Vous êtes sur la page 1sur 188

au Jardin des Délices

Du même auteur

Passions à l’Oeuvre, Editions Praelego, 2010


Une Kumpania, Photos/Touraine 2011
Esprits voyageurs, L’Harmattan 2012
Philojaz, L’Harmattan, 2013
Emouvances, L’Harmattan, 2014
Le Carnaval des Mimes, L’Harmattan, 2015
L’Ego chatouilleux du Bouddha, 2016
Sentinelles de papier, Edition999, 2017
Echographies, Parole sidérée, 2018
Esprits nomades, Exils à l’œuvre, 2019
Lignes d’erre, Edition999 en ligne, 2020
Eclats de rire, Edition999 en ligne, 2021
L’homme miroirs, en projet
Ce spasme éruptif surgi d’un pli intime de soi

** La plupart des illustrations de ce livre sont empruntées au Jardin des


Délices (1503/1515) de Jérôme Bosch. Elles me semblent s’accorder de près
au phénomène du rire sous maints aspects. Narratif et burlesque. Universel,
intemporel. Terrifiant et ludique. Sépulcral, jouissif. Complexe et luxuriant.
Biologique, thérapeutique. Enigmatique.
Face à ce Jardin élaboré aux confins du Moyen Age et de la Renaissance,
comment ne pas évoquer une gigantesque BD à ciel ouvert, aux allures de
Retour vers le futur. Comme une brèche qui s’ouvre au moment précis des
grandes découvertes de l’Histoire. Une œuvre monde.
Le rire ? Selon Bergson, de la mécanique plaquée sur du vivant. Ou
l’inverse, si l’on observe avec attention le rire-chatouille des enfants, ou les
arabesques corporelles réalisées par ces « cousins » en humour que sont
Jacques Tati l’aérien et, avant lui, Buster Keaton le casse cou aux airs
mélancoliques. C’est bien du vivant qui vient alors déranger l’implacable
mécanique d’un réel haché menu, soudain mis en déconfiture sous nos yeux.

Et si ce phénomène énigmatique, insolite, incarnait ce fil ténu, ce lien primitif


qui relie l’homme de la vie à la mort ? Des rires aux pleurs, du comique au
tragique ? Comme une bouée de sauvetage, une bulle de conscience nous
aidant à passer d’une pulsion à l’autre, et ce plusieurs fois à l’intérieur d’une
même journée. D’instant en instant. Comme un balancement aléatoire sur
une ligne de crête.

Les piques sonores du rire pointent leurs flèches multicolores comme autant
de traits prêts à être décochés. Pour mieux dégommer ce qui, dans le réel,
nous colle à la peau en nous modelant conformes. C’est un univers de
variations à l’infini qui s’offre dans l’humour, cette drôle de machine à
renverser la table douillette de nos certitudes ancrées, idées arrêtées et
autres visions figées. Richesses de l’imprévu et nuances de la dérision.

A l’image du langage écrit et de la vaste palette de ses figures de style,


l’humour dispose de son propre nuancier : rire sous cape, à gorge déployée,
à en pleurer et jusqu’à en mourir… Que disent ces expressions courantes de
ce qui se trame aux tréfonds de nos éclats euphoriques ?

A Noir, E blanc, I rouge… Rimbaud avait associé couleurs et voyelles dans


un rapprochement fameux. Oserons-nous faire de même avec les colorations
supposées du rire ? Le langage courant, là encore, nous tend une perche
bienvenue… Rire jaune (ou rouge !)… Rire franc, rire faux, rire entre deux, à
la mode caméléon, comme par effraction, par effusion, imitant le muscle qui
se gonfle, la mine haute, la parure qui en jette, l’air d’y croire encore… autant
que la mine tapie, défaite, du quidam surpris, soudain rattrapé par la
patrouille ? Paradoxe, duplicité du rire.

Force comique et pouvoir de provoquer le rire : nos Anciens maniaient la vis


comica jusqu’à inculquer à leur public la dérision des dieux. Jusqu’à
renverser les rôles entre esclave et maître dans le jeu social. N’hésitant pas à
déconstruire, couper, coller, modifier ses modèles, le dramaturge antique
pirate allègrement son matériau. Il grossit le trait, caricature ses
contemporains par sa vigoureuse drôlerie et le simple ridicule de l’action, des
jugements et de la langue. Calembours, jeux de mots, glissements de sens,
humour gras offert par des personnages stéréotypés… Plaute, en Romain
grossier, colonise le théâtre grec. Il tutoie l’absurde – tragique et comique
réunis – de l’humanité. Shakespeare et Molière sauront s’en inspirer. Et nos
auteurs / chercheurs contemporains y puiser matière à réflexion.

« L’homme pense, Dieu rit » dit le proverbe. Et lorsque l’homme prétend rire
aussi, cela peut se gâter parfois et muer en ricanement. Il faut alors venir à son
secours. Comment ? Par l’ironie. L’ironie en toutes choses, comme un pied de
nez tiré à la morgue du réel. Alors, rire c’est du sérieux ?

Ah ! savoir manier ce point exquis en deçà duquel on ne rit pas encore et au


delà duquel on ne rit déjà plus. Et tisser le fil permettant à chacun de se voir
restituer sa voix/e propre, unique, via traits de malice et chimères. L’humour,
viatique apaisant de nos certitudes trop bien ancrées ? Pointe extrême de
nos émotions les plus assumées ? Tellurique, éruptif, le rire s’échappe et
nous échappe comme d’une gigantesque cocotte minute aux allures de
volcan… actionné par nos quatre cents muscles zygomatiques.

Quant à l’humanisme (sonore et visuel) du rire, il rejoint ici une finesse


décalée du regard, celle que Fanon attribuait à l’œil, considéré comme miroir
redresseur de nos conflits intimes. Vis comica et dissonance bouffonne : ce
ridicule vrai, plus ou moins chargé, plus ou moins délicat. Bouée de
sauvetage et ballon d’oxygène venant au secours de l’angoisse née de nos
impasses. Rire thérapie. Pour être reconnus, consolés. Et poursuivre le
chemin, requinqués.

Apaisés par l’esquisse d’un sourire.

https://www.youtube.com/watch?v=IJvfMnnDxp4
« Au marché de Brive la gaillarde, à propos de bottes d’oignons, quelques
douzaines de gaillardes se crêpaient un jour le chignon… » Rêveur,
troubadour, amateur d’historiettes, ou … simple témoin de nos scènes de vie
ordinaires, le poète chansonnier évoque la furie qu’il nous arrive de débrider
parfois dans nos espaces sociaux familiers, à l’insu même de la bonne
éducation dont nous nous pensions les heureux dépositaires.
Mais quoi ? Légions sont les artistes qui en ont fait leurs choux gras ! De
périples gaillards en Rabelaisie joviale, jusqu’aux toiles hardies figurant de
réjouissants banquets flamands, les tablées de paysans bons vivants ne
manquent pas. On sait qu’ils peuvent même dégénérer en bisbilles de famille
ou querelles de clocher. De là à perturber l’ordre social jusque dans ses
fondements...
Un brin anarchiste, le poète a choisi l’option « tous contre les flics ! », si
prisée par nos sociétés contemporaines braillardes et narcissiques. « Dès
qu’il s’agit d’rosser les cognes, tout le monde se réconcilie… » lance notre
rimeur bravache. Tout en gardant la place du témoin gourmand, invisible
depuis « la mansarde où il réside » et peu enclin à prendre partie, tant sa
position d’observateur est unique. Jouissance inégalable du trou de serrure.
La suite est écrite, égrillarde en diable, et comme on dit, la maison poulaga
en prend pour son grade. Jusqu’à la preuve de son impuissance finale,
gaillardement mise en scène. Et si force ne reste pas à la loi, quoi ressort
gagnant de ce joyeux chaos ? Le besoin irrépressible, inscrit en tout temps,
d’un défoulement de groupe obligé.
« Du pain et des jeux ! » réclamaient déjà les Anciens. Rien de bien nouveau.
L’hécatombe finale clôt un tableau peu reluisant mais classique des passions
qui nous animent parfois, lorsque tout va trop bien, que la société somnole au
point que chacun ne s’occupe plus que de ses… oignons ! Sans s’apercevoir
que les gnons ne sont jamais loin !
https://www.youtube.com/watch?v=EV9mHPHRG7k
« Je te tiens, tu me tiens, on se tient par la barbichette… » Jeu sans âge
qui dit bien la prévalence de nos dépendances dans le cirque infernal des
jeux de reconnaissance inscrit au fond des inconscients.
Le psychanalyste Frantz Fanon nous en distille les clés au mitan du XXème
siècle dans son implacable « Peaux noires, masques blancs ». Le lecteur
ressort lessivé (sans mauvais jeu d’images) de ce funeste théâtre de
l’absurde où chacun court après l’autre sans jamais saisir le ridicule de la
situation d’ensemble. Rien de plus réglé que ce jeu de dupes où l’on se
chosifie avec délices dans une valse raciale des culpabilités réagies.
« Le Français n’aime pas le Juif qui n’aime pas l’Arabe qui n’aime pas le
Nègre… » constate, laconique, le militant anti-colonialiste auteur des Damnés
de la terre. « Je ne veux pas être aimé » se prend à clamer le Noir pour en
finir avec ce sac de nœud névrotique. Un « Lâchez-moi ! Qu’on ne
m’aperçoive plus ! » semble se dégager comme porte de sortie possible d’un
immense malentendu – ou mal vu, si l’on se fie au miroir redresseur qui
pourrait nous permettre de corriger les erreurs culturelles à la source de nos
conflits intérieurs. Humour forcé à la clé.
Fin de la tyrannie de l’apparaître ? La haine ordinaire, poison toujours à re-
mijoter, serait-elle soluble dans une forme d’humour, de vis comica ? Et puis
le Blanc se montrerait-il assez sot, obtus, au point de se priver des délices
concoctés par Louis Armstrong ou les chants du Congo ?
Le dernier mot reste à Fanon qui raconte : « Dernièrement, dans un journal
pour enfants, je lisais cette phrase illustrée par une image où un jeune scout
noir présentait un village nègre à trois ou quatre scouts blancs : « Voici la
chaudière où mes ancêtres faisaient cuire les vôtres. »

Et l’auteur de conclure : « On veut bien admettre qu’il n’existe plus de nègres


anthropophages, mais souvenons-nous en… Car le jeune Blanc qui le lira ne
se représentera pas le Nègre comme mangeant le Blanc mais comme l’ayant
mangé. Progrès incontestable. »
Une certaine dose de malice en plus.
«Slibidoubidoubidoubishoubiwoubiwou… toujouw la même histoiw…
Toujouw la même Foliiiw, Une petite laituw... des tomates, Aveeec de la
mayownaise !!! »
Que tirer de ce petit miracle jazzy-végétarien signé Roy Elridge, surnommé
« Little Jazz » ? Fruit d’un séjour en France au mitan du XXème siècle, le
morceau est enregistré avec des musiciens locaux, avant le retour aux States
du trompettiste facétieux. Entre les deux, on imagine l’ambiance et les
quelques bons verres partagés.
Via le scat, doublé de l’accent gourmand, c’est la langue elle-même qui
distille ce délicieux mélange insensé, au sens premier du terme. Le musicien
s’empare ici avec gourmandise d’un fast food avant l’heure, nous faisant
saliver devant un sandwich (ou une entrée ?) dégoulinant de sauce jaunâtre.
De l’oralité dévoreuse naîtrait ici l’oralité chanteuse ? Le tout accompagné
par un bon ballon d’blanc sec pris sur le comptoir d’un accueillant troquet
d’Paname… Vous voyez d’ici le tableau ?
Au-delà de l’anecdote croustillante (toujouw la même histoiwe... ), l’hommage
à l’hôte français se taille à coups de gueule hardis dans la baguette
franchouillarde. Il fallait oser et cela fleure bon sa caricature attendrie.
Mais quid de « c’est mon désir… soixante pour cent… ça c’est bon plat… »
venant se glisser dans ce scat jubilant ? Mystère. S’agit-il du coût du plat ?
Du cachet de l’artiste ? Peu importe : l’enjeu de l’exercice est à la parole
débridée, aux jeux de mots à long et libre cours. Sous nos yeux, la langue
mallaxante se fait ici truchement de musique. Et c’est du goûteux !
Le temps de l’exercice nous en dit autant – ou aussi peu – sur la durée
gustative de l’absorption du casse-croûte boulotté : 2’57 précises sont
accordées au petit délire de Roy, le musicien s’enquérant au passage de
l’état d’esprit momentané pouvant habiter le mangeur. « Qu’est-ce que tu
penses, qu’est-ce que tu dis ? Qu’est-ce que tu vois ?... »
« Y dit rien… Y voit rien… Y goûte ! » : on imagine les réponses marmonnées
par le gourmet pressé d’étancher la faim qui le tiraillait l’instant d’avant.
Comme on le comprend.
Et l’on se surprend à attendre la chute rêvée du couplet, lancée à notre hôte
cornettiste de passage à Paname : « Ici, on n’parle pas la bouche pleine ! »
Mais sûr, au Pantruche il reviendra !

https://www.youtube.com/watch?v=wA2blGYfC3o
L’homme avait tant singé l’animal… Il fallait bien que celui-ci en conçût
quelque ruse en retour ! Comment ? Mais en lui retournant la monnaie de sa
pièce pardi ! (une monnaie de singe ?) En inversant les rôles, tout
simplement ! Rire ne serait-il plus le propre de l’homme seul ?

Voilà notre ménagerie pince sans rire qui se met « sérieusement » au travail
en jouant l’athlète attitude. Et c’est bien vu ! Nos quadrupèdes s’en donnent à
corps joie, mimant leurs cousins bipèdes dans des exploits sportifs où ils
excellent à mettre en scène une vaste gamme de gesticulations ad hoc…
pour mieux les contrefaire. A leur façon. Drôlerie, excès, hasard, élégance,
tout y est. Chaque bestiole semble mettre son point d’honneur à mimer nos
humaines carcasses, jusqu’à leurs plus menus tics.

Bon sang, étions-nous à ce point épiés, scrutés ? Le fait est que le résultat
est à hauteur de parodie, façon pastiche appliqué. Peu de férocité dans la
caricature, mais plutôt un jeu attentif qui cherche à décoder, à saisir la
gestuelle et le sens de ces incorrigibles humains, tout en amenant les choses
au bord de l’absurde. Nous découvrons les animaux en apprentis sages,
finement observateurs. En impassibles chroniqueurs.

Le rire naît aussi de l’absence de parole : le geste prend sur lui de tout dire.
Du tennis de table à la barre fixe, en passant par le bobsleigh ou le curling,
chaque sujet de la faune réagit selon les particularités de son anatomie, sa
« personnalité », s’engageant parfois avec hésitation, parfois assurance,
mais toujours avec l’invention d’un décalage. D’un absurde à fleur de hasard.

L’humour se teinte ici d’un voile d’élégance qui crée la curiosité et comme
une forme de respect pour des cousins d’province que nous aurions bien
snobés… Jusqu’à voir se dessiner la taquinerie d’un regard qui pourrait
démasquer, ici ou là, moquerie, gausserie ou persiflage. Mais pour un
résultat toujours probant.

Pas bêtes les animaux !


https://www.arte.tv/fr/videos/083285-001-A/athleticus/
L’humour est-il un plat qui se mange froid ? En 1929, Magritte peint « La
trahison des images »… Une simple pipe est traitée par le peintre comme
une représentation mise au défi par l’inscription (la légende) qui note : « Ceci
n’est pas une pipe ». Dès lors, les images et les mots sont aux prises,
s’escriment, se mesurent, s’épient, se trahissent… dans une manière de
bourre pif incessant et diablement créatif.
Ayant parachevé ses tableaux énigmatiques, le peintre les soumet à ses
amis, qui inventent avec lui des titres poétiques et troublants. Règle du jeu :
ces intitulés seraient des fables sans moralité, sans conclusion. Des notes de
poésie pure, des traits d’humour où le saugrenu de l’image le dispute à
l’énigme du titre. Humour à froid pour des remarques volontairement
paradoxales. Un jeu d’antinomies, de boutades.
Magritte représente un immense œuf prisonnier dans une cage : en
hommage à Goethe, ce serait Les Affinité électives (1932). Ou bien, une
girafe se plonge dans un grand verre : c’est Le bain de cristal (1946).
L’artiste évoque certains cours de philosophie : La voix de l’absolu, Tentative
de l’impossible, Le principe d’incertitude… Dans tel tableau, une locomotive
traverse la cheminée d’une chambre intime : ce serait La durée poignardée
(1938)… Pour l’enseignement, ce serait L’arbre de la science (1936), ou
encore Les promenades d’Euclide (1955). Ailleurs, Magritte s’interroge aussi
sur le hasard : La lumière de la coïncidence, La réponse imprévue… Le
langage en doublure permanente de l’art.
Sans cesse Magritte imagine mille et une fables propres à nous faire baigner
dans l’énigme. Ainsi, un parapluie et un verre d’eau s’approchent, se
touchent, dialoguent (Les vacances de Hegel). En se promenant sous le ciel,
dans la nature, le philosophe peut à la fois boire l’eau d’un verre et écarter
l’eau de pluie. Le parapluie pourrait protéger l’extérieur du philosophe et le
verre arroser l’intérieur du corps… ressorts visuels de la dialectique selon le
peintre penseur.
A l’image de sa démarche, l’humour dissimule et dévoile, ment et révèle,
déguise et met au jour, fait semblant et avoue. Tout à la fois et tour à tour.
Dialectique du délire ? Espace ouvert à une forme de sourire intérieur.

https://www.youtube.com/watch?v=KpP3jV_VvHk
« On me dit que des Juifs se sont glissés dans la salle… » Et le même,
aussitôt : « Vous pouvez rester. »

Sortant de l’obscurité pour venir se placer sous la lumière des projecteurs,


l’humoriste arbore cet air entendu, à la limite du complotisme assumé, et qu’il
suppose d’emblée partagé par son public tapi dans l’ombre. Du style : « Eh
bien oui, ce que je vais vous confier, c’est ce que vous pensez déjà tout bas
sans oser le dire ouvertement… »
La suite s’enclenche comme naturellement « dans ce beau pays de France
où les Juifs courent toujours… » L’aimantation naturelle pour la rumeur s’en
mêle. « Sans l’étoile jaune arborée, comment reconnaître encore aujourd’hui
un petit enfant juif d’un petit enfant… antisémite ? » persifle Desproges.
« On ne reconnaît plus ces gens-là ! » semble regretter l’humoriste, avant de
résumer, pris d’une surenchère aux relents d’intrigue : « Tout le monde sont
juifs !... »
Le discours aux relents racistes entendus s’oriente alors vers la caricature
supposée d’une intolérance plus générale, niant toute différence quelle
qu’elle soit : « Moi même qui suis Limousin, j’ai complètement raté mon coup
en épousant une non Limousine !... » avoue Desproges, hilare. Avant
d’énumérer les traits qui le séparent de son épouse. « J’suis désolé, mais les
Vendéens ne sont pas des gens comme nous !... » résume l’humoriste à
regret. « D’ailleurs nos coutumes divergent » insiste-t-il égrillard, « et dix
verges c’est énorme !... »
« Et puis nous avons notre humour limousin qui n’appartient qu’à nous… »
ajoute-t-il. Et de conclure : « Faut avoir souffert à Limoges pour
comprendre… » renvoyant tout racisme aux pelotes par son discours
résolument premier degré.
Clés de voûte de nos allergies ordinaires, les poncifs quels qu’ils soient ont
de beaux jours devant eux ! Subtils sont ici les contrepieds…
https://www.youtube.com/watch?v=NiFZvsiQMEk
Rythme et gestuelle façonnent nos saynètes de vie citadine comme autant
de sketches burlesques. Au temps du cinéma muet nuance noir et blanc, déjà
on s’agite en foules dans la fureur des villes naissante. Durée suspendue au
passage pour piétons : un groupe de quidams attroupés en bloc compact
attend de traverser, faisant face à la rue.
Seul un petit homme a décidé de suivre sa propre ligne d’horizon. Sans
attendre le signal convenu. Le voilà parti, bille en tête et nez dans les étoiles,
pour une expédition hasardeuse vers l’autre bord de la chaussée. Rappelé à
l’ordre par l’agent, le vagabond fait volte-face, dans un mouvement suivi de
peu par… le signal attendu. Démarrage du groupe en attente. Collision des
hasards et temporalités. Un élan brave l’autre, un flux chasse le suivant.
Le groupe emballe notre solitaire éberlué, le phagocyte, l’avale tout cru, dans
une chorégraphie brouillonne, insolite, qui a tout du mirage : l’homme
parvient à regagner son bord premier, tandis que les autres sont déjà passés.
Le voilà seul à nouveau, prêt à affronter un second round de passage.
Face à lui, de l’autre côté, un nouvel essaim de piétons s’élance au signal,
et… l’absorbe en plein milieu de la rue. Le voici emporté à reculons par ce
nouveau groupe. Retour au point de départ initial pour notre quidam chahuté.
Un tantinet chorégraphique, le gag a fait long feu, mais ne clôt pas pour
autant l’infernale orchestration de nos hantises urbaines. Quel outil de
mesure saurait rendre compte des folles lignes d’erre tracées par les corps –
les corps à corps ? – au cœur de nos villes ? Allers-retours, détours,
contours, arrêts, reculs, redémarrages, allant, élans, suspens… Hasards et
nécessités. Contingences et absurdités. Les corps valsent sans fin.
Virées délirantes, gestes loufoques, actes manqués, menues aventures,
rencontres buissonnières. Taquineries citadines auxquelles il faudrait mêler
les regards appliqués, fureteurs, du romancier ou du cinéaste, seuls capables
de suspendre la densité de nos temps urbains pour en esquisser la drôlerie
des errances et des contours.
Acteurs de l’absurde citadin, nous sommes tous ce petit homme invisible
surnageant dans la ville. Comme en un bocal bétonné.

