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Etudes Celtiques

Dominique Barbet-Massin. L’Enluminure et le sacré : Irlande et


Grande-Bretagne, VIIe-VIIIe siècles, préface de Michel Rouche.
Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne (Cultures et
civilisations médiévales, 60), 2013
Pierre-Yves Lambert

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Lambert Pierre-Yves. Dominique Barbet-Massin. L’Enluminure et le sacré : Irlande et Grande-Bretagne, VIIe-VIIIe siècles,
préface de Michel Rouche. Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne (Cultures et civilisations médiévales, 60), 2013.
In: Etudes Celtiques, vol. 40, 2014. pp. 338-340;

https://www.persee.fr/doc/ecelt_0373-1928_2014_num_40_1_2440_t17_0338_0000_2

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et les langues indo-européennes, en essayant de déterminer les caractéristiques phonétiques


et morphologiques de l’euphratique.
Paul Widmer, « Notiz zur holokinetischen Ablautklasse » (p. 607-612). La classe d’alter-
nance consonantique appelée holokinétique paraît pouvoir caractériser des dérivés formés sur
une base appartenant à n’importe quelle sorte de classe d’alternance. L’auteur suggère que le
point de départ de dérivation était constitué d’un locatif suffixé en -en, et réinterprété comme
locatif sans désinence de type holokinétique.

Pierre-Yves Lambert

Dominique Barbet-Massin, L’Enluminure et le sacré : Irlande et Grande-Bretagne, VIIe-


VIIIe  siècles, préface de Michel Rouche, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne
(Cultures et civilisations médiévales, 60), 2013, 577 p.

Cette thèse de l’Université Paris-IV Sorbonne a été soutenue le 8 juin 2010, avec un inti-
tulé différent : Le Roi en son royaume : symbolique de l’enluminure insulaire (VIIe- VIIIe siècles). Le
propos de l’auteur est de réexaminer le programme d’enluminure dans les manuscrits insulaires
des Évangiles. Elle part de l’hypothèse qu’il est nécessaire d’admettre un système d’enlumi-
nure pour chaque évangéliaire celtique, système comprenant tout à la fois des pages illustrées
du symbole de l’évangéliste, des pages tapis, couvertes d’entrelacs, et, de façon exceptionnelle,
des pages consacrées aux signes XPI (initiales grecques de Christi), pour le début du récit de
Mathieu (I, 18), après le Liber generationis, c’est-à-dire la généalogie du Christ. L’Évangile de
Mathieu partage en effet avec celui de Luc la particularité de présenter une sorte d’introduc-
tion, ou de préambule, au récit proprement dit ; le passage entre le préambule et le récit pouvait
être signalé aussi par des capitales plus grandes.
L’auteur rappelle d’abord l’historique de la question, et en particulier la problématique de
cette enluminure – pour laquelle on a longtemps hésité entre une provenance irlandaise ou
northumbrienne. Elle sélectionne ensuite six exemplaires sur la soixantaine d’évangéliaires
celtiques conservés, et elle analyse en détail chacune des enluminures de ces six manuscrits.
Il apparaît que l’évangéliaire de Durrow se distingue des autres par une autre distribution
des symboles des évangélistes : là, c’est le lion qui caractérise Jean, et l’aigle qui caractérise
Marc. Cela, associé à un ordre des Évangiles différent, remonte à une autre interprétation de la
prophétie d’Isaïe, interprétation que l’on retrouve par exemple dans les écrits de saint Irénée.
Pour mieux comprendre le contexte et la symbolique de cette enluminure, l’auteur a choisi
de suivre, ensuite, un long cheminement, qui tente de fixer les représentations de l’espace chez
les Celtes, principalement d’après la littérature irlandaise. Cette recherche la conduit donc à
s’interroger sur l’organisation de l’espace habité et de l’espace sacré : comment s’organise l’ha-
bitat d’après les lois irlandaises, quels sont les espaces verts non construits qui se rattachent à
l’habitat, quelles métaphores utilise le langage pour parler de cloisons, de seuil, de limite entre
l’intérieur et l’extérieur, le chez-soi et le reste du monde. Ces raisonnements occupent une large
place dans la thèse : le chapitre II – « L’espace clos, espace sacré » – occupe les p. 181-245 ;
le chapitre III – « Les limites de l’espace et du temps » –, les p. 247-329 ; et le chapitre IV
– « Représentations symboliques de l’espace », – les p. 331-415. Il faut bien reconnaître que

