apparence, leur statut social étant tout à fait vague. Malgré toute la facilité
avec laquelle le lecteur typique, lui-même faisant partie des couches socia-
les populaires, pouvait s’identifier avec le récit de Saurel, les personnages
13. Pierre Saurel, Agents secrets en Chine, op. cit., p. 6. Les italiques sont de nous.
14. Ibid., p. 11.
15. Comme le précise IXE-13, l’un des « 22 mots de passe que nous avons en sol chinois »
est : « Méfiez-vous même de vos amis… », Agents secrets en Chine, op. cit., p. 8.
112 / Asie du soi, Asie de l’autre
16. Luc Bertrand, Pierre Daignault, d’IXE-13 au père Ovide, Montréal, Éditions de l’Homme,
1995, p. 33.
Étrangère, Asie ? / 113
monde social d’IXE-13 où l’idéologie se fait beaucoup plus discrète, pres-
que transparente, apparaît comme celui qui s’oppose directement à une
vision doctrinaire de la réalité. Cet effet est obtenu d’abord par l’impor-
tance donnée à l’aspect sentimental et émotionnel de la vie ; c’est surtout
cet humanisme à caractère quelque peu romantique, se voulant très naï-
vement dépourvu de toute idéologie, qui place les personnages occiden-
taux de manière opposée dans le rapport au monde asiatique moralement
dépravé.
Ce soir-là, elle était installée dans son salon, vêtue d’un magnifique
kimono.
C’est sur ce plan que l’on retrouve toutefois, malgré les différences
que représente l’orientalisme de Saurel, une certaine similarité avec les
traits de la représentation orientaliste étudiés par Said :
L’Oriental est déraisonnable, dépravé (déchu), puéril, « différent » ; l’Européen
est ainsi raisonnable, vertueux, mûr, « normal ». […] L’Oriental est dépeint
comme quelque chose que l’on juge (comme dans un tribunal), quelque chose
que l’on étudie et décrit (comme dans un curriculum), quelque chose que
l’on surveille (comme dans une école ou une prison), quelque chose que l’on
illustre (comme dans un manuel de zoologie)30.
« Dans les pays de langue arabe un mot différent était utilisé [pour
révolution] thawra. La racine th-w-r en arabe classique signifie se lever
(par exemple pour un chameau), être ému ou excité, d’où, en particulier
dans l’usage maghrébin, se rebeller. […] »
[…] L’association que fait Lewis entre thawra et un chameau qui se lève et, plus
généralement, l’agitation (et non la lutte pour des idées) suggère, bien plus
largement qu’il n’est habituel chez lui, que l’Arabe n’est guère qu’un névrosé
sexuel. Chacun des mots […] qu’il utilise pour définir la révolution est teinté
de sexualité : être ému, excité, se (sou)lever. Mais il s’agit en grande partie
d’une « mauvaise » sexualité31.
35. Ibid.
36. Ibid.
37. Thierry Hentsch, L’Orient imaginaire : la vision politique occidentale de l’Est méditerranéen,
Paris, Seuil, 1988, p. 221.
38. Ibid., p. 221.
Étrangère, Asie ? / 119
À partir de ce moment, on voit en effet que la société québécoise de plus
en plus consciente d’elle-même commence à s’identifier positivement avec
le mouvement de décolonisation. Cette solidarité doit-elle donc être inter-
prétée comme l’un des paramètres qui modifieront l’horizon d’attente du
lecteur de la série de Saurel ? Ce changement a-t-il contribué à la chute de
la popularité de la série, qui par l’inadéquation grandissante de l’image
véhiculée de l’altérité contrastera de plus en plus avec la perception plus
ouverte, et, dans une certaine mesure, presque inversée de l’autre39, cet
autre qui d’une entité obscure et menaçante s’est rapidement transformé
en un « opprimé » ? Selon nous, la pénétration et la légitimation rapides
dans la conscience sociale de cette époque des idéologies de gauche consti-
tuent un aspect important dont il faut tenir compte dans l’évolution de la
réception de IXE-13. Il nous semble qu’il faut considérer cet aspect dans
la même mesure que le changement même de la culture populaire qui,
par son développement dynamique, devenait de plus en plus lettrée, en
participant au déclin de l’immense popularité de la série40. Le point de
vue de Claude-Marie Gagnon semble appuyer une telle hypothèse : « Si
une telle production paralittéraire a connu du succès, c’est sûrement, pour
une part, parce que le Québec vivait à l’époque de mutation idéologique
qui l’a fait passer du stade de société traditionnelle rurale à celui de société
industrialisée41. » Ainsi, l’orientalisme de Saurel, malgré sa forme d’expres-
sion populaire, se donne à voir comme une manifestation complexe qui
témoigne essentiellement du caractère transitoire de son époque.