https://www.youtube.com/watch?v=ZlGr5oRvSt4&t=61s
« Puisqu’on m’a demandé de faire un discours, je vous signale, mesdames
et messieurs que je vais parler pour ne rien dire !... »
Entrée en scène du comique qui prend le public à témoin : « Evidemment
vous pensez : s’il n’a rien à dire, il ferait mieux de se taire ! Mais c’est trop
facile !... »
« Moi quand je n’ai rien à dire je veux qu’on le sache ! » poursuit l’humoriste,
s’efforçant de rester naturellement convaincant. Et même s’il joue sur les
mots, tout le monde se prend aussi au jeu, chacun bien trop content de
trouver un pitre de service pour chatouiller ses zygomatiques assoupis.
Puis, se payant le luxe de renvoyer le spectateur à lui-même : « Et si vous-
mêmes, mesdames et messieurs, vous n’avez rien à dire, eh bien on en
parle ! Je ne suis pas ennemi du colloque ! »
« Mais me direz-vous, de quoi allons-nous parler ? Eh bien de rien ! Car rien,
ce n’est pas rien ! » Virage casse gueule et ouverture sur l’absurde : « La
preuve, c’est qu’on peut le soustraire. Rien moins rien égale… moins que
rien. Alors si on peut trouver moins que rien, c’est que rien vaut déjà quelque
chose !... »
Et nous voilà embarqués sur une mathématique de l’absurde familière à une
certaine logique langagière : « Pour trois fois rien on peut déjà acheter
quelque chose !... et pour pas cher !... »
Eclats de rire du public, suivis d’un prompt rebondissement du discours :
« Mais parlons d’autre chose. Tenez parlons de la situation… sans préciser
laquelle. Je vais faire brièvement l’historique de la situation. Il y a quelques
mois déjà nous allions à la catastrophe et nous le savions…. »
Et, faisant s’entrechoquer les temporalités : « Alors je vous pose la question :
est-ce en remettant toujours au lendemain la catastrophe que nous pourrions
faire le jour même que nous l’éviterons ?... »
La fanfaronnade va bon train.
https://www.youtube.com/watch?v=hz5xWgjSUlk
Quel animal familier a le plus d’esprit ? Et de répartie ? Même si chacun y
va de sa petite préférence, c’est statistiquement le chat qui arrive en tête.
Deux auteurs de BD en témoignent. Gelluck et Sfar : chacun campe son
inénarrable félin et excelle à le faire parler. Pour le miaulant plaisir des jeux
de langue et des mots d’esprit.
Mastoc et stable, telle la statue du commandeur qui aurait avalé sans
mouffeter son extrait de naissance, le chat de Geluck égraine, imperturbable
et pince sans rire comme pas deux, les perles de l’humour belge. Lisant entre
les lignes, c’est surtout… du blanc qu’il voit. Enfonçant les portes ouvertes
des blagues classiques, à l’injonction rabattue du maître « Va chercher la ba-
balle ! », derechef il fait répondre à son animal favori : « Je commence à en
avoir ras le bo-bol ». Simple homophonie mimétique… à reprendre au bond.
Fin, câlin et pertinent en diable, le chat du rabbin, quant à lui, se mue en
témoin et narrateur des excès religieux de ses maîtres, faisant mine d’enfiler
leurs tics et leurs tocs… pour mieux les pointer, mais l’air de rien. Tout ça
sans se mouiller de manière inconsidérée !
« Si on culpabilise, c’est qu’on est devenus juifs ! » lance-t-il crânement à la
cantonade. Et, enfonçant le clou : « Il faut qu’on arrête d’avoir l’air juif. »
Solution aussi osée que fantasmatique.
Aucune pesanteur dévote chez son alter ego belge lorsque celui-ci fait
remarquer l’essoufflement de l’évolution des espèces : « L’huître est arrivée à
faire des perles, mais ça n’a jamais été plus loin : jamais une bague ou des
boucles d’oreilles. » Quant au chercheur payé chaque mois, il lui adresse
cette remarque judicieuse : « Vous n’avez pas intérêt à trouver trop vite, sous
peine de perdre votre boulot. »
Tandis que le chat du rabbin ne peut qu’assister ses maîtres dans leur
traversée souffrante d’un passé coupable : « Où que vous alliez, vous êtes
suspendu à une corde. Vous les prêtres, vous êtes trop croyants. Seriez-vous
moins fiables que les chats ? Comment croire aux bouts de papier que sont
vos traités ?!... »
Le chat de Geluck préfère, lui, continuer à jouer sur les mots en cultivant le
deuxième degré : « J’admire ceux qui font le bien et le font bien. Et j’ai
presque envie de pardonner à ceux qui font le mal, mais le font mal. »
Le chat du rabbin, de son côté, nie sa condition d’animal pour endosser celle
de… parolier de ses maîtres. Il se pose en tout cas en observateur aigu de
leurs dérives, renvoyant toutes les croyances à leurs bévues.
Pendant que son collègue belge poursuit inexorablement, sans férir, sa leçon
de logique : « Il suffirait que le pessimiste et son verre à moitié vide s’associe
à l’optimiste et son verre à moitié plein, pour obtenir enfin un verre
complètement rempli. A chacun alors d’en boire la moitié et tout le monde
sera content. » Implacable.
Quant à Dieu soi-même qui n’est ni juif, ni chrétien, ni musulman… ni quoi
que ce soit, son entourage aurait même révélé qu’il songe sérieusement à
devenir athée. Cet humour, lui, demeure universel.
A hauteur de chats futés, en tout cas.

« Le chat », par Balthus


Des pt’its noirs (ou de ballonnés blancs secs) s’alignent sur le zinc du
bistrot. Quelques sourires en coin s’esquissent entre clients. Qui
soupçonnerait que ce lieu abrite un vrai laboratoire de la langue ? En toute
complicité.
C’est pourtant bien là, entre chaises, tables, bar et rires entendus, que
naissent les brèves de comptoir. Echos de nos vies quotidiennes, recueils
touchants de courts récits de vie que chacun pourrait reprendre à son
compte. Quand pleuvine la bibine… S’arsouiller sur la terrasse du bistrot du
coin, c’est suspendre brièvement le monde en cours pour en modeler un
autre, parallèle, désirable, éthéré. Sous les pavés le rêve.
Quel que soit le boui-boui ou la gargote, l’absurde et la poésie se côtoient là.
Mais aussi l’actualité teintée de philosophie. Parmi les patients collecteurs de
ces petites perles, l’un s’est posé une drôle de question : « De quoi pouvaient
parler, le soir, les esclaves bâtisseurs de pyramides ? Parce qu’ils disaient
bien quelque chose ! Mais quoi ?... » Ici naît l’aphorisme de comptoir.
Théâtre, télévision, dictionnaire, cinéma même : la valeur créative de
l’estaminet est unanimement reconnue. Et le goût partagé du paradoxe, de
l’image saisissante, se déploie avec un bon sens à toute épreuve, né de
l’observation. En témoignent ces quelques perles :
« A la naissance, le nain est normal, c’est en grandissant qu’il rapetisse. »
« Chaque jour t’as trente morts sur la route. Moi j’vais rouler sur le trottoir. »
« Un intellectuel assis va moins loin qu’un con qui marche. » etc…

Court, percutant, le mot peut s’emparer d’une tonalité philosophique : « T’es


pas responsable de la tête que tu as, mais tu es responsable de la gueule
que tu fais. »
Ou d’une teinte surréaliste, quasi enfantine (à la Brassens) : « Qu’elles
donnent du vin, j’irai traire enfin les vaches… »
Les homophonies sont les bienvenues : « Vous connaissez l’histoire du
mouton qui court jusqu’à perdre la laine ? »
Jouer avec les idées, les images, les mots… cela peut finalement rapporter
gros : « Achète brèves de comptoir, pas chères ou d’occasion… » Et puis
l’éclat de rire qui suit est souvent ponctué d’une nouvelle tournée… qui
réchauffera les esprits, leur permettant de repartir pour un tour ! Pour une
nouvelle rincée.
Jusqu’à s’entendre dire, dans la griserie qui suit : « Allez ! Cette fois-ci,
j’régale. A moi d’payer mon coup !... »
Mais que fait-il dans cette galère ? Voici qu’apparaît Socrate, planant au-
dessus de la scène, sage entre les sages, dans un panier destiné… aux
provisions de bouche : curieuse posture du philosophe qui suffit à révéler sa
prétention ridicule à vouloir se faire l’égal des dieux… pour mieux échapper
au plancher des vaches. En maître de parodie, Aristophane dénonce des
idées nébuleuses fondées sur du vent. L’auteur des Nuées – ces divinités
fumeuses – ose filer l’analogie entre la pensée du sage et … une simple
botte de cresson. Effet comique garanti.
Entre parodie et critique, la comédie est-elle un genre sérieux ? Quand
Aristophane se produit devant les Athéniens, il concourt en vue de l’emporter
par le suffrage du rire. Son théâtre est le lieu d’une représentation de la cité
au quotidien, y compris lorsqu’elle cède, selon lui (et malgré elle), aux
démagogues de tous poils. Voici un lieu, et un jeu, où la démocratie peut en
apprendre sur son propre compte. Si le caricaturiste châtie bien, c’est aussi
qu’il aime bien.
S’il aime son Athènes, encore faut-il qu’elle soit elle-même : généreuse,
sereine et heureuse. Grossier baladin ou vrai poète des réalités,
Aristophane ? Ivre de mots, l’homme se pose en bon vivant jusqu’au vertige
partagé des joies de tous les jours : pastorales, bocagères, fraîches et
blagueuses, elles font s’égosiller joyeusement ses Grenouilles, tandis qu’il
cloue au pilori les politiciens et va-t-en-guerre démagogues dans l’Athènes du
Vème siècle avant notre ère.
Sa comédie s’ancre dans les festivités religieuses et rurales du temps, au
cœur de ces joyeux cortèges carnavalesques parcourant les faubourgs de la
ville en l’honneur du dieu Dionysos. En écho à cet appétit vital où pleuvent
aussi quolibets et gestes obscènes, son théâtre offre ce moment de duel où
chacun soutient sa thèse mordicus dans une joute verbale devenue
traditionnelle. Dans une ambiance de liesse collective qui bat son plein.
Et si, rapportées au temps qui les a vu naître, paillardises et obscénités
étaient ici un vrai signe de santé ?
Le Haïkaï japonais : drôlerie, plaisanterie, espièglerie. Clin d’œil au
kokkei, le cocasse. Vérité de l’improvisé, du fugace : soyez bref, ordinaire,
futile, dit le haïku. Comme une photo que l’on ferait semblant de prendre en
cadrant la scène de ses doigts mis en carré. « Pour de rire » dirait l’enfant.
Plis légers dont est pincée la page de l’instant par la soie du langage, ces
tableautins saisissent la vie qui sourd dans toutes ses nuances, puisant
goulûment dans la gamme sans fin qui musarde entre tragique et comique.
Matinée d’octobre, échange une femme de quarante contre deux de vingt.

Quand la parole ordinaire fait place aux yeux, au sourire, au geste, au


vêtement, voici que le corps se lâche, se met à entretenir avec le monde une
manière de babil. Joie naturelle, sans retenue, de l’oiseau qui trace sa voie et
son chant au gré de l’espace avidement avalé. Ou simple facétie figée.
Sous le divin nez du divin Bouddha pend une morve de glace.

Quand tout s’élève au risible, plus rien n’est ridicule. A la vérité de l’improvisé
répond la concision de l’œuvre d’art, aussi éphémère qu’inattendue. Fait bref,
fugace, émotion poétique pour une pensée riche, réduite à une forme juste.
Bras croisés sous la lune au milieu des vaches.

La drôlerie se concocte avec gourmandise, se régale de la matière des


éléments épars rassemblés ici – et maintenant – par un réel qui s’amuse à
nous surprendre. Il en résulte une petite salade estivale digne d’une auberge
espagnole.
Les humains, passe encore, mais pas même les épouvantails ne sont droits.

Nul besoin d’observer longtemps, il suffit de se reconnaître soudain réceptif à


un monde qui advient devant nos yeux, malgré nous, sans notre intervention
mais désormais teinté de notre seule attention. Alors nous apparaît, têtue, la
pérennité implacable et légère des choses.
Sot le 31 décembre, tout aussi sot le Jour de l’An.

Piqués au vif, il arrive même que nos esprits enclenchent la magie de


l’imaginaire.
A un piment ajoutez des ailes : une libellule rouge !

Espiègle et truculent, le haïkaï fend le ciel impassible, à l’image d’une comète


mutine.
Au cœur d’une vaste entreprise de dissection des sentiments, le rire de
situation. Comique visuel, centré sur le geste, l’intention, les mots de la
narration, et une qualité de silence vibrant au creux de nos attentions.
L’esquisse et la nature d’un sourire choisi entre mille possibles parmi les
chromatismes subtils de la drôlerie.
A la sortie d’un concert, le narrateur de la Recherche nous en narre une bien
bonne, façon pince sans rire. Coincé dans une rencontre fortuite entre lui, sa
grand-mère et la Princesse de Luxembourg, voici que cette dernière,
accaparée déjà par une discussion avec sa commère Madame de Valparisis,
amorce « un embryon de baiser qu’on ajoute au sourire quand celui-ci
s’adresse à un bébé avec sa nounou. »
Mais, nuance aussitôt le narrateur poursuivant la scène : « Elle avait sans
doute mal calculé la distance (de son geste), car, par une erreur de réglage,
ses regards s’imprégnèrent d’une telle bonté que je vis approcher le moment
où elle nous flatterait de la main comme deux bêtes sympathiques qui
eussent passé la tête vers elle, à travers un grillage, au Jardin
d’acclimatation. »
Et, un peu plus tard, scellant cette drôle de rencontre, le narrateur observe :
« son égalité avec nous fut signifiée par la princesse à ma grand-mère au
moyen de ce tendre et maternel sourire qu’on adresse à un gamin quand on
lui dit au revoir comme à une grande personne. Par un merveilleux progrès
de l’évolution, ma grand-mère n’était plus un canard ou une antilope, mais
déjà ce que Mme Swann eût appelé un baby… » On imagine que Darwin eût
été sidéré de ce raccourci.
A l’ombre du moindre sourire découpé au scalpel, Proust semble esquisser à
notre intention de lecteur toute la finesse psychologique d’une époque,
travers compris. Ce sourire, dont le proverbe assure qu’il est la vitrine de nos
émotions, nous apparaît comme l’expression amusée mais vorace, animale,
d’un code né du silence de ce qui ne peut se dire ouvertement en société,
mais se suggère, s’insinue, distille du sens pour venir mourir dans l’instant où
le scelle l’auteur.
Proust, ou comment l’espace déployé d’un sourire muet peut révéler l’ombre
énigmatique d’un rire plus profond né dans le secret des esprits. Telle la
puissance d’un trou noir invisible, quelque part dans notre cosmos intime.
Un vieux piano de bastringue. Des airs de Charlot musicien aux yeux
lancinants qui roulent comme des billes… le burlesque sait émerger, de ses
airs mi figue mi raisin. L'image de clown de Fats Waller, imposée par la
société blanche de l’époque, a trop souvent masqué son talent musical.

Pitre truculent, chanteur irrésistible parfois désigné comme le plus grand


humoriste à avoir joué du jazz, le musicien se venge de son rôle de bouffon
en moquant la sentimentalité de ses propres rengaines. Sa bouteille guette
sous le piano. Au chant, c’est son expressivité qui frappe. Il fait des accents,
roucoule en voix de fausset, claque la langue. Fats Waller a écrit plus de 400
chansons dont une bonne partie sont devenues des standards de jazz. Ses
morceaux sont toujours mélodiquement inventifs, joyeux et attachants.

Thomas Wright Waller, surnommé « Fats » en raison de sa corpulence,


accompagne des films muets à l'orgue dans un cinéma pour 50 $ par
semaine. Dans les années 1930, sa popularité en tant que pianiste,
compositeur et chanteur est immense. Chacune de ses apparitions en public
déclenche les rires et la bonne humeur tant la personnalité de Fats est
explosive, truculente. Et communicative. Mais il confie bientôt à ses amis qu'il
est las de son image d'amuseur et souffre de ne pas être considéré comme…
musicien. Seuls ses proches et un public plus averti savent que derrière le
clown se cache un pianiste complet et d'une grande sensibilité.

Pourtant, le destin guette. En décembre 1943, il attrape une grippe qui le


contraint à rentrer chez lui plus tôt que prévu. Alcoolique, obèse, épuisé par
ses tournées harassantes, sa santé est défaillante. Dans le train du retour à
New York, en gare de Kansas City balayée par un blizzard glacial, il
décède… dans un wagon-lit, à 39 ans.

