Du même auteur
Les piques sonores du rire pointent leurs flèches multicolores comme autant
de traits prêts à être décochés. Pour mieux dégommer ce qui, dans le réel,
nous colle à la peau en nous modelant conformes. C’est un univers de
variations à l’infini qui s’offre dans l’humour, cette drôle de machine à
renverser la table douillette de nos certitudes ancrées, idées arrêtées et
autres visions figées. Richesses de l’imprévu et nuances de la dérision.
« L’homme pense, Dieu rit » dit le proverbe. Et lorsque l’homme prétend rire
aussi, cela peut se gâter parfois et muer en ricanement. Il faut alors venir à son
secours. Comment ? Par l’ironie. L’ironie en toutes choses, comme un pied de
nez tiré à la morgue du réel. Alors, rire c’est du sérieux ?
https://www.youtube.com/watch?v=IJvfMnnDxp4
« Au marché de Brive la gaillarde, à propos de bottes d’oignons, quelques
douzaines de gaillardes se crêpaient un jour le chignon… » Rêveur,
troubadour, amateur d’historiettes, ou … simple témoin de nos scènes de vie
ordinaires, le poète chansonnier évoque la furie qu’il nous arrive de débrider
parfois dans nos espaces sociaux familiers, à l’insu même de la bonne
éducation dont nous nous pensions les heureux dépositaires.
Mais quoi ? Légions sont les artistes qui en ont fait leurs choux gras ! De
périples gaillards en Rabelaisie joviale, jusqu’aux toiles hardies figurant de
réjouissants banquets flamands, les tablées de paysans bons vivants ne
manquent pas. On sait qu’ils peuvent même dégénérer en bisbilles de famille
ou querelles de clocher. De là à perturber l’ordre social jusque dans ses
fondements...
Un brin anarchiste, le poète a choisi l’option « tous contre les flics ! », si
prisée par nos sociétés contemporaines braillardes et narcissiques. « Dès
qu’il s’agit d’rosser les cognes, tout le monde se réconcilie… » lance notre
rimeur bravache. Tout en gardant la place du témoin gourmand, invisible
depuis « la mansarde où il réside » et peu enclin à prendre partie, tant sa
position d’observateur est unique. Jouissance inégalable du trou de serrure.
La suite est écrite, égrillarde en diable, et comme on dit, la maison poulaga
en prend pour son grade. Jusqu’à la preuve de son impuissance finale,
gaillardement mise en scène. Et si force ne reste pas à la loi, quoi ressort
gagnant de ce joyeux chaos ? Le besoin irrépressible, inscrit en tout temps,
d’un défoulement de groupe obligé.
« Du pain et des jeux ! » réclamaient déjà les Anciens. Rien de bien nouveau.
L’hécatombe finale clôt un tableau peu reluisant mais classique des passions
qui nous animent parfois, lorsque tout va trop bien, que la société somnole au
point que chacun ne s’occupe plus que de ses… oignons ! Sans s’apercevoir
que les gnons ne sont jamais loin !
https://www.youtube.com/watch?v=EV9mHPHRG7k
« Je te tiens, tu me tiens, on se tient par la barbichette… » Jeu sans âge
qui dit bien la prévalence de nos dépendances dans le cirque infernal des
jeux de reconnaissance inscrit au fond des inconscients.
Le psychanalyste Frantz Fanon nous en distille les clés au mitan du XXème
siècle dans son implacable « Peaux noires, masques blancs ». Le lecteur
ressort lessivé (sans mauvais jeu d’images) de ce funeste théâtre de
l’absurde où chacun court après l’autre sans jamais saisir le ridicule de la
situation d’ensemble. Rien de plus réglé que ce jeu de dupes où l’on se
chosifie avec délices dans une valse raciale des culpabilités réagies.
« Le Français n’aime pas le Juif qui n’aime pas l’Arabe qui n’aime pas le
Nègre… » constate, laconique, le militant anti-colonialiste auteur des Damnés
de la terre. « Je ne veux pas être aimé » se prend à clamer le Noir pour en
finir avec ce sac de nœud névrotique. Un « Lâchez-moi ! Qu’on ne
m’aperçoive plus ! » semble se dégager comme porte de sortie possible d’un
immense malentendu – ou mal vu, si l’on se fie au miroir redresseur qui
pourrait nous permettre de corriger les erreurs culturelles à la source de nos
conflits intérieurs. Humour forcé à la clé.
Fin de la tyrannie de l’apparaître ? La haine ordinaire, poison toujours à re-
mijoter, serait-elle soluble dans une forme d’humour, de vis comica ? Et puis
le Blanc se montrerait-il assez sot, obtus, au point de se priver des délices
concoctés par Louis Armstrong ou les chants du Congo ?
Le dernier mot reste à Fanon qui raconte : « Dernièrement, dans un journal
pour enfants, je lisais cette phrase illustrée par une image où un jeune scout
noir présentait un village nègre à trois ou quatre scouts blancs : « Voici la
chaudière où mes ancêtres faisaient cuire les vôtres. »
https://www.youtube.com/watch?v=wA2blGYfC3o
L’homme avait tant singé l’animal… Il fallait bien que celui-ci en conçût
quelque ruse en retour ! Comment ? Mais en lui retournant la monnaie de sa
pièce pardi ! (une monnaie de singe ?) En inversant les rôles, tout
simplement ! Rire ne serait-il plus le propre de l’homme seul ?
Voilà notre ménagerie pince sans rire qui se met « sérieusement » au travail
en jouant l’athlète attitude. Et c’est bien vu ! Nos quadrupèdes s’en donnent à
corps joie, mimant leurs cousins bipèdes dans des exploits sportifs où ils
excellent à mettre en scène une vaste gamme de gesticulations ad hoc…
pour mieux les contrefaire. A leur façon. Drôlerie, excès, hasard, élégance,
tout y est. Chaque bestiole semble mettre son point d’honneur à mimer nos
humaines carcasses, jusqu’à leurs plus menus tics.
Bon sang, étions-nous à ce point épiés, scrutés ? Le fait est que le résultat
est à hauteur de parodie, façon pastiche appliqué. Peu de férocité dans la
caricature, mais plutôt un jeu attentif qui cherche à décoder, à saisir la
gestuelle et le sens de ces incorrigibles humains, tout en amenant les choses
au bord de l’absurde. Nous découvrons les animaux en apprentis sages,
finement observateurs. En impassibles chroniqueurs.
Le rire naît aussi de l’absence de parole : le geste prend sur lui de tout dire.
Du tennis de table à la barre fixe, en passant par le bobsleigh ou le curling,
chaque sujet de la faune réagit selon les particularités de son anatomie, sa
« personnalité », s’engageant parfois avec hésitation, parfois assurance,
mais toujours avec l’invention d’un décalage. D’un absurde à fleur de hasard.
L’humour se teinte ici d’un voile d’élégance qui crée la curiosité et comme
une forme de respect pour des cousins d’province que nous aurions bien
snobés… Jusqu’à voir se dessiner la taquinerie d’un regard qui pourrait
démasquer, ici ou là, moquerie, gausserie ou persiflage. Mais pour un
résultat toujours probant.
https://www.youtube.com/watch?v=KpP3jV_VvHk
« On me dit que des Juifs se sont glissés dans la salle… » Et le même,
aussitôt : « Vous pouvez rester. »
https://www.youtube.com/watch?v=ZlGr5oRvSt4&t=61s
« Puisqu’on m’a demandé de faire un discours, je vous signale, mesdames
et messieurs que je vais parler pour ne rien dire !... »
Entrée en scène du comique qui prend le public à témoin : « Evidemment
vous pensez : s’il n’a rien à dire, il ferait mieux de se taire ! Mais c’est trop
facile !... »
« Moi quand je n’ai rien à dire je veux qu’on le sache ! » poursuit l’humoriste,
s’efforçant de rester naturellement convaincant. Et même s’il joue sur les
mots, tout le monde se prend aussi au jeu, chacun bien trop content de
trouver un pitre de service pour chatouiller ses zygomatiques assoupis.
Puis, se payant le luxe de renvoyer le spectateur à lui-même : « Et si vous-
mêmes, mesdames et messieurs, vous n’avez rien à dire, eh bien on en
parle ! Je ne suis pas ennemi du colloque ! »
« Mais me direz-vous, de quoi allons-nous parler ? Eh bien de rien ! Car rien,
ce n’est pas rien ! » Virage casse gueule et ouverture sur l’absurde : « La
preuve, c’est qu’on peut le soustraire. Rien moins rien égale… moins que
rien. Alors si on peut trouver moins que rien, c’est que rien vaut déjà quelque
chose !... »
Et nous voilà embarqués sur une mathématique de l’absurde familière à une
certaine logique langagière : « Pour trois fois rien on peut déjà acheter
quelque chose !... et pour pas cher !... »
Eclats de rire du public, suivis d’un prompt rebondissement du discours :
« Mais parlons d’autre chose. Tenez parlons de la situation… sans préciser
laquelle. Je vais faire brièvement l’historique de la situation. Il y a quelques
mois déjà nous allions à la catastrophe et nous le savions…. »
Et, faisant s’entrechoquer les temporalités : « Alors je vous pose la question :
est-ce en remettant toujours au lendemain la catastrophe que nous pourrions
faire le jour même que nous l’éviterons ?... »
La fanfaronnade va bon train.
https://www.youtube.com/watch?v=hz5xWgjSUlk
Quel animal familier a le plus d’esprit ? Et de répartie ? Même si chacun y
va de sa petite préférence, c’est statistiquement le chat qui arrive en tête.
Deux auteurs de BD en témoignent. Gelluck et Sfar : chacun campe son
inénarrable félin et excelle à le faire parler. Pour le miaulant plaisir des jeux
de langue et des mots d’esprit.
Mastoc et stable, telle la statue du commandeur qui aurait avalé sans
mouffeter son extrait de naissance, le chat de Geluck égraine, imperturbable
et pince sans rire comme pas deux, les perles de l’humour belge. Lisant entre
les lignes, c’est surtout… du blanc qu’il voit. Enfonçant les portes ouvertes
des blagues classiques, à l’injonction rabattue du maître « Va chercher la ba-
balle ! », derechef il fait répondre à son animal favori : « Je commence à en
avoir ras le bo-bol ». Simple homophonie mimétique… à reprendre au bond.
Fin, câlin et pertinent en diable, le chat du rabbin, quant à lui, se mue en
témoin et narrateur des excès religieux de ses maîtres, faisant mine d’enfiler
leurs tics et leurs tocs… pour mieux les pointer, mais l’air de rien. Tout ça
sans se mouiller de manière inconsidérée !
« Si on culpabilise, c’est qu’on est devenus juifs ! » lance-t-il crânement à la
cantonade. Et, enfonçant le clou : « Il faut qu’on arrête d’avoir l’air juif. »
Solution aussi osée que fantasmatique.
Aucune pesanteur dévote chez son alter ego belge lorsque celui-ci fait
remarquer l’essoufflement de l’évolution des espèces : « L’huître est arrivée à
faire des perles, mais ça n’a jamais été plus loin : jamais une bague ou des
boucles d’oreilles. » Quant au chercheur payé chaque mois, il lui adresse
cette remarque judicieuse : « Vous n’avez pas intérêt à trouver trop vite, sous
peine de perdre votre boulot. »
Tandis que le chat du rabbin ne peut qu’assister ses maîtres dans leur
traversée souffrante d’un passé coupable : « Où que vous alliez, vous êtes
suspendu à une corde. Vous les prêtres, vous êtes trop croyants. Seriez-vous
moins fiables que les chats ? Comment croire aux bouts de papier que sont
vos traités ?!... »
Le chat de Geluck préfère, lui, continuer à jouer sur les mots en cultivant le
deuxième degré : « J’admire ceux qui font le bien et le font bien. Et j’ai
presque envie de pardonner à ceux qui font le mal, mais le font mal. »
Le chat du rabbin, de son côté, nie sa condition d’animal pour endosser celle
de… parolier de ses maîtres. Il se pose en tout cas en observateur aigu de
leurs dérives, renvoyant toutes les croyances à leurs bévues.
Pendant que son collègue belge poursuit inexorablement, sans férir, sa leçon
de logique : « Il suffirait que le pessimiste et son verre à moitié vide s’associe
à l’optimiste et son verre à moitié plein, pour obtenir enfin un verre
complètement rempli. A chacun alors d’en boire la moitié et tout le monde
sera content. » Implacable.
Quant à Dieu soi-même qui n’est ni juif, ni chrétien, ni musulman… ni quoi
que ce soit, son entourage aurait même révélé qu’il songe sérieusement à
devenir athée. Cet humour, lui, demeure universel.
A hauteur de chats futés, en tout cas.
Quand tout s’élève au risible, plus rien n’est ridicule. A la vérité de l’improvisé
répond la concision de l’œuvre d’art, aussi éphémère qu’inattendue. Fait bref,
fugace, émotion poétique pour une pensée riche, réduite à une forme juste.
Bras croisés sous la lune au milieu des vaches.
Trois mille ans de pensée mondiale pour nous aider à réenvisager notre
quotidien d’homme moderne, sérieux et humour mêlés. Voici Platon La Gaffe
bombardé stagiaire dans la prestigieuse boîte de com’ « COGITOP ». Depuis
son septième étage, Jean-Philippe Dieu (!) plane en PDG invisible de cette
flopée d’esprits forts en gueule que nous a légués l’histoire de la pensée.
En stagiaire assidu, Kevin Platon est renvoyé d’un bureau à l’autre sous l’œil
des caméras de télésurveillance gérées par Michel Foucault. Tandis que les
commerciaux Voltaire et Rousseau s’étripent gaillardement, Bourdieu
présente un power point sur le concept de reproduction sociale.
