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« L’espace public »

Collection dirigée par Yves Laberge

La collection « L’espace public » se veut un lieu privilégié de


réflexion sur des phénomènes que l’on voit apparaître som-
mairement dans l’actualité. Les livres de la collection « L’espace
public » prétendent montrer les limites ou parfois le manque de
portée de certains débats actuels, tels que ceux-ci nous sont le
plus souvent exposés, en raison de leur présentation réductrice
ou trop univoque.
Les ouvrages de cette collection toucheront surtout l’analyse des
politiques, des discours, de leurs perceptions et de leurs repré-
sentations dans les médias. La collection « L’espace public » veut
ainsi rappeler que les faits de société sont produits, construits,
interprétés, médiatisés avant d’être débattus.

Titres parus
Rouillard, Christian, Isabelle Fortier, Éric Montpetit, Alain G.
Gagnon, De la réingénérie à la modernisation de l’État québécois,
2e édition, 2009.
Rouillard, Christian, Isabelle Fortier, Éric Montpetit, Alain G.
Gagnon, La réingénérie de l’État. Vers un appauvrissement de la
gouvernance québécoise, 2004.
Asie du soi, Asie de l’autre
Récits et figures de l’altérité
Asie du soi, Asie de l’autre
Récits et figures de l’altérité

Sous la direction de
Janusz Przychodzen

Les Presses de l’Université Laval


2009
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil
des Arts du Canada et de la Société d’aide au développement des entreprises
culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme
de publication.
Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par
l’entremise de son Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition
(PADIÉ) pour nos activités d’édition.
Ce livre a été publié avec le soutien financier du Conseil de recherches
en sciences humaines du Canada (CRSH).

Conception de la couverture : Bénédicte Laberge


Maquette de couverture : Hélène Saillant
Mise en pages : Danielle Motard

© Les Presses de l’Université Laval 2009


Tous droits réservés. Imprimé au Canada
Dépôt légal 3e trimestre 2009
ISBN 978-2-7637-8745-9

Les Presses de l’Université Laval


Pavillon Pollack
2305, rue de l’Université, bureau 3103
Québec (Québec) G1V 0A6
Canada
www.pulaval.com
Table des matières

Préface. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1
« Tout le monde est heureux autour du buffet chinois »
Yves Laberge

Liminaire. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
Une appartenance orientale
Simon Harel

Présentation. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27
Visages et masques de la différence
Janusz Przychodzen

Passages vers l’autre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28


Dialogue du proche et du lointain. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30
Mythe oriental en tant qu’altérité radicale. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32
Identité, idéologie et culture populaire. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34
L’autre, miroir du soi ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36
Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39

Le plurilinguisme chez Yolande Villemaire :


entre La Vie en prose et Le Dieu dansant. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41
Danielle Constantin

Les voix et ce qu’elles racontent. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 42


Multiplicité des langues et des niveaux de langues. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48
Écriture butô et altérité : Kimchi d’Ook Chung. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57
Ching Selao

Le butô : tutoyer l’abîme. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59


Mort identitaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63
Dénaissance et renaissance. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 66
L’Autre soi-même. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 72

Le mythe de Kâlî et la jouissance féminine


chez François Peraldi. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79
Michel Peterson

L’Autre continent . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 81
Le dérèglement des sens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 86
La Chose et le Réel. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 88
La polysexualité. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 98

Étrangère, Asie ?
Altérité et modernité dans le grand roman
d’espionnage de Pierre Saurel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105
Janusz Przychodzen

Paradoxes de la représentation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107


Asie fatale, moralité et féminisme. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113
L’orientalisme moderne en question. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117
Un orientalisme américain ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 124
Index des fascicules portant sur l’Asie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 128

L’Asie dans les récits des voyageurs québécois de la seconde moitié


du XXe siècle : un miroir contre-ethnocentrique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 131
Pierre Rajotte

De l’ethnocentrisme au contre-ethnocentrisme. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 133


De l’Autre en Même au Même en Autre. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 142
Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 146

Bibliographie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 151
Préface

« Tout le monde est heureux


autour du buffet chinois »
Yves Laberge

Les livres de la collection « L’espace public » veulent montrer com-


ment les faits de société et leurs représentations sont souvent altérés, volon-
tairement ou non, par une série d’intermédiaires, médiateurs, traducteurs
et analystes. Autrement dit, en prenant quelquefois des directions impré-
vues, certains débats de société nous éloignent parfois de la source véritable
des problèmes que nous voulons étudier1.
Les textes réunis ici par Janusz Przychodzen sont à ce titre exem-
plaires puisqu’ils examinent les diverses manières par lesquelles l’idée
du continent asiatique a été transposée dans le contexte québécois, et
particulièrement dans la littérature du xxe siècle. Comme on le sait, les
écrivains sont les maîtres du monde qu’ils inventent ou recréent dans
leurs œuvres fictives ; ils ne sont pas tenus à l’exactitude factuelle et à la
rigueur scientifique. Rien ne force un auteur à délimiter le réel du fictif,
à préciser la démarcation entre les faits authentiques et sa propre fabu-
lation, à indiquer après un passage invraisemblable la mention « ici, j’in-
vente » ; par ailleurs, rien n’oblige un romancier à inclure une note de bas
de page précisant que tel autre passage est entièrement basé sur un fait
vécu et daté. L’écrivain construit son univers à partir d’une portion plus
ou moins imprécise de la réalité et celui-ci comporte inévitablement une
dose indéterminée de subjectivité.
Les écrivains ont le droit, sinon le devoir, de fabuler à leur guise. Nul
lecteur ne saurait leur en tenir rigueur en cas d’inexactitude ou d’exagération.

1. Raymond Boudon, Raison, bonnes raisons. Paris, Presses universitaires de France, 2003.
2/ Asie du soi, Asie de l’autre

Néanmoins, les romanciers d’ici ont parfois profité des images déformées et
des représentations inexactes qui existaient déjà à propos de l’Asie pour ajou-
ter des éléments imaginaires supplémentaires et complexifier d’autant plus
notre perception de cet « Extrême-Orient », comme on le disait autrefois.
Mais le Québec n’a pas l’exclusivité de ce mélange de fascination
et de distorsion du continent asiatique. Dans un essai méconnu, Sanda
Mayzaw Lwin démontre que le personnage du Chinois avait connu aux
États-Unis son summum d’étrangeté à l’époque où les lois américaines ten-
taient précisément de restreindre l’immigration en provenance de Chine,
à la fin du xixe siècle, comme en témoignaient les romans de Charles W.
Chesnutt (1858-1932). À leur propos, Sanda Lwin posait un diagnostic pré-
cis, que nous pourrions emprunter pour les études qui suivent : « Cette
matérialisation de la figure fantasmatique du Chinois contenait toutes
les anxiétés de cette autre fin de siècle face à une identité nationale en
devenir2. »
Dans les textes étudiés ici, le personnage venu d’Orient constitue
sous divers costumes ce qu’Andreas Huyssen nommait « l’autre absolu »,
figure héritée de la guerre froide et du post-colonialisme3.
J’estime, à la suite de Charles Horton Cooley et de George Herbert
Mead, que l’étude interdisciplinaire des imaginaires peut nous permet-
tre de comprendre des phénomènes sociaux réels. L’intérêt relativement
récent des universitaires pour la marginalité, l’hybridité, l’intertextualité
et les transferts culturels pourrait s’expliquer de diverses manières, à une
époque où les problèmes concrets liés à l’intégration des immigrants dans
plusieurs pays occidentaux font ressortir – de part et d’autre – la présence
de stéréotypes et de préjugés pouvant exister entre des cultures différen-
tes, artificiellement marginalisées dans de nouveaux contextes. Si « l’autre »,
« l’étranger », « l’immigrant » a de tout temps fait l’objet de préjugés à son
endroit, il faut également souligner le fait que celui-ci s’invente inévitable-
ment des stéréotypes à propos de sa nouvelle patrie et de ses habitants,
c’est à dire de « nous ».

2. Sanda Mayzaw Lwin, « “A Race So Different from our Own”. Segregation, Exclusion,
and the Myth of Mobility », dans Heike-Raphael Hernandez et Shannon Steen (ed.),
AfroAsian Encounters : Culture, History, Politics. New York : New York University Press,
2006, p. 17.
3. Andreas Huyssen, “Modernism at Large”, dans Astradur Eysteinsson et Vivian Liska
(ed.), Modernism. Volume 1. Collection “A Comparative History of Literatures in European
Languages”. Amsterdam, John Benjamins Pub Co., 2007, p. 59.
Préface  —  « Tout le monde est heureux autour du buffet chinois » / 3
On pourrait comparer les correspondances culturelles existant (sur
le plan symbolique) dans les récits et les productions imaginaires avec les
mouvements migratoires réels impliquant de véritables groupes humains.
Comme on le sait, avant même d’émigrer, beaucoup de futurs arrivants ont
déjà forgé, intérieurement, une vision plus ou moins idéalisée de leur terre
d’accueil, plus ou moins conforme avec les images vues (livres, magazines,
télévision), les récits entendus, en plus de tous les espoirs projetés dans cette
aventure partagée par tant d’expatriés. Même dans notre siècle caractérisé
par la mondialisation de l’information, les perceptions approximatives de
l’autre tiennent lieu de référence et sont parfois lourdes de conséquences
sur le parcours de bon nombre de vies humaines.
L’étude sociologique des préjugés doit souvent être justifiée, sur-
tout si celle-ci se concentre sur les contenus de textes littéraires, récits de
voyages ou autres productions imaginaires. Pourquoi s’intéresserait-on à
des perceptions fausses, parfois caricaturales ou si éloignées de la vérité ?
Autrement dit, pourquoi étudier les imaginaires sociaux et récits fictifs
s’ils ne correspondent pas exactement à la réalité ? Du point de vue métho-
dologique, une réponse possible réside assurément dans la cohérence de
ces représentations, qui sont inévitablement décalées et souvent négatives,
mais néanmoins constituées en une sorte de système imaginaire, orga-
nisé spontanément et sans consultation, de manière à offrir, d’un auteur
à l’autre, un univers plus ou moins exotique (ou apparaissant comme tel
à nos yeux) contrastant avec notre environnement immédiat et pouvant
montrer, imparfaitement et par opposition, nos propres particularités, nos
signes distinctifs, nos hantises et nos démons.
Un autre intérêt d’étudier la vision de l’autre réside dans le recul
temporel qui sépare notre lecture du contexte dans lequel ces textes ont
été rédigés. Après un demi-siècle ou plus, les conventions, le sens com-
mun, les choses que l’on ne peut pas dire changent et deviennent parfois
plus évidentes ou plus discordantes face à notre regard contemporain.
Autrement dit, certains de nos écrivains québécois ont jadis parlé d’un
autre continent, l’Orient, mais leurs observations ne seraient certainement
pas les mêmes aujourd’hui, même devant les mêmes phénomènes, parce
que leurs cadres interprétatifs ont été considérablement modifiés au fil
des générations. Leurs récits seraient inévitablement formulés d’une autre
manière, en s’attardant sur des aspects différents, soulignant l’originalité
de certaines pratiques sociales locales qui ne nous sont pas familières.
4/ Asie du soi, Asie de l’autre

Ces décalages deviennent facilement perceptibles pour nous et serviront


de matière à des interprétations futures.
Par prudence méthodologique, les anthropologues ont souvent
insisté sur l’importance d’éviter les généralisations. Comme l’expliquait le
sociologue américain Norman Denzin, l’histoire semble parfois considérer
tous les Asiatiques comme s’ils appartenaient à un seul et même groupe
ethnique, religieux et national4. C’est pourquoi il ne faut pas chercher dans
nos récits de voyages d’autrefois des renseignements sur l’autre, mais au
contraire être conscient de pouvoir y découvrir des éléments révélateurs
sur nous-mêmes, sur ce que nous avons perçu et imaginé, et sur ce qui
subsiste dans ce qui nous a été transmis.
Dans la littérature québécoise, l’Orient est présent de manières
diverses et pourtant constantes, confirmant un goût pour un exotisme pro-
venant de l’Orient. Les sources de documentation sur l’Orient n’étaient pas
si limitées, même si une sorte d’imaginaire oriental a pu être façonné par
la littérature populaire et les films de genre produits à Hollywood, comme
Dr Fu Manchu (1930). Évidemment, l’imaginaire hollywoodien de l’Orient
ne puise pas ses racines au Québec, mais, inversement, les films créés aux
États-Unis ont longtemps été pour plusieurs générations de Québécois une
source non pas privilégiée, mais facilement accessible, pour s’imprégner
d’images plus ou moins exactes des autres continents, surtout à une époque
où le Québec ne produisait pratiquement pas de films.
Les préjugés subsistent encore de nos jours et, comme d’autres
nations, l’Orient ne fait pas exception en tant que cible, objet, mais égale-
ment producteur et consommateur de préjugés. L’antiaméricanisme qui
émerge de plusieurs nations d’Asie nous apparaît également comme une
attitude monolithique, qui résulte d’une vision biaisée et tout aussi fausse
que l’idéalisation d’une Amérique mythique. Comme les écrivains de plu-
sieurs pays, les auteurs québécois ont puisé dans ce fonds infini d’images et
de stéréotypes une certaine vision de l’autre ayant stimulé leur imaginaire
et celui de leurs lecteurs. L’Asie se confondait avec l’antipode, sinon l’infini,
comme l’écrivait Jean Cocteau lors de ses voyages – réels – en Chine et en
Birmanie, en 19365. Chacun pouvait y découvrir la substance adéquate pour
s’émerveiller, pour rêver, voire pour se glorifier aux dépens de l’autre. Tout

4. Norman Denzin, Reading Race, Thousand Oaks, Sage, 2002, p. 34.


5. Jean Cocteau, Tour du monde en 80 jours. Paris, Gallimard, 2009 [1936].
Préface  —  « Tout le monde est heureux autour du buffet chinois » / 5
comme certains « mets chinois » de nos restaurants plus ou moins authenti-
ques, adaptés à « la sauce occidentale », cette surabondance d’images artifi-
cielles dans la littérature populaire n’avait rien de commun avec la réalité :
trop éloignée, imperceptible, indéfinissable ; mais elle alimentait l’univers
romanesque d’une multitude d’aventures et de fictions, comme le prou-
vent les fameuses aventures du détective IXE-13, que Janusz Przychodzen
examine dans son chapitre. Dans le confort du lieu commun, les variantes
semblaient innombrables ; les lecteurs québécois étaient généralement ravis.
Chacun semblait y trouver son compte. Encore de nos jours, tout le monde
est heureux autour du buffet chinois6.

6. Yang, Xiaomon, La Fonction sociale des restaurants en Chine. Paris, L’Harmattan, 2006.
Liminaire

Une appartenance orientale


Simon Harel

Que savons-nous de l’Orient ? Peu de choses. Un univers lointain


qui paraît extraordinaire tant la démesure de ses nouvelles cités mondia-
lisées (de Hong Kong à Macao) nous ébahit. Serait-ce que l’orientalisme,
défini avec rigueur par Edward W. Said, aurait connu dernièrement de
brutales modifications1 ? À suivre le propos de l’essayiste américain d’ori-
gine palestinienne, l’orientalisme est d’abord un regard sur une altérité
dont l’exotisme est mis en valeur. L’Orient, c’est une délimitation géogra-
phique dont l’apparente précision masque le flou artistique. Qu’est-ce que
l’Orient, sinon une représentation ? Chez Nerval, Flaubert, il était ques-
tion de l’Orient : cet espace était étranger, luxuriant, despotique. À propos
d’auteurs plus récents (on pense spontanément à Joseph Conrad), l’Orient
est un espace qui ne peut être mis sous séquestre. Les ports de l’Asie (Hong
Kong, Singapour, Colombo, Sydney) incarnent des refuges nécessaires dans
un univers qui a abandonné son assise européenne. Chez Conrad, l’Orient,
c’est le monde à l’envers, une terre que l’on conquiert après avoir franchi
des étendues maritimes infinies.
En somme, l’Orient incarne l’extrémité de la géographie euro-
péenne. Dans ces lieux de perdition que sont les ports décrits par Joseph
Conrad en Asie et en Afrique, un monde foisonnant, riche en émois sen-
soriels de toutes sortes, existe.
Là se bornaient ses souvenirs du pays natal, submergés par d’autres souve-
nirs, comprenant une multitude d’impressions d’océans sans fin, du canal de
Mozambique, d’Arabes et de nègres, de Madagascar, de la côte de l’Inde, d’îles,

1. Edward W. Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Seuil, coll. « La couleur
des idées », 2005.
8/ Asie du soi, Asie de l’autre

de détroits et de récifs, de combats en mer, de bagarres à terre, de massa-


cres forcenés, et de soifs également forcenées, d’une succession de navires de
toutes sortes : navires marchands, frégates ou corsaires, d’hommes intrépides
et d’énormes bamboches2.

La multitude orientale, qui refoule toute individualité, donne l’im-


pression d’un cauchemar. Dans les romans de Conrad, le sujet (capitaine,
matelot, commerçant) aborde un univers qui échappe à toute compréhen-
sion immédiate. Autres mœurs, bien évidemment, façon de vivre, d’aimer
et de mourir qui diffèrent de la patrie occidentale, voilà l’Orient.
Comme il est souvent de mise avec ces représentations en pro-
venance de l’impérialisme européen, l’Orient est un univers altéré dont
la sensorialité exubérante masque, aux yeux de l’observateur, la réalité
profonde d’un univers complexe.
De Blaise Cendrars3 à Pierre Loti4, l’exotisme est la représentation
d’une figure inventoriée par Edward W. Said. L’Oriental incarne une diffé-
rence absolue qui est empreinte de cruauté, de « chinoiseries », une lascivité
qui est la forme d’une énigme culturelle qui intervient toujours de manière
furtive. Ainsi, la représentation péjorative de l’Oriental met l’accent sur la
duplicité. À ce dernier, il n’est pas question de faire confiance. Évidemment,
tous ces discours sur une altérité inapprochable, logée dans une périphérie
géographique, qui ne coïncide pas avec la représentation du monde euro-
péen, ne sont plus de mise. Comme l’annonçait Montesquieu à propos des
Persans, ce sont eux qui, aujourd’hui, nous regardent. L’énonciation de
l’Orient fabrique un lieu commun rudimentaire, une rhétorique aujourd’hui
contestée.
À ce propos, soulignons l’importance de ce livre, sous la direction
de Janusz Przychodzen. L’ouvrage étudie les formes de l’Orient dans cer-
taines expressions de la culture et de la littérature québécoise. À première
vue, il paraît convenable d’exprimer un scepticisme. Quoi ! Y a-t-il vraiment
un Orient dont le Québec, rattaché à l’imaginaire européen puis français,
aurait fait peu de cas ? À suivre ce point de vue, l’Orient ne nous concerne
pas. Les villes de Vancouver, Seattle, Los Angeles tiendraient lieu de zones
de contact avec cet Orient décidément lointain.

2. Joseph Conrad, « Le Frère-de-la-Côte », dans Œuvres V, Paris, NRF, Gallimard,


Bibliothèque de la Pléiade, 1992, p. 693.
3. Blaise Cendrars, Le Transsibérien, Paris, Seghers, 1966.
4. Pierre Loti, Aziyadé, fantôme d’orient, Paris, Gallimard, Folio, 1991.
Liminaire  —  Une appartenance orientale / 9
À propos du Québec, nous rêvons sans cesse aux figures de la
mère patrie. Paris, puis Londres sont nos lieux de prédilection. N’est-il
pas vrai que la nostalgie de l’Europe domine ? Autrefois, le messianisme
canadien-français se donnait pour tâche de repeupler l’Amérique du
Nord, de rendre justice à cette civilisation qui avait été jugulée lors de la
Conquête ! Aujourd’hui, le changement de perspective est net. Nous faisons
de la francophonie une aire de jeu qui nous permet de revendiquer une
place au soleil ! Dans ce discours, l’internationalisation de la culture québé-
coise repose sur le maintien, puis le développement de relations soutenues
avec le monde francophone. À n’en pas douter, les événements qui ont
accompagné la tenue du 400e anniversaire de la ville de Québec justifient
le discours que je viens de décrire.
Qu’en est-il alors de l’Orient ? On a vu que ce propos, en témoi-
gne l’œuvre d’Edward W. Said, interrogeait les relations de pouvoir entre
dominant et dominé, communautés majoritaire et subalterne. Il serait inac-
ceptable et inconvenant d’étudier les représentations de l’Orient sans tenir
compte des discours idéologiques qui façonnent l’image de cette altérité.
Il serait dommageable de ne pas analyser le caractère conflictuel de ces
relations de pouvoir qui engagent, comme nous l’enseigne Edward Said,
les forces de l’impérialisme.
Mais que vient faire dans cette histoire le Québec ? Ne s’agit-il pas
d’une province limitrophe, à l’écart de tout empire ? À la pointe de l’Amé­
rique, dans son réduit septentrional, le Québec n’est-il pas isolé ? Ce n’est
pas un hasard si les motifs de la liminalité, de la périphérie, de la margi-
nalité identitaire font fureur ici. À la périphérie d’un continent, le Québec
semble, si ce n’est à l’abandon, se détacher peu à peu de l’hinterland, de
tout territoire massif, indéracinable. À propos du Québec, on peut évoquer
l’idée d’un espace déraciné dans un univers de conventions. Le Québec, ce
n’est pas le Middle West industriel ; ce n’est pas le Bible Belt ; et ce n’est pas
vraiment non plus le centre du Canada.
Dans cette perspective, le Québec serait composé de blocs errati-
ques qui se désarriment. Le Québec serait-il alors un archipel identitaire qui
rappelle, sous cette forme inversée que représente la nordicité, l’univers des
Caraïbes ? Il est étrange, j’en conviens, que l’amorce de cette réflexion sur
l’Orient me fasse rêver de lieux limitrophes en proie à la glaciation. L’Orient
nous est moins familier que le Nord. Ce dernier est le siège de la toundra
qui rappelle la steppe d’Anton Tchekhov. Dans ce réseau d’analogies que
10 / Asie du soi, Asie de l’autre

je tresse à dessein, la toundra est un espace immense (un lieu de survie ?)


à l’image du destin des Canadiens français qui se voulurent conquérants ;
et l’expression d’une fuite en avant. Je tente ici, ultime paradoxe de cette
préface, de dire ce qui nous sépare absolument de l’Orient. Peuple du Nord,
nous semblons posséder plus d’affinités avec d’autres communautés qui,
de l’Islande au Groenland, nous ramènent implacablement à la démesure
de notre condition géographique.
Dans les univers urbains que représentent Montréal, puis Québec,
il peut être tentant d’oublier cette domination du Nord, cet écoumène qui
nous projette vers le nord-est du continent. Peut-on cependant oublier
que notre univers, à la fois géophysique et culturel, entretient des liens
réels avec ce que l’on appelle, dans le domaine de la géographie, le pas-
sage du Nord-Ouest ? Ce passage n’est-il pas une voie de communication
qui nous constitue de façon décisive ? Serait-ce alors que le littoral paci­
fique (antichambre de l’Orient), que nous nous plaisons à entrevoir en des
lieux éloignés, n’est qu’une représentation de substitution ? C’est ainsi,
me semble-t-il, qu’il faut percevoir l’Orient des lettres québécoises. Moins
qu’une extranéité (un espace qui échappe à notre entendement), l’Orient
est la zébrure, la faille intime d’un eurocentrisme que nous portons avec
difficulté.
Les débats qui ont cours à propos de l’avenir de l’identité qué-
bécoise font part d’un dilemme. D’abord, l’américanité de la condition
québécoise était mise en valeur. Elle exprimait, sous différentes formes,
un enracinement historique qui rappelle la définition de l’écoumène que
suggère Augustin Berque. Bien différents des Français, nous sommes avant
tout des Nord-Américains. Quant à une autre facette de l’identité québé-
coise soumise à de multiples métamorphoses, elle prend l’aspect d’une
revendication métisse, le désir d’un croisement avec des univers culturels
inédits que représentent, par exemple, les Antilles, le Brésil, le Mexique.
Dans ce cas de figure, il s’agit de s’évader, d’espérer, vestige de ce mes-
sianisme que je soulignais, une (re)naissance de la culture québécoise :
proliférante, baroque et sans doute un peu sauvage.
Ces allégeances interculturelles ne doivent pas nous conduire à
sous-estimer la portée des discours qui permettent le façonnage de l’identité
québécoise. Alors que l’Europe instaurait une assise qui tenait lieu de
culture première, la nord-américanité et la latinité sud-américaine permet-
taient le renouvellement de l’identité québécoise. Ainsi, les représentations
Liminaire  —  Une appartenance orientale / 11
exogènes de la culture québécoise étaient l’expression d’un formidable bond
en avant. Être Nord-Américain, n’était-ce pas adopter les normes les plus
efficaces de la technique, de l’innovation culturelle et de l’esprit conqué-
rant ? N’était-ce pas enfin faire preuve d’indépendance comme ces voisins
du Sud qui, au contraire des loyalistes fidèles à la Couronne britannique,
n’avaient pas hésité à faire la guerre, à se battre farouchement ?
Quant à cette latinité sud-américaine que les Québécois ont
découverte il y a peu, elle laisse entendre un autre discours. À la place
de l’esprit conquérant que je viens de décrire, les rencontres intercultu­
relles entre le Québec, le Brésil, le Mexique sous-entendent la possibilité de
forclore l’identité nord-américaine. Il faut entendre ici la mise à jour d’un
déni. Qu’il serait agréable de faire abstraction du puissant voisin nord-
américain qui est l’objet de bien des convoitises. Serait-il souhaitable cepen-
dant d’abandonner l’oncle d’Amérique pour la métisse ou la mulâtresse que
ces faveurs interculturelles laissent entrevoir ? Tel est, me semble-t-il, l’enjeu
implicite d’une interrogation qui traite des problématiques interculturelles
dans les lettres québécoises.
Pour nous, l’Europe est un continent en retrait. Il représente certes
le lieu indiscutable d’où nous provenons. Il est le siège d’un imaginaire
enraciné que nous nous évoquions et qui fait de plus l’objet de quelques
flatteries. La visite récente de trois premiers ministres français lors de la
commémoration du quadricentenaire de la ville de Québec au début de
l’été 2008 n’était pas sans faire surgir un cocorico bien québécois ! Si l’Eu-
rope, et l’espace francophone que représente notamment la France, sont
aujourd’hui envisagés comme l’expression de faits accomplis (la certitude
d’une antécédence, d’une origine, d’une filiation que nous reconnaissons),
il faut admettre que cet univers atlantique est perçu malgré tout avec ambi-
guïté. N’est-il pas opportun de se déraciner, d’abandonner l’eurocentrisme
qui nous convient si mal ? On aura sans doute remarqué que l’emploi du
nous de majesté a pour fonction de désigner cet empêchement que l’Europe
représente à nos yeux. Le Québec, s’il doit bien reconnaître son identifica-
tion au monde atlantique, n’en est pas moins le siège d’une ambivalence.
À ce sujet, les recherches et les écrits récents dans le domaine des
sciences humaines orientent notre réflexion. L’avancée nord-américaine, au
nom du progrès, de la modernité, est-elle encore de mise ? Si l’Europe tient
lieu de centre absent, l’Amérique de la modernité est-elle encore une réfé-
rence crédible ? N’est-elle pas un lieu commun alors que la postmodernité
12 / Asie du soi, Asie de l’autre

nous plonge dans un univers qui préfère aux racines les identités multiples ?
Voilà que l’identité américaine, qui nous permettait d’envisager des repré-
sentations symboliques puissantes (la souveraineté, la puissance économi-
que, l’impérialisme), n’est plus utile. À la figure positive de la modernité, il
faudrait opposer un monde d’ombres, de faire-valoir virtuels et d’impasses
cybernétiques.
Dans ces parages, la mort rôde. Elle prend l’aspect chatoyant d’une
identité en transit sur le Web, alors que l’éloge de la mobilité est somme
toute l’aveu d’un bien terrible arrêt sur image. Nous ne nous déplaçons
plus. Nous sommes soudés à ces formes technologiques (ipod, iphone, etc.)
qui prétendent nous faire mieux communiquer. À la manière des romans
de Don DeLillo ou des reportages hallucinés de Hunter S. Thompson 5,
l’Oregon Trail (autrefois célébrée par Jacques Poulin) est devenue un lieu
de mort. Cette perspective n’est pas réjouissante. Il faut croire que les cher-
cheurs et écrivains qui étudient le monde littéraire ont eu ce pressentiment
que la conquête heureuse du monde américain allait laisser place au cau-
chemar. Quant à nos représentations idylliques de pratiques et discours
interculturels, tout indique que cette assise, siège d’une hospitalité, est
en crise. Prolifèrent aujourd’hui les écrits sur l’invective, la méchanceté,
l’abjection, comme si un soudain ras-le-bol traduisait le sentiment d’une
inutilité détestable de l’intellectuel.
Si nous reprenons le propos d’Edward W. Said qui étudie les
diverses formes de l’engagement, nous reconnaîtrons un épuisement dont
témoignent les discours laudatifs sur l’interculturalité. Encore une fois,
le Québec affronte des mondes connus : l’univers atlantique de l’Europe
certes, sans oublier la sphère latino-américaine que nous aimons sans doute
parce qu’elle nous ressemble. À ce sujet, la prolifération des écrits qui trai-
tent des relations entre le Québec et le Brésil dans le domaine des lettres
est l’aveu d’une collégialité réelle entre chercheurs, mais aussi, ne l’oublions
pas, la mise en scène d’un miroir qui façonne ce que nous croyons être aux
yeux de l’autre.
Et l’Orient, que vient-il nous dire dans toute cette histoire ? Énigme,
singularité que nous ne pouvons capter d’un seul tenant, l’Orient est notre

5. Don DeLillo, Underworld, New York, Scribner, 1998 ; Hunter S. Thompson, Fear and
Loathing in Las Vegas : A Savage Journey to the Heart of the American Dream, New York,
Random House, 1971 ; Fear and Loathing : On the Campaign Trail ‘72, San Francisco, Straight
Arrow Books, 1973.
Liminaire  —  Une appartenance orientale / 13
nouvel eldorado. Ce phénomène n’est pas nouveau. À relire l’œuvre de
Joseph Conrad, plus récemment celle de Pico Iyer6, l’Orient s’annonce dans
sa toute-puissance économique et culturelle. Chez Conrad, le monde orien-
tal est parsemé d’avant-postes commerciaux, dans toutes les villes majeures
du littoral indien, chinois, indonésien. Conrad décrit un monde de ports,
d’expansion économique qui doit beaucoup aux routes des cargos, de la
marine à voile et à vapeur. L’univers conradien met en exergue la naissance
d’un impérialisme transnational qui tente, sans aucun complexe, de pos-
séder l’Orient, d’en faire une nouvelle colonie.
Cependant, Conrad perçoit que cette conquête est impossible.
L’Orient est une réalité énigmatique qui s’efface dès que l’on croit avoir
fait mainmise sur ses territoires.
Wang, dans sa province natale de Chine, avait peut-être été un homme d’une
cordialité agressive et sensible ; mais à Samburan, il s’était drapé dans un
flegme mystérieux et ne semblait pas s’offusquer si on ne lui adressait qu’un
seul mot à la fois, à un rythme qui n’atteignait pas la demi-douzaine à la fois.
Et il payait de retour. On peut supposer que s’il en éprouvait une contrainte,
il se rattrapait avec la femme alfuro. Il allait toujours la rejoindre dès que tom-
bait la première ombre du crépuscule, disparaissant soudain du bungalow, à
cette heure-là, comme une sorte de fantôme chinois insolite, agissant le jour,
avec sa veste blanche et sa natte7.

Sur ces questions, le point de vue de Conrad exprime une indéci-


sion : que sera l’Orient de demain ? Deviendra-t-il une zone franche, un lieu
d’exploitation pour des puissances coloniales dont l’appétit est inassouvi ?
À moins que cet Orient se réveille enfin, qu’il exprime un goût du pouvoir
que l’œuvre de Pico Iyer décrit avec intensité ? Chez ce dernier, en effet,
l’Orient n’existe plus. L’énigme orientale (le fantasme colonial propre à
l’Europe) s’est transformée de manière radicale.
Tout le monde sait que le Japon traite le monde entier comme une sorte de
magasin de souvenirs géant, où il peut mélanger et assortir à l’envi. Et plus
d’un nouvel arrivant à Kyoto, par exemple, est stupéfait de trouver dans la
vieille cité impériale des bars « Think Potato », des « Amazement Spaces » et
des boutiques qui se targuent d’être des « American Life Theater » (où la chan-
son « New Kid in Town » des Eagles est jouée en sourdine dans le quartier des
geishas). Il n’en demeure pas moins qu’à mes yeux, le caractère impersonnel du

6. Pico Iyer, L’Homme global, Paris, Éditions Hoëbeke, 2006.


7. Joseph Conrad, « Victoire », IIIe partie, chapitre III, dans Œuvres IV, Paris, Bibliothèque
de la Pléiade, 1989, p. 513-514.
14 / Asie du soi, Asie de l’autre

Japon n’est pas tant celui d’un pays qui n’a pas su mûrir que celui d’un pays qui
a intériorisé ses passions. Le monde public lutte pour être générique, réduire
la fiction et la confusion au minimum. L’individualisme s’épanouit derrière
les portes closes8.

C’est en Corée du Sud, au Japon, en Chine, que se dessine désor-


mais l’avenir du monde. Les zones de transit, les lieux décrits par Conrad
(ports, hangars maritimes) ont laissé place à la toute-puissance de l’univers
des réseaux électroniques et au développement de l’industrie du monde
virtuel.
N’est-ce pas l’image de nouveaux « conflits de civilisations » que
l’essor récent de la Chine, du moins aux yeux des médias, laisse perce-
voir ? À la suite des Jeux olympiques de Pékin, gigantesque opération de
branding international, la Chine n’est plus une énigme. Au contraire, elle
figure parmi les acteurs puissants du monde contemporain. Autrefois :
lieu d’exploitation et de dépravation, les puissances coloniales tentaient de
s’accaparer les parcelles de son territoire. Aujourd’hui : la Chine, ce n’est
plus l’envers du monde occidental, sa réplique énigmatique. La Chine est
un empire manufacturier, demain, une nouvelle planète du savoir. Voilà
pourquoi les thèses soumises à propos de l’Orient, qu’il s’agisse de l’exo-
tisme décrit par un Edward Said, ou de la fascination actuelle pour un
monde industriel en pleine expansion (ainsi, la Chine serait la plate-forme
mondiale du capitalisme d’aujourd’hui), ne tiennent pas. Nous ne per-
cevons plus l’Orient à la façon d’un paysage lointain. C’est l’Orient qui,
aujourd’hui, nous traverse de toute part, nous inflige la perception de notre
petitesse. L’Orient nous regarde.
À ce sujet, il faudra sans doute parler d’un contre-exotisme ou
d’un contre-orientalisme. Ces formules sont maladroites. Elles disent avec
difficulté le sentiment que l’Orient nous regarde et peut même encourir le
droit de nous ignorer. Voilà pourquoi les thèses défendues par Edward Said
dans son ouvrage séminal sur l’orientalisme méritent d’être réévaluées.
Pour cet essayiste, l’orientalisme décrivait une perception qui octroyait un
rôle majeur à la représentation d’une altérité à la fois lointaine et fascinante.
Depuis la parution de l’ouvrage de Said, la reconnaissance de l’Orient, tout
le contraire d’une perception fruste, a laissé place à une prolifération de
discours et d’analyses. L’Orient, c’est aujourd’hui l’Asie : une assise géopo-
litique qui détermine en grande partie la marche du monde.

8. Pico Iyer, L’Homme global, op. cit., p. 372.


Liminaire  —  Une appartenance orientale / 15
À ce propos, il n’est plus loisible, comme le faisait autrefois Paul
Valéry, d’envisager la mortalité d’une civilisation dont le fondement euro-
péen, et plus largement occidental, est mis en cause. À l’interrogation
inquiète (l’Europe est-elle en panne ?), il faut opposer une réponse cruelle.
Qu’on comprenne la teneur du propos. Nous avons pensé que ces civili-
sations lointaines se contentaient de vivre dans un monde isolé, en retrait
de l’Europe. N’est-ce pas le sens profond que décrit l’utilisation du vocable
« Extrême-Orient » ? Y a-t-il en effet un Extrême-Occident ? La formulation
est étrange. On ne peut plus se contenter de dire que l’Orient est le gigan-
tesque hangar de productions industrielles à faible valeur ajoutée. Le « made
in China » n’est plus depuis longtemps la source de rigolades enfantines. Il
n’est pas pertinent de faire de l’Orient le siège d’une pensée philosophique
ou religieuse dont le caractère exceptionnel se réduit à quelques singu-
larités : du Feng Shui aux formes édulcorées du yoga pour banlieusards
avertis, nos représentations stéréotypées de l’Orient doivent faire l’objet
de substantielles modifications.
Qu’en est-il alors de ce contre-orientalisme que je décrivais plus
tôt ? S’agit-il du constat que l’Orient nous modèle, nous influence, nous
condamne au changement ? Quelques plaques tectoniques manifestent ces
conflits à grande échelle où l’Orient revendique sa juste place. L’Australie,
pour des raisons évidentes qui tiennent à sa géographie, la côte ouest des
États-Unis, voilà quelques expressions d’un nouveau cosmopolitisme où les
questions du dialogue interculturel se posent avec acuité. Quiconque suit
l’actualité culturelle sait à quel point les programmes des universités de
l’ouest du Canada, la création littéraire et poétique, font place à ce contre-
orientalisme. Dans la foulée des études postcoloniales, les réflexions sur
l’ethnicité, les représentations de la race et du genre sexuel permettent d’en-
trevoir une redéfinition des canons qui séparent l’Orient et l’Occident.
De manière prévisible, le Québec ne fait pas preuve d’originalité
sur ces questions. Société francophone, le Québec fait une large place à une
immigration européenne et aux pays de la francophonie internationale (de
l’Afrique et du Moyen-Orient) qui contribuent au pluralisme culturel d’ici.
L’immigration en provenance de l’Asie est restreinte dès que l’on compare le
Québec à l’Ontario ou à la Colombie-Britannique. À partir de ce constat, il
est difficile de demander à la culture québécoise de se poser des questions
qui ne relèvent pas de son univers premier, qui ne correspondent pas aux
trajets migratoires de la vie quotidienne. Montréal, ce n’est pas Vancouver !
L’immigration internationale en provenance de l’Asie s’accélère cependant
16 / Asie du soi, Asie de l’autre

au Québec. Phénomène qu’il faut noter : cette immigration fait place, chez
certaines communautés traditionnellement associées aux univers anglo-
phones, à une francisation accélérée. Sur ces questions, il faut faire preuve
d’optimisme. Dans une génération, nous verrons apparaître avec netteté
un Orient énoncé à la fois en français et en mandarin au cœur de cette
« Presqu’amérique » (Charlebois) que nous habitons.
Est-ce un vœu pieux que cette expression d’une reconnaissance
de l’Orient dans le contexte québécois, alors même que les grands pôles
économiques (de Hong Kong à Los Angeles) font jouer une mixité des lan-
gues et des cultures. Serions-nous, comme nous avons malheureusement
l’habitude de le dire, en retard d’une mode, d’une époque ? Ce n’est pas
mon point de vue. Si les forces vives de l’Orient ont eu peu de valeur dans
l’histoire récente du Québec (au contraire des représentations diasporiques
de l’univers haïtien, des univers africains, d’une judéité en redéfinition,
aujourd’hui mise en retrait avec l’augmentation de l’immigration en pro-
venance du monde arabe), il n’en ira plus de même à l’avenir.
À sa façon, le Québec rappelle assez, comme je le mentionnais
en introduction, ces blocs erratiques que décrivait Hubert Aquin. Peut-on
imaginer un Québec à la dérive qui s’avancerait peu à peu dans le passage
du Nord-Ouest ? Ce dernier tiendrait-il lieu de voie de circulation culturelle
et économique ? La suggestion peut sembler exubérante ; elle mérite cepen-
dant notre attention. À propos du passage du Nord-Ouest, son importance
économique a souvent été vantée. Le géographe Frédéric Lasserre écrit dans
« Le passage du Nord-Ouest : une route maritime en devenir ? » :
C’est que la perspective de voir un passage du Nord-Ouest, libre de glace de
façon pérenne l’été, implique des enjeux économiques considérables. Tout
d’abord, d’un point de vue commercial, il y a là un intérêt stratégique majeur :
la route entre l’Europe et l’Asie par le passage du Nord-Ouest est plus courte
de 26 % que par le canal de Suez, et présente un trajet trois fois plus court
que par le cap Horn9.

Mesurons la portée de ce mythe fondateur des Amériques. Frédéric


Lasserre écrit toujours :
Découvrir le passage du Nord-Ouest était l’objectif de nombreux explorateurs ;
longtemps, ils ont cherché le moyen de rejoindre l’Asie en empruntant une
route passant par l’Atlantique Nord. […] Contrairement à Christophe Colomb

9. Frédéric Lasserre, « Le passage du Nord-Ouest : une route maritime en devenir ? », dans
La Revue internationale et stratégique, Paris, IRIS, no 42, été 2001, p. 148.
Liminaire  —  Une appartenance orientale / 17
et Jacques Cartier, c’est vers le nord du continent que Frobisher (1576-78),
Davis (1585), Hudson (1610), Baffin (1616), Ross (1818), Parry (1821) et Franklin
(1845) espéraient découvrir la route qui contournerait l’Amérique du Nord et
déboucherait sur les richesses de l’Orient. La carte le dit clairement : la route
par l’Arctique est de loin la plus courte10.

J’indiquais que nous vivions dans une « Presqu’amérique »


(Charlebois) en mal d’une définition rassurante. En témoigne la récente
célébration du 400e anniversaire de la ville de Québec, où Champlain fut
à l’honneur. Il n’y a pas si longtemps, Jacques Cartier fut lui aussi célébré.
Voilà des explorateurs en provenance de l’Europe qui découvrirent ce que
l’on nomme aujourd’hui le Québec. Voilà qui n’était pas une mince affaire.
Mais cette découverte, qui fonde notre assise culturelle, la singularité de
notre écoumène, correspond encore une fois au périmètre du monde atlan-
tique tel que nous le percevons dans sa relation à l’Europe.

***

Il nous faut donc rêver à d’autres territoires. Si l’Europe fut notre


lieu de naissance, qu’en est-il de pérégrinations qui pourraient emprunter
la route du passage du Nord-Ouest ? On comprendra que ma réflexion ne
s’embarrasse pas de détails économiques, de considérations environne-
mentales. Je ne sais pas si le passage du Nord-Ouest représente une alter-
native viable dans le domaine du commerce mondialisé. Je me doute bien
par contre des conséquences environnementales de cette nouvelle voie de
circulation. Comme bien des profanes, j’imagine que cette accélération du
transport maritime, conséquence de la mondialisation, s’accompagnerait
d’une exploitation du monde arctique.
À lire Frédéric Lasserre, commentateur de cette nouvelle géogra-
phie commerciale que représente le passage du Nord-Ouest, on peut être
légitimement effrayé. Plates-formes pétrolières s’étendant à l’infini, pipe­
lines de gaz naturel, usines gigantesques s’afférant à extraire les ressources
naturelles des profondeurs, n’est-ce pas le portrait d’une vision d’enfer ?
Je ne sais ce qu’il adviendra de cet immense projet d’expansion
économique que représente le passage du Nord-Ouest. Nous avons toutes
les raisons d’être inquiets : à la suite du canal de Suez puis du canal de

10. Ibid., p. 143.


18 / Asie du soi, Asie de l’autre

Panama, ne faut-il pas envisager que le bellicisme des puissances écono-


miques de l’heure se traduira par le façonnage de l’écoumène arctique ?
L’intensification du commerce entre l’Asie et l’Europe nous conduit à perce-
voir ce cas de figure. Cette attitude ne signifie pas que nous devions accep-
ter un état de fait. Il reste que les récits littéraires, les pratiques culturelles
qui font part d’une réflexion sur l’orientalisme ont peu de poids devant les
déterminations d’un nouvel ordre économique.
À ce sujet, nous retenons certains propos de Gaston Bachelard qui
valorisent un imaginaire dynamique à propos des représentations émo-
tionnelles du lieu. Pour cette raison, le passage du Nord-Ouest est l’ex-
pression contemporaine d’une figure de discours dans l’arsenal des signes.
À ce propos, Michel Serres recourt dans un de ses ouvrages à la mise en
scène du passage du Nord-Ouest11, ce qui lui permet d’esquisser une vaste
réflexion méthodologique sur l’univers des méandres, des affluents, des
zones de tourbillons et d’accidents climatiques.
Nous ne savons pas à quoi ressemblera ce passage du Nord-
Ouest car il implique des altérations substantielles du monde arctique. Si
nous nous en tenons au domaine de l’imaginaire dynamique promu par
Bachelard, il est cohérent de percevoir dans cette nouvelle voie de com-
munication une traversée, une ouverture vers d’autres mondes. Dans ce
contexte, l’Amérique du Nord et sa frontière arctique nous permettraient
de renouer avec un Orient que nous ne soupçonnions pas.
J’ai indiqué que notre destin culturel était façonné par une
Europe qui tient lieu de mère patrie. Le Québec, dans ses diverses déter-
minations historiques, n’a jamais cessé de regarder au loin, de contempler
le paysage mobile de l’Atlantique Nord. Ainsi le voyage vers l’Europe est
un passage obligé. Pourtant, l’Orient n’est pas si loin. Il nous met dans
l’obligation d’envisager un univers déstabilisé, un lieu dont l’assise est
soudainement instable. Nous fixions du regard l’Europe, nous attendions
d’elle quelque reconnaissance (en témoigne notre relation ambivalente
avec la France). Pour continuer dans cette veine, nous attendions de la
mère patrie qu’elle nous aime enfin.
On peut rétorquer que ces dilemmes identitaires sont choses du
passé. Les Québécois n’ont-ils pas reconnu leur nord-américanité ? N’ont-ils
pas fait la paix avec la France dont ils ne sont plus le prolongement, mais

11. Michel Serres, Hermès V : le passage du Nord-Ouest, Paris, Minuit, 1981.
Liminaire  —  Une appartenance orientale / 19
l’expression composite d’une francophonie qui accepte désormais son jeu
de travestissements et de métamorphoses ? En somme, ce regard fasciné qui
fait la part belle au scintillement de la culture française (et plus largement
européenne) ne serait plus de mise. Il faut dire en effet que le cosmopoli-
tisme québécois n’est pas seulement européen.
Quel est notre avenir ? L’interrogation est lancinante. Elle trouve
place dans le domaine des arts et des lettres, puis dans les domaines de la
sociologie et de l’histoire. De Jacques Beauchemin à Jocelyn Létourneau,
des points de vue différents s’affrontent qui tentent de définir la singularité
de l’identité québécoise.
Dans tous les cas, ce discours fait la part belle à l’avenir européen
du Québec ou à son émancipation nord-américaine. Est-il possible que
l’Orient soit notre avenir ? La réflexion a de quoi surprendre tant je me suis
efforcé d’indiquer le caractère échevelé de cette filiation orientale. Bien sûr,
tout chercheur observera dans l’univers littéraire québécois des références,
des sources d’inspiration, des rappels historiques qui traitent de l’Orient.
Ce compendium ne saurait tenir lieu d’argument d’autorité. Sans qu’il soit
utile de mener de longues recherches, il est évident que l’Orient n’a pas
suscité chez nous de grandes fascinations. Quand ces dernières voient le
jour, l’expression de l’exotisme (de l’orientalisme) est apparente.
D’Alain Grandbois à Marcel Moussette12, il y a dans la littérature
québécoise une trame orientale. De manière décisive, l’œuvre de Robert
Lepage nous introduit à cet Orient dont le Québec pourrait profiter. Les
métamorphoses identitaires qui accompagnent le théâtre de Robert Lepage,
l’insistance donnée à la forme plastique, l’aveu d’une quête philosophique
en rupture avec l’Occident, traduisent ces « chinoiseries » qui sont peut-être
l’une des formes de la culture québécoise.
À ce sujet, j’ai exprimé l’importance de braconnages identitaires
dans la culture québécoise. J’entendais valoriser des formes de contre-
bande qui contestaient le principe de l’unité de l’identité québécoise. Si les
braconnages sont des formes mineures de bellicisme, des combats singu-
liers, souvent clandestins qui mettent en situation des espaces culturels
antagonistes, il convient de radicaliser la réflexion en cours.