Privé de son meilleur praticien, le piano stride tombera en désuétude peu


après sa disparition. Et avec lui tout un pan de la joie d’une époque.
https://www.youtube.com/watch?v=PSNPpssruFY
D’humoriste à humaniste, il n’y a jamais que deux lettres d’écart. François
Rabelais, en grand manieur de parodie, a su les effacer pour faire se
rapprocher les deux mots dans une communion agissante qui prend pour
horizon l’invention du roman moderne.
Subversif, carnavalesque et – forcément – populaire, le rire rabelaisien se
révèle par le recours au vocabulaire de place publique, à la référence aux
bas corporels, au réalisme de la fête, du boire et du manger. Une joyeuse
vision du monde héritée des farces médiévales et de leurs railleries
ambivalentes.
Mais le génial créateur d’une Rabelaisie unique et singulière appuie aussi sa
verve humaniste sur des ressorts savants, traçant de subtils entrelacs entre
thèmes folkloriques et lettrés.
De ce savoir livresque même l’auteur sait s’amuser. Parce que « le rire est le
propre de l’homme ! » De la parodie savante à la paillardise la plus grossière,
du jeu de mots gratuit à la satire vindicative, c’est tout un comique multiforme
qui témoigne de la vie des idées en pleine Renaissance.
Pantagruel et Gargantua tiennent autant de la chronique, du conte, de la
parodie héroï-comique, de l’épopée, que du roman de chevalerie. Truculente,
la langue emprunte aux traditions multiples : calembours, équivoques,
imitation des accents locaux, fantaisies de toutes sortes invitent le lecteur à
substituer l’euphorie au chagrin. Thérapeutique est le rire rabelaisien.
Salvatrice ou régressive, cruelle ou bienveillante, l’hilarité physique confine ici
à l'exubérance… ou à son contraire. L'agelaste, ce rabat-joie, ce pisse-froid
qui ne rit jamais, est remisé au rang des calomniateurs et des misanthropes
pour qualifier les adversaires de l'humaniste.
À côté des éclats récréatifs et insouciants, coexistent des rires malsains,
mauvais ou déréglés : ainsi l'illustrent les moqueries de Panurge ou les
sarcasmes à l'égard des Chicanous. Un chapitre du Quart Livre mentionne
l’anecdote légendaire de Philémon périssant dans une joviale… dilatation de
la rate. Mourir de rire, déjà ?...
Toutefois, même féroce, la geste pantagruélique incite le plus souvent à un
rire généreux, sans bassesse.
Le propre de l’homme, n’en déplaise aux calamiteux de tout poil.
« Coupez-moi ces têtes qui dépassent et empêchent celles du fond de
capter !... Je ne veux voir qu’une tête (la mienne ?) ! » énonce, docte et sûr
de lui, féru d’égalité, le démocrate au long cours. « Si vous ne parvenez pas
à penser « pour » puis « contre », pensez donc… « avec ! » pourrait lui
rétorquer son voisin réaliste, constatant l’évolution d’un monde global,
multipolaire, et qui ne s’en laisse plus conter. Vérité dérangeante comme poil
à gratter, résumée en un autre temps par le penseur Raymond Aron avant
d’être reprise par l’humoriste Pierre Desproges : « Qu’on soit de droite ou de
gauche, on est hémiplégique. »
A demi têtes, demi vérités ? Imaginons un instant une seconde image,
truculente, improbable, nous assaillir soudain, en contrepoint de la première :
celle d’un taureau debout sur ses pattes arrière subtilisant la cape et l’épée
du torero sidéré pour… le défier à son tour. Notre entendement si hardi, si
prompt à se rassurer, se trouverait pris à contre pied : la vis comica vient de
montrer le bout de son nez.
Quand la haine mimétique s’empare de certains religieux radicaux jusqu’à la
tentation mortifère, ultime, de vouloir couper des têtes, c’est sans doute en
raison des obsessions (à courte vue !), des pulsions de mort qui les habitent.
Concurrence des modèles et jalousie victimaire. Ressentiment à son comble.
Et si nous ne parlions pas le même langage ?
Ainsi, agiter le chiffon rouge face à un taureau furieux de ne rien comprendre
à ce qui lui arrive (car en manque évident de codes de lecture sur la
perversité du jeu proposé), voilà qui apparaît, avouons-le, peu glorieux,
contre-productif… et tout aussi pulsionnel. A quoi sert de vouloir se donner
raison à tout prix ? A quoi nous servirait notre esprit critique sans capacité à
l’autocritique ?
Quant à l’idée de couper des têtes… imaginaires, elle ne relève que de
l’ironie. Sur le mode symbolique, anecdotique et humoristique, un zeste de
lucidité nous aurait permis d’imaginer ces têtes se décalant légèrement les
unes des autres, tout simplement. Nous n’en avons pas eu l’intuition ! Alors
que nous voici accablés par la vanité ridicule de nos petits et grands
désordres humains, fondés sur bien peu et ne menant… à rien !
Au secours, ils sont devenus fous ! Vis comica reviens !
Une file sage de philosophes flegmatiques alignés en rang d’oignons
devant une machine à café d’un goût douteux : choix entre café et… ciguë !
« Survivre au travail avec les philosophes » est la situation posée d’emblée
par cette bande dessinée. Et l’Acropôle-Emploi y fourmille d’idées !

Trois mille ans de pensée mondiale pour nous aider à réenvisager notre
quotidien d’homme moderne, sérieux et humour mêlés. Voici Platon La Gaffe
bombardé stagiaire dans la prestigieuse boîte de com’ « COGITOP ». Depuis
son septième étage, Jean-Philippe Dieu (!) plane en PDG invisible de cette
flopée d’esprits forts en gueule que nous a légués l’histoire de la pensée.

Entre les coups de pied au photocopieur de Friedrich Nietzsche, le


démontage de la machine entrepris par Derrida et le piratage du compte
Facebook de Montaigne désormais privé de ses milliers d’amis, chaque
philosophe y va de ses tics et de ses marottes favorites.

En stagiaire assidu, Kevin Platon est renvoyé d’un bureau à l’autre sous l’œil
des caméras de télésurveillance gérées par Michel Foucault. Tandis que les
commerciaux Voltaire et Rousseau s’étripent gaillardement, Bourdieu
présente un power point sur le concept de reproduction sociale.

Héraclite, en homme qui ne se baigne jamais deux fois dans le même job,
fête son énième pot de départ de l’entreprise, sachant qu’il sera réembauché
aussi sec par Nietzsche qui lui joue son coup habituel de l’Eternel retour !
Sortant de son tonneau, Diogène crie au scandale devant l’open space de
travail qui lui est proposé. Et Blaise Pascal s’adonne frénétiquement aux
paris en ligne pendant les heures de bureau.

Epicure tient le bar et Marx le rôle de représentant CGT du personnel. En bon


stagiaire, Platon la gaffe lui donne du Mr Camarade ! « Un service, des
cerveaux », c’est la devise que chacun s’efforce de promouvoir dans ce
manuel hilarant de la vie de bureau.
Entre réalisme et caricature, confrontés à leurs contradictions grandeur
nature, nos chers philosophes ne font plus les malins.
« Se taire cicatrise la pensée ». Soit. Le mot est pourtant d’un artificier du
langage qui n’a pas sa langue dans sa poche. D’un obsédé textuel comme il
aime se définir lui-même. Gaulois en diable, l’histrion n’a cessé de cultiver un
jardin exubérant de milliers de néologismes au cours des 175 épisodes d’une
saga flamboyante qui s’étale sur un demi-siècle.
Selon son créateur, San Antonio est une espèce d’énorme polisson,
d’énorme clown. Chez lui, le ciel peut être gris comme une frime d’huissier ;
on ne boit pas un remontant, mais on allume le chauffage central dans
l’corgnolon ; on ne se rhabille pas, on rafougne ses guenilles…
L’auteur déberlingue hardiment la syntaxe, rendant la gaudriole ostensible,
paillarde, goûteuse. Y fourmille une flopée de greluches, traîne-savates,
brasse-gadoue et autres zimondes. L’humanité quoi.
De ce cortège hideux et fier émergent quelques figures incontestables que
l’auteur n’a de cesse de mettre en boîte que pour mieux les envelopper de
sa tendresse émue. Autour de ce premier cercle gravite la foule de ceux qui
roulent sur la jante, patinent du bulbe ou cloaquent de la pensarde.
Et puis, à l’image de tout récit policier, la passion et la grande faucheuse se
partagent l’affiche. Gaillardement. On copule et on trépasse hargneusement
chez San Antonio. D’exploits plumardiers en rugissements libidineux, la
verve rabelaisienne du polar populaire allume ses feux aux quatre coins de
nos imaginaires canailles.
Peuplée de pantins magnifiques, la comédie humaine n’en a pas fini de
manier, malaxer, ciseler cet argot d’Paname qui navigue allègrement entre
poissard et sublime, calembour et luxuriance. La langue prend corps dans un
souffle mâtiné de Mort à crédit de LF Céline et des Tontons flingueurs
d’Audiard. Verve populaire.
« Un ange passe… Si vite qu’il va finir par se faire gauler pour excès
d’vitesse, le con ! ». Et Tantonio ?... Il court toujours !
https://www.youtube.com/watch?v=aLz5qlI_do4
L’agité du bocal nous concocte un humour tout en pétage de plombs. Au
programme, rigôlââde et grosses ficelles. Plus c’est hénôôrme, plus ça
passe !
La pantomime prend des allures d’hystérie où nous sommes réduits à
compter les points. Assommés, soûlés de gestes dégingandés et de
mimiques outrées, nous voilà ramenés aux gags explosifs des cartoons de
notre enfance : un comique de gestes sans âge.
Emotions et sentiments poussés à l’extrême, l’effet de répétition joue à plein,
nous en met plein les mirettes, à la manière du cirque pétaradant mené par
ces bateleurs de foire qui savaient se mettre leur public dans la poche.
Grognements, bruits de bouche, gifles redoublées, gestuelle outrée, la colère
s’échange entre figures le plus souvent hypocrites, antipathiques : rien ne
semble amuser tant De Funès que ces engueulades à n’en plus finir, jusqu’à
épuisement physique des protagonistes.
Pas de vulgarité, mais un zeste de Commedia dell’arte mâtiné du souffle
inépuisable des grands burlesques. Le petit homme se met en boule, bondit
et rebondit, tel un ludion élastique, un fou du roi incontrôlable, emplit l’espace
sonore de ses vociférations frénétiques. Comme pour un malade gravement
atteint, on attend la chute probable par arrêt… des convulsions.
Déguisé en femme ou en rabbin hassidique, le luron comique en organise
tous les excès prévisibles, semant un désordre savamment orchestré sous
ses dehors anarchiques. Jusqu’au bout de l’énergie. Mais le clown reste tapi
sous le fard.
Concentrés d’agitation frisant l’hystérie, les traits du visage sont
constamment déformés par un jeu foisonnant de mimiques… Nul ne doute
que la boule de nerfs finira par s’apaiser brusquement, comme le calme
s’installe après l’orage, chacun numérotant alors ses abatis pour savoir ce qui
reste en place à la suite de ce chaos organisé.
Faut-il croire De Funès lorsqu’il confiait son rêve de jouer un jour des grands
rôles du répertoire classique ? Des rôles drôles, alors.

https://www.youtube.com/watch?v=A-JxrwDNIaM
Oyez ce dialogue à couteaux tirés entre deux moyenâgeux que tout
oppose :
- Un moine ne doit jamais rire ! Rire est un souffle diabolique qui déforme
les ligaments du visage et fait ressembler l’homme au singe.
- Mais le singe ne rit pas. Le rire est le propre de l’homme. On sait que
les saints eux-mêmes usaient de la comédie pour ridiculiser les
ennemis de la foi. Par exemple, quand les païens mirent Saint Maur
dans l’eau bouillante, celui-ci se plaignit que le bain était trop froid. Le
sultan y plongea les doigts et s’ébouillanta la main …
- Un saint, immergé dans un bain bouillant, n’a pas de ces puérilités
ridicules : il retient ses cris et souffre pour la vérité.
- Pourtant Aristote a consacré son second tome de la Poétique à la
comédie et il en fait un instrument de vérité.
- Ce livre n’a jamais été écrit ! Parce que la Providence ne tolère pas que
l’on glorifie des futilités !

Lutte verbale extraite d’un énigme médiévale sur fond d’abbaye bénédictine
du nord de l’Italie en 1327 : des ermites y sont retrouvés morts de mort
violente. Le moine franciscain Guillaume de Baskerville, accompagné d’un
jeune novice, mène l’enquête. Mais le temps presse, car la rencontre avec
les émissaires papaux approche et l'abbé menace de recourir à
l'Inquisition pour résoudre l'affaire. Guillaume suspecte Jorge, l'abbé aveugle,
d’avoir dissimulé les livres au motif qu’une grande partie d'entre eux sont des
œuvres de philosophes païens.
Coq et chat noirs s’en mêlent sur fond d’aveux satanistes,
d’empoisonnements et de procès en sorcellerie. Le vénérable abbé est
finalement confondu : le livre qui est la cause de tous les meurtres est bien
la Poétique d'Aristote.
Jorge, convaincu que le rire est un instrument du Diable, a intoxiqué les coins
des pages et tué ainsi tous les moines qui se risquaient à le lire. Jorge,
devenu à demi-fou, se suicide en… mâchant les pages du livre empoisonné.
Le savoir en chausse trappe de la vie.
Tragique et comique ? Même tambouille !

https://www.youtube.com/watch?v=aTtROgwNS5k
Empêchements et amputations diverses : que vaut le corps livré sans
masque aux spasmes de ses mimes sur scène ? Renvoi à l’ambivalence
comique/ tragique. Ici l’un est aveugle, l’autre en fauteuil roulant. Là des têtes
coupées sortent de jarres alignées. Plus loin, une femme tronc repose sur un
mamelon de sable. Les corps déraillent dans leur quotidien. Jusqu’à se muer
en pantins malades assaillis de TOC (troubles obsessionnels compulsifs) qui
affichent le drame de leur impuissance troublante. Sans pudeur.
Mais à corps empêché, possibilité de ressort comique. Moteur à gags. Via la
dérision, l’aliénation physique ouvre un remède à la guérison par une forme
de joie clownesque. On est saisi comme devant une performance de cirque.
Jusqu’au refus du corps de jouer le jeu, alors qu’il se met à bafouiller, se
distordre, se disloquer. Essoufflement, déclin, infirmités diverses. Issue du
ressort tragique : la mort n’est plus loin.
Nous voilà repassés du comique au tragique.
Bientôt les troubles physiologiques gagnent l’esprit qui se met à dérailler. Les
discours bafouillent, dérapent, s’enlisent, deviennent réceptacles de la
douleur psychique. Parole hachée, hésitante, délirante. Le rire même
s’égare : « Ne suis-je pas un peu fêlé ? » lance, lucide, un quidam sur scène.
Une folie furieuse semble avoir tout contaminé, le corps comme l’esprit.
Il semble que l’auteur mette en scène l’incarcération lente de ses
personnages : clowns ou clochards, les voilà qui suintent, qui puent, tels des
pantins déshumanisés, mais encore capables, comme au cirque, de suggérer
un comique de répétition.
Le rituel des catastrophes se met sûrement en place, tel un vecteur de
fatalité. Incapables de se quitter, les corps ne se ratent pas. Refaire, rater
encore, rater mieux, telle est l’obstination à accomplir dans l’échec ! L’amor
fati de Nietzsche n’est jamais loin.
Une persévérance propre à des Sisyphes heureux gagne ces corps en mal
de mobilité. La fable se teinte alors de l’ironie dont seuls savent se parer les
perdants…magnifiques.
Au théâtre de l’absurde, les clowns de Beckett se meuvent en éternels
éclopés de la vie. Et notre pudeur à nous, voyeurs impénitents, en prend un
coup !

https://www.youtube.com/watch?v=L3802FoPQXs
« Ma mère, elle a tout fait pour que je vive. C’est naître qu’il aurait pas
fallu. » La mistoufle tendue en toile de fond.
A grands coups de torgnoles et de néologismes populaires, Mort à crédit
retrace l’enfance parisienne de Louis Ferdinand Bardamu, fils unique coincé
entre un père gratte-papier et une mère vendeuse de « Modes, fleurs et
plumes ».
Un fatras d’images s’entasse bientôt sur un rythme démentiel. Dans une
langue oralisée où son auteur (un certain LF Céline) joue de tous les niveaux
d’expression. Magma en perpétuelle fusion, torrents de mots prolifiques pour
une avalanche de scènes chaotiques : ça éructe à tout va.
Petit monde des bistrots, des mariniers, populace « miteuse, boiteuse,
touilleuse, clapoteuse, qui brinquebale, jure et vire en capilotade, ça cafouille,
enguirlande, boustifaille, dégueule, se bidonne, trémousse et bouillonne…
mais se cramponne. On se truffe le cul à grands coups de grolles. » Céline
ou le langage de la pulsion.
Le psychodrame s’invente sans relâche pour ce malheureux trio familial qui
se débat en vase clos. La mère y va de ses imprécations convulsives : « Un
jour nous serons heureux tous les trois ! On l’élèvera bien, tu verras ! Il sera
comme nous !... Pas, mon p’tit ? » Funeste présage.
Mais la déferlante reprend, inlassable plongée dans l’instantané hystérique
des corps en fusion : « Le Père rebraille, se requinque, dérape, carambole,
se bigorne la trompe… C’est une cascade, une avalanche. »
Le jeune Bardamu n’en peut plus, la rupture guette : « Ce qu’il faut, c’est
décourager le monde qu’il s’occupe de vous. » Les adieux, gare du Nord, ont
des accents qui vous chavirent. Les illusions volent en éclat : « ça va la
tendresse, les aveux ! C’est comme les familles ! C’est pourri et compagnie,
c’est grouillant d’infection… »
On pressent l’étape à venir, celle où Ferdinand retournera l’arme contre lui :
« J’avais ni tendresse ni avenir… J’étais le chagrin soi-même… »
La poisse, quand ça vous tient…
Le langage et ses filons aux prises avec une gavroche moderne en virée
dans Paris : verdeur de la gouaille enfantine qui fonce coudocor, piétinant
sans complexe l’historiquement correct. Qu’on s’le dise : la Zazie de
Queneau tient la forme ! Et sanxaenèlèr…
« Napoléon mon cul ! Il m’intéresse pas du tout, cet enflé avec son chapeau à
la con ! » Verdict sans appel. Mais la gosseline apprend vite, assèche un
demi à bulbulements, expulse trois p’tits rots avant de siester grave. Puis
stoppée devant un achalandage de surplus, aboujpludutou : « Izont des
bloudjinnzes ! » Et tant pis s’il y a des croquants kièment pas ski est raffiné !
Les lourdingues, satyres, rombières, galapiats, gougnafiers, guidenappeurs
et autres fleurs de nave en prennent pour leur grade. Les nomdehieu,
nomdguieu, lagoçamilèbou se profèrent par bordées. Mais pour faire bonne
mesure, Queneau donne aussi des médzavotchés et des lamellibranches
forcées dans leur coquille avec une férocité mérovingienne. Le truculent est à
son comble.
Marre de l’ordre ! En ludion farceur de sa propre langue, le roi de l’Oulipo fait
valser joyeusement les conjugaisons : « Gabriel fermit les yeux et se tournit
vers le type… Elle lui foutit un bon coup de pied sur la cheville. » Zazie la
mouflette sait ce qu’elle veut, elle : « Je veux aller à l’école jusqu’à soixante
cinq ans. Je veux être institutrice pour faire chier les mômes, pour leur larder
la chair du derche ! »
Dans l’attente de ces menus plaisirs différés, voilà la môme embarquée dans
un flux grouillant de touristes. « Kouavoir ? Kouavoir ? On veut ouïr ! »
Tonton Gabriel est promu illico archi-guide de l’expédition aux cris de : «
Montjoie Sainte-chapelle ! Ouvrez grand vos hublots, tas d’caves !... » A quoi
tous ces cons s’accordent sur la nécessité d’un pourliche mérité. L’ivresse est
à son comble.
Conséquences emmerdatoires et déconnances variées poussent les uns et
les autres à quelque surenchère métaphysique : « La vie, un rien l’amène, un
rien l’anime, un rien la mine, un rien l’emmène ! » philosophe Queneau au
nom de tout ce petit peuple gagné soudain par une urbanité suspecte.
Zazie, elle, poursuit ses découvertes au gré des apibeursdètouillou et des
politèsmoncul. Pour conclure dans un souffle cette mémorable journée dans
Paname : « J’ai vieilli. »
La langue, elle, en a profité pour batifoler sans contraintes.

https://www.youtube.com/watch?v=-b5upCR6Wo0
Mimétisme des attitudes, langue qui déraille, l’autocrate gesticule,
proférant un discours incompréhensible d’où ne ressort que l’émotion la plus
crue, et singulièrement toute la gamme des colères possibles. Harangue
purement délirante avec laquelle tranchera, symétrique et ordonné, un texte
chargé de sens, prononcé à sa suite par un simple barbier exécrant ce
pouvoir entaché de tyrannie : « Je suis désolé, mais je ne veux pas être
empereur, ce n’est pas mon affaire. Je ne veux ni conquérir ni diriger
personne. Je voudrais aider tout le monde dans la mesure du possible : juifs,
chrétiens, païens, blancs et noirs. Nous voudrions tous nous aider, les êtres
humains sont ainsi. » Choc des langages et des morales.
Ironie de l’histoire réelle, le dictateur et le petit homme qui lui résiste sont
venus au monde à quelques jours d’intervalle. Comme si le mal et le bien
avaient failli se chevaucher à peu de chose près.
Durant huit longues minutes, l’autocrate profère ses hurlements, jusqu’à faire
se tordre les micros devant lui. Funeste gag ! Tel un mauvais comédien, il
éructe si fort qu’il se met à tousser violemment, interrompant du coup une
loghorrée verbale qui le ridiculise. Le voici qui règle mécaniquement les
applaudissements de la foule sur un simple geste de la main.
Mimant le sacrifice commun en se serrant lui-même la ceinture jusqu’à la
faire craquer, il s’étouffe jusqu’aux larmes avant de repartir sur des aigus
hystériques. Adressant un bras d’honneur à la masse, le voilà qui mime
l’homme fort dont la haine visible, évidente, est pourtant traduite, en direct,
par le commentateur radio, comme… « un profond désir de paix ». Trahison
trop évidente des mots.
Illico s’affiche la preuve de son mensonge : le voici buvant par l’oreille et
recrachant par la bouche ! Manipulation de foule, idéologie rampante. Le
Dictateur nous sidère par l’ampleur de son forfait qui n’en a pas fini de
résonner dans les consciences… Tout en passant à l’as !
La tragédie rejoint la comédie pour nous glacer jusqu’au sang. Nous voici
témoins hésitants, clivés, emplis de doutes. Inquiets de nos propres
réactions. Le dernier mot reste pourtant au rire, seul capable d’emporter la
partie serrée où se joue notre destin commun. Un rire dénonciation, lancé
telle une vague déferlant sur la fourberie à l’état brut.
Le ressort comique, cette intuition de l’absurde, précipite soudain le réel dans
le vrai.

https://www.youtube.com/watch?v=ixVdFMpq27Q
Le choc est celui d’une « œuvre tenue si longtemps secrète ». L’histoire
du Chef d’œuvre inconnu, c’est aussi celle d’un créateur défait devant
l’impasse à laquelle l’a mené son œuvre. De celle-ci ne reste qu’un « pied
vivant » émergeant d’un chaos de lignes et de couleurs, vestige pathétique
dévoilant le secret de l’artiste maudit : celui d’une absence.
Si l’artiste a échoué à figurer sa muse – une femme de chair et d’os –, ne
serait-ce pas parce qu’il a tenté l’impossible : peindre l’amour lui-même, « un
sentiment, une passion » selon ses propres mots.
Mais le réel est là, devant ses yeux : sur sa toile incessamment retouchée
jusqu’à ne plus laisser apparaître qu’une « muraille de peinture », on
n’aperçoit qu’«un pied, mais vivant » ayant seul échappé au désastre. Cette
unique trace corporelle suffira-t-elle à sauver le peintre ? Qu’en dit réellement
Balzac, l’auteur de ce récit mystère ?
Au-delà d’un drame quasi-faustien, le lecteur s’aperçoit à la fin qu’il était
suspendu à l’apparition d’un pied délicieux, suggérant à la fois l’œuvre et son
tombeau. Un pied comme relique incarnée de l’idéal artistique.
Ce pied troublant nous pétrifie par l’incongruité de son émergence, tout en
nous enchantant par la tendresse qu’il suscite. Mais une sensation de
pathétique finit par l’emporter via la vision de Balzac : « Ce pied apparaissait
là comme un torse de quelque Vénus en marbre de Paros qui surgirait parmi
les décombres d’une ville incendiée. » Une extrémité de membre déjà mort ?
La nouvelle de Balzac sera mise en images un siècle et demi plus tard par le
cinéaste Jacques Rivette sous le titre de La Belle Noiseuse, initiant un
dialogue complexe entre le peintre et son modèle : cette alchimie vivante qui
aura manqué, précisément, au vieux peintre Frenhoffer poussé au suicide par
l’échec de l’étincelle artistique.
On peut imaginer que le seul pied vivant et délicieux inscrit dans un coin de la
toile aura cristallisé, d’une œuvre à l’autre – d’un siècle à l’autre – cette
flamme de l’inspiration que le bon sens populaire traduit de nos jours par
l’expression de satisfaction imagée : « C’est le pied ! »
A l’ami Georges, solide centenaire serviteur de notre langue !