Les différences entre l’orientalisme moderne, tel qu’il a été défini
au préalable par Said, et l’orientalisme présent dans le récit de Saurel
sont aussi frappantes par rapport aux phénomènes de « la sympathie »
et de « la classification ». Rappelons que Said voit la « sympathie » en tant
IXE-13 se dit :
— Sing Lee, fit le Canadien d’un air de reproche, tu crois avoir des pouvoirs
que tu ne possèdes pas.
Cette petite scène fait penser à ce que Said avait noté à propos de
la nécessaire et constante surveillance de l’Oriental qui, en tant qu’être
humain incomplet, serait incapable de dominer son irrationalité. Ce qui
est aussi important dans ce passage, c’est le fait que le narrateur désigne
IXE-13 comme « le Canadien » et Sing Lee comme « le Chinois », car ces
dénominations déplacent l’enjeu du conflit au-delà de ce que les personna-
ges représentent individuellement. Le contraste entre la nature enfantine
et niaise de l’amoureux qu’est Sing Lee et la lucidité admirable de IXE-13
est d’ailleurs amplifié dans la suite de la scène :
[IXE-13] — Mais comprends donc, idiot, qu’elle voulait [t’]épouser, justement
à cause de ton poste.
miner avec précision, cette tension a causé une convergence des deux types
d’orientalisme51.
Un orientalisme américain ?
On peut aborder la question de l’américanité de l’orientalisme de
Saurel de plusieurs manières. D’abord, il est utile de noter que la série n’a
pas été seulement distribuée au Québec : elle a aussi été vendue dans plu-
sieurs communautés francophones aux États-Unis :
Nous savons que les petits romans et IXE-13 sont diffusés un peu partout
au Québec et dans l’Ontario francophone. De plus, comme le Bavard vendait
des abonnements aux États-Unis, les Éditions du Bavard puis les Éditions
Police-Journal ont pu chercher à y diffuser leurs petits romans. […] Alfred
Lespérence et Pierre Daignault confirment que la série est vendue dans le
nord de l’État de Vermont, à Burlington par exemple, et d’une façon générale
en Nouvelle-Angleterre, par exemple à Lewiston. Et beaucoup au Nouveau-
Brunswick. Et un peu au Manitoba. […] Selon Jean l’Archevêque, aucune ten-
tative n’est faite d’exporter les petits romans en Europe53.
54. Luc Bertrand ajoute : « L’intrigue [de IXE-13] est habituellement inspirée de faits divers
lus dans les journaux ou observés par l’auteur. […] Le caractère des personnages résulte
la plupart du temps, comme le reste, du don d’observation de Daignault et de rencontres
survenues notamment au cours de tournées en province avec sa troupe de théâtre »,
op. cit., p. 37.
55. Edward W. Said, L’Orientalisme, op. cit., p. 14.
126 / Asie du soi, Asie de l’autre
Le style réaliste [de Saurel], habituel à ce type de récit, n’empêche pas la mise
en scène de situations exceptionnelles ; séduction amoureuse instantanée ou
par hypnotisme, vol de documents secrets, enlèvement de savants ou de diplo-
mates, multiplication de sosies, invention d’armes prodigieuses, etc.56.
[Général Smiley] — N’est-ce pas mon droit ? Je suis libre. Cette jeune fille me
plaît. J’ai bien l’intention de continuer à lui faire la cour.
56. Marie-José Des Rivières et Claude-Marie Gagnon, « Résumé du corpus », Études littéraires,
vol. 12, no 2, 1979, p. 141. Numéro spécial consacré à IXE-13.