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BIBLIOGRAPHIE 339

D. Barbet-Massin brasse un très grand nombre de faits, puisqu’elle prend en compte tout ce qui
pourrait la renseigner sur la civilisation celtique : aussi bien les découvertes archéologiques et
l’art celtique ancien, que les textes mythologiques irlandais, les anciennes lois irlandaises et
galloises, ou les vies des saints irlandais, gallois et bretons. Cette approche globale n’est pas
toujours convaincante. Le dessein de l’auteur était bien de faire appel à toutes les littératures
celtiques, en latin ou en vernaculaire, appartenant tant à la tradition chrétienne que préchré-
tienne, en supposant une continuité dans les représentations religieuses et en faisant appel, à
l’occasion, à la théorie dumézilienne. Parmi les thèmes favoris des analyses duméziliennes ou
« nativistes », D. Barbet-Massin développe en particulier ceux qui sont liés à l’exaltation de la
souveraineté. Mais ces analyses, trop souvent, supposent l’existence d’une mentalité échappant
à tout conditionnement historique. Ces références à la « civilisation celtique » me paraissent trop
générales ; toutefois, cette approche redevient crédible lorsque l’auteur revient à des analyses
mieux ciblées, par exemple concernant les fondations de monastères d’après les vies de saints
irlandais, le plan des monastères irlandais (étude du plan du « Livre de Mulling »), la délimi-
tation des cimetières, etc. Elle suppose que la continuité des lieux de cultes, entre paganisme
et christianisme, s’allie à une certaine continuité des concepts religieux. Les archéologues
trouveront sans doute exagérée l’importance accordée à l’inhumation de femmes (sacrifiées ?)
dans la fondation des temples du paganisme celtique (p. 193 et suiv.) ; quant à la continuité des
lieux de culte, elle pourrait n’être que l’application d’un principe d’opportunisme ; ainsi, Patrice
s’installe à Ard Macha parce que c’est à côté du site royal d’Emain Macha.
C’est de toute façon dans l’interprétation des textes d’exégèse chrétienne que l’auteur se
montre le plus convaincante : il y a de nombreuses analyses à retenir, par exemple les textes
qui portent sur la couleur des vents (dans Saltair na Rann et le De Operibus Dei), les textes
sur les couleurs liturgiques dans le Leabhar Breac, ou cet autre texte, du même manuscrit, sur
la consécration des églises. D. Barbet-Massin propose en particulier une interprétation de la
« croix celtique » d’après laquelle le cercle indiquerait la centralité de la croix, celle-ci deve-
nant le repère essentiel au milieu des quatre directions spatiales. Particulièrement importante
est la discussion sur l’emploi des quatre points cardinaux, puisque les quatre évangélistes ont
souvent été invoqués comme protections dans les quatre directions (ici, l’auteur cite des prières
de protection qui dépassent largement le domaine irlandais ; on aurait pu utiliser aussi les
charmes du folklore gaélique). On leur associe, dans ce cas, les quatre grands prophètes, Isaïe,
Jérémie, Ezéchiel et Daniel. Bien sûr, les dragons et autres monstres surnaturels reçoivent
toute l’attention qu’ils méritent ; l’auteur évoque à ce propos l’exégèse hiberno-latine assez
développée portant sur le monstre biblique du Léviathan.
Au chapitre IV, la discussion du texte de l’alea evangelii est bien menée. C’est une sorte de
damier, ou jeu d’échec, représenté dans un manuscrit d’Oxford, Corpus Christi College, 122.
L’auteur tente d’expliquer les règles du jeu en fonction du nombre d’occurrences des différents
Évangiles dans les concordances établies par Eusèbe (les « Canons d’Eusèbe »). On regrette,
cependant, les quelques erreurs de lecture sur le texte des pages 494-495 (annexe 2). Il s’agit
des abréviations insulaires pour quæ, ter : si l’auteur avait lu, correctement, tres ter bis, elle ne
se serait pas étonnée, p. 360, que certains évangélistes soient représentés par dix-huit pions.
Le poème d’Ailerán sur les mêmes canons est discuté avec l’aide de nombreuses citations tirées
de l’exégèse hiberno-latine.
Enfin, le chapitre V se place exactement dans la continuité du premier chapitre et tente
d’apporter des réponses aux questions posées. Pour expliquer l’existence des enluminures, il a