« C’est mon guignol à moi » confiait ce tendre farceur amoureux de la


chansonnette qui musardait au fil des rues, d’une fenêtre ouverte à l’autre, au
temps lointain de son enfance. Libertaire, ludique tel un polisson, le
chansonnier se plaît à concocter son monde bien à lui face à l’autre, réel,
normal, qui ne lui plaît guère. Libre à ses auditeurs de s’emparer de cet
univers « bis » s’ils le sentent… mais sans obligation !
En lui l’anarchiste continuera de tisser librement une utopie cousine de celle
des Lumières. Sans propagande aucune, sauf celle « de contrebande ». Car
cet artisan du contre-pied possède entier l’art d’aimer les gens en les
racontant pudiquement sur un air de guitare.
Verdeur de la langue, argot des rues distillé avec gourmandise, innocence
délestée de l’intention de choquer. Et petites histoires qui tendent à
l’universel : sous la saveur des fabliaux populaires pointe un art de vivre
délivré entre les lignes, mezza voce, comme baigné d’une tonalité candide.
Tout est suggéré… et néanmoins bien dit. Via sa science de la marge et du
décalage, le poète dégage une subtilité qui donne à penser à tous. Liant
aimablement langue et musique, il se donne l’air de conter sur des
musiquettes faciles, à la manière spontanée d’un chanteur de blues ou de
folk. Et pourtant, quelle richesse de texte autant que de musique !
Discret, économe de moyens, s’excusant presque d’être là sur scène,
l’homme pose un pied sur une simple chaise en bois et le voilà troussant un
couplet gaillard à la guitare pour le bonheur du public, sans effet de voix ni de
corps. On le quittera tout à l’heure en fredonnant presque malgré nous l’un de
ses airs que l’on aime à reprendre, sans prétention, tels que la mémoire du
cœur les a imprimés. Tels que chacun leur ressemble aussi.
Le voici qui, dans un même texte, élève l’argot des rues au rang de la langue
la plus élaborée. Et puis ce troubadour des temps modernes n’est-il pas le
seul à s’identifier aux cambrioleurs maladroits comme… aux filles légères ?
Aux vagabonds perdus comme aux gamins des rues. Dieu reconnaîtra les
siens !...
Le seul aussi à oser traiter les horreurs de la guerre sur le mode loufoque et
dérisoire, en se plaçant délibérément à l’échelle des quidams souffrants, non
à celle des Etats ou des nations guerroyantes. Pourtant ne comptez pas sur
lui pour proposer de morale quelconque dans ses fabliaux. Quant à mourir
pour des idées volages, très peu pour lui ! Ou alors de mort lente, très lente,
selon ses propres mots… Une mort qu’il va jusqu’à faire applaudir sur scène !
L’humour comme arme contre la faucheuse, il fallait oser.
Simplicité, minimalisme (ligne claire musicale), l’homme apprécie peu le
battage. Il n’aime rien tant que dérouler le récit animé de son petit théâtre
peuplé surtout de gens de peu : un fossoyeur, une fille de ferme, un patron
de bistrot, un joueur de flûte… tous antihéros magnifiques. Le chansonnier
crée un monde à lui, et nous sentons bien que c’est aussi le nôtre, tant il
résonne et nous ressemble.
Ce trompe la mort incorrigible rêve de faire la tombe buissonnière engageant
les garnements du coin à jouer aux osselets près du premier crâne à portée.
Le blasphème ne le gêne pas : il y voit sans doute une bonne façon de rigoler
entre copains (Les copains d’abord !). Une sacrée ronde de jurons
complétera le tableau ! Et tant pis pour les bourgeois !
Muette et pourtant omniprésente, sa seule morale à lui élève l’humanisme au
rang d’universel. C’est la magie du chansonnier qui « écrit pour chanter » ! Et
sait ranger sa bohème du côté du peuple. Quant à sa propre mort, il annonce
tout de go qu’il sera ravi de la « passer en vacances ».
Ultime et complice clin d’œil au carpe diem épicurien.

https://www.youtube.com/watch?v=yWQ1v7-eTB0
Voulez-vous jouer au dahu ? Si vous ignorez les règles, vous pouvez
toujours dire que vous n’y connaissez rien : cela vous évitera de passer pour
un naïf ou un sot ! Le dahu est cet animal imaginaire proche du chamois,
mais dont les pattes de gauche sont réputées être plus petites que celles…
de droite. La chasse n’en est organisée, dans certaines communautés
villageoises, qu’aux dépens exclusifs des crédules et des visiteurs de
passage.

Vraie fausse nouvelle, le canular n’est pas né de la dernière pluie !


Concoctée par un esprit mal intentionné – ou simplement polisson – une
nouvelle se met à circuler de bouche à oreille, à la manière d’une rumeur
virale (selon le qualificatif qu’on lui attribue de nos jours, accueillants aux
virus).
Dès 1815 à Waterloo, le général Cambronne a-t-il vraiment prononcé le mot
de cinq lettres qui lui est attribué ? L’Histoire, en tout cas, vient d’inventer la
citation, cette belle et grande phrase qui fera vendre tant et bien la presse
naissante. Le phénomène de la rumeur est né et fera flores via les médias.
En 1860 au fond du Texas, un journaliste scientifique dit avoir vu une
soucoupe volante pilotée par un extra-terrestre : et voilà les débuts de la
science fiction.
En 1953, le directeur de la compagnie des Bateaux Mouches parisiens lance,
aidé par un journaliste, un canular publicitaire, en créant un certain Jean-
Sébastien Mouche (inventeur supposé des bateaux éponymes et
collaborateur du Baron Haussmann). L’inauguration a lieu un… 1er avril !

Plus près de nous, le 13 décembre 2006, à une heure de grande écoute,


la RTBF belge annonce, au cours de l'émission Bye Bye Belgium, que
la Flandre a fait sécession et que la Belgique n'existe plus.
Quant à Caïn, figurez-vous qu’il vient de faire des excuses officielles à
Adam ! C’est une dépêche reçue ce matin qui nous en assure…
Face à la collusion d’un passé culturel ancré dans l’éternel présentisme de la
plaisanterie bien sentie, nous voilà soudain au bord du rire le plus franc. Et
même si la rumeur a fait long feu, plus la blague est grosse, plus elle passe
pour vraie en suscitant le commentaire.

Farces et blagues, impostures et mystifications, faux et escroqueries… Esprit


d’astuce et virtuosité. Toute la gamme des humeurs bien senties.
Comme un héron emprunté qui se prendrait pour un éléphant… dans un
jeu de quilles. Pourfendant un espace toujours à sa mesure, l’échalas
dégingandé déploie ses membres et son air hébété, pantin désarticulé atterri
là sans crier gare, dans un jeu social qu’il fait mine d’ignorer pour mieux le
coloniser de toute la gamme de ses fantaisies corporelles.
Tati serait-il le vestige vivant des grands comiques burlesques du début du
siècle ? Le chaînon manquant entre Keaton, Chaplin et le changement
radical opéré par le cinéma parlant. Du comique de gestes au comique de
mots et retour.
Car Tati ne parle pas, il borborygme entre deux spasmes du corps,
abandonnant tout l’espace de la parole à ce corps qui ne cesse de déborder
de ses gonds. Accompagné d’une myriade de bruits divers – sa musique de
fond à lui – le voici lancé au centre du corps social tel un météroïte furibard
aux airs d’animal sauvage, oublieux des codes guindés de la civilité
élémentaire. Corps en sursis permanent sur la corde raide de ses désirs, il
décoiffe, détonne. Déraisonne.
Même les quatre fers en l’air, il reste debout. Un pas devant, deux pas de
côté, et la tête en l’air, l’hurluberlu magnifique joue les filles de l’air, entre le
funambulesque Homme qui marche de Giacometti et l’éternel Charlot, maître
incontesté de la feinte élastique. Humour et chorégraphie.
Tati-Hulot n’aime rien tant que dérégler le cours de la civilité tranquille, celle
où chacun ronronne, confit dans son rôle, soucieux d’une routine mortifère et
codée. L’absurde guette et bondit lorsque le plus infime mouvement –
courant d’air, clin d’œil, battement de porte… – vient insuffler un zeste de
disruption dans l’ordre huilé de la norme bourgeoise gominée.
Il s’empare alors du phénomène, le chevauche, l’aggrave, nous prenant à
témoin de sa cocasserie minimaliste pour mieux le tordre en torpillant nos
certitudes ordinaires. Pour mieux nous abandonner à cette poétique du rire
qu’il invente là, sous nos yeux.
Aériennes chorégraphies d’un pince sans rire résolu.

https://www.youtube.com/watch?v=Ysxw1PmHxKY
« L’être idéal ? un ange dévasté par l’humour. » Emile Cioran pleure le
désespoir d’être plutôt que de n’être pas. En maître désabusé de l’absurdité
de la vie, l’homme passe son temps à côtoyer le fond l’abîme… tout en
soignant la forme. L’humour via sa formule brève et ciselée : l’aphorisme.
Et si vouloir se débarrasser de la vie c’était aussi courir un risque : celui de se
priver du plaisir de s’en moquer ? Or le rire ne prend-il pas sa source dans
cet effort de renversement, d’inversion de nos systèmes de valeurs établis
comme de nos rituels sociaux ?
Le rire, ce geste social décrit par Bergson, aurait-il le pouvoir de nous
maintenir tous – optimistes et pessimistes – éveillés ? Tel un viatique
universel. Cioran se fait fort de dénicher et subvertir les failles du monde
établi pour en polir la vision par un travail de sape qui semble l’enchanter.
Vantant le laconisme comme meilleur moyen de pactiser avec le silence, il
veut cultiver ces changements de ton, ces variations, comme autant de
petites musiques permettant aux idées de voyager à moindre frais. De
l’amour romantique au… bidet, un brusque changement de pied lui fait
volontiers dégrader le solennel en vil, le noble en trivial. Ainsi, faisant tutoyer
le haut et le bas : « Dans un monde sans mélancolie, les rossignols se
mettraient à roter. »
Ses paradoxes s’énoncent sous forme de boutades qui n’auraient l’air de
rien : « Le dernier pas vers l’indifférence est la destruction même de
l’indifférence. » Cioran n’en a jamais fini de jouer avec la langue et ses
nuances.
Intuitive et déstabilisante, la contrevérité révèle sa force comique : « Qui n’a
pas la bonne fortune d’être un monstre, dans n’importe quel domaine y
compris la sainteté, inspire mépris et envie. » Le mot fort osé, l’air de rien.
Dérision de l’existence et nécessité du doute, le sarcasme côtoie le cynisme.
Jusqu’à l’antimorale. Et la subversion, résolument.
« Nous n’avons le choix qu’entre des vérités irrespirables et des supercheries
salutaires » cingle l’auteur des Syllogismes de l’amertume, maître en ironie.
« Ci-gît l’amer » pourrait être son épitaphe.
Serait-il le meilleur conteur honorant notre langue ? Sa plume acerbe et
son humour absurde ont ciselé maints calembours, lui que sa famille a cru
muet jusqu’à l’âge de trois ans. Le bulleur adolescent passe son temps à
musarder aux terrasses des cafés. Et au diable le futur ! Ses expériences
douteuses, dignes d’un carabin, et son abus de faux médicaments semblent
lui prévoir un drôle d’avenir.
Traînant au Quartier Latin, il anime le groupe fantaisiste des Fumistes avant
de déverser ses écrits humoristiques dans les colonnes du Chat Noir.
Ecriture légère, humour décalé et style narquois alimentent un pessimisme
ancré. Acide, il cible de ses critiques les politiques, les militaires et les curés.

Poète autant qu'humoriste, Alphonse Allais cultive entre autres le poème


holorime – constitué de vers entièrement homophones. Poésie et jeux sur les
mots :

« Par les bois du djinn où s'entasse de l'effroi, Parle et bois du gin, ou cent
tasses de lait froid. »

Le fumiste sait aussi faire valser le subjonctif comme pas deux !

« Fallait-il que je vous aimasse


Que vous me désespérassiez
Et qu’en vain je m’opiniâtrasse…
Et que je vous idolâtrasse
Pour que vous m’assassinassiez !» (Complainte amoureuse)

« L’origine de tous nos maux, c’est le microbe de la bureaucratie » affirme en


précurseur celui qui parodie le journalisme scientifique de son siècle.
Inventions absurdes et délirantes peuplent son imaginaire : une Tour Eiffel
fortifiant la population parisienne de son eau ferrugineuse, la belle-mère
explosible revêtue de fulmicoton à son insu, l’invention patriotique du fusil à
aiguilles capable d’embrocher une troupe entière de Prussiens alignés etc…
Le polémiste est aussi l’auteur des premières peintures monochromes :
tableau tout noir pour son Combat de nègres dans un tunnel, ou tout blanc
pour sa Première communion de jeunes filles chlorotiques par temps de
neige (précurseur du Carré blanc sur fond blanc de Malevitch). Des airs de
menu improvisé pour resto chic. Et si, bien avant John Cage, sa Marche
funèbre pour les funérailles d’un grand homme sourd reste une page de
composition vierge, ce n’est bien sûr que parce que « les grandes douleurs
sont muettes ».
Humour et minimalisme.
« Du mécanique plaqué sur du vivant » c’est la formule de Bergson pour
qualifier le rire dans son Essai (1900). Dès qu’un geste se forme, anodin
d’abord, puis se confirme par sa répétition imprévue, devenant insistante,
lancinante jusqu’à l’obsession, le tic naît. Le comique s’installe, revendique
son indépendance, se met à vivre de lui-même, reconnu pour ce qu’il
revendique : imitation, caricature, provocation, analogie. Clin d’œil bienvenu.
Partant de nos jeux primitifs, le philosophe décrit la mutation progressive d’un
pantin à hauteur d’enfant, modelé bientôt en personnage de comédie. Trois
scènes originelles habitent le penseur : le diable à ressort, le pantin à ficelle
et la boule de neige. Le rire trace son chemin.
C’est d’abord le théâtre de Guignol où les coups pleuvent à répétition selon
l’ordre et la loi de l’habitude. Le ressort increvable, actionnant le diable hors
de sa boîte, installe le comique de répétition cher à Molière.
C’est ensuite le pantin agi malgré lui par ses passions, tel ce douanier
demandant sans relâche leurs papiers à de malheureux naufragés en train de
se noyer. L’être-douanier survit envers et contre tous, plus évident que
maintes situations critiques. Cherchez le démon !... et prévoyez tous les
tragiques à venir.
C’est la boule de neige enfin, qui roule inéluctablement et grossit
démesurément, entraînant ses imprévisibles catastrophes, ses effets
dévastateurs. L’humour s’amasse et roule alors, nourri par sa propre énergie.
« Que resterait-il de nos émotions si nous les ramenions à ce qu’elles ont de
strictement senti, si nous en retranchions tout ce qui est simplement
remémoré ? » analyse Bergson. Proust et Freud ne sont jamais loin.
« Dès que nous oublions l’objet grave d’une cérémonie, ceux qui y prennent
part nous font l’effet de s’y mouvoir comme des marionnettes » ajoute le
philosophe, teintant les échos et modalités du rire de l’inquiétante étrangeté
évoquée par le père de la psychanalyse.
L’humour s’avance en ombre portée du réel.
« J’ai des doutes… » La voix hésite, traîne jusqu’à tomber dans une sorte
de vide suggéré par les yeux exorbités, la face médusée, sidérée du comique
seul en scène. Une tranche de silence suit ses mots pesants. Un mutisme
problématique. De ceux qui ne veulent pas se laisser imposer de croyance.
Le doute. La suspicion. La défiance. Autant de motifs à sculpter pour ces
cousins germains que sont les philosophes du soupçon. Nietzsche, Marx,
Freud. Droits de la raison, légitimité de la pensée comme de la croyance :
c’est tout un pan de nos certitudes ancrées qui jette un voile sur la
conscience. Tout en hissant la voile de l’inconscient, ce capitaine juste
entrevu avant de résolument prendre du galon.
Dans l’ombre du semblant qui nous berçait se concocte un nouveau monde
méritant à lui tout seul sa symphonie, aussi puissante qu’imprévisible. Une
musique parfois grinçante mais qui s’approche au plus près d’un réel
exigeant, propre à aiguiser notre attention.
Face à ce doute qui ronge, quoi reste sûr ? Quelles bases sont les nôtres ?
Sommes-nous encore bien là ? Sommes-nous encore nous-mêmes ? Où
atterrir ? (voir le livre récent de Bruno Latour). Questions en abîme à la
manière d’invisibles trous noirs avalant goulûment nos galaxies familières.
Notre comique du jour apporterait-il une amorce de solution ? En l’observant
bien, un début de réponse s’esquisse. La tonalité de ses attitudes nous
renvoie à un type humain : celui du brave gars, avec ses tendances à ne pas
trop voir le réel. Pour mieux pardonner à ce réel de le décevoir ? Parce qu’il
croit trop à la bonté du monde ? Jusqu’à la mettre en musique, sur un air de
guitare ?
Nous sommes tous.tes ce brave humain qui croit sans voir. Sans vouloir
vraiment voir. Sans coller au réel. Jusqu’à se laisser manipuler à fond de
moelle. A coups d’impressions, de représentations alléchantes.
Alors il reste le doute, arme ultime pour se dire – et crier au monde – que l’on
n’est pas dupe. Mais simplement trompé. L’imposture mise à jour a-t-elle
valeur de baume sur nos plaies ouvertes ? Et puis, n’est-il pas déjà trop
tard ?
Notre comique du moment peut au moins se prévaloir d’être parvenu à ce
regard original : apprendre à passer de l’autre côté du miroir pour commencer
à se voir avec les yeux de l’autre. Avoir conscience de soi, n’est-ce pas
gagner définitivement quelque chose de précieux ? Le regard décalé comme
un viatique qui changerait la donne pour mieux vivre la suite.
Esprit critique es-tu là ?