57. Louise Milot écrit : « “Un agent secret n’a pas le droit de tomber amoureux” : telle est
l’injonction présentée par la fiction dès le premier numéro de la série [Le Repaire de la
mort, no 1P, p. 26] » ; « [IXE-13] aimait [Gisèle Tubœuf], mais il disait que son service,
son travail dangereux, ne lui permettait pas d’épouser une femme, surtout que Gisèle
voulait élever une famille [Vengeance !, no 573, p. 4] », « La défaite des femmes », dans Le
Phénomène IXE-13, op. cit., p. 182.
C’est à travers ces stratégies narratives que Jean Thibault peut maintenir son rôle d’es-
pion et d’individu. D’ailleurs, à la fin des années 1950, le couple est déjà marié, mais
l’histoire tumultueuse de cette union reflète, selon nous, les chambardements sociaux
provoqués par la Révolution tranquille. Dans la nouvelle série IXE-13, l’agent playboy,
IXE-13 se lancera dans l’exploration de sa sexualité sans Gisèle, qui « disparaît » en tant
que personnage. Voir aussi Louise Milot, dans Le Phénomène IXE-13, op. cit., p. 210-211.
Pour ce qui est de la valorisation extrême du mariage, Claude-Marie Gagnon affirme
pertinemment : « [L]a possession de Gisèle par la voie légale du mariage, la seule permise,
entre en conflit avec l’espionnage [activité reliée à une situation historique défavorable].
[…] Toute la série sera une tentative de résolution de cette opposition », « La Structure
psychanalytique », dans Le Phénomène IXE-13, op. cit., p. 233.
Étrangère, Asie ? / 127
— Même si elle est mariée ?
— Mariée !
Une bombe serait tombée aux pieds de Smiley que ça n’aurait pas fait plus
d’effets58.
Et encore :
Le Canadien savait que Kimiko était très aguichante, qu’elle pouvait inté-
resser n’importe quel homme, mais notre héros voulait, avant tout, demeurer
un mari fidèle59.
***
61. Victor Hugo, Œuvres poétiques, éd. Pierre Albouy, Paris, Gallimard, 1964, vol. 1, p. 580.
62. Tiré de la liste complète des fascicules qui se trouve dans Guy Bouchard (dir.), Le
Phénomène IXE-13, op. cit., p. 337-369.
Étrangère, Asie ? / 129
Len Shu, le traître (179/1952), Mission-suicide en Corée (186/1952), Taya
s’évade (193/1952), IXE-13 amoureux de Taya (200/1952), Prisonniers de Corée
(226/1953), Le Dentiste japonais (234/1953), La Conversion de Taya (235/1953),
La Reine des rouges (244/1953), Le Traître chinois (266/1953), Linwa, la petite
Chinoise (267/1953), Agents secrets en Chine (284/1954), L’Opium sous les
tentures (312/1954), L’Aveugle de Marrakech (314/1954), Les Sournois du
Japon (321/1954), Le Chinois d’Astrakan (333/1955), Les Bas-fonds de Tokyo
(372/1955), Assaillie au Tibet (391/1956), Le Barbier japonais (392/1956), La
Cave chinoise (409/1956), L’Expédition Taya (410/1956), Les Masseuses japo-
naises (479/1958), Contre Taya ! (493/1958), La Taya canadienne (498/1958),
Odyssée en Mandchourie (512/1958), Le Chinois insaisissable (546/1959), La
Geisha de Vancouver (554/1959), Le Piège de Taya (570/1959), Taya en dan-
ger (591/1960), Taya, l’indomptable (632/1960), Le Bouddha qui rit (643/1961),
Taya en Amérique (679/1961), Les Deux Taya (680/1961), Meurtre à Calcutta
(688/1962), Meurtre au Japon (706/1962), L’Américaine de Shanghai (707/1962),
Les Dessous du Chinatown (714/1962), L’Amnésique de Tokyo (742/1963), Nuit
d’orgie chez Taya (756/1963), La Vamp de Tokyo (757/1963), Voluptés orientales
(773/1963), La Masseuse japonaise (776/1963), La Poupée de Tokyo (827/1964),
La Chinoise invisible (840/1964), Mission au Vietnam (854/1965), La Chinoise de
Paris (860/1965), La Disparition de Sing Lee (864/1965), Taya trahit (866/1965),
Les Mystères de Calcutta (874/1965), Les Bas-fonds de Pékin (885/1965), Traqué
à Pékin (886/1965), L’Amour à la japonaise (887/1965), La Coiffeuse japonaise
(896/1966), La Chinoise en amour (912/1966), Le Nouvel Allié de Taya (914/1966),
Le Parchemin chinois (929/1966).