12. Alain Grandbois, Les Voyages de Marco Polo, Montréal, Presses de l’Université de Montréal,
coll. « Bibliothèque du Nouveau Monde », 2000 ; Marcel Moussette, L’Hiver du chinois,
Montréal, XYZ Éditeur, 1991.
20 / Asie du soi, Asie de l’autre

Ne faut-il pas envisager un devenir oriental de la culture québé-


coise ? L’expression, encore une fois, surprendra ; elle donnera, j’en suis
convaincu, le sentiment d’un propos utopique, pour le mieux délirant,
en tous les cas totalement irréaliste. Cette fantaisie du devenir oriental
de la culture québécoise n’est-elle pas une plate-forme théorique sujette
à toutes les condamnations ? Ne sommes-nous pas d’abord, c’est ce qu’on
proclame depuis le rapport de la commission Bouchard-Taylor, des des-
cendants d’Européens, des catholiques, qui, s’ils acceptent de s’ouvrir à la
différence culturelle, ne sauraient tolérer quelque altération à leur identité
foncière ?
S’il est vrai que le patrimoine culturel québécois doit peu à l’Orient,
faut-il refuser ce principe d’un imaginaire dynamique cher à l’esprit d’un
Gaston Bachelard ? Ne faut-il pas, au contraire, nous intéresser à ce que
l’Orient offre, en témoigne encore une fois l’œuvre d’un Robert Lepage ?
Ainsi, l’excentricité de la situation québécoise est une carte qu’il faut jouer.
Alors que Vancouver accueille une large population en provenance de
l’Asie, le Québec, pour des motifs qui tiennent à son histoire, s’intéresse
peu à la réalité économique et démographique de l’Orient.
Peut-on considérer un autre point de vue ? N’est-il pas envisageable
de convoquer un Orient dont nous (re)connaissons la forme commodément
refoulée au cœur de notre imaginaire culturel ? Le lecteur est en droit de
s’interroger. De quel refoulement s’agit-il ? De quelle histoire cachée est-il
question ? Ne s’agit-il pas encore d’une lubie qui nous fait confondre la
réalité et la fiction, l’imaginaire et le domaine du référent ?
J’évoquais tout à l’heure la figure du passage du Nord-Ouest. À
suivre ce point de vue, notre excentricité nordique est plus troublante qu’il
n’y paraît. À la manière des braconniers, il nous faut apprendre à regarder
derrière soi, à se méfier, à faire preuve, dans l’adversité, de clairvoyance.
L’avenir ne se trouve pas devant nous, il n’est plus façonné par cette magni-
ficence que représentaient les capitales européennes, au premier chef Paris,
la ville lumière. L’Europe, qui incarne notre lieu de naissance, peut-elle
laisser place à l’Orient ?
Mais de quel univers s’agit-il au juste ? Le passage du Nord-Ouest,
et pourquoi pas le détroit de Béring sont les figures de cet Orient dont je
souhaite ici esquisser les voies de communication. Ne venons-nous pas
aussi de l’Orient ? Sans qu’il soit question d’entamer une réflexion sur l’oc-
cupation humaine des Amériques, nous devons nous émerveiller de cette
transhumance de l’Asie vers l’Amérique, sur une mer de rochers. On aura
Liminaire  —  Une appartenance orientale / 21
compris que je fais ici appel à la figure de l’Amérindien, cette autochtonie
à l’envers qui est aussi le signe d’une fondation du territoire.
Nous nous voulons descendants d’Européens. Cet imaginaire
colonial nous rançonne, nous asservit. Est-il envisageable d’observer notre
situation historique d’un autre œil ? L’Amérindien, on ne le sait que trop,
représente un étranger de l’intérieur qu’on ne veut pas connaître. Il vaut
la peine d’insister sur la source de cet aveuglement. Indifférence, mépris
larvé ou affiché, la présence des Amérindiens dans notre vie quotidienne,
dans l’histoire du Québec, suscite un malaise profond.
L’Amérindien incarne un étranger de l’intérieur. Il exprime aussi
la démesure d’un orientalisme dont nous ne savons que faire. Sert-il vrai-
ment de privilégier une blancheur de teint, une fidélité au patrimoine d’un
Hexagone de pacotille alors que notre destin le plus singulier nous conduit
vers l’Orient ? Tout chercheur au fait des hiatus entre les représentations
d’un Orient imaginaire et la réalité historique de l’Asie ne pourra que sur-
sauter. L’accusation est sérieuse : les littéraires ont-ils pour seul objectif de
confondre les fantaisies de leur imagination et le caractère indiscutable de
la réalité ? Quel est en effet le domaine d’application de cet Orient imagi-
naire ? Où commence-t-il, où se termine-t-il ? Quels sont ses habitants ? N’y
a-t-il pas l’aveu de quelque imposture, tant cet Orient imaginaire tient lieu
de supercherie ? Qu’on juge en effet cette fabulation qui fait confondre le
monde oriental avec l’espace contemporain de l’amérindianité.
Malgré ces réserves, je souhaite saisir le motif secret d’un orien-
talisme que nous négligeons. Dans notre description des « yeux bridés »
(expression qui n’est pas péjorative au cœur de la langue québécoise), ce
n’est pas un faciès que l’on décrit, un schématisme qui caricature l’autre.
Au contraire de ce point de vue sévère, l’expression de l’étonnement est
de mise. L’autre est différent. Il cligne de l’œil, comme s’il souriait. Il n’est
pas notre alter ego, et sa différence nous surprend. Un Rémi Savard, auteur
d’un livre essentiel, Le Rire précolombien dans le Québec d’aujourd’hui13,
mettait l’accent sur la forme picaresque des braconnages autochtones.
À l’encontre d’un point de vue qui décrivait la forme tragique du destin
amérindien en terre d’Amérique, sans oublier les stéréotypes de l’Indien
mélancolique et ombrageux, Rémi Savard préférait décrire le rire des

13. Rémi Savard, Le Rire précolombien dans le Québec d’aujourd’hui, Montréal, L’Hexagone,
1977.
22 / Asie du soi, Asie de l’autre

enfants, une spontanéité dont l’expression lui semblait le signe probant


d’un attachement à la terre-mère.
On peut discuter la teneur du propos de Rémi Savard, juger le
regard optimiste sur l’univers amérindien du Québec contemporain.
N’est-ce pas cependant faire preuve de fermeture à l’égard de la pensée cou-
rageuse de l’anthropologue ? Dans le contexte des années 1970, alors que se
dessinait le premier référendum sur la souveraineté-association du Québec,
Rémi Savard exprimait un point de vue original : toute quête d’autodéter-
mination mise en œuvre par les Québécois francophones ne pouvait faire
abstraction des revendications légitimes des Premières Nations.
Le point de vue adopté par Rémi Savard est toujours d’actualité. Il
acquiert une dimension renouvelée si nous acceptons d’interroger le rôle
de cet Orient imaginaire dont nous ne savons trop que faire au Québec. La
forme malaisée de la culture québécoise nous est d’un précieux secours.
Comme c’était le cas de l’écriture migrante, la problématique de l’Orient est
à la fois un miroir aux alouettes (une fantaisie qui sied bien aux intellectuels
en mal d’inspiration) et le signe incontestable d’un changement de pers-
pective. Qu’on se rappelle le contexte d’émergence des écritures migrantes
au début des années 1980. Il s’agissait moins, dans l’univers montréalais,
de faire une juste place aux écritures de communautés culturelles enraci-
nées, que de poser la question brûlante d’une transculture à l’œuvre dans
l’univers métropolitain.
Il en va de même de cet Orient auquel nous prêtons attention. À
première vue, rien n’indique la pertinence d’une réflexion sur ces écritures
diasporiques d’une immigration en provenance de l’Asie. Nous avons certes
une Ying Chen, un Ook Chung, quelques écrivains qui rejettent d’ailleurs
toute inféodation à un décret communautaire, ethniciste, national. Ying
Chen ne se perçoit-elle pas avec raison comme une auteure sans attaches
véritables ?
Le même raisonnement vaut pour le corpus littéraire des Premières
Nations. À première vue, la pauvreté culturelle est frappante. S’il y a
bien une littérature des Premières Nations écrite en français, cette der-
nière demeure un phénomène rarissime. Devons-nous conclure que cette
anomalie est le signe d’une faible capacité de mobilisation de la culture
québécoise ? Devons-nous y voir, de surcroît, la pérennité du statut de
minoritaire, s’en réjouir, en pleurer les effets délétères ? À n’en pas douter,
ce symptôme est à l’œuvre dès qu’il est question de la culture québécoise.
Liminaire  —  Une appartenance orientale / 23
Tout se passe comme si nous ne cessions de traiter avec les figures de
l’Indien imaginaire, du migrant fantomatique, de l’Amérindien introjecté
sous la forme d’un revenant et, pourquoi pas aujourd’hui, de l’Oriental.
Pourtant le faible pouvoir de conviction de la culture québécoise
est une excuse facile. Si nous n’avons pas de pouvoir impérial qui permet
d’assimiler des communautés limitrophes, il nous reste alors l’art des bra-
connages (dont j’ai proposé une théorisation dans plusieurs livres récents)
qui mettent en jeu des dispositifs asymétriques, des représentations du
soi et de l’autre qui rompent avec les formes convenues de l’intériorité et
de l’extériorité.
Il ne sert à rien de revendiquer la création d’une marge exotique
propre au champ littéraire, qui façonnerait une littérature québécoise orien-
talisée. À suivre ce débat, nous nous contenterions de reproduire, encore
une fois, sous l’aspect d’une littérature vraisemblable (mémoires, autobio-
graphies, romans autobiographiques) les formes d’une littérature des com-
munautés culturelles. N’est-ce pas une autre voie qu’il faut envisager ?
Ma référence de tout à l’heure au passage du Nord-Ouest rele-
vait bien sûr de l’enthousiasme. Alors que la démesure continentale des
Amériques et de l’Asie est stoppée par une mer de glace, des scénarios
dignes de la science-fiction nous laissent prévoir la création de passages,
de nouveaux eldorados de la conquête économique. Voilà un cauchemar
qu’il nous faut envisager de la manière la plus sérieuse ! À suivre les trans-
formations de plus en plus rapides de la sphère économique, les coups de
boutoir assenés à notre écoumène, le passage du Nord-Ouest, que nous
nous représentons comme une fantasmagorie, est une route impériale pour
tous les conquérants de l’avenir.
De cette réflexion, nous pouvons extraire deux perspectives fort
différentes à propos de l’orientalisme dans la littérature et la culture qué-
bécoises. D’abord, l’Orient incarne un espace en jachère, une zone où les
contacts de civilisations furent au mieux épisodiques tant l’écoumène
québécois, retranché dans son enclave septentrionale, représentait un ter-
ritoire à la fois immense et excentrique. Dans les faits, notre représenta-
tion de l’Orient a été inspirée de la culture européenne. C’est la lecture de
Montesquieu, et plus tard d’André Malraux, de Blaise Cendrars, de Paul
Claudel, qui nous permit de renouer avec la figure de l’Orient. Alors que
le passage du Nord-Ouest que nous décrivons n’implique plus le détour
par l’Europe. Au contraire, cette voie de communication, qui tient lieu de
24 / Asie du soi, Asie de l’autre

repère imaginaire et de prévision économique qui s’annonce à grands pas,


est le signe d’une cruauté qu’Antonin Artaud mettait en relief.
Qu’y a-t-il de commun entre l’orientalisme ambigu d’Antonin
Artaud qu’il exprime à l’égard des représentations du théâtre balinais, au
cours des années 193014, et ce passage du Nord-Ouest qui rompt avec l’idée
d’une culture québécoise assiégée ?
J’ai insisté, au cours de cette réflexion, sur l’ambiguïté d’une posi-
tion québécoise (plus territoriale que géographique) à l’égard de l’Orient.
Celui-ci nous apparaissait comme un domaine étranger. Et, comme je viens
de le mentionner, les références à l’orientalisme provenaient, pour la majo-
rité, de l’espace culturel français.
Mais l’Orient est devant nous. Sous sa forme concrète, il est un
archipel que le passage du Nord-Ouest représente. Faut-il alors rêver d’un
Québec oriental et désorienté (à la manière d’un Ook Chung) ? Faut-il rêver
d’un Québec qui abandonnerait toute prétention européenne au profit d’un
univers qui le borde : à savoir l’Asie dont le passage du Nord-Ouest permet
la rencontre ? Y a-t-il un devenir oriental de la culture québécoise qui nous
échapperait, tant nous sommes assujettis aux représentations pluralistes
d’une immigration francophone ? Le discours social est prolixe sur ces
questions. Il fait valoir que l’Europe (même dans ses avancées orientales)
est moins troublante que l’Asie. Celle-ci demeure une énigme de taille.
Bien sûr, dans la vie de tous les jours, à Montréal comme à Toronto, les
communautés s’entremêlent, les physionomies se métissent. Les distances
qui nous apparaissaient insurmontables entre l’Orient et l’Occident font
l’objet de traversées quotidiennes. Tel enfant, ayant récemment immigré
au Québec, retourne en Chine lors des vacances scolaires d’été afin de
retrouver ses grands-parents qui habitent toujours la ville natale.
À adopter un point de vue raisonné sur ces questions, les grandes
migrations internationales nous mettent en communication constante
avec cet Orient que l’on se plaît encore à percevoir sous l’aspect d’une

14. « Le premier spectacle du Théâtre Balinais qui tient de la danse, du chant, de la panto-
mime, de la musique, – et excessivement peu du théâtre psychologique tel que nous
l’entendons ici en Europe –, remet le théâtre à son plan de création autonome et pure,
sous l’angle de l’hallucination et de la peur. […] En somme, les Balinais réalisent, avec
la plus extrême rigueur, l’idée du théâtre pur, où tout, conception comme réalisation, ne
vaut, n’a d’existence que par son degré d’objectivation sur la scène », Antonin Artaud,
« Sur le Théâtre Balinais », dans Œuvres (édition établie par Evelyne Grossman), Paris,
Quarto, Gallimard, 2004, p. 535.
Liminaire  —  Une appartenance orientale / 25
énigme. Est-ce que la réalité de migrations qui font se confondre l’Orient et
l’Occident possède un pouvoir de persuasion, si l’on s’en tient au domaine
social, plus manifeste que nos représentations imaginaires de l’Orient,
telles qu’entrevues par la lunette de la culture ? Il vaut la peine de se poser
cette question puisque nous avons la fâcheuse habitude de décréter que
la culture est une avant-garde qui nous permet de déceler des configura-
tions sociales inédites. La mise en relief de cet itinéraire d’enfant d’école
qui habite Montréal et qui séjourne en Chine lors du congé d’été ne relève
pourtant pas de l’exception.
Ainsi, le Montréal interculturel d’aujourd’hui se traduira, comme
c’est toujours le cas, avec un peu de retard, par une efflorescence de créa-
tions où l’Orient jouera un rôle bien réel. Il faut rêver à cette orientali­
sation de la culture québécoise, de même qu’à une créolisation sans appel.
L’expression veut rendre compte d’une implication affective dans un cos-
mopolitisme montréalais dont il importe de privilégier le caractère compo-
site. Il n’est plus question, comme on l’entendait autrefois, de se cantonner
dans un arrière-pays linguistique (représenté par le discours social des
deux solitudes anglophone et francophone), mais de valoriser un trilin-
guisme qui est le signe d’un tournoiement culturel. Mandarin, cantonais,
punjabi, français et anglais sont ainsi les expressions d’une mosaïque bien
précaire.
Il n’est pas question, dans ce contexte, de cautionner le mythe du
multiculturalisme dont l’efficacité proverbiale (du moins aux yeux des poli-
ticiens) ne saurait masquer un discours mièvre à propos de la diversité
culturelle. Il n’est pas question de promouvoir une bénigne traversée des
cultures, l’expression d’un polyglottisme qui décrit un discours élitiste et
embourgeoisé. Il ne suffit pas de maîtriser les langues afin de prétendre
être un citoyen du monde. Le cosmopolitisme montréalais auquel je fais
référence est la conséquence de ce trilinguisme dont nous savons déjà
qu’il sera une facette du Québec de demain. Se déplacer dans les langues,
adopter des paroles étrangères qui nous semblent d’abord lointaines, voilà
l’expression de ce cosmopolitisme.
À cette étape de la réflexion, le lecteur aura sans aucun doute
exprimé un scepticisme résolu. Qu’en est-il, dans toute cette histoire, de
l’Orient qui semble être la piètre justification d’un propos personnel ? Où
sont les véritables Orientaux ? Existent-ils sous la forme de sujets, de com-
munautés, de personnes réelles ? À moins qu’il faille envisager ce discours
26 / Asie du soi, Asie de l’autre

comme l’expression à peine déguisée d’une élucubration ? L’Orient, serait-


ce un indicible ? Cette critique est juste. J’y suis sensible. L’Orient que je
décris ressemble parfois à cet univers à la fois contraint et fantomatique
qui abonde dans l’œuvre de Ying Chen.
Dans tous les cas, l’aventure est au rendez-vous. Il faut dire, sur
ces questions, que les œuvres de Ying Chen ou d’Antoine Volodine ne nous
offrent pas la promesse de quelque rédemption, la contemplation d’un para-
dis perdu. À ce sujet, j’exprime le souhait d’un Orient imaginaire qui ensau-
vagera la culture québécoise, la rendra perméable et fragile. Mon propos
requiert des marées humaines, des nuées de combattants, des razzias, des
attaques perpétrées par des vandales et peuplades d’un outre-monde. Dans
cette perception d’un Orient qui rappelle encore le théâtre de la cruauté
que décrivait Antonin Artaud, je souhaite que le Québec s’ensauvage, qu’il
accepte enfin les figures d’une altérité qui ne se limite pas à l’Europe. En
fait, je rêve que ce Québec ensauvagé s’ouvre au passage du Nord-Ouest,
qu’il accueille une amérindianité dont les traits renouent, au cœur de mon
imaginaire, avec la représentation de l’Orient.
À suivre ce parcours, nous cesserons d’être les chroniqueurs d’une
défaite répétée (de référendum manqué en quête ambiguë d’autonomie).
Nous cesserons d’être les porte-parole mélancoliques d’une vieille Europe
dont la culture savante nous laisse mal à l’aise. Alors, pourquoi pas l’Orient ?
Les visages de l’Amérindien, du Vietnamien, aujourd’hui du Chinois, ne
coïncident pas. Rejetons l’idée d’un profilage racial qui posséderait quel-
ques vertus littéraires ! Mon propos, encore une fois, est nerveux. Renouer
avec le visage humain de l’Orient, ses paysages, ses énigmes, n’est-ce pas
accepter que le passage du Nord-Ouest devienne, pour le Québec tout
entier, une nouvelle voie de passage ? Cette reconnaissance permettrait
d’accepter la démesure boréale, les toundras qui sont, laissons place au
rêve, des déserts herbeux qui conduisent, au-delà du monde glaciaire de
l’Arctique, vers l’ancienne Chine.
Présentation

Visages et masques de la différence

Il n’y a pas d’éthique sans présence de l’autre mais aussi et par conséquent sans
absence, dissimulation, détour, différence, écriture.

Jacques Derrida, De la grammatologie1.

Dans Soi-même comme un autre, l’ouvrage consacré à la question de


l’identité, Paul Ricœur s’arrête à plusieurs occasions sur la notion d’ipséité
qui, selon lui, se distingue de la notion de mêmeté et, comme telle, oblige à
repenser le rapport entre le soi et l’autre :
Tant que l’on reste dans le cercle de l’identité-mêmeté, l’altérité de l’autre que
soi ne présente rien d’original : « autre » figure, comme on a pu le remarquer
en passant, dans la liste des antonymes de « même », à côté de « contraire »,
« distinct », « divers », etc. Il en va tout autrement si l’on met en couple l’altérité
avec l’ipséité. Une altérité qui n’est pas – ou pas seulement – de comparaison
[devient alors] une altérité telle qu’elle puisse être constitutive de l’ipséité
elle-même2.

En explorant les rapports identitaires en littérature québécoise sur


le plan de la représentation de l’Asie, le recueil d’études que voici s’inscrit
dans la perspective théorique ouverte par Ricœur, surtout dans la mesure
où celui-ci conteste « le concept primitif de personne3 ». Les études propo-
sent des approches nuancées de plusieurs modalités et formes de l’altérité
en prenant pour exemples des œuvres qui représentent des aspects nar-
ratifs aussi différents que la littérature migrante, la littérature postmo-
derne, le récit de voyage, la littérature populaire et la littérature inspirée
de mythes.

1. Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p. 202.


2. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 12-14.
3. Ibid., p. 49.
28 / Asie du soi, Asie de l’autre

Passages vers l’autre


Par le recours à la notion de surconscience linguistique, Danielle
Constantin démontre, dans son analyse de deux romans de Yolande
Villemaire : La Vie en prose et Le Dieu dansant, que la question de la langue
demeure dans ces œuvres au centre même de la question de l’altérité. C’est
que la langue est perçue dans ce contexte à la fois comme un élément fon-
damental de l’identité et comme un élément étranger par excellence, ce qui
obligerait par conséquent l’écrivaine à une sorte de reconquête linguistique.
Selon Constantin, il résulte dans un premier temps de cette ambivalence un
phénomène de plurilinguisme qui assure à l’écriture une richesse formelle
et sémantique exceptionnelle.
Il n’en reste pas moins que la question de l’identité se pose alors
souvent sous la forme d’un paradoxe. En effet, que de plus différent que
le style éclaté, vernaculaire et hétéroclite qui caractérise La Vie en prose,
roman situé dans une Amérique postmoderne, et le style sobre et retenu à
l’extrême du Dieu dansant dont l’action se déroule en Inde, dans les temps
les plus anciens ? Une comparaison approfondie de ces deux œuvres per-
met à Constantin de relever que la première, qui « veut manifestement
déstabiliser par le brouillage des voix », frappe par une multiplication des
instances narratives, tandis que l’autre, qui repose sur des stratégies lin-
guistiques « apparemment beaucoup plus sages et classiques », emprunte
au monde oral « de contes, de fables, de récits mythiques et de légendes »
tout en évitant une bifurcation excessive de la narration, propre aux épo-
pées orientales.
Malgré cet écart de style presque improbable dans le cas d’une per-
sonne, on remarque néanmoins que les deux romans partagent plusieurs
éléments en commun. D’abord, ils remettent en question la notion classique
de progression pour s’orienter « vers une altérité narrative dans l’accumu-
lation de multiples récits imbriqués et enchâssés ». Voilà, donc, ce que l’on
pourrait considérer comme une première marque du passage à l’autre.
D’autre part, remarque Constantin, au-delà de la rencontre imaginaire avec
l’Inde antique que Le Dieu dansant illustre par une plongée dans « un temps
dilaté, monumental, celui de la transmission orale des récits et des histoi-
res, celui de la transmission des mantras védiques […] pratiquée par les
brahmanes de génération en génération depuis des millénaires », l’Orient
est également présent dans La Vie en prose, bien qu’il s’agisse dans ce cas-là,
du moins à première vue, d’un roman essentiellement américain. Cette
Présentation  —  Visages et masques de la différence / 29
présence orientale se manifeste d’abord sur le plan lexical, puisque l’œuvre
est « parsemé[e] de termes sanscrits comme karma, chakras, mandala, nir-
vana, Brahma, sadhana, shakti, mantra que les protagonistes utilisent dans
une recherche de ce qu’ils décrivent eux-mêmes comme leur “passage to
India” ». Dans les deux œuvres de Villemaire, on assiste à la manifestation
du phénomène que Constantin, en s’inspirant des travaux de Deleuze et
de Guattari, définit comme la déterritorialisation de la langue. Cette forme
d’altérité apparaît dans La Vie en prose au contact du français avec l’anglais
dont la présence permet de rendre compte de la spécificité de la langue quo-
tidienne et contemporaine du Québec. Mais, tient à souligner Constantin,
l’emploi du sanscrit dans Le Dieu dansant, malgré la retenue et la sobriété
stylistiques, participe aussi, bien que d’une manière beaucoup plus subtile,
au processus du métissage et de l’hybridation linguistique. « [C]’est sans
contredit par l’onomastique, c’est-à-dire les noms des lieux, mais surtout
les noms et prénoms des personnages que se produit tout au long du texte
le plus important et le plus fréquent dérèglement de la langue française par
le sanskrit. » Selon Constantin, « [l]’obsession et la passion onomastique »
constituent une dimension fondamentale, incontournable même, dans l’ex-
ploration de la question de l’identité chez Villemaire. C’est que derrière ce
qui pourrait ressembler à un simple désir de nommer s’étend sous la forme
des noms transformés en anagrammes un réseau complexe de connexions
sémantiques, symboliques, intertextuelles et interlangagières qui trans-
forme de fond en comble le portrait du langage. Avec l’appui des théories
de l’anagramme de Kristeva, de Saussure, de Starobinski et de Baudrillard,
Constantin révèle que la principale valeur de l’encodage anagrammatique
chez Villemaire réside avant tout dans la capacité étonnante de l’écrivaine
de régénérer l’acte langagier. Il faut noter toutefois que cette réinvention
de la langue se fait également à travers l’inévitable violence faite à « l’ordre
[déterminé] des signes graphiques et phoniques ». C’est surtout ce dernier
trait qui empêche de croire à l’hypothèse selon laquelle le travail créateur
viserait une simple repossession de la langue maternelle. Il s’agit plutôt de
la volonté et de la nécessité de « donner naissance à une langue nouvelle […]
même si cette naissance ne peut qu’advenir qu’à travers une mise à mort
des normes de la langue ». En réalité, cette destruction créatrice des lois du
discours et du langage, visible surtout dans La Vie en prose, s’attaque à une
langue héritée, marquée d’une familiarité insupportable. Quant au rôle de
l’Inde et, partant, de l’Asie, dans ce travail de réinvention identitaire, on
s’aperçoit que Le Dieu dansant, malgré la domination dans ce roman de la
figure du père – son pouvoir est présenté néanmoins de manière ironique,
30 / Asie du soi, Asie de l’autre

diminué par la transgression du fils voulant se consacrer à une danse


rituelle réservée traditionnellement aux femmes –, le recours constant au
sanscrit met en avant la notion de langue archaïque qui, dès qu’elle est
associée à la figure féminine de Matrika Shakti, mère hindouiste du lan-
gage et force créatrice de l’univers, creuse et conteste à la fois une tradition
culturelle millénaire.

Dialogue du proche et du lointain


Dans le cas de Ook Chung, « ce Canadien-né-au-Japon-de-parents-
coréens-écrivant-en-français », la question de l’altérité se pose, selon Ching
Selao, essentiellement sous la forme complexe de la quête des origines.
Chez cet écrivain migrant et transculturel, on relève également une ambi-
güité fondamentale dans le processus d’identification, puisque l’intérêt
qu’il manifeste pour l’Asie se traduit surtout par « une fascination pour
des symboles culturels [qui lui apparaissent] à la fois proches et lointains ».
Ceci est dû d’abord, explique Selao, au fait que, dans le cas étudié, la culture
locale, celle du pays d’accueil, occupe une place aussi importante que la
culture orientale. À cet égard, parmi les écrivains québécois d’origine
asiatique, Chung serait donc un créateur à part. À la différence de Aki
Shimazaki, qui témoigne constamment dans son œuvre d’un intérêt pres-
que exclusif pour la culture nippo-coréenne, et de Ying Chen, qui tente sans
cesse d’épurer son écriture de « toute référence à sa terre natale et à sa terre
d’adoption », sans vouloir aucunement témoigner de son appartenance à la
terre d’accueil, Chung semble avoir choisi très consciemment d’assumer, à
travers l’exploration d’un imaginaire « aux abords de la disparition et du
silence », le déchirement identitaire qui a profondément marqué sa propre
existence.
Selao se propose de rendre compte de cet univers « sombre et
cruel » en examinant des liens entre l’œuvre de Chung et la tradition japo-
naise du butô qui, rappelons-le, a été mise en valeur en littérature par Yukio
Mishima, obsédé dans sa sublimation du mal par le monde de la « beauté
négative » et celui de la sexualité marginale. Mais n’oublions pas que le butô
est apparu dans un premier temps sur la scène en tant que « danse des ténè-
bres », en réaction à la crise morale qui a envahi le Japon après Hiroshima,
ce dont il faut tenir compte pour bien saisir la fonction de cette forme d’art
particulière chez Chung. Tout en soulignant des similitudes entre l’œuvre
de l’écrivain québécois et la tradition esthétique nipponne, Selao relève
Présentation  —  Visages et masques de la différence / 31
aussi des nuances essentielles, qui distinguent les deux imaginaires. Sur
ce plan on est d’abord frappé chez Chung par l’absence de la métaphysique
du vice, pourtant fondamentale chez Mishima. D’autre part, on observe
que le thème des ténèbres et, ce qui en résulte, celui de l’abîme, de la perte
et de la défaite sont doublés chez Chung d’un « discours de sourde révolte
lié à l’expérience migrante », de la mise à mort de soi quasi rituelle.
À notre avis, de la perspective occidentale, l’écriture de Chung
témoigne aussi de la nouvelle manière de concevoir l’identité, qui est pro-
pre aux « épiphanies de la modernité » étudiées avec minutie par Charles
Taylor. D’après ce philosophe, « l’idée de sortir de la conception tradition-
nelle du moi unitaire [en tant que] condition du recouvrement authentique
de l’expérience vécue4 » se situe à la source même de la manière postmo-
derne d’habiter le monde. Cette dynamique de « l’exploration de soi à tra-
vers l’autre » permet aussi de porter un regard renouvelé sur la question
du retour aux origines. Or, pour Chung, l’Orient représente naturellement
un attrait et, en même temps, il est refoulé, puisque l’écrivain refuse ouver-
tement de jouer au « métèque qui raconte des histoires d’exotisme ». Selon
l’étude de Selao, ce refus est aussi alimenté par le malaise de Chung face à
ses origines, malaise causé par l’expérience traumatisante de ses parents
qui avaient été cantonnés au Japon en tant que Coréens dans le rôle de
marginaux éternels.
L’exotisme de l’écriture de Chung se caractériserait donc par une
forme inversée : « ce n’est pas le Même et l’Autre qui sont confrontés dans
une expérience d’étrangeté, mais de multiples figures d’altérité qui, d’une
part, incarnent la différence et, d’autre part, appréhendent celle-ci ». On se
rend compte qu’une telle manière de s’engager dans la quête de l’origine
magnifie les tensions dans le contact de cultures et oblige à aborder autre-
ment la question de l’altérité. Citons encore, à cette occasion, les propos
de Ricœur : « Seul un discours autre que lui-même, dirai-je en plagiant le
Parménide, et sans m’aventurer plus avant dans la forêt de la spéculation,
convient à la méta-catégorie de l’altérité, sous peine que l’altérité se sup-
prime en devenant même qu’elle-même5… »
Dans le cas de Chung, le chemin qui y mène passe par l’élargisse-
ment de l’expérience de marginalisation, par l’exhibition de l’injustice dans

4. Charles Taylor, Les Sources du moi. La formation de l’identité moderne, Montréal, Boréal,
2003, p. 577.
5. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 410.
32 / Asie du soi, Asie de l’autre

sa manifestation universelle, pour accéder, néanmoins, au désir de célébrer


la marge et anticiper une renaissance. L’invention de ce nouveau monde se
produit ici par le « baptême d’abjection », l’acception et la glorification de la
condition de la personne rejetée. Selao précise que le deuil de l’enfance est
incontournable dans ce rituel en permettant d’éviter la mise à mort totale de
l’identité. Naître à rebours exprime dans ce contexte une volonté de « désé-
crire les pages tristes de [s]on exil ». Ainsi, la mort elle-même, cette altérité
extrême, conformément d’ailleurs à l’esthétique butô, est appréhendée en
tant qu’« amorce d’une vie à venir ». Elle s’inscrit obligatoirement dans un
« cycle perpétuellement recommencé ». À cette occasion, Selao évoque per-
tinemment Linda Lê, pour qui « l’entrecroisement des concepts de renais-
sance et de dénaissance peut permettre au sujet, en l’occurrence littéraire,
de sortir de lui-même et de vivre l’altérité ». La renaissance, ce visage de
l’autre-soi, devient donc un élément central de l’écriture de Chung : c’est
elle qui permet de se réapproprier la différence, de retourner aux sources
sans évacuer la présence de l’Autre. L’identité qui en émerge est une identité
« sans fin [ni] sans début ». Elle est non seulement plus profonde, mais aussi
plus authentique que l’identité entendue au sens conventionnel du terme.
« Nul, écrit l’écrivain, n’est plus coréen – ou chinois, ou de n’importe quelle
autre patrie – que le solitaire en exil. »

Mythe oriental en tant qu’altérité radicale


Michel Peterson en focalisant sur le caractère novateur du tra-
vail du psychanalyste québécois d’origine italienne François Peraldi, et
s’appuyant sur de nombreux exemples tirés de la culture et de l’histoire
indiennes et de la littérature occidentale, explore dans le processus d’iden-
tification la force opératoire du mythe hindouiste de Kâlî, déesse suprême
de toutes les déités en Inde. Cette figure complexe, l’incarnation de la vio-
lence, de la cruauté et de la mort, est souvent représentée par des images
qui frappent par leur extrême violence et qui sont d’autant plus répulsives
que de nombreux rituels et sacrifices sont encore aujourd’hui consacrés à
cette « femme la plus inquiétante du panthéon hindou ». C’est dans la façon
dont Kâlî « met en péril l’équilibre du monde » que Peraldi, présenté par
Peterson à la fois comme psychanalyste, passeur et traducteur, examine
la possibilité d’intégrer cette troublante identité féminine dans la symbo­
lique psychanalytique de la pensée occidentale, et, à la même occasion, de
remettre en question l’héritage du logocentrisme laissé par la mythologie
Présentation  —  Visages et masques de la différence / 33
grecque qui a tant obnubilé la conscience de Freud. Selon Peterson, une
telle démarche se justifie ne serait-ce que par le fait qu’il existe de nom-
breuses correspondances entre le culte de « la déesse noire » et les rituels
du shivaïsme ou du dyonysisme pré-orphique.
Fasciné par l’altérité limite que représente Kâlî (ce qui avait aussi
été relevé par Georges Bataille, pour qui tout sacrifice, y compris le sacrifice
dédié à la déesse indienne, exprime fondamentalement « l’accord joyeux
de la vie et de la mort »), Peraldi y verra « l’un des signifiants primordiaux
et refoulés de l’Autre, insus et oubliés de l’histoire, de l’altérité, du non-
savoir, […] de l’inconscience ». La question de l’altérité se pose donc dans
la perspective ouverte par le psychanalyste québécois de manière on ne
peut plus radicale, dans tout ce qu’elle contient d’informulable, d’impen-
sable et de non représentable. Sous la plume de Peraldi, Kâlî devient aussi
l’image de l’Univers, « la vraie nature de la nuit éternelle », qui marque les
limites de la conscience humaine. Dans le dérèglement de tous les sens
que la déité hindouiste provoque se manifesterait le principe même de la
non-dualité.
Quant aux exemples littéraires retenus par Peterson, relatifs au
mythe de Kâlî, le roman québécois Le Nombril des aveugles de François
Landry attire une attention particulière, car on y découvre à travers les
épreuves initiatiques que subissent dans un palais hindou Suzanne et Karl,
deux touristes, une illustration convaincante du pouvoir quasi illimité de la
déesse dominant le monde par une « bestiale brutalité libidinale ». Il ne faut
pas oublier à cet égard que Kâlî est associée dans la religion hindoue à la
dernière étape du cycle cosmique, qui arrive après les âges de la perfection,
du déséquilibre et de la dégradation : « Puis quand vient [le temps] kâlî, le
coup perdant du jeu de dés, le monde ne repose plus que sur vingt-cinq
pour cent de la vigueur du dharma. C’est l’âge du grand déséquilibre, de
la dégradation morale qui aboutit à la destruction du monde et à la fin du
cycle6. » Un parallèle établi par Peterson entre l’expérience victorieuse de
Suzanne, la seule survivante du parcours macabre, et la figure omnipotente
de Kâlî, permet de voir le caractère transgressif et transcendant du féminin
manifeste dans la mythologie hindoue.
Il est d’ailleurs utile de retenir que la figure de Kâlî a aussi eu un
impact idéologique très important sur la lutte anticoloniale en Inde. Car

6. François Landry, Le Nombril des aveugles, Montréal, Triptyque, 2001, p. 54.


34 / Asie du soi, Asie de l’autre

c’est justement dans la secte d’adorateurs de la déesse, connue sous le nom


de Thugs, que les occupants britanniques ont vu une force particulièrement
menaçante à l’ordre institué. Or, comme le suggère Martine van Woerkens,
on peut distinguer dans cette répression le refoulement d’un « fantasme
colonial organisant la représentation de la peur […] devant les régions
inconnues de l’Inde de même qu’une ignorance […] de la structure de ses
habitants et de leurs rituels ».
C’est donc dans une perspective opposée au refus colonial de l’al-
térité, de « ce tout-autre qui n’équivaut pas simplement à l’autre archaïque »,
que François Peraldi nous invite à revoir la signification de Kâlî. Sur le
plan théorique, le but est de réussir « un nouage entre le mythe Kâlî et
la pensée clinique et théorique de Freud et de Lacan » pour inscrire la
question de l’identité féminine sur un plan large, au-delà de la rupture
identitaire, causée par la tension inévitable que provoque le devenir mère
chez la femme dans la culture occidentale, encore marquée de manière sen-
sible par le logocentrisme. Or, dans Kâlî, soutient Peraldi, la femme serait
toute : « un symbole originaire – mais non maternel ». Le mythe montre
par conséquent la nature féminine comme une non-forme ultime : « vêtue
d’espace », celle-ci dégage une nouvelle dimension de l’inconscient, même
si cette ouverture identitaire extrême reste dans une bonne mesure déter-
minée aussi bien historiquement que philosophiquement, culturellement
et épistémologiquement.
Somme toute, souligne Peterson, c’est en faisant l’apologie de l’or-
dre cosmique et social primitif a priori moralement neutre que Peraldi tente
de faire parler « ces mythes que les mythes grecs ont fait taire ».

Identité, idéologie et culture populaire


De quelle façon l’idéologie peut-elle rendre factice la représenta-
tion de l’autre sur le plan de la culture populaire ? C’est à partir de cette
question que Janusz Przychodzen se penche sur l’image de l’Orient dans
le grand roman d’espionnage Les Aventures étranges de l’agent IXE-13, l’as
des espions canadiens de Pierre Saurel, qui a captivé l’attention de milliers
de lecteurs québécois et franco-américains dans les années cinquante et
soixante. Après avoir retracé le contexte sociopolitique de l’évolution de
l’image de l’Asie aussi bien au Québec qu’en Amérique après la Seconde
Guerre mondiale, Przychodzen dégage la nature profonde de l’orientalisme
Présentation  —  Visages et masques de la différence / 35
chez Saurel en établissant une comparaison avec l’orientalisme que Said
étudie dans les littératures britannique et française de l’époque de la colo-
nisation. En dépit de quelques similarités que l’orientalisme véhiculé par
l’écrivain québécois présente avec le grand modèle orientaliste européen,
IXE-13 contient quelques caractéristiques originales, qui méritent d’être
examinées de plus près.
De prime abord, il est à noter que l’Asie de Saurel, malgré toute la
différence radicale qu’elle incarne, n’a presque rien à voir avec l’exotisme
littéraire. « Il ne s’agit là nullement d’un Orient de Chateaubriand, ni celui
de Nerval, c’est-à-dire d’un Orient romantique, rempli de paysages et de
personnages sublimes. Il y a [chez Saurel] seulement des traces d’une telle
vision idéalisée de l’ailleurs. » Cette caractéristique correspond d’ailleurs au
statut contemporain de l’image de l’Asie en Amérique, car comme l’a remar-
qué Said : « [A]près la Seconde Guerre mondiale, l’Orient est […] devenu
[sur ce continent], non une grande question universelle, ce qu’il avait été
des siècles durant pour l’Europe, mais [essentiellement] une question de
politique7. »
En effet, le roman de Saurel frappe sur le plan de la représentation
de l’Asie par une forte présence de l’idéologie qui, en exploitant les res­
sources de l’imaginaire populaire, autorise fréquemment par le biais d’un
réalisme esthétique naïf le recours au stéréotype. Mais à cet égard, IXE-13
n’est pas non plus dépourvu d’ambivalence. Saurel condamne sans équivo-
que les formes perverties du modernisme qui sont le nazisme et le commu-
nisme, mais s’approprie, selon la coutume de l’époque, cette même idéologie
pour défendre un modèle de société orthodoxe. Ce paradoxe a des consé-
quences importantes sur la représentation de l’Asie, qui, « transparent[e]
et opaque à la fois », se donne à voir beaucoup plus comme le miroir de
la société de l’écrivain que le reflet fidèle d’un ailleurs. Inévitablement,
« l’altérité, magnifiée dans sa radicalité, se montre en même temps presque
totalement obscurcie ». Il en est de même de la dimension historique de
l’image de l’Asie, déterminée au départ dans son rôle par les enjeux de la
« guerre froide ». Or, dès que l’on plonge dans la lecture du roman, cette
historicité devient rapidement une construction mythique où l’intensité de
la confrontation est marquée par une vision manichéenne du monde. Cette
dernière se déploie dans toute sa force en fonction d’une morale rigide, qui
correspond de manière fidèle à l’esprit du duplessisme. Il est à préciser à cet

7. Edward W. Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Seuil, p. 324.
36 / Asie du soi, Asie de l’autre

égard que « le refoulement de la différence par un jugement moral radical


réarticule aussi la question de l’identité de l’autre », car « le processus n’a
plus pour but de disqualifier moralement la différence, ce qui était encore
le cas de l’orientalisme classique, mais, au contraire, de l’intensifier et de
l’amplifier pour en faire l’incarnation même du mal ».
Du point de vue proprement esthétique, le roman de Saurel se
caractérise aussi par quelques ambivalences. Il frappe d’abord par un
réalisme, mais celui-ci est employé d’une manière inégale, préjudiciable
à l’image de l’Asie. C’est qu’aux personnages orientaux quasiment anima-
lisés dans leurs désirs et leurs agissements s’opposent diamétralement les
personnages occidentaux, qui se distinguent « par leur intelligence, par leur
éducation, par leur sens des valeurs, et surtout, par leur humanisme inné ».
Quant aux personnages féminins, l’ambigüité de la représentation repose
sur une dynamique similaire, puisque, sous le couvert de traiter de l’autre,
l’écrivain exorcise plus ou moins consciemment les peurs et les angoisses
de sa société qui, encore dominée par les valeurs traditionnelles, se sent de
plus en plus menacée par le rôle affranchi de la femme et la redéfinition
de sa position sociale et familiale. « Malgré toute la force que [la femme
asiatique] possède […], et l’attraction qu’elle exerce sur son entourage mas-
culin, il ne faut jamais oublier que cette femme apparaît fondamentalement
comme un personnage négatif et même diabolique. »
Le point de mire de Saurel ne serait donc pas du tout le « péril
jaune » mais l’avènement d’une nouvelle société laïque. La représentation
de l’Asie dans IXE-13 repose au fond, par un détour oriental, sur une critique
à peine voilée de la modernité. « Le progressisme excessif, imputé à l’autre,
se donne en fait à voir comme l’expression du conservatisme religieux
[…]. » L’orientalisme de Saurel se démarque aussi de manière importante
de l’orientalisme étudié et critiqué par Said par le fait qu’il s’inscrit dans
« l’évolution de plus en plus convulsive du modernisme occidental après la
Seconde Guerre mondiale ». Il en ressort inévitablement une vision « inter-
médiaire » de l’altérité, déchirée entre « le lyrisme naïf et moralisant » du
monde du soi et « la réalité crue » du monde de l’Autre.

L’autre, miroir du soi ?


Le processus de transformation de la perception identitaire sur
le plan de la représentation de l’Asie dans les récits de voyage québécois
Présentation  —  Visages et masques de la différence / 37
publiés dans la deuxième moitié du XXe siècle est au centre de l’étude
proposée par Pierre Rajotte. La comparaison entre l’époque moderne du
voyage qui commencerait aux alentours de 1940 et celle qui la précède
directement permet de dégager tout de suite une différence fondamentale
dans le processus d’identification : le passage d’une époque à l’autre se dis-
tingue par l’alternance de deux types archétypaux, qui sont l’idéalisation
et la négation de l’Autre.
Ainsi, dans l’histoire du récit de voyage québécois, à l’âge de l’eth-
nocentrisme religieux, même si, à cette époque, de temps à autre, le nar-
rateur parle au nom de l’idéologie du progrès, qu’il manipule toutefois
habilement pour défendre un système des valeurs traditionnelles, succé-
derait l’âge de la laïcité. Celui-ci se caractérise par le refus de l’image hau-
tement négative de la différence asiatique, incarnée par la figure d’un païen
barbare menaçant la religion chrétienne, qui était alors perçue au Québec
comme « la moelle » de la civilisation occidentale. Cette nouvelle époque
laisse donc la place à une appréhension beaucoup plus positive de l’autre,
et même semble inviter à une certaine célébration de l’altérité.
En effet, il est difficile de trouver dans les récits de voyage québé-
cois modernes les manifestations d’un discours que l’on pourrait directe-
ment associer aux anciennes craintes occidentales, alimentées par le « péril
jaune ». À cet égard, la parution en 1961 de l’ouvrage de Pierre E. Trudeau
et de Jacques Hébert Deux innocents en Chine rouge doit être retenue en tant
qu’un des moments symboliques de l’évolution positive de la perception de
l’altérité. D’une part, Trudeau et Hébert se sont clairement distanciés des
préjugés qui visaient l’Asie en général, et la Chine en particulier, puisque
ce dernier pays était souvent tenu pour « le siège naturel de tous les fléaux :
paganismes, pestes, inondations, famines et bêtes féroces ». D’autre part,
les deux écrivains ont fait de la différence asiatique un portrait qui, du
moins en apparence, n’a rien à voir avec le paganisme barbare décrié dans
le passé. Pourtant, explique Rajotte, malgré toutes les bonnes intentions
et un changement décisif dans le processus identitaire déterminant de
l’appréhension de l’Autre, malgré « la remise en question des idées reçues
héritées des discours nationalistes [traditionnels] et prosélytistes », cette
nouvelle manière de voir la différence présente aussi des ambiguïtés.
Ce que, derrière les sentiments d’humilité et de modestie et les
aveux d’ignorance, au-delà des rituels de « bain de foule » et du camou-
flage attentif des signes extérieurs de l’occidentalité (puisque le goût de
38 / Asie du soi, Asie de l’autre

l’authen­t ique aurait alors remplacé le goût de l’exotisme), Rajotte relève


non pas la déconstruction et la disparition de l’ancien modèle, mais plutôt
son inversement. Le dédoublement de l’identité du soi par l’image de la
barbarie figure parmi les effets secondaires les plus importants causés par
une nouvelle expression du rapport à l’autre. Fondé sur une continuelle
dépréciation de soi, ce phénomène serait d’ailleurs généralisé en culture
occidentale. Ajoutons, de notre part, que les causes de cette situation sont
probablement aussi à chercher dans le changement de la mentalité occi-
dentale à la suite de la Seconde Guerre mondiale qui a démasqué au cœur
même de l’humanisme européen la présence d’une barbarie qui était refou-
lée jusqu’alors hors frontières.
Chose importante, dans le nouveau mode identitaire, il s’agit moins
de l’approfondissement de la connaissance de l’Autre – de ce côté, l’impact
de la transformation identitaire est faible –, que de l’attribution des qua-
lités négatives, « anciennement projetées sur l’Autre », à la propre culture
du voyageur qui, confronté à sa propre étrangeté, commence à concevoir
naturellement la différence selon un « principe heuristique » inversé. Cette
« tentation de la contre-épreuve », comme l’avait saisi Victor Segalen, mys-
tifie et l’idéalise l’Autre. « L’autre n’est pas considéré pour lui-même mais
[sert plutôt à] réactualiser un primitivisme exotique. » Il y aurait donc dans
les deux attitudes un trait commun conduisant à effacer la différence, à
réduire l’épreuve de l’altérité. À la « ferveur intense » qui accompagnait
l’ancien projet de convertir et de civiliser correspond aujourd’hui le désir
d’« immersion totale » avec l’Autre. C’est pour cette raison que le voyageur
contemporain tente aussi de se dépourvoir de toute association avec la
figure du touriste. En tant qu’identité négative du contact avec l’étranger,
celle-ci sert d’un « forclos conduisant au déchaînement de représentations
méprisantes et dépréciatives, et est même considéré[e] comme participant[e]
à une nouvelle forme de colonialisme ».
L’aporie de l’identité du voyageur contemporain, bien qu’elle soit
marquée par une dimension absurde, ne peut être surmontée, rappelle
Rajotte, que par une véritable reconnaissance de la différence. Fondée sur
une intersubjectivité et non sur l’évitement psychologique, cette attitude
permettra d’échapper à l’aliénation aussi bien du sujet percevant que du
sujet perçu.
Présentation  —  Visages et masques de la différence / 39
Conclusion
En revenant sur les liens complexes et dynamiques entre diffé-
rentes instances de l’identité, Ricœur note dans Réflexion faite, bilan de son
parcours intellectuel, que l’aspect narratif du processus identitaire demeure
capital dans la réflexion sur l’altérité, dans la mesure où le soi racontant
et raconté joue « le rôle d’échangeur entre théorie de l’action et théorie
morale8 ». Ricœur rappelle aussi que « [c]’est à l’imagination qu’est attribuée
la faculté de passer avec facilité d’une expérience à l’autre si leur différence
est faible et graduelle, et ainsi de transformer la diversité en identité9 ». Mais
l’herméneutique que le philosophe français propose de ce processus dégage
aussi de nombreux paradoxes de l’identité. Résultat d’une incompatibilité
inhérente entre le soi et l’autre, ces contradictions nous obligent d’abord
à comprendre que « les variations imaginatives sur l’identité personnelle
conduisent [inévitablement] à une crise de l’ipséité elle-même10 ».
Les contributions à ce collectif démontrent par leur exploration de
la dialectique de l’idem et de l’ipse que même si l’Asie, en tant que figure
symbolique de l’Autre, demeure une figure centrale de la question de l’iden-
tité, elle n’est pas pour autant synonyme de l’altérité. Une telle assertion
n’est pas possible ne serait-ce qu’à cause de l’aspect migrant de la littérature
québécoise. Chez Ook Chung, l’Asie est en fait au cœur même du déchire-
ment identitaire, même si c’est précisément par le recours à une esthétique
typiquement orientale que l’écrivain cherche à sortir de l’impasse. D’autre
part, il est frappant de constater que dans les autres œuvres québécoises
étudiées, l’Asie apparaît aussi comme un élément d’identification fonda-
mental. Chez Villemaire, la crise d’ipséité mène par l’actualisation des
strates les plus archaïques du langage à une réinvention du soi. Dans le
cas de Peraldi et, surtout, celui de Landry où la figure de Kâlî est repré-
sentée comme une forme extrême de dissociation entre deux modalités de
l’identité, la médiation de l’écriture réintègre avec succès ce qui semble être
inacceptable pour la conscience.
Il n’en reste pas moins que, dans certaines situations, la résolution
de la crise conduit à l’effacement de l’altérité. Tel est le cas du roman de
Saurel, qui stigmatise l’Asie et marginalise à l’extrême sa différence. Telle

8. Paul Ricœur, Réflexion faite. Autobiographie intellectuelle, Paris, Esprit, 1995, p. 81.
9. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 153. Les italiques sont de
l’auteur.
10. Ibid., p. 165.
40 / Asie du soi, Asie de l’autre

est aussi, dans une certaine mesure, malgré les apparences du contraire, la
nature des récits de voyage étudiés par Pierre Rajotte. Rappelons que, dans
ces deux cas, la faible réplique poétique au paradoxe identitaire est causée
consécutivement par la domination idéologique de la représentation et par
l’idéalisation naïve de l’autre, qui s’accompagne du refoulement du soi.
Toutes les études attirent l’attention sur le fait fondamental selon
lequel dans l’espace infini de « variations imaginatives11 » de l’identité nar-
rative que le récit de fiction engendre, le paradoxe de l’identité peut pren-
dre aussi bien des formes oblitérées que des formes qui rappellent que le
lien ombilical avec la différence est au cœur du « maintien [dialectique]
de soi12 ».