https://www.youtube.com/watch?v=bJJl-rlYSPQ
Selon Balzac, « L’histoire est une plaisanterie permanente dont le sens
échappe ». Chez l’écrivain frappe un comique railleur « qui ne fait pas rire ».
Un comi-tragique, en somme, grinçant et violent à l’image de son époque.
Paillards, obscènes et bouffons, les Contes drolatiques s’inscrivent dans la
grande veine des récits pour rire. Hommage à Rabelais : Balzac prétend
s’amuser. Il peuple ses récits de personnages réels ou fictifs. Papes,
cardinaux et rois de France y côtoient des femmes gaîment infidèles, des
avocats cocus et des amants enfermés dans des bahuts. Retour à la veine
des fabliaux médiévaux.
Pour gaulois qu’ils soient, ces récits ne sont qu’apparemment légers : sous la
farce et derrière le rire de situation, perce la satire. L’auteur de la Comédie
humaine pastiche le vieux français pour mieux transporter le lecteur dans une
France de la sexualité débridée et du corps en liberté.
Mais sous ces humeurs égrillardes, les fantaisies érotiques balzaciennes
baignent dans une violence toute moyenâgeuse où l’érotisme se mêle à la
politique de ce temps chaotique. Intrigues familiales, crises de succession et
conflits civils nous ramènent aux affres de la Guerre de Cent ans.
Transgressif en diable, Balzac mêle corps féminin et corps
géographique dans une même obsession d’un espace à s’approprier : violer
une femme revient à violer un territoire, et la chambre devient le nouveau
champ de bataille, la sexualité le nouveau mode de combat. L’auteur
provoque son lecteur sur le mode du fabliau comique : la jeune fille mariée à
un vieil impuissant, le noble qui débauche la bourgeoise etc… tout en
n’hésitant pas à manier l’erreur historique, levier du conte drolatique.
Souvent sur la ligne de crête, le chroniqueur de son temps explore un
humour limite soutenu par des latinismes, archaïsmes et néologismes en
prise avec la verdeur d’une multilangue rabelaisienne qui se serait imprégnée
de la violence de temps nouveaux.
Le XIXème siècle adresse au XVIème son clin d’œil mi-figue mi-raisin, du
haut d’un comique teinté de toutes les tragédies potentielles à venir.
Pour Balzac, décidément, l’Histoire rit jaune !
Quels sujets, quels matériaux, quelles cibles pour le rire ? Quels souffre-
douleur ? Quels boucs émissaires ? Certaines réponses se dégagent d’un
Dictionnaire des histoires drôles paru il y a déjà un demi-siècle. Un premier
« vrac » des cibles visées nous renseignerait-il sur l’esprit de l’époque
comme sur sa tonalité facétieuse ? L’humour aurait-t-il évolué avec le
temps ? Mais de quels nouveaux masques recouvre-t-il désormais nos faces
hilares ?
Les Juifs, les ivrognes, les kangourous, les putains, le sport, les Suisses, les
Martiens, la politique, la bouffe, les monstres, les artistes, les nègres, les
snobs, l’érotisme, les Russes, le boulot, les juges, les perroquets, les
voyages, les psychiatres, les curés, les milliardaires etc… etc… (liste non
exhaustive). Pour un tel inventaire… De quoi, de qui, au juste fait-on rire ?
Quel commun à tous ces sujets ? Quel fonds uni de choses vues ou
entendues dans cette marmite fumante ? Comme pour toute anthologie, au
lecteur de s’extraire de la tentation de céder au capharnaüm pour mieux
répondre à la question : qu’est-ce que cela dit de nous et de notre monde ?
Ce qui fait rire est rarement insignifiant. Comme l’émotion – à laquelle il se
mêle – le rire est aussi vieux que la vie en société. On imagine qu’à l’image
de certains rituels magiques il a dû bien souvent nous aider à exorciser nos
maux quotidiens en sécrétant tout un pan de notre sagesse populaire. Même
s’il n’est pas toujours de bon aloi, l’humour, comme les larmes, n’avoue-t-il
pas une bonne part de nos vérités communes du moment ?
Nous voilà soudain propulsés au rang d’ethnologues passionnés, sinon
avertis, de nos hilarités sociales. Et convoqués comme auditeurs autant que
conteurs agités de ces récits désopilants : le rire ne se veut-il pas avant tout
sonore, turbulent, tapageur ? Mais apaiseur de conflits aussi !
L’insolence qui jaillit du rire ressemble à celle de l’enfant qui lance ce qu’il ne
faut pas, quand il ne faut pas. Et qui ose ce qui n’est pas comme il faut.
Une surprise de taille nous saisit pourtant, citoyens du XXIème siècle, dans
notre regard rétrospectif sur cet ancien Dictionnaire des histoires drôles surgi
d’un passé récent (le nôtre, le XXème siècle). Comme un sentiment d’étrange
étrangeté qui vous étreindrait à la conscience d’un tournant d’époque.
Voilà tout un vieux monde corseté qui vous saute à la figure, tout un univers
suranné aux odeurs délétères où surnagent des senteurs nauséabondes qui
mêlent fric, sexe, pouvoir, apparences et mauvais goût assumé. Un monde
primaire où les places, bonnes ou mauvaises, de chacun sont attribuées
depuis des lustres : celles et ceux qui moquent versus celles et ceux qui sont
moqués (singulièrement les femmes, les enfants, les sots, les handicapés,
les différents). On se surprend à rire aux dépens de… Et souvent « c’est
même pas drôle ! » soupirerait le premier gamin venu !
Alors oui, notre monde présent, aussi problématique soit-il, semble bien avoir
évacué une part de l’écume qui étouffait jusqu’ici la dignité de l’humain.
Bonne nouvelle : l’humour même s’est plutôt amendé, assagi, approfondi.
Oxygéné. Rire aurait-il pris une bonne bouffée d’air pur ?
Mais pour quels nouveaux excès à venir ? C’est une autre histoire.
L’humour serait-il soluble dans le concept ? C’est ce que prétend Philippe
Muray, chroniqueur incisif d’une époque qui commence. Sur les traces de
Guy Debord et de sa société du spectacle, l’homo festivus issu de sa
réflexion tente de cerner le citoyen moyen de la post histoire, fils naturel du
web.
A l’image de Balzac, Muray défend l’idée d’une festivisation du monde
contemporain. Pour stigmatiser les travers de notre temps par la dérision et
l'outrance de la caricature, il invente la figure emblématique du fanfaron
militant.
Dans « Festivus Festivus », le polémiste donne naissance au concept
de « mutins / mutants de Panurge » qui désigne tout individu appliquant la
rébellion et la contestation comme nouvel instrument de pouvoir. Il invente
aussi le « statopathe » et l’« occidentalopathe » pour désigner tous les
individus qui ne trouvent qu'une réaction violente (sans pour autant donner
de réponse) au pouvoir de l'État ou de l'Occident.
Pour Muray, la modernité se caractérise par un rapport particulier aux corps
et à la mort via la pureté supposée (imposée ?) de l’hygiénisme. A la suite de
L’empire du Bien (1991), il ne cesse d'analyser l'évolution du contemporain
de façon caustique et goguenarde. Il déclare user des différents procédés du
rire (ironie, dérision, moquerie, caricature, outrance, farce, etc.) comme on se
sert des couleurs sur une palette afin de nous faire revenir à un réel coloré.
Loin d’être une futilité, ce rire s’appuie sur une pensée (et l’appuie en
retour) : « Avant de rire, et peut-être de faire rire le lecteur, il me faut
concevoir ce monde, et le voir, et l'entendre, tandis qu'il commet ses méfaits
et ses crimes en parlant la langue festive, tout comme la Révolution française
commettait les siens dans la langue de l'ancienne Rome impériale et dans les
costumes ad hoc. Cette époque, pour employer un euphémisme, exagère.
L'exagération comique me paraît la meilleure réponse que l'on puisse lui
apporter. »
Quant aux médias, ils n’ont selon lui d’autre but que de « parler d’eux-
mêmes.» Muray l’anti-conformiste concocte sa critique en franc-tireur d’une
modernité qui (qu’il ?) veut bousculer.
Toute époque a ses rites, ses tics, marottes et toquades. Rien ne le dit
mieux que la langue elle-même. Notre observation la plus ordinaire suffit à
leur détection amusée autant qu’inquiète, parfois.
Lorsque le doux délire des journalistes prétend, au fil des gazettes, qualifier
tout événement, et à tout bout de champ, d’historique, nul besoin de suivre
de près l’actualité pour déceler dans cette affirmation la part évidente
d’excès. Et puis si le moindre fait se teinte de cette appellation, que devient,
en face, l’ordinaire, le banal ? Subitement dévalué, sous quel vocable
disparaît alors l’insipide, l’anodin ? Question de curseur.
Litote oblige, « il n’a pas tort » a remplacé « il a raison », dans nos
conversations ordinaires. Prudemment, nous nous cachons derrière le petit
doigt de nos opinions, n’assumant pas totalement notre avis, pensant que la
négation nuance notre point de vue alors qu’elle l’annule plutôt. Par peur d’un
débat à venir qui pourrait se transformer en guerre civile ?
« J’avoue… oui, j’avoue. » Un point c’est tout. Mais quoi bon sang ? Il
faudrait savoir quoi avouer ! Cet aveu, qui n’en est pas un, prétend remplacer
un simple « oui, je suis d’accord ». La mollesse de l’aveu a, là encore, l’air
d’une démission en rase campagne, d’un bottage en touche prémédité…
histoire de dire quelque chose plutôt que rien. C’est oublier qu’un silence
aurait sans doute eu davantage de pertinence.
Et que dire de l’ironique « entre guillemets » mimé d’un symbolique
mouvement des doigts permettant de mettre une distance prudente entre
l’énoncé – jugé osé ? – et son énonciation – problématique ? On clignote des
phalanges pour ne pas être pris au premier degré. Mais où est passé le
second degré ? Gare à ne pas forcer le langage en abusant de ces
guillemets magiques censés nous mettre à l’abri… de nos propres points de
vue.
Le « pas de souci », aussi ritournel que vide de sens, a carrément envahi le
champ social. On l’entend lancé à tout bout de champ, hors de propos
comme de contexte, et quel que soit le niveau des enjeux. Il a remplacé le
simple « oui, d’accord ». La formule est brandie en étendard, tel un drapeau
blanc incantatoire et passe-partout neutralisant toute agressivité potentielle.
On semble toucher ici le degré zéro de l’échange. A moins que… le tout
nouveau « 2 points 0 » ne rajoute une couche à la surenchère ?
Et que dire, comment renchérir aux « trop », « top » etc… dont s’émaillent
nos discussions ordinaires ? Quant aux « bisous » (caducs depuis la
pandémie) et « bonne journée » (lancé à 18h) omniprésents, on tombe dans
un précieux ridicule que n’aurait pas renié Molière. Comme un baume obligé,
enfantin, à coller sur nos blessures présentes et à venir. Rien de très neuf
dans ces tics et tocs langagiers grâce auxquels nous nous efforçons de fuir
les rugosités d’un monde froid, insensible et que chacun perçoit comme
potentiellement injuste, porteur de dangers toujours renouvelés.
Pour autant, la langue nous protège-t-elle encore à hauteur de ce que nous
voulons croire ? Et la protégeons-nous, à notre tour, des agressions
permanentes du globish anglo-saxon, infâme, insidieux, qui la ronge
oralement « en direct » et souvent sans réaction de notre part ?
Entre vrais tics et faux tocs, le semblant poursuit ses exhibitions et
incartades…
L’essence du pur comique peut-elle se lire d’emblée sur un visage ?
S’entendre dans une voix ? Se repérer via des signes précis ? Certaines
apparitions semblent posséder le pouvoir de provoquer en nous une
immédiate et franche hilarité. Heureuses épiphanies.
Sa voix trahit d’emblée une forme de naïveté, de candeur : « Je n’ai fait que
des choses drôles… » déclare Bourvil évoquant son parcours… sans l’ombre
d’un sourire, gardant résolument son air morne, un peu nigaud et comme
désenchanté. Quant à ses penchants à une mélancolie un brin dramatique, il
déclare benoîtement que cela doit rester « drôle à son insu » ! Et, tel un
simple aveu pragmatique, ramenant à l’essentiel : « Le public vient me voir
sur scène avec l’espoir de rire un bon coup. » On s’en doutait !
L’homme jouerait-il au benêt de la famille reconnu d’emblée, adulé par les
siens, gens du terroir comme lui ? Un effet du fameux ressort mimétique, en
somme ?
Empoignant son accordéon, voilà que notre bonhomme entonne une bluette :
« J’ai l’air d’un chanteur de rue… » émet-il timidement, s’excusant presque.
Tout le visage, toute la voix du comédien dit sa vérité lorsqu’il parle
d’émotion. Une émotion qu’il a appris à mettre en chanson, tout
naturellement.
Ballade ou rengaine sont des formes idéales pour ce modeste aux airs de
« bouseux » dont les yeux roulent, telles des billes de velours. On imagine
aisément qu’il y a pris goût au cours de mariages paysans festifs, au cœur de
sa Normandie natale.
« Elle vendait des cartes postales et aussi des crayons… » chante-t-il à ses
débuts sur scène. Si le public en redemande, ne serait-ce pas qu’il s’est
reconnu un peu lui-même dans ses airs de dadais au teint pâle ? « Moi j’ai dit
à ma mère : j’veux faire l’artiste… » se remémore-t-il, ravivant sa mémoire de
gamin. On imagine bien la scène.
« La vie, voyez-vous, ça n’est jamais si bon ni si mauvais qu’on croit » écrit
Maupassant. « Il était simple mais pas ordinaire. C’était la bonté même…
C’était le cousin de tous les Français, quelqu’un de la famille… » pointent en
chœur ses proches et admirateurs, un air de tendresse sur le visage.
Alors, heureux ? « Ben oui, j’ai l’air non ?... » souffle l’homme qui aimait
« guincher au bal » et qui trouve sympathique de se faire interpeller comme
un copain, dans la rue : « Je leur appartiens un peu » avoue-t-il avec chaleur
en parlant de ses fans. Et puis, « les rôles de mauvais zig » ça lui va pas !
« Je reste comme je suis. »
« J’ai eu une jeunesse heureuse justement parce que je n’ai pas été obligé
d’apprendre. J’ai vécu comme ça, comme un oiseau sur la branche. Je suis
pt’être un guignol, mais j’ai chanté toute ma vie. Je remercie la providence de
m’avoir donné cette étoile. Voilà, voilà, voilà… Mais il est pt’êt temps d’fermer
l’bouton, non ?... »
Avec un tel homme, la pudeur – en voie de disparition – renaît à chaque
instant tel un phénix, jetant un voile de retenue sur le rire qui suit.

https://www.youtube.com/watch?v=6SkgSB7J-ps&list=RD6SkgSB7J-
ps&index=2
Facétieux, adepte des mots d’esprit, c’est en moderne ménestrel que l’ami
Georges ajoute ce couplet chansonnier aux Stances à Marquise de Pierre
Corneille. C’est clair, net et un brin provocateur.

« Peut-être que je serai vieille,


Répond Marquise, cependant
J'ai vingt-six ans, mon vieux Corneille,
Et je t'emmerde en attendant. »

Tristan Bernard joue du même fil au pied de la lettre. À propos de sa


naissance dans la même ville que Victor Hugo : « Nous sommes nés tous les
deux à Besançon, tous les deux dans la Grand-Rue, lui au 138, moi, plus
modestement, au 23. »

À propos de l'invasion allemande pendant la Seconde Guerre mondiale :

« En 1914, on disait « on les aura », eh bien maintenant, on les a. »

« Comme c'est triste d'avoir si peu d'occupation dans un pays si occupé. »

« Tous les comptes sont bloqués, tous les Bloch (prononcer Bloc) sont
comptés. »

À sa femme, après son arrestation par les Allemands :

« Jusqu'à présent nous vivions dans l'angoisse, désormais, nous vivrons


dans l'espoir. »

Et encore, en vrac : « La mort, c'est la fin d'un monologue. »

« Il vaut mieux ne pas réfléchir du tout que de ne pas réfléchir assez. »

« Un jour on verra surgir à l’horizon des menaces de paix. Or nous ne


sommes pas prêts. » (Le Poil civil, 1915).
Tristan Bernard est également connu pour ses aphorismes ciselés, pleins
d'esprit et de malice.

« L’arête est la vengeance du poisson, et la gueule de bois la vengeance


du raisin »

« Les hommes sont toujours sincères. Ils changent de sincérité, voilà


tout »

« L’humanité, qui devrait avoir six mille ans d’expérience, retombe en


enfance à chaque génération »

Tristan Bernard, tout l’esprit « Belle Epoque ».


Un crapaud espiègle et sympathique gonfle ses joues à bloc devant un
public en délire. Gueule en sacoches et cuivres rutilants, c’est Satchmo
revisité. Les notes pleuvent en cascades, en avalanches tonitruantes. En
grêlons chromatiques.

Dizzy, la joie électrique du jazz. Années 70, sous un chapiteau de cirque,


l’insolite personnage entame un dialogue désopilant avec son public, sur l’air
ingénu de Small peanuts. Hilare, le visage grimace, ferraillant avec une drôle
de trompette coudée, au pavillon brandi vers des cimes invisibles.

« Dizzy » (le dingue, le vertigineux) joue des acrobaties musicales comme de


leur vitesse d’exécution : avec lui, la musique s’envole, étourdissante,
bondissante d’élan et d’optimisme irréfutable. Derrière ses grosses lunettes,
la bête de scène roule ses yeux rieurs comme des billes. Tandis que les
cuivres pétillent, claquent, tonnent jusqu’à rendre l’âme.

Entre incorrigibles blagues et défis appliqués, certaines utopies du jazzman


oscillent de la farce à la dérision : envoyer des afro-américains dans l’espace –
lui en premier –, nommer son ami Miles Davis directeur de la CIA… Et, pourquoi
pas, transformer la Maison Blanche en Blues House. Mais derrière l’humour
jovial jaillissent de réelles convictions. Le candidat Gillespie plaide en faveur de
la paix au Vietnam, de la fin de la ségrégation raciale, d’un enseignement gratuit
et de la reprise des échanges avec Cuba… pour finir par se présenter à
l’élection présidentielle.

Le musicien adopte la trompette coudée sur… un accident : cabossé par une


chute, l’instrument déformé émet une sonorité qui lui plaît d’emblée. Il en tombe
amoureux et se fait confectionner illico un nouveau bugle sur ce modèle.

Dizzy joue au bopper cabochard et fantasque. En plein concert, le voilà qui


laisse échapper une note stridente qui le fait sursauter lui-même. Feignant la
surprise, il retourne la trompette, colle son œil au pavillon et hausse les épaules,
l’air de dire : « D’où elle vient celle-là ? »
Né pour faire le pitre sur scène, le bopper s’amuse à tourner en dérision la
société américaine et le jazz bon teint : béret basque et lunettes rondes d’intello,
il se tient toujours prêt à se lancer dans une musique à la joie expressionniste,
aux accents latinos, afro-cubains. Aux rythmes célébrant l’ivresse de vivre.