L’Asie dans les récits des voyageurs
québécois de la seconde
moitié du XXe siècle :
un miroir contre-ethnocentrique
Pierre Rajotte
Université de Sherbrooke
Il est trop aisé de railler une utopie dès lors qu’on lui substitue une chimère
tout aussi contestable. Le démasquage est un nouveau masque à son tour et,
en matière de relations à autrui, on ne fait que passer d’un égarement à un
autre.
Pascal Bruckner, Le sanglot de l’homme blanc1.
1. Pascal Bruckner, Le Sanglot de l’homme blanc. Tiers-Monde, culpabilité, haine de soi, Paris, Le
Seuil, 1983, p. 277.
2. Voir Pierre Rajotte, « L’Orient dans les récits des voyageurs québécois de la seconde
moitié du XXe siècle : une expérience de déperdition de soi », Voix et Images. Littérature
québécoise, vol. XXXI, no 91 (automne 2005), p. 15-31 ; Pierre Rajotte, « The Self and the
Other : Writings of Quebec Travellers in the Middle East at the End of the 19th Century »,
Canadian Literature, no 174 (Autumn 2002), p. 98-115.
132 / Asie du soi, Asie de l’autre
3. Tzvetan Todorov, Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Paris,
Éditions du Seuil, 1989, p. 297-298.
4. Denise Jodelet, « Formes et figures de l’altérité », dans Laurent Licata et Margarita
Sanchez-Mazas (dir.), L’Autre. Regards psychosociaux, Grenoble, Presses Universitaires
de Grenoble, 2005, p. 44.
5. Caractérisé par une appartenance qui peut être de nature culturelle, sociale, ethnique,
religieuse, etc., « le sujet collectif occupant la position du groupe de référence […] fixe
l’inventaire des traits différentiels qui, de préférence à d’autres possibles, serviront à
construire, à diversifier et à stabiliser le système des “figures de l’Autre” qui sera, tem-
porairement ou durablement, en vigueur dans l’espace socioculturel considéré ». Eric
Landowski, Présences de l’autre. Essais de socio-sémiotique II, Paris, Presses Universitaires
de France, 1997, p. 26.
6. Le « Nous » de référence auquel s’identifient le plus systématiquement les auteurs des
récits de voyage de notre corpus concerne les Occidentaux.
7. Serge Moscovici, « Pensée stigmatique et pensée symbolique. Deux formes élémentaires
de la pensée sociale », dans Catherine Garnier (dir.), Les Formes de la pensée sociale, Paris,
Presses Universitaires de France, 2002, p. 21-53. Nous reviendrons sur ces deux formes
de la pensée sociale en conclusion.
L’ Asie dans les récits des voyageurs québécois de la seconde moitié… / 133
De l’ethnocentrisme au contre-ethnocentrisme
Jusqu’aux années 1940, le discours des voyageurs québécois reste
fortement imprégné d’ethnocentrisme. C’est le cas, comme on peut s’y
attendre, dans les récits des missionnaires qui visent essentiellement à
démontrer à quel point est nécessaire la conversion de l’Autre à la reli-
gion chrétienne. La propagande missionnaire donne alors à voir l’Asia
tique tantôt comme une menace à contrer, tantôt comme un « pauvre Jaune
arriéré » à civiliser. D’une part, la conversion des Asiatiques est représentée
comme une mesure préventive pour l’Occident compte tenu de la puissance
prépondérante dont jouissent en Asie certains pays comme le Japon et la
Chine au point de vue démographique, politique, militaire et économique.