Janusz Przychodzen

11. Ibid., p. 176.


12. Ibid., p. 149. L’auteur précise : « À cet égard, Heidegger a raison de distinguer de la per-
manence substantielle le maintien de soi (Selbstnändigkeit) décomposé en Selbst-Ständigkeit
– que Martineau traduit par “maintien de soi”, plutôt que par “constance à soi”, comme
je le fais dans Temps et Récit III. [Il s’agit là d’une distinction révélatrice] de la conjonction
fondamentale entre la problématique de la permanence dans le temps et celle du soi, en
tant que le soi ne coïncide pas avec le même. »
Le plurilinguisme
chez Yolande Villemaire :
entre La Vie en prose
et Le Dieu dansant
Danielle Constantin
Toronto University

Comme l’a fait remarquer Lise Gauvin, l’écrivain québécois en tant


qu’écrivain francophone est « condamné à penser la langue », c’est-à-dire
à proposer « une réflexion sur la langue et sur les manières dont s’arti-
culent les rapports langues/littératures ». La complexité de ces rapports
donne lieu à ce qu’elle a appelé une surconscience linguistique. « Rien ne va
de soi. La langue pour lui est sans cesse à (re)conquérir1. » Dans le cas de
Yolande Villemaire, cette (re)conquête de la langue française se déploie
depuis plus de trente ans dans un espace pluriel et hétérogène où les tex-
tures linguistiques varient non seulement entre les différents genres qu’elle
pratique (la poésie, le roman, l’essai, la dramatique radiophonique), mais
aussi entre des œuvres appartenant à un même genre. Ainsi son corpus
romanesque, constitué d’une dizaine de titres publiés à ce jour, inclut des
textes qui diffèrent grandement surtout quand on les aborde par le biais de
la problématique de la langue. Par exemple, quoi de plus divergent que les
stratégies linguistiques explorées dans La Vie en prose, son roman féministe

1. Lise Gauvin a présenté la notion de surconscience linguistique dans Langagement.


L’Écrivain et la langue au Québec, Montréal, Boréal, 2000, et dans La Fabrique de la langue.
De François Rabelais à Réjean Ducharme, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Inédits Essais »,
2004.
42 / Asie du soi, Asie de l’autre

et urbain du début des années 1980 et Le Dieu dansant, son premier roman
indien, publié une quinzaine d’années plus tard2 ?
Ce sont justement les différences de pratiques langagières dans
ces deux textes romanesques sur lesquelles je m’attarderai. Si je tentais de
bien mettre en évidence la spécificité de leurs stratégies linguistiques res-
pectives, je dévoilerais aussi des zones communes pour, en fin de compte,
montrer la richesse et l’originalité des pratiques de plurilinguisme de l’écri-
vaine, plurilinguisme étant entendu ici dans son sens bakhtinien en tant
que multiplicité des voix, des langues et des niveaux de langues3.

Les voix et ce qu’elles racontent


L’ouverture de La Vie en prose annonce déjà l’excentricité et la plu-
ralité linguistique du texte. Onze femmes, travaillant dans une maison
d’édition, sont sur le point d’entreprendre une réunion afin de discuter
un manuscrit, mais retardent le moment de se mettre à la tâche en extra-
vaguant et en déraisonnant sur un film au titre séduisant de Pink Lady.
Les jeunes femmes font figure de muses, des muses que le prologue ne
se contente pas d’invoquer, mais auxquelles il donne carrément la parole.
En fait, il ne leur donne que cela à travers un tissage serré d’énoncés cher-
chant à représenter le délire verbal du groupe. Et puisque n’apparaissent
que très peu de références à une époque précise ou à un lieu déterminé,
c’est presque uniquement par la succulence des propos tenus par les pro-
tagonistes que l’on sait que la scène se déroule à Montréal vers la fin des
années soixante-dix :
Vava dit que, bien sûr, il y a des choses qui arrivent, et tout ça. Maud dit que
c’est même meilleur que L’Une chante, l’autre pas ou que Three Women. Même
que Duelle, même qu’India Song. Même qu’Anastasie oh ma chérie. Nane ne l’a
pas encore vu mais c’est tout comme tellement on lui en a parlé. Elle veut
qu’on dise encore comment c’est beau quand elle chante et que sa voix est si
étrange qu’on dirait que c’est un ange. Elle dit que, ah ! bon, ben c’est comme
L’Ange bleu avec Marlene, d’abord. On dit que, non non, c’est pas du tout ça.
Faudrait que tu l’entendes, c’est une drôle de voix.

2. Yolande Villemaire, La Vie en prose, Montréal, Les Herbes rouges, coll. « Lecture en vélo-
cipède », 1980 ; Le Dieu dansant, Montréal, L’Hexagone, coll. « Fictions », 1995.
3. Voir Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1978.
Le plurilinguisme chez Yolande Villemaire : entre La Vie en prose et… / 43
Là, Lotte arrive et on dit t’as-tu vu Pink Lady, parce qu’au début du film,
justement, elle porte une robe lilas. Lotte dit comment ça ? On dit que ben
on pensait que c’était pour ça qu’elle avait mis sa robe afghane. Lotte dit
comment ça ? d’ailleurs c’est pas lilas ça, c’est mauve ; avant je portais du lilas
parce que je voulais qu’on me lise, maintenant je m’habille en mauve parce
que j’aime ça et que ça me mouve. Mais c’est quoi donc ce film-là ? Rose dit
que c’est le plus beau film d’amour qu’elle a jamais vu et Alice que c’est un
peu space-opera, un peu mélo, une sorte de thriller art déco et Celia que c’est
une sadhana tantrique. Nane se laisse tomber sur sa chaise et dit ben voyons
donc, ça se peut pas4.

Si l’incipit est ce moment privilégié où se créent les conditions de


lisibilité et où se scelle un pacte entre un texte et celle ou celui qui s’apprête
à le lire, le début de La Vie en prose veut manifestement déstabiliser par
le brouillage des voix qu’il présente. De fait, ce qui suivra est loin d’être
stable et rassurant. Dans un mouvement spiralé et fortement excentrique,
le roman se présente en une série de chapitres, constitués eux-mêmes de
fragments de textes hétéroclites tels que des lettres, des extraits de jour-
naux intimes, des gloses, des morceaux de récits, des scénarios de théâtre
ou des bribes de manuscrits. La prolifération des signes et des indices, les
digressions, les dédoublements et les fausses pistes nous mènent d’une
narratrice à l’autre, d’un temps à l’autre, d’un lieu à l’autre (la France, New
York, la Californie, Montréal, le Québec, l’Italie…) sans pour autant nous
accorder les escales réparatrices d’une trame narrative bien définie. Qui
plus est, le roman se dissémine dans une intertextualité tous azimuts et
dans des jeux alambiqués d’enchâssement et de mise en abyme. Et pour-
tant, le texte offre des repères. La scène liminaire est finalement reprise
pour clore circulairement le roman et, à différents moments, les noms des
onze femmes du début refont des apparitions : Vava, Maud, Lotte, Rose,
Alice, Celia, Noëlle, Carla, Laure, Solange, Nane. On se doute donc bien que
ce sont elles qui sont à l’origine de ce polylogue de voix féminines même
s’il y a peu de certitudes dans « ce roman gigogne en expansion vers son
point de fuite5 ». En effet, l’une des caractéristiques de La Vie en prose est la
difficulté, voire l’impossibilité, de déceler une voix particulière dont l’ori-
gine serait explicitement cernée. Les processus énonciatifs multiplient sans
cesse les sujets discursifs et les cadres spatiotemporels afin de produire
un texte où les nombreuses narratrices s’entrecroisent constamment dans

4. La Vie en prose, Montréal, Typo, coll. « Roman », 1984 p. 7.


5. Ibid., p. 353.
44 / Asie du soi, Asie de l’autre

un mouvement oscillatoire résultant en une tension lectorale soutenue.


Là-dessus, les critiques ont eu l’heur de s’entendre :
Les narratrices sont multiples, s’entrecroisent, et il est impossible (et inutile)
de chercher un fil conducteur6.

À tenter d’ordonner les pièces du puzzle, plusieurs lectures sont possibles


mais jamais définitives7.

It is difficult to puzzle out which sections are by the same narrator, difficult
to decide whether the narration concerns the main characters or characters
invented by them and whether we are not in fact reading one of the manu-
scripts they are engaged in writing8.

Qui écrit – toujours au féminin – ces bribes de manuscrits, ces lettres, ces
histoires continuellement en mouvement9 ?

Les stratégies linguistiques du Dieu dansant sont apparemment


beaucoup plus sages et classiques. Et pour d’emblée établir les bases de la
comparaison, je cite le segment d’ouverture du texte :
Un soleil de plomb pesait sur Chidambaram. Toute la ville somnolait dans la
fraîcheur des maisons et le silence réparateur des heures consacrées à la sieste.
Quelque part, pourtant, un balai de crin crissait sur la pierre. Pieds nus sur
le sol brûlant, vêtu d’un pagne décoloré, un homme encore jeune, mais voûté
par la misère s’affairait à balayer le seuil du grand temple de Nataraj.

L’intouchable était têtu. On l’avait chassé à maintes reprises, mais il revenait


toujours, un balai à la main, prolongeant son labeur bien au-delà de midi. Le
pauvre homme espérait peut-être racheter son karma en se dévouant ainsi à
nettoyer l’accès à la demeure du dieu dansant.

Ce jour-là, un étranger se trouva à l’entrée du temple à l’heure où seul le


balayeur peinait encore. L’intouchable n’accorda qu’un bref regard à l’inconnu
drapé dans des vêtements d’un blanc aveuglant et portant le cordon sacré
des brahmanes. Il se concentra sur sa tâche, les yeux fixés au sol. L’étranger

6. Jean-François Chassay, Structures urbaines, structures textuelles. La Ville chez Réjean


Ducharme, David Fennario et Yolande Villemaire, Montréal, Centre de documentation des
études québécoises, Université de Montréal, 1986, p. 34.
7. Lise Potvin, « L’ourobouros est un serpent qui se mord la queue X 2 », Voix et images,
no 33, printemps 1986, p. 409.
8. Shirin Kudchedkar, « Celebrating Women’s Language and Women’s Space : Yolande
Villemaire’s La Vie en prose », International Journal of Canadian Studies / Revue interna­
tionale d’études canadiennes, no 11, printemps 1995, p. 237.
9. Janet Paterson, « Le postmoderne au féminin : La Vie en prose », Moments postmodernes dans
le roman québécois, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 1993, p. 85.
Le plurilinguisme chez Yolande Villemaire : entre La Vie en prose et… / 45
observa la scène un moment. Puis, franchissant la courte distance qui le sépa-
rait de l’homme, il posa la main sur l’épaule du paria et lui dit :

— C’est propre maintenant. Tu peux entrer.

On n’osa plus interdire à l’intouchable l’accès au temple. Il vint y prier tous


les jours, assis dans la pénombre bienfaisante.

On ne sut jamais qui répandit cette histoire. Elle donna naissance à la rumeur
qui voulait que le brahmane nouvellement arrivé à Chidambaram fût une
grande âme puisqu’il avait ignoré l’interdiction de s’approcher d’un hors-
caste.

L’étranger se fit le disciple d’Atmananda, le saint local, en qui il avait reconnu


son guru après plus de vingt ans d’errance. Le saint homme lui donna l’initia-
tion. Quelque temps plus tard, l’étranger prononça les vœux de moine, revêtit
la robe orange et prit le nom de Spandananda10.

À ce point, un lecteur peu averti pourrait s’attendre à lire une


histoire se déroulant, certes, en Inde, mais qui mettrait en scène dans
un récit de voyage ou d’aventure un ou plusieurs personnages occiden-
taux. Or il n’en sera rien. Le Dieu dansant qui situe son action au XIe siè-
cle à Chidambaram, sous l’empire Chola, raconte l’histoire de Shambhala
Sharmâ, dernier fils d’Achyûta Sharmâ, ministre du maharadjah, lequel met
tous ses espoirs en son benjamin pour qu’il lui succède dans la direction du
royaume. Mais Shambhala est possédé par le feu sacré de la danse. En effet,
à l’insu de son père et avec la complicité de sa mère et de ses quatre frères
musiciens, il se consacre à l’apprentissage du Bhârata-natyam, une danse
honorant Shiva Nataraj, le dieu dansant, et dont la pratique est tradition-
nellement destinée aux femmes, les hommes « ayant reçu le rôle beaucoup
plus noble de conservateurs de rythmes11 ». Bravant les interdits et défiant
l’autorité paternelle, Shambhala, âme rebelle, encourt la colère d’Achyûta
qui en viendra à briser les jambes de son fils. Réduit au sol, se déplaçant
douloureusement avec les mains, le jeune homme meurt l’année suivante, à
16 ans, après avoir repris le service chez son guru, Spandananda, et trouver
ainsi le chemin de la libération et du pardon. Sa dépouille disparaît empor-
tée par Shiva dans sa demeure au sommet du mont Kailas dans l’Himâlaya.
Dans un moment symbolique de réconciliation, la dernière scène montre
le père pénitent faisant l’ascension en solitaire de cette même montagne,
« son âme pénétrée d’une céleste tristesse12 ».

10. Yolande Villemaire, Le Dieu dansant, op. cit., p. 7-8.


11. Ibid., p. 45.
12. Ibid., p. 228.
46 / Asie du soi, Asie de l’autre

Ainsi, dans le texte du Dieu dansant, il n’y a aucune allusion expli-


cite au Québec, ni même à l’Occident. Seuls, les indices paratextuels nous
informent qu’il s’agit d’un roman québécois (biographie de l’auteure en
quatrième de couverture, nom et lieu de la maison d’édition). En fait, c’est
au cours de la genèse du texte qu’est advenue la rencontre entre le Québec
et l’Inde, plus précisément entre une Québécoise et l’Inde puisque Yolande
Villemaire a écrit la première version de son roman lors d’un séjour dans
un ashram au Maharashtra d’octobre 1989 à février 199113.
À la différence de La Vie en prose qui ne cesse de multiplier les
narratrices sans que jamais aucune d’elles ne semble s’approprier le récit, le
Dieu dansant est pris en charge par une voix narrative unique, omnisciente
qui raconte au passé une histoire dont elle se tient en marge. La narra-
tion à la troisième personne ne s’énonce jamais explicitement et l’origine
du récit demeure inconnue. Le narrateur ou la narratrice du Dieu dansant
maintient cependant une présence très forte et, dans un texte habité par
de nombreux silences et où les segments descriptifs sont fréquents et sai-
sissants, les personnages prennent très rarement la parole, les dialogues
étant le plus souvent narrativisés ou transposés dans le style indirect. C’est,
somme toute, le mode narratif qu’empruntent nombre de contes, de fables,
de récits mythiques et de légendes, des genres appartenant à des traditions
à l’origine orale, traditions qui sont évoquées par de multiples allusions au
Râmâyana ou, plus obliquement, aux Mille et une nuits, par l’entremise des
récits enchanteurs de la première épouse du maharadjah, Yasmine, une
habile conteuse qui fait figure de Schéhérazade. D’ailleurs les composantes
essentielles de l’intrigue du Dieu dansant, c’est-à-dire l’interdiction, la trans-
gression et la réparation, font partie d’un socle commun à de nombreux
récits merveilleux. Or, si l’histoire du danseur constitue l’intrigue englo-
bante et matricielle, elle contient aussi en elle beaucoup d’autres histoires :
en plus des contes de Yasmine, il y a, entre autres, l’histoire de Spandanda
et de l’intouchable (citée précédemment), l’histoire de la tentative manquée
de suicide d’Achyûta et de sa rencontre avec son premier guru, Atmananda,
le récit du pèlerinage de ce dernier aux sources du Gange, les légendes
de Râma et de Shiva, la parabole des bijoux du maharadjah ou le récit
érotique de l’initiation sexuelle de Lalitâ. De plus, le texte est ponctué par
plusieurs micro-récits relatant des rumeurs circulant à la cour, de même

13. L’épitexte auctorial public, c’est-à-dire les entrevues que Yolande Villemaire a accordées
après la publication du roman, un texte publié dans la revue Arcade (no 34, 1995, p. 72-76).
Je ne les reprendrai donc pas en détail.
Le plurilinguisme chez Yolande Villemaire : entre La Vie en prose et… / 47
que les rêves, les visions, les hallucinations et les prémonitions qui hantent
Shambhala et le maharadjah. En cela, le Dieu dansant s’apparente à La Vie
en prose dans cette façon du texte de ne pas progresser linéairement, mais
de se rabattre sans cesse vers une altérité narrative dans l’accumulation de
multiples récits imbriqués et enchâssés.
Les personnages du Dieu dansant, et tout particulièrement le héros
tragique Shambhala, participent à une conception aristotélicienne du per-
sonnage en tant qu’actants subordonnés aux avancées inéluctables de la
fable. Comme je l’ai dit, ils prennent très rarement la parole et quand ils le
font les phrases prononcées le sont souvent sous le mode de la répétition,
ce qui n’est pas sans faire écho aux mantras, aux prières et aux incantations
auxquelles ils consacrent beaucoup de leur temps : « Oh ! comme tu portes
bien ton nom, Shambhala ! Tu es une vraie source de joie mon petit, une
vraie source de joie14 ! » ; « Es-tu heureux petit ? Es-tu heureux15 ? » ; « La
colère te perdra, Achyûta, la colère te perdra16. » ; « Danser, ô Shiva, danser,
ô Nataraj, danser, même rien qu’une fois, une seule fois, danser devant le
guru17. » Au contraire, dans La Vie en prose, les personnages parlent beau-
coup et donnent même par moments l’impression de ne pouvoir cesser de
le faire. Helena M. da Silva qui a étudié les modalités de l’oralité dans le
roman explique le phénomène en ces termes :
Publié en 1980, La Vie en prose se situe à une époque où l’avènement d’une écri-
ture au féminin revalorisait ce qui avait été traditionnellement et péjorative-
ment nommé « le bavardage féminin » – soit la culture orale d’un groupe social
qui avait exercé peu de pouvoir sur la définition des grands canons littéraires.
Chez les écrivaines des années 70, il s’agissait souvent de faire entrer dans le
domaine public de l’écriture un discours oral féminin qui s’était surtout per-
pétué dans le privé et dont les préoccupations étaient liées à une expérience
concrètement vécue mais absente des archives de la culture classique18.

La problématique de l’oralité dans Le Dieu dansant est tout autre.


Le texte ne participe pas à une esthétique de l’écriture au féminin postmo-
derne et il ne cherche plus à représenter la parole d’un groupe telle qu’elle
a surgi à un moment et à un lieu précis de son histoire – un peu comme

14. Yolande Villemaire, Le Dieu dansant, op. cit., p. 32.


15. Ibid., p. 37.
16. Ibid., p. 40.
17. Ibid., p. 74.
18. Helena M. da Silva, « Les modalités de l’oralité dans La Vie en prose de Yolande Villemaire »,
Studies in Canadian Literature / Études en littérature canadienne, vol. 20, no 2, 1995, p. 66.
48 / Asie du soi, Asie de l’autre

James Joyce dans Ulysse avait mis en scène les langues dublinoises du début
du siècle ou Carlos Fuentes, dans La región más transparente, celles de la ville
de Mexico des années 1950. Le Dieu dansant s’appuie plutôt sur une oralité
qui s’inscrit dans un temps dilaté, monumental, celui de la transmission
orale des récits et des histoires, celui également de la transmission des man-
tras védiques comme elle est pratiquée par les brahmanes de génération
en génération depuis des millénaires.

Multiplicité des langues et des niveaux de langues


Dans La Vie en prose, la désinvolture flagrante dont font preuve les
narratrices/personnages face aux frontières entre une langue populaire
et une langue soutenue peut déconcerter. En effet, leurs langues sont très
souvent vernaculaires, bien représentatives de l’hétérogénéité du parler
des jeunes Montréalaises cool de l’époque, c’est-à-dire émaillées d’angli-
cismes et de québécismes tout en n’hésitant pas à recourir à l’anglais ou
à emprunter des expressions aux médias, aux modes et à la publicité. Or
les langues qu’elles utilisent sont aussi très souvent celles de discours plus
savants, particulièrement ceux de la critique littéraire, de la sémiotique, de
la philosophie du langage ou de la spiritualité orientale, particulièrement
du boudhisme tibétain. Sur ce dernier point, Alia Khalaf a pertinemment
remarqué que le texte est parsemé de termes sanskrits comme karma,
chakras, mandala, nirvana, Brahma, sadhana, shakti, mantra que les pro-
tagonistes utilisent dans une recherche de ce qu’ils nomment eux-mêmes
leur « passage to India19 ». Il s’agit cependant d’allusions disséminées qui
peuvent facilement passer inaperçues dans l’ensemble des contenus mul-
tipliés du texte. Indubitablement, la langue étrangère qui tient une place
remarquable dans La Vie en prose demeure l’anglais, ce qui peut s’expliquer
par le fait que le texte met en scène la langue parlée de jeunes Montréalaises
« bilinguales ».
En revanche, le texte du Dieu dansant ne présente aucune trace
des spécificités de la langue québécoise et l’exubérance de La Vie en prose
a laissé place à un style limpide et sobre qui doit son intensité à un lexi-
que d’une précision joaillière et à une syntaxe dépouillée. À cet effet, les
manuscrits rédactionnels montrent bien le patient et minutieux travail

19. Alia Khalaf, « Le sujet féminin dans La Vie en prose de Yolande Villemaire et Jasmine
de Bharati Mukherjee », mémoire de maîtrise sous la direction d’Amaryll Chanady,
Université de Montréal, 1997.
Le plurilinguisme chez Yolande Villemaire : entre La Vie en prose et… / 49
d’affinement et de correction de la langue dont a fait l’objet le texte au
cours de sa genèse20. Et si Yolande Villemaire a rédigé une première ver-
sion manuscrite du roman lors de son séjour en Inde, c’est surtout après
son retour à Montréal qu’elle s’est adonnée à de nombreuses relectures et
réécritures du texte en bénéficiant d’un nouvel outil informatique, un Mac
Classic. D’ailleurs dans sa phase terminale, elle l’a lu entièrement à haute
voix au poète Claude Beausoleil qui lui a fait des commentaires et des sug-
gestions critiques. Résultat d’un long travail de polissage de la langue, Le
Dieu dansant est écrit dans ce qu’on appelle communément le français inter-
national, une dénomination qui pointe vers ce que Deleuze et Guattari ont
appelé « une langue déterritorialisée21 ». Mais le texte du Dieu dansant n’est
pas pour autant épuré puisque y advient un complexe travail de métissage
et d’hybridation linguistique. Ce travail est manifeste dans l’utilisation de
termes étrangers passés à l’usage dans la langue française et avec lesquels
nombre de lecteurs sont probablement familiers : par exemple, sari (hindi),
paria (tamoul), loukoum, babouche et soufi (arabe) et surtout les nombreux
termes d’origine sanskrit comme maharadjah, karma, brahmane, yogi, yoga
ou mantra. Aussi, un processus récurrent de métissage entre le français
et le sanskrit advient dans l’utilisation d’un lexique religieux que le texte,
qui postule un lecteur occidental non spécialiste en hindouisme, présente
en contexte ou explique lorsque nécessaire, tout en soulignant le plus sou-
vent son étrangeté par l’utilisation de l’italique. D’ailleurs la consultation
de l’avant-texte dévoile que Villemaire a réduit considérablement au cours
de la rédaction le nombre de ces termes. Parmi ceux conservés, mention-
nons darshan, atman, lingam, mûdrâs, dharma, akasha, kundalinî, Rudram, ou
Dîwalî, de même que quelques-uns des mantras explicités (écrits eux en
majuscules) : OM, SPANDA ou OM NAMAH SHIVAYA. Mais c’est sans
contredit par l’onomastique, c’est-à-dire les noms des lieux, mais surtout
les noms et prénoms des personnages que se produit tout au long du texte
le plus important et le plus fréquent dérèglement de la langue française
par le sanskrit, dérèglement qui constitue selon moi la plus grande diffi-
culté pour un lecteur peu versé dans cette langue. Ainsi, à quelques excep-
tions près comme Yasmine ou Aziz, qui sont des prénoms d’origine arabe,

20. Je remercie Yolande Villemaire de m’avoir fourni des photocopies de quelques-uns


des manuscrits du Dieu dansant. Je la remercie aussi de m’avoir donné la permission
de consulter les manuscrits de La Vie en prose déposés à la Bibliothèque nationale du
Québec.
21. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Éditions de
Minuit, 1975.
50 / Asie du soi, Asie de l’autre

la vingtaine de personnages et les nombreuses divinités qui peuplent le


roman portent des noms sanskrits : Shambhala, Shiva, Râjarâja, Atmananda,
Spandananda, Achyûta Sharmâ, Ram, Bhârata, Shatrughna, Lakshman,
Ganesh, Bhâvanî, Daya, Shakti, Vishnu, Rama, Hanumân, Kumbhakarna,
Râjendra, Bhâktananda, Ananda, Sundara Dikshitar, Durgâ, Lalitâ, Arjuna,
Gopî, Chandradas, Sundara, Kâma, Kundavai, Lîlâ… La mise au point du
réseau onomastique du texte a d’ailleurs grandement occupé la romancière
à la tâche. Villemaire a établi, et ce, dès la phase de travail préparatoire
antérieure à la rédaction, une liste de noms des personnages et des lieux
du roman. On remarque que les noms diffèrent de ceux qui apparaîtront
dans le texte publié, et les ratures et réécritures suggèrent déjà un patient
travail d’affinement qui se poursuivra jusqu’aux derniers moments de la
phase de révision. Ceci est peu étonnant. L’attention et le soin portés aux
noms propres font en effet partie des pratiques récurrentes de l’écrivaine,
l’onomastique constituant une composante importante de la poétique vil-
lemairienne. Comme elle le confie elle-même dans Céleste tristesse, l’obses-
sion onomastique serait même chez elle fondatrice en étant associée aux
premières lectures de l’enfance, c’est-à-dire aux premiers contacts avec le
texte écrit à déchiffrer :
Dans Isabelle et la porte jaune, mon premier livre sans images, je n’avais jamais
réussi à savoir si le « Hillary » du roman était un garçon ou une fille. C’était
avant la règle du participe passé conjugué avec l’auxiliaire être sans doute et
j’en avais gardé un souci des noms propres qui tournerait à l’obsession 22.

Comme chez le narrateur proustien, le nom propre aurait suscité


chez Yolande Villemaire enfant des représentations mentales plus confu-
ses, plus indistinctes et plus ambiguës que celles des noms communs,
une expérience qui aurait motivé chez elle cette passion onomastique.
D’ailleurs, dans Des Petits Fruits rouges, elle faisait même dire à son per-
sonnage Solange Therrien que si on lui « demandait de ne retenir qu’un seul
passage de la littérature québécoise, [elle] choisirait le monologue d’Yvette
Longpré dans Les Belles-Sœurs [de Michel Tremblay], celui dans lequel elle
énumère une série de noms propres qui résonnent comme des mantras
d’appartenance […]23 ». L’obsession et la passion onomastique de Villemaire
sont bien annoncées dès la page couverture de la première édition de La Vie

22. Yolande Villemaire, Céleste tristesse, Montréal, L’Hexagone, coll. « La rose des temps »,
1997, p. 74.
23. Yolande Villemaire, Des Petits Fruits rouges, Montréal, XYZ, coll. « Hiéroglyphe », 2001,
p. 21.
Le plurilinguisme chez Yolande Villemaire : entre La Vie en prose et… / 51
en prose, qui se présente comme un plan dont la surface est recouverte d’une
multitude de noms de femmes. Certains de ces noms s’imposent par le noir
sombre de leur typographie ; ce sont des noms de personnages que nous
rencontrerons au cours du roman (par exemple, Noémie Artaud, Gloria
Olivetti, China Lady Mouse, Nane Yelle, Charlotte Arbour), lesquels sont
disséminés parmi une foule d’autres noms de femmes autant réelles que
fictives (Anaïs Nin, Germaine Guèvremont, Kate Millet, Bretécher, Erica
Jong, Gertrude Stein, Nicole Brossard, Odette de Crécy, Rachel-quand-du
hasard, Ines Pérée, Anna Karénine, Minerve, Arachnée, Cléopâtre, Rrose
Sélavy, Queen Victoria, Jeanne d’Arc, Anne Frank, Jane Fonda, Elizabeth
Taylor, Carole Laure, Bette Davis, Marilyn Monroe, Bionic Woman, Minnie
Mouse, Barbie…). La page couverture se présente donc comme un dédale
onomastique, une explosion nominale qui reflète bien l’abondance des
noms propres contenus dans l’œuvre. Car il suffit d’ouvrir le texte à presque
n’importe quelle page pour se rendre compte combien il n’en finit pas de
nommer : Lewis Furey, Goethe, Rimbaud, Antonin Artaud, Hubert Aquin,
Jésus-Christ, Nabokov et Todorov côtoient Superman, Jerry Lewis, Brigitte
Bardot, La veuve Clicquot ou Tintin.
L’étude de la genèse de La Vie en prose dévoile un phénomène éton-
nant. Le travail préparatoire, précédant la rédaction, a consisté principa-
lement en une activité exploratoire au niveau de la langue et du signe
linguistique, manifeste dans des pages et des pages d’anagrammes élabo-
rées à partir du titre de l’œuvre, des noms des personnages ou des lieux,
voire des patronymes et matronymes de l’auteure24. Pour bien concevoir
la productivité du travail anagrammatique de La Vie en prose, il importe
de saisir comment il s’inscrit dans l’ensemble des recherches postsaus-
suriennes qui se sont consacrées à l’étude de cette figure. Mentionnons,
pour mémoire, que Ferdinand de Saussure, avant de travailler à son Cours
de linguistique générale, s’était adonné pendant de nombreuses années au
déchiffrement anagrammatique d’un corpus poétique composé de poèmes
homériques, de vers saturniens et de textes sacrés de l’Inde. Dans 99 cahiers
de notes, encore en grande partie inédits, Saussure, alors qu’il réfléchit sur
le langage poétique ancien, formule et cherche à vérifier l’hypothèse selon

24. J’ai déjà discuté du travail anagrammatique dans la genèse de La Vie en prose dans mon
article « La Vie en prose de Yolande Villemaire ou la langue maternelle dans tous ses états »,
dans Littératures mineures en langue majeure. Québec / Wallonie-Bruxelles, sous la direction
de Jean-Pierre Bertrand et Lise Gauvin, Montréal, Bruxelles, Presses universitaires de
l’Université de Montréal et P.I.E.-Peter Lang, 2003, p. 135-143.
52 / Asie du soi, Asie de l’autre

laquelle le nom du dieu ou du héros, qui serait le sujet ou le dédicataire du


poème, s’y retrouverait dispersé dans ses éléments phoniques, sur un ou
plusieurs vers. Ses efforts ne résultant pas en la découverte positive d’une
loi, il finira par renoncer à son projet. C’est Jean Starobinski qui, au cours
des années 1960 dans un ouvrage intitulé Les Mots sous les mots, dévoilera
la nature des explorations de Saussure, relançant du coup la réflexion sur
l’anagramme25. Comme l’a bien montré Jan Baetens, la postérité littéraire
des Anagrammes de Saussure a été extrêmement riche et fertile particuliè-
rement dans les milieux de pensée structuralistes et poststructuralistes26.
Les travaux de deux théoriciens se seraient tout de même démarqués par
leur position extrême : ceux de Julia Kristeva et de Jean Beaudrillard, deux
noms d’auteurs qui sont explicitement nommés à l’intérieur du riche réseau
intertextuel que tisse La Vie en prose.
Kristeva, dans un article fondateur « Pour une sémiologie des para-
grammes27 », se réapproprie le terme saussurien de paragramme, mais elle
le fait non pas dans le but de poursuivre les travaux de son prédécesseur,
mais plutôt dans celui de faire exploser la notion de départ. Chez elle, il ne
s’agit plus, comme chez Saussure, de dépasser la conception lettrique de
l’anagramme classique par le simple ajout d’une composante phonique, mais
bel et bien d’élargir la définition du concept vers les confins de ses possi-
bles en incluant les occurrences de connexions sémantiques, symboliques,
intertextuelles et interlangagières. Alors que pour Kristeva, le texte devient
l’infinité du code, une infinité qui n’est plus un objet mais une activité et
une pratique, la pensée de Baudrillard dans L’Échange symbolique et la Mort
s’engage dans une voie divergente en remettant spécifiquement en question
la productivité du langage poétique sous-tendant la théorie kristevéenne28.
Pour Baudrillard, l’anagramme ne vise pas une suraccumulation du sens,
mais, bien au contraire, sa destruction, son extermination : la spécificité du
langage poétique serait dans la négation des lois du discours et du langage,
et c’est dans la jouissance que procure cette mise à mort que résiderait son
essence. Toujours selon Baudrillard, la désarticulation des mots et des noms
thèmes que recherchait Saussure dans son corpus aurait en fait constitué

25. Jean Starobinski, Les Mots sous les mots. Les Anagrammes de Ferdinand de Saussure, Paris,
Gallimard, 1971.
26. Jan Baetens, « Postérité littéraire des Anagrammes », Poétique, no 66, avril 1986, p. 217-
233.
27. Julia Kristeva, « Pour une sémiologie des paragrammes », dans Recherche pour une séma-
nalyse, Paris, Seuil, 1969, p. 174-207.
28. Jean Baudrillard, L’Échange symbolique et la Mort, Paris, Gallimard, 1976.
Le plurilinguisme chez Yolande Villemaire : entre La Vie en prose et… / 53
un « anathème », entendu ici dans son sens original d’ex-voto, c’est-à-dire
d’offrande votive :
Pour tout dire, c’est là, sur le plan du signifiant, du nom qui l’incarne, l’équivalent
de la mise à mort du dieu ou du héros dans le sacrifice. C’est désarticulé, désinté-
gré par sa mise à mort dans le sacrifice (éventuellement dépecé et mangé),
que l’animal totem, le dieu ou le héros circule ensuite, comme matériel sym-
bolique de l’intégration du groupe. C’est dépecé, dispersé en ses éléments
phonématiques dans cette mise à mort du signifiant, que le nom du dieu
hante le poème et le réarticule au rythme de ses fragments, sans jamais s’y
reconstituer en tant que tel29.

Au premier abord, les explorations anagrammatiques de Villemaire


semblent devoir plus à la conception proliférante de Kristeva qu’à la néga-
tivité sacrificielle de Baudrillard. Les anagrammes villemairiennes sont en
effet le plus souvent génératrices (de personnages, d’éléments narratifs) et
servent à produire de nouveaux réseaux de relations signifiantes (syno­
nymes, homonymes, connotations sémantiques et symboliques, réseaux
intertextuels ou liens avec des termes étrangers). Or, très subtilement, le
travail anagrammatique fonctionne aussi comme le cryptage d’une dédi-
cace à la mère. En faisant violence à l’ordre des signes graphiques et pho-
niques de son prénom et de son nom de famille, la scriptrice ne fait pas
surgir uniquement des connexions telluriques et aquatiques (par exemple,
« Andes », « lande » ou « eau »), le nom de la ville où elle vit et écrit (« Ville-
Marie », c’est-à-dire Montréal) ou des allusions à un océan trompeur (« vile
mer »), mais suggère en sourdine un avilissement de la mère (« vile mère »).
Et dans la fouille anagrammatique du titre de l’œuvre, c’est encore le nom
de la mère qui sera mis en crypte puisque, dans LA vie en ROSE, se retrouve
en hypogramme le nom de famille LAROSE en tant que signe de la matri-
linéarité, Larose étant le nom de fille de la mère de Yolande Villemaire et
celui de femme mariée de sa grand-mère maternelle.
Comme on le voit, chez Villemaire, le travail anagrammatique
réussit à dévoiler sous la surface du texte un autre langage aux possibilités
décuplées. À la limite, une telle entreprise ne vise pas simplement à repren-
dre possession de la langue maternelle, mais bien à donner naissance à une
langue nouvelle, à une langue réinventée, et ce, même si cette naissance ne
peut qu’advenir à travers une mise à mort des normes de la langue. C’est
peut-être dans cette condamnation de la langue maternelle que la concep-
tion de l’anagramme chez Villemaire rejoint la conception sacrificielle de

29. Ibid., p. 291. Les italiques sont de l’auteur.


54 / Asie du soi, Asie de l’autre

Baudrillard et que le travail élaboré autour du signifiant « Larose », le nom


de la mère enfoui dans le titre de La Vie en prose, en vient à acquérir tout
son poids mortifère : le roman est dédié à la mère, soit, mais il se doit de
détruire le langage hérité de celle-ci, le « bon parler français », afin d’accéder
à sa vie propre, à sa vie en prose. Dans une entrevue au sujet de la genèse
de son roman, elle a confié :
D’ailleurs, La Vie en prose a scandalisé ma mère ; pourtant, j’étais sûre que ça
lui ferait vraiment plaisir, à cause du rose, etc. Mais elle a trouvé que ce n’était
pas écrit en bon français alors que j’avais toujours la médaille du bon parler
français à l’école. Des expressions comme il y a dans La Vie en prose, je n’avais
pas le droit d’en utiliser à la maison […] [Il y a une subversion de la langue
française] et ma mère l’a compris bien avant moi ; elle était très choquée, très,
très choquée par La Vie en prose. La première fois qu’elle s’est choquée contre
moi, en fait, c’est quand elle a lu ce livre-là30.

À travers l’audace de ses explorations langagières, La Vie en prose


constituerait donc à la fois une mise à mort de la langue maternelle et une
renaissance de celle-ci non plus considérée comme un piège ou un car-
can, mais bien comme une véritable matrice aux possibilités inouïes. Dans
« Pour une parthénogenèse de la parole “hystérique” (matrice vierge) », un
article de Villemaire paru en 1975, à l’époque du travail préparatoire de La
Vie en prose, l’écrivaine accumule les métaphores maternelles31. Elle parle de
la « grossesse nerveuse du texte » et « parturiente indélébile au centre d’un
hypermarché sursignifiant », elle s’affirme « enceinte de la forme active d’un
féminin singulier » tout en reconnaissant l’occurrence de « lapsus d’écriture
anticonceptionnelle ». Car si Villemaire met à mort la langue maternelle,
c’est pour réaliser un fantasme d’autoengendrement linguistique. « Le bon
parler français » de sa mère Évangéline Larose, institutrice et fille d’insti-
tuteur, est dépecé, désarticulé, désintégré. Mais ce matricide sacrificiel est
nécessaire afin de donner naissance à la langue du roman.
Le Dieu dansant écrit dans un français normatif pourrait donner
l’impression de réhabiliter le « bon parler français » si cher à Évangéline
Larose. Or s’il le fait, c’est paradoxalement pour raconter une histoire de
transmission de père en fils interrompue par la violence, la souffrance et la
mort. Mais surtout, comme j’ai tenté de le montrer, la pureté de la langue
maternelle est déréglée, dérangée, subvertie par la présence du sanskrit,

30. Yolande Villemaire et Danielle Constantin, « L’autre versant de La Vie en prose. Une entre-
vue génétique », Voix et images, vol. XXIX, no 2 (86), hiver 2004, p. 19.
31. Yolande Villemaire, « Pour une parthénogenèse de la parole “hystérique” (matrice
vierge) », La Barre du jour, no 50, 1975, numéro spécial « Femme et langage ».
Le plurilinguisme chez Yolande Villemaire : entre La Vie en prose et… / 55
une autre langue maternelle beaucoup plus archaïque, héritée de la Matrika
Shakti, qui dans la théogonie hindoue est mère du langage et force créatrice
de l’univers. Dans un texte intitulé « Une langue full québécoise » qu’elle a
lu sur les ondes de Radio-Canada, Villemaire, surconsciente du pluralisme
de sa pratique linguistique et du conflit originel qui fonde sa prise de
parole, déclare :
Je parle une version québécoise du français international, un français métissé,
contemporain, urbain, un français qui bat au rythme du monde. Je parle la
langue qui m’a été transmise par Évangéline Larose et Normand Villemaire.
[…] Je parle une langue toute déwrenchée entre les anglicismes de chantier de
construction de mon père et le bon parler français de ma mère32.

En effet, la langue dans laquelle elle écrit ne lui a pas été transmise
dans l’homogénéité et l’unicité, mais dans une tension entre le métissage
de la langue populaire parlée par son père et le désir de sa mère pour
une langue soi-disant épurée. L’impossibilité de résoudre cette tension
linguistique est racontée dans une anecdote du temps de l’enfance au sujet
d’un wrench :
J’ai à peu près huit ans et je suis dans la cuisine où mon père est en train de
réparer l’évier. La tête sous l’armoire, mon père me dit : « Lolande, va donc
me chercher mon wrench dans le garage. » En bonne petite Québécoise, fille
de menuisier, je sais très bien ce qu’est un wrench. Je descends donc dans le
garage chercher son wrench et je lui dis : « Tiens, papa, ton wrench. » Et là ma
mère, qui est dans la cuisine, intervient en disant : « Non, non, non, il ne faut
pas dire ce mot-là. » Alors polie, bonne fille et bonne élève, je dis : « Comment
on dit alors ? » Et ma mère ne le sait pas [rire]. Je me rappelle son air déconcerté
parce qu’elle vient de me dire ce qu’il ne faut pas dire, mais elle ne peut pas
me suggérer un substitut33.

Ainsi, pour chacun de ses textes, Villemaire doit trouver sa voie


et sa voix à l’intérieur d’une langue déwrenchée qui, dès le départ, non
seulement s’accepte comme étant full et foule, mais tire sa vigueur et son
élan de cette pluralité et de cette multiplicité linguistique. L’alternative
serait le silence.