Héraclite, en homme qui ne se baigne jamais deux fois dans le même job,
fête son énième pot de départ de l’entreprise, sachant qu’il sera réembauché
aussi sec par Nietzsche qui lui joue son coup habituel de l’Eternel retour !
Sortant de son tonneau, Diogène crie au scandale devant l’open space de
travail qui lui est proposé. Et Blaise Pascal s’adonne frénétiquement aux
paris en ligne pendant les heures de bureau.
https://www.youtube.com/watch?v=A-JxrwDNIaM
Oyez ce dialogue à couteaux tirés entre deux moyenâgeux que tout
oppose :
- Un moine ne doit jamais rire ! Rire est un souffle diabolique qui déforme
les ligaments du visage et fait ressembler l’homme au singe.
- Mais le singe ne rit pas. Le rire est le propre de l’homme. On sait que
les saints eux-mêmes usaient de la comédie pour ridiculiser les
ennemis de la foi. Par exemple, quand les païens mirent Saint Maur
dans l’eau bouillante, celui-ci se plaignit que le bain était trop froid. Le
sultan y plongea les doigts et s’ébouillanta la main …
- Un saint, immergé dans un bain bouillant, n’a pas de ces puérilités
ridicules : il retient ses cris et souffre pour la vérité.
- Pourtant Aristote a consacré son second tome de la Poétique à la
comédie et il en fait un instrument de vérité.
- Ce livre n’a jamais été écrit ! Parce que la Providence ne tolère pas que
l’on glorifie des futilités !
Lutte verbale extraite d’un énigme médiévale sur fond d’abbaye bénédictine
du nord de l’Italie en 1327 : des ermites y sont retrouvés morts de mort
violente. Le moine franciscain Guillaume de Baskerville, accompagné d’un
jeune novice, mène l’enquête. Mais le temps presse, car la rencontre avec
les émissaires papaux approche et l'abbé menace de recourir à
l'Inquisition pour résoudre l'affaire. Guillaume suspecte Jorge, l'abbé aveugle,
d’avoir dissimulé les livres au motif qu’une grande partie d'entre eux sont des
œuvres de philosophes païens.
Coq et chat noirs s’en mêlent sur fond d’aveux satanistes,
d’empoisonnements et de procès en sorcellerie. Le vénérable abbé est
finalement confondu : le livre qui est la cause de tous les meurtres est bien
la Poétique d'Aristote.
Jorge, convaincu que le rire est un instrument du Diable, a intoxiqué les coins
des pages et tué ainsi tous les moines qui se risquaient à le lire. Jorge,
devenu à demi-fou, se suicide en… mâchant les pages du livre empoisonné.
Le savoir en chausse trappe de la vie.
Tragique et comique ? Même tambouille !
https://www.youtube.com/watch?v=aTtROgwNS5k
Empêchements et amputations diverses : que vaut le corps livré sans
masque aux spasmes de ses mimes sur scène ? Renvoi à l’ambivalence
comique/ tragique. Ici l’un est aveugle, l’autre en fauteuil roulant. Là des têtes
coupées sortent de jarres alignées. Plus loin, une femme tronc repose sur un
mamelon de sable. Les corps déraillent dans leur quotidien. Jusqu’à se muer
en pantins malades assaillis de TOC (troubles obsessionnels compulsifs) qui
affichent le drame de leur impuissance troublante. Sans pudeur.
Mais à corps empêché, possibilité de ressort comique. Moteur à gags. Via la
dérision, l’aliénation physique ouvre un remède à la guérison par une forme
de joie clownesque. On est saisi comme devant une performance de cirque.
Jusqu’au refus du corps de jouer le jeu, alors qu’il se met à bafouiller, se
distordre, se disloquer. Essoufflement, déclin, infirmités diverses. Issue du
ressort tragique : la mort n’est plus loin.
Nous voilà repassés du comique au tragique.
Bientôt les troubles physiologiques gagnent l’esprit qui se met à dérailler. Les
discours bafouillent, dérapent, s’enlisent, deviennent réceptacles de la
douleur psychique. Parole hachée, hésitante, délirante. Le rire même
s’égare : « Ne suis-je pas un peu fêlé ? » lance, lucide, un quidam sur scène.
Une folie furieuse semble avoir tout contaminé, le corps comme l’esprit.
Il semble que l’auteur mette en scène l’incarcération lente de ses
personnages : clowns ou clochards, les voilà qui suintent, qui puent, tels des
pantins déshumanisés, mais encore capables, comme au cirque, de suggérer
un comique de répétition.
Le rituel des catastrophes se met sûrement en place, tel un vecteur de
fatalité. Incapables de se quitter, les corps ne se ratent pas. Refaire, rater
encore, rater mieux, telle est l’obstination à accomplir dans l’échec ! L’amor
fati de Nietzsche n’est jamais loin.
Une persévérance propre à des Sisyphes heureux gagne ces corps en mal
de mobilité. La fable se teinte alors de l’ironie dont seuls savent se parer les
perdants…magnifiques.
Au théâtre de l’absurde, les clowns de Beckett se meuvent en éternels
éclopés de la vie. Et notre pudeur à nous, voyeurs impénitents, en prend un
coup !
https://www.youtube.com/watch?v=L3802FoPQXs
« Ma mère, elle a tout fait pour que je vive. C’est naître qu’il aurait pas
fallu. » La mistoufle tendue en toile de fond.
A grands coups de torgnoles et de néologismes populaires, Mort à crédit
retrace l’enfance parisienne de Louis Ferdinand Bardamu, fils unique coincé
entre un père gratte-papier et une mère vendeuse de « Modes, fleurs et
plumes ».
Un fatras d’images s’entasse bientôt sur un rythme démentiel. Dans une
langue oralisée où son auteur (un certain LF Céline) joue de tous les niveaux
d’expression. Magma en perpétuelle fusion, torrents de mots prolifiques pour
une avalanche de scènes chaotiques : ça éructe à tout va.
Petit monde des bistrots, des mariniers, populace « miteuse, boiteuse,
touilleuse, clapoteuse, qui brinquebale, jure et vire en capilotade, ça cafouille,
enguirlande, boustifaille, dégueule, se bidonne, trémousse et bouillonne…
mais se cramponne. On se truffe le cul à grands coups de grolles. » Céline
ou le langage de la pulsion.
Le psychodrame s’invente sans relâche pour ce malheureux trio familial qui
se débat en vase clos. La mère y va de ses imprécations convulsives : « Un
jour nous serons heureux tous les trois ! On l’élèvera bien, tu verras ! Il sera
comme nous !... Pas, mon p’tit ? » Funeste présage.
Mais la déferlante reprend, inlassable plongée dans l’instantané hystérique
des corps en fusion : « Le Père rebraille, se requinque, dérape, carambole,
se bigorne la trompe… C’est une cascade, une avalanche. »
Le jeune Bardamu n’en peut plus, la rupture guette : « Ce qu’il faut, c’est
décourager le monde qu’il s’occupe de vous. » Les adieux, gare du Nord, ont
des accents qui vous chavirent. Les illusions volent en éclat : « ça va la
tendresse, les aveux ! C’est comme les familles ! C’est pourri et compagnie,
c’est grouillant d’infection… »
On pressent l’étape à venir, celle où Ferdinand retournera l’arme contre lui :
« J’avais ni tendresse ni avenir… J’étais le chagrin soi-même… »
La poisse, quand ça vous tient…
Le langage et ses filons aux prises avec une gavroche moderne en virée
dans Paris : verdeur de la gouaille enfantine qui fonce coudocor, piétinant
sans complexe l’historiquement correct. Qu’on s’le dise : la Zazie de
Queneau tient la forme ! Et sanxaenèlèr…
« Napoléon mon cul ! Il m’intéresse pas du tout, cet enflé avec son chapeau à
la con ! » Verdict sans appel. Mais la gosseline apprend vite, assèche un
demi à bulbulements, expulse trois p’tits rots avant de siester grave. Puis
stoppée devant un achalandage de surplus, aboujpludutou : « Izont des
bloudjinnzes ! » Et tant pis s’il y a des croquants kièment pas ski est raffiné !
Les lourdingues, satyres, rombières, galapiats, gougnafiers, guidenappeurs
et autres fleurs de nave en prennent pour leur grade. Les nomdehieu,
nomdguieu, lagoçamilèbou se profèrent par bordées. Mais pour faire bonne
mesure, Queneau donne aussi des médzavotchés et des lamellibranches
forcées dans leur coquille avec une férocité mérovingienne. Le truculent est à
son comble.
Marre de l’ordre ! En ludion farceur de sa propre langue, le roi de l’Oulipo fait
valser joyeusement les conjugaisons : « Gabriel fermit les yeux et se tournit
vers le type… Elle lui foutit un bon coup de pied sur la cheville. » Zazie la
mouflette sait ce qu’elle veut, elle : « Je veux aller à l’école jusqu’à soixante
cinq ans. Je veux être institutrice pour faire chier les mômes, pour leur larder
la chair du derche ! »
Dans l’attente de ces menus plaisirs différés, voilà la môme embarquée dans
un flux grouillant de touristes. « Kouavoir ? Kouavoir ? On veut ouïr ! »
Tonton Gabriel est promu illico archi-guide de l’expédition aux cris de : «
Montjoie Sainte-chapelle ! Ouvrez grand vos hublots, tas d’caves !... » A quoi
tous ces cons s’accordent sur la nécessité d’un pourliche mérité. L’ivresse est
à son comble.
Conséquences emmerdatoires et déconnances variées poussent les uns et
les autres à quelque surenchère métaphysique : « La vie, un rien l’amène, un
rien l’anime, un rien la mine, un rien l’emmène ! » philosophe Queneau au
nom de tout ce petit peuple gagné soudain par une urbanité suspecte.
Zazie, elle, poursuit ses découvertes au gré des apibeursdètouillou et des
politèsmoncul. Pour conclure dans un souffle cette mémorable journée dans
Paname : « J’ai vieilli. »
La langue, elle, en a profité pour batifoler sans contraintes.
https://www.youtube.com/watch?v=-b5upCR6Wo0
Mimétisme des attitudes, langue qui déraille, l’autocrate gesticule,
proférant un discours incompréhensible d’où ne ressort que l’émotion la plus
crue, et singulièrement toute la gamme des colères possibles. Harangue
purement délirante avec laquelle tranchera, symétrique et ordonné, un texte
chargé de sens, prononcé à sa suite par un simple barbier exécrant ce
pouvoir entaché de tyrannie : « Je suis désolé, mais je ne veux pas être
empereur, ce n’est pas mon affaire. Je ne veux ni conquérir ni diriger
personne. Je voudrais aider tout le monde dans la mesure du possible : juifs,
chrétiens, païens, blancs et noirs. Nous voudrions tous nous aider, les êtres
humains sont ainsi. » Choc des langages et des morales.
Ironie de l’histoire réelle, le dictateur et le petit homme qui lui résiste sont
venus au monde à quelques jours d’intervalle. Comme si le mal et le bien
avaient failli se chevaucher à peu de chose près.
Durant huit longues minutes, l’autocrate profère ses hurlements, jusqu’à faire
se tordre les micros devant lui. Funeste gag ! Tel un mauvais comédien, il
éructe si fort qu’il se met à tousser violemment, interrompant du coup une
loghorrée verbale qui le ridiculise. Le voici qui règle mécaniquement les
applaudissements de la foule sur un simple geste de la main.
Mimant le sacrifice commun en se serrant lui-même la ceinture jusqu’à la
faire craquer, il s’étouffe jusqu’aux larmes avant de repartir sur des aigus
hystériques. Adressant un bras d’honneur à la masse, le voilà qui mime
l’homme fort dont la haine visible, évidente, est pourtant traduite, en direct,
par le commentateur radio, comme… « un profond désir de paix ». Trahison
trop évidente des mots.
Illico s’affiche la preuve de son mensonge : le voici buvant par l’oreille et
recrachant par la bouche ! Manipulation de foule, idéologie rampante. Le
Dictateur nous sidère par l’ampleur de son forfait qui n’en a pas fini de
résonner dans les consciences… Tout en passant à l’as !
La tragédie rejoint la comédie pour nous glacer jusqu’au sang. Nous voici
témoins hésitants, clivés, emplis de doutes. Inquiets de nos propres
réactions. Le dernier mot reste pourtant au rire, seul capable d’emporter la
partie serrée où se joue notre destin commun. Un rire dénonciation, lancé
telle une vague déferlant sur la fourberie à l’état brut.
Le ressort comique, cette intuition de l’absurde, précipite soudain le réel dans
le vrai.
https://www.youtube.com/watch?v=ixVdFMpq27Q
Le choc est celui d’une « œuvre tenue si longtemps secrète ». L’histoire
du Chef d’œuvre inconnu, c’est aussi celle d’un créateur défait devant
l’impasse à laquelle l’a mené son œuvre. De celle-ci ne reste qu’un « pied
vivant » émergeant d’un chaos de lignes et de couleurs, vestige pathétique
dévoilant le secret de l’artiste maudit : celui d’une absence.
Si l’artiste a échoué à figurer sa muse – une femme de chair et d’os –, ne
serait-ce pas parce qu’il a tenté l’impossible : peindre l’amour lui-même, « un
sentiment, une passion » selon ses propres mots.
Mais le réel est là, devant ses yeux : sur sa toile incessamment retouchée
jusqu’à ne plus laisser apparaître qu’une « muraille de peinture », on
n’aperçoit qu’«un pied, mais vivant » ayant seul échappé au désastre. Cette
unique trace corporelle suffira-t-elle à sauver le peintre ? Qu’en dit réellement
Balzac, l’auteur de ce récit mystère ?