Pour épargner « à l’humanité de grandes catastrophes8 », pour endiguer le
fameux « Péril jaune » qui menace d’envahir l’Occident, il importe donc
« d’aller porter la vérité à ces peuples assis à l’ombre de la mort9 ». D’autre
part, la conversion des Asiatiques leur permettrait, nous disent les voya-
geurs, d’avoir accès au véritable progrès. Selon le franciscain Urbain-Marie
Cloutier, « les Japonais n’ont de notre civilisation que la surface et l’exté-
rieur ; tant qu’ils n’en auront pas absorbé aussi la moelle, c’est-à-dire, le
christianisme, leur adaptation au progrès moderne restera toujours factice
et menteuse10 ». « La suprême désolation pour le cœur du voyageur chré-
tien en ces contrées, écrit pour sa part le père Bonaventure Péloquin, c’est
d’observer les épaisses ténèbres d’ignorance et d’erreur dont sont encore
enveloppées ces pauvres âmes païennes11 ». La différence de l’Autre est
donc essentiellement réduite à promouvoir « l’héroïsme12 » et le dévouement
apostolique dont font preuve les missionnaires pour la résorber. L’approche
privilégiée est celle « de l’inversion à la conversion13 ». De fait, dans leur
récit, les voyageurs insistent triomphalement sur les bienfaits de l’éduca-
tion catholique que les missionnaires, ces héros civilisateurs, prodiguent
à de jeunes Asiatiques. Dès lors, il ne s’agit plus de représenter l’Autre,
mais de faire en sorte qu’il ne soit plus tout à fait autre. Dans sa différence,
l’Asiatique suscite généralement peu d’intérêt ou inspire des commentaires
14. D’autant plus que ce fervent néophyte catholique peut également servir à raviver la foi
vacillante des catholiques occidentaux. En 1938, le jésuite Prosper Bernard, par exemple,
profite de sa visite à « un humble couvent de religieuses japonaises » pour se faire quel-
ques reproches : « L’héroïsme simple, la douceur respectueuse, la ferveur de ces femmes,
autant de raisons pour moi, occidental embourgeoisé par le confort et dans la routine
religieuse, de rougir ». Prosper M. Bernard, De l’autre côté de la terre : la Chine, p. 52.
15. Sœur Sainte-Marie-Eugène, En Orient : Souvenir de sept mois heureux passés au pays du Soleil
Levant du 15 octobre 1936 au 20 mai 1937, p. 99.
16. Voir Frédéric Laugrand, « Le récit missionnaire. Entre parole confisquée et parole
donnée », dans Pierre Rajotte (dir.). Le Voyage et ses récits au XXe siècle, Québec, Éditions
Nota bene, 2005, p. 51-103.
17. Alain Grandbois, Visages du monde. Images et souvenirs de l’entre-deux-guerres, p. 303.
L’ Asie dans les récits des voyageurs québécois de la seconde moitié… / 135
et par l’anarchie organisée de la ville [de Bénarès]18 ». À Jaipur en Inde, au
milieu d’une « foule belle et fière », Pauline Julien écrit : « J’ai l’impression de
faire partie de cette cohue et ça me fait un petit velours19 ». Le bain de foule,
appréhendé ou décrié par les voyageurs du passé, représente maintenant
une expérience recherchée et ritualisée. Pour certains, il est l’occasion de
retrouver et de « mieux saisir l’imaginaire de [leur] enfance20 » : « Au fond,
s’il faut l’avouer, nous sommes ravis de plonger au cœur du mythe qui nous
a portés jusqu’ici : celui de l’enfer de Macao, tant véhiculé par les bandes
dessinées, les Bob Morane, les romans d’aventure de notre enfance21 ». Pour
d’autres, le bain de foule asiatique galvanise leur quête de dépaysement,
les amène à vivre une « aventure déréalisante22 ». Chez le journaliste Jean
Pellerin, il donne lieu à une expérience de décentration.
Tous ces bains de foule en Asie ont singulièrement modifié mon échelle de
valeurs. Contrairement à ce que m’inspirait ma belle assurance d’Occiden-
tal, il m’apparut que le monde judéo-chrétien ne tenait pas seul le rôle de
dénominateur commun sur notre planète. J’ai même eu la pénible impression
que, loin d’être puissante et vigoureuse, ma civilisation se révèle fragile et
minoritaire. Ce déplacement de ce que j’avais cru le centre de gravité de notre
monde m’a rendu modeste23.