32. Yolande Villemaire, « Une langue full québécoise », sur les ondes de Radio-Canada, émis-
sion Bouche à oreille, le 2 novembre 1997 ; repris dans Lettres québécoises, no 92, hiver 1998,
p. 9.
33. Yolande Villemaire et Danielle Constantin, « L’autre versant de La Vie en prose. Une entre-
vue génétique », op. cit., p. 20.
Écriture butô et altérité :
Kimchi d’Ook Chung
Ching Selao

Parmi les écrivains d’origine asiatique vivant ou ayant vécu au


Québec, Ook Chung est sans doute celui dont l’œuvre demeure la moins
explorée par la critique universitaire. Alors que l’intérêt pour les romans
de Ying Chen ne cesse de croître et que les récits d’Aki Shimazaki suscitent
de plus en plus d’attention, les livres de Chung restent peu analysés, ce que
confirme plus que ne contredit sa présence dans les anthologies ou dans
les ouvrages sur les écritures migrantes dans lesquels il est le plus souvent
réduit à une présentation sommaire et à une simple énumération de ses
titres1. Chung n’est pas non plus toujours bien connu des chroniqueurs de
journaux, car en dépit d’un accueil enthousiaste pour sa première publica-
tion dans les années 1990, l’écrivain était présenté dans Le Devoir, en 2004,
comme l’auteur de deux livres seulement, en l’occurrence L’Expérience inter-
dite et Contes butô, dès lors qu’il avait non seulement fait paraître Nouvelles
orientales et désorientées en 1994 mais également Kimchi en 20012. L’univers
et le style de Chung ont peu à voir avec ceux de Ying Chen qui, depuis

1. Les articles et les communications sur Ying Chen ne se comptent plus et Lucie Lequin
a publié deux articles sur l’œuvre récente de Shimazaki. Quant à Chung, aucune étude
substantielle ne lui est consacrée, bien que son œuvre ait suscité de nombreux comptes
rendus et que Gilles Dupuis, dans un article analysant le topos du Chinatown dans Les
Lettres chinoises de Ying Chen, L’Enfant chinois de Guy Parent, et Tsubame d’Aki Shimazaki,
réserve quelques pages à Kimchi. Voir la bibliographie pour les articles de Lequin et de
Dupuis.
2. C’est Isabelle Porter qui, dans Le Devoir, écrit : « Deuxième ouvrage de Chung après
L’Expérience interdite, Contes butô est un recueil de nouvelles plutôt sombres, où l’on
retrouve des personnages aux expériences angoissantes et surréalistes » (Isabelle Porter,
58 / Asie du soi, Asie de l’autre

Immobile jusqu’au Mangeur, ne cesse de confondre, comme en réaction au


réflexe constant de la critique de l’associer à la Chine, les frontières géogra-
phiques, temporelles et spatiales. S’il y a dans l’œuvre de Chen une quête
de l’origine dans ses romans subséquents à Immobile, celle-ci ne concerne
pas précisément le pays natal ou la culture natale mais plutôt l’origine de
la naissance et du monde. Chez Chung, cette quête d’origine est davantage
liée à l’identité culturelle ou nationale comme l’atteste d’ailleurs le titre de
son roman Kimchi, qui renvoie au mets national des Coréens, aux « vrais »
autant qu’à ceux de la diaspora, et subtilement au nom du père biologique
du narrateur, « Kim Chi-Hee ». Ne serait-ce que par les titres – Nouvelles
orientales et désorientées, Kimchi et Contes butô –, l’écriture de Chung exprime
une sorte d’appropriation discursive des formes de l’Extrême-Orient que
trahit par moments une fascination pour des symboles culturels asiatiques
à la fois proches et lointains.
Malgré la présence constante de l’ailleurs, l’œuvre de Chung n’ex-
clut pas l’ici en ce qu’elle fait voyager ses personnages d’un continent à
un autre, à la différence de celle d’Aki Shimazaki qui a pour cadre, non
exclusivement mais principalement, le Japon. Bien que le dernier récit de
l’auteure, Mitsuba, fait un peu plus voyager ses personnages que sa penta-
logie composée de Tsubaki, Hamaguri, Tsubame, Wasurenagusa et Hotaru, la
narration se situe pour la majeure partie du livre au Japon. Si Shimazaki
ne cesse explicitement d’inscrire son pays d’origine dans ses textes et que
Ying Chen, au contraire, a évacué toute référence à sa terre natale et à sa
terre d’adoption après L’Ingratitude, les deux n’en ont pas moins une écriture
sobre, à la fois mesurée et elliptique, qui les rapproche sur le plan stylisti-
que. Ce n’est toutefois pas dans les habitudes de Chen d’avoir recours à des
mots chinois dans ses romans, comme c’est le cas chez Shimazaki dont les
récits sont parsemés de mots japonais créant un effet d’exotisme. De plus, si
leur écriture partage quelques similarités, le fond diffère considérablement
dans la mesure où le peu d’intrigue et d’action chez Chen contraste avec
l’importance accordée à celles-ci chez Shimazaki.
De tous les écrivains d’origine asiatique de langue française, c’est
peut-être Linda Lê, vivant et écrivant en France, qui partage le plus d’af-
finités littéraires avec « notre » écrivain d’origine coréenne né au Japon,

« Ook Chung remporte le Prix des Collégiens », Le Devoir, 17 avril 2004, p. A1). Précisons
qu’en plus des textes de fiction, Chung est l’auteur d’un essai sur Jean-Marie Gustave
Le Clézio.
Écriture butô et altérité : Kimchi d’Ook Chung / 59
étant donné leur penchant pour les imaginaires sombres et cruels et pour
les personnages marginaux. La verve ironique et acérée de l’auteur de
Kimchi, surtout dans ses plus récents écrits, n’est de fait pas étrangère à
celle de Lê, cette « professeur[e] de désespoir » que Nancy Huston place aux
côtés, entre autres, des Beckett, Cioran et Kundera dans son dernier essai3.
« Difficiles » et « noirs » sont à cet égard des épithètes souvent employées
pour caractériser les livres de Chung autant que la plume prolifique de
Lê4. Tous deux férus d’écrivains japonais qui ont été fascinés, attirés et
ensuite rebutés par le mode de vie et les valeurs généralement associés à
l’Occident, Chung et Lê explorent dans leurs écrits un mal de vivre puisant
dans les questionnements identitaires et existentiels des âmes perdues et
solitaires. Dans Nouvelles orientales et désorientées, Chung révélait déjà les
principaux thèmes qui allaient jalonner son œuvre : la solitude, la mort, le
sentiment d’étrangeté, l’exil, l’interdit de l’inceste, la cruauté de la création,
l’emprisonnement du corps et le retour au pays natal. Une phrase d’un
des personnages de ce recueil, un ancien catcher du métro dont le travail
consistait à sauver les suicidaires, dévoile particulièrement bien le caractère
butô des livres à venir : « Maintenant, je sens que l’abîme me tutoie5. »

Le butô : tutoyer l’abîme


C’est effectivement dans son roman à teneur autobiographique
Kimchi et dans ses Contes butô que se précise ce que je serai ici tentée d’ap-
peler l’esthétique butô de l’écriture et de l’imaginaire de Chung, une esthé-
tique où la familiarisation avec l’abîme est non seulement courante mais
pratiquement obligatoire. Danse japonaise née en 1959 lors de la première
représentation du Kinjiki par Tatsumi Hijikata, inspirée du roman du même
titre de Yukio Mishima, le « ankoku butô » a été consacré la « danse des
ténèbres » ou, pour le dire avec les mots qu’emploie Chung dans Kimchi,
la « “danse de l’obscurité”6 ». Tout comme le roman de Mishima, traduit
en français sous le titre Les Amours interdites et dans lequel l’amour homo-
sexuel est central, Hijikata voulait transgresser les tabous en montrant la

3. Nancy Huston, Professeurs de désespoir, Arles, Actes Sud, 2004, p. 324-333.


4. Notons cependant que le pays natal de Linda Lê, écrivaine d’origine vietnamienne, était
demeuré innommé, voire innommable dans son œuvre avant la publication des Trois
Parques en 1997, à la différence du Japon natal de Chung présent dès Nouvelles orientales
et désorientées.
5. Ook Chung, Nouvelles orientales et désorientées, Montréal, L’Hexagone, 1994, p. 68.
6. Ook Chung, Kimchi, Paris, Le Serpent à Plumes, 2001, p. 172.
60 / Asie du soi, Asie de l’autre

sexualité homosexuelle, voire la bestialité sexuelle de l’homme, d’autant


plus choquante que cette première représentation mettait en scène, ou plu-
tôt évoquait, une agression d’un vieillard sur un très jeune homme. Les per-
versions sexuelles, de même que la prolifération des corps difformes dans
Contes butô, font justement écho aux idées artistiques prônées par Hijikata,
lui-même influencé par l’œuvre de Sade, de Lautréamont, de Genet et d’Ar-
taud. Les nouvelles de Contes butô présentent toutes des personnages dont
la corporéité tombe soit dans l’excès, soit dans le manque ou dans ce qu’il
est convenu d’appeler la « laideur ». Qui plus est, la sexualité débridée va de
la nécrophilie d’une femme, dont l’acte provoque à son tour la jouissance
d’un voyeur, au fétichisme d’un écrivain qui, n’ayant plus d’érection depuis
des années, se met irrésistiblement à s’accoupler à une ombre, en passant
par la solitude sexuelle d’un vétéran de guerre qui ne parvient désormais à
éjaculer que grâce à des statuettes en bois de trente centimètres. Solitaires,
marginaux et « anormaux », ces héros qui n’en sont pas ont tous quelque
chose qui les apparente aux personnages mis de l’avant dans le butô.
Le butô théâtral n’étant pas forcément du même ordre que le butô
littéraire puisque le premier peut montrer – par exemple la corporéité, la
nudité, le silence, la folie (certains danseurs de Hijikata étaient recrutés
dans des asiles psychiatriques) – ce que le deuxième ne peut qu’évoquer
ou décrire, il n’en reste pas moins que l’obsession des mêmes thématiques
et le désir de bousculer la bonne conscience sur certains interdits ou cer-
taines conditions sont les mêmes. L’influence du butô a d’ailleurs dépassé
le monde de la danse pour constituer « un pôle de réflexion et de création
autour duquel se réunirent aussi bien des peintres et des musiciens, que
des intellectuels et des étudiants avides de créer une culture vivante7 ».
C’est donc dire que si l’expérience d’étrangeté est plus intense lors d’une
représentation théâtrale que lors d’une lecture, la volonté d’une sorte de
sacralisation de la marge inhérente au butô n’est certainement pas exclue
de la littérature. Mishima, dans Les Amours interdites, fait notamment dire
à son personnage Shunsuké qu’il est regrettable que le vice ne soit plus
sublime, qu’il ne soit désormais que ridiculisé et impuissant : « De nos
jours, déclare le vieil écrivain, on a décimé dans notre civilisation toute
une culture sophistiquée consacrée au vice. La métaphysique du vice est

7. Akihiro Osawa, « Origines et filiations », Scènes. Revue de l’Espace Kiron, premier numéro
spécial intitué « Buto », no 1, mars 1985, p. 11-12.
Écriture butô et altérité : Kimchi d’Ook Chung / 61
morte et n’a subsisté que son ridicule, et ce n’est plus qu’un objet de raille-
rie8. » L’attirance de Shunsuké pour le mal, née de l’amertume du dégoût
et du mépris que suscite son apparence physique, le pousse à manipuler
le jeune Yûichi à tirer profit de sa beauté en faisant souffrir les hommes
et les femmes qui tombent amoureux de lui. Or, chez Chung, le mal ou le
vice qui rongent ses personnages naissent le plus souvent de la solitude et
moins du désir de vengeance qui anime l’écrivain misogyne de Mishima.
Dans Kimchi, ce n’est pas tant le mal ou le vice qui attirent le narrateur que
l’abîme où mène la solitude et, en cela, Chung rejoint, malgré certaines
différences, le grand écrivain japonais.
Solitude et butô vont en effet de pair et ce dernier, pour emprun-
ter les termes de Mishima, pourrait être décrit comme l’expression d’une
œuvre mettant en valeur la « beauté négative », « celle qui est imprévue,
inquiète, néfaste – celle qui est malheureuse, immorale, anormale9 ». Dans
Kimchi, un discours de sourde révolte lié à l’expérience migrante se dégage
en filigrane de cette notion de beauté négative. Nettement plus autobiogra-
phique que ses autres textes, ce roman raconte, entre autres, la « cadavérisa-
tion » identitaire à Montréal d’O… Kim, le narrateur, et la (re)découverte de
ses origines coréennes non pas en Corée mais au Japon. S’inscrivant dans
l’esthétique butô dans la mesure où son écriture relève des ténèbres, de la
perte, voire de la défaite, Kimchi interroge par ce fait la normalisation, pour
ne pas dire la complaisance du discours littéraire, récemment critiquées par
Simon Harel dans Les Passages obligés de l’écriture migrante, sur la libération
euphorique de l’expérience exilique. Commentant l’attente des lecteurs,
Harel écrit, sur un ton mordant :
La communauté d’accueil ne veut pas être réveillée de sa somnolence confor-
table. Qu’il écrive, ce sujet, énoncera-t-elle, du moment que cette violence ne
m’est pas imposée, que je n’aie pas à transiter par les voies du trauma, du
silence et de l’effroi. Qu’il écrive, ce sujet, du moment qu’il ne quitte pas ce
chemin de l’écriture migrante. Mais s’il fallait que quelque chose soit traduit,
sois transmis à la parole majoritaire, l’on verrait surgir l’insupportable affect
de haine. Quoi ! Cet écrivain migrant n’est pas un passeur, un voyageur ? Le
panorama qu’il me propose n’est pas un miroir complaisant10 ?

8. Yukio Mishima, Les Amours interdites, traduit du japonais par René de Ceccatty et Ryôji
Nakamura, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1989, p. 447-448.
9. Ibid., p. 13.
10. Simon Harel, Les Passages obligés de l’écriture migrante, Montréal, XYZ Éditeur, 2005,
p. 63.
62 / Asie du soi, Asie de l’autre

Dans Kimchi, l’écrivain narrateur est un voyageur sans cependant être un


passeur. Le reflet qu’il renvoie n’a rien de rassurant et tout désir de projec-
tion du lecteur ne peut se heurter qu’à un refus de témoigner du passage
harmonieux des cultures et de l’intégration réussie. Plutôt que de célébrer
la rencontre des différences, Chung insiste sur les frictions entre celles-ci,
frictions qui deviennent des enjeux de fiction. C’est en ayant recours au
butô que l’auteur secoue le narcissisme identitaire dont parle Harel, en
offrant un roman dans lequel la réponse tant espérée au « Miroir, miroir,
dis-moi qui est le plus accueillant ? » ne vient pas.
Mettant en scène les expériences d’altérité qui mènent par ailleurs,
presque paradoxalement, à un retour à l’origine, le butô, selon Béatrice
Picon-Vallin, « représente peut-être une exploration de soi à travers
l’autre11 », une exploration qui, dans Kimchi, s’avère aussi difficile que néces-
saire. L’hybridité des livres de Chung, écrits en français mais traversés d’un
imaginaire métissé, le rapproche en outre de l’esthétique butô qui traduit
« une remarquable faculté d’imprégnation et de syncrétisme a[yant] per-
mis aux artistes de s’inspirer d’avant-gardes occidentales sans renoncer à
leurs particularismes culturels12 ». En convoquant les figures de la mort et
du désespoir propres au butô, qui puise autant dans les sociétés occiden­
tales qu’orientales et auxquelles le narrateur s’identifie, l’écriture de Chung
désoriente dans son refus de représenter une altérité altérée par une forme
d’auto-orientalisme ou, pour le dire avec les mots de Linda Lê se confiant
justement à Ook Chung, dans son refus de « l’idée du métèque qui raconte
des histoires d’exotisme13 ». Certes, l’on sait, depuis Victor Segalen, que
l’exotisme n’est pas que de pacotille, mais on peut également se demander, à
la suite de Jean-Marc Moura, s’il n’est pas devenu « l’un des noms modernes
de la nostalgie14 ». Quoi qu’il en soit, l’écriture butô de Chung en « quête de
l’Origine15 » trahit en quelque sorte un exotisme à rebours, puisque ce n’est
pas le Même et l’Autre qui sont confrontés dans une expérience d’étrangeté,
mais de multiples figures d’altérité qui, d’une part, incarnent la différence
et, d’autre part, appréhendent celle-ci. Si Chung a déjà avoué, dans une note

11. Béatrice Picon-Vallin, « Avant-propos », dans Butô(s), Odette Aslan et Béatrice Picon-Vallin
(dir.), Paris, CNRS Éditions, 2002, p. 12.
12. Odette Aslan, « Introduction », dans Butô(s), ibid., p. 16.
13. Ook Chung, « Linda Lê, “tueuse en dentelles” », Liberté, no 212, avril 1994, p. 159.
14. Jean-Marc Moura, Exotisme et lettres francophones, Paris, Presses universitaires de France,
coll. « Écritures », 2003, p. 18.
15. Ook Chung, Kimchi, op. cit., p. 170.
Écriture butô et altérité : Kimchi d’Ook Chung / 63
biographique, parcourir assidûment ces dernières années son continent
d’origine « pour aller au-delà de l’altérité » et « chercher le dépaysement16 »,
pour le narrateur de Kimchi, aller au-delà de l’altérité passe d’abord par
une reconquête de ses origines et par une forme de renaissance qui lui
permettra, par ricochet, de se réconcilier avec ses différences. Car il a beau
affirmer que « l’Orient et l’Occident luttent en [lui] depuis toujours17 », les
années de solitude, de ce que lui-même appelle les années de « mort » de
son adolescence ont fait en sorte qu’il a refoulé, pour ne pas dire « tué », la
part orientale en lui.

Mort identitaire
Ridiculisé à cause de ses traits asiatiques, bouc émissaire de ses
camarades de classe18, O… Kim n’est pas loin de penser que les marques
du lointain qu’il porte sur son corps sont autant de traces d’« infirmité »,
de « déformation » qui le rendent risible et grotesque aux yeux de jeunes
Québécois. Le rejet de sa différence, qui provoque chez ses camarades de
classe « les croche-pieds, les grimaces assassines, les deux index étirant
l’épicanthus des yeux, les insultes onomatopéiques et les diphtongues acé-
rées…19 », n’est pas sans faire écho à l’exclusion vécue par sa mère au Japon,
même si celle-ci était « une Coréenne-Japonaise de deuxième génération20 »,
à qui on faisait « bien sentir qu’au fond elle porterait toujours sur elle ce
parfum de kimchi comme une étoile jaune21 ». Dans le cas du fils, ce n’est
pas l’odeur du kimchi, ce « symbole national de la cuisine coréenne22 », qui
lui colle à la peau comme une étoile jaune mais ce qui ne se « lave » pas, à
savoir son physique asiatique. Si la situation des Coréens au Japon, ouverte-
ment discriminés et parfois massacrés sous de fausses accusations comme
ce fut le cas lors du tremblement de terre de 192323, et celle des Juifs sont

16. Jules Nadeau, « Ook Chung : la vie est un match de sumo », La Presse, 17 avril 2004,
p. F2.
17. Ook Chung, Kimchi, op. cit., p. 17.
18. Ibid., p. 160.
19. Ibid.
20. Ibid., p. 68.
21. Ibid.
22. Ibid., p. 64.
23. Aki Shimazaki, au fil de la narration de Tsubame, relate le massacre des Coréens, injuste-
ment accusés de vols, d’empoisonnements, de viols, à la suite du tremblement de terre
survenu en 1923 dans la région de Kantô ; hommes, femmes, enfants ont été tués par
centaines.
64 / Asie du soi, Asie de l’autre

souvent rapprochées, le lien que tisse implicitement le narrateur entre sa


situation individuelle et ces événements tragiques de l’histoire, pourtant
incomparables, met l’accent sur la souffrance de l’adolescent qu’il était. Déjà,
dans Nouvelles orientales et désorientées, Chung ouvrait son recueil par une
légende dans laquelle il mettait en relief l’ostracisme et le mépris dont les
Coréens étaient quotidiennement victimes au Japon. Alors que ce premier
texte flirte avec le conte et apporte un dénouement joyeux, Kimchi aborde
ce sujet avec des fragments biographiques de la mère, soulignant ainsi le
désespoir du fils qui voit dans les attaques des autres enfants une conti-
nuité aux injustices vécues par sa mère. Dans ces situations dont la portée
historique et mémorielle n’est certes pas la même, un aspect néanmoins les
caractérise toutes, à savoir le refus de la différence et de l’altérité.
Le rejet de la différence d’O… Kim, qui n’a aucune commune
mesure avec la Shoah et l’exclusion sociale systématique des Coréens au
Japon, est précisément ce qui l’apparente au butô, dans la mesure où celui-ci
tente de rétablir la place des exclus et des marginaux de la société le plus
souvent oubliés ou négligés par l’Histoire, en l’occurrence les fous, les
enfants, les femmes, les vieillards, les paysans, les pauvres et les handica-
pés physiques et mentaux. Il n’est dès lors pas étonnant que le narrateur,
à partir de sa propre expérience d’exclusion, soit attiré par la célébration
de la marge que permet le butô. L’attirance pour l’abîme dans le butô, qui,
de façon contradictoire, anticipe la renaissance, ne s’éveille qu’à l’instant
où le narrateur réalise que le rejet de sa différence est la source de sa
passion pour la littérature et de son désir ou, plus exactement, son besoin
d’écrire.
Si je m’interroge sur l’origine de l’écriture chez moi, s’il me fallait situer en
un point précis de mon passé cet « accident », cette douleur séminale par
lesquels tout a commencé, comme un caillou jeté à la surface d’une flaque et
qui déploie des vagues concentriques, ma mémoire me ramène à un certain
matin de mon adolescence24…

Ce matin d’automne renvoie au jour de la mise à mort d’une partie de son


identité, douloureusement évoquée dans la scène où le jeune asiatique
s’assoit « délibérément dans une flaque d’eau sale25 », « baptême d’abjection »
le rendant heureux parce qu’il lui sert de prétexte pour ne pas aller à l’école

24. Ook Chung, Kimchi, op. cit., p. 159.


25. Ibid., p. 164. Les italiques sont de l’auteur.
Écriture butô et altérité : Kimchi d’Ook Chung / 65
et rentrer à la maison sans avoir à avouer à ses parents la honte de sa dif-
férence, la honte également de leur différence.
Écrire, à partir de ce moment, ne pourra qu’être intimement lié
à la solitude et à l’abîme de cette expérience honteuse et inoubliable :
« Aujourd’hui, confie le narrateur, cette flaque me hante comme le miroir
boueux de mon adolescence. Narcisse est mort au bord d’une fontaine.
Quelque chose est mort en moi ce jour-là26. » Tandis que Narcisse meurt
ébloui par le reflet de sa propre beauté et que Yûichi, dans Les Amours
interdites, réalise son pouvoir de séduction lorsque Shunsuké lui fait voir sa
beauté exceptionnelle, le narrateur de Chung, à 14 ans, meurt humilié dans
le reflet boueux de son identité, dans la honte de sa « laideur ». Poursuivant
le narrateur comme une tache noire, pour ne pas dire une étoile jaune dont
il n’arrive pas à se débarrasser, cet « accident27 » ne signale toutefois pas
tant l’échec de la rencontre des différences que son propre refus de sa pro-
pre différence, une différence doublement bafouée : d’abord par les autres
jeunes ; ensuite par l’adolescent asiatique lui-même. Comme une douleur
qu’il aurait portée en lui depuis sa quatorzième année, cette identité tuée
dans les eaux sales de Montréal semble s’être incrustée dans le corps du
narrateur qui, à l’âge de 23 ans, est atteint du pneumothorax, maladie à
l’image de son deuil mélancolique.
Développée à la suite d’une bifurcation de l’oxygène qui, plutôt
que d’entrer dans le poumon, s’infiltre dans l’entre-lieu qu’est l’espace limi-
nal entre le poumon et la cage thoracique et donne ainsi naissance à un
« intrus », à un « corps étranger28 », cette maladie sert en effet de métaphore
au deuil inachevé de l’enfant en lui.
Il y avait un fœtus gelé en moi, enroulé tel un serpent autour de mon poumon
gauche, au-dessous du cœur. C’était le fœtus de l’écolier que j’avais été, à l’épo-
que où je subissais les brimades de mes condisciples, à l’époque où quelque
chose était mort en moi. […] Je pressentais qu’un jour viendrait où je finirais
par le cracher, mais je ne savais trop si ce jour-là mon corps accoucherait d’un
mort-né ou de ma propre délivrance29…

L’intertexte à Linda Lê m’apparaît ici évident puisque celle-ci a déjà écrit, à


partir d’un fait divers qui se serait produit au Vietnam – celui d’un paysan

26. Ibid.
27. Ibid., p. 159.
28. Ibid., p. 120.
29. Ibid., p. 117.
66 / Asie du soi, Asie de l’autre

de 20 ans opéré par des chirurgiens qui ont retiré un fœtus mort-né de son
ventre –, qu’elle portait en elle un corps étranger, à la fois intrus et double
d’elle-même :
Ma patrie, je la porte comme ce jeune paysan portait le fœtus de son jumeau.
C’est un lien monstrueux. Un lien où le pays natal, le jumeau donc, est couvé
et étouffé, reconnu et dénié. Et finalement porté comme on porte un enfant
mort. Ce lien monstrueux commande mon rapport à cette autre patrie, la litté-
rature, qui naît de l’obsession d’une tare, d’une malformation, et qui s’adresse
à un double30.

C’est grâce à l’écriture que le narrateur de Kimchi, à l’instar des narratrices


de l’œuvre de Lê, « accouche » de ce fœtus qui lui permet, suivant une
lecture psychanalytique, d’accomplir le deuil de son enfance et d’entrer
dans un autre univers. En ce sens, la mise en mots d’O… Kim se veut une
manière de lutter contre la mise à mort totale de son identité. Qui plus
est, c’est précisément la mort partielle de son identité rejetée, son refus de
reconnaître sa propre altérité envers et contre tous qui est à l’origine de
l’écriture chez lui. Incapable d’accepter son étrangeté que lui rappellent
brutalement et quotidiennement ses jeunes camarades, il plongera dans la
littérature afin de faire face à cette altérité de soi-même, afin de se donner
naissance dans et par l’écriture.

Dénaissance et renaissance
De par la douleur qu’il exprime, Kimchi témoigne de ce que le
grand écrivain défunt Émile Ollivier appelait la migrance, un néologisme
que l’auteur et professeur qui se disait québécois le jour et haïtien la nuit
a forgé pour indiquer le lieu de souffrance (liée à la perte des « racines »,
de la terre natale, de la langue maternelle) et, à la fois, de vigilance que
représente la migration31. Cependant, à la différence d’Ollivier qui recon-
naissait la douleur exilique et les tensions interculturelles mais insistait, et
ce, autant dans ses textes critiques que dans son œuvre romanesque, sur
les foisonnements identitaires que permet le contact avec l’Autre, Chung
place son roman sous le signe de la perte et du désespoir que causent le

30. Linda Lê, Tu écriras sur le bonheur, Paris, Presses universitaires de France, coll.
« Perspectives critiques », 1999, p. 330.
31. Émile Ollivier, Repérages, Montréal, Leméac, 2001, p. 119. Les guillemets au mot « racines »
ne sont pas ici sans importance puisque Ollivier emploie ce terme avec vigilance, car « la
notion de racine convient aux arbres et non aux êtres humains » (p. 26).
Écriture butô et altérité : Kimchi d’Ook Chung / 67
regard et les actes d’autrui. Se profile à travers Kimchi un aveu à peine
audible d’un désir de « désécrire les pages tristes de [s]on exil32 » et l’idée,
plus clairement affirmée, que « l’écriture, en fin de compte, ne sauve que
pour mieux nous perdre33 ». Alors qu’elle permet à O… Kim de se révéler et
en quelque sorte de renaître, ce dernier avoue du même souffle être « venu
à l’écriture par suite d’une certaine infirmité face à la vie34 » qui l’aurait
poussé à célébrer les ruines et à cultiver « l’esthétique du sombreur35 ». Dit
autrement, le narrateur est un professeur de désespoir en devenir, pour
reprendre l’expression de Huston, qui, en réaction aux années de mépris et
de dégoût suscité par son corps et ses traits, a nourri une attirance pour les
beautés marginales et un penchant pour les personnages butô, c’est-à-dire
« les éclopés, les handicapés, les naufragés de la vie36 » auxquels s’identifie
son tempérament des « ruines ».
Dans Kimchi, la répétition du mot « ruine » est liée à l’esthéti-
que butô et s’inscrit dans l’atmosphère de l’après-guerre dont les traces
seraient encore visibles au Japon. Si Chung met en lumière les décombres
de Hiroshima et de Nagasaki dont les conséquences physiques et mentales
ont été désastreuses, certains spécialistes, en revanche, nuancent l’impor-
tance de ces deux catastrophes dans la création du butô :
Le succès du butô, écrit par exemple Odette Aslan, s’est peut-être construit
sur un malentendu : un sentiment latent de culpabilité (Hiroshima, Nagasaki)
dans l’inconscient collectif des Européens, face à un langage corporel mal
décodé. Devant des signes énigmatiques, les Occidentaux émirent du sens. Les
visages blanchis et grimaçants, les corps nus parsemés de débris et convulsés
ne pouvaient, dans leur esprit, avoir été inspirés que par l’explosion atomique,
et le cycle éternel de la mort et des renaissances ne pouvait évoquer qu’une
fin du monde après un cataclysme nucléaire. […] Or le butô a surgi en 1959,
sur fond de croissance économique et d’émeutes contre le renouvellement du
traité de sécurité nippo-américain, il exprime le malaise d’une société qui a
perdu ses valeurs traditionnelles, il s’inscrit dans la rébellion des avant-gar-
des artistiques du moment, même s’il n’est pas exempt de la trace de tous les
traumatismes du passé37.

32. Ook Chung, Kinchi, op. cit., p. 22. Les italiques sont de l’auteur.
33. Ibid., p. 156.
34. Ibid.
35. Ibid.
36. Ibid., p. 171.
37. Odette Aslan, « Introduction », Butô(s), op. cit., p. 24.
68 / Asie du soi, Asie de l’autre

À ce propos, il n’est pas inintéressant de remarquer que Kimchi, bien que


publié en 2001, met davantage l’accent sur l’atmosphère des ruines de
l’après-guerre que le roman ayant inspiré le butô, Les Amours interdites,
pourtant rédigé au début des années 1950. Chez Mishima, c’est effective-
ment sur un fond de croissance économique qu’évoluent les nombreuses
liaisons de Yûichi, qui profite d’ailleurs de la richesse de ses amants, même
si des allusions aux effets de la guerre et à la défaite japonaise s’immiscent
par endroits dans la narration.
À la différence de Yûichi, jouissant du mal et de la souffrance
qu’il peut provoquer chez les autres et auxquelles Shunsuké l’a initié, le
narrateur de Kimchi n’est pas attiré par la douleur infligée à autrui mais
entretient plutôt un penchant pour le désespoir. De tous les étudiants
qui appartiennent au « Groupe des ruines », c’est Hiroé qui exercera sur
lui une attraction presque irrésistible. Partageant avec cette dernière une
admiration pour l’œuvre d’Osamu Dazai, O… Kim exprime en ces termes
son attirance pour l’étudiante : « Comment résister à une femme qui vous
demande, dès votre premier tête-à-tête : “Alors, on saute…38 ?” » Cette invi-
tation à un double suicide est bien sûr un écho au double suicide de Dazai
qui, après plusieurs tentatives, meurt noyé en 1948 en entraînant avec lui
sa dernière compagne, Yamazaki Tomie39. Pour celui qui avoue que Dazai
est son écrivain japonais préféré40, cette proposition venant d’une beauté
« aux dents ruinées41 » a quelque chose d’enivrant. Ce n’est par contre pas
tant la perspective d’une mort réelle qui est grisante que la pensée de la
mort en tant que moyen pour accéder à un autre état.
La mort, dans Kimchi, et en cela Chung est très butôesque, n’est
pas une fin en soi mais l’amorce d’une vie à venir. Rappelant qu’en Asie,
la mort n’interrompt pas l’existence mais « fait partie d’un cycle perpé-
tuellement recommencé, [car] elle est grosse de vie à naître42 », Aslan met
en relief la notion philosophique orientale sous-jacente au butô, à savoir
celle de la dénaissance. De fait, la mise en scène de la mort dans le butô
souligne la dénaissance puisque mourir, dans la philosophie asiatique et

38. Ook Chung, Kimchi, op. cit., p. 51.


39. Sur la vie mouvementée et tourmentée de cet écrivain, voir : Ralph F. Mc Carthy,
« Introduction », dans Osamu Dazai, Cent Vues du mont Fuji, récit traduit du japonais
pas Didier Chiche, Arles, Philippe Picquier, 2003, p. 7-22.
40. Ook Chung, Kimchi, op. cit., p. 47.
41. Ibid., p. 180.
42. Odette Aslan, « Introduction », dans Butô(s), op. cit., p. 21.
Écriture butô et altérité : Kimchi d’Ook Chung / 69
comme l’a relevé Pascal Quignard, n’est pas tout à fait renaître : « Mourir est
dé-naître43 », c’est-à-dire dénouer les fils de la vie et de la naissance. Comme
le note par ailleurs Linda Lê, l’entrecroisement des concepts de renaissance
et de dénaissance peut permettre au sujet, en l’occurrence littéraire, de
sortir de lui-même et de vivre l’altérité :
La quête de soi à travers les mots dit le désir d’être réengendré. Désir de
renaissance, au cœur de la culture occidentale. La pensée orientale évoquerait
plutôt le désir de dénaissance. Défaire le nœud de l’inquiétude qui préside
à notre être-au-monde. Dénaissance et renaissance : l’errance prend fin dans
cette aube qui invite au pèlerinage – rencontre et dépassement de soi, où
l’angoisse n’est plus une menace, mais un dérèglement salutaire qui arrache
le sujet à lui-même44.

Chez Chung, tout comme chez Lê, la notion de dénaissance n’exclut en rien
celle de renaissance ; au contraire, les deux semblent inextricables dans
leur œuvre.
Le parcours d’O… Kim le mène vers une conception de la mort,
à mi-chemin entre Orient et Occident, où celle-ci représente à la fois une
fin et un renouveau, un entrecroisement à l’image de la personne hybride
qu’il est.
La mort était une impasse, soit, mais il fallait trouver un moyen de recanaliser
cette force vitale dévoyée et de l’orienter vers la vie, et cette orientation devait
passer par une nécessaire plongée dans la noirceur avant de remonter à la
surface du jour. Je pressentais obscurément que mon propre salut dépendait
de cette descente et de cette remontée. Quelque chose demandait à être détruit
et à renaître45…

Dans la mesure où il s’agit pour lui de désécrire et de réécrire les pages de


son exil, il s’agit pareillement de raconter sa dénaissance et sa renaissance
que permettent, d’une part, ses voyages en Asie et, d’autre part, son statut
d’écrivain. Et cette « plongée dans la noirceur » nécessaire à la renaissance
emprunte directement au butô.
De façon tout à fait significative, le chapitre suivant « l’accident »
dans la boue porte sur son expérience de la danse butô où il admet s’être
« tout de suite senti en terrain familier46 ». Peut-être davantage que par

43. Pascal Quignard, Vie secrète, cité par Odette Aslan, « Introduction », ibid., p. 21.
44. Linda Lê, Le Complexe de Caliban, Paris, Christian Bourgois, 2005, p. 148.
45. Ook Chung, Kimchi, op. cit., p. 43.
46. Ibid., p. 171.
70 / Asie du soi, Asie de l’autre

l’écriture, c’est par cette danse que le narrateur vit sa renaissance. Lors
d’une séance d’improvisation du butô où il est invité à participer, ce dernier
pénètre dans l’univers du « ankoku butoh47 » comme dans un giron mater-
nel. L’expérience vécue au terme de cette séance est ainsi dévoilée par le
narrateur : « Mon corps, d’abord recroquevillé, était maintenant agité par
de timides mouvements vers l’extérieur. Je savais ce qui se passait en moi :
j’étais en train de redécouvrir l’élasticité du temps, envoyée par les morts.
J’étais en train de renaître48. » Cette renaissance parmi les figures d’altérité
par excellence, en proie à des convulsions et à des révulsions et refusant
l’altération du conformisme social, met en scène ce que Daniel Castillo
Durante a nommé le concept de « dépouille », c’est-à-dire une pratique de
dépétrification de l’altérité, une forme artistique « hantée par la perte » et
affichant une « volonté de ne comprendre le monde qu’avec ses restes49 ».
Cette esthétique de la perte et des restes, à laquelle appartient l’écriture de
Chung, peut d’abord sembler pessimiste, voire morbide, elle n’en est pas
moins une tentative de mettre autrement en scène l’altérité et de sortir de
ses représentations figées et stéréotypées.
Contrairement aux années d’adolescence où l’insulte et l’appropria-
tion de sa différence le pétrifiaient, le narrateur désormais adulte de Kimchi
s’emploie à offrir un portrait dépétrifiant de sa différence réappropriée,
et ce, sans tomber dans une représentation exotique, au sens restreint et
non segalenien de ce terme. Un peu comme dans Les Amours interdites de
Mishima, la renaissance d’un Soi passe ici inévitablement par un Autre.
Mais tandis que l’écrivain Shunsuké, dont « la laideur forçait à détourner
le regard50 », espère renaître à travers la beauté remarquable et presque
irrésistible de Yûichi, l’Autre de sa laideur et de sa vieillesse, le narrateur
de Chung renaît à travers des figures d’altérité qui lui « ressemblent » ou,
du moins, ressemblent à la perception de la différence marginale qu’il a
nourrie de lui-même depuis son adolescence. Bien que le butô soit une
danse de l’abîme, il est également une esthétique qui lutte contre l’abîme
puisqu’il implique une renaissance du sujet. De même, l’écriture de Chung,

47. Ibid., p. 172.


48. Ibid., p. 173.
49. Daniel Castillo Durante, Les Dépouilles de l’altérité, Montréal, XYZ Éditeur, 2004, p. 16.
Pour Castillo Durante, le mot « dépouille » est toutefois équivoque dans la mesure où il
renvoie à la dépétrification du regard que porte l’Occidental sur l’Autre et au résultat
d’une pétrification d’une altérité altérée par le stéréotype.
50. Yukio Mishima, Les Amours interdites, op. cit., p. 12.
Écriture butô et altérité : Kimchi d’Ook Chung / 71
quoique attirée par les ruines et la douleur, demeure somme toute au bord
du désespoir, c’est-à-dire assez près du gouffre pour pouvoir écrire mais
assez loin pour éviter l’inertie et l’aphasie du vrai désespoir. Comme le note
Huston au terme de son essai :
D’une certaine façon, bien sûr, l’expression même de « professeur de déses-
poir » est une contradiction dans les termes, car si l’on est vraiment désespéré
on ne professe rien, on n’écrit rien, on sombre dans le silence et on se laisse
glisser vers la mort. Écrire, c’est déjà espérer. C’est apporter un soin à la forme,
au style, à la syntaxe, à la manière de dire – estimer, donc, que quelque chose
en vaut la peine51.

Le fait de présenter un narrateur écrivain, comme dans Kimchi, est d’autant


plus emblématique de l’aporie soulevée par Huston que celui qui raconte
son désespoir révèle du même coup l’échec de cet état. Conscient de cette
contradiction, le narrateur de Chung emploie l’imparfait ou le passé simple
lorsqu’il aborde les périodes les plus sombres de sa vie, comme quoi celui
qui écrit n’est plus dans le désespoir, mais au bord, sur une ligne énigma-
tique lui permettant, tel un funambule, d’analyser son désespoir tout en
sachant qu’il peut, à tout moment, retomber dans l’abîme.
Il n’est, en tout cas, pas surprenant que ce soit entouré d’étudiants
se situant, comme lui, sur la frontière entre le désespoir et le Désespoir que
ce « Canadien-né-au-Japon-de-parents-coréens-écrivant-en-français52 » se
sent le plus à son aise, explorant en leur compagnie les sentiers ténébreux
de l’existence et les amours joyeuses et malheureuses ou, peut-être plus
justement, les amours joyeuses parce que malheureuses. C’est auprès de
ces jeunes hantés par la désillusion et par la mort, tout aussi férus que lui
d’écrivains suicidaires – d’Akutagawa à Dazai en passant par Kawabata et
Mishima, pour ne nommer que les plus célèbres –, qu’il se sentira réelle-
ment vivant, partageant avec eux, surtout avec Hiroé, les moments les plus
intenses de sa vie. Placés sous le signe de l’intensité et de la découverte, ses
voyages au Japon, pays situé en Extrême-Orient, « ce continent oublié de
[lui]-même, cet héritage tombé en déshérence53 », sont par ailleurs l’occasion
d’une création filiale inattendue entre lui et son enfant japonaise, filiation
qui renouera plus fortement ses liens avec ses origines asiatiques, avant de

51. Nancy Huston, Professeurs de désespoir, Arles, Actes Sud, 2004, p. 346. Les italiques sont
de l’auteure.
52. Ook Chung, Kimchi, op. cit., p. 220.
53. Ibid., p. 21.
72 / Asie du soi, Asie de l’autre

s’en défaire par la suite. À l’instar des grands écrivains japonais mentionnés
ci-dessus et du créateur du butô, Hijikata, qui se sont imprégnés de culture
européenne avant de la rejeter et de la dénoncer, le narrateur de Kimchi s’est,
pendant de longues années, frotté à la culture occidentale avant d’entre-
prendre un « retour aux sources ». Mais ce « retour aux sources » se trans-
forme plutôt en un retour vers l’Autre, vers un Autre soi-même.

L’Autre soi-même
Quoique la révélation de sa paternité est d’une importance consi-
dérable – le roman s’ouvrant à cet égard sur une promenade au Chinatown
de Yokohama en compagnie de Yuki et se refermant sur l’attente de sa fille
qui vient boucler la narration –, c’est le lien qu’entretient O… Kim avec une
autre gamine prénommée Amy qui est particulièrement révélateur. Dans
la relation qui s’établit entre eux se dessine le miroir inversé de la honte de
chacun(e), la rencontre de deux figures d’altérité se reconnaissant dans leur
solitude. Si, au Québec, le narrateur a incessamment droit à la désagréable
onomatopée « Tchinn-tchinn !54 » à laquelle peu d’Asiatiques échappent, au
Japon, la petite Amy, de mère japonaise et de père américain, s’enferme
dans la demeure maternelle afin d’éviter les insultes de ses camarades de
classe. D’emblée, O… Kim voit en Amy son propre reflet inversé : « Miroir
de ma propre enfance. Physiquement, Amy était l’Ennemi au visage blanc
qui avait saccagé mon adolescence. Et moi j’étais l’Ennemi d’Amy, celui qui
la ridiculisait en classe en la traitant de sale gaijin [étranger/étrangère]55. » À
Montréal comme à Osaka, la différence est bafouée, l’altérité provoquant,
du moins dans ces deux cas, un mouvement de rejet qui appelle la moque-
rie, une exclusion nivelant la possibilité du Divers qu’ont prônée Victor
Segalen et, plus récemment, Édouard Glissant56.
Victime d’un physique non atténué par un quelconque mélange, le
narrateur incarne pour Amy les traits « purs » convoités dans son désir de
se fondre dans la masse japonaise, tandis que l’enfant métisse symbolise
pour O… Kim les traits occidentaux inaccessibles qui auraient pu le rendre
invisible dans la société québécoise. Or, de manière tout à fait intéressante,

54. Ibid., p. 160.


55. Ibid., p. 140.
56. La valorisation du Divers chez Glissant, inspirée de Segalen, se retrouve dans toute son
œuvre critique, mais on peut se référer à son Introduction à une poétique du Divers pour
une bonne synthèse de ses concepts théoriques.
Écriture butô et altérité : Kimchi d’Ook Chung / 73
un sentiment d’étrangeté naît chez le narrateur lors de cette rencontre,
indiquant ici la possibilité de sentir le Divers au contact d’un Autre soi-
même. Des années plus tard, après une soirée passée en compagnie d’Amy
dans un bar, O… Kim laissera lettre morte la missive de celle devenue une
belle jeune femme dans laquelle cette dernière dévoile ses sentiments à
son égard et son désir de le revoir, comme si le tabou de l’inceste planait
au-dessus d’eux, comme s’il lui était impossible de s’imaginer faire corps
avec un être aussi près de lui, avec une fille lui renvoyant le miroir de son
enfance. Amy elle-même, artiste en formation, a peint deux tableaux – une
exposition étant à l’origine de leurs retrouvailles : le premier s’intitule Deux
lunes et propose, sous un paysage de forêt, deux lunes jumelles mais non
identiques, et le second a pour titre Inceste karmique et laisse voir un étrange
escalier en colimaçon suspendu dans le vide. Deux tableaux anticipant déjà,
à partir du point de vue de la jeune femme qui admet que son attirance
pour cet homme de quinze ans son aîné a quelque chose de très butô57,
l’interdit de leur relation.
À travers ses pérégrinations au pays des écrivains « décadents58 »
de l’après-guerre, le narrateur parcourt ainsi un univers, un imaginaire
qui correspond à son goût des ruines et des personnalités complexes et
marginales qui rendent d’autant plus aigu le sentiment d’étrangeté qu’il
nourrissait déjà en lui. Au cours d’un de ses séjours ultérieurs au Japon, non
seulement il retrouve sa « jumelle inversée » qu’est Amy et apprend qu’il
a une fille adolescente, mais il découvre de plus l’identité véritable de son
père biologique. Dans une lettre, celui-ci, plutôt que de lancer un appel aux
origines et aux filiations identitaires, intime son enfant inconnu de « chéri[r]
[s]on déracinement », car « la recherche des racines comme panacée est une
illusion59 ». Cette missive qui contient pourtant le secret des origines du
narrateur se lit presque comme un réquisitoire contre les origines, dans la
mesure où elle met en mal les liens de sang et de sol qui unissent les êtres
à un pays et à une appartenance nationale. En précisant que « nul n’est plus
coréen – ou chinois, ou de n’importe quelle autre patrie – que le solitaire en
exil60 », le père, comme un voyant qui aurait deviné la quête incessante de
son fils, l’encourage à s’attacher à une foi plutôt qu’à un pays : « C’est beau-
coup demander, je sais, que de renoncer à une partie de toi-même. Mais si

57. Ook Chung, Kimchi, op. cit., p. 184.


58. Ibid., p. 42.
59. Ibid., p. 236.
60. Ibid., p. 235.
74 / Asie du soi, Asie de l’autre

tu connais la chanson Arirang, l’hymne de tous les Coréens, tu sauras qu’il


n’y a pas de retours, seulement de nouveaux départs61. » À l’instar du jeune
homme de la chanson qui, au sommet de la colline Arirang, quitte sa famille
en sachant qu’il ne reviendra sans doute jamais, le narrateur réalise en effet
l’impossible Retour dans ses multiples « retours » au pays.
Adhérant aux paroles du père, celui qui s’accrochait désespéré-
ment à tous les quartiers chinois du monde, ces « bouées de sauvetage62 »
au cœur des villes occidentales, en vient à la conclusion que « Chinatown,
cela veut dire à la fois l’exil et l’illusion. Comme si la patrie, cela existait
vraiment63 ». Comme les Chinatown qui donnent aux exilés et aux immi-
grants asiatiques l’illusion d’appartenance à la terre délaissée, en même
temps que le sentiment d’intégration dans la société d’accueil, les filiations
identitaires sont, en ce sens, également des leurres. Ce serait par l’affirma-
tive que je répondrais à la question posée par Gilles Dupuis, au sujet de
l’absence du Chinatown de Montréal dans Kimchi : « Est-ce parce qu’il signi-
fierait de manière trop crue le retour du refoulé que le quartier chinois de
Montréal est absent de cette fiction64 ? » Le quartier chinois montréalais,
lieu par excellence du rappel des origines que le jeune asiatique aurait
voulu oublier, est de fait lié à une charge émotive que n’ont pas les autres
Chinatown du monde. Le narrateur, lorsqu’il affirme que « dans [s]on cas,
les Chinatown du monde entier ont été [s]on fil d’Ariane65 », marque, à mon
avis, une rupture entre sa vie d’adolescent et sa vie d’adulte, le fil d’Ariane
n’ayant été tissé qu’une fois parti de Montréal, une fois éloigné de ce quar-
tier chinois encore trop près du lieu de mort et de honte.
D’ailleurs, pour l’ancien écolier qui refoulait tant bien que mal
la diversité de ses cultures et qui, aujourd’hui, ironie du sort, est invité à
donner des cours dans une université montréalaise sur le multicultura-
lisme dans la littérature canadienne, le fil d’Ariane ne conduit finalement
qu’à une impasse, c’est-à-dire à la réalisation que la quête des origines est
forcément vouée, en partie du moins, à un échec. Paradoxalement, l’impos-
sibilité à laquelle le narrateur fait face stimule sa recherche des origines,
un peu comme le butô qui, en quête de l’Origine, aspire à « une “origine”

61. Ibid., p. 236.


62. Ibid., p. 19.
63. Ibid., p. 238.
64. Gilles Dupuis, « L’Orient désorienté. Le topos du Chinatown dans quatre romans contem-
porains », Voix et Images, vol. XXXI, no 1 (91), automne 2005, p. 110.
65. Ook Chung, Kimchi, op. cit., p. 19.
Écriture butô et altérité : Kimchi d’Ook Chung / 75
qui n’existe pas encore66 ». O… Kim, dans sa quête de lui-même, réalise que
son identité ne peut qu’être fragmentée, morcelée, inachevée et en quelque
sorte sans origine.
Dès que je croyais avoir trouvé le mot de l’énigme, le visage de mon destin,
une nouvelle pierre venait menacer l’édifice de mon identité, me laissant en
ruine sous un écroulement de roches. Il n’y avait pas de fin à cette identité, ou
alors celle-ci était à trouver dans le chaos et son propre inachèvement67.

Sans fin et sans début, cette identité sous la menace constante du tremble-
ment et de l’écroulement trahit une vulnérabilité comparable à l’écriture
même de Chung qui, à son tour, participe de ce que François Paré a appelé,
dans Les Littératures de l’exiguïté, une pensée de la fragilité, une pensée qui
s’érige contre l’assurance et la suffisance du repli identitaire et culturel.
Selon Paré, ce n’est qu’à partir de ce genre de vulnérabilité à l’inté-
rieur de la réflexion critique que l’altérité se laisserait approcher, peut-être
même saisir. À ce propos, la toute dernière phrase de son ouvrage se lit
comme suit : « […] me situant, dans ce discours fragile qui m’intéresse, en
dehors des assises de l’éternité, je ne puise pas au savoir de la notoriété. Les
littératures de l’exiguïté n’ont, pour richesse ultime, que le mot peut-être68 ».
Fragile, toujours menacée, la narration de Chung, tout comme l’identité
de son narrateur, se situe, pour emprunter les beaux mots de Paré, « aux
abords de la disparition et du silence69 ». Différemment, c’est aussi ce lieu
vulnérable, frôlant le vide et le silence, que traduit la danse du butô par
l’entremise d’un imaginaire difficilement saisissable que tente, sinon de
saisir, du moins de refléter la plume de Chung.
En somme, s’il est vrai que le « butô est la danse d’un cadavre
cherchant désespérément à se tenir debout, mais [que] celle-ci n’a rien de
morbide70 », Kimchi est un roman mettant en scène un homme dont l’identité
a déjà été cadavérisée, mise à mort dans une flaque d’eau boueuse, et qui

66. Miryam Sas, « De chair et de pensée : le butô et le surréalisme », dans Butô(s), op. cit.,
p. 50.
67. Ook Chung, Kimchi, op. cit., p. 219-220.
68. François Paré, Les Littératures de l’exiguïté, Ottawa, Le Nordir, 2001, p. 216. Les italiques
sont de l’auteur. Cette pensée est aussi très proche de ce que Glissant, dans tous ses textes
critiques, analyse comme une « pensée de la trace », c’est-à-dire « un non-système de
pensée intuitif, fragile, ambigu » (Édouard Glissant, Introduction à une poétique du Divers,
op. cit., p. 21).
69. Ibid., p. 215.
70. Odette Aslan, « Du butô masculin au féminin », dans Butô(s), op. cit., p. 67.
76 / Asie du soi, Asie de l’autre

réussit à se relever pour attendre, sur ses deux jambes, sa fille au terme
du récit. Il n’est sûrement pas très étonnant que ce soit à travers une esthé-
tique qui valorise les beautés irrégulières, ou les beautés négatives selon
l’expression de Mishima, que le narrateur de Kimchi arrive à se réconcilier
avec sa « laideur », car lui-même rappelle que le butô est peut-être « moins
un spectacle pour être vu qu’une expérience à vivre en soi71 ». Or, cette
expérience intérieure, intime et solitaire comme l’est l’acte d’écrire, n’en
interpelle pas moins les autres ou l’Autre soi-même. Dans cette veine, les
multiples formes d’altérité convoquées dans ce roman non pas d’apprentis-
sage mais de désapprentissage – d’écriture et de désécriture de l’exil – sont
autant de figures soulignant la nécessité d’interroger les rapports entre soi
et autrui, entre vie et mort et entre identité et littérature. D’abord rejetée,
la différence du narrateur devient ensuite un motif, une inspiration qui
lui permet, grâce aux mots et aux mouvements corporels, de découvrir
et de pénétrer l’univers butô de la création. C’est dans cet univers des
ténèbres qu’il réalise qu’à force de tutoyer l’abîme, il finit par pouvoir s’en
éloigner, par renaître et par défaire les liens honteux qui le rattachaient à
son passé.
De ce passé qui hante le narrateur, tout n’est pas négatif puisqu’en
dépit des brimades, de l’exclusion et de la solitude, cette période de sa vie
coïncide avec l’éveil du désir de fuir et de partir : d’abord fuir dans les livres
et ensuite partir vers l’autre bout de lui-même. Ces années cruciales ont
non seulement confirmé son besoin d’écrire, mais elles ont également eu
une incidence directe sur le caractère butô de son écriture et sur la prise
de conscience de la vulnérabilité de son identité. Pour celui qui, une fois
adulte, se dit atteint d’une « boulimie de voyager72 », les nombreux déplace-
ments d’un continent à l’autre sont en effet à l’image de son identité, à la fois
mouvante et fragile, et de sa quête infinie de quelque chose qui pourrait
s’appeler l’origine mais qui pourrait aussi avoir un autre nom. Ainsi, bien
que le roman se ferme sur les pas d’un père attendant sa fille à la gare, fille
qu’il n’a pas connue et dont l’écriture a tenté de combler l’absence, il laisse
tout de même entendre que malgré ces « retrouvailles » l’homme est déjà
sur un autre départ, déjà en quête d’autres expériences de rencontres et
d’altérités. Le narrateur avoue d’ailleurs n’arriver que pour mieux repartir,
admettant néanmoins qu’après la parution de son premier livre il avait eu

71. Ook Chung, Kimchi, op. cit., p. 172.


72. Ibid., p. 176.
Écriture butô et altérité : Kimchi d’Ook Chung / 77
l’impression d’être « arrivé73 », sans savoir où, redoutant même la réponse
à cette question. En cela, les propos d’O… Kim – alter ego, pourrait-on
dire, d’O… Chung – rejoignent ceux de Ying Chen qui, dans un court texte
autobiographique, « réalise, non sans bonheur74 », qu’elle est partie mais
n’est pas arrivée et qu’elle n’arrivera peut-être jamais. D’aucuns seraient
pourtant tentés de dire qu’avec Kimchi, Chung est effectivement arrivé, ici,
puisqu’il est venu à nous par son écriture étrangement tendre et cruelle,
une écriture nous confrontant à notre propre altérité.