Au-delà d’un drame quasi-faustien, le lecteur s’aperçoit à la fin qu’il était
suspendu à l’apparition d’un pied délicieux, suggérant à la fois l’œuvre et son
tombeau. Un pied comme relique incarnée de l’idéal artistique.
Ce pied troublant nous pétrifie par l’incongruité de son émergence, tout en
nous enchantant par la tendresse qu’il suscite. Mais une sensation de
pathétique finit par l’emporter via la vision de Balzac : « Ce pied apparaissait
là comme un torse de quelque Vénus en marbre de Paros qui surgirait parmi
les décombres d’une ville incendiée. » Une extrémité de membre déjà mort ?
La nouvelle de Balzac sera mise en images un siècle et demi plus tard par le
cinéaste Jacques Rivette sous le titre de La Belle Noiseuse, initiant un
dialogue complexe entre le peintre et son modèle : cette alchimie vivante qui
aura manqué, précisément, au vieux peintre Frenhoffer poussé au suicide par
l’échec de l’étincelle artistique.
On peut imaginer que le seul pied vivant et délicieux inscrit dans un coin de la
toile aura cristallisé, d’une œuvre à l’autre – d’un siècle à l’autre – cette
flamme de l’inspiration que le bon sens populaire traduit de nos jours par
l’expression de satisfaction imagée : « C’est le pied ! »
A l’ami Georges, solide centenaire serviteur de notre langue !
https://www.youtube.com/watch?v=yWQ1v7-eTB0
Voulez-vous jouer au dahu ? Si vous ignorez les règles, vous pouvez
toujours dire que vous n’y connaissez rien : cela vous évitera de passer pour
un naïf ou un sot ! Le dahu est cet animal imaginaire proche du chamois,
mais dont les pattes de gauche sont réputées être plus petites que celles…
de droite. La chasse n’en est organisée, dans certaines communautés
villageoises, qu’aux dépens exclusifs des crédules et des visiteurs de
passage.
https://www.youtube.com/watch?v=Ysxw1PmHxKY
« L’être idéal ? un ange dévasté par l’humour. » Emile Cioran pleure le
désespoir d’être plutôt que de n’être pas. En maître désabusé de l’absurdité
de la vie, l’homme passe son temps à côtoyer le fond l’abîme… tout en
soignant la forme. L’humour via sa formule brève et ciselée : l’aphorisme.
Et si vouloir se débarrasser de la vie c’était aussi courir un risque : celui de se
priver du plaisir de s’en moquer ? Or le rire ne prend-il pas sa source dans
cet effort de renversement, d’inversion de nos systèmes de valeurs établis
comme de nos rituels sociaux ?
Le rire, ce geste social décrit par Bergson, aurait-il le pouvoir de nous
maintenir tous – optimistes et pessimistes – éveillés ? Tel un viatique
universel. Cioran se fait fort de dénicher et subvertir les failles du monde
établi pour en polir la vision par un travail de sape qui semble l’enchanter.
Vantant le laconisme comme meilleur moyen de pactiser avec le silence, il
veut cultiver ces changements de ton, ces variations, comme autant de
petites musiques permettant aux idées de voyager à moindre frais. De
l’amour romantique au… bidet, un brusque changement de pied lui fait
volontiers dégrader le solennel en vil, le noble en trivial. Ainsi, faisant tutoyer
le haut et le bas : « Dans un monde sans mélancolie, les rossignols se
mettraient à roter. »
Ses paradoxes s’énoncent sous forme de boutades qui n’auraient l’air de
rien : « Le dernier pas vers l’indifférence est la destruction même de
l’indifférence. » Cioran n’en a jamais fini de jouer avec la langue et ses
nuances.
Intuitive et déstabilisante, la contrevérité révèle sa force comique : « Qui n’a
pas la bonne fortune d’être un monstre, dans n’importe quel domaine y
compris la sainteté, inspire mépris et envie. » Le mot fort osé, l’air de rien.
Dérision de l’existence et nécessité du doute, le sarcasme côtoie le cynisme.
Jusqu’à l’antimorale. Et la subversion, résolument.
« Nous n’avons le choix qu’entre des vérités irrespirables et des supercheries
salutaires » cingle l’auteur des Syllogismes de l’amertume, maître en ironie.
« Ci-gît l’amer » pourrait être son épitaphe.
Serait-il le meilleur conteur honorant notre langue ? Sa plume acerbe et
son humour absurde ont ciselé maints calembours, lui que sa famille a cru
muet jusqu’à l’âge de trois ans. Le bulleur adolescent passe son temps à
musarder aux terrasses des cafés. Et au diable le futur ! Ses expériences
douteuses, dignes d’un carabin, et son abus de faux médicaments semblent
lui prévoir un drôle d’avenir.
Traînant au Quartier Latin, il anime le groupe fantaisiste des Fumistes avant
de déverser ses écrits humoristiques dans les colonnes du Chat Noir.
Ecriture légère, humour décalé et style narquois alimentent un pessimisme
ancré. Acide, il cible de ses critiques les politiques, les militaires et les curés.
« Par les bois du djinn où s'entasse de l'effroi, Parle et bois du gin, ou cent
tasses de lait froid. »
https://www.youtube.com/watch?v=bJJl-rlYSPQ
Selon Balzac, « L’histoire est une plaisanterie permanente dont le sens
échappe ». Chez l’écrivain frappe un comique railleur « qui ne fait pas rire ».
Un comi-tragique, en somme, grinçant et violent à l’image de son époque.
Paillards, obscènes et bouffons, les Contes drolatiques s’inscrivent dans la
grande veine des récits pour rire. Hommage à Rabelais : Balzac prétend
s’amuser. Il peuple ses récits de personnages réels ou fictifs. Papes,
cardinaux et rois de France y côtoient des femmes gaîment infidèles, des
avocats cocus et des amants enfermés dans des bahuts. Retour à la veine
des fabliaux médiévaux.
Pour gaulois qu’ils soient, ces récits ne sont qu’apparemment légers : sous la
farce et derrière le rire de situation, perce la satire. L’auteur de la Comédie
humaine pastiche le vieux français pour mieux transporter le lecteur dans une
France de la sexualité débridée et du corps en liberté.
Mais sous ces humeurs égrillardes, les fantaisies érotiques balzaciennes
baignent dans une violence toute moyenâgeuse où l’érotisme se mêle à la
politique de ce temps chaotique. Intrigues familiales, crises de succession et
conflits civils nous ramènent aux affres de la Guerre de Cent ans.
Transgressif en diable, Balzac mêle corps féminin et corps
géographique dans une même obsession d’un espace à s’approprier : violer
une femme revient à violer un territoire, et la chambre devient le nouveau
champ de bataille, la sexualité le nouveau mode de combat. L’auteur
provoque son lecteur sur le mode du fabliau comique : la jeune fille mariée à
un vieil impuissant, le noble qui débauche la bourgeoise etc… tout en
n’hésitant pas à manier l’erreur historique, levier du conte drolatique.
Souvent sur la ligne de crête, le chroniqueur de son temps explore un
humour limite soutenu par des latinismes, archaïsmes et néologismes en
prise avec la verdeur d’une multilangue rabelaisienne qui se serait imprégnée
de la violence de temps nouveaux.
Le XIXème siècle adresse au XVIème son clin d’œil mi-figue mi-raisin, du
haut d’un comique teinté de toutes les tragédies potentielles à venir.
Pour Balzac, décidément, l’Histoire rit jaune !
Quels sujets, quels matériaux, quelles cibles pour le rire ? Quels souffre-
douleur ? Quels boucs émissaires ? Certaines réponses se dégagent d’un
Dictionnaire des histoires drôles paru il y a déjà un demi-siècle. Un premier
« vrac » des cibles visées nous renseignerait-il sur l’esprit de l’époque
comme sur sa tonalité facétieuse ? L’humour aurait-t-il évolué avec le
temps ? Mais de quels nouveaux masques recouvre-t-il désormais nos faces
hilares ?
Les Juifs, les ivrognes, les kangourous, les putains, le sport, les Suisses, les
Martiens, la politique, la bouffe, les monstres, les artistes, les nègres, les
snobs, l’érotisme, les Russes, le boulot, les juges, les perroquets, les
voyages, les psychiatres, les curés, les milliardaires etc… etc… (liste non
exhaustive). Pour un tel inventaire… De quoi, de qui, au juste fait-on rire ?
Quel commun à tous ces sujets ? Quel fonds uni de choses vues ou
entendues dans cette marmite fumante ? Comme pour toute anthologie, au
lecteur de s’extraire de la tentation de céder au capharnaüm pour mieux
répondre à la question : qu’est-ce que cela dit de nous et de notre monde ?
Ce qui fait rire est rarement insignifiant. Comme l’émotion – à laquelle il se
mêle – le rire est aussi vieux que la vie en société. On imagine qu’à l’image
de certains rituels magiques il a dû bien souvent nous aider à exorciser nos
maux quotidiens en sécrétant tout un pan de notre sagesse populaire. Même
s’il n’est pas toujours de bon aloi, l’humour, comme les larmes, n’avoue-t-il
pas une bonne part de nos vérités communes du moment ?
Nous voilà soudain propulsés au rang d’ethnologues passionnés, sinon
avertis, de nos hilarités sociales. Et convoqués comme auditeurs autant que
conteurs agités de ces récits désopilants : le rire ne se veut-il pas avant tout
sonore, turbulent, tapageur ? Mais apaiseur de conflits aussi !
L’insolence qui jaillit du rire ressemble à celle de l’enfant qui lance ce qu’il ne
faut pas, quand il ne faut pas. Et qui ose ce qui n’est pas comme il faut.
Une surprise de taille nous saisit pourtant, citoyens du XXIème siècle, dans
notre regard rétrospectif sur cet ancien Dictionnaire des histoires drôles surgi
d’un passé récent (le nôtre, le XXème siècle). Comme un sentiment d’étrange
étrangeté qui vous étreindrait à la conscience d’un tournant d’époque.
Voilà tout un vieux monde corseté qui vous saute à la figure, tout un univers
suranné aux odeurs délétères où surnagent des senteurs nauséabondes qui
mêlent fric, sexe, pouvoir, apparences et mauvais goût assumé. Un monde
primaire où les places, bonnes ou mauvaises, de chacun sont attribuées
depuis des lustres : celles et ceux qui moquent versus celles et ceux qui sont
moqués (singulièrement les femmes, les enfants, les sots, les handicapés,
les différents). On se surprend à rire aux dépens de… Et souvent « c’est
même pas drôle ! » soupirerait le premier gamin venu !
Alors oui, notre monde présent, aussi problématique soit-il, semble bien avoir
évacué une part de l’écume qui étouffait jusqu’ici la dignité de l’humain.
Bonne nouvelle : l’humour même s’est plutôt amendé, assagi, approfondi.
Oxygéné. Rire aurait-il pris une bonne bouffée d’air pur ?
Mais pour quels nouveaux excès à venir ? C’est une autre histoire.
L’humour serait-il soluble dans le concept ? C’est ce que prétend Philippe
Muray, chroniqueur incisif d’une époque qui commence. Sur les traces de
Guy Debord et de sa société du spectacle, l’homo festivus issu de sa
réflexion tente de cerner le citoyen moyen de la post histoire, fils naturel du
web.
A l’image de Balzac, Muray défend l’idée d’une festivisation du monde
contemporain. Pour stigmatiser les travers de notre temps par la dérision et
l'outrance de la caricature, il invente la figure emblématique du fanfaron
militant.
Dans « Festivus Festivus », le polémiste donne naissance au concept
de « mutins / mutants de Panurge » qui désigne tout individu appliquant la
rébellion et la contestation comme nouvel instrument de pouvoir. Il invente
aussi le « statopathe » et l’« occidentalopathe » pour désigner tous les
individus qui ne trouvent qu'une réaction violente (sans pour autant donner
de réponse) au pouvoir de l'État ou de l'Occident.
Pour Muray, la modernité se caractérise par un rapport particulier aux corps
et à la mort via la pureté supposée (imposée ?) de l’hygiénisme. A la suite de
L’empire du Bien (1991), il ne cesse d'analyser l'évolution du contemporain
de façon caustique et goguenarde. Il déclare user des différents procédés du
rire (ironie, dérision, moquerie, caricature, outrance, farce, etc.) comme on se
sert des couleurs sur une palette afin de nous faire revenir à un réel coloré.
Loin d’être une futilité, ce rire s’appuie sur une pensée (et l’appuie en
retour) : « Avant de rire, et peut-être de faire rire le lecteur, il me faut
concevoir ce monde, et le voir, et l'entendre, tandis qu'il commet ses méfaits
et ses crimes en parlant la langue festive, tout comme la Révolution française
commettait les siens dans la langue de l'ancienne Rome impériale et dans les
costumes ad hoc. Cette époque, pour employer un euphémisme, exagère.
L'exagération comique me paraît la meilleure réponse que l'on puisse lui
apporter. »
Quant aux médias, ils n’ont selon lui d’autre but que de « parler d’eux-
mêmes.» Muray l’anti-conformiste concocte sa critique en franc-tireur d’une
modernité qui (qu’il ?) veut bousculer.
Toute époque a ses rites, ses tics, marottes et toquades. Rien ne le dit
mieux que la langue elle-même. Notre observation la plus ordinaire suffit à
leur détection amusée autant qu’inquiète, parfois.