18. Louise Blanchard et André Dalcourt, Sabbatique asiatique. Récit de voyage, p. 129.
19. Denise Hébert et Pauline Julien, Népal : L’échapée belle, p. 79.
20. Charles Pelletier, Oasis. Itinéraire de Delhi à Bombay, p. 21.
21. Louise Blanchard et André Dalcourt, Sabbatique asiatique. Récit de voyage, p. 24.
22. Comme le mentionne Francis Affergan : « La conquête de l’altérité est une aventure déréa-
lisante et qui peut s’avérer dangereuse pour la propre identité de celui qui part. Et ce
d’autant plus qu’elle implique une destruction ou pour le moins un abandon du temps
et de l’espace identitaires et l’acceptation d’un renversement total des valeurs ». Francis
Affergan, Exotisme et altérité. Essai sur les fondements d’une critique de l’anthropologie, op. cit.,
p. 44.
23. Jean Pellerin, Escales au bout du monde, p. 38-39.
24. « Selon le mot de Nabokov, “étranger rime avec danger” ». Serge Moscovici, « Pensée
stigmatique et pensée symbolique. Deux formes élémentaires de la pensée sociale », dans
Catherine Garnier (dir.), Les Formes de la pensée sociale, op. cit., p. 52.
25. Jacques Hébert et Pierre-E. Trudeau, Deux innocents en Chine rouge, p. 156.
136 / Asie du soi, Asie de l’autre
Ce livre faillit avoir un autre titre : « Le Péril Jaune. […] ». Nous aurions ainsi
rejoint chez plus d’un lecteur l’image que son subconscient conserve de la
Chine : pays où grouille une multitude d’hommes jaunes, petits, faméliques,
rusés et, plus souvent qu’à leur tour, sinistres. Parmi toutes les frousses au
moyen desquelles des éducateurs paranoïaques ont tenté d’effrayer notre
enfance […] le péril jaune avait une place de choix. Jeunes écoliers, nous appre-
nions par la propagande missionnaire que la Chine était le siège naturel de
tous les fléaux : paganismes, pestes, inondations, famines et bêtes féroces ; la
collecte périodique des timbres de la Sainte-Enfance était aussi une occasion
de nous rappeler la condition misérable et quelque peu diabolique d’un peuple
qui jetait ses bébés aux pourceaux. Puis les récits d’imagination et d’aventures
— mettant en scène les pirates de la mer de Chine et les Fou Man Chou de
la pègre changhaïenne— achevaient de renseigner nos jeunes esprits sur les
dangers que recélait l’Empire du Dragon. C’est durant notre adolescence que
le péril se précisa. Des professeurs de collège nous démontraient sobrement,
chiffres en main, que la poussée démographique ferait bientôt éclater les
frontières chinoises et qu’un raz de marée jaune aurait tôt fait d’engloutir le
monde blanc. Vers cette époque Mr. Believe-it-or-not Ripley répandait aussi
une image saisissante : si le peuple chinois défilait quatre par quatre devant
un point donné, le défilé— compte tenu des taux de natalité et de mortalité—
se poursuivrait pendant toute l’éternité26 !
52. « L’inversion est une fiction qui fait “voir” et qui fait comprendre : elle est une des figures
concourant à l’élaboration d’une représentation du monde ». François Hartog, Le miroir
d’Hérodote. Essai sur la représentation de l’autre, Paris, Gallimard, 1980, p. 227.
53. Ugo Monticone, Zhaole, p. 37-38.
54. Lucien Coutu, Pèlerinage à l’Est, p. 176.
L’ Asie dans les récits des voyageurs québécois de la seconde moitié… / 141
leurs mains caressent la nature, ils boivent l’eau directement à la rivière. […]
Je me rappelle brusquement la garderie au coin de chez moi, en ville, où les
enfants sont laissés toute la journée dans un enclos asphalté, tournant en rond
sur des bicyclettes entre deux clôtures. Stimulation zéro55.
n’a pas été altéré et souillé par la modernité occidentale. Il est l’occasion
« d’aller aux sources. Vers un endroit où le progrès n’a pas encore détruit
l’essentiel. Vers un endroit où les valeurs humaines ont leur place66 ». Non
moins que les hippies des années 1970 qui l’entreprennent afin d’atteindre
« un idéal spirituel67 », les voyageurs des années 1990 lui attribuent la pos-
sibilité de combler leurs « attentes “existentielles”68 », perpétuant du même
coup une vision bien souvent mythique et intemporelle de l’Asie.