73. Ibid., p. 157.


74. Ying Chen, « L’errance », dans Quatre mille marches, Montréal, Boréal, 2004, p. 35.
Le mythe de Kâlî et la jouissance
féminine chez François Peraldi
Michel Peterson
Université de Montréal

Dans un commentaire de lecture succinct publié en 1930 et


consacré à la déesse hindoue Kâlî, Georges Bataille1 discute d’un livre de
Katherine Mayo (L’Inde avec les Anglais, paru en traduction française chez
Gallimard en 1929) dans lequel celle-ci raconte sa visite au grand temple de
Kâlî (Kalighat) de Calcutta, un important centre de pèlerinage construit en
1809. Ce qui confère selon lui à ce lieu son aura sacrée, c’est la légende selon
laquelle un morceau du corps de la sanguinaire divinité tantrique, dont
Ramakrishna fut un dévot inconditionnel, serait tombé à cet endroit au
moment où Vishnu, gardien de l’ordre du monde, l’aurait découpée. Bataille
joint à son texte une planche tirée de Daly, intitulée « Hindu-Mythologie
und Kastrations-Komplex », tiré d'un numéro de 1927 de la célèbre revue
psychanalytique Imago fondée par Freud et Rank en 1912. L’iconographie
illustre l’extrême violence de la femme la plus inquiétante du panthéon
hindou, la Puissance du Temps. C’est pourquoi des chèvres lui sont sacri-
fiées pour son culte et que sa statue en pierre noire est baignée tous les ans
lors de la cérémonie du snanyatra.
Comme il se doit, l’illustration que reproduit Bataille représente
Kâlî comme une femme de couleur noire, nue, la langue pendante, le cou

1. Publié originalement dans la revue Documents, no 6, deuxième année, 1930, p. 368-369,
et repris dans Œuvres complètes, tome 1. Premiers écrits, 1922-1940, Paris, Gallimard, 1970,
p. 243-244.
80 / Asie du soi, Asie de l’autre

caressé par un collier de crânes, ses bras et ses mains brandissant l’un une
arme, l’autre une tête coupée, une troisième un plateau pour recueillir
le sang. Dans d’autres représentations cependant, plus féroces encore (sa
bouche ouverte montre de protubérantes canines), la tête qu’elle tient a été
détachée du corps qu’elle foule aux pieds. Dans le cas de la planche plus
« réservée » de Daly, son pied gauche est appuyé sur le cadavre humain et
la tête qu’elle tient provient d’un autre corps.
Comme Durga ou Pârvatî, Kâlî, elle aussi parèdre2 de Shiva, est
une représentation de Shakti, la déesse suprême de toutes les déités hin-
doues. Lors de son combat mortel contre l’asura (le démon) Rakta-Bija (de
rakta, sang), elle se sert de sa langue pour empêcher le sang du démon de
tomber au sol. Mais cette circonspection l’empoisonne et elle devient folle.
Dansant sur un rythme effréné, excitée par la chair des cadavres sous ses
pieds, elle met en péril l’équilibre du monde. Pour l’apaiser, Shiva se couche
sous ses pieds, geste qui interrompt ses mouvements meurtriers. Shiva, le
dieu aux 1 008 noms (Shambhu, Shankara, etc.), est de son côté à la fois
le dieu de la destruction et la source de la création, d’où le fait qu’il soit
symbolisé par le lingam (le phallus), mais ensommeillé. On le représente
habituellement avec le symbole de la sagesse au milieu du front, c’est-à-dire
le troisième œil, et avec un cobra autour du cou. C’est de ses cheveux que
partirait le fleuve sacré de l’hindouisme, le Gange.
Par quels aspects de la déesse Kâlî Bataille, écrivain-ethnologue,
est-il retenu ? On ne sera pas surpris d’apprendre que c’est d’abord par
sa cruauté et les sacrifices qui lui sont voués, ceux-ci générant une telle
violence qu’ils atteignent une dimension proprement transgressive, voire
dionysiaque. Bataille cite Mayo en évoquant la mise à mort de deux cents
chevreaux par jour :
Le sang ruisselle sur les dalles, les tambours et les gongs devant la déesse
éclatent frénétiquement. […] Une femme s’est précipitée en avant et jetée à
quatre pattes pour laper le sang avec sa langue… Une demi-douzaine de
chiens pelés et galeux, horriblement défigurés par des maladies sans nom,
plongent leurs museaux avides dans la mare de sang qui s’allonge3.

2. Le terme parèdre est une transcription du grec ancien π αρεδρος


′ (pâredros), nom et adjectif
qui signifie « assis à côté de ». Il désigne une divinité souvent inférieure associée dans le
culte à une déesse ou à dieu plus puissant. Le mot est toutefois habituellement employé
pour qualifier la consort d’une déité jusqu’à en faire son égale ou son complément.
3. Georges Bataille, op. cit.
Le mythe de Kâlî et la jouissance féminine chez François Peraldi / 81
Bataille poursuit en signalant qu’au XIXe siècle, on aurait réper-
torié jusqu’à neuf mille buffles durant les dix jours de la fête de la Durgâ-
pûjâ, puis il évoque les sacrifices d’hommes, d’animaux domestiques ainsi
que de crocodiles, de tigres et de lions. Avec une certaine délectation
(on pourrait parler ici de jouissance), Bataille insiste explicitement sur
la férocité des cérémonies et sur celle de la déesse elle-même, ce qui lui
donne accès à la dimension transgressive du féminin. C’est pourquoi il
en remet : « Kâlî est la déesse de l’épouvante, de la destruction, de la nuit
et du chaos. Elle est la patronne du choléra, des cimetières, des voleurs et
des prostituées4. » En mettant l’accent dans son récit sanglant emprunté
en partie à Mayo sur le côté des émotions obscures, en entendant le sacri-
fice comme accord joyeux de la vie et de la mort et non comme résultat
du péché tel qu’on le voit dans le christianisme, Bataille reste cohérent
avec son hétérologie et son athéologie, mettant ainsi à distance le mythe
de la Terre-Mère toute bonne participant en partie à la « réduction » (aux
sens quasi phénoménologique et politique du terme) phallogocentriste et
occidentale de la femme à l’épouse.

L’Autre continent
C’est dans l’horizon de cette mise en question du logocentrisme
que j’aimerais indiquer la fonction du mythe de Kâlî dans le travail et la
pensée d’un lecteur attentif de Bataille, François Peraldi (1938-1993). Dans la
mesure où ce dernier a profondément marqué au moins deux générations
de psychanalystes au Québec d’une part, dans la mesure où sa théorisation
de l’Autre et de certains problèmes cruciaux de la psychanalyse s’appuie sur
la figure de Kâlî et sur une représentation parfois hallucinatoire de l’Asie
(habitée entre autres par l’Inde et la Cochinchine de Marguerite Duras)
d’autre part, on pourrait avancer l’hypothèse selon laquelle le mythe de Kâlî
s’est subrepticement inscrit chez les héritiers de ce psychanalyste comme
l’un des signifiants primordiaux et refoulés de l’Autre, insus et oubliés de
l’histoire, de l’altérité, du non-savoir (avidyâ) de l’inconscience, en ce lieu
où ne subsiste que la « vérité » d’un désir dénuée d’illusion. L’interprétation
du mythe permet à Peraldi, on le verra, de se placer – comme psychana-
lyste, passeur et traducteur – en position de décentrement, d’aborder l’Autre
qui l’occupe en se laissant traverser par l’informulable, l’impensable,

4. Ibid.
82 / Asie du soi, Asie de l’autre

le non-représentable, cette atopie pulsionnelle où les forces de déliaison


agissent pleinement.
Avant d’aborder le texte de Peraldi qui m’intéresse ici, quelques
mots s’imposent pour faire entrevoir la complexité polysémique du mythe
de Kâlî et faire entendre ce qu’il en exploite dans sa théorisation du Réel et
dans l’approche du point de jouissance de la femme5. Nous serons mieux
à même de saisir les buts et les objets qui amènent Peraldi à emprunter la
route des Indes, évitant du même coup de restreindre la richesse de cette
figure centrale du panthéon hindou à sa violence sanguinaire pour l’abor-
der en tant qu’inscription universelle des signifiants d’Eros et de Thanatos.
Julius Evola rappelle en effet les nombreuses correspondances entre les
cultes consacrés à la déesse noire et ceux du shivaïsme, du dyonysisme
pré-orphique, de la religion de Zagreus ou du vâmâcâra tantrique, c’est-à-
dire la « Voie de la main gauche », dont les caractéristiques sont précisées
dans la Bhagavad-gitâ (telles qu’on les retrouve d’ailleurs dans la tradition
kabbalistique avec les deux « côtés » de la divinité – le gauche, phad, étant
celui de l’épée du Seigneur, qu’il tient dans sa main gauche)6. Même s’ils
répondent à une ternarité individu-collectif-mythique (par exemple les tria-
des Brâmâ/Vishnu/Shiva ou Père/Fils/Saint Esprit), les trois temps logi-
ques – création, conservation, destruction – trouvent leur forme suprême
dans l’infini, lequel signe la fracture, voire la désintégration de tout étant
au caractère fini.
Dans un ouvrage où il dégage les paramètres qui nous offrent à
penser ce qu’on appelle dans l’hindouisme les Objets-de-la-Connaissance-
transcendante (Mahâvidyâs), Alain Daniélou situe Kâlî en insistant d’em-
blée sur sa puissance cosmique :
Chaque jour nous voyons le crépuscule se dissoudre dans la nuit. […] Si nous
comparons le cycle du jour à celui des âges, la mi-nuit de la nuit universelle
sera le moment du silence absolu sur lequel règne, incontesté, le pouvoir uni-
versel de destruction, le pouvoir-transcendant-du-Temps Mahâ-Kâlî 7.

5. Avec Kâlî et Lilith, Peraldi fabrique, pour reprendre l’expression de Jacques Bril, des
« modèles psychologiques polyvalents » (Lilith ou la mère obscure, Paris, Aubier, 1981,
p. 25). Lilith est à la fois la femme fragile, la prostituée et l’initiatrice essentielle, topos
intensément actif jusque, par exemple, dans la nouvelle qu’Anaïs Nin lui consacre dans
Venus Erotica.
6. Julius Evola, Métaphysique du sexe, Paris, Payot, 1976, p. 152.
7. Alain Daniélou, Mythes et dieux de l’Inde. Le polythéisme hindou, Paris, Éditions du Rocher,
1992, p. 409.
Le mythe de Kâlî et la jouissance féminine chez François Peraldi / 83
C’est dire que dans le cycle de l’existence qui inclut le jour et la nuit
et se divise en dix parties (les dix Objets-de-la-Connaissance-transcendante
justement, c’est-à-dire les dix aspects du pouvoir de Shiva), Kâlî dépasse en
quelque sorte toutes les extases temporelles. Pour situer la déesse, il faut par
conséquent poser, comme le souligne Daniélou, que ces cycles du temps
constituent « un épitomé de la Création » et que le fait de les connaître
place celui qui y parvient en possession de rien de moins que du secret de
l’Univers, « car ils représentent les énergies dont l’Univers est la pulsation,
l’expression extérieure ». Cette connaissance ultime éclaire le destin du
sujet et indique la voie du bonheur, laquelle passe par une lutte contre tous
les éléments mondains qui renforcent le poids de la matérialité :
Toutefois, c’est à travers la destruction de tout ce qui nous semble désirable et
en faisant face à ce qui nous semble le plus à craindre, c’est-à-dire la puissance
du temps, de la mort, que nous pouvons nous libérer de notre esclavage et
atteindre le but véritable de notre existence, le bonheur suprême et sans limite
de ne plus exister8.

Or, dans ce parcours, le premier Objet-de-la-Connaissance-


transcendante que l’on rencontre est Kâlî, dite à la fois la puissance du
temps et la Nuit-de-l’éternité.
Il faut alors, pour aborder ce qui de Kâlî a pu inspirer Peraldi,
préciser que la puissance transcendante du temps est l’Origine (Adyâ), la
Première (Prathamâ). Si son image est tellement effrayante, c’est beaucoup
moins pour traduire son aspect transgressif (encore que celui-ci ne puisse
être tenu pour secondaire) que pour mettre en relief les deux aspects de
sa puissance de destruction : dévastant absolument tout ce qui compose
l’existence finie, elle devient, une fois réalisée cette annihilation, la « vraie
nature de la nuit éternelle », la « félicité immense », la « Nuit-transcendante »,
l’« Énergie-magnétique »9. Chacun des éléments de sa représentation prend
alors un sens très précis : son aspect presque monstrueux et libidineux de
même que son épée symbolisent ce pouvoir illimité, ses quatre bras les
quatre directions de l’espace, son rire le triomphe de tout ce qui existe,
sa nudité le temps dévoilé, le bûcher sur lequel elle pavane les mondes
détruits, sa couleur noire, son obscurité, etc. Bref, on voit que, comme c’est
le cas pour les représentations des figures des dieux de toutes les religions,
celle de Kâlî condense mille et un plis de l’Être et de l’étant, mais surtout

8. Ibid., p. 409-410.
9. Ibid., p. 418.
84 / Asie du soi, Asie de l’autre

qu’à travers elle, nous abordons ce territoire psychique que Freud appelait
le continent noir.
Risquons-nous un peu plus avant afin de pouvoir ensuite être
mieux à même de lire l’efficacité symbolique de Kâlî chez Peraldi. L’érudition
de David Kinsley va nous aider à mieux comprendre le nouage entre la
représentation et le mythe10. Sa question initiale consiste à se demander si
les dix Mahâvidyâs, dont Kâlî est l’exemple « canonique », constituent ou
non un groupe marginal de la tradition spirituelle hindoue. Comme on s’y
attend, la réponse s’avère complexe. Il faut d’abord accepter de réfléchir
à la fois sur leur constellation signifiante en tant qu’ensemble et sur les
spécificités de chacune. Après plusieurs années d’étude, Kinsley en est
venu à comprendre qu’elles « sont toute une », ainsi que le démontre une
lecture attentive des textes sacrés. Cela se vérifie d’ailleurs dans le fait
que les cultes (mantras, yantras de méditation, mudras, hymnes et autres)
voués à chaque Objet-de-la-Connaissance-transcendante indiquent que
leurs caractéristiques individuelles se rejoignent dans le paradigme cos-
mique qui remplit trois fonctions : création, maintien et destruction. Selon
Kinsley, le point commun des dix déesses consiste dans leur « aspect radical
et outrageux » au sens où elles sont associées dans la religion hindoue à la
marginalité, aux différentes formes de pollution (viande, liqueur et sang
de toutes sortes, en particulier celui de ses ennemis et des menstruations
« impures ») et à la mort. En fait, elles représentent des « antimodèles » puis-
que « leur rôle viole les valeurs sociales, les coutumes, les normes et les
paradigmes acceptés11 ». Elles tiennent en échec les idéaux en défiant les
conventions du monde. Kâlî occupe ici une place prééminente parce qu’elle
condense dans ses représentations terribles, qui s’opposent au sublime de
Krishna, toutes les modalités du travail du négatif12. C’est pourquoi elle

10. On peut également, pour s’introduire aux actualisations concrètes (temples, rituels, etc.)
du culte de cette déesse représentant la nature féminine de Dieu non reconnue par les
trois grands monothéismes, consulter Elizabeth U. Harding, dans son Kali. The Black
Goddess of Dakshineswar (Berwick, Maine, Nicolas-Hays, 1993). Un autre aspect est celui de
sa pérennité et sa présence dans notre histoire actuelle à travers les médias, par exemple
sur Internet, ainsi que l’a montré Rachel Fell McDermott dans « Kālī’s New Frontiers.
A Hindu Goddess on the Internet », dans un ouvrage qu’elle a coédité avec Jeffrey J.
Kripal, Encountering Kālī in the margins, at the center, in the west, Berkeley, University of
California Press, 2003, p. 273-295.
11. Tantric Visions of the Divine Feminine. The Ten Mahāvidyās, Berkeley, University of California
Press, 1997, p. 6.
12. Concernant l’opposition de Kâlî et de Krishna, voir, toujours de Kinsley, The Sword and
the Flute, Berkeley, University of California Press, 1975.
Le mythe de Kâlî et la jouissance féminine chez François Peraldi / 85
hante les lieux de crémation avec son collier de têtes et aime recevoir des
sacrifices de sang dans son temple. On la voit également chevaucher, nue,
un fantôme et on sait qu’elle privilégie une sexualité agressive, sa langue
indécemment sortie signifiant son ironique altérité sauvage, son oralité
dévoratrice, son appétit insatiable de sexe, ce que confirment plusieurs de
ses milliers de noms : Celle dont la Forme Essentielle est le Désir Sexuel,
Celle dont la Forme est le Yoni (« le lieu », c’est-à-dire le nom hindou de
l’organe génital féminin), Celle qui aime le Lingam (la pierre phallique qui
représente Shiva), Celle qui est toujours remplie de Semen, etc. La langue
de Kâlî, souligne Kinsley, traduit donc dans le tantrisme des fonctions
culturelle, religieuse et cosmique :
Ce que nous expérimentons comme dégoûtant, pollué, interdit et lugubre
se fonde sur la conscience humaine (et culturelle) limitée, laquelle ordonne,
règle et divise la réalité en catégories qui soutiennent des conceptions limi-
tées, égologiques et égoïstes de ce que devrait être le monde. Avec sa manière
rude, Kâlî déconstruit ces catégories, invitant ceux qui apprendraient d’elle
à s’ouvrir au monde entier sous tous ses aspects. Elle invite ses dévots, tel
Ramakrishna, à oser goûter le monde dans ses manifestations les plus dégoû-
tantes et interdites afin de détecter son unité et sa sacralité sous-jacentes, qui
est la Grande Déesse elle-même13.

Les descriptions de Kâlî qu’on peut trouver dans les textes sacrés
vont par conséquent, on le constate, beaucoup plus loin que celle de
Bataille citée plus haut. Elles touchent en effet au principe de non-dualité,
à l’Unaire, atteignant à cette région du Réel qui dissout le quantifiable et
disjoint les illusions. Elle apparaît d’ailleurs très tôt dans la tradition hin-
doue, ce qui est confirmé par le fait que les références les plus anciennes
datent, précise encore Kinsley, de la période médiévale. Elle est déjà, à cette
époque, considérée comme la patronne des voleurs et des criminels ainsi
que des membres des castes inférieures occupant les franges de la société
hindoue – détail qui a fort probablement retenu l’attention de Peraldi, inté-
ressé qu’il était par toutes les formes de marginalité. Un texte tamoul, le
Kalingattuparani, parle de son temple construit avec des ossements, de la
chair, du sang, des têtes et des parties de corps d’ennemis tués lors de
batailles. Chaque jour, le temple est d’ailleurs nettoyé avec du sang plutôt
qu’avec de l’eau, et de la chair remplace les fleurs comme offrandes. Nous
sommes là au cœur de la férocité, de la dé-création, de la violence et de

13. Ibid., p. 83.


86 / Asie du soi, Asie de l’autre

la pulsion de destruction, avec ce que cette dernière suppose de force de


désunion et de désagrégation14.

Le dérèglement des sens


Ce sont ces forces terrifiantes et illimitées que nous retrouvons
thématisées chez François Landry, dans son roman ésotérique Le Nombril
des aveugles. Ici, ce n’est pas un édifice de culte qui sert d’autel à l’anéan-
tissement – du moins pas sur le plan empirique et manifeste – mais un
inquiétant lit labyrinthique appelé le nombril de Vishnou que découvrent
dans l’ambivalence Suzanne, une architecte, et Karl, un anthropologue,
tous deux convoqués par les promesses libidinales de la mythologie
indienne. On accède à ce harem sculpté à même une montagne par une
porte en stéatite noire au-dessus de laquelle on reconnaît le symbole du
« secret phénoménal du mirage du monde15 », à savoir le dessin des neuf
triangles se croisant dans un cadre formé de cercles et de pétales de lotus.
Composée de plusieurs matelas (dits de la volupté, des aveugles, du repos,
etc.) occupant un même espace dans des temporalités distinctes et auxquels
on passe de l’un à l’autre par des garbhagrihas – c’est-à-dire de sombres
tunnels matriciels (dont les portes doivent être ouvertes à l’aide d’une clef
qui est une statuette du lingam de Ganesch) où fusionnent les modalités
génériques de l’entendement –, la cicatrice du dieu se veut un sanctuaire du
corps sacrificiel. Métaphore du monde des étants, le lit en question consti-
tue le lieu de la mise en question de la vérité et du délitement progressif
des identités, perte que Suzanne et Karl combattent sans succès un long
moment par la raison.
Le maître des lieux, le rajah Akbir Karamstan Tripuranteka, se
confond avec Shiva et Vishnou en une même entité. Suzanne raconte cha-
cune des étapes de son initiation avec Karl, initiation dominée par une
extrême violence. Dans l’une des salles, la déesse noire est d’ailleurs repré-
sentée comme une mère avide de sang en train de dévorer les intestins
d’un enfant. De même, Suzanne est littéralement possédée par un fantasme
morbide qui lui fait mettre en scène un désir inconscient d’être pénétrée
par l’initiateur Fatmatah dans un scénario où ce dernier lui enfonce des

14. Je ne résiste pas à la tentation de rappeler qu’Oppenheimer, commentant l’explosion de


la première bombe atomique qu’il avait rendue possible, cite la Bhagavad-Gitâ : « Je suis
Shiva, le destructeur de mondes… »
15. François Landry, Le Nombril des aveugles, Montréal, Triptyque, 2001, p. 66.
Le mythe de Kâlî et la jouissance féminine chez François Peraldi / 87
ciseaux dans le ventre, Kâlî quittant frénétiquement son socle pour venir
manger ses entrailles.
Le circuit tantrique est parcouru dans une atmosphère bataillenne
sous les auspices de Ganesh, le dieu des voyageurs, également appelé
Vighneçvara, le « Seigneur et Maître des obstacles ». Chacun des mate-
las constitue en quelque sorte une loge stimulant la quête des Objets-de-
la-Connaissance-transcendante du couple à travers l’épreuve simultanée
d’Eros et de Thanatos. Les sens déréglés, aidés parfois par un aphrodi­
siaque puissant, l’amrita, Suzanne et Karl entrent – c’est du moins ce qu’on
peut supposer –, comme sans doute tous ceux et toutes celles qu’ils ren-
contrent et avec qui ils se livrent à des expériences sexuelles ultimes, dans
le cycle du déclin, dans la destruction, la prayâlâ qui clôt le cycle du Kali
Yugâ. Karl n’en sortira d’ailleurs pas vivant puisque Suzanne devra (d’un
geste accompli en miroir inversé des acéphallisations multipliées par Kâlî)
lui trancher la tête afin de lui épargner les atroces souffrances dont il sera
victime une fois qu’une troupe de nécrophages drogués – les Aghorapanthi,
qui égorgent leurs proies et les dévorent pour calmer Mahâ Bhairava, le
dieu terrible – l’aura dépecé, lui arrachant le bras gauche, les seins, le sexe
ainsi que des languettes de peau. Enragée, « folle », Suzanne doit sortir du
nombril de Vishnou. Pour y parvenir, elle doit accepter de devenir la shakti
du sadhu Mârkandeya et connaître l’extase (qui ne saurait se confondre
avec le plaisir ou l’amour) en se faisant pénétrer le vagin et l’anus par son
double pénis, le premier la traversant de l’orifice à la tête en passant par
les intestins, l’estomac, l’œsophage jusqu’à la luette où le membre se divise
en deux, l’une des extrémités rejoignant le cerveau et l’autre la langue du
Maître qui se trouve ainsi procéder, via le corps de la femme, à une autofel-
lation. Traversant sa propre image inversée, l’architecte apprend à dissiper
l’illusion de son origine, découvrant dans une « vision » fulgurante (en fait,
une bouffée quasi délirante…) à laquelle l’amène sa régression qu’elle n’a
pas été portée et enfantée par sa mère, mais adoptée. Entrés dans le nombril
de Vishnou pour y connaître les sommets de l’orgasme par la puissance
du serpent, Suzanne et Karl participent au contraire à la « conflagration
universelle » réduisant « toute chose en cendres ». Et que la femme, la nar-
ratrice, s’en sorte plutôt que l’homme vient peut-être de ce que – comme
Kâlî, en tant que principe féminin et réalité ultime, Autre archaïque – c’est elle
qui rompt la première et la dernière les inhibitions, franchit les interdits,
accède à la liberté de l’au-delà du principe de plaisir, à l’éternel retour
par la compulsion de répétition à l’inanimé, mais un inanimé vivant l’être,
88 / Asie du soi, Asie de l’autre

indiquant moins le sadisme et l’agressivité vers le dehors que le maso-


chisme premier, intriqué à l’érotisme.
Cette bestiale brutalité libidinale n’est en tout cas pas sans rappeler
le mantra Dhyâna du Daksinâ-kâlî du Kâlî-tantra, où il est précisé que la poi-
trine du corps étendu sur le sol sur lequel Kâlî appuie l’un de ses pieds est
celui de Shiva (qui sert de réceptacle à la sagesse de Kâlî) et qu’elle est avide
d’avoir un rapport sexuel avec Mahâkâlâ. Dans le Dhyâna de Guhya-kâlî du
Tantrasâra, on apprend qu’elle porte une lune croissante décorée de serpents
au front et qu’elle trône sur un lit de serpents, cet animal associé à Vishnu
comportant de très nombreuses significations, entre autres celles de libido et
de manifestation de la vie, de phallus et de transcendance. Toujours dans le
Tantrasâra, mais dans le mantra de Smasana-kâlî cette fois, Kâlî est comparée
à une montagne de collyre et décrite avec ses trois yeux rouges, un corps
émacié, mangeant de la viande, saoule et souriante. Kinsley pense que ces
représentations tiennent à l’idéologie tantriste elle-même dans laquelle
la réalité est le résultat et l’expression de l’interaction symbiotique du mâle
et de la femelle, Shiva et Shakti, la quiescence et la dynamique, et des autres
opposés polaires qui produisent une tension créatrice. Par conséquent,
conclut-il, les déesses jouent dans le tantrisme un rôle important et sont consi-
dérées comme cruciales pour déterminer la nature de la réalité ultime16.

C’est donc dans l’appréhension même de cette réalité dernière


qu’intervient Kâlî. Nue, c’est-à-dire se présentant au-delà des noms et des
formes, « vêtue d’espace », elle utilise son épée pour trancher les nœuds de
l’ignorance et de la fausse conscience afin d’atteindre la vérité dernière.

La Chose et le Réel
Il est une autre dimension de Kâlî qu’il faut à tout le moins poser
pour en faire estimer l’impressionnante dimension imaginaire et idéologi-
que. Outre la position cardinale qu’elle occupa et occupe toujours dans le
tantrisme hindou, particulièrement au Cachemire et au Bengale, Kâlî tint
en effet un rôle non négligeable dans la dynamique des luttes anticoloniales
de l’ensemble de l’Inde. Il suffit de penser aux Thugs, ou Thagî, selon la
racine sanskrite sthag, « dissimuler », et la racine indo-européenne qui fournit
en grec ancien ∑ϕιγξ Sphígx, c’est-à-dire « étrangler », désignant le Sphinx.
Les Thugs formaient une secte d’adorateurs de la déesse et disaient avoir

16. Ibid., p. 76. Les descriptions proposées sont tirées de Kinsley dans son chapitre de Tantric
Visions of the Divine Feminine, p. 70 et sq.
Le mythe de Kâlî et la jouissance féminine chez François Peraldi / 89
été par elle initiés à l’art de la strangulation, ce pour quoi entre autres on
les appelait également Phansigar, c’est-à-dire « utilisateur de nœud cou-
lant », un terme utilisé surtout dans le sud de l’Inde et renvoyant à un culte
hindou et musulman. C’est parce qu’il leur était radicalement interdit de
répandre le sang, que les sectateurs (uniquement des hommes) tuaient leurs
victimes par étranglement à l’aide d’une corde ou d’un mouchoir appelé
roumal, pour ensuite les piller et les enterrer afin de les faire disparaître.
Née sous le règne de Jalâl ud-Dîn Khaljî, la secte – dont on retrouve
des émules jusque dans La Poupée sanglante et La Machine à assassiner, de
Gaston Leroux, où ils offrent en sacrifice à la déesse des jeunes filles qu’ils
étranglent17 – fut très active dans l’Inde du XIIIe au XIXe siècle, c’est-à-
dire jusqu’au moment où William James Sleeman, un officier britannique,
entreprit dans les années 1830 de la décimer avec l’aide de la Thuggee and
Dacoity Department, une force de police maintenue jusqu’en 1904. De 1826
à 1855, les 1 562 personnes accusées d’appartenir à la secte furent soit pen-
dues, soit déportées ou emprisonnées (seules 21 furent acquittées). Qu’on la
considère comme une organisation formée de Robin des bois, parce qu’elle
redistribuait aux pauvres, ou comme une mafia criminelle, il reste que la
secte, aussi réelles qu’aient pu être ses actions, relève autant du mythe que
la déesse magnifiée dans la mesure où, comme le soutient Martine van
Woerkens18, l’existence même des Thugs constituerait un fantasme colonial
organisant la représentation de la peur des Britanniques devant les régions
inconnues de l’Inde de même qu’une ignorance par eux de la structure de
ses habitants et de leurs rituels. On pourrait aller un peu plus loin et pro-
poser l’hypothèse que leur « invention » relève d’un mythe et d’une fiction
traduisant l’angoisse phallogocentrique du pouvoir colonialiste laquelle,
de manière tout à fait révélatrice, met ainsi en réfraction l’altérité et la
féminité, la région du primordial, indicible dans le système du patriarcat.

17. Mais aussi, plus récemment, dans L’Homme qui tua Getúlio Vargas, un roman de l’auteur
brésilien Jö Soares, où un factotum de Mata Hari, un nain hindou, est présenté comme
le dernier descendant des Thugs, une poignée des ses aïeux ayant réussi à échapper aux
Britanniques et à se réfugier à Java. C’est toutefois bien plus tôt que l’histoire des Thugs
entre dans la littérature avec le roman à saveur romantique et gothique Confession d’un
Thug, de l’écrivain Philip Meadows Taylor, 1839, réédité récemment chez Phébus (1985).
Avec Taylor, le terme thug devient synonyme en anglais de « gangster ». Au cinéma, trois
films au moins thématisent le culte des Thugs et le rôle de la déesse Kâlî : Gunga Din, le
film d’aventures réalisé en 1939 par George Stevens à partir d’un poème de Kipling ; Kali-
Yug, déesse de la vengeance, de Mario Camerini, 1964 ; Indiana Jones et le temple maudit,
de Steven Spielberg, réalisé en 1984.
18. Dans Le Voyageur étranglé. L’Inde des Thugs, le colonialisme et l’imaginaire, Paris, Albin
Michel, 1995.
90 / Asie du soi, Asie de l’autre

Dans Les Lieux de la culture, Bhabha n’est pas si loin de ce que je suggère ici
lorsqu’il écrit cette phrase lapidaire : « Il y a une conspiration du silence
autour de la vérité coloniale, quelle qu’elle puisse être19. » Évidemment, une
telle affirmation vaut son pesant d’or concernant l’Inde et la gigantesque
opération de réduction à l’esclavage que Sir Alfred Lyall désignait comme
« impérialisme sans bruit ». Elle désigne l’inarticulé, l’inexprimable, l’alté-
rité réduite au silence, la Chose, ce tout-autre qui n’équivaut pas simplement
à l’Autre archaïque et ne se présente finalement que comme pointe extrême
d’une logique et d’une sémiotique se déployant en dehors de toute chro-
nologie linéaire.
Nous avons maintenant en main les éléments qui nous permet-
tent d’entendre les questions que se pose Peraldi au sujet de Kâlî sans
aller jusqu’à en faire une structure anthropologique de l’imaginaire, au
sens où la théoriserait Gilbert Durand, ou une figure à dimension arché-
typale, comme le feraient Jung et Eliade. C’est dans un article de 1985
intitulé « La jouissance de Kâlî » qu’il aborde explicitement le mythe de la
fameuse déesse. Or, sur la première page du tiré-à-part qu’il offre à Kate
Duncan, l’artiste à qui il est d’ailleurs dédicacé, Peraldi le qualifie de « vrai
collage verbal tendancieux ». En effet peu objectif sur le plan idéologique,
cet écrit constitue une sorte d’assemblage quelque peu hétéroclite de dif-
férents motifs médités dans les années précédentes. Outre les références
que Peraldi fait à Kâlî dans d’autres articles, il s’y est également intéressé
de très près dans certains cours du séminaire psychanalytique qu’il tint au
Département de linguistique et de traduction de l’Université de Montréal
de 1981 à la fin de 1991, en particulier en 1982, dans son étude de l’Autre.
Peraldi propose en effet un nouage entre le mythe de Kâlî et la pensée cli-
nique et théorique de Freud et de Lacan afin de penser, en deçà de l’imago
maternelle, la rupture du continuum symbiotique, moment apocalypti-
que déployant la jouissance féminine dans la déchirure du voile du Réel
primordial. C’est cette trouée qui signe la naissance de l’infans, son expul-
sion hors de la matrice, de l’indifférenciation originaire, la première mort
en somme, laquelle ne doit bien sûr être confondue ni avec la naissance
phénoménologique ni avec la mort biologique. Peraldi situe d’ailleurs ce
moment de l’expulsion qui signe la rencontre avec das Ding en un temps
précédant en quelque sorte le premier temps du stade du miroir. Ce temps
de la Chose et cette Chose, structurellement et mythiquement originaire,

19. Homi Bhabha, Les Lieux de la culture, trad. fr. Françoise Bouillot, Paris, Payot, 2007,
p. 200.
Le mythe de Kâlî et la jouissance féminine chez François Peraldi / 91
on peut par exemple les penser comme ceux qu’entrevoit Marlow dans la
voix de Kurtz : « L’Horreur !, l’Horreur ! ». C’est ce moment durant lequel
l’enfant, dont l’image du corps est encore morcelée, se débrouille tant bien
que mal dans une indifférenciation première où le monde se présente
comme Réel, composé de morceaux flottants20, Réel évoquant par ses flux
les agencements psychotiques du président Schreber sans s’y réduire.
La question cruciale que pose Peraldi dans le texte qui nous inté-
resse est celle-ci : « Peut-il y avoir pour le bébé qui entend cela pour la
première fois une image moins maternelle de la mère ? Lorsqu’elle jouit,
elle n’est absolument plus mère21. » Le moment de rupture du continuum
symbiotique s’entendrait donc pour l’enfant dans le double cri de douleur
et de jouissance de cette femme pas-(que-)mère qui intrique irrémédiable-
ment sa première mort à sa vie future déjà déployée. Mais la question
s’approfondit d’une autre, à savoir celle-ci, qui va aiguiller tous les cours du
séminaire de 1982 : « L’autre qui actualise par sa parole constituante du sujet
[les] formes archaïques [du mythe] peut-elle être autre qu’une Femme22 ? »
À ces questions va s’en greffer une autre, à laquelle Peraldi ne renoncera
jamais tout au long de son travail. C’est celle de ce qu’il appellera la poly-
sexualité du parlêtre, terme qui désigne pour lui, au-delà de l’intrication
des pulsions, leur plasticité ainsi que celle des comportements sexuels.
Il tente ainsi de sortir du schéma classique de la perversion, dont Freud
reconnaît le caractère proprement pathologique (« à côté » de la sexualité
normale) dans ce qu’il appelle « l’exclusivité » et la « fixation » non pas d’un
contenu, mais d’un but et d’un objet sexuels (l’enfant dans la pédophilie,
l’homme ou la femme âgés dans la gérontophilie, le cadavre dans la nécro-
philie, le désaveu (Verleugnung) de la différence sexuelle dans le fétichisme,
etc.). Sans pour autant réfuter le schéma freudien et en reconnaissant que
le fantasme est en soi pervers, Peraldi vise également à dépasser l’idée de

20. Peraldi propose cette hypothèse dans un cours du 1er avril 1986 qui sera publié dans le
volume 3 de son Séminaire. « L’Horreur !, L’Horreur ! », c’est bien sûr le mot redoublé qui
ponctue jusqu’à son extrême fin la voix de Kurtz dans Au Cœur des ténèbres, de Joseph
Conrad, dans Œuvres, tome II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1985,
p. 150. Dans Les Lieux de la culture (p. 199 et sq.), Bhabha entend ces mots dans les textes
de Conrad et dans ceux de Forster comme des signifiants hybrides qui ouvrent la vaste
question de la confusion coloniale face au triomphalisme impérial en Inde, question
dont il déploie les motifs en la rapportant à la problématique hégéliano-lacanienne de
l’aliénation du sujet dans l’Autre. La différence culturelle s’appréhende alors sous la
fameuse formule du Che vuoi ?
21. « La jouissance de Kâlî », Confrontation, no 13, 1985, p. 213.
22. François Peraldi, L’Autre. Le temps, Montréal, Liber, 2007, p. 62.
92 / Asie du soi, Asie de l’autre

la structure telle qu’abordée dans la célèbre définition de Lacan – « l’in-


conscient est structuré comme un langage23 » – en faisant du fantasme un
élément transtructurel.
Il n’est évidemment pas question de confirmer le pervers qui défie
la Loi et veut imposer à l’autre une jouissance sans libido (ce qu’il ne peut
faire qu’en s’assurant de sa présence). Peraldi vise en fait, avec la notion
de polysexualité, à étendre l’idée de polymorphie sexuelle pour mettre
de l’avant ce qu’on pourrait appeler l’intensité libidinale, laquelle permet
de comprendre autrement la notion d’assemblage pulsionnel. Freud écrit
en effet :
Ceci nous indique que la pulsion sexuelle elle-même n’est peut-être pas faite
d’une seule pièce, mais qu’elle est assemblée à partir de composantes qui se
détachent à nouveau d’elle dans les perversions. La clinique aurait ainsi attiré
notre attention sur des fusions qu’on ne remarque plus dans l’uniformité de
la conduite normale24.

Or, ce sont les formes d’assemblages ou d’agencements (pour uti-


liser un terme de Deleuze et Guattari) qui intéressent Peraldi. La poly-
sexualité permet de faire apparaître, au-delà de la structure perverse, de
nouvelles connexions et hétérogénéités pulsionnelles indiquant que les
déterminations sexuelles d’un sujet s’avèrent multiples et peuvent être
déterritorialisées sans pour autant que l’on puisse parler de perversion.
Je suis allé en Inde, écrit Peraldi, « chercher la femme », comme on dit, celle
dont Lacan dit que, dans notre monde œdipianisé autour du phallus comme
signifiant maître, « il ne faudrait surtout pas qu’elle soit toute ». Est-elle toute,
cette femme de l’Inde ou bien nous fait-elle comprendre ce que veut dire
Lacan […] : il ne faudrait surtout pas que la femme soit tout entière assujettie
au signifiant25.

C’est là en effet un point majeur qui démontre, comme s’il en était


besoin, que la remise en question du phallogocentrisme par le biais de
la polysexualité n’implique pas une réfutation de l’épreuve de castration,
mais bien une désœdipianisation et une ouverture vers des modalités plus
étendues d’application de la loi de symbolisation de l’Œdipe afin d’en tester

23. Par exemple, dans « L’étourdit », dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 488.
24. Trois essais sur la théorie sexuelle, trad. fr. Philippe Koeppel, Paris, Gallimard, « Folio
essais », 1987, p. 75.
25. François Peraldi, L’Autre. Le temps, op. cit., p. 78. Sur les enjeux et les modalités du
concept de polysexualité, voir le dossier de la revue Semiotext(e), no 10, 1981, diriger par
Peraldi.
Le mythe de Kâlî et la jouissance féminine chez François Peraldi / 93
les virtualités. Dans une lettre inédite à Kate Duncan datant de septembre
1976, Peraldi écrit :
Je pense bien que c’est vers le mythe qu’il importe de tendre de toutes les
forces de son inconscient. L’inconscient ne peut que nous déterminer comme
figure mythique, contre le moi et/ou le surmoi qui nous détermine(nt)
comme figure sociale. Au fond de toutes les plus excellentes mères, il y
a une Médée qui sommeille, au fond de toutes les bonnes épouses une
Clytemnestre, au fond de tous les pères un Chronos et de tous les fils un
Zeus, un Caïn derrière le plus aimant des frères, etc. Il ne faut certainement
pas chasser la figure mythique pour y installer un Moi débile et domestiqué.
Il faut qu’adviennent Clytemnestre, Médée, Caïn, Chronos, Zeus, et qu’ils
adviennent sur cette traînée d’astres que l’on nomme l’amitié. C’est tout
de même un tout autre programme que celui de la plate triangularisation
toujours ratée et si ennuyeuse.

Le sujet utiliserait ainsi les composantes élémentaires de la struc-


ture formelle d’un mythe collectif pour élaborer sa propre combinatoire
idiolectale, sa langue désirante. Il retrouverait alors ses racines en se connec-
tant aux rhizomes du social, c’est-à-dire en se greffant à ce que Deleuze et
Guattari appellent un plateau, soit une région continue d’intensités, pou-
vant passer de l’un à l’autre au gré de ses migrations pulsionnelles.
C’est à mon sens dans cet esprit et dans cet horizon que Peraldi,
très influencé par les pensées de Guy Deleury et de Heidegger, examine
le mythe de Kâlî qui est, comme le souligne Jean Benoist,
à la fois une religion et une non-religion puisqu’il diffuse le sentiment mys-
tique des êtres et des choses qui composent l’univers. L’univers empêche que
n’émerge un Dieu abstrait [effectivement, Peraldi n’embrasserait pas une telle
perspective], mais ce n’est pas non plus la matière opposée à l’esprit car il est
la substance essentielle qui porte l’éternité26.

Ce qui apparaît à chaque détour de manière insistante à travers


les représentations que se construit de l’Inde Peraldi, c’est bien, dans cette
manière non opposée à l’esprit mais en quelque sorte outre-substance, le
signifiant du Réel en tant que maillon essentiel du nouage du sujet et des
figures de l’Autre.
J’ai évoqué plus tôt la fonction du grand Autre dans la naissance du
sujet au moment de sa première mort. Il me faut maintenant montrer ce qui
justifie le recours au mythe dans un tel contexte, d’autant plus que l’enjeu

26. Joseph J. Lévy, Entretiens avec Jean Benoist, Entre les corps et les dieux. Itinéraires anthro-
pologiques, Montréal, Liber, 2000, p. 204.
94 / Asie du soi, Asie de l’autre

concerne la déconstruction de la division des rôles sexuels qui constituaient


l’une des caractéristiques majeures des sociétés primitives, au point que
chacun des sexes respectait le principe de non-ingérence dans les affaires
du partenaire, dynamique qui conduisait à une vie sociale pratiquement
indépendante27. Tout à fait lucide quant au risque « jungien » de substan-
tialisation et d’essentialisation de la mise à profit du mythe, Peraldi ne
lui reconnaît – mais c’est en cela que réside justement sa puissance et sa
fonction performative – qu’un lieu d’effets de substance et de signifiants.
C’est en respectant la cosmologie et le caractère de fiction du mythe de Kâlî,
tout en le détachant de l’ontologie, que Peraldi peut lui faire supporter une
théorisation du féminin et sa topique de l’Autre.
L’étude qu’il propose des figures féminines de la mythologie hin-
doue, entée sur un parallèle entre l’histoire humaine et l’émergence du
parlêtre, du sujet en l’homme, s’inaugure sur le fond de la question freu-
dienne : « Que veut la femme ? », et pose d’emblée la perspective en fonction
de la puissance du Verbe et d’un discours sans sujet :
Plus nous nous rapprochons de ce point où une femme trouve sa jouissance,
plus, me semble-t-il, nous nous approchons du Réel avec tout ce que cela
comporte de réactivation des forces d’expulsion originaires, du déplacement
de l’instinct de mort dans son rapport à la première mort. Plus nous sommes
proches de ce grand Autre archaïque qui, me semble-t-il, n’est pas réductible
à l’Autre maternel quel qu’il fût dans son ambivalence28.

C’est là une question générale que Peraldi avait formulée pour l’en-
semble de son séminaire de 1982-1983 avec plus de précision encore dans
le cours 5 : « L’autre qui actualise par sa parole constituante du sujet [les
grandes figures archaïques hantant le mythe] peut-elle être autre qu’une
Femme29 ? » En convoquant comme Lacan Lévi-Strauss tout au long de
son parcours, Peraldi s’appuie lui aussi, pour tenter de répondre à cette
question, sur la thèse selon laquelle « tout mythe se rapporte à l’inexpli-
cable du réel30 » dans la mesure où il résiste au temps. Trois « mythes », ou
trois supports de méditation, sont alors explorés afin de dégager les trois
aspects considérés comme complémentaires de Yamî, Kâlî et Lakshmî en

27. Sur cette question, voir Edward Evans-Pritchard : « La condition de la femme dans les
sociétés primitives et dans la nôtre », dans La Femme dans les sociétés primitives, trad. fr.
Anne et Claude Rivière, Paris, PUF, 1971, p. 30-50.
28. François Peraldi, L’Autre. Le temps, op. cit., p. 81. Pour les traits du mythe, p. 76-77.
29. Ibid., p. 62.
30. Jacques Lacan, Le Séminaire, vol. VIII, Le transfert, Paris, Seuil, 2001, p. 70.
Le mythe de Kâlî et la jouissance féminine chez François Peraldi / 95
rapprochant de manière quelque peu risquée, il faut le dire, les mythes de
l’Inde de l’amour courtois.
Dans le cas de Yamî, sœur jumelle de Yama, c’est la partenarité et
l’égalité qui sont immédiatement relevées par Peraldi, en Occidental qu’il
continue inévitablement d’être. Autrement dit, au lieu de définir les rela-
tions entre hommes et femmes en termes de dominant/dominé, fondatrice
du phallogocentrisme et de l’ethnocentrisme, c’est en termes de liberté des
sexes l’un par rapport à l’autre que la question est soulevée. Le problème ne
serait plus tant de savoir « Le même naît-il du même ou de l’autre ? », que de
dégager pour en comprendre le fonctionnement les modalités d’agencement
du même et de l’autre, de la différence et de la répétition.
Je passe tout de suite à Lakshmî pour ensuite me consacrer à la
noire Kâlî. Maîtresse des éléphants des eaux dormantes du marais, Lakshmî
est interprétée par Peraldi comme « l’image de l’émergence du sujet qui
advient au monde de la pensée et de la création (qui n’est pas celui de la
méditation31 », ce qui a de quoi laisser songeur. Elle représente en tout cas la
mousson, symbole du « ressurgissement des choses », de la « réminiscence
des objets du monde », bref de la fertilité, de l’abondance en ce qu’elle est
l’épouse épaulant son mari et la mère qui se définit par sa générosité.
Cela dit, la lecture de Peraldi demeure sujette à caution dans la
mesure où Yama, Celui-qui-entrave, le jumeau de Yamî, est le Souverain
des morts associé à l’univers. Quant à Lakshmî, la Fortune-transcendante,
générant la multiplicité par ses bras sans nombre, elle paraît beaucoup
plus ambiguë qu’elle ne nous est présentée dans le séminaire : « En partant
de la main gauche en bas, elle tient dans ses mains un rosaire, un lotus,
une flèche, une épée, une hachette, une massue, un disque, une hache, un
trident, une conque, une cloche, un lacet, un épieu, un bâton, une peau de
bête, un arc, une coupe et une jarre32. » Que Yamî soit unie à Yama, Celui
qui symbolise la punition, et dont le corps est difforme ; que Lakshmî,
déesse de la beauté, porte à la fois des attributs inspirant la confiance et
appelant la mort, tout cela laisse présager beaucoup moins d’harmonie que
ne semble le souhaiter Peraldi qui en toute rigueur affirme pourtant, dans
son article, que toute logique comporte une faille, un ratage, un point de
désarrimage à partir duquel on doit en construire une nouvelle, élaborer
un nouveau facteur de stabilisation.

31. Ibid., p. 87.


32. Karapâtri, Shrî Bhâgavatî tattva. Cité par Daniélou, p. 402.
96 / Asie du soi, Asie de l’autre

Concentrons-nous maintenant sur Kâlî, la tueuse de buffles. Peraldi


est conscient du fait que ce récit, comme tout mythe, permet de dégager
quelque chose de la structure de l’inconscient et – pour utiliser les mots
de Barthes qui fut son directeur de thèse – constitue une « parole choi-
sie par l’histoire », comporte un « usage social », une matérialité signifiante
convoquant par-delà les âges les luttes socioéconomiques et politiques d’une
culture et d’une civilisation, dans ce cas-ci celles de l’Inde33. Mais ce n’est pas
sur cet aspect qu’il se penche particulièrement, même s’il soulève une série
de questions quant aux déterminations historiques, philosophiques, cultu-
relles et épistémologiques de l’abord de la femme dans la psychanalyse,
faisceau défini ainsi par Luce Irigaray : « Quelle fonction lui [à la femme]
fut réservée dans les régimes de propriété, les systématiques philosophiques, les
mythologies religieuses, qui depuis des siècles dominent l’Occident ? » Pour
être aujourd’hui bien connues – c’est là le danger majeur –, ces questions,
qui peuvent être déniés en étant reléguées à des combats d’arrière-garde,
n’en continuent pas moins de demeurer en grande partie inanalysées, en
particulier par une certaine psychanalyse oubliant que le signifiant phal-
lus, loin de former une substance en laquelle s’enracinerait une ontologie,
constitue en tant que représentant de représentation la bordure du trou
du Réel. C’est quand le phallus n’est pas entendu comme tel et se trouve
ramené à un signe de puissance, de savoir et de pouvoir érigés qu’il dérive
pour soutenir l’aliénation et, parfois, la barbarie.
Dans cette perspective, continue Irigaray, on pourrait soupçonner le phallus
(le Phallus) d’être l’actuelle figure d’un dieu jaloux de ses prérogatives, de
prétendre, à ce titre, être le sens dernier de tout discours, l’Étalon de la vérité
et de la propriété, notamment du sexe, le signifiant et/ou le signifié ultime
de tout désir, outre que, emblème et agent du système patriarcal, il continue
à couvrir le crédit du nom du père (du Père)34.