Lorsque le doux délire des journalistes prétend, au fil des gazettes, qualifier
tout événement, et à tout bout de champ, d’historique, nul besoin de suivre
de près l’actualité pour déceler dans cette affirmation la part évidente
d’excès. Et puis si le moindre fait se teinte de cette appellation, que devient,
en face, l’ordinaire, le banal ? Subitement dévalué, sous quel vocable
disparaît alors l’insipide, l’anodin ? Question de curseur.
Litote oblige, « il n’a pas tort » a remplacé « il a raison », dans nos
conversations ordinaires. Prudemment, nous nous cachons derrière le petit
doigt de nos opinions, n’assumant pas totalement notre avis, pensant que la
négation nuance notre point de vue alors qu’elle l’annule plutôt. Par peur d’un
débat à venir qui pourrait se transformer en guerre civile ?
« J’avoue… oui, j’avoue. » Un point c’est tout. Mais quoi bon sang ? Il
faudrait savoir quoi avouer ! Cet aveu, qui n’en est pas un, prétend remplacer
un simple « oui, je suis d’accord ». La mollesse de l’aveu a, là encore, l’air
d’une démission en rase campagne, d’un bottage en touche prémédité…
histoire de dire quelque chose plutôt que rien. C’est oublier qu’un silence
aurait sans doute eu davantage de pertinence.
Et que dire de l’ironique « entre guillemets » mimé d’un symbolique
mouvement des doigts permettant de mettre une distance prudente entre
l’énoncé – jugé osé ? – et son énonciation – problématique ? On clignote des
phalanges pour ne pas être pris au premier degré. Mais où est passé le
second degré ? Gare à ne pas forcer le langage en abusant de ces
guillemets magiques censés nous mettre à l’abri… de nos propres points de
vue.
Le « pas de souci », aussi ritournel que vide de sens, a carrément envahi le
champ social. On l’entend lancé à tout bout de champ, hors de propos
comme de contexte, et quel que soit le niveau des enjeux. Il a remplacé le
simple « oui, d’accord ». La formule est brandie en étendard, tel un drapeau
blanc incantatoire et passe-partout neutralisant toute agressivité potentielle.
On semble toucher ici le degré zéro de l’échange. A moins que… le tout
nouveau « 2 points 0 » ne rajoute une couche à la surenchère ?
Et que dire, comment renchérir aux « trop », « top » etc… dont s’émaillent
nos discussions ordinaires ? Quant aux « bisous » (caducs depuis la
pandémie) et « bonne journée » (lancé à 18h) omniprésents, on tombe dans
un précieux ridicule que n’aurait pas renié Molière. Comme un baume obligé,
enfantin, à coller sur nos blessures présentes et à venir. Rien de très neuf
dans ces tics et tocs langagiers grâce auxquels nous nous efforçons de fuir
les rugosités d’un monde froid, insensible et que chacun perçoit comme
potentiellement injuste, porteur de dangers toujours renouvelés.
Pour autant, la langue nous protège-t-elle encore à hauteur de ce que nous
voulons croire ? Et la protégeons-nous, à notre tour, des agressions
permanentes du globish anglo-saxon, infâme, insidieux, qui la ronge
oralement « en direct » et souvent sans réaction de notre part ?
Entre vrais tics et faux tocs, le semblant poursuit ses exhibitions et
incartades…
L’essence du pur comique peut-elle se lire d’emblée sur un visage ?
S’entendre dans une voix ? Se repérer via des signes précis ? Certaines
apparitions semblent posséder le pouvoir de provoquer en nous une
immédiate et franche hilarité. Heureuses épiphanies.
Sa voix trahit d’emblée une forme de naïveté, de candeur : « Je n’ai fait que
des choses drôles… » déclare Bourvil évoquant son parcours… sans l’ombre
d’un sourire, gardant résolument son air morne, un peu nigaud et comme
désenchanté. Quant à ses penchants à une mélancolie un brin dramatique, il
déclare benoîtement que cela doit rester « drôle à son insu » ! Et, tel un
simple aveu pragmatique, ramenant à l’essentiel : « Le public vient me voir
sur scène avec l’espoir de rire un bon coup. » On s’en doutait !
L’homme jouerait-il au benêt de la famille reconnu d’emblée, adulé par les
siens, gens du terroir comme lui ? Un effet du fameux ressort mimétique, en
somme ?
Empoignant son accordéon, voilà que notre bonhomme entonne une bluette :
« J’ai l’air d’un chanteur de rue… » émet-il timidement, s’excusant presque.
Tout le visage, toute la voix du comédien dit sa vérité lorsqu’il parle
d’émotion. Une émotion qu’il a appris à mettre en chanson, tout
naturellement.
Ballade ou rengaine sont des formes idéales pour ce modeste aux airs de
« bouseux » dont les yeux roulent, telles des billes de velours. On imagine
aisément qu’il y a pris goût au cours de mariages paysans festifs, au cœur de
sa Normandie natale.
« Elle vendait des cartes postales et aussi des crayons… » chante-t-il à ses
débuts sur scène. Si le public en redemande, ne serait-ce pas qu’il s’est
reconnu un peu lui-même dans ses airs de dadais au teint pâle ? « Moi j’ai dit
à ma mère : j’veux faire l’artiste… » se remémore-t-il, ravivant sa mémoire de
gamin. On imagine bien la scène.
« La vie, voyez-vous, ça n’est jamais si bon ni si mauvais qu’on croit » écrit
Maupassant. « Il était simple mais pas ordinaire. C’était la bonté même…
C’était le cousin de tous les Français, quelqu’un de la famille… » pointent en
chœur ses proches et admirateurs, un air de tendresse sur le visage.
Alors, heureux ? « Ben oui, j’ai l’air non ?... » souffle l’homme qui aimait
« guincher au bal » et qui trouve sympathique de se faire interpeller comme
un copain, dans la rue : « Je leur appartiens un peu » avoue-t-il avec chaleur
en parlant de ses fans. Et puis, « les rôles de mauvais zig » ça lui va pas !
« Je reste comme je suis. »
« J’ai eu une jeunesse heureuse justement parce que je n’ai pas été obligé
d’apprendre. J’ai vécu comme ça, comme un oiseau sur la branche. Je suis
pt’être un guignol, mais j’ai chanté toute ma vie. Je remercie la providence de
m’avoir donné cette étoile. Voilà, voilà, voilà… Mais il est pt’êt temps d’fermer
l’bouton, non ?... »
Avec un tel homme, la pudeur – en voie de disparition – renaît à chaque
instant tel un phénix, jetant un voile de retenue sur le rire qui suit.
https://www.youtube.com/watch?v=6SkgSB7J-ps&list=RD6SkgSB7J-
ps&index=2
Facétieux, adepte des mots d’esprit, c’est en moderne ménestrel que l’ami
Georges ajoute ce couplet chansonnier aux Stances à Marquise de Pierre
Corneille. C’est clair, net et un brin provocateur.
« Tous les comptes sont bloqués, tous les Bloch (prononcer Bloc) sont
comptés. »
https://www.youtube.com/watch?v=TvIXzeDLpMw
Qui est donc ce « treizième dieu de l’Olympe » invoqué par Hugo dans son
texte Océan ? Le dieu Rire.
Celui du calembour, cette « fiente de l’esprit qui vole » ? Ainsi, dans la
bouche d’un croquemort : « Ami, tu portes bien la bière et mal le vin. » Ou,
parlant d’un clerc défroqué sous la Révolution : « L’abbé de Lamennais :
première phase : sans calotte. Deuxième phase : sans culotte. »
Hugo affectionne les rimes drolatiques : « Il me flanque à la porte, et pour
ultimatum / M’octroie un coup de pied formidable au bottom. » Son « argot
qui rit » rehausse les exclus, comme ce quidam parlant de son revolver
comme d’un « pistolet qui recommence la conversation. » Du Michel Audiard
avant l’heure.
Comique visuel, comique du corps : « La lune cette fois ne montrait qu’une
fesse. » Ou, lors d’un voyage en Flandre belge : « Les statues ont du ventre,
les anges ne sont pas joufflus, ils sont bouffis. Tout cela a bu de la bière. »
Farce mêlant grotesque et misogynie à propos de ces cultivatrices en jupes
courtes, penchées vers la terre, « dont on voyait surtout la première
syllabe. »
Touchante, l’autodérision titille à son tour son couple vieillissant : « Il me
manque des dents, sa taille s’avachit… / Les ans derrière nous s’en vont
dans la bruine / Tous deux en même temps nous tombons en ruine. »
Comme une revanche rétrospective contre un ancien collègue député qui
l’avait critiqué : « Il élabore sa pensée avec peine et souffrance. Il a des
hémorroïdes au cerveau. »
Comique de caricature enfin, où « si le beau n’a qu’un type, le laid en a
mille. » Et voilà notre observateur croquant des faces grotesques, des
trognes déformées par le rire, mélange de joie et de noirceur résumant
l’humaine misère. Un mix de Daumier et de Charlie Hebdo avant l’heure.
Du grotesque au sublime, Hugo tend le miroir de la caricature à l’humanité
telle qu’en dépit de tout, il la voit et l’aime. Dans l’esprit de L’homme qui rit.
Un drame peut-il être « drôle » ? C’est sur cette ambiguïté – majeure – et
ce grand écart – assumé – que le cinéaste Marcel Carné construit le scénario
de son film Drôle de drame. Tous les ingrédients utilisés pour ce fameux plat
cinématographique concourent à en faire un récit à la Prévert (coscénariste
du film).
Soit un amateur de mimosas qui mène double vie, écrivant en secret des
romans policiers ; un tueur exalté qui tue les bouchers qui lui-même… tue les
moutons ; un livreur de lait qui invente en secret des histoires horribles ; un
évêque libidineux, père d’une marmaille de douze enfants, égarant une photo
érotique dédicacée à « Bébé Bedford » ; une grande bourgeoise qui
préférerait mourir plutôt que d’avouer le départ précipité de sa cuisinière.
Tout est en place pour faire grincer un drame aux airs de jubilation absurde.
Jusqu’aux réparties taillées aux dimensions du pur cocasse : « Je vous
assure, cher cousin, que vous avez dit bizarre – Moi, j’ai dit bizarre ? Comme
c’est bizarre. » Réplique devenue culte.
Sur ces bases incongrues, on boit du petit lait (et il y a matière, vu la quantité
de bouteilles blanches qui saturent l’espace du film !) face au torpillage en
règle des institutions : un inspecteur borné (« S’il y a tant de lait, c’est qu’il a
fallu un contre-poison ; s’il y a contre-poison, c’est qu’il y a poison ; s’il y a
poison, c’est qu’il y a eu crime… ») enquête sur un crime qui n’a pas eu lieu ;
le journaliste chargé de faire un papier sur l’affaire passe son temps endormi
dans le canapé du salon ; tandis que l’évêque Bedford se déguise en
écossais à jupette pour venir récupérer la brochure de danseuse légère qui
lui est dédicacée. Le cocasse règne en maître des lieux et des esprits.
Mais il faut conclure, car le plat est prêt et ça sent la fin : le faux cadavre de la
maîtresse de maison, frétillant comme un gardon de l’année, s’extirpe d’un
placard, et la foule se déchaîne dans la rue, furieuse de n’avoir aucun
coupable à se mettre sous la dent ! Tout est mal qui finit… mal. Echec total
du film à sa sortie : de rage, les quelques spectateurs cassèrent les fauteuils
dans la salle. Les ingrédients du récit, comme l’esprit du film, ne devaient pas
s’accorder tout à fait avec la morale du temps.
Résumons-nous : le drame et la drôlerie sont dans un bateau ! Qui tombe à
l’eau ? Réponse dans les dernières minutes du film.
Mais une chose est sûre, c’est bien des avatars de leur curieux ménage à
deux dont nous nous délectons durant la projection de cette œuvre
burlesque !
https://www.youtube.com/watch?v=_Vkecn2qtkk
Ubu roi. Considéré comme précurseur du mouvement surréaliste et
du théâtre de l'absurde, Jarry mêle provocation, satire, parodie et humour
gras dans une farce délirante à souhait.
Le père Ubu assassine le roi Venceslas de Pologne et prend le pouvoir ; il
élimine les aristos – « J'ai l'honneur de vous annoncer que pour enrichir le
royaume je vais faire périr tous les Nobles et prendre leurs biens » – puis
ceux qui l’ont aidé à faire son coup d’État. Cependant, Ubu Roi doit surveiller
le fils du roi déchu Venceslas. Père Ubu est, tout au long de l’œuvre, mené
en bateau par sa femme qui va lui voler son argent, l’obligeant à la fin de la
pièce à fuir le pays avec ses généraux.
Oeuvre d'élèves de collège, écrite par Jarry et deux de ses camarades pour
ridiculiser un professeur, la pièce Ubu roi est représentée en famille chez la
mère de Jarry, laquelle a confectionné elle-même le chapeau de la
marionnette d'Ubu. Humour potache et scènes de famille.
https://www.youtube.com/watch?v=7c4m64_39vk
Vaut-il mieux toujours s’agiter ou se laisser vivre ? La jouer sobre ou
excessif ? S’absorber dans un optimisme flamboyant ou se noyer dans le
pessimisme le plus noir ?...
Rire de Démocrite contre pleurs d'Héraclite : nos deux Grecs sont aux prises
avec une même colère, du lamento à l’hilarité, d’un bord à l’autre des
passions. Un rire triste et satirique, comme une forme de résistance contre
la folie, le ridicule et la bêtise des hommes. Comique de Démocrite contre
tragique d’Héraclite. L’un se contente du monde tel qu'il est, préférant rire des
défauts de la société plutôt que d'en pleurer comme l’autre. Le spectacle du
monde ? Immuable. La seule alternative à la mélancolie ? L'hédonisme.