Soufflant le feu du sublime, son tempérament solaire semble ne jamais devoir


se fracasser sur le mur du réel.

https://www.youtube.com/watch?v=TvIXzeDLpMw
Qui est donc ce « treizième dieu de l’Olympe » invoqué par Hugo dans son
texte Océan ? Le dieu Rire.
Celui du calembour, cette « fiente de l’esprit qui vole » ? Ainsi, dans la
bouche d’un croquemort : « Ami, tu portes bien la bière et mal le vin. » Ou,
parlant d’un clerc défroqué sous la Révolution : « L’abbé de Lamennais :
première phase : sans calotte. Deuxième phase : sans culotte. »
Hugo affectionne les rimes drolatiques : « Il me flanque à la porte, et pour
ultimatum / M’octroie un coup de pied formidable au bottom. » Son « argot
qui rit » rehausse les exclus, comme ce quidam parlant de son revolver
comme d’un « pistolet qui recommence la conversation. » Du Michel Audiard
avant l’heure.
Comique visuel, comique du corps : « La lune cette fois ne montrait qu’une
fesse. » Ou, lors d’un voyage en Flandre belge : « Les statues ont du ventre,
les anges ne sont pas joufflus, ils sont bouffis. Tout cela a bu de la bière. »
Farce mêlant grotesque et misogynie à propos de ces cultivatrices en jupes
courtes, penchées vers la terre, « dont on voyait surtout la première
syllabe. »
Touchante, l’autodérision titille à son tour son couple vieillissant : « Il me
manque des dents, sa taille s’avachit… / Les ans derrière nous s’en vont
dans la bruine / Tous deux en même temps nous tombons en ruine. »
Comme une revanche rétrospective contre un ancien collègue député qui
l’avait critiqué : « Il élabore sa pensée avec peine et souffrance. Il a des
hémorroïdes au cerveau. »
Comique de caricature enfin, où « si le beau n’a qu’un type, le laid en a
mille. » Et voilà notre observateur croquant des faces grotesques, des
trognes déformées par le rire, mélange de joie et de noirceur résumant
l’humaine misère. Un mix de Daumier et de Charlie Hebdo avant l’heure.
Du grotesque au sublime, Hugo tend le miroir de la caricature à l’humanité
telle qu’en dépit de tout, il la voit et l’aime. Dans l’esprit de L’homme qui rit.
Un drame peut-il être « drôle » ? C’est sur cette ambiguïté – majeure – et
ce grand écart – assumé – que le cinéaste Marcel Carné construit le scénario
de son film Drôle de drame. Tous les ingrédients utilisés pour ce fameux plat
cinématographique concourent à en faire un récit à la Prévert (coscénariste
du film).
Soit un amateur de mimosas qui mène double vie, écrivant en secret des
romans policiers ; un tueur exalté qui tue les bouchers qui lui-même… tue les
moutons ; un livreur de lait qui invente en secret des histoires horribles ; un
évêque libidineux, père d’une marmaille de douze enfants, égarant une photo
érotique dédicacée à « Bébé Bedford » ; une grande bourgeoise qui
préférerait mourir plutôt que d’avouer le départ précipité de sa cuisinière.
Tout est en place pour faire grincer un drame aux airs de jubilation absurde.
Jusqu’aux réparties taillées aux dimensions du pur cocasse : « Je vous
assure, cher cousin, que vous avez dit bizarre – Moi, j’ai dit bizarre ? Comme
c’est bizarre. » Réplique devenue culte.
Sur ces bases incongrues, on boit du petit lait (et il y a matière, vu la quantité
de bouteilles blanches qui saturent l’espace du film !) face au torpillage en
règle des institutions : un inspecteur borné (« S’il y a tant de lait, c’est qu’il a
fallu un contre-poison ; s’il y a contre-poison, c’est qu’il y a poison ; s’il y a
poison, c’est qu’il y a eu crime… ») enquête sur un crime qui n’a pas eu lieu ;
le journaliste chargé de faire un papier sur l’affaire passe son temps endormi
dans le canapé du salon ; tandis que l’évêque Bedford se déguise en
écossais à jupette pour venir récupérer la brochure de danseuse légère qui
lui est dédicacée. Le cocasse règne en maître des lieux et des esprits.
Mais il faut conclure, car le plat est prêt et ça sent la fin : le faux cadavre de la
maîtresse de maison, frétillant comme un gardon de l’année, s’extirpe d’un
placard, et la foule se déchaîne dans la rue, furieuse de n’avoir aucun
coupable à se mettre sous la dent ! Tout est mal qui finit… mal. Echec total
du film à sa sortie : de rage, les quelques spectateurs cassèrent les fauteuils
dans la salle. Les ingrédients du récit, comme l’esprit du film, ne devaient pas
s’accorder tout à fait avec la morale du temps.
Résumons-nous : le drame et la drôlerie sont dans un bateau ! Qui tombe à
l’eau ? Réponse dans les dernières minutes du film.
Mais une chose est sûre, c’est bien des avatars de leur curieux ménage à
deux dont nous nous délectons durant la projection de cette œuvre
burlesque !

https://www.youtube.com/watch?v=_Vkecn2qtkk
Ubu roi. Considéré comme précurseur du mouvement surréaliste et
du théâtre de l'absurde, Jarry mêle provocation, satire, parodie et humour
gras dans une farce délirante à souhait.
Le père Ubu assassine le roi Venceslas de Pologne et prend le pouvoir ; il
élimine les aristos – « J'ai l'honneur de vous annoncer que pour enrichir le
royaume je vais faire périr tous les Nobles et prendre leurs biens » – puis
ceux qui l’ont aidé à faire son coup d’État. Cependant, Ubu Roi doit surveiller
le fils du roi déchu Venceslas. Père Ubu est, tout au long de l’œuvre, mené
en bateau par sa femme qui va lui voler son argent, l’obligeant à la fin de la
pièce à fuir le pays avec ses généraux.
Oeuvre d'élèves de collège, écrite par Jarry et deux de ses camarades pour
ridiculiser un professeur, la pièce Ubu roi est représentée en famille chez la
mère de Jarry, laquelle a confectionné elle-même le chapeau de la
marionnette d'Ubu. Humour potache et scènes de famille.

Le soir de la première, Jarry lit un discours introductif d'une voix quasiment


inaudible, où il annonce que l'action se passe « en Pologne, c’est-à-dire…
nulle part ». Le public réagit, s'échauffe, s’affole. Dès ce « Merdre ! »
inaugural, la pièce fait scandale.

De son côté, s’identifiant à son personnage et faisant triompher le principe de


plaisir sur celui de réalité, Jarry mène sa propre vie comme il l’entend, usant
de ses trois attributs marottes : la bicyclette, le revolver et l’absinthe. Il leur
sacrifiera la respectabilité et le confort dans une petite baraque proche d’une
rivière, à côté d’un lit-divan. L’humour lui permet d’accéder à une liberté
supérieure. Jarry jouant Ubu, non plus sur scène mais à la ville, tend ainsi un
terrible miroir aux imbéciles, il leur montre les monstres qu’ils sont. Il dit
« Merdre aux assis. »
L’œuvre d’Alfred Jarry, au comique grinçant, met en scène de façon insolite
les traits humains les plus grotesques. Facétieux, l’agitateur invente le terme
Pataphysique comme « science des solutions imaginaires. » A peine sorti de
l’œuf, notre Pataphysicien patenté fait remonter l’origine de cette science à
« Ibicrate le Géomètre » et « Sophrotatos l’Arménien », deux penseurs
grecs… fictifs.
En mai 1906 Jarry écrit, lucide : « (Le Père Ubu) n’a aucune tare ni au foie, ni
au cœur, ni aux reins, pas même dans les urines ! Il est épuisé, simplement
et sa chaudière ne va pas éclater mais s’éteindre. Il va s’arrêter tout
doucement, comme un moteur fourbu. »
Épuisé, malade, harcelé comme son personnage, Alfred demande… un cure-
dent en guise d’ultime volonté. Et l’homme se souvient fort à propos qu’il
avait signé, jeune, une berceuse pour endormir les morts.
Considéré comme précurseur du mouvement surréaliste et du théâtre de
l'absurde, Jarry se délecte à touiller son humour gaulois dans un drôle de
bouillon… « ubuesque » !
L’homme est un farceur dans l’âme.

Ubu Roi, par Alfred Jarry


La gaîté en sport de combat. Mel Brooks et l’humour juif new-yorkais
éclatent comme un rire de survie. « Mes comédies viennent du sentiment
qu’un Juif n’a pas sa place dans la société américaine ordinaire. » Et,
s’épanchant vertement à l’adresse des butés du bulbe : « Oui, je suis juif. Je
suis JUIF. Et alors ? Qu’est-ce qui cloche ?... »
Son parcours de comédien cinéaste se confond avec les tumultes du XXème
siècle. Issu d’une génération d’émigrés persécutés d’Europe de l’Est qui a
débarqué en masse à New York, il s’invente dans l’humour une défense et
comme une protection contre l’anxiété et la plainte. Avec une sensibilité à vif
jouant des peurs et des traumas qui lui collent à la peau, Mel transforme
Hitler en pantin de comédie musicale dans Les Producteurs. « Si on peut
faire rire d’Hitler, on a gagné » confie alors celui dont les gags énormes
viennent tout droit de l’enfance et de la rue.
Sa recette : en faire des tonnes et garder le verbe haut pour se donner une
chance d’exister. Il sait jouer de la moquerie et de la parodie comme de
sports de lutte, surtout pour un garçon de petite stature qui éprouve le besoin
de lâcher sa hargne pour épater la galerie. Pour lui, les vannes de trottoir
deviennent un rite de passage obligé : « Pas question de faire des numéros
bidon, il fallait inventer des histoires sur la vie du quartier. » Les événements
tragiques du quotidien le réjouissent. Dès que quelqu’un se fait mal, c’est rire
garanti : « Le gros Hymie faisait de l’équilibre, sa mère lui a crié dessus, il
s’est cassé la gueule et s’est fracassé le crâne ! » Délectation garantie.
Mel va jusqu’à inventer le western juif dont un cow-boy noir est le héros. Il
prend soin d’y aligner tous les lieux communs du western dans l’espoir de les
épuiser : « Je voulais réaliser une épopée surréaliste, brosser un portrait à la
Picasso, car la peinture de l’ouest au cinéma était un pur mensonge. »
Blagues obscènes, gags de pétomane, tout lui est bon pourvu que cela
percute de plein fouet le racisme, la bien pensance et la bigoterie. « Pour moi
c’était comme une grande séance de psychanalyse. Je me libérais de tout –
de ma fureur, de ma frénésie, de ma démence, de mon amour de la vie et de
mon horreur de la mort. »
Pasticher Hitchcock – avec l’accord du maître – achève d’exorciser avec
bonheur ses rages d’enfant : « Donnez-moi au moins une gifle, faites quelque
chose pour me prouver que je suis vivant moi aussi. »
L’humour en détonateur de vie.

https://www.youtube.com/watch?v=7c4m64_39vk
Vaut-il mieux toujours s’agiter ou se laisser vivre ? La jouer sobre ou
excessif ? S’absorber dans un optimisme flamboyant ou se noyer dans le
pessimisme le plus noir ?...

Rire de Démocrite contre pleurs d'Héraclite : nos deux Grecs sont aux prises
avec une même colère, du lamento à l’hilarité, d’un bord à l’autre des
passions. Un rire triste et satirique, comme une forme de résistance contre
la folie, le ridicule et la bêtise des hommes. Comique de Démocrite contre
tragique d’Héraclite. L’un se contente du monde tel qu'il est, préférant rire des
défauts de la société plutôt que d'en pleurer comme l’autre. Le spectacle du
monde ? Immuable. La seule alternative à la mélancolie ? L'hédonisme.

« Toute rencontre avec les hommes fournissait à Démocrite matière à rire. »


(Juvénal) Et Rabelais dans le 20e chapitre du Gargantua, décrit les deux
personnages Eudémon et Ponocrates en train de pleurer de rire à la suite du
discours insidieux du sophiste Janotus de Bragmardo : « De ce fait, ils se
trouvaient représenter Démocrite héraclitisant, et Héraclite démocritisant. »

Mais quel est ce fou qui vit seul et ne cesse jamais de rire ? Alerté par les
voisins, le médecin trouve un sage assis tranquillement parmi ses livres, à
l’ombre, sur un vert gazon. Un sage riant beaucoup des bizarreries d’un
genre humain séduit sans cesse par la poursuite de ses propres illusions.

« Je voudrais, continua Démocrite, que l'Univers entier se dévoilât tout d'un


coup à nos yeux. Qu'y verrions-nous, que des hommes faibles, légers,
inquiets, passionnés pour des bagatelles, pour des grains de sable ; que des
inclinations basses et ridicules, qu'on masque du nom de vertus ; que de
petits intérêts, des démêlés de famille, des négociations pleines de tromperie,
dont on se félicite en secret et qu'on n'oserait produire au grand jour ; que
des liaisons formées par hasard, des ressemblances de goût qui passent
pour une suite de réflexions ; que des choses que notre faiblesse, notre
extrême ignorance nous portent à regarder comme belles, héroïques,
éclatantes, quoiqu'au fond elles ne soient dignes que de mépris ! Et après
cela, nous cesserions de rire des hommes, de nous moquer de leur
prétendue sagesse et de tout ce qu'ils vantent si fort. »
Ce discours remplit le médecin Hippocrate de surprise et d'admiration. Que
nous souffle Démocrite ?... Que, pour être véritablement philosophe, il faut se
convaincre en détail qu'il n'y a presque, dans le monde, que des fous et des
enfants. Des fous plus dignes de pitié que de colère ; des enfants qu'on doit
plaindre et contre lesquels il n'est jamais permis de s'aigrir, ni de se
fâcher. Après examen, Hippocrate déclara Démocrite « sage entre les sages,
seul capable d’assagir les hommes. »
1+1=3. C’est le résultat incongru du match à distance entre les deux
philosophes grecs. C’est ainsi que le traduirait certainement un troisième
penseur, contemporain celui-ci, dont on vient de célébrer le centenaire :
Edgar Morin, adepte de la complexité. De la tension et de l’opposition des
contraires naît l’équilibre du monde. Franche leçon à garder. « Pas de
critique possible sans autocritique » retiendrait sans doute Edgar du débat de
nos deux philosophes.
« Lester » ?... charger d’un poids exagéré. L’esprit affûté de Daumier
endosse la charge d’une figuration à but polémique et n’y va pas main morte !
Son dessin Gargantua (1831) croque férocement Louis-Philippe dans des
oripeaux… rabelaisiens. Humours frères à plusieurs siècles de distance. En
1830, durant le règne du roi brocardé, est lancé le journal humoristique La
Caricature. Daumier y commence sa série de figures satiriques en prenant
pour cible la bourgeoisie, la corruption des magistrats et l'incompétence du
gouvernement. Naissance d’une forme et d’un style au plus près de l’actualité
de l’époque… et pas si loin de notre propre actualité.

En 1831, il fait publier ses célèbres pochades de Louis-Philippe Ier « Les


Poires ». Célébrité immédiate… et ennuis avec la justice. Sa caricature de
Louis-Philippe en Gargantua, où, tel un ogre, le roi avale tout l'or rassemblé
en imposant le peuple, pour le déféquer en autant de nominations politiques
et rétributions au profit de la classe privilégiée, conduit Daumier à la prison
Sainte-Pélagie pour une peine de six mois de détention en 1832.
Peu de temps après, La Caricature cesse de paraître, mais l’exercice renaît
de ses cendres, titré « Le Charivari », journal qui joue un rôle important dans
la vie politique de l'époque, spécialement dirigé contre le prince en place.
Daumier produit des caricatures sociales dans lesquelles il tourne en ridicule
la société bourgeoise. À la suite de l'adoption des lois sur la censure en
1835, le croqueur renonce à la satire politique pour se tourner vers la critique
de mœurs, genre dans lequel il excellera (Les Gens de Justice, Les Bons
Bourgeois).

La caricature de presse s’envole… jusqu’à nos jours, en Une d’un grand


quotidien ! « Je ne dois pas dessiner Mahomet… Je ne dois pas dessiner
Mahomet… » proclame des centaines de fois une main crayonnant
rageusement le mantra d’interdit… jusqu’à faire apparaître le prophète à la
barbe profuse ! Un certain Plantu en émule appliqué d’Arcimboldo.
Habile et malicieux, notre croqueur contemporain n’a pas oublié que l’ombre
portée des mots peut finir, sans en avoir l’air, par produire elle-même… un
dessin : la figure même qui proclame – dans sa forme achevée – l’exact
contraire de ce que les mots tentaient d’interdire l’instant d’avant !
Rude et tenace leçon administrée à nos radicaux de tout poil qui n’ont pas vu
l’évidence s’esquisser malgré eux et leur stupidité : toute vérité est bonne à
dire, même si, dérangeante, elle ne plaît pas forcément à tous !
Implacable leçon subtilement concoctée par le dessinateur de presse Plantu
dans le quotidien « Le Monde », saluant son collègue Daumier au passage.
Rire dénonciateur et complice par-delà le temps.

Gargantua, par Daumier


Le fou rire peut-il être épidémique ? On raconte qu’au fond du Tanganyika,
en 1962, une contagion farcesque gagne soudain un groupe d’adolescents.
On ? La rumeur ? Plusieurs journaux de l’époque, suivis des analyses d’un
linguiste et d’un psychiatre. Quid de ce phénomène d’hystérie collective,
troublante alternance de rires et de pleurs jaillie on ne sait trop d’où ?...

L'épidémie de rire a commencé le 30 janvier 1962 dans un pensionnat pour


filles du village de Kashasha, en Tanzanie. Il débute chez 3 filles avant de se
propager dans le reste de l'école, touchant jusqu'à 95 des 159 élèves, toutes
âgées de 12 à 18 ans. Les symptômes ont duré de quelques heures jusqu'à
16 jours chez certaines personnes. Les enseignants n'ont pas été touchés
mais ont témoigné que les élèves étaient incapables de se concentrer. Où a
bien pu naître l’étonnante réserve d’endorphines et de sérotonine accumulée
en pareil cas ? Au-delà du temps, ce rire-maladie garde son mystère.

L'école est contrainte de fermer. On renvoie les élèves chez eux, mais
l’épidémie se propage jusqu'au village voisin, lieu d'origine de plusieurs
jeunes filles touchées par le fou rire initial. En avril et mai, 217 personnes
présentent des crises de rire dans le village. L'école de Kashasha est
rouverte le 21 mai, avant d'être fermée à nouveau à la fin du mois de juin.
L'épidémie de rire se répand jusqu'à une autre école primaire, près
de Bukoba, touchant 48 filles. Une nouvelle vague débute à Kanyangereka et
deux écoles pour garçons sont fermées.

Incontrôlable, inexplicable, la contagion durera six mois avant de s’éteindre…


comme elle était venue. A quand une pandémie mondiale provoquée par la
gigantesque déflagration d’un éclat de rire universel ?... Il faudrait d’abord
approcher la matière propre à cette alchimie mystérieuse et renversante !
La Nef des fous. Une édition de cet ouvrage paraît à Bois-le-Duc vers
1500. L'auteur – Bosch, encore lui ! – accueille, dans sa nef symbolique, des
fous de toutes sortes et fait défiler en une image les faiblesses et turpitudes
humaines. L'une de ses strophes suggère : « Mieux vaut rester laïc que de
mal se conduire en étant dans les ordres. » Beaucoup de similitudes existent
entre le récit et la représentation picturale de l’auteur.

De nombreux autres textes rappellent les fêtes des fous en honneur au bas
Moyen Âge. Ces textes stigmatisent la folie satanique. L'atmosphère du
temps était à la dérision quant au comportement du bas clergé. Les carnavals
allemands se sont inspirés de ces textes, faisant défiler des chars
représentant la « Nef du Mal » que la foule finalement incendiait. Bosch est
un homme de la fin du Moyen Age, et la Réforme n'est pas loin. Tant l'Église
catholique que les réformateurs veulent freiner les débordements des
carnavals ; le pouvoir lui aussi craint pour l'ordre public. On réprime le rire de
la foule ou à tout le moins on veut le contrôler. C'est le pouvoir lui-même qui
bientôt organisera les fêtes.

Bosch n'est sans doute pas très éloigné de son contemporain Érasme qui ne
raille pas les individus mais les vices : le rire est mis au service de la morale.
Érasme ironise aussi au sujet des concitoyens de Bosch. Dans L'Éloge de la
folie, il dit à propos des Brabançons : « Au lieu que chez les autres hommes
l'âge apporte la prudence, plus ceux-ci approchent de la vieillesse, plus ils
sont gais. » Un historien commente : « La folie est utilisée comme un
repoussoir : il s'agit de montrer l'absurdité d'un monde privé de codes et
d'interdits, d'un monde qui renie ses valeurs. Ce monde est fou, et l'on en rit,
mais d'un rire qui n'est pas joyeux. »

La métaphore de la barque est l'une des plus fréquentes au Moyen Âge.