Il convient d’être ici des plus prudents. Quoique Peraldi tienne à


mettre de côté ces déterminations, il les maintient malgré tout implicite-
ment dans son analyse de la position et de la fonction de Kâlî puisque celle-
ci participe selon lui à l’instauration du Symbolique tout en demeurant à
l’extérieur de cet ordre et en le dé-créant. L’essentiel de son argumentation,
périlleuse, réside en ceci que la déesse constituerait « le symbole originaire
– mais non maternel –, l’Autre finalement, de l’ordre cosmique et social,

33. Roland Barthes, « Le mythe aujourd’hui », dans Mythologies, Paris, Seuil, coll. « Points »,
1957, p. 194-195.
34. Luce Irigaray, Ce Sexe qui n’en est pas un, Paris, Minuit, 1977, p. 62-63.
Le mythe de Kâlî et la jouissance féminine chez François Peraldi / 97
mais un Autre violent et cruel, un Autre qui serait tout violence et cruauté,
mais, et ceci est important, pas dans un sens condamnable et dépréciatif35 ».
Qu’est-ce à dire ? Que Kâlî, figure héraldique du malaise dans la culture et
du travail qui en résulte nécessairement, symbolise l’anéantissement par la
violence, le chaos et l’indifférencié, ce qui en ferait la source de l’originaire,
des règles, de la loi naturelle et juridique (« ce qui doit être ») ainsi que de
l’ordre (dharma) microcosmique et macrocosmique.
Je n’ai évidemment pas ici le loisir de proposer une critique de la
lecture parfois et nécessairement ethnocentrique (comme le dirait Homi
Bhabha) de Peraldi sous certains aspects, non plus que d’illustrer l’articu-
lation fort complexe entre ces trois mythes et ces trois axes de la femme
en Inde, d’autant plus que plusieurs questions devraient dans ce cas être
soulevées, entre autres au sujet de l’insistance de Peraldi à affirmer que la
femme est femme avant que d’être mère d’une part, et qu’il n’y aurait pas
comme tel de conjugalité et de sexualité dans les mythes hindous d’autre
part36. Je m’en tiendrai à la problématique de la jouissance féminine telle
que l’éclaire Peraldi sur la base des formes de représentations structurales
qu’on trouve dans le mythe de la déesse noire.
Dans « La jouissance de Kâlî », il associe sa réflexion à celle que
propose Lacan dans son séminaire Encore, mais en en interrogeant les
énoncés ethnocentriques. C’est pour Peraldi l’occasion de s’attaquer assez
violemment à l’aspect qu’il considère comme dogmatique et conservateur
de l’intelligentsia psychanalytique. Alors que cette dernière hésiterait à se
confronter au mythe parce qu’elle le penserait implicitement – en ne voulant
pas le savoir – sous le modèle de l’archétype jungien, oubliant qu’il n’est
pour le Maître de Bollingen qu’un élément purement formel, Peraldi fournit
une critique de Lacan en cherchant à dépasser l’hypèremythe d’Œdipe de
même que l’idée selon laquelle c’est du fait que la femme n’existe pas que se
structure l’interdit de l’inceste37. La jouissance féminine devient un enjeu
majeur puisqu’elle permet d’élaborer « cette vérité du mythe qui concerne la
relation dissymétrique de l’homme et de la femme, précisément en ce point

35. François Peraldi, L’Autre. Le temps, op. cit., p. 84. Les italiques sont de l’auteur.
36. Ellen Corin me faisait d’ailleurs observer à ce propos que les Puranas mettent justement
au travail ces éléments de plusieurs façons et que Peraldi hérite sans doute malgré lui,
même s’il tente de s’en défaire, des catégories d’analyse occidentales.
37. Le versant féminin du graphe lacanien de  la sexuation (« Pas-tout d’une femme n’est
soumis à la castration symbolique ») s’écrit :  ∀xFx. Il s’oppose au versant masculin (« Tous
les sujets sont soumis au signifiant phallique »), lequel s’écrit ainsi : ∀xΦx.
98 / Asie du soi, Asie de l’autre

barré par Lacan et qui a trait à sa jouissance38 ». Or la jouissance, comme


nous l’apprend la psychanalyse, s’oppose au désir. En effet, tandis que ce
dernier vise un objet absent et désigne un manque-à-être qui tend vers la
satisfaction de l’objet perdu, s’exprimant concrètement dans le fantasme,
la jouissance ne poursuit aucun but, ne représente rien, n’indique rien.
Absolument imprédictible, absolument bougeante, elle se situe au-delà non
seulement du principe de plaisir, du côté de la pulsion de mort et de la
compulsion de répétition, mais en quelque sorte au-delà du pulsionnel lui-
même ou mieux, sur la frange du Réel où agit la pulsatilité de l’impossible.
Le sujet humain est de ce fait pour ainsi dire constitutionnellement divisé
entre son désir et sa jouissance.

La polysexualité
Un point incontournable du nœud peraldien mérite d’être à ce
stade-ci dégagé. C’est en ayant refait le chemin parcouru par un person-
nage mythique de Marguerite Duras, une écrivaine à qui Peraldi vouait
un immense respect, qu’il semble avoir croisé Kâlî, voire dérivé vers elle et
vers A.M.S. Or, A.M.S., Anne-Marie Stretter, c’est « l’avatar de la déesse »,
« un nom qui ne se nomme pas », une « figure véritablement sacrée qui mar-
que le gouffre du Réel », la genèse et le génotexte de l’œuvre tout entière,
laquelle accompagne Peraldi tout au long de son parcours – et en particulier
le cycle indien auquel appartiennent des textes comme Le Vice-consul, La
Femme du Gange, Son Nom de Venise dans Calcutta Désert et India Song.
En prenant le chemin qui mène à cette femme présente-absente ou
mieux, flottante, Peraldi aborde l’extrême terreur et l’inquiétante étrangeté
que suscite la jouissance féminine pour l’homme et dont Kâlî représente
un signifiant majeur. Il écrit, visant la jouissance au-delà du phallus à
laquelle réfléchit Lacan : « Pendant son travail de mort, mais de mort dans
le sens de la destruction du Chaos qui prélude à l’avènement de la vie
dans la différenciation et l’ordonnancement […], Kâlî jouit. » On peut alors
légitimement se demander : mais de quoi ? Peraldi répond :
Elle ne jouit pas d’un objet quelconque […], elle est la jouissance même qui
culmine dans l’anéantissement du Chaos (ce pourquoi on en a fait l’amante
du Buffle dans certaines variantes du mythe) et, d’une certaine manière,
de son incarnation comme femme, comme « femme Cause Première de

38. François Peraldi, « La jouissance de Kâlî », op. cit., p. 202.


Le mythe de Kâlî et la jouissance féminine chez François Peraldi / 99
l’Univers » : « Tu retourneras à Ta nature informelle et ténébreuse. Tu restes
seule, Ineffable et Inconcevable. »

C’est cette déprise du Symbolique par l’accès privilégié au Réel qui


fascine Peraldi et l’amène à penser autrement, à travers le mythe comme
hors-temps, les stratégies par lesquelles le sujet peut exploiter différem-
ment les éléments discrets de son énigme sexuelle et de ses composantes
familiales et sociales.
Le mythe de Kâlî sert ainsi de formalisation logique à des contra-
dictions logiques, celles-ci ne confinant plus à l’impasse œdipienne. Peraldi,
en allant du côté de l’Inde, cherche à sortir de la clôture métaphysique (au
sens derridien du terme), de la Grèce heideggerienne. Il ne s’agit pas sim-
plement pour lui de produire un mythe favorisant une activité qui organise
symboliquement le Réel comme dans les analyses de Lacan ; il s’agit de
« retrouver ces mythes que les mythes grecs ont fait taire », de remonter le
feuilleté du temps pour aller en deçà, sans nostalgie aucune, de la Grèce,
« très loin au-delà du carrefour de Thèbes39 ». À partir d’A.M.S. (on pourrait
également évoquer l’autre grande figure de Lol V. Stein) et de Kâlî, femmes-
déesses qui sont plusieurs, pas-toute-plus-d’une, Peraldi tente de penser, dans
la mise en scène de la pulsion mythique – moins stabilisatrice que le mythe
lui-même en ce que, comme discours de l’Autre, elle laisse ouverte la béance
du non-symbolisable –, la polysexualité comme faisceau de relations, (anti-)
modèle alternatif d’agencements pulsionnels.
Chose certaine, Peraldi ne tombe pas dans le mythe piégé de la
Terre-Mère lequel, à partir des travaux de Lovelock, fut récupéré par les
tenants du New Age pour opposer au phallogocentrisme fondateur de
l’exploitation sans limite de la planète des hommes une religion mater-
nelle vierge, pure et bienveillante. Comme A.M.S. et Lilith, Kâlî, loin
de correspondre à l’image aimante de Gaïa, mine la version substantia-
liste et essen­t ialiste de l’éternel féminin, d’où l’efficacité symbolique du
mythe reconstruit par Peraldi. Très loin en effet, incommensurablement
loin : « Existe-t-il un lieu où le Réel des Indes rejoint la réalité de l’Inde ? »,
s’interroge-t-il, question à laquelle répondrait ainsi sans hésiter Sudhir et
Katharina Kakar sur une tonalité proche de celle de Margaret Mead (au
sujet de la transmission culturelle) :

39. Ibid., p. 200.


100 / Asie du soi, Asie de l’autre

les composantes de la psyché indienne (vision du monde hindoue, importance


attachée au lien, sensibilité au contexte ou différenciation peu prononcée entre
les sexes) ne sont pas des abstractions […]. Représentation mentale héritée de
notre culture, [la part culturelle de notre psyché] reste en dialogue constant
avec les parts universelle et individuelle de notre psyché, qui interagissent
avec elle et entre elles à chaque instant de notre existence40.

Ce pourquoi, sur le fond de l’Inde, Peraldi, affirmant ce que j’ap-


pellerais l’immanence du Réel, sa vibration sensible, son intensité, multiplie
les appels à ceux qui, avec Duras, habitent l’impossible en poète :
Atteindrons-nous jamais les Indes au-delà de l’Inde ? Certains d’entre nous,
oui, peut-être. Ç’aura été Hölderlin chez le menuisier Zimmer pendant les
vingt dernières années de sa vie, la mendiante de Battambang à Calcutta, la
femme du Gange, le Fou… D’autres également, ailleurs, dans d’autres textes,
par d’autres moyens : Schreber que décidément ni Freud ni Lacan n’auront
compris. D’autres encore qui y sont toujours restés : l’enfant de L’Été 80,
Nathalie Granger, le vice-consul de Lahore41…

Au-delà de l’Inde, chez Peraldi, c’est le Réel, expulsé de la réalité


par le Symbolique. S’il y a pour le sujet quelque chose qui ne peut être
symbolisé pour le sujet humain, échappant à son appréhension du monde
et à ses représentations, il semble que l’Inde en soit le signifiant, ce lieu
d’intensités où la pensée le manque infailliblement.
Aux yeux de Peraldi, Le Ravissement de Lol V. Stein constitue le point
de coupure et de bascule de l’œuvre de Duras, point dont Anne-Marie
Stretter, revers de Lol, figure le mouvement vers l’orient, la femme absolu-
ment présente de son manque depuis les fondations du monde. L’invitation
au voyage qu’il formule à notre endroit dans « Les Indes impossibles » indi-
que la direction à suivre, à savoir « l’interminable voyage du retour vers les
origines qui viennent à notre rencontre, celui qu’il faut refaire, toujours,
une fois encore, le seul, le voyage vers les Indes, le voyage aux Indes42 ». Car
il y a un avant les Grecs, dans l’après-coup lointain et mythique du drame
œdipien, cette oscillation de la temporalité psychique de l’espèce humaine
que reconnaît Hölderlin en identifiant la césure du spéculatif marquée

40. Sudhir et Katharina Kakar, Les Indiens. Portrait d’un peuple, trad. fr. Dominique Vitalyos
et Cécile Déniard, Paris, Seuil, 2007, p. 255.
41. François Peraldi, « Les Indes impossibles », dans Marguerite Duras à Montréal, textes réunis
par Suzanne Lamy et André Roy, Montréal, Éditions Spirale, 1981, p. 127.
42. Ibid., p. 122. Étudiant L’Après-midi de Monsieur Andesmas, Peraldi reprend cette thèse dans
« L’attente du père », Études freudiennes, no 23, 1984, p. 25-41.
Le mythe de Kâlî et la jouissance féminine chez François Peraldi / 101
par le silence des dieux devant l’acte, renvoyant aux calendes – grecques,
justement – l’éternel retour de la dette. Peraldi repère là un fait de structure
qui renvoie à la constitution du masochisme primaire en ce que l’enfant ne
peut symboliser l’assimilation cri-jouissance de la mère. Cette association
à l’appel de la Chose rejoint la « parole sans sujet qu’on appelle le mythe,
“la parole distante” comme l’appelle Heidegger, la forme primordiale de
la symbolisation dit Lacan […] ». Et c’est précisément ici que s’entend la
force de la méditation de Peraldi : « Pas l’un de ces mythes grecs cependant
auxquels les analystes, y compris Lacan, sont restés obstinément attachés
même si ce dernier les a formalisés dans le plus pur des langages : la topo-
logie. Mais un mythe indien qui a survécu à la vague indo-européenne
qui en Inde comme dans le monde méditerranéen a imposé un panthéon
viril à des peuples qui honoraient une Déesse femme originaire. » Et de
poursuivre son travail associatif : « Kâlî crie lorsqu’elle jouit, elle pousse une
sorte de “Kha, Kha” qui est le son articulé que pousse la femme indienne
lorsqu’elle jouit43. » Peraldi parle d’un « au-delà du devenir-Un illimité du
retour au corps de la mère ». Peut-être rencontre-t-on là, dans cette indis-
tinction du cri et de la jouissance, surgi du réel – ou de ce qu’Hélène Cixous
appelle le « pluréel », c’est-à-dire « l’ailleurs à venir44 » – le fantasme origi-
naire d’une béance innommable, hors-langage, précédence impossible que
la psychanalyse cherche à penser et/ou refouler en nommant la bordure de
la vie d’âme qui, durant toute la vie, vient, vient vers nous, vers notre orient.
À l’autre bout de la chaîne des pulsions, au nœud même de leur rencontre
en fait, c’est la terreur tourmentée et chaotique de la mort qui jaillit lorsque
se manifeste Kâlî, dont Anne-Marie Stretter est sans doute un nom secret,
hérité devant les Grecs.
C’est en tout cas, pour Peraldi, la fonction d’A.M.S. que d’inscrire
en creux, temporellement et spatialement, l’avant :
Elle est l’origine et c’est pourquoi, elle et les Indes, elle et Calcutta ne font
qu’un. Elle est l’origine comme effondrement originel, comme le gouffre qui
se creuse au sein de l’indifférencié chaotique, au sein de l’Un-Illimité pré-
originel, le Réel où peuvent être précipités les objets les plus primitifs, les

43. François Peraldi, « La Chose ». Version manuscrite d’une conférence prononcée à l’Uni-
versité du Québec à Montréal, le 4 novembre 1985.
44. Hélène Cixous, Prénoms de personne, Paris, Seuil, 1974, p. 5. Le signifiant Kha, peut-
être porteur du fantasme originaire de Peraldi, se retrouve également au moins dans
« K.K.K. » (Études freudiennes, no 30, 1987, p. 181-212) et dans « Krake/Krakra : A Case
Study » (PsychoCritique, vol. 2, no 1, 1987, p. 55-63). Sans compter le signifiant Kâlî lui-
même ainsi que les origines du nom de Calcutta.
102 / Asie du soi, Asie de l’autre

objets des pulsions de mort, et qui est la condition même de la structuration


d’un bord où le sujet (dont la structure de bord) pourra, après coup, dévorer
les objets de sa gourmande libido45.

Déjouant toute ontologie et toute cosmologie, Peraldi fait de A.M.S./


Calcutta plus qu’un lieu, qu’une femme, qu’une ville : un petit mythe poly-
morphe générant mille et une nuits, multipliant les fantasmes et les récits
traversant les cultures. Quand le narrateur du troisième volume de la tétra-
logie de Mishima dépeint l’arrivée à Calcutta de Honda, un personnage
qui commence à occuper l’un des foyers du récit, il insiste non seulement
sur la dimension énergétique (le shakti) de la déesse, mais également sur
ses polarités. Vénérée à la fois comme mère sublime et comme porteuse
des plus sauvages calamités, elle impose des sacrifices qui secouent Honda
lorsqu’il se rend au Kalighat, le temple consacré à la déesse, la ferveur des
fidèles atteignant une telle intensité qu’il songe à La Charité de saint Roch,
un tableau d’Annibale Caracci46.
S’agissant de l’originaire, les sources du nom Calcutta, capitale
du Bengale oriental célèbre pour ses luttes indépendantistes et ses mou-
vements de gauche, ne donnent-elles d’ailleurs pas à penser au Réel lui-
même ? Car Kalikata – qui vient peut-être du bengali kilkila (« zone plate »),
de Khal (« canal naturel ») ou de Katta (« creuser ») – est justement le nom
anglicisé de Kalikshetra (terre de la déesse Kālī). Calcutta, le centre du culte
de Kâlî, est peut-être, comme chez Dan Simmons47, une cité du mal où un
écrivain, Robert Luczak, croisant les Kapalikas (un groupe d’ascètes dont
le nom provient de Çiva Kapalin, c’est-à-dire le porteur de crânes), découvre
comme Freud la pulsion d’agression qui hante l’humanité et à laquelle la
culture sert de garde-fou.
On pourrait bien sûr reprocher à Peraldi comme à Freud d’utiliser
les mythes afin de construire une théorie des origines contestable sur le
plan de la rationalité historique et scientifique. Ce serait là faire l’impasse
complète sur la question de la narrativisation de l’impossible, laquelle
oblige à affronter le Réel de l’expérience humaine, à rencontrer Anne-Marie
Stretter comme Impossible. On pourrait également penser que son intérêt
pour l’Inde et la constance de sa réflexion au sujet des mythes et coutumes

45. Ibid., p. 126.


46. Yukio Mishima, Le Temple de l’aube. La mer de la fertilité III, traduit de l’anglais par Tanguy
Kenec’hdu, Paris, Gallimard, 1980, p. 72-77.
47. Je fais évidemment allusion à son roman intitulé Le Chant de Kali, Paris, Folio, 2005.
Le mythe de Kâlî et la jouissance féminine chez François Peraldi / 103
traduisent la part infantile et animiste qui l’habitait, attiré et angoissé qu’il
semblait l’être par l’infini et le sentiment océanique dont Romain Rolland,
qui consacra lui-même des ouvrages à l’Inde, faisait la source du sentiment
religieux. Mais pas plus que Freud, Peraldi n’accrédite la thèse du sentiment
océanique, c’est-à-dire la sensation d’éternité et de communion avec le Tout
lorsque les frontières du moi et du monde extérieur semblent s’effacer pour
laisser place à une sorte de plénitude fantasmatique.
Peut-on alors soutenir que le mythe de Kâlî soit, avec celui de
Lilith, le mythe peraldien par excellence, tout comme les mythes d’Œdipe
et du Père de la horde primitive constituèrent ceux de Freud ? Car dans
la remontée (peraldienne) après-coup vers l’originaire, ce que découvre un
jour tout analysant lorsqu’il affronte sa structure et son rapport à l’Autre,
dans le sens présocratique du legein (« s’allonger » et « dire ») et du noein
(« prendre en garde ») grecs (comme le retrouve Heidegger chez Parménide),
c’est que le penser et la mort se nouent dans la traversée ontique par les
figures ultimes de destructivité d’une force inaltérable en tout revenant de
l’espèce humaine, à quelque âge du mythe qu’il prenne vie.
Dans Le Nombril des aveugles, ce surgissement inouï du Réel ne
manque pas de terroriser Suzanne et Karl à plusieurs étapes de leur ini-
tiation. Tapie comme dans le film The Predator, la Chose trouve pour se
manifester plusieurs détours. Arrivée sur un matelas dont la chaleur étouf-
fante rappelle l’enfer, circulant entre les masses de corps agglutinés dans
le plaisir, Suzanne sent soudain passer à côté d’elle – sans la voir – une
chose dégageant une odeur pestilentielle pour ensuite entendre le cri d’une
femme sauvagement tuée par une bête qui la déchiquette et la mange sur-
le-champ. La voilà alors attirée par elle – la Chose – comme par le vide :
« Je me rapprochai du bruit que faisaient les claquements de la mâchoire. Je
percevais tout avec sagacité : le bruit, l’odeur écœurante de la chose mêlée
à celle, plus douce, du sang frais. » Pourquoi, sinon parce que cette chose
touche à tout, Suzanne perd-elle alors un moment le sens du toucher ? « On
aurait dit qu’il me manquait le sens du toucher, comme si, en touchant ou
même en goûtant, j’aurais pu vérifier l’authenticité de ce qui se passait. Je
parvins toutefois à contrôler la pulsion morbide et à me tenir à distance. Au
fond, j’aurais voulu voir, m’assurer que je ne rêvais pas48. » Pour tout sujet
humain, voir et rêver ne peuvent en effet que s’opposer, sous peine de bas-
culer dans la certitude hallucinatoire. C’est sans doute pourquoi Suzanne,

48. François Landry, Le Nombril des aveugles, op. cit., p. 111.


104 / Asie du soi, Asie de l’autre

désorientée, terrassée par l’horreur indicible, parcourt en tous sens le mate-


las et touche à tous les corps vautrés dans l’orgie. Car la créature, « ou enfin
la chose », l’a touchée… sans la toucher de fait. Elle en a été affectée. À une
autre étape de leur initiation, après que Karl a pénétré Suzanne dans un
effrénément psychédélique, le danseur qui veillait à la bonne marche de la
cérémonie et tournoyait autour d’eux se recroqueville de manière impré-
vue au milieu de l’espace sacré. Suzanne, encore elle, fascinée, s’approche,
comme en rêve : « Je m’avançai, le touchai du bout des doigts… Le danseur
tomba sur le côté dans un bruit sec […], ses membres tordus laissaient
croire [qu’] il s’était enflammé telle une allumette et consumé sur place. Je
le touchai de nouveau, eus peur un instant que tout ne tombe en cendres,
mais il n’en fut rien. » C’est alors que la chose – « car on ne pouvait appeler
cela un homme » – émerge de son corps maintenant carbonisé (alors qu’il
semblait l’être un instant auparavant) puis laisse se déployer un rire pro-
prement monstrueux. Une autre bête apparaît, cette fois dans une salle des
« nids suspendus », se glissant le long des murs pour attaquer et tuer encore
une jeune fille avant de la mastiquer avec des grognements de jouissance,
entre cris et silences. Paralysés par la peur, Suzanne et Karl risquent un
regard à l’extérieur du nid où ils sont réfugiés :
Je flairais l’odeur de la chose et du sang, et mon ouïe ne perdait rien non
plus de ce qui se passait. Tout à coup, une petite forme bondit hors du nid
éventré et s’éloigna rapidement. La chose s’élança en poussant un grognement
sauvage et la rattrapa. Un hurlement bref s’étouffa dans un démembrement
d’une rare violence49.

Chacune des manifestations de la Chose ne met-elle pas en scène


la fureur effroyable des fantasmes cannibalistiques les plus archaïques
symbolisés par Kâlî ? Chacun de nous ne s’affronte-t-il pas un jour, à tout
le moins dans ses rêves les plus enfouis, à ce Chaos destructeur ? Comme
cette analysante qui, lors d’une séance, me confiait d’une voix hachurée,
presque haletante : « La Chose veut ma peau ! La salope, la bitch, la mons-
trueuse ! » C’est sa mère, amante religieuse, qu’elle désignait ainsi, son
corps, un corps à-venir-mourant, à soigner bientôt, comme, seule fille au
cœur de cinq frères, elle avait été tenue de soigner celui de son père. Art
amoureux, mortifère, volupté des feux et des cendres aqueuses.

49. Ibid., p. 168-169. La citation précédente se trouve à la page 132.


Étrangère, Asie ?
Altérité et modernité dans le grand
roman d’espionnage de Pierre Saurel
Janusz Przychodzen
Université York

Le vaste monde créé pour la gloire de l’homme n’était


qu’un vaste désert pour Winnie.

Joseph Conrad, L’Agent secret.

Publié de 1947 à 1967 sous le titre Les Aventures étranges de l’agent


IXE-13, l’as des espions canadiens1, le roman-feuilleton de Pierre Saurel (pseu-
donyme de Pierre Daignault) a grandement contribué au développement
de l’image populaire de l’Asie au Québec avant la Révolution tranquille.
Il faut noter toutefois que les conditions qui ont déterminé l’apparition
de cette image sont à chercher sur un plan beaucoup plus large. Comme
l’a bien remarqué Edward W. Said, à la suite des nombreux revirements
politiques qui ont bouleversé les relations internationales pendant et après
la Deuxième Guerre mondiale, l’Asie est devenue une figure centrale de
la culture populaire dans toute l’Amérique2. D’une part, les invasions et
les cruautés japonaises, comparables aux crimes nazis, et, d’autre part, les

1. Après 1968, confronté au déclin de la série, Saurel tentera deux fois mais sans succès de
relancer son roman.
2. Edward W. Said observera un phénomène similaire en ce qui concerne la représentation
américaine de l’Orient arabe : « L’Arabe musulman est devenu une figure de la culture
populaire américaine depuis la Seconde Guerre mondiale […] », L’Orientalisme, Paris,
Seuil, 1980, p. 318.
106 / Asie du soi, Asie de l’autre

expériences chinoises et coréennes avec le communisme ont grandement


participé au renforcement d’une vision spécifique de l’Orient. La portée de
cette image a été amplifiée par le développement dynamique des moyens
de communication de masse qui commencent à dominer à cette époque le
marché de la culture. Rien de surprenant donc que, dans la période de sa
plus grande popularité, qui tombe au milieu des années 1950, le « grand
roman d’espionnage » de Saurel connaît un succès phénoménal : chaque
numéro hebdomadaire d’une quinzaine de pages se vend à 30 000 exem-
plaires. Au total, 20 000 000 d’exemplaires du roman auraient été ven-
dus. De cette longue série qui raconte à travers plus de 900 épisodes (soit
29 888 pages qui « tiendraient en plusieurs volumes de la Bibliothèque
de la Pléiade3 »), d’innombrables aventures internationales d’un groupe
de personnages, nous avons choisi une vingtaine de feuilletons pour un
examen approfondi de la représentation de l’Asie4.
Il faut mentionner toutefois tout de suite que l’Asie de Saurel, mal-
gré toute sa différence radicale, a peu à voir avec l’exotisme littéraire. Dans
ce roman, il ne s’agit nullement d’un Orient de Chateaubriand, ni celui de
Nerval, c’est-à-dire d’un Orient romantique, rempli de paysages et de per-
sonnages sublimes. Il y a là seulement des traces d’une telle vision idéalisée
de l’ailleurs. Le lecteur se trouve confronté plutôt à une Asie transportée
dans le modernisme, dans le mauvais modernisme plus précisément : celui
du fascisme et, le plus souvent, celui du communisme5. Trois pays surtout

3. Claude-Marie Gagnon, « Structure psychanalytique », dans Le Phénomène IXE-13, Guy


Bouchard (dir.), Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, 1984, p. 231.
Pour la liste complète des fascicules, voir « Index numérique et chronologique de la série
IXE-13 », dans Le Phénomène IXE-13, ibid., p. 339-369. Nous identifierons les feuilletons
sélectionnés en précisant leurs numéros d’ordre et leurs dates de parution selon cet index.
Il est à noter toutefois que le catalogue contient plusieurs inexactitudes.
4. Au total, une soixantaine d’épisodes portent sur l’Asie. Voir à ce sujet la liste de titres
annexée à cette étude. Notons qu’une bonne partie de ces fascicules est consacrée à deux
personnages : Sing Lee et, surtout, Taya, mais que plusieurs récits sont répétitifs sur le
plan des portraits moraux des personnages.
5. La question du nazisme et du communisme dépasse évidemment le cadre strict de
l’Extrême-Orient chez Saurel. Elle demeure centrale pour toute la série. Dans l’étude
« Histoire d’une littérature industrielle », Vincent Nadeau et Michel René notent ceci
en comparant la série IXE-13 au roman canadien d’Alexandre Huot : « Alexandre Huot
[écrivant à la même époque] passait […] pour un antisémite. Et pourtant, on ne retrouve
dans IXE-13 que très peu d’antisémitisme, mais bien plus de l’antinazisme et de l’an-
ticommunisme […] », dans Le Phénomène IXE-13, ibid., p. 34. Saurel lui-même a choisi
l’ennemi de IXE-13 avec beaucoup de conscience : « Le monde ne parlait pratiquement
plus des nazis, la guerre était terminée depuis quelques années. Il n’était plus question
que du communisme […]. J’ai alors décidé d’orienter mon roman de ce côté […] », cité
par Nadeau et René, dans Le Phénomène IXE-13, ibid., p. 48.
Étrangère, Asie ? / 107
représentent cette épreuve de l’altérité : le Japon de l’époque de la Seconde
Guerre mondiale (pays aussi aux prises avec un « complot » communiste),
la Chine sous l’emprise de Mao Tsé-toung et la Corée du Nord dominée par
les insurgés communistes6. Il apparaît à la première lecture des fascicules
sélectionnés que la représentation de l’étranger a ici essentiellement pour
fonction – presque à la manière d’une propagande – de repousser l’autre
de manière simpliste dans un monde radicalement différent de celui du
lecteur, et ce, sur tous les plans : politique, moral, culturel et social.
C’est avant tout cette prise de position idéologique qui nous force
à examiner le roman de Saurel en rapport avec les thèses de Said sur la
nature et la fonction de l’orientalisme occidental. Une telle démarche offre
l’occasion d’évaluer dans quelle mesure la représentation de Saurel corres-
pond aux lieux communs de l’orientalisme et, surtout, comment elle se situe
par rapport à ce que Said a appelé l’orientalisme moderne. Il faut toutefois
préciser – et cela a été révélé par plusieurs critiques – que l’ouvrage de
Said contient des faiblesses méthodologiques qui se manifestent surtout
dans des interprétations réductrices de grandes œuvres littéraires, mais
en ce qui concerne notre corpus appartenant à la littérature populaire – il
est donc plus imprégné de stéréotypes que la parole littéraire hautement
esthétisée –, force est de constater que ces défauts de méthode perdent leur
importance significative.
La perspective critique envisagée nous permettra également de
revenir sur la notion d’orientalisme américain (notion intéressante mais
jamais bien développée par Said) qui, en tant que phénomène, aurait donné
lieu à une vision renouvelée, plus équilibrée, et, partant, plus juste de
l’Orient. Examiner cette notion dans le contexte de la littérature québécoise
qui est née, rappelons-le, sur le sol américain, et, dans une bonne mesure,
de l’entrecroisement des cultures française, britannique et américaine, peut
nous aider à mieux saisir comment un tel orientalisme contribuerait sur le
plan esthétique à la spécificité éventuelle de l’orientalisme québécois.

Paradoxes de la représentation
Un lecteur attentif du roman de Saurel notera tout de suite que,
malgré le modernisme, l’Asie de Saurel est toujours représentée de manière

6. Quelques feuilletons portent aussi sur l’Inde et le Tibet, par exemple : Assaillie au Tibet
(391/1956) et Meurtre à Calcutta (688/1962).
108 / Asie du soi, Asie de l’autre

très générale, autant sur le plan spatiotemporel que celui des références
culturelles et historiques. Ce phénomène conduit inévitablement à une
faible différenciation des pays décrits et de leurs habitants : les Chinois, les
Japonais, les Coréens et les Vietnamiens sont en fait perçus par l’écrivain
de manière presque indistincte en tant que « Jaunes7 », tandis que leur ter-
ritoire – l’Asie se présente comme un grand lieu commun du discours de
la propagande politique de l’époque. Ainsi, l’Orient de Saurel s’inscrit fon-
damentalement dans le cadre d’un portrait à caractère oxymorique : il est
transparent et opaque à la fois, et son altérité, magnifiée dans sa radicalité,
se montre en même temps presque totalement obscurcie. La différence que
connote cette civilisation est donc, à la fois, proche et lointaine ; et il n’est
pas surprenant d’observer que, vers la fin de la série, elle prend un visage
qui est de plus en plus familier :
Ce n’était pas la première fois que l’as des espions canadiens se rendait à
Vancouver. Mais il aimait toujours séjourner dans cette ville.

— C’est une des plus belles villes du monde, aimait-il à dire souvent.

[…]

Il n’y avait qu’une chose.

IXE-13 trouvait que la population était un peu trop cosmopolite.

On y rencontrait des gens de toutes les races, mais en particulier, des Chinois,
des Japonais et des Hindous8.

Jacques Godbout, qui a réalisé en 1971 un film parodiant les aven-


tures d’IXE-139, a bien réussi à mettre en valeur la dimension tout à fait
factice de l’orientalisme de Saurel. Une intrigue qui tombe souvent dans
l’absurde, remplie de trucages enfantins et déployée dans des décors de
carton pâte crée immédiatement chez le spectateur l’impression d’assister

7. Le terme apparaît explicitement dans le roman : « Burns vit le Jaune plonger la main dans
son pantalon et en sortir un couteau », La Geisha de Vancouver (590/1959), p. 17. Et encore :
« Marius déclara : Bonne mère, je trouve que tous les Chinois se ressemblent », La Poupée
de Tokyo (827/1964), p. 3. Souvent, chez Saurel, la rhétorique du péril rouge s’accompagne
de celle du péril jaune, ce dernier étant exprimé de manière très naïve, uniforme, sans
tenir compte de nuances géopolitiques en Asie : « Yanashi s’enflammait. – Un jour, si nous
pouvions, les Japonais, nous unir aux Chinois, unir nos forces, nous pourrions proba-
blement dominer le monde. […] Nous écraserons ensuite tous les Blancs », L’Amnésique
de Tokyo (742/1963), p. 10.
8. Pierre Saurel, La Geisha de Vancouver, op. cit., p. 11-12. Il est à noter que la focalisation
change dans ce passage, ce qui rend le propos de cette pause narrative plus général. Cette
Asie familière apparaît aussi dans Les Dessous du Chinatown (714/1962).
9. Jacques Godbout, IXE-13, Office national du film du Canada, 1971.
Étrangère, Asie ? / 109
à une vision superficielle et artificielle, très naïve, de l’autre. En recou-
rant à l’esthétique de l’absurde, Godbout montre les péripéties d’IXE-13 de
manière fortement ironique, décalée. Une telle interprétation du roman
de Saurel par Godbout peut donc apparaître beaucoup plus comme l’effet
d’un choix artistique conscient que la conséquence d’un faible budget de la
production. Le fait que tous les personnages asiatiques sont joués unique-
ment par des acteurs québécois renforce le travestissement qui caractérise
le film. Il faut se rendre donc à l’évidence : l’Orient de Saurel est un lieu
produit avant tout par l’imaginaire populaire, fictif par excellence (et non
pas fictionnel). C’est un Orient du pauvre, qui repose sur une représenta-
tion à peine masquée de la société représentante.
Il ne faut pas toutefois conclure rapidement à partir de cette pau-
vreté de la représentation sur le caractère superficiel et, surtout, nul de sa
valeur. Au contraire, la simplification à laquelle on assiste ne provoque
pas un aplatissement de l’image qui viderait l’Orient de tout son sens,
mais contribue à l’émergence d’une nouvelle dimension à caractère quasi
mythique, qui pèse lourdement sur la nature et l’évolution de l’ensemble
du récit. L’on s’aperçoit d’ailleurs vite que l’Orient de Saurel, malgré toute
son altérité gommée, ne se confond jamais avec l’Occident. La ligne de
démarcation qui sépare les deux univers est donc très nette, conforme
aux exigences de l’esthétique populaire. Cette vision manichéenne scinde
en deux la représentation de l’Asie en en faisant néanmoins, comme nous
l’avons déjà remarqué, un territoire étranger et connu à la fois. Ce paradoxe
est d’autant plus opératoire que la modernité asiatique est uniquement
associée chez Saurel aux idéologies du fascisme et du communisme, qui –
rappelons-le – sont pourtant nées en Occident. Aussi, malgré la diffusion
essentiellement locale du roman, le conflit des civilisations décrit par Saurel
est situé sur le plan plus large des rapports entre l’Occident et l’Orient. Et le
personnage principal (« le grand chef du service d’espionnage10 »), malgré
son nom Jean Thibault, qui renvoie évidemment à la culture et à la société
québécoises, est aussi une figure représentative de l’Occident :
Joueur de tennis de niveau national, muni d’une force physique extraordi-
naire, Jean Thibault devient membre du Service secret canadien pendant la
Seconde Guerre mondiale et connaît lors de sa carrière de nombreux succès
qui en ont fait le meilleur espion des Nations Alliées [sic !] et, plus tard, l’en-
nemi numéro un des Communistes [sic !]. Il est surnommé l’as des espions

10. Pierre Saurel, Le Bourreau japonais (26/1948), p. 1.


110 / Asie du soi, Asie de l’autre

canadiens. IXE-13 est polyglotte, il parle : le français, l’anglais, l’italien, l’alle-


mand, le russe et le chinois. C’est un habile pilote. Il a visité toutes les parties
du monde et suscite l’admiration même de ses ennemis11.

Saurel inculpe l’Orient de tomber dans l’idolâtrie du communisme


et du fascisme, comme s’il voulait expulser hors du pays de ses héros les
idéologies qui indéniablement ont marqué l’histoire occidentale. L’Orient,
qui depuis des millénaires représente de manière on ne peut plus symbo-
lique l’autre en opposition à l’Occident, sera appelé à jouer, encore une fois,
de manière exemplaire le rôle du bouc émissaire. Mais ce qui frappe surtout
le lecteur, c’est la nature de l’antagonisme qui, loin de reproduire la distance
exotique entre les deux cultures (ce qui caractérise la version classique de
l’orientalisme), se manifeste essentiellement sur le plan moral. Ce trait est
aussi présent dans l’orientalisme décrit par Said ; toutefois, chez Saurel,
sans doute à cause du climat social rigide, marqué profondément par le
duplessisme, il devient dominant, exclusif et central dans tout le conflit.
Ainsi, le presque inexistant exotisme de la série, qui a été alimenté
sans doute par une plus grande proximité entre les deux civilisations à
l’époque de la publication du roman (c’est-à-dire par le rétrécissement de
l’espace qu’avaient provoqué la modernisation et l’industrialisation du
globe à partir de la deuxième moitié du XXe siècle), n’a pas donné lieu à un
dialogue culturel quelconque mais, au contraire, a renforcé l’intensité de la
confrontation. C’est ce caractère radical du conflit qui a évidemment rendu
nécessaire le recours à des distinctions morales d’autant plus tranchées que,
comme nous l’avons déjà précisé, malgré tout le dégoût que la civilisation
asiatique est appelée à inspirer, le visage de l’autre est bien familier chez
Saurel. Sur le plan narratif, par sa manière très elliptique de raconter les
déplacements multiples du capitaine Thibault entre le Canada et l’Asie, en
accélérant souvent la vitesse du récit aux limites du vraisemblable, l’écri-
vain escamote constamment la distance, en mystifiant l’Asie12 : « Le voyage

11. Pierre Saurel, La Geisha de Vancouver, op. cit., p. 1. Nous élargissons la portée idéologique
du personnage central, au-delà de sa dimension nationale qui a déjà été étudiée par
Guy Boucard : « Si le roman d’espionnage est “un roman dramatique où le protagoniste
travaille secrètement au service d’un État”, et si “l’État s’incarne, en ces textes, dans la
personne du chef de l’espion, dont le rôle est essentiel puisque l’espion n’agit pas dans
son propre intérêt [mais] doit recevoir sa mission de quelqu’un à qui il est également
tenu d’en rendre compte”, l’activité de l’espion se caractérise comme un faire découlant
d’un ordre, c’est-à-dire d’un devoir-faire », « Les structures du récit d’espionnage », dans
Le Phénomène IXE-13, op. cit., p. 75.
12. Au sujet de l’inscription du récit de Saurel dans le modèle du mythe, tel que celui-ci a été
défini par Strauss, voir Louise Milot, « Défaite des femmes », dans Le Phénomène IXE-13,
op. cit., p. 181-226.
Étrangère, Asie ? / 111
[au Japon] se faisait presque sans arrêt. Quelques escales seulement pour
faire le plein d’essence et c’était tout13 » ; « Il faisait nuit. L’avion transportant
Marius, Roxanne et Gisèle était rendu au-dessus de la Chine14. »
Il est à noter que le refoulement de la différence par un jugement
moral radical réarticule la question de l’identité de l’autre. Curieusement,
le processus n’a plus pour but de disqualifier moralement la différence en
la plaçant sous une catégorie morale inférieure, ce qui était encore le cas de
l’orientalisme classique, mais, au contraire, de l’intensifier et de l’amplifier
pour en faire l’incarnation même du mal. On peut observer ce phénomène
dans la manière dont les personnages asiatiques sont représentés dans tout
le récit. Venant souvent des couches sociales inférieures, d’un monde de coif-
feurs, de danseuses, de masseuses et de prostituées, ils constituent ensemble
un univers social qui est automatiquement moralement suspect. Il suffit de
parcourir seulement les titres de certains fascicules pour s’en rendre compte :
« Le Bourreau japonais » (26/1948), « Le Dentiste japonais » (234/1953), « Le
Traître chinois (266/1953), « Les Sournois du Japon » (321/1954), « Les Bas-
fonds de Tokyo » (372/1955), « Le Barbier japonais » (392/1956), « Le Chinois
insaisissable » (546/1959), « La Geisha de Vancouver » (590/1959), « Taya,
l’indomptable » (632/1960), « Les Dessous du Chinatown » (714/1962), « La
Masseuse japonaise » (776/1963), « Nuits d’orgie chez Taya » (756/1963), « Les
Bas-fonds de Pékin » (885/1965). Quelques exceptions concernant les person-
nages asiatiques, qui sont alliés aux personnages occidentaux, ne changent
pas ce profil15 ; nous reviendrons par ailleurs sur cette question dans la suite
de notre étude.
Bien que le peuplement d’un récit appartenant à la littérature
populaire par des personnages des bas-fonds de la société n’ait rien d’ex-
ceptionnel en tant que stratégie de représentation, en comparaison avec
la représentation du monde occidental dans le roman étudié ici, ce trait
prend une signification à part, car les personnages occidentaux qui cir-
culent autour de l’agent IXE-13 ne sont populaires en fait que dans leur
apparence, leur statut social étant tout à fait vague. Malgré toute la facilité
avec laquelle le lecteur typique, lui-même faisant partie des couches socia-
les populaires, pouvait s’identifier avec le récit de Saurel, les personnages

13. Pierre Saurel, Agents secrets en Chine, op. cit., p. 6. Les italiques sont de nous.
14. Ibid., p. 11.
15. Comme le précise IXE-13, l’un des « 22 mots de passe que nous avons en sol chinois »
est : « Méfiez-vous même de vos amis… », Agents secrets en Chine, op. cit., p. 8.
112 / Asie du soi, Asie de l’autre

occidentaux qui appartiennent à ce récit s’opposent aux personnages asia-


tiques par leur intelligence, par leur éducation, par leur sens des valeurs,
et surtout, par leur humanisme inné.
[IXE-13] est un homme qui bénéficie d’une solide instruction : cours classique,
études en droit et diplôme en aéronautique. L’une de ses grandes forces réside
dans sa connaissance universelle des langues. Du français au tibétain, pas
moins de neuf langues constituent son champ linguistique16.

Sur le plan de la stratification sociale, la symétrie entre les deux


mondes est donc brisée, mais ce n’est que pour mieux accentuer l’opposition
sur le plan central de la représentation.
Précisons que les portraits des personnages asiatiques sont forte-
ment stéréotypés et se donnent à lire comme l’incarnation des vices, telles
la cruauté, la barbarie et la malveillance. Ensemble, ces traits négatifs ren-
forcent la vision manichéenne de la différence. Il est par ailleurs intéressant
de constater que les titres des feuilletons, accrocheurs par leur exotisme
apparent, ne renvoient pas directement aux personnages occidentaux, soit
aux personnages principaux, mais aux personnages asiatiques, c’est-à-dire
les personnages secondaires. Cette stratégie, utilisée fréquemment en lit-
térature populaire, permet aux personnages étrangers de gagner du poids
narratif et de s’opposer à leurs adversaires. D’ailleurs, le plus souvent, la
rectitude morale des personnages occidentaux n’est pas à démontrer ; ce
que l’auteur se doit essentiellement de faire, c’est de dénoncer la barbarie
des autres personnages. Ainsi, nous sommes loin de la narration qui carac-
térise, par exemple, Au Cœur des ténèbres de Joseph Conrad, en brouillant
de manière systématique et sophistiquée les frontières morales dans la
rencontre de la civilisation occidentale et de la soi-disant barbarie africaine.
Il n’en reste pas moins que le roman de Saurel, malgré toute sa limpidité
morale apparente, s’avère aussi – quoique bien différemment – enraciné
dans l’ambivalence.
La dévalorisation constante des personnages asiatiques corres-
pond étroitement à la différenciation des civilisations, et comme la civili-
sation asiatique est presque complètement dominée idéologiquement avec
peu de place laissée au privé et à l’intime, ces personnages apparaissent
par conséquent en tant qu’« avatars » de leurs doctrines. Par contre, le

16. Luc Bertrand, Pierre Daignault, d’IXE-13 au père Ovide, Montréal, Éditions de l’Homme,
1995, p. 33.
Étrangère, Asie ? / 113
monde social d’IXE-13 où l’idéologie se fait beaucoup plus discrète, pres-
que transparente, apparaît comme celui qui s’oppose directement à une
vision doctrinaire de la réalité. Cet effet est obtenu d’abord par l’impor-
tance donnée à l’aspect sentimental et émotionnel de la vie ; c’est surtout
cet humanisme à caractère quelque peu romantique, se voulant très naï-
vement dépourvu de toute idéologie, qui place les personnages occiden-
taux de manière opposée dans le rapport au monde asiatique moralement
dépravé.

Asie fatale, moralité et féminisme


La supériorité de l’Occident se manifeste de manière on ne peut
plus convaincante sur le plan de la représentation des femmes asiatiques.
C’est un fait qui, selon Said, constitue l’un des traits de l’orientalisme en
général ; on observe toutefois dans le cas de notre récit une nette différence
par rapport à l’image orientaliste stéréotypée des femmes. Said dénonce
surtout la vision littéraire qui fait des femmes orientales « des créatures
des phantasmes de puissance masculins », qui « expriment une sensualité
sans limites ». Les Orientales sont dans ces œuvres, dit-il, « plus ou moins
stupides, et surtout, elles acceptent17 ». Chez Saurel, le monde des femmes
est marqué par un personnage en particulier. Il s’agit de Taya, la reine des
communistes chinois, « la plus élevée de tous18 », « la femme la plus désirée
de Chine19 ». L’image de cette femme ne correspond pas toutefois à celle
que Said analyse avec beaucoup de finesse mais aussi de sarcasme, par
exemple, dans l’écriture de Flaubert :
Prenons […] la rencontre de Flaubert avec une courtisane égyptienne, rencon-
tre qui devait produire un modèle très répandu de la femme orientale : celle-ci
ne parle jamais d’elle-même, elle ne fait jamais montre de ses émotions, de sa
présence ou de son histoire. C’est lui qui parle pour elle et qui la représente.
[…] Ma thèse est que la situation de force entre Flaubert et Kachuk Hanem
n’est pas un exemple isolé ; elle peut très bien servir de prototype au rapport
de forces entre l’Orient et l’Occident et au discours sur l’Orient que celui-ci
a permis20.