Mais quel est ce fou qui vit seul et ne cesse jamais de rire ? Alerté par les
voisins, le médecin trouve un sage assis tranquillement parmi ses livres, à
l’ombre, sur un vert gazon. Un sage riant beaucoup des bizarreries d’un
genre humain séduit sans cesse par la poursuite de ses propres illusions.
L'école est contrainte de fermer. On renvoie les élèves chez eux, mais
l’épidémie se propage jusqu'au village voisin, lieu d'origine de plusieurs
jeunes filles touchées par le fou rire initial. En avril et mai, 217 personnes
présentent des crises de rire dans le village. L'école de Kashasha est
rouverte le 21 mai, avant d'être fermée à nouveau à la fin du mois de juin.
L'épidémie de rire se répand jusqu'à une autre école primaire, près
de Bukoba, touchant 48 filles. Une nouvelle vague débute à Kanyangereka et
deux écoles pour garçons sont fermées.
De nombreux autres textes rappellent les fêtes des fous en honneur au bas
Moyen Âge. Ces textes stigmatisent la folie satanique. L'atmosphère du
temps était à la dérision quant au comportement du bas clergé. Les carnavals
allemands se sont inspirés de ces textes, faisant défiler des chars
représentant la « Nef du Mal » que la foule finalement incendiait. Bosch est
un homme de la fin du Moyen Age, et la Réforme n'est pas loin. Tant l'Église
catholique que les réformateurs veulent freiner les débordements des
carnavals ; le pouvoir lui aussi craint pour l'ordre public. On réprime le rire de
la foule ou à tout le moins on veut le contrôler. C'est le pouvoir lui-même qui
bientôt organisera les fêtes.
Bosch n'est sans doute pas très éloigné de son contemporain Érasme qui ne
raille pas les individus mais les vices : le rire est mis au service de la morale.
Érasme ironise aussi au sujet des concitoyens de Bosch. Dans L'Éloge de la
folie, il dit à propos des Brabançons : « Au lieu que chez les autres hommes
l'âge apporte la prudence, plus ceux-ci approchent de la vieillesse, plus ils
sont gais. » Un historien commente : « La folie est utilisée comme un
repoussoir : il s'agit de montrer l'absurdité d'un monde privé de codes et
d'interdits, d'un monde qui renie ses valeurs. Ce monde est fou, et l'on en rit,
mais d'un rire qui n'est pas joyeux. »
La Nef des fous en illustration d’une folie qui aurait gagné tous ses
occupants ? Il semble bien ne plus y avoir ni trompeurs ni trompés, mais
seulement des hommes assez insensés pour s'embarquer sur un navire sans
voile ni gouvernail et dont une cuiller énorme pourrait faire office de rame ou
de godille. Le mal semble avoir atteint toute la compagnie, prêtre, moine,
religieuse… le plus fou n'étant peut-être pas celui qui en porte l'habit et qui,
perché sur une branche, savoure sa victoire en dégustant son vin.
Ces hommes et ces femmes embarqués ensemble ne vont nulle part, ils n'en
savent rien et ne s'en soucient pas le moindre du monde. Leur navire sans
guide bat pavillon infidèle : la longue oriflamme rose accrochée au mât porte
un croissant de lune. Croissant des musulmans, mais aussi croissant des
juifs ? Le croissant de lune renvoie à l'hérésie des mécréants, mais aussi à la
folie, au lunatisme du temps. Bascule entre le Médiéval et le Renaissant.
https://www.youtube.com/watch?v=JsPEChlyVHo
Mais à qui diable sourit Mona depuis sa toile multi séculaire ? Au peintre qui
la croque – bienheureux Léonard… ? Au spectateur qui la zyeute ? A nous,
contemporains ? A tous ensemble, sans doute, perdus dans le dédale des
siècles passés et à venir. L’esprit de la Renaissance réunit là, en ce point du
sourire amorcé, tous ses acteurs. Pour une étrange et universelle
communion.
Comme l’ombre d’un sourire qui ne dirait pas son nom. On pense à « The
shadow of your smile », cet air romantique de film évoquant la solitude dans
un lieu sauvage et préservé d’Amérique. La silhouette de la Joconde ne
baigne-t-elle pas dans un paysage intemporel qui évoque la bal(l)ade ?
Croquée par le grand Léonard, la belle Florentine n’en a jamais fini de faire
parler d’elle, comme du visage féminin le plus célèbre. Au XXIe siècle, elle est
l'objet d'art le plus visité au monde avec 20 000 visiteurs quotidiens à son
chevet. Universelle pâmoison.
La Joconde est le portrait d'une jeune femme plutôt aisée, sur fond de décor
montagnard aux horizons lointains et brumeux. Les yeux étroits sont
nettement cernés et le regard semble suivre le spectateur même lorsque
celui-ci se déplace.
https://www.youtube.com/watch?v=rAt0S505CUI
Peut-on aller jusqu’à expirer de rire ? Quelle plus belle mort ?... sur le
papier en tout cas ! Et puis est-on jamais puni pour avoir fait rire ?
Arrêt cardiaque ou asphyxie : les cas existent depuis la Grèce antique jusqu'à
nos jours. Réflexes forcés, précarité émotionnelle, épilepsie, lésions…
Causes et symptômes sont divers, comme l’échantillon varié de personnes
partageant le curieux destin d’être mortes… de rire!
Zeuxis, peintre grec du Ve siècle av. J-C, serait mort de rire en faisant le
portrait d’une vieille dame.
Chrysippe de Soles, un philosophe stoïcien du IIIè siècle av J.-C.,
aurait succombé après avoir vu un âne manger des figues ; il avait
demandé à un esclave de donner à l’âne de l’alcool pur afin de faire
passer les figues, et… « en rit tellement, qu’il en mourut. »
En 1410, le roi Martin Ier d'Aragon meurt d'une indigestion combinée
d'un rire incontrôlable déclenché par une blague de son bouffon favori.
En 1556, Pietro Aretino serait mort de suffocation à la suite d'un fou rire
irrépressible. D’après la tradition, la mort du Fléau des Princes (autre
surnom dont il aimait se parer) aurait été à son image : on raconte qu'au
cours d’un copieux repas, une plaisanterie particulièrement obscène lui
provoqua une incroyable crise de rire qui le fit tomber à la renverse et se
fendre le crâne.
En 1599, le roi birman Nandabayin mourut de rire « en entendant de la
bouche d'un marchand italien que la République de Venise était un État
libre qui ne possédait pas de roi. »
En 1660, Thomas Urquhart, un aristocrate écossais, et premier
traducteur des écrits de François Rabelais en anglais, serait mort de rire
en entendant que Charles II avait pris le pouvoir.
Plus près de nous, le 24 mars 1975, Alex Mitchell, habitant à King’s Lynn, en
Angleterre, est mort alors qu’il regardait « Kung Fu Kapers » un épisode de la
série The Goodies, mettant en scène un écossais revêtu d’un kilt battant avec
sa cornemuse un maître de l’art martial « Eckythump » armé… d’un pudding
noir. Après 25 minutes de rire ininterrompu, il s’est effondré d’un malaise
cardiaque, sur son sofa. Sa veuve, envoya plus tard une lettre à The Goodies
pour les remercier d’avoir rendu les derniers instants de son mari si
plaisants. Un diagnostic du syndrome du QT long chez sa petite-fille en 2012
laisse croire que Mitchell serait mort d'un arrêt cardiaque dû à ce syndrome.
Pour ce fils d'ouvrier, fin lettré, l'art n'est qu'un attrape gogos. Il lance
d’ailleurs sur RTL : « Quand j'entends le mot culture, j'ouvre mon transistor »
(parodie de l’aphorisme nazi célèbre : « Quand j'entends parler de culture, je
sors mon revolver »).
Jean Yanne oscille entre deux faces d'un même personnage, l'une se
plaisant à jouer ce que Cabu a nommé le « beauf ». Film typique : Que la
bête meure. L'autre, nettement plus positive, celle d’un d'homme gardant les
pieds sur terre quand tout le monde s’affole autour de lui (en écho au titre
d'une de ses chroniques radiophoniques : Qu'il est doux de ne rien faire
quand tout s'agite autour de vous). Ne se faisant guère d'illusion sur la
condition humaine qu'il considère avec un détachement amusé (tiens, revoilà
Démocrite !), Yanne incarne le Français moyen qui ne se défait jamais de son
esprit critique, se moque bien de l'autorité, et à qui « on ne la fait pas ».
Jean Yanne invente aussi le célèbre slogan "il est interdit d'interdire" qu'il
prononça par dérision, lors d'une de ses émissions radiophoniques du
dimanche au printemps 1968, et qu'il fut tout surpris d'entendre repris ensuite
« au premier degré ».
https://www.youtube.com/watch?v=rXCfjAmDpDA
Quand le poète lance un voile de moquerie affectueuse sur la grande
faucheuse et son hideux squelette, on peut s’attendre au pire. Mais rien
n’arrête notre chansonnier rimeur. Sa balade des cimetières il a décidé, sa
balade des cimetières il fera !
Il s’y trouve si bien d’ailleurs, dans ces paisibles concessions, qu’il les
collectionne avec une ferveur tout espiègle… jusqu’à constater qu’il lui en
manque une… « à quatre pas de sa maison » ! Scandale intime et frustration
intenable que celle « où l’on n’est pas prophète en son pays ». De quoi
invoquer rageusement la trahison d’un blason défrisé !
Et ce n’est pas faute, pour notre trouvère, d’éprouver un sentiment
d’attachement et de fidélité à ces lieux de recueillement ! Jugez-en plutôt à
son récit : « Le jour des morts, je cours, je vole, je vais infatigablement, de
nécropole en nécropole, de pierre tombale en monument. » Aucun doute sur
le diagnostic : l’homme est taphophile (atteint de la passion des cimetières) et
– quoi de plus logique – va finir par le payer de sa vie et d’un ultime coup de
dé du destin : il ne sera même pas enterré près de chez lui, un comble !
Alors bien sûr, il lui restera toujours l’enchantement inégalable des
enterrements pour se consoler. Ce folklore sans égal des « funérailles
d’antan », où l’on savait encore affronter la camarde par un pied de nez qui
noyait tous les chagrins. C’était l’époque des p’tits corbillards attelés de nos
ancêtres. On y prenait ses aises pour mourir, le faire savoir et en faire profiter
copains et croquemorts. Bref, un temps où l’on prenait le temps de vivre !
Mais elles sont révolues ces funéraill’s d’antan qui voyaient les héritiers
marcher dans le crottin et payer un dernier verre au fossoyeur, au croqu’-
mort, au curé… aux chevaux même ! Il n’était pas question, alors, de rater
ces derniers honneurs rendus au mort : les funérailles avaient le goût des
derniers devoirs envers ces chers disparus qui avaient fidèlement
accompagné le cours de nos vies. Ils étaient de ceux que l’on sait vénérer
comme « des braves types » ! (Les morts sont tous de braves types
d’ailleurs !) Pour faire la nique à la mort, notre poète n’a rien trouvé de mieux
que d’introniser le mort en maître de cérémonie. Fin stratège que l’ami
Georges !
Décidément, notre chansonnier rimeur a le chic pour braver la reine de nos
derniers soupirs ! Jusqu’à cet aveu en forme de testament, aveu… pas piqué
des vers, où l’on finit par déceler (quand même !) une forme d’agacement :
« La camarde qui ne m’a jamais pardonné
d’avoir semé des fleurs dans les trous de son nez
me poursuit d’un zèle imbécile… »
https://www.youtube.com/watch?v=bWMi8RKvnKI
https://www.youtube.com/watch?v=bwb5k4k2EMc
Porter un regard sur les autres sans s’épargner soi-même : ce serait la
marque de l’humour juif. Naviguant au gré des migrations de l’Europe de l’est
vers les Etats-Unis, celui-ci s’est propagé jusqu’à endosser une valeur
universelle. A base d’autodérision, il est fréquemment empreint
des stéréotypes des Juifs sur eux-mêmes ou des autres sur eux. Mais plus
profondément, il peut aussi mettre en lumière l’absurdité de la condition
humaine, de son rapport au divin. Franz Kafka revisité ?
- « Bien sûr : quand je lis de la presse juive, il n’y a que des mauvaises
nouvelles, des persécutions, de l’antisémitisme partout… Alors que dans ce
journal, il est écrit que nous sommes les maîtres du monde et contrôlons tout,
c’est quand même plus réconfortant ! »
La littérature française est riche d’écrivains juifs connus pour leur humour, et
pourtant ceux-ci, d’André Maurois à René Goscinny en passant par Georges
Perec ou Jacques Lanzmann, pratiquent un humour non communautaire,
dont les thèmes ne se réfèrent pas à leurs origines. Le dessinateur Georges
Wolinski qui se disait contre l’idée d’un humour juif, noir, anglais, ou
américain, déclara : « Même en admettant que chez les Juifs il y a plus de
gens qui ont de l’humour qu’ailleurs, leur humour est celui de tout le monde. »
Cette tradition trouverait son origine dans les récits de Till l'Espiègle. Remise
au goût du jour par de nombreux comédiens (dont Woody Allen), ceux-ci
construisent des sketches comiques sur leur faible attractivité physique en
raison de leur poids, de leur âge, ou de leur manque de succès auprès du
sexe complémentaire.
- [Alors qu'on lui demandait son handicap au golf] « Je suis un borgne noir et
juif : le voilà, mon handicap. » (Sammy Davis Jr.)