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été proposé de faire appel à l’usage liturgique des évangéliaires. Mais ce ne peut être l’indica-
tion des péricopes (les passages de l’Évangile lus à la messe), seules deux lectures pourraient
ainsi avoir été indiquées, celles de Noël et de la Saint-Jean-Baptiste. Pour comprendre la déco-
ration placée au début de chaque Évangile, il faut certainement supposer qu’ils occupaient
quatre cahiers distincts, et qu’ils étaient exposés ainsi au moment de l’un des « scrutins », dans
la formation théologique des catéchumènes. C’était en quelque sorte un examen de catéchisme,
préalable au baptême célébré à la fête de Pâques. Et l’un des derniers scrutins comprenait
la récitation du Credo, du Pater, et l’acquisition de quelques connaissances de base sur les
Évangiles. Cette cérémonie solennelle était appelée apertio aurium « ouverture des oreilles » ;
elle devait introduire les catéchumènes au texte des Évangiles, dont on lisait et expliquait les
premières phrases. D. Barbet-Massin examine très soigneusement les différents témoignages
connus concernant cette cérémonie. Elle démontre de façon convaincante que c’est par l’uti-
lisation des Évangiles pour l’apertio aurium que l’on explique le mieux le développement des
enluminures dans les évangéliaires celtiques. Parallèlement à cette démonstration, elle étudie
un texte de provenance hiberno-latine (continentale ?) qui présente l’origine des différentes
liturgies, le Ratio De cursus Temporum ; ce texte pourrait comporter une citation d’Irénée.
D’après l’auteur, il pourrait provenir d’une abbaye colombanienne, soit Luxeuil, soit Corbie, et
daterait de la seconde moitié du VIIIe siècle.
Cette thèse est une démonstration assez convaincante, qui nous permet de dépasser la
question des attributions restreintes (Northumbrie, Irlande). Il y a eu un temps où la science
hiberno-latine s’imposait à toutes les îles britanniques, pour la grammaire, le comput et même
l’exégèse : il ne faut pas s’étonner si cette influence s’étendait à la liturgie et à la décoration
des manuscrits liturgiques. D. Barbet-Massin déploie une compétence très large, bien au-delà
de l’histoire de l’art ; elle a une compréhension remarquable de la signification des représenta-
tions étudiées, et, surtout, son livre est une introduction particulièrement bienvenue au monde
peu connu de l’exégèse hiberno-latine. Dans les chapitres où il est question de la littérature
irlandaise, l’auteur cite volontiers les textes (l’original apparaît en note de bas de page, avec
des références précises) ; mais leur graphie n’est pas respectée, les signes de voyelles longues
manquent le plus souvent et, parfois, des noms propres sont estropiés (Tlachtga est remplacé
par Tlaghta, Medb devient Mebd, etc.). Plusieurs commentaires linguistiques sont criticables,
comme l’assimilation de v. irl. tellach « installation » avec tellach « foyer ». Mais, pour l’essentiel,
cette thèse a le mérite de remettre les évangéliaires celtiques dans leur contexte théologique
et exégétique. Ce livre contribuera certainement à mieux faire connaître le haut Moyen Âge du
monde insulaire. On aurait souhaité, bien sûr, que les parallèles orientaux (et en particulier
coptes) soient un peu plus présents dans la discussion, mais ils sont au moins mentionnés (voir
l’historiographie), et on ne peut en vouloir à l’auteur d’avoir consacré l’essentiel de sa discussion
à démontrer la celticité des principaux traits de l’enluminure irlandaise.

Pierre-Yves LAMBERT

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