17. Edward W. Said, L’Orientalisme, op. cit., p. 238.


18. Pierre Saurel, Agents secrets en Chine, op. cit., p. 8.
19. Ibid., p. 30.
20. Edward W. Said, L’Orientalisme, op. cit., p. 18.
114 / Asie du soi, Asie de l’autre

Chez Saurel, la Chinoise apparaît par contre comme une femme


très dangereuse. C’est une « une femme terrible21 ». Loin d’être passive, elle
n’hésite pas à utiliser ses charmes pour atteindre ses objectifs. Consciente
de ce qu’elle est, et de ce qu’elle désire, elle détient et exerce de manière
impitoyable le pouvoir. Par sa force, ses ruses et sa beauté, Taya fait seule
le contrepoids à ce que représente l’agent IXE-13. La féminité menaçante du
personnage s’oppose ici à la masculinité dominante et même à la virilité
exemplaire, pourrait-on dire, du héros canadien. Les deux personnages
représentent donc de manière stéréotypée l’opposition symétrique entre
l’Orient et l’Occident. En tant que figure allégorique d’une Asie ennemie,
Taya jouit aussi dans le récit d’un statut à part, car sa vie est l’objet d’un
récit parallèle à celui de Saurel : « On l’avait posée en héroïne. Les journaux
avaient publié par tranches, comme un roman, son odyssée parmi les rangs
des Alliés22. »
Louise Milot, dans une étude du roman de Saurel intitulée « Défaite
des femmes », résume de cette façon la « fonction [éminemment] négative »
de ce personnage féminin : « Le modèle narratif montre bien en effet, nous
semble-t-il, que le rôle le plus “dangereux”, narrativement parlant, pour le
héros, celui qui aurait pu opérer une permutation à son détriment, c’est le
faire de Taya […]23. » Précisons que, d’après ce que Saurel nous en dit, Taya
en tant qu’ennemie jurée du capitaine Thibault aime toutefois secrètement
le Canadien, même si ce dernier refuse de se courber devant elle. IXE-13 est
« [l]e seul homme… le seul qui ait repoussé Taya24 ». La valeur emblémati-
que de cette femme-Asie a été bien mise en avant dans le film de Godbout,
puisqu’elle « maghane » le français à la manière d’une Japonaise, c’est-à-dire
sans faire la distinction entre les consonnes « r » et « l ». Cette caractéristique
du portrait se confirme aussi, quoique différemment, dans le roman, quand
Taya se fait passer sans aucune difficulté pour une geisha. Le pouvoir d’im-
posture de Taya devient d’ailleurs légendaire, quand elle arrive facilement
à « fai[re] croire à tous qu’elle était devenue une Alliée25 ».
D’un côté, ni muette ni passive, et de l’autre côté, indépendante,
sensuelle et dominante, Taya contredit donc dans une bonne mesure le

21. Pierre Saurel, Agents secrets en Chine, op. cit., p. 8.


22. Ibid., p. 18. Notons l’emploi métaphorique du terme « odyssée » qui souligne également
le caractère mythique des aventures de l’héroïne.
23. Louise Milot, « Défaite des femmes », dans Le Phénomène IXE-13, op. cit., p. 216.
24. Pierre Saurel, Agents secrets en Chine, op. cit., p. 18.
25. Ibid., p. 5.
Étrangère, Asie ? / 115
modèle féminin décrié par Said. « C’est une femme qui ne recule devant
rien pour se faire aimer de certains hommes26 », note Saurel à propos de
son héroïne. Effectivement, malgré toute la force que Taya possède (« je
suis la plus puissante27 »), et l’attraction qu’elle exerce sur son entourage
masculin, il ne faut jamais oublier que cette femme apparaît fondamen-
talement comme un personnage négatif et même diabolique. Son pouvoir
absolu n’est donc qu’un pouvoir maléfique, et sa sexualité débridée, que le
lecteur ne saurait confondre d’aucune manière avec la sentimentalité, est
perverse, profondément immorale. En tant que « femme qui peut tuer ses
parents28 », Taya apparaît globalement comme la caricature de l’idée com-
muniste ; elle incarne l’idée du pouvoir pour le pouvoir et la perversion de
l’espionnage lui-même :
Elle continua sa vie de grande dame en même temps que de débauche. Il était
plutôt rare qu’un haut-officier ne restât pas chez elle pour une nuit.

En vendant son corps, Taya obtenait ainsi des milliers de faveurs.

Ce soir-là, elle était installée dans son salon, vêtue d’un magnifique
kimono.

Un des premiers officiers de l’armée communiste était à ses pieds, en admi-


ration devant elle29.

26. Ibid., p. 9.


27. Ibid., p. 23.
28. Ibid., p. 9.
29. Ibid., p. 18. Il faut préciser cependant que le kimono est un vêtement porté par les
Japonaises, et non par les Chinoises.
D’autre part, la moralité oblige : malgré toute la dépravation qu’il attribue à Taya, Saurel
ne pourra jamais se permettre de faire des descriptions « bizarres » et « excentriques » de
la sexualité comme celles, par exemple, de Flaubert : « Le bouffon de Méhémet-Ali, pour
réjouir la foule, saisit un jour une femme dans un bazar du Caire, la posa sur le bord de
la boutique d’un marchand et là la coïta publiquement pendant que le marchand conti-
nuait à fumer tranquillement sa pipe », cité par Said, op. cit., p. 122. La même réserve est
observée dans des scènes de torture et de violence, toutes feintes. Seulement l’esthétique
« d’un coup de poing » ou « d’un coup de crosse » est admise dans ce roman : « Un coup
de poing bien placé et le nazi resta immobile », Le Bourreau japonais, op. cit., p. 29. Une des
rares exceptions constitue la description du suicide d’un kamikaze : « Le sang lui sortait
de la bouche et des oreilles », L’Amnésique de Tokyo, op. cit., p. 20.
Par contre, l’auteur se permet en 1964, après l’écroulement du duplessisme, de mettre
dans la bouche de ses personnages ce commentaire significatif : « [Jean] – On n’avait pas
le droit de parler de divorce, on ne pouvait mentionner les mots amants et maîtresses,
montrer les cuisses ou le sein d’une femme, c’était un crime. Le temps des baisers était
minuté et évidemment, pas de scène dans un lit. […] Aujourd’hui, c’est différent, notre
censure accepte ou refuse un film, tout simplement. Si par hasard on coupe un bout, ce
sera plutôt pour des raisons politiques ou religieuses […] », La Poupée de Tokyo, op. cit.,
p. 2-3. Vincent Nadeau et Michel René apportent aussi des précisions intéressantes à ce
116 / Asie du soi, Asie de l’autre

C’est sur ce plan que l’on retrouve toutefois, malgré les différences
que représente l’orientalisme de Saurel, une certaine similarité avec les
traits de la représentation orientaliste étudiés par Said :
L’Oriental est déraisonnable, dépravé (déchu), puéril, « différent » ; l’Européen
est ainsi raisonnable, vertueux, mûr, « normal ». […] L’Oriental est dépeint
comme quelque chose que l’on juge (comme dans un tribunal), quelque chose
que l’on étudie et décrit (comme dans un curriculum), quelque chose que
l’on surveille (comme dans une école ou une prison), quelque chose que l’on
illustre (comme dans un manuel de zoologie)30.

La forte amoralité qui caractérise la reine des communistes chinois


pervertit au fond l’idée de la révolution communiste dans l’ensemble. C’est
un stratagème qui se compare d’ailleurs à la caricature, tant dénoncée par
Said, de l’idée arabe de révolution :
La pièce d’érudition centrale du recueil est l’essai de Bernard Lewis, « Islamic
Concepts of Revolution ». Nous avons ici une stratégie qui a l’air très raffinée.
[…]

« Dans les pays de langue arabe un mot différent était utilisé [pour
révolution] thawra. La racine th-w-r en arabe classique signifie se lever
(par exemple pour un chameau), être ému ou excité, d’où, en particulier
dans l’usage maghrébin, se rebeller. […] »

Tout ce passage est rempli de condescendance et de mauvaise foi. Pourquoi


introduire l’idée du chameau qui se lève comme étymologie pour la révolution
arabe moderne, sinon comme manière astucieuse de la discréditer ?

[…] L’association que fait Lewis entre thawra et un chameau qui se lève et, plus
généralement, l’agitation (et non la lutte pour des idées) suggère, bien plus
largement qu’il n’est habituel chez lui, que l’Arabe n’est guère qu’un névrosé
sexuel. Chacun des mots […] qu’il utilise pour définir la révolution est teinté
de sexualité : être ému, excité, se (sou)lever. Mais il s’agit en grande partie
d’une « mauvaise » sexualité31.

sujet : « Edgard Lespérance [responsable du roman à Police-Journal] ne refuse jamais [les


dessins soumis pour illustrer IXE-13], mais en discute souvent […] et ne […] permet pas
de créer des couvertures “osées”, ou “indécentes”. Pas de décolletés trop prononcés, rien
qui puisse scandaliser. Somme toute, mutatis mutandis, mêmes ordres qu’aux auteurs
du sujet de leurs textes. Il est néanmoins frappant de constater que tel ou tel dessin des
années 60 est plus “osé” que ceux d’années antérieures… », Vincent Nadeau et Michel
René, « Histoire d’une littérature industrielle », dans Le Phénomène IXE-13, op. cit., p. 47.
30. Edward W. Said, op. cit., p. 55.
31. Ibid., p. 343-344.
Étrangère, Asie ? / 117
Compte tenu de l’ambiguïté identitaire inhérente au récit de Saurel,
la question de Taya se pose au lecteur comme un véritable quiproquo,
mais à étudier cette figure plus attentivement, on se rend compte qu’elle
représente sous le masque d’une femme orientale une femme tout à fait
occidentale et moderne : une femme-vamp, une femme fatale. Bref, on
retrouve là une caricature du féminisme, perçu comme une force menaçant
les valeurs traditionnelles pourtant de plus en plus intenables au Québec
de l’époque.

L’orientalisme moderne en question


Dans sa critique, Said a aussi dégagé quelques aspects contextuels
de l’orientalisme, surtout « l’expansion de l’[Occident], la confrontation his-
torique, la sympathie [et] la classification », qui auraient déterminé « les
structures spécifiques de l’orientalisme, intellectuelles et institutionnel-
les32 ». Sur ce plan, on est obligé de noter également des différences très
importantes en rapport avec la spécificité de IXE-13.
Par « l’expansion de l’[Occident] », Said entend une extension de
l’image de l’Orient au-delà des limites du cadre biblique. « Les points
de référence, note-t-il, ne sont plus le christianisme et le judaïsme, avec
leurs calendriers et leurs cartes plutôt modestes, mais l’Inde, la Chine, le
Japon et Sumer, le bouddhisme, le sanscrit, le zoroastrisme et Manu33. » La
confrontation historique, précise Said, née de la conscience grandissante
de l’Europe d’elle-même en tant que civilisation, et de la volonté de cette
même civilisation de se comprendre à travers les différences que repré-
sentaient des civilisations non européennes, a eu pour effet le dégagement
de l’image de l’Orient de ses paramètres strictement religieux. De cette
façon, « Gibbon [par exemple] peut traiter Mahomet comme un personnage
historique […] et non comme un mécréant diabolique rôdant quelque part
entre la magie et la fausse prophétie34 ». Les phénomènes de l’extension et
de l’historicisation rendent évidemment la structure de l’identité orien-
tale plus complexe et permettent d’établir des rapports plus nuancés avec
toutes les régions de l’Orient : « les notions d’association humaine et de
possibilité humaine prennent [alors] une légitimité très générale – par

32. Ibid., p. 143.


33. Ibid.
34. Ibid.
118 / Asie du soi, Asie de l’autre

opposition à une légitimité de clocher35 ». Malheureusement, signale Said,


au même temps, ces changements importants se retrouvent à l’origine de
la multiplication de classifications préjudicielles de l’humanité : « la race,
la couleur, l’origine, le tempérament, le caractère, les types recouvrant la
distinction entre les chrétiens et tous les autres36 ».
Ne serait-ce que par son cadre géographique, culturel et politique,
à première vue, le roman de Saurel semble correspondre à l’extension de la
représentation analysée par Said. L’Orient dans IXE-13 se place d’ailleurs
non seulement hors du cadre biblique, mais hors de tout cadre religieux. Il
s’agit là d’un Orient fondamentalement laïque, d’autant plus que presque
aucune référence au bouddhisme ni au shintoïsme n’y apparaît. Mais en
réalité, Saurel représente l’Asie comme une civilisation atrocement athée
en la situant aux antipodes de la religiosité dominante de sa société. Mais
c’est là aussi qu’apparaît toute la différence par rapport à Said, car cet
orientalisme « d’ici », en poussant jusqu’à l’extrême la modernisation idéo-
logique de l’Asie, caricature, sans le vouloir, sa propre société, qui, comme
on le sait, se sentait aussi bien menacée que son voisin américain par le
« Red Scare ».
Selon Thierry Hentsch, c’est justement ce sentiment d’angoisse
à peine sublimé dans la vision occidentale de l’autre qui a donné nais-
sance à « l’Orient de l’inquiétude » : « Au-delà de ce qu’il répète, le regard
du XXe siècle [sur l’Orient], tout comme celui des siècles précédents, n’a
d’intérêt que par sa spécificité. Et cette spécificité, c’est le sentiment ou,
du moins, l’anticipation du déclin occidental […]37. » Pour Hentsch, cette
situation est regrettable, mais, d’autre part, elle augmente significative-
ment la possibilité d’un dialogue : « Malgré ses limites ethnocentristes, le
regard réfléchi de l’Occident offre matière à réfléchir pour cet autre qu’il
ausculte et qu’il cherche à rejoindre38. » Pourrait-on alors affirmer, en se
situant dans la même perspective, que, même si au Québec des années 1950,
la possibilité d’un dialogue interculturel était mince, IXE-13 par l’intérêt
qu’il attirait annonçait aussi le changement significatif dans la perception
de l’autre que l’on observera avec l’avènement de la Révolution tranquille ?

35. Ibid.
36. Ibid.
37. Thierry Hentsch, L’Orient imaginaire : la vision politique occidentale de l’Est méditerranéen,
Paris, Seuil, 1988, p. 221.
38. Ibid., p. 221.
Étrangère, Asie ? / 119
À partir de ce moment, on voit en effet que la société québécoise de plus
en plus consciente d’elle-même commence à s’identifier positivement avec
le mouvement de décolonisation. Cette solidarité doit-elle donc être inter-
prétée comme l’un des paramètres qui modifieront l’horizon d’attente du
lecteur de la série de Saurel ? Ce changement a-t-il contribué à la chute de
la popularité de la série, qui par l’inadéquation grandissante de l’image
véhiculée de l’altérité contrastera de plus en plus avec la perception plus
ouverte, et, dans une certaine mesure, presque inversée de l’autre39, cet
autre qui d’une entité obscure et menaçante s’est rapidement transformé
en un « opprimé » ? Selon nous, la pénétration et la légitimation rapides
dans la conscience sociale de cette époque des idéologies de gauche consti-
tuent un aspect important dont il faut tenir compte dans l’évolution de la
réception de IXE-13. Il nous semble qu’il faut considérer cet aspect dans
la même mesure que le changement même de la culture populaire qui,
par son développement dynamique, devenait de plus en plus lettrée, en
participant au déclin de l’immense popularité de la série40. Le point de
vue de Claude-Marie Gagnon semble appuyer une telle hypothèse : « Si
une telle production paralittéraire a connu du succès, c’est sûrement, pour
une part, parce que le Québec vivait à l’époque de mutation idéologique
qui l’a fait passer du stade de société traditionnelle rurale à celui de société
industrialisée41. » Ainsi, l’orientalisme de Saurel, malgré sa forme d’expres-
sion populaire, se donne à voir comme une manifestation complexe qui
témoigne essentiellement du caractère transitoire de son époque.
Les différences entre l’orientalisme moderne, tel qu’il a été défini
au préalable par Said, et l’orientalisme présent dans le récit de Saurel
sont aussi frappantes par rapport aux phénomènes de « la sympathie »
et de « la classification ». Rappelons que Said voit la « sympathie » en tant

39. Pensons, par exemple, au poème-manifeste Speak White de Michèle Lalonde.


40. Cette situation est possible même si, selon Sylvie Provost, les lecteurs de IXE-13 peu
instruits et jeunes « étaient [selon leurs dires] peu intéressés à la politique intérieure de
leur pays » et « ils n’étaient pas plus curieux de relations internationales : ils n’avaient
ainsi aucune curiosité particulière pour la question du nazisme ou du communisme »,
cité par Vincent Nadeau et Michel René, dans Le Phénomène IXE-13, op. cit., p. 37. Il est
à remarquer cependant que, comparativement aux années 1950, l’âge de ces lecteurs au
début des années 1960 était plus élevé, ainsi l’était leur conscience du monde. D’autre
part, les graphiques étudiés par Provost semblent indiquer que si dans un premier temps
le taux montant de scolarisation aidait la série à devenir de plus en plus populaire,
au-delà d’un certain seuil, il y avait déjà un effet contraire. Voir le graphique à la page 39
du Phénomène IXE-13.
41. Claude-Marie Gagnon, « La Structure psychanalytique », dans Le Phénomène IXE-13, ibid.,
p. 233.
120 / Asie du soi, Asie de l’autre

qu’identification sélective et positive avec l’autre qui auparavant était


perçu à travers une opposition sommaire comme une menace corrodant
le moi occidental42 ; tandis que « la classification » repose, selon lui, sur le
départage de l’humanité selon des catégories à caractère non religieux qui
sécularisaient la nature même de l’orientalisme.
Or il nous faut rediscuter aussi sur ces deux plans la valeur
moderne et progressiste de l’Asie qui apparaît dans le roman de Saurel.
Nous avons vu que, dans IXE-13, la laïcisation radicale n’est au fond qu’un
masque ; elle ne reflète que très peu, presque à l’envers, l’état de la société
ambiante. Le progressisme excessif, imputé à l’autre, se laisse interpré-
ter par conséquent comme l’expression d’un conservatisme religieux, qui
témoigne plutôt du raffermissement de l’ancienne opposition « entre les
chrétiens et tous les autres43 ». Mais, dans une autre perspective, on peut
voir aussi dans cette diabolisation de l’autre, et dans cette opposition on
ne peut plus radicale au progrès laïque, le signe de l’affaiblissement de ce
que Said appelle la légitimité transparente de la cloche. Autrement dit, on
peut interpréter cette représentation de la non-religiosité de l’autre comme
le début du déclin inévitable du pouvoir politique en place.
Said, qui n’a pas envisagé une telle forme « intermédiaire » de
l’orientalisme, était pourtant très conscient des liens étroits qu’il y a entre
orientalisme religieux et orientalisme moderne :
Mais si ces éléments interconnectés représentent une tendance à la séculari-
sation, cela ne veut pas dire que les anciens modèles religieux de l’histoire,
de la destinée et des « paradigmes existentiels » des hommes sont simplement
écartés. Loin de là : ils sont reconstitués, redéployés, redistribués dans les
cadres séculiers que nous venons d’énumérer. […] [Si] l’orientalisme fournit
le vocabulaire, le répertoire des concepts, les techniques – car c’est ce que
faisait et ce qu’était l’orientalisme depuis la fin du dix-huitième siècle –, il
conserve aussi, comme un courant permanent de son discours, un élan reli-
gieux reconstruit, un surnaturalisme naturalisé44.

Pour ce qui est du dernier aspect de l’orientalisme moderne,


nommé par Said « la sympathie », il nous faut préciser de prime abord qu’il
serait insuffisant d’affirmer que la diabolisation de l’Orient chez Saurel
mène automatiquement à un arbitrage univoque entre le monde oriental et

42. Edward W. Said, L’Orientalisme, op. cit., p. 143.


43. Ibid.
44. Ibid., p. 144.
Étrangère, Asie ? / 121
le monde occidental, vu que, comme nous l’avons déjà mentionné, il existe
dans le roman un nombre de personnages asiatiques qui collaborent avec
les personnages occidentaux. Dans notre perspective, ces personnages sont
moralement ambivalents.
Le Chinois Sing Lee, « l’un des plus fidèles compagnons 45 » de
l’agent IXE-13, constitue à cet égard un cas exemplaire, surtout à cause de
son travail pour le compte du réseau d’espionnage canadien. Mais il faut
se demander à quel prix le personnage ennemi a pu devenir acceptable.
Notre hypothèse est qu’en littérature populaire, la représentation positive
d’un tel personnage se fait de manière paradoxale, c’est-à-dire au détriment
de la valeur même de ce personnage. Ce dernier ne peut être en fait jamais
complètement bon, il ne peut être qu’acceptable. L’ambivalence morale de
Sing Lee apparaît d’abord dans sa nature asiatique qui, dans le contexte
du récit, est toujours décrite comme potentiellement dangereuse. Ainsi,
la capacité convaincante mais en même temps effrayante du personnage
de se faire passer pour un bourreau japonais (nazi) et de se faire engager
ensuite en tant qu’espion dans l’armée allemande grossit la cruauté poten-
tielle du héros :
— Oui, un Japonais que nous avons dans nos rangs depuis quelque temps. Il
est passé maître dans l’art des supplices… nous en avons plusieurs, mais
il en possède des meilleurs.

IXE-13 se dit :

— Peut-être… mais c’est certainement difficile de battre les Allemands en


cruauté.

Van Tracht se tourna vers Bouritz.

— Va chercher le Japonais Yamaté46.

On retrouve un autre exemple de l’ambivalence morale du même


personnage dans le feuilleton « Poupée de Tokyo ». Ici, Sing Lee – contraire-
ment à la résistance héroïque de IXE-13 aux charmes irrésistibles de Taya –
tombe naïvement et follement amoureux d’une espionne communiste
japonaise. Il est souligné dans le texte que la folle passion que l’homme
éprouve instantanément vis-à-vis de Loliyama Sokarayé se disant prête « à
[le] servir47 » toute la vie, met en danger la vie des personnages occidentaux

45. Pierre Saurel, Le Bourreau japonais, op. cit., p. 21.


46. Ibid., p. 21.
47. Ibid., p. 6.
122 / Asie du soi, Asie de l’autre

et, partant, compromet l’efficacité du travail d’espionnage. Un rappel à


l’ordre s’avère alors nécessaire pour établir l’équilibre :
[Sing Lee] — […] Vous devez vous rapporter [au bureau du Major] à deux
heures, n’est-ce pas ?

[IXE-13] — C’est bien ça.

— Le Chinois fera changer ça [à cause de son aventure amoureuse].

— Sing Lee, fit le Canadien d’un air de reproche, tu crois avoir des pouvoirs
que tu ne possèdes pas.

Cette petite scène fait penser à ce que Said avait noté à propos de
la nécessaire et constante surveillance de l’Oriental qui, en tant qu’être
humain incomplet, serait incapable de dominer son irrationalité. Ce qui
est aussi important dans ce passage, c’est le fait que le narrateur désigne
IXE-13 comme « le Canadien » et Sing Lee comme « le Chinois », car ces
dénominations déplacent l’enjeu du conflit au-delà de ce que les personna-
ges représentent individuellement. Le contraste entre la nature enfantine
et niaise de l’amoureux qu’est Sing Lee et la lucidité admirable de IXE-13
est d’ailleurs amplifié dans la suite de la scène :
[IXE-13] — Mais comprends donc, idiot, qu’elle voulait [t’]épouser, justement
à cause de ton poste.

[Sing Lee] — Non, non, c’est votre faute ce qui arrive.

Et brusquement, il lança à la figure d’IXE-13 :

— Sing Lee vous déteste48.

C’est donc surtout l’émotivité et la sentimentalité démesurées qui


font de Sing Lee un Oriental par excellence. Le fait que toute cette scène
est précédée par un long (étalé sur une trentaine de lignes !) panégyrique
soulignant la carrière fantastique de l’espion chinois ne change pas vrai-
ment la valeur totale du portrait. Au contraire, cette introduction s’explique
par la stratégie narrative employée par l’auteur pour obtenir un meilleur
contraste. Pour bien comprendre ce qu’une telle structuration du récit
implique, il est utile de rappeler que, selon Genette, dans le récit tradition-
nel – et tel est, à de nombreux égards, le roman de Saurel –,
l’opposition de mouvement entre scène détaillée [ce type de scène est fonda-
mental dans l’épisode étudié] et le récit sommaire [il s’agit là, dans notre cas,

48. Ibid., p. 31.


Étrangère, Asie ? / 123
surtout du portrait initial et positif de Lee] renvoie presque toujours à une
opposition de contenu entre dramatique et non dramatique, les temps forts
de l’action coïncidant avec les moments les plus intenses du récit, tandis que
les temps faibles étant résumés à grands traits et comme de très loin49.

Le déroulement de la narration dans la suite de l’épisode apparaît


donc comme une longue mais efficace déconstruction de l’image positive
du personnage. Ce procédé a pour but de dévoiler la nature cachée de
Sing Lee.
Il va de soi qu’un tel personnage ne peut se faire aimer par le
lecteur que dans la mesure où sa nature est désamorcée. Ceci est obtenu
dans le texte, entre autres, par le procédé d’infantilisation constante. Sing
Lee est souvent drôle aussi bien dans sa manière d’être que dans celle de
parler. Sa faible maîtrise du français se manifeste ici en tant que trait sty-
listique qui apparente le personnage à un « nègre » : « [IXE-13] Sing Lee…
toi ici… [Sing Lee] Oui, maître… […] Sing Lee a eu une mission, il est venu
en Allemagne en se faisant passer pour un Japonais50. » L’emploi constant
par Saurel, dans le cas du discours de Lee, de la troisième personne déper-
sonnalise le personnage en lui enlevant la possibilité de parler de manière
assumée et responsable.
Par conséquent, force est de constater que l’orientalisme moderne
tel qu’il a été étudié par Said se manifeste de manière très différente chez
Saurel. Ceci est dû sans doute au fait que l’idée même de progrès est mon-
trée dans cette série de manière inversée. On ne pourrait toutefois expli-
quer ce paradoxe seulement par la nature de l’évolution de plus en plus
convulsive du modernisme occidental après la Seconde Guerre mondiale.
Comme l’a bien dit Said, la diminution de la distance entre l’Orient et
l’Occident, et la tension qui en résulte sur le plan de la représentation des
deux civilisations en sont aussi la cause :
Alors que les rencontres commerciales, politiques et existentielles d’autres
manières entre l’Est et l’Ouest devenaient [au dix-neuvième siècle] plus nom-
breuses […], il s’est développé une tension entre les dogmes de l’orientalisme
latent, avec son support, l’étude de l’Orient « classique », et les descriptions
d’un Orient présent, moderne, manifeste, articulées par des voyageurs, des
pèlerins, des hommes d’État, etc. À un certain moment impossible à déter-

49. Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 142.


50. Pierre Saurel, Le Bourreau japonais, op. cit., p. 25.
124 / Asie du soi, Asie de l’autre

miner avec précision, cette tension a causé une convergence des deux types
d’orientalisme51.

En effet, le récit de Saurel peut être lu dans une certaine mesure


comme l’expression de ce syncrétisme, mais il nous apparaît qu’il ne par-
ticipe que très peu au raccourcissement de la distance dont parle Said. En
vérité, il court-circuite la relation Orient-Occident, et, pour la même raison,
il serait inapproprié de parler du rapport établi en termes d’une « confron-
tation historique ». Si confrontation il y a, elle est manifeste à travers une
lutte mythique52, c’est-à-dire anhistorique.

Un orientalisme américain ?
On peut aborder la question de l’américanité de l’orientalisme de
Saurel de plusieurs manières. D’abord, il est utile de noter que la série n’a
pas été seulement distribuée au Québec : elle a aussi été vendue dans plu-
sieurs communautés francophones aux États-Unis :
Nous savons que les petits romans et IXE-13 sont diffusés un peu partout
au Québec et dans l’Ontario francophone. De plus, comme le Bavard vendait
des abonnements aux États-Unis, les Éditions du Bavard puis les Éditions
Police-Journal ont pu chercher à y diffuser leurs petits romans. […] Alfred
Lespérence et Pierre Daignault confirment que la série est vendue dans le
nord de l’État de Vermont, à Burlington par exemple, et d’une façon générale
en Nouvelle-Angleterre, par exemple à Lewiston. Et beaucoup au Nouveau-
Brunswick. Et un peu au Manitoba. […] Selon Jean l’Archevêque, aucune ten-
tative n’est faite d’exporter les petits romans en Europe53.

On peut admettre donc que le roman de Saurel correspondait non


seulement à l’horizon d’attente canadien-français mais qu’il savait aussi
intéresser un public américain. Il est utile de mentionner, par ailleurs, que
Saurel, qui n’a jamais eu l’occasion de visiter l’Asie, a rédigé ses récits à

51. Edward W. Said, L’Orientalisme, op. cit., p. 254-255.


52. La dimension mythique du récit est visible dans la description de plusieurs personnages,
dont Marius Lamouche, l’ami de IXE-13 : « Capitaine dans le Service Secret [sic !]. Colosse
marseillais, mesurant plus de six pieds et pesant dans les deux cents livres, il n’a jamais
peur de rien et adore la bagarre. Il est le bras droit de l’agent IXE-13 et l’accompagne
dans presque toutes les missions », La Geisha de Vancouver, op. cit., p. 1.
53. Guy Bouchard (dir.), Le Phénomène IXE-13, ibid., p. 40. D’autre part, il faut mentionner que
le public québécois était bien accoutumé à la littérature populaire américaine, circulant
à profusion au Québec au moment de la publication de IXE-13.
Étrangère, Asie ? / 125
partir des observations, sur le terrain, de sa propre société54, et en utilisant
les informations qu’il trouvait dans des ouvrages sur l’Asie commandés
en Europe. Si ce dernier fait permet d’avancer l’hypothèse d’une filiation
possible de la série avec l’orientalisme européen, il n’en reste pas moins que
l’écrivain a perfectionné sa technique d’écriture dans le cadre des cours de
création littéraire « New Method of Plotting Lessons », offerts par corres-
pondance par Ellis Publishing, organisme affilié à l’université de Boston.
Il semble alors que la question de l’américanité chez Saurel doit
d’abord se poser sur les plans stylistique et esthétique, quoique la thémati-
que de la série semble aussi y compter pour beaucoup. Rappelons que Said
qui s’est penché de manière sommaire sur l’orientalisme américain soute-
nait que ce type d’orientalisme se distinguait essentiellement par une plus
grande attention donnée sur le plan de la représentation à l’Extrême-Orient,
contrairement à l’orientalisme colonial européen, qui en plus d’être tourné
de manière presque obsessive vers le Proche-Orient et le Moyen-Orient,
serait marqué par une forme sclérosée de l’esprit romantique :
La position des Américains, disait-il, n’est pas tout à fait la même : pour eux,
l’Orient a des chances d’être associé plutôt à l’Extrême-Orient (Chine et Japon
pour l’essentiel). […] [L]a compréhension américaine de l’Orient paraît bien
plus floue ; les récentes aventures japonaises, coréennes, indochinoises doi-
vent pourtant donner aux Américains une sensibilité « orientale » plus rai-
sonnable et plus réaliste55.

Chez Saurel, on remarque, en effet, sur le plan stylistique, le


caractère sobre et factuel de l’écriture, renforcé, d’une part, par l’emploi
d’un narrateur extra- et hétéro-diégétique, et, d’autre part, par une grande
importance donnée aux procédés narratifs comme le récit sommaire et le
dialogue. Rappelons que, toujours selon Genette, sur le plan de la durée,
c’est justement le dialogue qui reproduit le mieux le temps réel de l’his-
toire. L’usage limité d’analepses et de prolepses réduit significativement
le jeu d’anachronies, et permet de dire que l’écriture de Saurel correspond
tout à fait au canon de la littérature populaire réaliste. Quelques nuances
s’imposent toutefois d’emblée au lecteur :

54. Luc Bertrand ajoute : « L’intrigue [de IXE-13] est habituellement inspirée de faits divers
lus dans les journaux ou observés par l’auteur. […] Le caractère des personnages résulte
la plupart du temps, comme le reste, du don d’observation de Daignault et de rencontres
survenues notamment au cours de tournées en province avec sa troupe de théâtre »,
op. cit., p. 37.
55. Edward W. Said, L’Orientalisme, op. cit., p. 14.
126 / Asie du soi, Asie de l’autre

Le style réaliste [de Saurel], habituel à ce type de récit, n’empêche pas la mise
en scène de situations exceptionnelles ; séduction amoureuse instantanée ou
par hypnotisme, vol de documents secrets, enlèvement de savants ou de diplo-
mates, multiplication de sosies, invention d’armes prodigieuses, etc.56.

De plus, dès que l’on procède à une analyse plus approfondie de la


mimesis dans le récit, on remarque surtout une dissymétrie significative
dans le traitement des personnages asiatiques et non asiatiques. Car, si on
peut parler ici d’une vision réaliste et même naturaliste mettant au premier
plan de la représentation, entre autres, les instincts et les dépravations de
la nature humaine, c’est seulement par rapport au monde asiatique et non
pas au monde occidental. Ce dernier se situe décidément à l’opposé d’un tel
réalisme, les relations humaines qui le caractérisent étant remplies, comme
nous l’avons déjà mentionné, d’amitiés, de chaleur et de solidarité. Il se
caractérise aussi par un fort esprit de famille, car tout tourne autour de la
valeur sacro-sainte que représente le mariage (même si celui-ci, comme
l’a bien remarqué Louise Milot, est interdit en principe au héros espion57).
On observe même ce déséquilibre esthétique dans des situations qui font
croire à un relâchement moral des personnages occidentaux :
[IXE-13] — Je sors de chez Louise Berthelet. Alors, il paraît que vous l’avez
connue. Il paraît que vous êtes sorti avec elle, que vous avez même
cherché à l’embrasser…

[Général Smiley] — N’est-ce pas mon droit ? Je suis libre. Cette jeune fille me
plaît. J’ai bien l’intention de continuer à lui faire la cour.

56. Marie-José Des Rivières et Claude-Marie Gagnon, « Résumé du corpus », Études littéraires,
vol. 12, no 2, 1979, p. 141. Numéro spécial consacré à IXE-13.
57. Louise Milot écrit : « “Un agent secret n’a pas le droit de tomber amoureux” : telle est
l’injonction présentée par la fiction dès le premier numéro de la série [Le Repaire de la
mort, no 1P, p. 26] » ; « [IXE-13] aimait [Gisèle Tubœuf], mais il disait que son service,
son travail dangereux, ne lui permettait pas d’épouser une femme, surtout que Gisèle
voulait élever une famille [Vengeance !, no 573, p. 4] », « La défaite des femmes », dans Le
Phénomène IXE-13, op. cit., p. 182.
C’est à travers ces stratégies narratives que Jean Thibault peut maintenir son rôle d’es-
pion et d’individu. D’ailleurs, à la fin des années 1950, le couple est déjà marié, mais
l’histoire tumultueuse de cette union reflète, selon nous, les chambardements sociaux
provoqués par la Révolution tranquille. Dans la nouvelle série IXE-13, l’agent playboy,
IXE-13 se lancera dans l’exploration de sa sexualité sans Gisèle, qui « disparaît » en tant
que personnage. Voir aussi Louise Milot, dans Le Phénomène IXE-13, op. cit., p. 210-211.
Pour ce qui est de la valorisation extrême du mariage, Claude-Marie Gagnon affirme
pertinemment : « [L]a possession de Gisèle par la voie légale du mariage, la seule permise,
entre en conflit avec l’espionnage [activité reliée à une situation historique défavorable].
[…] Toute la série sera une tentative de résolution de cette opposition », « La Structure
psychanalytique », dans Le Phénomène IXE-13, op. cit., p. 233.
Étrangère, Asie ? / 127
— Même si elle est mariée ?

— Mariée !

— O ui. J’ai bel et bien l’intention de l’épouser et le plus tôt possible,


Général.

Une bombe serait tombée aux pieds de Smiley que ça n’aurait pas fait plus
d’effets58.

Et encore :

Le Canadien savait que Kimiko était très aguichante, qu’elle pouvait inté-
resser n’importe quel homme, mais notre héros voulait, avant tout, demeurer
un mari fidèle59.

On s’aperçoit donc que le monde occidental se caractérise par un


lyrisme naïf et moralisant, qui contraste vivement avec la réalité crue, pro-
pre à l’Asie. Ainsi, si on voulait classifier le récit de Saurel du point de vue
stylistique et esthétique, il faudrait le placer sous une catégorie intermé-
diaire de semi-réalisme ou, mieux, de réalisme asymétrique. Il va de soi que
ce type de réalisme renforce les autres paramètres de la lutte mythique dont
le roman est imprégné. Il faut préciser néanmoins qu’à cause de l’emploi
déséquilibré des procédés réalistes, cette lutte prend le plus souvent, chez
Saurel, la forme classique du duel entre la culture et la nature.

***

Que nous dévoile donc l’orientalisme de Saurel au terme de cette


étude ? Faut-il surtout y voir les ruines d’un Orient romantique (franco-
britannique), perçu souvent comme la possibilité de rêve, de fuite et d’exil,
dont nous parle Gérard de Nerval dans une lettre adressée à Théophile
Gautier ?
Moi, j’ai déjà perdu, royaume à royaume, et province à province, la plus belle
moitié de l’univers, et bientôt, je ne vais plus savoir où réfugier mes rêves ;
mais c’est l’Égypte que je regrette le plus d’avoir chassé de mon imagination,
pour la loger dans mes souvenirs60 !

58. Pierre Saurel, Agents secrets en Chine, op. cit., p. 4.


59. Pierre Saurel, La Geisha de Vancouver, op. cit., p. 23. Les italiques sont de nous.
60. Cité par Said dans L’Orientalisme, op. cit., p. 120.
128 / Asie du soi, Asie de l’autre

Ou s’agit-il plutôt de l’expression essentiellement hargneuse, mal-


gré le côté risible qui s’y trouve, de l’inquiétude que la modernisation de
l’Asie a provoquée chez les Occidentaux depuis la fin du XIXe siècle ?
Écrire sur l’Orient moderne, affirme Said, c’est soit faire paraître une démys-
tification bouleversante des images recueillies dans des textes, soit se confi-
ner dans l’Orient dont parlait Hugo dans sa préface originale aux Orientales :
« L’Orient, soit comme image, soit comme pensée, est devenu […] une sorte
de préoccupation générale61. »

Quoi qu’il en soit, cette Asie, qui n’est ni britannique, ni française,


ni américaine mais en même temps semblable à plusieurs égards à ces
types d’orientalisme, frappe d’abord l’imagination du lecteur par son réa-
lisme cru, par sa dérive idéologique et, surtout, par son pouvoir politique
menaçant. Le péril jaune se manifeste ici de manière particulièrement inté-
ressante puisque, à travers l’Asie, Saurel ne parle essentiellement que de
sa propre société. Il en résulte un paradoxe énonciatif qu’IXE-13, le héros
principal de la série, exprime le mieux : pendant qu’il semble vouloir lut-
ter à travers ses innombrables missions au nom des valeurs universelles,
il défend en réalité les valeurs on ne peut plus traditionnelles. Telle est sa
véritable mission secrète.
Surimaginée, et parfois même hallucinée, cette Asie incroyable et
impossible met toutefois au centre de l’attention la question de la moder-
nité qui deviendra fondamentale à l’époque de la Révolution tranquille.
Formulée dans les années 1950, cette question fait apparaître néanmoins le
modernisme en tant qu’idéologie à bannir. Il s’agit là surtout d’une moder-
nité attardée à visage monstrueux, mais aussi, dangereusement séduisant
et même sublime. Dans cette situation, à cause du déguisement de la repré-
sentation, l’Asie elle-même n’apparaît pas comme une civilisation étrangère.
Elle n’est peut-être qu’étrange comme les aventures mêmes de IXE-13.

Index des fascicules portant sur l’Asie62


Le Bourreau japonais (26/1948), À la recherche de Sing Lee (35/1949),
Prisonnier au Japon (89/1950), Le Tibet noir (97/1950), IXE-13 en Corée
(157/1951), Taya, l’espionne communiste (158/1951), Taya se venge (166/1952),

61. Victor Hugo, Œuvres poétiques, éd. Pierre Albouy, Paris, Gallimard, 1964, vol. 1, p. 580.
62. Tiré de la liste complète des fascicules qui se trouve dans Guy Bouchard (dir.), Le
Phénomène IXE-13, op. cit., p. 337-369.
Étrangère, Asie ? / 129
Len Shu, le traître (179/1952), Mission-suicide en Corée (186/1952), Taya
s’évade (193/1952), IXE-13 amoureux de Taya (200/1952), Prisonniers de Corée
(226/1953), Le Dentiste japonais (234/1953), La Conversion de Taya (235/1953),
La Reine des rouges (244/1953), Le Traître chinois (266/1953), Linwa, la petite
Chinoise (267/1953), Agents secrets en Chine (284/1954), L’Opium sous les
tentures (312/1954), L’Aveugle de Marrakech (314/1954), Les Sournois du
Japon (321/1954), Le Chinois d’Astrakan (333/1955), Les Bas-fonds de Tokyo
(372/1955), Assaillie au Tibet (391/1956), Le Barbier japonais (392/1956), La
Cave chinoise (409/1956), L’Expédition Taya (410/1956), Les Masseuses japo-
naises (479/1958), Contre Taya ! (493/1958), La Taya canadienne (498/1958),
Odyssée en Mandchourie (512/1958), Le Chinois insaisissable (546/1959), La
Geisha de Vancouver (554/1959), Le Piège de Taya (570/1959), Taya en dan-
ger (591/1960), Taya, l’indomptable (632/1960), Le Bouddha qui rit (643/1961),
Taya en Amérique (679/1961), Les Deux Taya (680/1961), Meurtre à Calcutta
(688/1962), Meurtre au Japon (706/1962), L’Américaine de Shanghai (707/1962),
Les Dessous du Chinatown (714/1962), L’Amnésique de Tokyo (742/1963), Nuit
d’orgie chez Taya (756/1963), La Vamp de Tokyo (757/1963), Voluptés orientales
(773/1963), La Masseuse japonaise (776/1963), La Poupée de Tokyo (827/1964),
La Chinoise invisible (840/1964), Mission au Vietnam (854/1965), La Chinoise de
Paris (860/1965), La Disparition de Sing Lee (864/1965), Taya trahit (866/1965),
Les Mystères de Calcutta (874/1965), Les Bas-fonds de Pékin (885/1965), Traqué
à Pékin (886/1965), L’Amour à la japonaise (887/1965), La Coiffeuse japonaise
(896/1966), La Chinoise en amour (912/1966), Le Nouvel Allié de Taya (914/1966),
Le Parchemin chinois (929/1966).
L’Asie dans les récits des voyageurs
québécois de la seconde
moitié du XXe siècle :
un miroir contre-ethnocentrique
Pierre Rajotte
Université de Sherbrooke

Il est trop aisé de railler une utopie dès lors qu’on lui substitue une chimère
tout aussi contestable. Le démasquage est un nouveau masque à son tour et,
en matière de relations à autrui, on ne fait que passer d’un égarement à un
autre.
Pascal Bruckner, Le sanglot de l’homme blanc1.

Mes recherches préliminaires2 sur les récits des voyageurs québécois


en Asie m’ont amené à remarquer que la représentation de l’Autre dans ces
récits oscille généralement entre, d’une part, la négation ou la dévalorisation
de l’altérité et, d’autre part, une forme de fascination et d’idéalisation exotique.

1. Pascal Bruckner, Le Sanglot de l’homme blanc. Tiers-Monde, culpabilité, haine de soi, Paris, Le
Seuil, 1983, p. 277.
2. Voir Pierre Rajotte, « L’Orient dans les récits des voyageurs québécois de la seconde
moitié du XXe siècle : une expérience de déperdition de soi », Voix et Images. Littérature
québécoise, vol. XXXI, no 91 (automne 2005), p. 15-31 ; Pierre Rajotte, « The Self and the
Other : Writings of Quebec Travellers in the Middle East at the End of the 19th Century »,
Canadian Literature, no 174 (Autumn 2002), p. 98-115.
132 / Asie du soi, Asie de l’autre

Comme l’a montré Tzvetan Todorov3, ces deux approches diamétralement


opposées relèvent de deux règles archétypales de construction de l’altérité :
d’un côté, la « règle d’Hérodote » qui a trait à une représentation ethno-
centrique de soi qu’on conforte notamment en dépréciant la différence de
l’Autre, et, d’un autre côté, « la règle d’Homère », qui consiste à idéaliser la
différence de l’Autre, à l’investir de valeurs qu’on se reproche de n’avoir
pas soi-même. Cela dit, on sait que ces deux modes de représentations
traduisent « une même ignorance de ce qu’est l’autre qui n’est jamais qu’un
miroir où se projettent, en images inversées, les qualités du soi ou en ima-
ges idéalisées, les qualités dont l’absence est critiquée en soi4 ».
Le propos principal de la présente étude consistera à démontrer
comment cette construction en miroir de l’altérité évolue dans une cin-
quantaine de récits de voyageurs québécois en Asie au XXe siècle. Il s’agira
entre autres de relever ce qui caractérise l’altérité de l’Asiatique et ce que
révèle cette altérité au sujet du « groupe de référence5 » qui la surdéter-
mine, en l’occurrence les Occidentaux6. Les auteurs ne voient-ils l’Autre
qu’à travers des figures imposées, voire des « formes élémentaires de la
pensée sociale7 » ? Réussissent-ils à représenter l’Asiatique autrement que
par une approche fondée sur la dépréciation ou l’idéalisation ? Mais sur-
tout, à quelle projection du Soi mène l’ouverture à l’Autre qui marque de
plus en plus leur discours dans la seconde moitié du siècle ?

3. Tzvetan Todorov, Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Paris,
Éditions du Seuil, 1989, p. 297-298.
4. Denise Jodelet, « Formes et figures de l’altérité », dans Laurent Licata et Margarita
Sanchez-Mazas (dir.), L’Autre. Regards psychosociaux, Grenoble, Presses Universitaires
de Grenoble, 2005, p. 44.
5. Caractérisé par une appartenance qui peut être de nature culturelle, sociale, ethnique,
religieuse, etc., « le sujet collectif occupant la position du groupe de référence […] fixe
l’inventaire des traits différentiels qui, de préférence à d’autres possibles, serviront à
construire, à diversifier et à stabiliser le système des “figures de l’Autre” qui sera, tem-
porairement ou durablement, en vigueur dans l’espace socioculturel considéré ». Eric
Landowski, Présences de l’autre. Essais de socio-sémiotique II, Paris, Presses Universitaires
de France, 1997, p. 26.
6. Le « Nous » de référence auquel s’identifient le plus systématiquement les auteurs des
récits de voyage de notre corpus concerne les Occidentaux.
7. Serge Moscovici, « Pensée stigmatique et pensée symbolique. Deux formes élémentaires
de la pensée sociale », dans Catherine Garnier (dir.), Les Formes de la pensée sociale, Paris,
Presses Universitaires de France, 2002, p. 21-53. Nous reviendrons sur ces deux formes
de la pensée sociale en conclusion.
L’ Asie dans les récits des voyageurs québécois de la seconde moitié… / 133
De l’ethnocentrisme au contre-ethnocentrisme
Jusqu’aux années 1940, le discours des voyageurs québécois reste
fortement imprégné d’ethnocentrisme. C’est le cas, comme on peut s’y
attendre, dans les récits des missionnaires qui visent essentiellement à
démontrer à quel point est nécessaire la conversion de l’Autre à la reli-
gion chrétienne. La propagande missionnaire donne alors à voir l’Asia­
tique tantôt comme une menace à contrer, tantôt comme un « pauvre Jaune
arriéré » à civiliser. D’une part, la conversion des Asiatiques est représentée
comme une mesure préventive pour l’Occident compte tenu de la puissance
prépondérante dont jouissent en Asie certains pays comme le Japon et la
Chine au point de vue démographique, politique, militaire et économique.
Pour épargner « à l’humanité de grandes catastrophes8 », pour endiguer le
fameux « Péril jaune » qui menace d’envahir l’Occident, il importe donc
« d’aller porter la vérité à ces peuples assis à l’ombre de la mort9 ». D’autre
part, la conversion des Asiatiques leur permettrait, nous disent les voya-
geurs, d’avoir accès au véritable progrès. Selon le franciscain Urbain-Marie
Cloutier, « les Japonais n’ont de notre civilisation que la surface et l’exté-
rieur ; tant qu’ils n’en auront pas absorbé aussi la moelle, c’est-à-dire, le
christianisme, leur adaptation au progrès moderne restera toujours factice
et menteuse10 ». « La suprême désolation pour le cœur du voyageur chré-
tien en ces contrées, écrit pour sa part le père Bonaventure Péloquin, c’est
d’observer les épaisses ténèbres d’ignorance et d’erreur dont sont encore
enveloppées ces pauvres âmes païennes11 ». La différence de l’Autre est
donc essentiellement réduite à promouvoir « l’héroïsme12 » et le dévouement
apostolique dont font preuve les missionnaires pour la résorber. L’approche
privilégiée est celle « de l’inversion à la conversion13 ». De fait, dans leur
récit, les voyageurs insistent triomphalement sur les bienfaits de l’éduca-
tion catholique que les missionnaires, ces héros civilisateurs, prodiguent
à de jeunes Asiatiques. Dès lors, il ne s’agit plus de représenter l’Autre,
mais de faire en sorte qu’il ne soit plus tout à fait autre. Dans sa différence,
l’Asiatique suscite généralement peu d’intérêt ou inspire des commentaires

8. R.P. Urbain-Marie Cloutier, Propos japonais, p. 200.


9. Olivier Maurault, Le Devoir, vol. XIII, no 162, 14 juillet 1922, p. 1.
10. R.P. Urbain-Marie Cloutier, Propos japonais, p. 17.
11. Bonaventure Péloquin, Débuts d’un Missionnaire, p. 51.
12. Antonio Dragon, En mission parmi les Rouges, p. 121.
13. Francis Affergan, Exotisme et altérité. Essai sur les fondements d’une critique de l’anthropologie,
Paris, Presses Universitaires de France, 2002, p. 86.
134 / Asie du soi, Asie de l’autre

défavorables. Une fois réduit au Même, c’est-à-dire décrit comme un fer-


vent néophyte catholique, il constitue en revanche un phénomène digne
d’attention et d’édification14. À Fukushima au Japon, au moment où elle
assiste à une séance de catéchisme avec quelques prosélytes, sœur Sainte-
Marie-Eugène s’exclame : « jamais franchement, je n’ai été plus édifiée, plus
émue, j’allais dire. Ces chers chrétiens prient comme des anges, on dirait
qu’ils voient Notre-Seigneur15 ». En somme, instrumentalisé, l’Autre n’est
pas le sujet d’un ailleurs mais l’objet d’une mission civilisatrice et évangé-
lisatrice. Il faudra attendre les années 1960-1970 pour que les missionnaires
commencent à considérer la connaissance de la culture de l’Autre comme
un moyen de mettre en doute et d’enrichir la leur16.
À partir de la seconde moitié du XXe siècle, cette rhétorique ethno-
centrique n’a plus vraiment cours. Elle cède au désir d’apprendre à désap-
prendre, à la volonté de se désaliéner d’une perception ethnocentrée de
sa culture au profit d’une meilleure connaissance de l’Autre. On observe
ce renversement entre autres dans la remise en question des idées reçues
héritées des discours nationalistes et prosélytistes. À titre d’exemple, la
notion de « Péril jaune », qui a marqué le tournant du XIXe siècle et qui
ne considère les Asiatiques que comme des masses menaçantes, fait l’ob-
jet d’une déconstruction en règle. Plusieurs auteurs rejettent cette image
réductrice qui a pour effet de déshumaniser les Asiatiques, notamment en
considérant le « bain de foule » comme l’une des plus authentiques façons
de prendre contact avec la culture de l’Autre. Ainsi, à son arrivée à Pékin,
Alain Grandbois s’exclame : « Je plonge tout de suite dans une mer de visa-
ges jaunes et je suis enchanté. […] Cette foule de Pékinois qui gesticule, […],
qui crie, […], qui mendie, […], déjà je l’accepte17 ». En Inde, Louise Blanchard
est « totalement séduite, dès l’abord, par le spectacle de ces foules bigarrées

14. D’autant plus que ce fervent néophyte catholique peut également servir à raviver la foi
vacillante des catholiques occidentaux. En 1938, le jésuite Prosper Bernard, par exemple,
profite de sa visite à « un humble couvent de religieuses japonaises » pour se faire quel-
ques reproches : « L’héroïsme simple, la douceur respectueuse, la ferveur de ces femmes,
autant de raisons pour moi, occidental embourgeoisé par le confort et dans la routine
religieuse, de rougir ». Prosper M. Bernard, De l’autre côté de la terre : la Chine, p. 52.
15. Sœur Sainte-Marie-Eugène, En Orient : Souvenir de sept mois heureux passés au pays du Soleil
Levant du 15 octobre 1936 au 20 mai 1937, p. 99.
16. Voir Frédéric Laugrand, « Le récit missionnaire. Entre parole confisquée et parole
donnée », dans Pierre Rajotte (dir.). Le Voyage et ses récits au XXe siècle, Québec, Éditions
Nota bene, 2005, p. 51-103.
17. Alain Grandbois, Visages du monde. Images et souvenirs de l’entre-deux-guerres, p. 303.
L’ Asie dans les récits des voyageurs québécois de la seconde moitié… / 135
et par l’anarchie organisée de la ville [de Bénarès]18 ». À Jaipur en Inde, au
milieu d’une « foule belle et fière », Pauline Julien écrit : « J’ai l’impression de
faire partie de cette cohue et ça me fait un petit velours19 ». Le bain de foule,
appréhendé ou décrié par les voyageurs du passé, représente maintenant
une expérience recherchée et ritualisée. Pour certains, il est l’occasion de
retrouver et de « mieux saisir l’imaginaire de [leur] enfance20 » : « Au fond,
s’il faut l’avouer, nous sommes ravis de plonger au cœur du mythe qui nous
a portés jusqu’ici : celui de l’enfer de Macao, tant véhiculé par les bandes
dessinées, les Bob Morane, les romans d’aventure de notre enfance21 ». Pour
d’autres, le bain de foule asiatique galvanise leur quête de dépaysement,
les amène à vivre une « aventure déréalisante22 ». Chez le journaliste Jean
Pellerin, il donne lieu à une expérience de décentration.
Tous ces bains de foule en Asie ont singulièrement modifié mon échelle de
valeurs. Contrairement à ce que m’inspirait ma belle assurance d’Occiden-
tal, il m’apparut que le monde judéo-chrétien ne tenait pas seul le rôle de
dénominateur commun sur notre planète. J’ai même eu la pénible impression
que, loin d’être puissante et vigoureuse, ma civilisation se révèle fragile et
minoritaire. Ce déplacement de ce que j’avais cru le centre de gravité de notre
monde m’a rendu modeste23.