Dans la même veine : « Être ancien Ministre, c'est s'asseoir à l'arrière d'une
voiture et s'apercevoir qu'elle ne démarre pas. » (François Goulard)
https://www.youtube.com/watch?v=_B1-9r20wdY
Elle est monstrueuse, grotesque, cette figure mutilée, sidérée dans un
rictus ineffable, de L’Homme qui rit. Un personnage pourtant élevé par Hugo
au rang de héros dans l’Angleterre du début du XVIIIème. Une figure tracée
sur la corde raide entre laid et sublime, à la manière d’un Quasimodo ou d’un
Triboulet.
Avec Gwynplaine, Victor Hugo crée un monstre dont l'âme est belle, mais la
difformité l’œuvre des hommes. Comment ce monstrueux, ce difforme
peuvent-ils susciter autant l’attirance que l'horreur ? Comment un rire
populaire peut-il fournir un exutoire à la souffrance ? Lien entre les puissants
et les faibles, le comique du corps grotesque « devient le comique des
peuples souffrants, malmenés, sacrifiés à la violence des puissants. » Force
de l’allégorie.
Cette saynète est comme l'annonce d'un autre combat : la lutte de l'homme
pour accéder à la démocratie. Gwynplaine incarne le héros chargé de vaincre
le désordre que représentent la monarchie et l'aristocratie.
Le poète est celui qui, par ses écrits, lutte contre le chaos et apporte la
lumière. La vraie victoire sur les monstres et la mort serait-elle aussi le rire
grotesque ? Force des symboles.
Allumer la stupeur médiatique en agitant les ingrédients ad hoc : c’est le
principe du canular. Ou comment chercher à déclencher un mouvement de
peur générale en manipulant les ondes radios naissantes. La radio nocturne,
ce média de l’intime. Initiateur et provocateur génial, Orson Welles se livre à
un exercice de dramatique qui fera date. Sa Guerre des mondes est
interprétée par la troupe du Mercury Theatre et diffusée le 30 octobre 1938
sur le réseau CBS aux États-Unis. Écrite et racontée par Orson Welles, elle
adapte le roman éponyme de l'écrivain de science-fiction H. G. Wells. Y
alternent des passages musicaux, des pseudo interviews, des silences, des
effets sonores. Le langage de la radio.
« L'artillerie règle son tir et abat un tripode avant de succomber à une attache
chimique. Depuis le toit de l'immeuble de CBS Radio, un journaliste
commente la fuite éperdue des New-yorkais avant de succomber à son tour.
!... » « La retransmission va reprendre bientôt, vous êtes bien à l'écoute de
CBS qui transmet actuellement une fiction adaptée de l’œuvre de H.G. Wells,
par Orson Welles depuis le Théâtre des Ondes Mercury. » Musique
d'ambiance.
Plus c’est gros, plus ça passe ! Il n’empêche… Faudrait-il voir dans cet
épisode déjà lointain comme un surgissement avant l’heure de nos fake news
contemporaines ?
Les Jeux d'enfants, huile sur bois de 1560, frappent par l'architecture du
tableau. Voici un monde joyeux en train de se construire et de s’exprimer
sous nos yeux en tous sens, celui de l'enfance ludique et jouissive.
Si les jeux sont identifiables (on en a dénombré près de 91), l'enfant n'est
guère individualisé : une attitude, une expression le font vivre et le
mouvement naît d'une ligne, d'une forme, d'une tache de couleur. Tel serait
le caractère positif de ce grand tableau vivant dont le titre, Khinderspill von
Brueghel, allume d'innombrables petites images récréatives renvoyant à
l’enfance.
https://www.youtube.com/watch?v=7rpSK051Se4
En attendant, le ridicule va bon train. N’est pas héros chevaleresque qui veut.
Voilà notre homme parti pour un exercice de parodie comique, fabuleuse
même, en direct. Fait curieux : c’est en lisant des livres que le fier Hidalgo est
devenu fou. Endossant la peau du chevalier errant, il se lance à corps perdu
dans l’aventure pour réaliser son idéal : réparer les injustices, protéger les
faibles, détruire le mal et mériter sa dame (singulièrement absente du roman)
en récompense de ses prouesses.
Pour autant, que retiendra le futur de ce récit devenu classique ? Que la folie
tangente parfois l’idéal poussé à bout ? Mythologique, archétypal, mille
façons de le lire. Une chose est sûre : le roman réaliste européen vient de
naître.
https://www.arte.tv/fr/videos/092036-001-A/aphrodite-s-child/
Faire valser les mots proches comme cousins infernaux ivres
d’homonymie. Marcel Proust observe et s’en amuse sans fin dans ses
Intermittences du cœur. Parlant du directeur du Grand Hôtel de Balbec, il
note, doucement caustique : « Au fur et à mesure qu’il apprenait de nouvelles
langues, il parlait plus mal les anciennes. »
Ce personnage fort en gueule, flatté d’accueillir un hôte si remarquable, tenait
à ne pas lui manquer d’impolitesse. Soucieux que personne ne vînt lui
fatiguer le trépan (pour tympan), il se disait intolérable, inexorable (pour
inflexible) sur le choix de la chambre du narrateur. Craignant qu’il n’y ait des
fixures (pour fissures) au plafond, il conseillait à son hôte d’attendre, pour
rallumer une flambée, que la précédente fût consommée (pour consumée),
l’important selon lui étant d’« éviter de ne pas mettre le feu à la cheminée ».
Evoquant devant lui un vieux client habitué de l’hôtel qui venait de décéder, il
en parlait comme d’un vieux routinier (pour roublard, sans doute) à qui il
arrivait de s’accroupir (pour s’assoupir) dans le salon et qui devenait à peine
reconnaissant (pour reconnaissable) avec l’âge.
Quant à un autre habitué, le directeur disait que celui-ci avait reçu la
cravache (pour cravate) de la Légion d’honneur vu sa grande impuissance
(pour importance). Et, parlant du président du Conseil, il estimait qu’il nous
mettait trop sous la coupole (pour coupe) de l’Allemagne. Et ainsi de suite, ad
libitum. Gourmandise des confusions de mots aux homonymies proches et
mêlées.
Et l’image ne reprend la vedette au langage qu’à l’occasion d’une geste dont
l’hystérique Marquise de Camembert (pour Madame de Cambremer) a le
secret. Evoquant les dons de sa belle-fille dans un mâchonnement
enthousiaste : « Elle est Hââârtthisstte ! » lance-t-elle à la cantonade avant
de rejoindre sa voiture, « balançant la tête, levant la crosse de son ombrelle,
surchargée des ornements de son sacerdoce, comme un vieil évêque en
tournée de confirmation. »
Au théâtre du monde, langage et image même combat. Au service de
l’humour.
Bonhomme et rondouillard, tel un quidam revendiquant son droit à
l’anonymie ordinaire, Hitch s’avance et s’incruste avec désinvolture. Mais
prenez garde !... Sous son apparence ronde et débonnaire, l’homme cache
une capacité à jouer avec vous, à vous manipuler comme simple
marionnette. Sous ses dehors candides, il y a du serpent qui hypnotise.
Un verre de lait, un bout de corde, une poignée de porte, que sais-je
encore ?... L’homme est capable de piquer puis de piéger vos cordes
émotionnelles avec de simples objets du quotidien qu’il se fera fort de
détourner et de sublimer grâce à ses plans diaboliques. Maître de l’espace et
des sons, des visages comme de leurs atermoiements, captant le moindre
effet pour suspendre le temps, notre expert talentueux nous concocte les
noces saugrenues de la nourriture avec la mort, comme le montre ce repas
servi autour de la malle contenant un cadavre dans La corde, ou les agapes
dont le plat principal est l'arme du crime dans L'inspecteur se met à table. Il y
a du rabelaisien chez Hitch.
Analysant le boire, le manger et le fumer dans ses films, on a pu développer
à ce sujet une théorie de « l'absorption ». L'œuvre du cinéaste est celle où
ces trois fonctions tiennent la place capitale qu'aucun autre film ne peut lui
disputer. Est-ce un hasard si les préoccupations digestives du cinéaste se
manifestent avec évidence dans la rondeur bonhomme de sa propre
personne ? Ne nous étonnons pas si, chez Hitchcock, c'est toujours à
l'occasion d'un repas que le héros surprend à la dérobée le secret ténébreux
de l’affaire en cours.
Son incorrigible côté blagueur accouche de scènes de voyance cocasses
dans Complot de famille. Sueurs froides s’ouvre sur la question épineuse d'un
soutien-gorge révolutionnaire conçu par… un ingénieur en aéronautique.
Quant à la femme du policier dans Frenzy, elle s'interroge sur le cadavre de
Babs tout en grignotant. Humour macabre ou simple addiction au jeu de la
vie et de la mort dont le maître du suspense a toujours su régler les ballets
équivoques ?
Hitch se fait fort de nous tenir par la peau délicate des émotions. Jusqu’à
cette propension (ludique ? machiavélique ?) de se glisser incognito parmi
nous comme pour savourer les ricochets de ses malices sur nos nerfs. C’est
l’effet « caméo », l’irruption d’une touche comique au sein même du tragique.
Le cinéaste est un incorrigible farceur qui prétend n’imaginer que… des
comédies. Alors même que ce maître incontesté du suspense n’a cessé de
faire de la sexualité et de la mort les fondements mêmes de son cinéma. En
artisan de l’humour noir maîtrisé, le réalisateur gastronome à la rondeur
bonhomme insère dans ses narrations des moments de répit. Pour soulager
le spectateur, plaide-t-il, des trop fortes tensions qu’il sait leur imposer. Ainsi
de ses apparitions physiques, furtives et muettes, distillées au fil de ses films.
Ses fameux caméos.
Par la suite, les caméos du maître deviennent un jeu pour le spectateur, et
on guette, souvent dès le début du film, tel un gag, sa survenue corporelle et
bedonnante, parfois de quelques secondes, souvent dans une scène de rue,
tel un quidam facétieux traînant là par hasard. Voilà que Hitch se glisse de
l’autre côté du miroir-caméra après avoir hanté ses récits. La totale !
Hitch, en éternel narcisse, ne perd jamais une occasion d’aller se faire voir…
et de nous le faire savoir !
https://www.youtube.com/watch?v=UtGCWDhmYTs
Entre cruauté, amertume et désespoir, l’humour noir en réaction de
défense face à l’absurdité du monde. Peu intuitif, plutôt paradoxal et faisant
généralement appel à l'ironie et au sarcasme, sa maîtrise exige de ne pas
être confondu avec la simple grossièreté ou la méchanceté gratuite. Le
mauvais goût peut s’afficher comme la limite de l’exercice.
Oser évoquer avec détachement, voire amusement, les choses les plus
horribles ou les plus contraires à la morale en usage, ne serait-ce pas déjà
faire un pas vers la mort ? La morale comme la loi étant des notions variables
selon les lieux et les époques, l'humour noir se proposerait-il d’être en
avance sur son temps et sur la pensée unique ?
La loi vise, en réalité, un gaz courant utilisé dans le champ médical pour ses
propriétés anesthésiques et analgésiques, et aussi comme gaz de
pressurisation d’aérosol, en particulier alimentaire. On peut ainsi le trouver
dans le commerce et sur Internet sous forme de cartouches ou bonbonnes.
Le gaz est versé dans un ballon puis inhalé, pour un effet énergisant. Un
phénomène « qui a encore monté en puissance lors des récents
confinements ». Les effets nocifs potentiels sont nombreux : vertiges ou perte
de connaissance mais aussi troubles respiratoires, cardiaques ou
neurologiques.
Une dizaine d’arrêts plus loin, ils descendent et rejoignent d’autres jeunes,
garçons et filles. C’est encore l’été et, pendant cette période, les villages près
de Montpellier organisent à tour de rôle leurs fêtes votives, qui se déroulent
généralement autour de jeux taurins, dans de petites arènes. Le tram apporte
aux jeunes des quartiers plus éloignés l’occasion de participer à ces fêtes de
villages. « Nous avions déjà de nombreux jeunes de l’extérieur les années
précédentes, précise l’élue chargé des animations, mais c’est la première
année qu’ils viennent avec ces produits-là. Je n’avais jamais vu cela. La
police municipale avait peur que, si la fête dégénère en bagarre à un moment
ou un autre, ces petites douilles servent de projectiles. Heureusement, cela
n’a pas été le cas. »
Pour tel jeune, « c’est à la mode, c’est tout ! Et puis c’est pas cher. Dans les
grandes surfaces, on paie 30 euros les 60 capsules ». Son copain ajoute :
« C’est rapide. Dès la prise, on se sent bien, et ça dure environ trois minutes,
c’est sympa. Et franchement, ce n’est pas de la drogue. Faut arrêter d’en
faire tout un plat. »
Derrière le fait (pas si divers que ça) se joue ni plus ni moins la suspension
inquiétante d’une vie autonome de nos émotions comme phénomène
biologique personnel, intime, unique. Au profit d’une maîtrise de ce moi tout-
puissant qui prétend tout régenter.
Tapie dans l’ombre d’un pauvre gaz baudruche, la robotisation guette notre
humanité désormais affublée d’un humour prothèse désespérément sans
objet.
Peut-on être grossier sans se montrer vulgaire ? Où est la limite ?
L’humoriste (l’amuseur ?) Coluche pose la question. Libre et sarcastique,
l’homme brocarde tabous et valeurs morales de la société contemporaine. En
1975, il devient célèbre en parodiant un jeu télévisé, le Schmilblick.
La mine familière du clown joufflu, bonhomme, capable d’exécuter les tours
les plus drôles comme de lâcher les piques les plus crues, tel apparaît
Coluche dans sa salopette, avec ses binocles de collégien rigolard et son nez
rouge.