Tous s’y sentent emportés vers un destin qu’ils ne maîtrisent pas.
Un groupe de dix personnages sont réunis dans une barque, la « nef ». Un
moine franciscain et une religieuse jouent du luth, assis face à face. Ils ont la
bouche grande ouverte comme pour chanter mais semblent aussi essayer de
mordre, comme leurs compagnons, une crêpe pendue au centre de la petite
embarcation, allusion à une coutume folklorique qui consiste à manger une
galette suspendue sans les mains. Curieux jeu rappelant certains manèges
de nos fêtes foraines.
Derrière eux sont assis les deux nautoniers. L’un empoigne, en guise de
rame, une louche géante. L’autre tient un verre en équilibre sur la tête et
brandit une cruche cassée. Aux extrémités, une femme s’apprête à frapper
avec une cruche un jeune homme retenant une gourde qui trempe dans
l’eau. De l’autre côté, sur un gouvernail de fortune, un petit homme en habit
de fou boit dans une coupe ; un autre se penche pour vomir. L’assemblée est
dominée par un mât de cocagne surmonté d’un bouquet de fleurs au centre
duquel trône une chouette ou une tête de mort. Une dinde rôtie est
suspendue au mât, un homme essaye de l'atteindre avec son long couteau. Il
se rend ainsi coupable des péchés de gourmandise et d'envie. La joyeuse
compagnie semble à la dérive sur fond de vaste paysage.

La Nef des fous en illustration d’une folie qui aurait gagné tous ses
occupants ? Il semble bien ne plus y avoir ni trompeurs ni trompés, mais
seulement des hommes assez insensés pour s'embarquer sur un navire sans
voile ni gouvernail et dont une cuiller énorme pourrait faire office de rame ou
de godille. Le mal semble avoir atteint toute la compagnie, prêtre, moine,
religieuse… le plus fou n'étant peut-être pas celui qui en porte l'habit et qui,
perché sur une branche, savoure sa victoire en dégustant son vin.

Ces hommes et ces femmes embarqués ensemble ne vont nulle part, ils n'en
savent rien et ne s'en soucient pas le moindre du monde. Leur navire sans
guide bat pavillon infidèle : la longue oriflamme rose accrochée au mât porte
un croissant de lune. Croissant des musulmans, mais aussi croissant des
juifs ? Le croissant de lune renvoie à l'hérésie des mécréants, mais aussi à la
folie, au lunatisme du temps. Bascule entre le Médiéval et le Renaissant.

Pour les passagers, seul compte le moment présent, passé à chanter, à


boire, à jouer. Faut-il voir dans le luth et dans l'assiette de cerises, posée
devant les religieux, des références à l'érotisme ? Les personnages ont déjà
bien bu — la cruche est retournée — et l'un des hommes vomit par-dessus
bord. Le tonneau est là pour permettre sans doute à cette délirante et
infernale galère de poursuivre son errance. Jusqu’à plus soif ?...

Au drame et au burlesque de continuer à se côtoyer pour le meilleur et pour


le pire. La Nef des fous en condensé du Jardin des Délices ? Rappel de La
barque de Dante ? Version prémonitoire du Radeau de la méduse ? Ou
allégorie tragique des migrations contemporaines ?

Le cycle sans fin de l’Histoire qui bégaie.


Quand le rire bascule dans le tragique de l’hystérie, l’arbitraire de la folie :
De Funès dans l’Avare.
Rire et anarchie émotionnelle : pris au piège d’une force qui le dépasse, le
corps est emporté dans les spasmes de l’humour. Jusqu’à mourir de rire ?...
Le rieur pourra-t-il revenir en arrière ? Ne soupçonne-t-il pas la présence de
la grande faucheuse encapuchonnée qui le guette, tapie derrière la porte ?
Une version remise à jour – et en solo – de la Nef des fous ?

https://www.youtube.com/watch?v=JsPEChlyVHo

La Mort de l'avare, J. Bosch, vers 1500


Enigmatique en diable : le sourire en coin de Mona. Une esquisse qui
serait à elle-même sa propre fin ? Une ombre de mystère humain s’inscrit
dans un paysage à la tonalité tout aussi étrange, minérale, sidérale.

Mais à qui diable sourit Mona depuis sa toile multi séculaire ? Au peintre qui
la croque – bienheureux Léonard… ? Au spectateur qui la zyeute ? A nous,
contemporains ? A tous ensemble, sans doute, perdus dans le dédale des
siècles passés et à venir. L’esprit de la Renaissance réunit là, en ce point du
sourire amorcé, tous ses acteurs. Pour une étrange et universelle
communion.

Comme l’ombre d’un sourire qui ne dirait pas son nom. On pense à « The
shadow of your smile », cet air romantique de film évoquant la solitude dans
un lieu sauvage et préservé d’Amérique. La silhouette de la Joconde ne
baigne-t-elle pas dans un paysage intemporel qui évoque la bal(l)ade ?
Croquée par le grand Léonard, la belle Florentine n’en a jamais fini de faire
parler d’elle, comme du visage féminin le plus célèbre. Au XXIe siècle, elle est
l'objet d'art le plus visité au monde avec 20 000 visiteurs quotidiens à son
chevet. Universelle pâmoison.

La Joconde est le portrait d'une jeune femme plutôt aisée, sur fond de décor
montagnard aux horizons lointains et brumeux. Les yeux étroits sont
nettement cernés et le regard semble suivre le spectateur même lorsque
celui-ci se déplace.

À l'arrière-plan s’esquisse un paysage escarpé d’où se détachent un chemin


sinueux et une rivière qu'enjambe un pont de pierre. La tête de la jeune
femme sépare le tableau en deux parties, un paysage humanisé de couleur
brune et un paysage imaginaire d'un bleu opaque dont la ligne d'horizon
coïncide avec son regard. Vision double ouverte par un sourire unique.
La vapeur du fameux sfumato laisse baigner ce sourire comme entre deux
eaux. Sourire maternel de femme enceinte et commande du tableau pour
fêter sa maternité ?

Cette expression de sympathie apparaît comme suspendue, prête à


s'éteindre. Quand on la fixe directement, elle semble s’évanouir pour
réapparaître lorsque la vue se porte sur d'autres parties du visage. Subtil jeu
de présence-absence.

En 2005, un logiciel de reconnaissance des émotions tente de corréler la


courbure des lèvres et les pattes d'oie autour des yeux à six émotions de
base : le sourire de la Joconde traduirait à 83 % le bonheur, à 9 % le dédain,
à 6 % la peur, à 2 % la colère, à 1 % la neutralité. Mais aucun pourcentage à
la… surprise !

A cent pour cent : la clé d’un mythe.

https://www.youtube.com/watch?v=rAt0S505CUI
Peut-on aller jusqu’à expirer de rire ? Quelle plus belle mort ?... sur le
papier en tout cas ! Et puis est-on jamais puni pour avoir fait rire ?

Arrêt cardiaque ou asphyxie : les cas existent depuis la Grèce antique jusqu'à
nos jours. Réflexes forcés, précarité émotionnelle, épilepsie, lésions…
Causes et symptômes sont divers, comme l’échantillon varié de personnes
partageant le curieux destin d’être mortes… de rire!

Jugez plutôt : un peintre, un vendeur thaï, un roi, un Ecossais anonyme, un


philosophe… Un inventaire à la Prévert.

 Zeuxis, peintre grec du Ve siècle av. J-C, serait mort de rire en faisant le
portrait d’une vieille dame.
 Chrysippe de Soles, un philosophe stoïcien du IIIè siècle av J.-C.,
aurait succombé après avoir vu un âne manger des figues ; il avait
demandé à un esclave de donner à l’âne de l’alcool pur afin de faire
passer les figues, et… « en rit tellement, qu’il en mourut. »
 En 1410, le roi Martin Ier d'Aragon meurt d'une indigestion combinée
d'un rire incontrôlable déclenché par une blague de son bouffon favori.
 En 1556, Pietro Aretino serait mort de suffocation à la suite d'un fou rire
irrépressible. D’après la tradition, la mort du Fléau des Princes (autre
surnom dont il aimait se parer) aurait été à son image : on raconte qu'au
cours d’un copieux repas, une plaisanterie particulièrement obscène lui
provoqua une incroyable crise de rire qui le fit tomber à la renverse et se
fendre le crâne.
 En 1599, le roi birman Nandabayin mourut de rire « en entendant de la
bouche d'un marchand italien que la République de Venise était un État
libre qui ne possédait pas de roi. »
 En 1660, Thomas Urquhart, un aristocrate écossais, et premier
traducteur des écrits de François Rabelais en anglais, serait mort de rire
en entendant que Charles II avait pris le pouvoir.

Plus près de nous, le 24 mars 1975, Alex Mitchell, habitant à King’s Lynn, en
Angleterre, est mort alors qu’il regardait « Kung Fu Kapers » un épisode de la
série The Goodies, mettant en scène un écossais revêtu d’un kilt battant avec
sa cornemuse un maître de l’art martial « Eckythump » armé… d’un pudding
noir. Après 25 minutes de rire ininterrompu, il s’est effondré d’un malaise
cardiaque, sur son sofa. Sa veuve, envoya plus tard une lettre à The Goodies
pour les remercier d’avoir rendu les derniers instants de son mari si
plaisants. Un diagnostic du syndrome du QT long chez sa petite-fille en 2012
laisse croire que Mitchell serait mort d'un arrêt cardiaque dû à ce syndrome.

 En 1989, Ole Bentzen, un audiologiste danois, est mort de rire en


regardant Un poisson nommé Wanda. Son rythme cardiaque serait monté
à une fréquence de 250 à 500 battements par minute jusqu’à l’arrêt
cardiaque.
 En 2003, Damnoen Saen-um, un vendeur thaï, serait mort à l'âge de 52
ans alors qu'il riait dans son sommeil.

Et si « mourir de rire » c’était fendre sa pipe… sans la casser vraiment ?


Rira… rira pas, comme un jeu de bascule magique : le seul titre de ce jeu
télévisé créé par Jean Yanne dans les années 90 aide à situer d’emblée son
registre d’humour. Passé maître dans l’exercice renouvelé de l’animation
radio, l’homme y donnera toute sa mesure à son esprit caustique,
anticonformiste, parodique et parfois à la limite du délire. La radio, un média
qu’il se fera un malin plaisir de brocarder par la suite, comme le reste…
Les titres de ses films révèlent la tonalité largement populaire de son
humour : Moi y’en a vouloir des sous, Tout le monde il est beau, tout le
monde il est gentil, Liberté Egalité Choucroute… Son rire n’en a pas fini de
railler le monde du spectacle et du Chobizzz qui va avec. Pas dupe mais
intrigué, le public est au rendez-vous. Effet miroir pour un humour beauf ?

Pour ce fils d'ouvrier, fin lettré, l'art n'est qu'un attrape gogos. Il lance
d’ailleurs sur RTL : « Quand j'entends le mot culture, j'ouvre mon transistor »
(parodie de l’aphorisme nazi célèbre : « Quand j'entends parler de culture, je
sors mon revolver »).

Jean Yanne oscille entre deux faces d'un même personnage, l'une se
plaisant à jouer ce que Cabu a nommé le « beauf ». Film typique : Que la
bête meure. L'autre, nettement plus positive, celle d’un d'homme gardant les
pieds sur terre quand tout le monde s’affole autour de lui (en écho au titre
d'une de ses chroniques radiophoniques : Qu'il est doux de ne rien faire
quand tout s'agite autour de vous). Ne se faisant guère d'illusion sur la
condition humaine qu'il considère avec un détachement amusé (tiens, revoilà
Démocrite !), Yanne incarne le Français moyen qui ne se défait jamais de son
esprit critique, se moque bien de l'autorité, et à qui « on ne la fait pas ».

La plupart de ses derniers rôles ressemblent à ceux de ses débuts, mettant


en scène des personnages râleurs et individualistes, mais au grand cœur. Il
aime se livrer à d'hilarants numéros d'improvisation. Côté audiovisuel, il est
également le créateur d’un jeu télévisé qui créé la polémique, à l'époque de
sa diffusion. Lors de l'épreuve finale, les candidats doivent compter des
centaines de véritables billets de banque tout en étant déstabilisés par de
nombreux éléments perturbateurs. Si le compte des billets est bon, la somme
est gagnée. Cet étalage d'argent en choque beaucoup, qui considèrent cela
comme vulgaire. Pourtant, cette émission ne fait que parodier les codes
existants des jeux télés (femmes-objets sur le plateau, étalage de cadeaux
de luxe pour appâter le candidat…) et annoncer la télé-réalité. Avec cette
question à la clé : un bon et franc rire peut-il être néo-libéral ?

Jean Yanne invente aussi le célèbre slogan "il est interdit d'interdire" qu'il
prononça par dérision, lors d'une de ses émissions radiophoniques du
dimanche au printemps 1968, et qu'il fut tout surpris d'entendre repris ensuite
« au premier degré ».

Longtemps considéré comme un simple amuseur, l’humoriste prend, avec le


temps, la dimension d'un critique des travers de son époque.

https://www.youtube.com/watch?v=rXCfjAmDpDA
Quand le poète lance un voile de moquerie affectueuse sur la grande
faucheuse et son hideux squelette, on peut s’attendre au pire. Mais rien
n’arrête notre chansonnier rimeur. Sa balade des cimetières il a décidé, sa
balade des cimetières il fera !
Il s’y trouve si bien d’ailleurs, dans ces paisibles concessions, qu’il les
collectionne avec une ferveur tout espiègle… jusqu’à constater qu’il lui en
manque une… « à quatre pas de sa maison » ! Scandale intime et frustration
intenable que celle « où l’on n’est pas prophète en son pays ». De quoi
invoquer rageusement la trahison d’un blason défrisé !
Et ce n’est pas faute, pour notre trouvère, d’éprouver un sentiment
d’attachement et de fidélité à ces lieux de recueillement ! Jugez-en plutôt à
son récit : « Le jour des morts, je cours, je vole, je vais infatigablement, de
nécropole en nécropole, de pierre tombale en monument. » Aucun doute sur
le diagnostic : l’homme est taphophile (atteint de la passion des cimetières) et
– quoi de plus logique – va finir par le payer de sa vie et d’un ultime coup de
dé du destin : il ne sera même pas enterré près de chez lui, un comble !
Alors bien sûr, il lui restera toujours l’enchantement inégalable des
enterrements pour se consoler. Ce folklore sans égal des « funérailles
d’antan », où l’on savait encore affronter la camarde par un pied de nez qui
noyait tous les chagrins. C’était l’époque des p’tits corbillards attelés de nos
ancêtres. On y prenait ses aises pour mourir, le faire savoir et en faire profiter
copains et croquemorts. Bref, un temps où l’on prenait le temps de vivre !
Mais elles sont révolues ces funéraill’s d’antan qui voyaient les héritiers
marcher dans le crottin et payer un dernier verre au fossoyeur, au croqu’-
mort, au curé… aux chevaux même ! Il n’était pas question, alors, de rater
ces derniers honneurs rendus au mort : les funérailles avaient le goût des
derniers devoirs envers ces chers disparus qui avaient fidèlement
accompagné le cours de nos vies. Ils étaient de ceux que l’on sait vénérer
comme « des braves types » ! (Les morts sont tous de braves types
d’ailleurs !) Pour faire la nique à la mort, notre poète n’a rien trouvé de mieux
que d’introniser le mort en maître de cérémonie. Fin stratège que l’ami
Georges !
Décidément, notre chansonnier rimeur a le chic pour braver la reine de nos
derniers soupirs ! Jusqu’à cet aveu en forme de testament, aveu… pas piqué
des vers, où l’on finit par déceler (quand même !) une forme d’agacement :
« La camarde qui ne m’a jamais pardonné
d’avoir semé des fleurs dans les trous de son nez
me poursuit d’un zèle imbécile… »

https://www.youtube.com/watch?v=bWMi8RKvnKI
https://www.youtube.com/watch?v=bwb5k4k2EMc
Porter un regard sur les autres sans s’épargner soi-même : ce serait la
marque de l’humour juif. Naviguant au gré des migrations de l’Europe de l’est
vers les Etats-Unis, celui-ci s’est propagé jusqu’à endosser une valeur
universelle. A base d’autodérision, il est fréquemment empreint
des stéréotypes des Juifs sur eux-mêmes ou des autres sur eux. Mais plus
profondément, il peut aussi mettre en lumière l’absurdité de la condition
humaine, de son rapport au divin. Franz Kafka revisité ?

L’antisémitisme lui-même est une source de plaisanteries. En Allemagne au


début du nazisme, un Juif rencontre dans un café un autre Juif qui lit le
journal antisémite Der Stürme.

- « Mais comment, tu lis cette horreur ? »

- « Bien sûr : quand je lis de la presse juive, il n’y a que des mauvaises
nouvelles, des persécutions, de l’antisémitisme partout… Alors que dans ce
journal, il est écrit que nous sommes les maîtres du monde et contrôlons tout,
c’est quand même plus réconfortant ! »

Puis sous forme de question-réponse, entre autodérision et absurde :

« Pourquoi le violon est-il l’instrument favori des musiciens juifs ? »


Réponse : « Parce que c’est plus facile à emporter qu’un piano en cas
de pogrom. »

« Pourquoi les juifs ne prennent-ils pas d’aspirine ? » Réponse : « Parce que


ça enlève la douleur ! »

La littérature française est riche d’écrivains juifs connus pour leur humour, et
pourtant ceux-ci, d’André Maurois à René Goscinny en passant par Georges
Perec ou Jacques Lanzmann, pratiquent un humour non communautaire,
dont les thèmes ne se réfèrent pas à leurs origines. Le dessinateur Georges
Wolinski qui se disait contre l’idée d’un humour juif, noir, anglais, ou
américain, déclara : « Même en admettant que chez les Juifs il y a plus de
gens qui ont de l’humour qu’ailleurs, leur humour est celui de tout le monde. »

Un auteur qui échappe à cette règle est Tristan Bernard. Pendant


l’Occupation, devant la persécution qui menace, il a ce mot : « Peuple élu,
peuple élu ? Vous voulez dire en ballottage ! » ?

De son côté, Pierre Dac, figure importante de Radio Londres pendant


l’Occupation, met son humour au service de la Résistance et du patriotisme,
et, lorsqu’il se réfère au fait qu’il est juif, c’est pour brocarder les
collaborateurs au nom de son frère, mort au champ d’honneur pendant la
Grande Guerre.

Au cinéma, des exemples d’humour juif ne manquent pas en France


(voir Les Aventures de Rabbi Jacob (1973), de Gérard Oury.)

Les albums de la bande dessinée Le Chat du rabbin de Joann Sfar, situés


dans l’Algérie des années 1930, marquent un renouveau contemporain de
l’humour juif. Sur Internet, le média « Jewbuzz » a fait de l’humour juif son
activité principale, en publiant des « mèmes » (art du détournement
humoristique) via ses réseaux sociaux.

Alors, l'autodérision ? C’est se tourner soi-même en dérision. Délestée


d’arrogance, elle peut être utilisée comme une forme d'humour, ou pour
diminuer des tensions interpersonnelles. Le comédien fait une blague sur lui-
même ou sur sa propre culture, mettant de côté l’estime de soi. Mais sans
forcément se détester soi-même non plus ! Les comédiens l'utilisent ainsi
pour se mettre les spectateurs dans la poche.

Cette tradition trouverait son origine dans les récits de Till l'Espiègle. Remise
au goût du jour par de nombreux comédiens (dont Woody Allen), ceux-ci
construisent des sketches comiques sur leur faible attractivité physique en
raison de leur poids, de leur âge, ou de leur manque de succès auprès du
sexe complémentaire.

L'autodérision est aussi un des moteurs de l'humour anglais.

- [Alors qu'on lui demandait son handicap au golf] « Je suis un borgne noir et
juif : le voilà, mon handicap. » (Sammy Davis Jr.)

Dans la même veine : « Être ancien Ministre, c'est s'asseoir à l'arrière d'une
voiture et s'apercevoir qu'elle ne démarre pas. » (François Goulard)

Dans le domaine des études éthologiques (comportement animal), les


« attitudes d’auto-observation » dans le rapport à l’animal ont pour effet de
réduire les gestes inappropriés et leurs effets imprévus.

L’autodérision ? Autant de gagné pour apaiser les tensions.

https://www.youtube.com/watch?v=_B1-9r20wdY
Elle est monstrueuse, grotesque, cette figure mutilée, sidérée dans un
rictus ineffable, de L’Homme qui rit. Un personnage pourtant élevé par Hugo
au rang de héros dans l’Angleterre du début du XVIIIème. Une figure tracée
sur la corde raide entre laid et sublime, à la manière d’un Quasimodo ou d’un
Triboulet.

Avec Gwynplaine, Victor Hugo crée un monstre dont l'âme est belle, mais la
difformité l’œuvre des hommes. Comment ce monstrueux, ce difforme
peuvent-ils susciter autant l’attirance que l'horreur ? Comment un rire
populaire peut-il fournir un exutoire à la souffrance ? Lien entre les puissants
et les faibles, le comique du corps grotesque « devient le comique des
peuples souffrants, malmenés, sacrifiés à la violence des puissants. » Force
de l’allégorie.