Enfin, chez quelques voyageurs, l’évocation d’un lieu commun


comme le « Péril jaune » sert tout particulièrement à ridiculiser certaines
croyances occidentales qui ont fait « rimer étranger avec danger24 ». Ainsi,
dans Deux innocents en Chine rouge, publié en 1961, Jacques Hébert et Pierre
E. Trudeau annoncent d’entrée de jeu leur « intention de corriger la notion
de Péril jaune25 » et, a fortiori, de se libérer des peurs archaïques qui ont
marqué leur jeunesse.

18. Louise Blanchard et André Dalcourt, Sabbatique asiatique. Récit de voyage, p. 129.
19. Denise Hébert et Pauline Julien, Népal : L’échapée belle, p. 79.
20. Charles Pelletier, Oasis. Itinéraire de Delhi à Bombay, p. 21.
21. Louise Blanchard et André Dalcourt, Sabbatique asiatique. Récit de voyage, p. 24.
22. Comme le mentionne Francis Affergan : « La conquête de l’altérité est une aventure déréa-
lisante et qui peut s’avérer dangereuse pour la propre identité de celui qui part. Et ce
d’autant plus qu’elle implique une destruction ou pour le moins un abandon du temps
et de l’espace identitaires et l’acceptation d’un renversement total des valeurs ». Francis
Affergan, Exotisme et altérité. Essai sur les fondements d’une critique de l’anthropologie, op. cit.,
p. 44.
23. Jean Pellerin, Escales au bout du monde, p. 38-39.
24. « Selon le mot de Nabokov, “étranger rime avec danger” ». Serge Moscovici, « Pensée
stigmatique et pensée symbolique. Deux formes élémentaires de la pensée sociale », dans
Catherine Garnier (dir.), Les Formes de la pensée sociale, op. cit., p. 52.
25. Jacques Hébert et Pierre-E. Trudeau, Deux innocents en Chine rouge, p. 156.
136 / Asie du soi, Asie de l’autre

Ce livre faillit avoir un autre titre : « Le Péril Jaune. […] ». Nous aurions ainsi
rejoint chez plus d’un lecteur l’image que son subconscient conserve de la
Chine : pays où grouille une multitude d’hommes jaunes, petits, faméliques,
rusés et, plus souvent qu’à leur tour, sinistres. Parmi toutes les frousses au
moyen desquelles des éducateurs paranoïaques ont tenté d’effrayer notre
enfance […] le péril jaune avait une place de choix. Jeunes écoliers, nous appre-
nions par la propagande missionnaire que la Chine était le siège naturel de
tous les fléaux : paganismes, pestes, inondations, famines et bêtes féroces ; la
collecte périodique des timbres de la Sainte-Enfance était aussi une occasion
de nous rappeler la condition misérable et quelque peu diabolique d’un peuple
qui jetait ses bébés aux pourceaux. Puis les récits d’imagination et d’aventures
— mettant en scène les pirates de la mer de Chine et les Fou Man Chou de
la pègre changhaïenne— achevaient de renseigner nos jeunes esprits sur les
dangers que recélait l’Empire du Dragon. C’est durant notre adolescence que
le péril se précisa. Des professeurs de collège nous démontraient sobrement,
chiffres en main, que la poussée démographique ferait bientôt éclater les
frontières chinoises et qu’un raz de marée jaune aurait tôt fait d’engloutir le
monde blanc. Vers cette époque Mr. Believe-it-or-not Ripley répandait aussi
une image saisissante : si le peuple chinois défilait quatre par quatre devant
un point donné, le défilé— compte tenu des taux de natalité et de mortalité—
se poursuivrait pendant toute l’éternité26 !

On le voit, les voyageurs déconstruisent avec ironie une vision


préconçue de la Chine, tentent d’aborder l’Asie sans se barricader derrière
des concepts et des constructions préétablis. De façon générale, l’attitude
conquérante voire condescendante des voyageurs du passé laisse place,
chez les voyageurs de la seconde moitié du XXe siècle, à l’humilité et à
l’aveu d’ignorance. « Je me suis rendu compte de la profondeur de mon
ignorance27 », écrit Hervé Dupuis en parcourant l’Asie. « Nous sommes
drôlement ignorants !28 », s’exclame Roger Clavet. « Le voyageur, écrit
Gérard Filion, […] sent toute la profondeur de son ignorance dès qu’il met
le pied sur le sol indien 29 ». Trudeau et Hébert dénoncent pour leur part
ce qu’ils appellent « une ignorance profonde de la mentalité chinoise30 ».
On est donc loin de la démarche égocentriste qui réduisait l’Autre à une
image dégradée du Même. Les voyageurs de la seconde moitié du XXe siè-
cle témoignent plutôt, au contact de l’Autre, de la dégradation de l’image

26. Ibid., p. 7-8.


27. Hervé Dupuis, Voir ailleurs : récit de voyage, p. 9.
28. Roger Clavet, La Chine de ma vie. Un peureux dans l’Empire du milieu, p. 134.
29. Gérard Filion, Splendeurs et misères de l’Inde, p. 3.
30. Jacques Hébert et Pierre-E. Trudeau, Deux innocents en Chine rouge, p. 157.
L’ Asie dans les récits des voyageurs québécois de la seconde moitié… / 137
du Même : « nous barbares occidentaux31 », « nous n’avons rien compris à
la délicatesse de l’âme japonaise32 », écrit Eugène Cloutier. « Nous avons
perdu, nous Occidentaux, la partie en Asie par notre maladresse et par
notre insolence33 », estime Alain Grandbois. On a eu tort de considérer les
Chinois comme « des êtres inférieurs34 », comme un « peuple d’enfant[s],
[…] avec la pitié de ses croyances, le ridicule de ses superstitions35 », de
dire Joseph-Louis Lavoie, qui tente d’ « exorciser l’un après l’autre un tas
de préjugés que les fins-fins de par ici entretiennent contre la Chine36 ».
Les comparaisons établies par Jacques Hébert dans ses récits de voyage
instillent également le doute sur certaines idées reçues, remettent parfois
carrément en question les préconceptions de l’époque :
En Amérique, on regarde souvent les Japonais comme de pauvres Jaunes arrié-
rés et sans culture. Or, le raffinement, le sens artistique, les bonnes manières
et le confort même que l’on trouve dans une famille bourgeoise japonaise est
infiniment supérieur à ce qui existe dans la moyenne des familles bourgeoises
du Canada et des Etats-Unis. […] Le Canada, pays civilisé qui, à l’occasion,
se croit supérieur au Japon, est un pays où les gens ne lisent pas. Un fait
notoire. Par contraste, le Japon est un des pays du monde où la population
lit le plus37.

En vertu d’une forme d’inversion des rôles, les préjugés ancien-


nement projetés sur l’Autre (ignorance, naïveté, barbarie, menace, etc.) se
trouvent maintenant attribués aux Occidentaux. Ainsi, le danger ne vient
plus de l’Asie mais de l’Occident qui « sous le fallacieux prétexte de civili-
sation38 » impose de force sa domination. « Ce terme même de civilisation
est chargé de dynamite39 », affirme Alain Grandbois. Qui plus est, c’est
plutôt l’Occidental qui, malgré son éducation « supérieure », est infantilisé,
retardé, borné, inadapté, illettré, voire analphabète. À son arrivée à l’aé-
roport de Narita au Japon, Charles Pelletier se sent comme un enfant qui
ne peut lire aucun écriteau, aucune affiche. Même réaction de l’écrivain et
membre de l’Académie canadienne-française François Hertel : « ici, dit-il,

31. Eugène Cloutier, Journées japonaises : récit, p. 161.


32. Ibid., p. 34.
33. Alain Grandbois, Visages du monde. Images et souvenirs de l’entre-deux-guerres, p. 251.
34. Jacques Hébert, Aventure autour du monde, tome 1 : L’Extrême-Orient en feu, p. 77.
35. Joseph-Louis Lavoie, Quand j’étais Chinois, p. 195.
36. Ibid., p. 109.
37. Jacques Hébert, Aventure autour du monde, tome 1 : L’Extrême-Orient en feu, p. 99 et 104.
38. Alain Grandbois, Visages du monde. Images et souvenirs de l’entre-deux-guerres, p. 261.
39. Ibid., p. 261.
138 / Asie du soi, Asie de l’autre

je suis complètement illettré : je ne sais ni parler, ni lire, ni écrire40 ». À la


limite, le progrès moderne, considéré comme l’apanage de la civilisation
occidentale, n’aurait mené qu’à une forme de décadence en incitant les
hommes à rester « repliés sur eux-mêmes par les priorités d’argent, de pos-
session, de prestige, d’émancipation sexuelle érigées en absolus par une
société de consommation, dont c’est l’avantage de garder l’homme dans
l’infantilisme41 ».
Dans une certaine mesure, la relativisation des idées reçues se
manifeste également par une forme d’altérité inversée, qui renvoie le voya-
geur à sa propre étrangeté et témoigne du regard sur le regard, de la pensée
sur la pensée que l’on accorde à l’Autre. Il s’agit en fait de « tenter la contre-
épreuve42 », selon le mot de Victor Segalen. Le voyageur ne cherche plus
uniquement à décrire l’Autre et ce qu’il en a pensé, mais plutôt à révéler
ce que sa propre présence a suscité dans le regard et la pensée de l’Autre.
Autrement dit, la réaction qui importe n’est plus uniquement celle du
milieu sur le voyageur, mais aussi celle du voyageur sur le milieu. Eugène
Cloutier éprouve une semblable réaction à son arrivée à Hiroshima : « avec
ma caméra, mes lunettes de soleil et mon accoutrement touristique, j’ai eu
mal, très mal. “On vient prendre des photos pour la famille… pour montrer
ce qu’il en reste”. Des tas de pensées du genre devaient remplir la tête, me
semblait-il, de tous ceux qui m’apercevaient43 ». Dans son voyage au Tibet,
André Carpentier prend également conscience de la complexité de la com-
munication avec l’Autre, toute chargée qu’elle est de non-dits sociaux, de
représentations préconstruites et de malentendus : « Durant qu’ils [nomades
tibétains] nous examinent ainsi, je me demande s’il leur arrive, aux plus
jeunes surtout, de songer à une autre manière de vivre ; je veux dire : est-ce
qu’ils se représentent, parfois, vivant autrement ? Est-ce qu’ils s’imaginent
en ce que nous, Occidentaux, dans notre ethnocentrisme, considérerions
pour eux comme un meilleur sort ?44 ». Par ailleurs, après des générations
de voyageurs occidentaux, dont la réaction naturelle était de considérer
avec plus ou moins de respect et de sérieux les croyances, les supersti-
tions et les légendes asiatiques « tenues pour incongrues, enfantines, absur-

40. François Hertel, Tout en faisant le tour du monde, p. 36.


41. Lucien Coutu, Pèlerinage à l’Est, p. 148.
42. Victor Ségalen, Essai sur l’exotisme, une esthétique du divers, Paris, LGF, 1999, p. 17.
43. Eugène Cloutier Eugène, Journées japonaises : récit, p. 122.
44. André Carpentier, Mendiant de l’infini. Fragments nomades : récit, p. 199.
L’ Asie dans les récits des voyageurs québécois de la seconde moitié… / 139
des ou indécentes45 », les voyageurs inversent la réaction afin de montrer
l’étrangeté de nos propres croyances aux yeux de l’Autre46. Superstitieux
les Asiatiques ! Pourtant, si on adoptait leur point de vue que verrait-on, se
demande Joseph-Louis Lavoie : « Un treize nous fait blêmir, surtout quand
il chevauche un vendredi et que les salières renversées mêlent leur présage
à celui des couteaux et des fourchettes en mal de culbuter47 ».
Les comparaisons sur le plan proprement religieux n’échappent
pas à ce renversement. Le christianisme occidental, qu’on associait jadis au
progrès, comme on l’a vu supra, est plutôt appelé à se régénérer au contact
des grandes religions et philosophies asiatiques. Au dire du prêtre catho-
lique Lucien Coutu, il gagnerait notamment à s’inspirer de l’hindouisme
qui prône « le silence et l’intériorité48 ». À la fin des années 1970, Coutu
s’étonne que les Églises d’Occident envoient toujours des missionnaires
en Asie annoncer « la Bonne Nouvelle de Celui qui s’est dit la Lumière du
monde », alors que des milliers de jeunes occidentaux quittent ces mêmes
Églises « pour aller s’abreuver aux lumières et sagesses de l’Asie49 ». La
contradiction serait attribuable à la dimension trop affairiste de la religion
occidentale et à la recherche authentique de ces jeunes « d’une qualité de
spiritualité dont l’Occident a perdu le sens50 ». Pour sa part, après une visite
au Wat Pho, temple dédié à l’arbre sous lequel Bouddha a connu son illu-
mination, André Dalcourt écrit :
Il me semble que le bouddhisme doit forcer l’Occident chrétien à s’interroger
sur ses valeurs. Que faut-il penser, en effet, d’une religion qui représente son
Maître dans la position couchée ou assise, et toujours souriant, alors […] que le
christianisme montre toujours Jésus en sang, cloué sur une croix ? Que faut-il
déduire du fait que le bouddhisme propose la sérénité et le détachement alors
que le christianisme suggère la souffrance et la culpabilité51 ?

45. Nicolas Bouvier, Œuvres, Paris, Quarto Gallimard, 2004, p. 506.


46. En 1967, le récit de voyage au Japon de l’écrivain suisse Nicolas Bouvier illustrait parti-
culièrement bien ce renversement : « Après tout, un Homme-Dieu né d’une Vierge dans
une étable, réchauffé par un âne et un bœuf, et cloué sur deux poutres entre deux voleurs
par la volonté d’un Père miséricordieux… Mettez-vous à la place du premier Japonais
qui a entendu cette histoire pour nous si familière ! ». Ibid., p. 507.
47. Joseph-Louis Lavoie, Quand j’étais Chinois, p. 195.
48. Lucien Coutu, Pèlerinage à l’Est, p. 138.
49. Ibid., p. 163.
50. Ibid.
51. Louise Blanchard et André Dalcourt, Sabbatique asiatique II, p. 140.
140 / Asie du soi, Asie de l’autre

Certes, la figure commode de l’inversion fonctionne toujours


comme principe heuristique dans la mesure où elle permet de faire voir
la différence52. Mais plutôt qu’à la conversion de l’Autre comme auparavant,
elle appelle maintenant, en termes à peine voilés, la conversion du Même.
En se regardant à travers les yeux de l’Autre, Ugo Monticone remet en ques-
tion le sens de son existence et décrédibilise sa conception du monde.
Je contemple cet homme [un vieil homme en Thaïlande] qui ne court pas sa
vie, n’obéit à aucun cadran, ne consacre son énergie à aucun patron, ne fait
pas partie de mon univers, ni de la même dimension. Et dans ses yeux, je
vois qu’il sait. Il sait ! Il me regarde, moi, perdu dans ma fausse conception du
monde, dans les mythes dont on m’a nourri, entouré des murs que je me suis
moi-même érigés, égaré dans le labyrinthe que je crois réalité, et il sait53 !

En somme, les voyageurs confessent leur ignorance, leur méprise,


leurs erreurs, leur involution et du même coup reconnaissent à l’Asiatique
le savoir, la connaissance et la sagesse. Bien que cette inversion du discours
traditionnel ait généralement pour but de démythifier le rapport à l’Autre,
force est d’admettre toutefois que c’est le plus souvent au profit d’une autre
forme de mythification. À titre d’exemple, chez bon nombre de voyageurs,
l’Asiatique rappelle la figure du Bon Sauvage épargné des maux de l’âme
qui accablent « les civilisés », le mythe du primitif qui a préservé une rela-
tion harmonieuse avec la nature. Dans le village de Kulithalai en Inde,
Lucien Coutu constate avec admiration que « la vie est vécue au grand
air, très près de la terre, de l’eau, du soleil, des plantes, des animaux et du
temple ». Il y a, ajoute-t-il, sur les visages et dans les attitudes des autoch-
tones « un je ne sais quelle vérité, quelle liberté, quelle simplicité dont les
civilisations de la machine ont perdu le souvenir54 ». De même, dans un
petit village du nord de la Thaïlande, la rencontre de jeunes enfants devient
pour Ugo Monticone l’occasion d’idéaliser leur mode de vie naturel.
Des enfants quittent momentanément les cailloux qui leur servaient de jeu.
Tachés de boue, presque sans vêtements, ils ont une intense lueur dans les
yeux que j’envie. Ils possèdent un monde immense, des étendues de terre
aussi loin que porte l’œil, d’interminables forêts. Leur cour n’est limitée par
aucun mur ; leurs classes sont les montagnes, leur musique vient des oiseaux,

52. « L’inversion est une fiction qui fait “voir” et qui fait comprendre : elle est une des figures
concourant à l’élaboration d’une représentation du monde ». François Hartog, Le miroir
d’Hérodote. Essai sur la représentation de l’autre, Paris, Gallimard, 1980, p. 227.
53. Ugo Monticone, Zhaole, p. 37-38.
54. Lucien Coutu, Pèlerinage à l’Est, p. 176.
L’ Asie dans les récits des voyageurs québécois de la seconde moitié… / 141
leurs mains caressent la nature, ils boivent l’eau directement à la rivière. […]
Je me rappelle brusquement la garderie au coin de chez moi, en ville, où les
enfants sont laissés toute la journée dans un enclos asphalté, tournant en rond
sur des bicyclettes entre deux clôtures. Stimulation zéro55.

On le voit, l’Asiatique de Monticone ne constitue au fond qu’un


nouvel avatar du Bon Sauvage dont il se sert pour mieux dénoncer, par
culture interposée, sa propre société. Un voyageur du XVIIe siècle comme
le baron de Lahontan ne faisait pas autrement lorsqu’il se servait de la sim-
plicité naturelle des Amérindiens pour mieux révéler l’aliénation sociale et
religieuse des Européens, et, partant, pour promouvoir des valeurs comme
la liberté, l’égalité et la fraternité. Autant dire que l’Asiatique n’est pas consi-
déré pour lui-même mais plutôt pour réactualiser un primitivisme exotique
évoquant le « paradis » et le contact avec la nature que l’Occident a perdus56.
Les survivances primitives que les missionnaires d’une autre époque consi-
déraient comme d’« épaisses ténèbres d’ignorance et d’erreur » sont main-
tenant préférables à notre progrès moderne débilitant et déshumanisant.
La simplicité de leur existence est inversement proportionnelle à notre mal
de vivre, semblent se dire les voyageurs. À eux « le sourire facile et géné-
reux57 », « l’extrême hospitalité58 », la « qualité de relations humaines59 », la
spiritualité et « cette joie de vivre quasi inexplicable60 », à nous les « visages
renfrognés61 », l’« immense paranoïa collective62 », la décadence, le « manque
existentiel63 », l’« humanité artificielle64 » et la « civilisation en contrepla-
qué65 ». Au demeurant, les Asiatiques sont vus à travers nos défauts, nos
besoins et nos problèmes. Leur monde semble voué à redonner du sens à
notre monde en déficit symbolique. Le voyage en Asie est alors lié à une
certaine nostalgie des origines, à la recherche d’une forme de sacré qui

55. Ugo Monticone, Zhaole, p. 31.


56. Déjà en 1950, Alain Grandbois remarquait dans son voyage au Cambodge que l’Asiati-
que observe avec la nature « un pacte secret fournissant un équilibre que semble avoir
perdu notre monde moderne de l’Occident ! ». Alain Grandbois, Visages du monde. Images
et souvenirs de l’entre-deux-guerres, p. 214.
57. Lucien Coutu, Pèlerinage à l’Est, p. 95.
58. Roger Clavet, La Chine de ma vie. Un peureux dans l’Empire du milieu, p. 115.
59. Lucien Coutu, Pèlerinage à l’Est, p. 17.
60. Louise Blanchard et André Dalcourt, Sabbatique asiatique II, p. 171.
61. Lucien Coutu, Pèlerinage à l’Est, p. 17.
62. Jean Marcel, Lettres du Siam, p. 28.
63. Taras Grescoe, Un Voyage parmi les touristes, p. 383.
64. Jean Pellerin, Escales au bout du monde, p. 177.
65. Ibid., p. 185.
142 / Asie du soi, Asie de l’autre

n’a pas été altéré et souillé par la modernité occidentale. Il est l’occasion
« d’aller aux sources. Vers un endroit où le progrès n’a pas encore détruit
l’essentiel. Vers un endroit où les valeurs humaines ont leur place66 ». Non
moins que les hippies des années 1970 qui l’entreprennent afin d’atteindre
« un idéal spirituel67 », les voyageurs des années 1990 lui attribuent la pos-
sibilité de combler leurs « attentes “existentielles”68 », perpétuant du même
coup une vision bien souvent mythique et intemporelle de l’Asie.

De l’Autre en Même au Même en Autre


Parallèlement à l’inversion des valeurs reçues, l’un des procédés
que l’on peut observer dans les récits de voyage de la seconde moitié du
XXe siècle concerne la transformation du Même en Autre. Afin d’acquérir
une connaissance plus fine des manières de faire et de vivre dans un pays
asiatique, certains voyageurs tentent d’éprouver une altération intercultu-
relle qui met en cause leur identité. Lucien Coutu, par exemple, entreprend
en Asie « une plongée de tout [son] être dans le vécu global de l’autre69 ».
Marie-Eve Martel n’hésite pas, tantôt en Iran70 tantôt au Pakistan71, à porter
des vêtements, notamment le rusari et le shalwar kameez, qui lui permettent
de se fondre plus facilement dans le décor. Pour quelques-uns, il s’agit d’un
véritable appel à la métamorphose, pour ne pas dire à la métempsychose.
Charles Pelletier, par exemple, dépouillé de son « je » dans son récit de
voyage écrit à la troisième personne du singulier, pousse plus loin le rêve
nervalien d’être autre, en tentant de camoufler tous les signes extérieurs
de son identité occidentale.
Il choisit de se lancer à corps perdu dans sa passion, comme une dérive. De
s’imbriquer dans ce corps à corps qu’est la réalité indienne. Se fondre dans
cette humanité. Depuis toujours, il aime les bains de foule, mais ils prennent
en Inde des dimensions insoupçonnées. […] Avant de quitter sa chambre ce
matin-là, il se dépouille de tout ce qui le rattache ou l’identifie à cet ailleurs
(l’Amérique) et des objets de désir : jeans, chemises, T-shirts… Il ne conserve
que quelques vêtements qu’il a achetés depuis son arrivée : pantalons de coton,

66. Louise Latraverse, India, mon amour, p. 44.


67. Lucien Coutu, Pèlerinage à l’Est, p. 195.
68. Louise Blanchard et André Dalcourt, Sabbatique asiatique. Récit de voyage, p. 48.
69. Lucien Coutu, Pèlerinage à l’Est, p. 75.
70. Marie-Eve Martel, Passeport pour l’Iran, 2006.
71. Marie-Eve Martel, Une Québécoise au pays des purs. Récit d’un voyage au Pakistan, 2007.
L’ Asie dans les récits des voyageurs québécois de la seconde moitié… / 143
chemises amples, quelques dotis et des longis […] C’est ce même matin qu’il
décide de laisser pousser sa moustache, à la manière des hommes de l’Inde.
Anonymat. Il adopte de nouveaux stéréotypes et modifie son « langage ». Il
est appelé à jouer le plus grand rôle de sa vie, devenir un Indien72.

Bien que les auteurs soient conscients qu’il ne s’agit que d’un rôle,
d’une manière d’être temporaire, incarné le temps d’un plus ou moins bref
séjour, leur désir « d’immersion totale73 » marque néanmoins un change-
ment important par rapport à la reconnaissance de la différence de l’Autre.
On l’a vu, jusqu’au XXe siècle, la comparaison des mœurs occidentales et
asiatiques servait essentiellement à justifier la conversion de l’Autre qui ne
présentait réellement d’intérêt qu’une fois transformé en Même, notamment
en bon écolier pratiquant avec ferveur la religion catholique. Il en va tout
autrement dans la seconde moitié du XXe siècle, alors que les voyageurs
partent bien souvent en voyage pour se départir de leur occidentalité. De
la transformation de l’Autre en Même, on passe donc à celle du Même en
Autre. Marie C. Laberge prend « un plaisir fou à [se] fondre parmi les étu-
diantes74 » thaïes de l’Université Thammasat qu’elle fréquente. Au sein de
sa petite communauté d’adoption, elle éprouve bientôt avec fierté « l’étrange
impression d’être vraiment l’une des leurs… De ne pas être une farang, mais
bien une résidante de Banglumpoo75 ».
« L’habit ne fait pas le moine » dit-on chez nous. En Occident, peut-être, mais
ici, l’apparence compte pour beaucoup. Aujourd’hui, par exemple, je me suis
sentie vraiment thaïe. Et c’est parce que j’en avais le costume… […] Il faut
voir le spectacle que je donne, alors que je marche vers l’école… Je sens tous
les regards fixés sur moi, j’entends toutes les langues se délier sur mon cas.
[…] C’est que dans mon quartier de Banglumpoo, les étrangers ont plutôt le
style « Tarzan ». […] Alors, de voir ainsi une farang qui prend le costume thaï,
c’est plutôt surprenant ! C’est d’ailleurs pour cette raison, je crois, que j’ai
gagné l’affection de mon voisinage, au fil des mois. En vivant comme eux.
En me fondant dans la foule, plutôt qu’en me transformant en « Tarzane des
bois »…76.

Il ne s’agit donc plus comme auparavant de nier la différence de


l’Autre, mais plutôt, pourait-on dire, de l’incarner, et par le fait même
de renoncer à la sienne propre, du moins temporairement. Force est de

72. Charles Pelletier, Oasis. Itinéraire de Delhi à Bombay, p. 76-77.


73. Lucien Coutu, Pèlerinage à l’Est, p. 160.
74. Marie C. Laberge, En Thaïlande. Marie au pays des merveilles, p. 72.
75. Ibid., p. 68.
76. Ibid., p. 71-72.
144 / Asie du soi, Asie de l’autre

reconnaître toutefois que chez nos voyageurs et nos voyageuses, ce besoin


de jouer à qui sera le plus autochtone se limite essentiellement à assor-
tir leur costume au décor. Aucun par exemple ne va jusqu’à se convertir
au bouddhisme comme l’exploratrice française Alexandra David-Neel ou
à l’Islam comme l’aventurière suisse d’origine russe Isabelle Eberhardt.
Hormis de répondre à un besoin grégaire, celui notamment de se fondre
dans le décor et d’établir un meilleur contact avec la population locale, il y
a même lieu de se demander si la métamorphose recherchée par nos voya-
geurs ne constitue tout simplement pas une façon de plus de critiquer leur
propre civilisation. Leur discours anti-touristique semble à tout le moins
le laisser croire. « Me sera-t-il possible, se demande Pierre Gobeil, d’aller
dans les rues et de ne pas être un de ces touristes balourds qui regardent
en l’air et qui s’accrochent au Lonely Planet et à leur poche autour de la taille
comme à une tresse d’ail lorsqu’on va chez Dracula77 ? » Représentant du
Même, l’homo touristicus a bien souvent pour fonction dans les récits de nos
voyageurs d’incarner la figure d’un bouc émissaire. À telle enseigne qu’on
pourrait dire que l’Autre, celui qui est différent, celui sur lequel on projette
ce qu’on rejette de soi, n’est plus l’Asiatique dont on revêt temporairement
et fièrement la livrée, mais plutôt ces « salauds de touristes78 » occidentaux
qu’on ne cesse de stigmatiser et dont on cherche à se dissocier. Dans son
ouvrage L’idiot du voyage, le sociologue Jean-Didier Urbain établit précisé-
ment ce rapport de cause à effet :
Pour ne plus être parodié, le voyageur se doit d’imiter l’Autre, de se fondre à
lui : non pour se cacher mais se travestir et inverser le rapport d’exotisme de
telle manière que l’on devient l’Autre et que l’on accède à un stade d’existence
que l’on dit « endotique ». Le voyageur est alors du côté de l’indigène, inscrit
dans un contre-exotisme qui l’accomplit totalement comme non-touriste, le
touriste n’étant plus derrière lui, marchant sur ses traces, mais en face de lui,
comme un étranger79. [C’est Urbain qui souligne]

Que penser de cette dissociation à l’égard du touriste, voire de la


dénonciation du « cancer du tourisme80 », un tourisme que Gérard Messadié

77. Pierre Gobeil, Cent jours sur le Mékong. Journal, p. 16.


78. Michel Lebris, L’Homme aux semelles de vent, Paris, Éditions Grasset et Fasquelle, 1978,
p. 59.
79. Jean-Didier Urbain, L’Idiot du voyage. Histoires de touristes, Paris, Éditions Payot et Rivages,
1993, p. 76.
80. Jean-Marc Moura, Exotisme et lettres francophones, Paris, Presses Universitaires de France,
2003, p. 33.
L’ Asie dans les récits des voyageurs québécois de la seconde moitié… / 145
n’hésite pas à considérer comme une nouvelle « forme de colonialisme81 »
occidental ? Est-elle l’expression d’un déni de soi, d’un « masochisme occi-
dental », dirait Pascal Bruckner ? Par ailleurs, y a-t-il lieu de se demander
si ce discours anti-touriste, autrefois associé à une réaction élitiste à la
massification des voyages, à « la déploration d’une élite dépossédée de
son monopole par le progrès social et le “droit au voyage”82 », n’est pas
inconsciemment destiné aujourd’hui à dissuader les Autres, en l’occurrence
les Asiatiques, de s’adonner à leur tour au tourisme ? Nous voyageons en
touristes, mais nous avons tort, par conséquent il serait préférable de vous
en abstenir. En nous condamnant ainsi nous-Mêmes, chercherions-nous à
exercer un ascendant sur les Autres ? Il peut sembler excessif de voir par-
tout notre ethnocentrisme, même dans le discours destiné pourtant à le
dénoncer. Mais comment être sûr que notre résipiscence n’est pas une nou-
velle manière de transmettre et d’imposer nos valeurs et nos croyances ?
À la limite, on observe même dans les récits des voyageurs des cas
de figures que Laurier Turgeon appelle « l’autre de soi », « qui renvoie au
soi imitant l’autre, qui a préalablement imité le soi83 ». Lucien Coutu, par
exemple, raille un peu ces jeunes hippies occidentaux qui en Inde vouent
un véritable culte à de simples « gourous considérés très marginaux par
rapport à l’hindouisme ou, dans certains cas, [à] de purs charlatans84 ».
Partis à la recherche d’authenticité, qu’ils espèrent notamment trouver dans
les valeurs et la spiritualité de l’Autre, ces jeunes ne parviendraient pas
à échapper à un atavisme du faux, de l’artificiel, qui leur colle à la peau
comme une véritable tunique de Nessus. « Si les gens d’Europe et d’Amé­
rique sont si peu sensibles au spirituel au point de ne savoir distinguer entre
l’authentique et le faux, qu’ils paient le prix de leur crédulité85 », d’ajouter
Coutu. L’une des manifestations troublantes de ce contresens demeure sans

81. « À y regarder de plus près, on se prendrait à penser que le tourisme serait une forme
de colonialisme mou. On ne pompe plus le pétrole, l’ébène, le cacao, le coprah, l’or et le
cuivre, mais la mer bleue et la peau noire. On enrichissait autrefois les compagnies miniè-
res, on enrichit désormais les chaînes hôtelières et l’imaginaire flasque de l’Occidental
qui se répand dans les lagons parce qu’il n’a vraiment plus beaucoup de quoi rêver chez
lui ». Gérald Messadié, Le Tourisme va mal ? Achevons-le !, Paris, Max Milo Éditions, 2003,
p. 48.
82. Jean-Didier Urbain, L’Idiot du voyage. Histoires de touristes, p. 66.
83. Laurier Turgeon, « Les mots pour dire les métissages. Jeux et enjeux d’un lexique », dans
Pierre Ouellet (dir.), Le soi et l’autre. L’énonciation de l’identité dans les contextes interculturels,
Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2003, p. 397.
84. Lucien Coutu, Pèlerinage à l’Est, p. 197.
85. Ibid., p. 120-121.
146 / Asie du soi, Asie de l’autre

doute l’occidentalisation et la « touristification » de la planète pour répon-


dre aux besoins des Occidentaux en mal d’exotisme. Aujourd’hui, même
les populations les plus éloignées comme les tribus de montagne en Asie ne
sont pas à l’abri du gonflement de la bulle touristique et de ses contrefaçons,
victimes qu’elles sont de « cette nostalgie de la boue de la modernité86 »
et de « notre désir complexe de toucher la simplicité87 ». Comble du para-
doxe, nos voyageurs, tout en dénonçant le monde occidental, s’exposent à
idéaliser un autre monde qui tend de plus en plus à répondre aux besoins
schizophréniques du tourisme occidental. Certes, la plupart ne sont pas
dupes et se désolent de retrouver inévitablement, parfois même de façon
presque caricaturale, ce qu’ils cherchent à fuir. Taras Grescoe estime quant
à lui que, malgré le tourisme moderne invasif, « l’authentique » existe encore
pour qui souhaite vraiment l’observer :
Le vrai voyage consiste à garder l’œil ouvert et à travailler à comprendre la
vraie vie, plutôt que de se contenter du continuel reality show de l’authenticité
mise en scène. Même ici [dans le parc thématique Window of the World de
Shenzhen], dans ce ridicule lieu touristique chinois, l’authentique persiste :
il suffit de diriger son regard vers les poulies, les piliers et les techniciens
dans les coulisses88.

Le conseil prodigué au voyageur en quête d’authenticité n’est pas


innocent. Au demeurant, il s’agit ici d’une autre façon de dénoncer la société
occidentale et ses valeurs qui, en s’imposant, réduisent l’authenticité à une peau
de chagrin. L’équation est manifeste : la culture occidentale altère la culture de
l’Autre, l’incite à se travestir au point de la rendre de plus en plus inaccessible.
Ce que le voyageur est ainsi invité à rejeter, ce sont en quelque sorte certains
aspects de sa propre culture qui se reflètent dans le miroir de l’altérité.

Conclusion
En somme, les récits des voyageurs québécois témoignent au
XXe siècle d’un changement important dans la façon de parcourir l’Asie.
Jusqu’aux années 1940 plusieurs voyageurs considèrent leur culture occi-
dentale comme la seule pouvant mener au progrès moderne. Il importe
donc à leurs yeux de l’imposer aux peuples asiatiques « plongé[s] dans le

86. Taras Grescoe, Un Voyage parmi les touristes, p. 407.


87. Ibid., p. 407.
88. Ibid., p. 408.
L’ Asie dans les récits des voyageurs québécois de la seconde moitié… / 147
paganisme le plus abject89 » et « figés dans leur civilisation démodée90 ». Il
en est tout autrement dans la seconde moitié du XXe siècle alors que les
voyageurs écrivains partent pour mieux se décentrer et se dépayser, pour
mieux quitter, dira Louise Latraverse, leur « grosse tête remplie d’idées
préconçues, de jugements, de condamnations, de comparaisons, de supé-
riorité91 ». Bon nombre adoptent alors comme credo la fameuse remarque
de Nicolas Bouvier : « Si on ne laisse pas au voyage le droit de nous détruire
un peu, autant rester chez soi92 ». À la limite, leur discours peut parfois
même être l’occasion « de constituer l’autre en modèle de bonté originelle et
naturelle, de s’accuser et de s’humilier, d’exhiber son être-inacceptable dans
un miroir contre-ethnocentrique93 », pour reprendre les mots de Jacques
Derrida au sujet des Tristes tropiques de Claude Lévi-Strauss. Plutôt que de
tenter comme auparavant de « domestiquer » l’ailleurs, de le dominer et,
tels des Robinson Crusoé « “gouverneur” du temps et de l’espace94 », de le
« payser » à l’image de leur culture d’origine, les voyageurs de la seconde
moitié du siècle, tels des Gulliver errants et décentrés, trouvent dans le
voyage un moyen privilégié de faire ressortir l’étrangeté de leur propre
culture. Par les désillusions, par le sentiment de pertes et de promesses
non tenues qu’il a entraînés, le progrès moderne de la société occidentale
leur apparaît alors bien relatif, pour ne pas dire sujet à caution, une fois
comparé à la « profonde humanité95 » qu’aurait su préserver la civilisation
asiatique.
Cela dit, obtient-on pour autant une meilleure connaissance de
l’Autre ? Il y a lieu d’en douter. Apprécier la différence de l’Autre pour
critiquer et dévaloriser96 la civilisation occidentale ne permet pas de le

89. Ivanhoë Caron, « Voyage dans l’Inde », Le Terroir, vol. 11, no 11 (avril 1930), p. 34.
90. Ibid., p. 39.
91. Louise Latraverse, India, mon amour, p. 72.
92. Nicolas Bouvier, Œuvres, op. cit., p. 1027.
93. Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p. 168.
94. Eric Landowski, Présences de l’autre. Essais de socio-sémiotique II, op. cit., p. 99.
95. Alain Olivier, Voyage au Viêt Nam avec un voyou, p. 119.
96. Il importe toutefois d’apporter ici une nuance entre l’autodévalorisation et la prise de
conscience d’un manque que peut entraîner la rencontre avec l’Autre. Comme le précise
Eric Landowski : « l’Autre, ce n’est pas seulement le dissemblable […]. C’est aussi le terme
manquant, le complémentaire indispensable et inaccessible, celui, imaginaire ou réel,
dont l’évocation crée en nous le sentiment d’un inaccompli ou l’élan d’un désir parce
que sa non-présence actuelle nous tient en suspens et comme inachevé, dans l’attente de
nous-mêmes ». Eric Landowski, Présences de l’autre. Essais de socio-sémiotique II, op. cit.,
p. 10. [C’est Landowski qui souligne]
148 / Asie du soi, Asie de l’autre

comprendre beaucoup plus que lorsqu’on dépréciait cette différence


pour claironner la soi-disant supériorité de l’Occident. L’essayiste Pascal
Bruckner estime pour sa part que « c’est un contresens de penser que l’auto-
dévalorisation va nous ouvrir comme par miracle aux peuples lointains,
nous engager sur les chemins de la bonté et du dialogue97 ». Certes, s’il est
nécessaire et même souhaitable dans une société démocratique d’être cri-
tique envers soi-même, n’y a-t-il pas un risque à associer trop étroitement
l’Autre à ce processus ? Certes encore, des auteurs de récits de voyage se
permettent à l’occasion de dénoncer les atteintes aux droits de l’homme en
Chine, les préjugés et ségrégations entre groupes de castes différentes en
Inde, la violence faite aux femmes notamment au Pakistan et en Iran au
nom d’un « soi-disant honneur familial98 », mais c’est bien souvent l’excep-
tion à la règle qui consiste généralement à représenter de manière positive
les peuples lointains dans une perspective démystificatrice et contre-ethno-
centriste. Or, on le sait, idéaliser comme dénigrer l’Autre relèvent « de sem-
blables stratégies d’évitement psychologique (“Vermeidungsstrategien”)
détournées de toute tentative sérieuse de compréhension et de connais-
sance de l’Autre99 ». Comme le mentionne encore Bruckner, « l’affirmation
de la perfection de l’homme lointain a sûrement constitué une étape néces-
saire après l’injuste mutilation opérée par le colonialisme. Mais on ne peut
indéfiniment baser un combat sur une contre-vérité100 ».
Avec la fin du XXe siècle, certains auteurs prennent de plus en
plus conscience de cette position aporétique. Dans son récit de voyage au
Tibet, André Carpentier considère que le véritable défi du voyageur est de
parvenir à « séjourner dans la pensée de l’altérité sans espoir de vérité101 ».
« D’avance, écrit Chantal Mallen-Juneau, il faut accepter de ne pas réussir
à tout comprendre102 ». Prendre la mesure du Divers ne consiste plus alors
à tenter illusoirement de s’identifier à l’Autre, ni à le prendre pour soi, ni à
se prendre pour lui, mais à tenter de trouver l’entre-deux. La jeune auteure

97. Pascal Bruckner, La Tyrannie de la pénitence, Paris, Éditions Grasset, 2006, p. 121.
98. Marie-Eve Martel, Une Québécoise au pays des purs. Récit d’un voyage au Pakistan, p. 105.
99. Hans-Jürgen Lusebrink, « La perception de l’Autre. Jalons pour une critique littéraire
interculturelle », 51 (mai 1996), p. 53.
100. Pascal Bruckner, Le Sanglot de l’homme blanc. Tiers-Monde, culpabilité, haine de soi, op. cit.,
p. 279.
101. André Carpentier, Mendiant de l’infini. Fragments nomades : récit, p. 116.
102. Chantal Mallen-Juneau, L’Arbre et la Pagode. Une coopérante au Cambodge, p. 215.
L’ Asie dans les récits des voyageurs québécois de la seconde moitié… / 149
Marie-Eve Martel s’efforce pendant son voyage en Iran d’adopter une telle
posture mitoyenne. Selon elle, il faut « consentir à laisser à la maison sa
mentalité occidentale, troquer sa façon de faire pour les pratiques locales
et adopter le rythme du pays, sans toutefois se départir de ses propres
croyances. Bref, il incombe de trouver le juste milieu103 ». Autrement dit, il
ne s’agit plus pour les voyageurs de dénigrer leur culture, mais de la perce-
voir, pour reprendre la formulation de Jocelyn Létourneau, « à l’aune d’une
espèce d’altérité réfléchie, généreuse et empathique, c’est-à-dire à l’aune
d’une volonté d’accueillir et de reconnaître l’autre en soi sans nécessaire-
ment se faire soi-même comme un autre104 ». À la fin de son récit de voyage
en Asie, Hervé Dupuis exprime éloquemment cette volonté de renoncer à
une démarche fondée sur la dépréciation ou l’idéalisation, et cela au profit
d’une meilleure (re)connaissance de la différence :
Je suis allé là-bas ni pour leur parler d’un nouveau dieu, ni pour leur imposer
ma culture […]. Je n’allais pas là-bas non plus pour devenir comme eux. Je n’ai
adopté ni leur culture ni leur religion. Je reviens avec les mêmes habits, les
mêmes habitudes, ma personnalité. Mais j’aurai changé un peu. Je ne peux
plus voir le monde de la même façon. Ils m’ont appris qu’il existait d’autres
modes de vie, d’autres visions du monde, fort différents des miens, dont je
devrai dorénavant tenir compte105.

Être conscient de ce dilemme séculaire entre le rejet et l’idéalisa-


tion de l’Autre, n’est-ce pas là au fond un premier pas pour parvenir à y
échapper ? Si l’on reprend la distinction que fait Serge Moscovici entre deux
formes de pensée sociale, on pourrait avancer que, dans les récits de voyage
de la fin du XXe siècle, la « pensée stigmatique » laisse place à la « pensée
symbolique ». La première « part d’une différence qui éveille le désir de se

103. Marie-Eve Martel, Passeport pour l’Iran, p. 43.


104. Létourneau parle de « migrance contrôlée ou mesurée vers l’autre et l’ailleurs », dont le
but, pour de plus en plus de Québécois, est « d’incorporer, au stock de références par
rapport auxquelles ils se définissent positivement et fièrement, de nouvelles références qui
modifieront partiellement, mais non pas radicalement ou totalement, la configuration
culturelle qui les caractérise ». « On pourrait, ajoute Létourneau, conceptualiser cette
démarche d’ouverture à l’autre et à l’ailleurs par le terme (emprunté à J.-C. Charles) d’en-
racinerrance, soit cette volonté d’aller vers l’autre et vers l’ailleurs, mais à partir de soi et
pour y revenir ». Jocelyn Létourneau, « L’altérité chantée, l’altérité vécue. Conceptualiser
l’échange culturel dans le Québec contemporain », dans Pierre Ouellet (dir.), Le soi et
l’autre. L’énonciation de l’identité dans les contextes interculturels, Québec, Les Presses de
l’université Laval, 2003, p. 441 et 442. [C’est Létourneau qui souligne]
105. Hervé Dupuis, Voir ailleurs : récit de voyage, p. 210.
150 / Asie du soi, Asie de l’autre

comparer et le satisfait en changeant la différence en manque ou défaut,


selon le rapport de supériorité ou de domination, qui fait d’un individu ou
d’un groupe le terme privilégié de cette comparaison106 ». Comme on l’a vu,
ce processus d’appréhension « stigmatique » de l’Autre tend à se perpétuer
de la première à la seconde moitié du siècle essentiellement en inversant les
termes de la comparaison, le manque n’étant plus attribué à l’Autre mais
plutôt au Même (le « Nous » occidental). Avec le tournant du siècle toutefois,
certains écrivains voyageurs donnent l’impression de chercher à se libérer
de cette alternative. À cette fin, ils optent pour le mode de « pensée symbo-
lique », que Moscovici considère comme l’expression d’un désir de recon-
naissance qui « a pour condition non seulement la différence avec autrui,
mais aussi le maintien de cette différence » indispensable à une intersub-
jectivité à travers laquelle pourra se réaliser « la tendance fondamentale de
la subjectivité, l’identité de soi107 ». D’une part, tout se passe comme si les
auteurs souhaitaient exploiter pleinement la potentialité qu’offre le voyage
de vivre une expérience où l’identité du Soi et l’identité du Même peuvent
cesser de se recouvrir, « mettant en quelque sorte à nu l’ipséité du soi sans
le support de la mêmeté108 », selon la formulation de Paul Ricoeur. D’autre
part, les auteurs admettent de plus en plus qu’« on ne peut partir qu’avec
soi-même et ce que l’on est, sans feindre une altérité qui ne serait toujours
que factice109 ». Après le Même, puis l’Autre, ils partent donc maintenant
à la recherche d’un Soi qui reconnaît la différence de l’Autre et la sienne
propre, sans aliéner ni l’une ni l’autre. Peut-être est-ce là encore une illu-
sion, mais la meilleure avec laquelle ils puissent parcourir le monde car la
préservation de la différence ne doit pas être considérée nécessairement
comme une entrave à la réciprocité, mais plutôt comme une incitation à
poursuivre perpétuellement le dialogue et l’échange.

106. Serge Moscovici, « Pensée stigmatique et pensée symbolique. Deux formes élémentaires
de la pensée sociale », dans Catherine Garnier (dir.), Les formes de la pensée sociale, op. cit.,
p. 36.
107. Ibid., p. 37.
108. Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Paris, Éditions du Seuil, 1990, p. 148.
109. André Carpentier, Mendiant de l’infini. Fragments nomades : récit, p. 46.
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