L’amuseur, très apprécié d’un public complice, jouit d’une popularité énorme.
Peu savent, en le voyant, que l’homme a subi des problèmes d’alcool qui
peuvent le rendre exécrable voire violent, l’obligeant même à quitter sa
troupe du Théâtre de la Gare dans les années 70. Nul n’est parfait.
Son premier sketch, C'est l'histoire d'un mec, tourne en dérision la difficulté
de raconter une histoire drôle. On se souvient : « Il inventait pour les années
1970 une image de pauvre urbain, bonne pâte mais à court d'idées, empêtré
dans les mots, raciste faute de mieux, ballotté par la publicité et les jeux
radiophoniques ». Il revendique ainsi son attitude : « Toujours grossier,
jamais vulgaire ».
https://www.youtube.com/watch?v=Chjhu1fZ2sU
L’humour naît parfois de l’étonnement associé au regard. En peinture,
l’artiste « renaissant » Arcimboldo est connu pour détenir la clé allégorique de
l’exercice. Son fameux Bibliothécaire nous en souffle le secret via l’énigme du
clin d’oeil. C’est un vrai calembour visuel que nous concocte le peintre : ou
comment une composition superposée de livres parvient à suggérer
globalement un profil ou un visage. Le regard seul permet-il cette drôle
d’expérience ? Oui, mais sous condition : se placer à une juste distance de
l’œuvre… celle prévue par le peintre bien sûr.
https://www.youtube.com/watch?v=zOt2MJtRwaA
Quel est cet arlequin aux airs de turlupin, arborant sa marotte comme un
bâton de folie, son costume traditionnel bicolore garni de grelots, un bonnet
surmonté d'oreilles d'âne, sa grande collerette dentelée et ses chaussures
pointues ? Un simple pion, souffre douleur moqué par la Cour ? Un amuseur
public capable de divertir ? De Triboulet, fou du roi François Ier, à Cathelot,
folle de Catherine de Médicis, les fous font rire. Ils sont même là pour ça !
Arpentant la fameuse diagonale des chemins buissonniers, ils divertissent,
maniant l'insolence avec une touche de… sagacité. Bienvenue au bouffon !
De tous les fous chargés de divertir la Cour royale de France, Triboulet est le
plus célèbre, symbole du trublion public sous le règne de François Ier.
Mythifié par Victor Hugo (dans son drame Le Roi s’amuse), il est un homme
de théâtre au service du rire. Etrange figure que cet acteur, professionnel du
spectacle, jusqu’à figurer un mythe littéraire : bien difficile à cerner, Triboulet
semble s’amuser lui-même de ses constantes métamorphoses.
« Buffone » lance l’Italien d’un ton chantant et gonflant les joues (buff !...) Le
mot même est une déformation des bouphonies, les « sacrifices du bœuf »
dans la Grèce antique. Après l'exécution de la victime, une « comédie
sacrée » avait lieu pour « dépasser la mort » de l'animal : d'abord, la hache
qui avait servi à tuer le bovin était jugée, condamnée au Prytanée, et enfin
exilée. Puis la peau de l'animal sacrifié était empaillée et placée à côté d'un
bœuf vivant pour tirer sous le même joug un sillon symbolique, comme si le
sacrifié vivait toujours, mais sous une nouvelle forme. Sur un plan
mythologique, le fou du roi est plus ancien encore : Momos est le bouffon des
dieux de l'Olympe.
Érasme souligne l'importance des bouffons auprès des rois dans son Éloge
de la folie : « Les plus grands rois les goûtent si fort que plus d'un, sans eux,
ne saurait se mettre à table ou faire un pas, ni se passer d'eux pendant une
heure. Ils prisent les fous plus que les sages austères, qu'ils ont l'habitude
d'entretenir par ostentation… les bouffons, eux, procurent ce que les princes
recherchent partout et à tout prix : l'amusement, le sourire, l'éclat de rire, le
plaisir. ». Mais Érasme fait également quelques allusions à un second rôle
échu au bouffon : celui de révélateur de la dualité, de miroir grotesque. Et
puis ces sacrés bouffons suivaient une réelle formation !... C’était du sérieux !
La Fête des Fous serait une survivance de fêtes rituelles bien plus
anciennes, s'apparentant aux Saturnales. Le fou est aussi, en alchimie, un
symbole pour représenter le dissolvant, l'action de décomposition (« l’œuvre
au noir »). Dans le tarot de Marseille, l'arcane du Mat est aussi appelée « le
Fou », et représente l'errance, la folie, mais aussi la liberté et l'insouciance.
Les fous, ces pros du rire.
S’imbiber du climat d’un lieu jusqu’à en extraire tout le jus social et
humain. Le rire de Woody concocte un savant melting pot renvoyant aux
racines mêmes de l’Amérique. Le petit Juif new yorkais n’en a jamais fini de
disserter, de s’agiter, de nervoser entre Brooklin et Manhattan, disséquant sa
ville à la manière du personnage surgissant magiquement de l’écran de La
Rose pourpre du Caire.
Avec ses airs de binoclard agité, Woody n’est pas sans nous rappeler notre
De Funès national. La tartine névrotique en plus.
Il nous quitte d’ailleurs sur cette question lancinante : l’Amérique a-t-elle encore
les moyens de rire d’elle-même, et sans grincer ?… Rien n’est moins sûr !
https://www.youtube.com/watch?v=y-QCRefnZ3k
https://www.youtube.com/watch?v=vX58XJTHhlY
Habits bariolés, bouille enfarinée, nez en boule rouge, yeux extatiques,
godasses fabuleuses, le clown pointe sa carcasse hilarante sur la terre battue
du chapiteau. Dès lors qu’il a chaussé le fameux nez, il « est » le clown. Typé
d’emblée, il sait déjà qu’il va déclencher l’hilarité des petits, à l’image du
héros qui fait frissonner les cœurs. Son complice Auguste – le clown blanc –
fait le pitre, apportant sa touche contrariante au jeu. Depuis le XVIème siècle
et la Commedia dell’arte, ils sont deux personnages (en un) à rivaliser pour la
joie de leur public enfantin.
D’abord cloyne, puis cloune (« homme rustre, paysan, bouffon, fou »), le mot
s’enracine dans la langue germanique (« Klöne : homme rustique, balourd »)
avant de passer au théâtre pour désigner un bouffon campagnard.
En italien, le pagliaccio (« paillasse ») désigne un bateleur de foire chargé
d’attirer le public en contrefaisant les tours de force ou d’adresse de ses
camarades.
Même s’il tire sa filiation de personnages grotesques anciens, comme ceux
de la Commedia, le clown moderne apparaît dans l’Angleterre du 18ème siècle
et ses cirques équestres. Les directeurs engagent des garçons de ferme
dans des rôles de serviteurs benêts qui font rire autant par leurs costumes de
paysans que par leurs postures comiques se retournant parfois à leurs
dépens. Clown sauteur, acrobate, ils miment en caricaturant pour faire rire.
Jojo, Kiki etc… le clown porte parfois un pseudonyme inspiré du langage
enfantin (redoublement de sons ou de syllabes).
Après les années 1890, les clowns acrobates deviennent aussi des clowns
parleurs. Foottit et Chocolat, le plus célèbre duo de clowns de la belle
époque, inventent la comédie clownesque. Sans négliger le répertoire de
leurs prédécesseurs, ils ne se contentent plus de parodier les numéros de
cirque qui les ont précédés, ils cherchent aussi leurs personnages dans la vie
sociale. Maître blanc et valet noir, ils reproduisent la violence des rapports
sociaux et raciaux, s'inspirant aussi du mimodrame. Avec eux le jeu du clown
se rapproche du jeu de l'acteur, mais un acteur sans psychologie qui, comme
le dit Pierre Etaix, « n'existe que dans le temps où il agit » et dont Henri
Miller dit qu'il est un « poète en action ».
Dans la seconde moitié du 20è siècle ont lieu des expériences de rencontre
et de fusion entre les différents genres clownesques et le théâtre. Un certain
nombre de « types » émergent partout dans le monde. Evolution puissante
du personnage.
Il parait idiot, laid ou même mal formé, il bouge mal, il laisse tout tomber...
Mais cela peut aussi être de l’auto-thérapie, ce qui d’ailleurs paraît souvent
être la principale motivation du « faire le clown »... en cassant les barrages
de nos préjugés et des clichés qui nous empêchent de voir par nos propres
yeux. Muni de l’esprit ludique, enfantin qu’il a su garder, le clown nous
redonne la fraîcheur du regard de notre propre enfance.
Ainsi font les marins d’Amsterdam chantés par Jacques Brel, en corps
livrés au meilleur comme au pire des spasmes de l’émotion…
Etrange similitude avec les Assis observés et décrits par Rimbaud dans un
mouroir des Ardennes. Délires des corps éperdus et sublimés par la langue.
https://www.youtube.com/watch?v=hwLJQUUM6_A
La blague la plus drôle du monde selon les Monty Pythons ? C’est celle
qui provoque la mort immédiate du premier qui la lit. C’est aussi un sketch du
groupe diffusé dans une série télévisée des années 70.
Dans cette verve, Monty Python est le nom d'une troupe d'humoristes rendue
célèbre grâce à sa première création, la série télévisée Monty Python's
Flying Circus, dont la diffusion à la BBC se poursuit durant 45 épisodes,
dans les années 70. L'humour du groupe prend ses racines dans le
burlesque absurde. Le nonsense anglais. Mais les sketches deviennent de
plus en plus chaotiques avec le temps, les remarques des acteurs fusent,
façon autocritiques, du style : « C'est le sketch le plus stupide que j'ai jamais
vu ». Non seulement ce programme est de plus en plus irrévérencieux, mais
le comédien se paie le luxe de l’interrompre souvent en plein milieu et de
quitter le plateau en marmonnant : « J'ai écrit ça ? ». Bottage en touche
volontaire ? Humour au deuxième degré ? Allez savoir…
L’influence des Monty Python dans le domaine comique est comparée à celle
des Beatles en musique. Elle dépasse largement les frontières du Royaume-
Uni et du monde anglo-saxon. Dans la langue anglaise, le mot Pythonesque,
inventé pour décrire l’humour de la troupe, a trouvé son chemin vers les
dictionnaires.
Parfois, les Python essayaient de piéger les téléspectateurs en diffusant par
exemple le générique de fin… dès l’entame. D'autres sketches, dès lors qu'ils
s'essoufflaient, se terminaient façon dessin animé, avec un poids de
seize tonnes tombant sur la tête d'un personnage, ou bien un chevalier en
armure arrivant sur scène et frappant tout le monde avec… un poulet en
caoutchouc.
La tradition comique britannique use volontiers du travestissement pour
obtenir des effets grotesques. Les Monty Python écrivaient des rôles
comiques aussi bien masculins que féminins, les jouant et les interchangeant
presque tous entre eux. Si une scène avait besoin d'une ménagère, l'un des
Monty enfilait une robe et un tablier et jouait le rôle d'une mégère parlant
avec une voix râleuse et suraiguë.
Le groupe se reforme en 1974 pour produire son premier film original : Monty
Python, Sacré Graal ! librement inspiré de la légende arthurienne. Tous les
Python tiennent plusieurs rôles dans le film tourné en Écosse, autour de
vieux châteaux isolés. À cause du budget limité, le péplum est joué sans
chevaux, ce qui conduit au gag le plus célèbre.
Chaque fois que le scénario avait besoin de chevaliers chevauchant
majestueusement leurs montures, les acteurs mimaient la chevauchée à
pied, tandis que les écuyers tapaient deux demi-noix de coco l'une contre
l'autre pour imiter le bruit des sabots, un trucage assez courant à la radio,
mais rarement montré au cinéma. Les cottes de mailles portées par les
chevaliers étaient en fait des pulls en laine teintés de peinture argentée, les
différents châteaux du film étaient toujours le même, mais sous des angles
différents ou une maquette placée contre l'horizon. Drôlerie et bricolages
divers.
Finalement, les conditions de tournage sont très mauvaises. Le temps est
médiocre, et les « cottes de mailles » s'imbibent d'eau de pluie. Le faible
budget du film n'autorise que des hôtels miteux. L’un d'entre eux
inspirera L'Hôtel en folie où l’on ne pouvait pas se laver tous les soirs faute
d'eau chaude en quantité suffisante. Giliam et Jones se disputaient entre eux,
ou avec d'autres membres du groupe. L'alcoolisme de Chapman devint
évident quand il commença à souffrir de delirium tremens pendant le
tournage. Ce fut la seule fois où Palin, habituellement aimable, s'est
franchement énervé. Cela arriva quand Jones et Giliam lui firent refaire
plusieurs fois une scène où il jouait un « avaleur de boue » (en fait une mare
de chocolat dont il eut vite assez). Pour combler le tout, la scène ne fut même
pas gardée au montage final…
Tensions horripilantes (plutôt que désopilantes) à tous les étages !
https://www.youtube.com/watch?v=UjyGRDvxggo
« Ils pompaient, et ils pompaient… » jusqu’au bout de l’énergie, sans
réaliser que leurs efforts étaient inutiles, car totalement improductifs. Ce
même geste primaire répété par les Shadoks rappelle diablement la chaîne
infernale des Temps modernes qui voit l’ouvrier Charlot devenir fou en
vissant sans fin des boulons d’acier. Jusqu’à l’internement.
« Ga, Bu, Zo, Meu ! », ce sont les quatre monosyllabes qui composent tout
le vocabulaire de ces curieuses créatures anthropomorphes à l’apparence
d’oiseaux rondouillards avec de longues pattes filiformes, des ailes
minuscules et de rares cheveux. Les Shadoks vivent sur une planète aux
espaces variables dont il leur arrive de tomber. Bêtes et méchants, ils
construisent des machines improbables qui ne fonctionnent pas, sous
l’impulsion du Professeur Shadoko, assisté du devin plombier.