Bien que les auteurs soient conscients qu’il ne s’agit que d’un rôle,
d’une manière d’être temporaire, incarné le temps d’un plus ou moins bref
séjour, leur désir « d’immersion totale73 » marque néanmoins un change-
ment important par rapport à la reconnaissance de la différence de l’Autre.
On l’a vu, jusqu’au XXe siècle, la comparaison des mœurs occidentales et
asiatiques servait essentiellement à justifier la conversion de l’Autre qui ne
présentait réellement d’intérêt qu’une fois transformé en Même, notamment
en bon écolier pratiquant avec ferveur la religion catholique. Il en va tout
autrement dans la seconde moitié du XXe siècle, alors que les voyageurs
partent bien souvent en voyage pour se départir de leur occidentalité. De
la transformation de l’Autre en Même, on passe donc à celle du Même en
Autre. Marie C. Laberge prend « un plaisir fou à [se] fondre parmi les étu-
diantes74 » thaïes de l’Université Thammasat qu’elle fréquente. Au sein de
sa petite communauté d’adoption, elle éprouve bientôt avec fierté « l’étrange
impression d’être vraiment l’une des leurs… De ne pas être une farang, mais
bien une résidante de Banglumpoo75 ».
« L’habit ne fait pas le moine » dit-on chez nous. En Occident, peut-être, mais
ici, l’apparence compte pour beaucoup. Aujourd’hui, par exemple, je me suis
sentie vraiment thaïe. Et c’est parce que j’en avais le costume… […] Il faut
voir le spectacle que je donne, alors que je marche vers l’école… Je sens tous
les regards fixés sur moi, j’entends toutes les langues se délier sur mon cas.
[…] C’est que dans mon quartier de Banglumpoo, les étrangers ont plutôt le
style « Tarzan ». […] Alors, de voir ainsi une farang qui prend le costume thaï,
c’est plutôt surprenant ! C’est d’ailleurs pour cette raison, je crois, que j’ai
gagné l’affection de mon voisinage, au fil des mois. En vivant comme eux.
En me fondant dans la foule, plutôt qu’en me transformant en « Tarzane des
bois »…76.
81. « À y regarder de plus près, on se prendrait à penser que le tourisme serait une forme
de colonialisme mou. On ne pompe plus le pétrole, l’ébène, le cacao, le coprah, l’or et le
cuivre, mais la mer bleue et la peau noire. On enrichissait autrefois les compagnies miniè-
res, on enrichit désormais les chaînes hôtelières et l’imaginaire flasque de l’Occidental
qui se répand dans les lagons parce qu’il n’a vraiment plus beaucoup de quoi rêver chez
lui ». Gérald Messadié, Le Tourisme va mal ? Achevons-le !, Paris, Max Milo Éditions, 2003,
p. 48.
82. Jean-Didier Urbain, L’Idiot du voyage. Histoires de touristes, p. 66.
83. Laurier Turgeon, « Les mots pour dire les métissages. Jeux et enjeux d’un lexique », dans
Pierre Ouellet (dir.), Le soi et l’autre. L’énonciation de l’identité dans les contextes interculturels,
Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2003, p. 397.
84. Lucien Coutu, Pèlerinage à l’Est, p. 197.
85. Ibid., p. 120-121.
146 / Asie du soi, Asie de l’autre
Conclusion
En somme, les récits des voyageurs québécois témoignent au
XXe siècle d’un changement important dans la façon de parcourir l’Asie.
Jusqu’aux années 1940 plusieurs voyageurs considèrent leur culture occi-
dentale comme la seule pouvant mener au progrès moderne. Il importe
donc à leurs yeux de l’imposer aux peuples asiatiques « plongé[s] dans le
89. Ivanhoë Caron, « Voyage dans l’Inde », Le Terroir, vol. 11, no 11 (avril 1930), p. 34.
90. Ibid., p. 39.
91. Louise Latraverse, India, mon amour, p. 72.
92. Nicolas Bouvier, Œuvres, op. cit., p. 1027.
93. Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p. 168.