Les Gibis vivent sur une planète plate mais à l’équilibre instable, et eux aussi
convoitent la Terre. Celle-ci, qui se trouve entre les planètes des Shadoks et
des Gibis, est habitée par un seul être, l’insecte cracheur de feu Gégène.
Le décor posé, il n’y a plus qu’à laisser délirer un récit aux épisodes
aléatoires sur un espace plat, sans profondeur, animé par un dessin
minimaliste. Et pourtant, il s’en passe chaque soir, des choses délirantes, sur
un commentaire tout aussi… foutraque !
Les Shadoks passent leur temps à rassembler « des trucs et des machins »
sans jamais parvenir à en faire quoi que ce soit. Alors que leurs collègues
Gibis n’arrêtent pas, eux, de travailler « du chapeau ».
Le Goulp, simple trou creusé dans le sol, permet de punir d’éventuels fautifs,
alors que le Grand Dépotoir est la boîte de conserve où s'enroule le passé de
la planète des Shadoks après le Big Blank. Il leur permet aussi de se
débarrasser de toutes leurs vieilleries.
C’est sur ce ton burlesque que se poursuit, inéluctable, cette saga fantaisiste
inspirée des comic strips américains sur fond de guerre froide et de révolte
soixante huitarde. Une foucade dans l’air du temps.
« Je pompe donc je suis » pourrait en être la conclusion logique.
https://www.youtube.com/watch?v=3BfcBSEqDIk
Sacrés philosophes ! Imaginons-les, réunis au café Procope avec leurs
confrères Voltaire et Rousseau, se racontant leurs petites histoires entre
deux parties d’échecs et nous en faisant profiter.
Mais que diable allais-je faire dans un volcan en feu ? Un suicide par
amour du monde ? Me suis-je pris pour un moine tibétain s'immolant
au cœur d’une gigantesque marmite bouillonnante de gaz et de jets
brûlants de lave ? Vrai fait divers ? Faux suicide ?
Pas si dans la lune qu’on le dit, Thalès ? La preuve : l'homme sait aussi se
montrer pragmatique. N'oubliant pas ses origines commerçantes, il sait tirer
profit de ses observations astronomiques. Aristote raconte qu'ayant repéré
une mirifique récolte d'olives, l’homme au théorème si prisé des lycéens
aurait acheté tous les moulins à huile de la région avant de les louer à prix
d'or aux producteurs, voulant montrer par là que le sage est capable de faire
fortune... sans en avoir l’air. Un délit d'initié avant l'heure ?
Un tel personnage aurait pu disparaître de bien des façons sans doute !
Passionné de gymnastique, Thalès passe en fait pour avoir été retrouvé dans
les gradins, lors d'une compétition à laquelle il assistait, mort par…
déshydratation. Ironie du destin : seul le phénomène de la pluie résista à son
cogito en restant une de ses grandes interrogations.
Mais d’où me vient cette réputation de penseur à l’humeur
mélancolique ? On me décrit comme irritable et méprisant. Selon
certains, je pleure de tout quand mon semblable Démocrite, lui, rit de
tout. Réputé misanthrope, je pars vivre à la campagne, me
nourrissant de plantes, et je meurs d’hydropisie vers l’âge de
soixante ans. Drôle de destin !
Tout nous est meilleur que de jouer la tragédie. Foin de fatalité à tête de
méduse, secouons-nous et façonnons l'avenir. Penser, sourire, travailler... Et
laisser le soin au destin de relancer sans fin les dés du hasard, car « la
destinée est instable : une chiquenaude crée un monde nouveau ».
Alain, philosophe serein d'une prise en main lucide de l'existence.
Ainsi dans L'Impossible Monsieur Bébé réalisé en 1938 par Howard Hawks,
ce ne sont que quiproquos en cascade entre un paléontologue ahuri et une
jeune femme fortunée. Celle-ci, excentrique, veut attirer l'attention du
scientifique. Cela tombe bien. « Bébé », son léopard apprivoisé, se trouve
soudain remplacé par un autre, un vrai, un sauvage, qui provoque des
catastrophes (réelles). Tous les personnages sont hors norme, y compris les
animaux. Susan court après un léopard, David après la clavicule d’un
brontosaure et tous deux après le chien de la tante qui a enterré l'os tant
convoité.
Chacun apporte à l'autre la douce folie qu’il espérait sans se l’avouer. David
est sur le point de se marier avec sa secrétaire et Susan enfermée dans sa
prison dorée. Une fois arrivés dans la maison de la tante, les bourdes
s'enchaînent à vive allure. David est devenu M. Bone (traduit en français par
« M. Bel-os ») afin de ne pas éveiller les soupçons et a été présenté comme
un chasseur de fauves par Susan. Le film fait partie des sept comédies
repérées par le philosophe Stanley Cavell pour établir le genre du remariage.
https://www.youtube.com/watch?v=ke0FBdcQIfM
Ce soir au bar de la gare Guettons ce moment magique où
Igor hagard est noir la ronde des mots se mue en mu-
Il n'arrête guère de boire sique, en rythmes, consonne et
Car sa Katia, sa jolie Katia résonne, coule et déraisonne,
Vient de le quitter envoie valser le sens, quitte
Sa Katie l'a quitté à quitter bientôt la page…
L'Hélicon, Ta Katie t'a quitté, Saucisson de cheval, Comprend qui peut, Méli-
mélodie, Le Tube de toilette, La Maman des poissons… Boby Lapointe
devient un invité récurrent de l'émission TV « Les Raisins verts » de Jean-
Christophe Averty, pour laquelle il va jusqu'à interpréter la chanson « Si
j'avais un marteau » en maniant la faucille d'un air entendu.
Dans les années 1960, Lapointe et son copain Brassens enchaînent les
tournées et les récitals. Pourtant, le côté fantasque de Bobby lui fait
commettre des erreurs. Le voilà qui ouvre un café concert. Mais la faillite
survient rapidement. Brassens accourt pour éponger une partie des dettes et
l'aide à trouver des petits boulots pour vivre. Mais la période yéyé a
commencé et le style musical de fanfare, sur lequel toutes les chansons de
Bobby sont fondées, ne fait plus autant recette, ni sur les ondes ni dans les
bacs. Malgré sa nouvelle image en pull marin et le nez dans les pâquerettes !
Son ami comédien Pierre Étaix, qui dès 1965 commence à avoir du succès
au cinéma avec son personnage de clown Yoyo – mais qui a aussi des hauts
et des bas dans sa carrière – mesure le potentiel de comédien (comique ou
dramatique) chez Bobby Lapointe, et envisage de réaliser plusieurs films ou
projets avec lui. Mais… trop tard pour ce météore de fantaisie. Disparu trop
tôt.
https://www.youtube.com/watch?v=a7P8dcPsfyE
« Ah ! non ! c’est un peu court, jeune homme ! On pouvait dire… Oh ! Dieu
!… bien des choses en somme… En variant le ton (…) »
Le nez protéiforme de Cyrano. On ne voit que lui. A l’image du texte de la
fameuse tirade. Comment une protubérance physique parvient-elle à créer un
archétype humain au goût d’universel ?
Avec son chapeau, son masque, sa cape et son épée, ses rodomontades
affinées, Cyrano rassemble tous les ingrédients qui rappellent les héros de la
commedia dell'arte. Provoqué par un aristo sans esprit, il réplique par une
brillante tirade en l’honneur de… son propre nez. Tout en rimant, le voici qui
sort son épée et bat en duel ce bien pâle vicomte que ses amis évacuent
blessé, tandis que l'assemblée acclame le vainqueur champion de la rime.
Ce héros moderne nous délivre pas moins de 1600 vers dans la pièce. Tour
à tour chroniqueur (la gazette), pasticheur (la ballade du duel), séducteur
(scène du balcon), captivant (le voyage sur la lune), envoûteur (la scène du
fifre), Cyrano est comme un « homme-parole », qui transforme tout en mots
et qui a besoin d'un auditoire pour exister. L'escrime verbale irrigue la pièce :
les duels se font autant par les mots que par l'épée. Mais elle signale aussi le
drame de Cyrano : son incapacité à livrer son âme autrement que par écrit.
Force et faiblesse du poète dans l’âme. Son esprit de répartie suggère une
« tragédie de la parole impossible ». Au service du panache.
https://www.youtube.com/watch?v=KSeoEVxzZUA
« Tiens vous avez sorti le vitriol ? Ah faut r’connaître, c’est du brutal… » A
voir les protagonistes des Tontons flingueurs évoquer le bon vieux temps
dans une cuisine miteuse en beurrant des toasts autour d’une gnôle avariée,
on sent que ceux-là resteront tontons flingueurs à vie. Dialogues et répliques
du meilleur tonneau fusent. Comme à Gravelines.
« Non mais t'as déjà vu ça ? En pleine paix ! Il chante et puis crac, un bourre-
pif ! Il est complètement fou, ce mec. Mais moi, les dingues, je les soigne. Je
vais lui faire une ordonnance, et une sévère… J'vais lui montrer qui c'est
Raoul. Aux quatre coins de Paris qu'on va l'retrouver, éparpillé par petits
bouts, façon puzzle. Moi, quand on m'en fait trop, j'correctionne plus :
j'dynamite, j'disperse, j'ventile ! »
Mais, surprise ! La fameuse réplique « Les cons ça ose tout, c'est même à
cela qu'on les reconnaît » se retrouve dans l'œuvre de… saint Thomas
d'Aquin : « Omnes stulti, et deliberationes non utentes, omnia tentant » (tous
les idiots, et ceux qui ne réfléchissent pas, tentent tout). Audiard, qui avait lu
la Somme théologique du pieux lettré, aurait repris et arrangé ce bon mot.
Sel des répliques concoctées aux p’tits oignons par Audiard et ressorts
comiques répétés combinent truculence de la langue verte (l'argot) et
ambiance de roman noir à la Simonin. La musique répétitive (un seul thème
restreint aux quatre notes du bourdon de Notre-Dame) accentue les effets à
la façon d’un gimmick de dessin animé. Le leitmotiv de la BO du film sera
fréquemment repris par les publicitaires (qui s’y trompent rarement !)
La réputation des « Tontons » n’a fait que croître au fil des années. Plusieurs
des répliques sont passées dans la mémoire collective. Multidiffusé à la
télévision, il va jusqu’à donner lieu, en 2018 à l'université Sorbonne-nouvelle,
à un colloque sur la place de ce film dans le paysage cinématographique et
culturel français. Sur le statut acquis, Georges Lautner note : « Pourquoi ce
film et pas un autre ? Quand nous avons tourné, nous avions tous envie de
rigoler. Finalement, c'est peut-être ça, l'explication : la déconnante vieillit
mieux que le tragique ».
On pourrait citer une réplique de chaque scène, tant les dialogues ont été
travaillés pour donner un rythme de comédie à ce film.
« Je suis revenu pour caner ici et me faire enterrer à Pantin avec mes
vioques. Les Amériques, c'est chouette pour prendre du carbure, on peut y
vivre aussi à la rigueur, mais question de laisser ses os, y a que la France. Et
je décambute bêtement, en laissant une mouflette à la traîne… »
Et Fernand se paie même le luxe d’un brin de philosophie sur les valeurs qui
se perdent : « À l'affût sous les arbres, ils auraient eu leur chance.
Seulement, de nos jours, il y a de moins en moins de techniciens pour le
combat à pied. L'esprit fantassin n'existe plus ; c'est un tort. »
https://www.youtube.com/watch?v=rhByyq4_s88
« Piou piou, crac, plaf, plouf. Bling bling.” L’onomatopée comme
expression imagée, minimaliste, de la langue. Et d’un certain humour de
connivence.
Parfois incongrus dans les BD, ces bruitages dessinés, visuels, se chargent
du comique insufflé aux personnages. Ils imitent aussi parfois les sons
produits par les animaux.
Dès 1905 dans les épisodes de Bécassine, la graphie sploing (écrite aussi
splouing ou sploug) accompagne l’ouverture d’un parapluie ou la détente
mortelle d’une tapette à souris. Avec le temps, sploing deviendra swiing,
swwoing, stwouip etc… porte grande ouverte aux ressorts imaginatifs.
Jean qui pleure et Jean qui rit… du rire aux larmes et des larmes au rire, la
métamorphose est au cœur de nos spasmes les plus secrets. Humour et
tonalités des émois et des secousses. A l’infini des acteurs, des témoins, des
expériences, des ressentis. Bref des (petites) histoires des uns et des autres.
Satire, insolence, facéties, farces, gags animent d’un esprit contagieux nos
humoristes, écrivains, auteurs de théâtre, chansonniers, caricaturistes,
cinéastes, artistes de la scène…Tous embarqués pour décrocher l’pompon !
« La divinité du rire, c’est l’idée la plus cruelle que j’ai trouvée pour aimer la
vie » écrit Nietzsche, auteur du Gai Savoir. Le bel esprit trouve toujours une
forme de poésie (Renard, Tati, Devos) ou un sens de l'absurde à piocher au
cœur du réel (Dac). Un esprit ironique (Guitry) ou satirique (Coluche) qui peut
aller jusqu'au mordant (Bedos). Les effets drolatiques explorent la dimension
irrationnelle du langage via l'insolence ou le nonsense (Lewis Carroll). Enfin,
hommage à son talent ès pharmacopée, c’est à la théorie des humeurs de
Galien que le fameux humour anglais emprunte tout son sel.