94. Eric Landowski, Présences de l’autre. Essais de socio-sémiotique II, op. cit., p. 99.
95. Alain Olivier, Voyage au Viêt Nam avec un voyou, p. 119.
96. Il importe toutefois d’apporter ici une nuance entre l’autodévalorisation et la prise de
conscience d’un manque que peut entraîner la rencontre avec l’Autre. Comme le précise
Eric Landowski : « l’Autre, ce n’est pas seulement le dissemblable […]. C’est aussi le terme
manquant, le complémentaire indispensable et inaccessible, celui, imaginaire ou réel,
dont l’évocation crée en nous le sentiment d’un inaccompli ou l’élan d’un désir parce
que sa non-présence actuelle nous tient en suspens et comme inachevé, dans l’attente de
nous-mêmes ». Eric Landowski, Présences de l’autre. Essais de socio-sémiotique II, op. cit.,
p. 10. [C’est Landowski qui souligne]
148 / Asie du soi, Asie de l’autre
97. Pascal Bruckner, La Tyrannie de la pénitence, Paris, Éditions Grasset, 2006, p. 121.
98. Marie-Eve Martel, Une Québécoise au pays des purs. Récit d’un voyage au Pakistan, p. 105.
99. Hans-Jürgen Lusebrink, « La perception de l’Autre. Jalons pour une critique littéraire
interculturelle », 51 (mai 1996), p. 53.
100. Pascal Bruckner, Le Sanglot de l’homme blanc. Tiers-Monde, culpabilité, haine de soi, op. cit.,
p. 279.
101. André Carpentier, Mendiant de l’infini. Fragments nomades : récit, p. 116.
102. Chantal Mallen-Juneau, L’Arbre et la Pagode. Une coopérante au Cambodge, p. 215.
L’ Asie dans les récits des voyageurs québécois de la seconde moitié… / 149
Marie-Eve Martel s’efforce pendant son voyage en Iran d’adopter une telle
posture mitoyenne. Selon elle, il faut « consentir à laisser à la maison sa
mentalité occidentale, troquer sa façon de faire pour les pratiques locales
et adopter le rythme du pays, sans toutefois se départir de ses propres
croyances. Bref, il incombe de trouver le juste milieu103 ». Autrement dit, il
ne s’agit plus pour les voyageurs de dénigrer leur culture, mais de la perce-
voir, pour reprendre la formulation de Jocelyn Létourneau, « à l’aune d’une
espèce d’altérité réfléchie, généreuse et empathique, c’est-à-dire à l’aune
d’une volonté d’accueillir et de reconnaître l’autre en soi sans nécessaire-
ment se faire soi-même comme un autre104 ». À la fin de son récit de voyage
en Asie, Hervé Dupuis exprime éloquemment cette volonté de renoncer à
une démarche fondée sur la dépréciation ou l’idéalisation, et cela au profit
d’une meilleure (re)connaissance de la différence :
Je suis allé là-bas ni pour leur parler d’un nouveau dieu, ni pour leur imposer
ma culture […]. Je n’allais pas là-bas non plus pour devenir comme eux. Je n’ai
adopté ni leur culture ni leur religion. Je reviens avec les mêmes habits, les
mêmes habitudes, ma personnalité. Mais j’aurai changé un peu. Je ne peux
plus voir le monde de la même façon. Ils m’ont appris qu’il existait d’autres
modes de vie, d’autres visions du monde, fort différents des miens, dont je
devrai dorénavant tenir compte105.
106. Serge Moscovici, « Pensée stigmatique et pensée symbolique. Deux formes élémentaires
de la pensée sociale », dans Catherine Garnier (dir.), Les formes de la pensée sociale, op. cit.,
p. 36.
107. Ibid., p. 37.
108. Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Paris, Éditions du Seuil, 1990, p. 148.
109. André Carpentier, Mendiant de l’infini. Fragments nomades : récit, p. 46.
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154 / Asie du soi, Asie de l’autre