Le rire exutoire sait parfois se nuancer de burlesque. Le rôle grotesque, qui


suscite le rire tragique ou rire noir, est tenu par Gwynplaine et celui du
burlesque, plus fantaisiste, par Ursus, faux misanthrope bourru,
philosophe « savantasse», bavard et lâche, mais au cœur généreux,
courageux le moment venu — quand il accueille les deux enfants,
Gwynplaine et sa sœur Déa en perdition.

L'Homme qui rit fourmille de métaphores. Où finit l’animal ? Où commence


l’homme ? Frontières troubles et décalages poignants dans les attitudes.
Ursus est l'homme à la peau d'ours (« j'ai deux peaux, voici la vraie ») et
Homo est le loup à nom d'homme. C'est l'alter ego d'Ursus. C'est aussi le
symbole de l'homme libre qui répond au rire forcé de Gwynplaine, image du
peuple souffrant. A chacun sa figure.

Allégorie du Chaos vaincu : c’est le titre de la saynète qui fait le succès de la


petite troupe formée par Ursus, Gwynplaine et Dea. Sur la scène maintenue
dans l'obscurité, l'homme, joué par Gwynplaine se bat contre des forces
obscures. Il est près de succomber lorsqu'apparaît la lumière, incarnée par
Dea, qui l'aide à vaincre définitivement le chaos. Mais la lumière éclaire aussi
la face mutilée de Gwynplaine. Le choc suscité par l'apparition de cet énorme
sourire déclenche une explosion de rire dans la foule. Joies communicatives.

Cette saynète est comme l'annonce d'un autre combat : la lutte de l'homme
pour accéder à la démocratie. Gwynplaine incarne le héros chargé de vaincre
le désordre que représentent la monarchie et l'aristocratie.

Le poète est celui qui, par ses écrits, lutte contre le chaos et apporte la
lumière. La vraie victoire sur les monstres et la mort serait-elle aussi le rire
grotesque ? Force des symboles.
Allumer la stupeur médiatique en agitant les ingrédients ad hoc : c’est le
principe du canular. Ou comment chercher à déclencher un mouvement de
peur générale en manipulant les ondes radios naissantes. La radio nocturne,
ce média de l’intime. Initiateur et provocateur génial, Orson Welles se livre à
un exercice de dramatique qui fera date. Sa Guerre des mondes est
interprétée par la troupe du Mercury Theatre et diffusée le 30 octobre 1938
sur le réseau CBS aux États-Unis. Écrite et racontée par Orson Welles, elle
adapte le roman éponyme de l'écrivain de science-fiction H. G. Wells. Y
alternent des passages musicaux, des pseudo interviews, des silences, des
effets sonores. Le langage de la radio.

Ce soir-là, le speaker y évoque une explosion de gaz sur la planète Mars, la


chute de météorites (sons de boîtes de conserve vissées/dévissées) et… une
invasion d’extra-terrestres en cours. La tension dramatique naît du
détournement des codes radiophoniques comme les jingles et les annonces
de speaker décrivant des « robots » qui obligent les policiers à hisser un
drapeau blanc !... Explosions... Silence de mort... « Mesdames et Messieurs,
nous sommes au regret de ne pouvoir poursuivre notre émission … »
annonce une voix faussement navrée. Tension à son comble, angoisse
assurée.

« Mes bien chers concitoyens, je ne vous cacherai pas la gravité de la


situation. Ni l'extrême gravité de la menace à laquelle nous sommes
confrontés. Pour autant, je vous en supplie... gardez votre calme... Pour le
moment, l'ennemi est cantonné sur une portion réduite du territoire. Prions
que les forces armées parviennent à l'y maintenir. En attendant, tournons-
nous vers Dieu et continuons, comme si de rien n'était. Que notre Nation se
dresse face à cette menace d'extinction. Je vous remercie. »
« Vous venez d'entendre le secrétaire de l'Intérieur qui s'adressait à nous
depuis Washington. Nous vous informons qu'une partie du New Jersey est
coupée du monde. Ici, à New York, des télex du monde entier affluent. Des
scientifiques de toutes les nations proposent leur aide. Apparemment,
d'autres fusées ennemies (rocket machines) sont en route vers la Terre... On
en aurait aperçu en Virginie. La stratégie des envahisseurs ? Désorganiser la
société humaine en brisant les moyens de communication... Des dépêches
nous parviennent du New-Jersey où l'armée affronte actuellement les
envahisseurs. Une dépêche nous parvient de Long Island... Un instant s'il
vous plait... Un câble spécial nous permet de retransmettre ce qui se passe
actuellement dans les Watchin Mountains. Rythme saccadé de la voix.

« L'artillerie règle son tir et abat un tripode avant de succomber à une attache
chimique. Depuis le toit de l'immeuble de CBS Radio, un journaliste
commente la fuite éperdue des New-yorkais avant de succomber à son tour.
!... » « La retransmission va reprendre bientôt, vous êtes bien à l'écoute de
CBS qui transmet actuellement une fiction adaptée de l’œuvre de H.G. Wells,
par Orson Welles depuis le Théâtre des Ondes Mercury. » Musique
d'ambiance.

La défaite « bactériologique » des Martiens est rapidement évoquée. Le récit


se conclut par l'évocation (pour le moins présumée !) d'un musée où seront
présentées les carcasses de machines de guerre martiennes.

La mémoire collective a retenu que l'émission aurait causé un vent de


panique à travers les États-Unis, des dizaines de milliers d'auditeurs croyant
qu'il s'agissait d'un bulletin d'informations et qu'une attaque extraterrestre
était réellement en cours. Mais il s'agit en fait d'une légende forgée par les
journaux de l'époque et encore davantage exagérée au fil du temps. La
légende d’un soi-disant vent de panique.
Au lendemain de l'émission, les unes des journaux relatent de prétendues
scènes de panique et d'émeutes massives à travers les États-Unis, qui
auraient été causées par le feuilleton de Welles et sa fausse annonce
d'attaque extraterrestre. Certains témoins rapportent avoir ressenti des
symptômes physiques comme l'odeur des gaz des Martiens, ainsi que la
chaleur des rayons émis par leurs armes. Puissance de l’autosuggestion.

Pourtant, les témoignages de l'époque ne font pas état des scènes de


panique alléguées par les journaux, et les hôpitaux new-yorkais n'ont pas
enregistré de pic d'affluence. La pièce dramatique de Welles a donc eu peu
d'auditeurs, ce qui n'empêche pas la presse nationale de se déchaîner contre
la petite station. C'est l'époque où la presse, inquiète de l'ampleur que la
radio prend à ses dépens, perd en même temps que des lecteurs les recettes
afférentes de la publicité. Ceci peut expliquer cela.

Plus c’est gros, plus ça passe ! Il n’empêche… Faudrait-il voir dans cet
épisode déjà lointain comme un surgissement avant l’heure de nos fake news
contemporaines ?
Les Jeux d'enfants, huile sur bois de 1560, frappent par l'architecture du
tableau. Voici un monde joyeux en train de se construire et de s’exprimer
sous nos yeux en tous sens, celui de l'enfance ludique et jouissive.

Le thème, repris aux bréviaires, livres d'heures et calendriers, nous parle


d’infantia, d’innocentia, comme allégories du XVIe siècle. Il évoque l'étonnante
animation créée dans un site urbain qu'envahissent quelque deux cent trente
enfants et dont l'adulte est banni, à l'exception d'une femme jetant un seau
d'eau sur deux garçons qui se battent, comme on le ferait sur des chiens trop
excités. L’immense cour de récréation est à vision uniquement ludique.

Si les jeux sont identifiables (on en a dénombré près de 91), l'enfant n'est
guère individualisé : une attitude, une expression le font vivre et le
mouvement naît d'une ligne, d'une forme, d'une tache de couleur. Tel serait
le caractère positif de ce grand tableau vivant dont le titre, Khinderspill von
Brueghel, allume d'innombrables petites images récréatives renvoyant à
l’enfance.

En contrepoint à la simple et habile suite des quelque deux cent dix-huit


divertissements de Gargantua alignés par Rabelais, on peut nommer : au
flux, à la prime, au renard, aux marelles, au poirier, à pimpompet, à colin-
maillard, à myrelemofle, aux croquinolles, à cul salé… et jusqu'aux
chiquenaudes.

Dans le détail, on épingle la parodie du mariage au centre, un jeu de hasard


au bas du tableau où une petite fille joue aux osselets, une huque bleue que
porte un enfant dans la procession du baptême. Et quoi de plus innocent, que
de jouer à la poupée, de courir après un cerceau, de jouer à saute-mouton,
de marcher sur des échasses ou de faire des culbutes ?
Et même si l'anonymat caractérise ces petits personnages (on ne distingue
pas Pierre de Paul ou Catherine de Marie), la scène semble bien réelle.
Ce monde de l'enfance n'est en rien simpliste tant sa diversité frappe le
regard. Les cerceaux et les tonneaux, au premier plan, donnent le
mouvement. Les enfants à la barre et l'échassier devant la façade, au plan
moyen, conjuguent l'instabilité et l’équilibre. Les enfants aux fenêtres, à
gauche, jouent avec l'insolite, et la percée du fond paraît abolir le temps et
l'espace.

On se laisse baigner dans une douce ivresse enfantine.

https://www.youtube.com/watch?v=7rpSK051Se4

Jeux d’enfants (1560), par Brueghel l’Ancien


Se tromper sur soi, se fourvoyer sur ses propres représentations : c’est en
parodiant le grandiose que Don Quichotte parvient le mieux à se parodier…
lui-même. Ou comment la grandeur rêvée de l’idéalisme vous en met plein
les mirettes en confondant imaginaire et réel… au nom d’un bien idéal. Avec,
à la clé, le surgissement du roman moderne.

Quelle est cette grande silhouette famélique montée sur sa Rossinante ? Il


ressemble à ces enfants s’adonnant aux jeux des cow boys et des indiens de
notre enfance, d’un siècle révolu. Voilà notre Quichotte parti dans une
croisade héroïque contre d’autres silhouettes curieuses, aériennes, agitant
leurs longs bras inquiétants dans la plaine. Mais notre héros ne semble à
aucun moment s’apercevoir qu’il ne s’agit que de… moulins ! Pour lui, la
bataille s’engage dans un réel aux allures de fantasme. Extravagance,
forfanterie mêlée d’orgueil, fanfaronnade et vantardise aveugle. Notre héros
de papier veut écrire sa propre épopée et pense déjà au livre où ses exploits
figureront en bonne place. Même si ce n’est pas le livre qu’il croit.

En attendant, le ridicule va bon train. N’est pas héros chevaleresque qui veut.
Voilà notre homme parti pour un exercice de parodie comique, fabuleuse
même, en direct. Fait curieux : c’est en lisant des livres que le fier Hidalgo est
devenu fou. Endossant la peau du chevalier errant, il se lance à corps perdu
dans l’aventure pour réaliser son idéal : réparer les injustices, protéger les
faibles, détruire le mal et mériter sa dame (singulièrement absente du roman)
en récompense de ses prouesses.

Mais le vrai chroniqueur des ébats du Quichotte, c’est Sancho. Le rude et


rustique serviteur dispute pied à pied les fantasmes du chevalier pour un réel
moins idéal, quotidien et vulgaire, normal somme toute. Entre ces deux
figures que tout oppose, discussions, litiges et tumultes vont bon train.

Pour autant, que retiendra le futur de ce récit devenu classique ? Que la folie
tangente parfois l’idéal poussé à bout ? Mythologique, archétypal, mille
façons de le lire. Une chose est sûre : le roman réaliste européen vient de
naître.

Sous le signe de l’imaginaire et du burlesque.

Don Quichotte, par Gustave Doré


Merci de ne pas toucher ! On ne touche pas !... Avec des injonctions
semblables, comment l’art (ne) serait-il (pas) enviable ? Et comment ne pas
renouer – l’espace d’un p’tit délire – avec nos innocences enfantines ?
Retournez-les, ces p’tits bijoux (à la manière de l’Aphrodite au miroir) et vous
les contournez, déviant au passage les foudres de l’Inquisition !
Parue sur Arte, une petite série de brèves saynètes désosse pour nous tous
les poncifs établis par des siècles d’histoire de la peinture. Et parallèlement,
la vie se poursuit sans moufter. Ici dans les coulisses d’un théâtre, là dans un
garage, ou encore sur un terrain de foot. Sur des lieux de vie. Car l’art c’est la
vie !... et réciproquement ?
Pas touche !? Message reçu… comme un classique mantra. Mais si ! Au
contraire, touchez, retouchez et osez inverser les formes en renversant le
regard. Car c’est encore la meilleure façon de sentir. Surtout quand il s’agit
d’une femme nue allongée de dos avec ses fesses au premier plan ! C’est
devenu un tel cliché d’érotisation du corps féminin, qu’en 1914 une
suffragette britannique sort un hachoir au milieu de la National Gallery et
lacère cette toile au nom de l’égalité des sexes. Pourtant, vue sous un autre
angle, cette Vénus est bien plus inclusive qu’elle en a l’air.
La pop culture récupère aujourd’hui l’idée de manière plus subtile. La voilà
qui subvertit les codes de représentation – comme de présentation – des
œuvres en les banalisant au milieu de l’espace public et de nos vies
ordinaires. C’est dans une laverie ou sur un terrain de foot qu’Hortense, prof
d’histoire de l’art atypique, explique quelques-uns des chefs d’œuvre de la
peinture classique européenne et en dévoile la puissance érotique.
Les grands maîtres n’ont qu’à bien se tenir car ici on touche à tout, le
quotidien se fait musée vivant et le passé s’incarne dans les corps
d’aujourd’hui. Stimulante pop culture !
Et c’est bientôt l’Olympia de Manet, la Laitière de Vermeer, la Diane du Titien
ou la Léda de Véronèse qui se trouvent ainsi passées à la moulinette de
notre prof joyeusement activiste.
Gaillardement, c’est un nouveau regard sur l’art qui surgit sans crier gare.
Réaliste en diable et sans œillères. Voici que nous apprenons tout en nous
amusant : tours, contours, détours allument enfin leurs secrets dans un
simple clin d’œil jouissif.
Sous nos yeux épatés, le slogan s’inverse ici : de « L’art nous touche ! » à
« Touche à l’art ! » Il fallait oser.

https://www.arte.tv/fr/videos/092036-001-A/aphrodite-s-child/
Faire valser les mots proches comme cousins infernaux ivres
d’homonymie. Marcel Proust observe et s’en amuse sans fin dans ses
Intermittences du cœur. Parlant du directeur du Grand Hôtel de Balbec, il
note, doucement caustique : « Au fur et à mesure qu’il apprenait de nouvelles
langues, il parlait plus mal les anciennes. »
Ce personnage fort en gueule, flatté d’accueillir un hôte si remarquable, tenait
à ne pas lui manquer d’impolitesse. Soucieux que personne ne vînt lui
fatiguer le trépan (pour tympan), il se disait intolérable, inexorable (pour
inflexible) sur le choix de la chambre du narrateur. Craignant qu’il n’y ait des
fixures (pour fissures) au plafond, il conseillait à son hôte d’attendre, pour
rallumer une flambée, que la précédente fût consommée (pour consumée),
l’important selon lui étant d’« éviter de ne pas mettre le feu à la cheminée ».
Evoquant devant lui un vieux client habitué de l’hôtel qui venait de décéder, il
en parlait comme d’un vieux routinier (pour roublard, sans doute) à qui il
arrivait de s’accroupir (pour s’assoupir) dans le salon et qui devenait à peine
reconnaissant (pour reconnaissable) avec l’âge.
Quant à un autre habitué, le directeur disait que celui-ci avait reçu la
cravache (pour cravate) de la Légion d’honneur vu sa grande impuissance
(pour importance). Et, parlant du président du Conseil, il estimait qu’il nous
mettait trop sous la coupole (pour coupe) de l’Allemagne. Et ainsi de suite, ad
libitum. Gourmandise des confusions de mots aux homonymies proches et
mêlées.
Et l’image ne reprend la vedette au langage qu’à l’occasion d’une geste dont
l’hystérique Marquise de Camembert (pour Madame de Cambremer) a le
secret. Evoquant les dons de sa belle-fille dans un mâchonnement
enthousiaste : « Elle est Hââârtthisstte ! » lance-t-elle à la cantonade avant
de rejoindre sa voiture, « balançant la tête, levant la crosse de son ombrelle,
surchargée des ornements de son sacerdoce, comme un vieil évêque en
tournée de confirmation. »
Au théâtre du monde, langage et image même combat. Au service de
l’humour.
Bonhomme et rondouillard, tel un quidam revendiquant son droit à
l’anonymie ordinaire, Hitch s’avance et s’incruste avec désinvolture. Mais
prenez garde !... Sous son apparence ronde et débonnaire, l’homme cache
une capacité à jouer avec vous, à vous manipuler comme simple
marionnette. Sous ses dehors candides, il y a du serpent qui hypnotise.
Un verre de lait, un bout de corde, une poignée de porte, que sais-je
encore ?... L’homme est capable de piquer puis de piéger vos cordes
émotionnelles avec de simples objets du quotidien qu’il se fera fort de
détourner et de sublimer grâce à ses plans diaboliques. Maître de l’espace et
des sons, des visages comme de leurs atermoiements, captant le moindre
effet pour suspendre le temps, notre expert talentueux nous concocte les
noces saugrenues de la nourriture avec la mort, comme le montre ce repas
servi autour de la malle contenant un cadavre dans La corde, ou les agapes
dont le plat principal est l'arme du crime dans L'inspecteur se met à table. Il y
a du rabelaisien chez Hitch.
Analysant le boire, le manger et le fumer dans ses films, on a pu développer
à ce sujet une théorie de « l'absorption ». L'œuvre du cinéaste est celle où
ces trois fonctions tiennent la place capitale qu'aucun autre film ne peut lui
disputer. Est-ce un hasard si les préoccupations digestives du cinéaste se
manifestent avec évidence dans la rondeur bonhomme de sa propre
personne ? Ne nous étonnons pas si, chez Hitchcock, c'est toujours à
l'occasion d'un repas que le héros surprend à la dérobée le secret ténébreux
de l’affaire en cours.
Son incorrigible côté blagueur accouche de scènes de voyance cocasses
dans Complot de famille. Sueurs froides s’ouvre sur la question épineuse d'un
soutien-gorge révolutionnaire conçu par… un ingénieur en aéronautique.
Quant à la femme du policier dans Frenzy, elle s'interroge sur le cadavre de
Babs tout en grignotant. Humour macabre ou simple addiction au jeu de la
vie et de la mort dont le maître du suspense a toujours su régler les ballets
équivoques ?
Hitch se fait fort de nous tenir par la peau délicate des émotions. Jusqu’à
cette propension (ludique ? machiavélique ?) de se glisser incognito parmi
nous comme pour savourer les ricochets de ses malices sur nos nerfs. C’est
l’effet « caméo », l’irruption d’une touche comique au sein même du tragique.
Le cinéaste est un incorrigible farceur qui prétend n’imaginer que… des
comédies. Alors même que ce maître incontesté du suspense n’a cessé de
faire de la sexualité et de la mort les fondements mêmes de son cinéma. En
artisan de l’humour noir maîtrisé, le réalisateur gastronome à la rondeur
bonhomme insère dans ses narrations des moments de répit. Pour soulager
le spectateur, plaide-t-il, des trop fortes tensions qu’il sait leur imposer. Ainsi
de ses apparitions physiques, furtives et muettes, distillées au fil de ses films.
Ses fameux caméos.
Par la suite, les caméos du maître deviennent un jeu pour le spectateur, et
on guette, souvent dès le début du film, tel un gag, sa survenue corporelle et
bedonnante, parfois de quelques secondes, souvent dans une scène de rue,
tel un quidam facétieux traînant là par hasard. Voilà que Hitch se glisse de
l’autre côté du miroir-caméra après avoir hanté ses récits. La totale !

Les caméos d'Hitchcock révèlent un personnage assez paradoxal. Obsédé


par son physique, il ne perd pourtant pas une occasion de se montrer. Ces
ponctuations pensées, jouées avec la gourmandise qu’on imagine, font partie
de son humour cocasse. Ils sont comme sa signature, à l’instar des génies de
l’histoire de la peinture venant se glisser subrepticement dans leurs tableaux.
Hitch, lui, avec plus de moyens, nous tend un miroir sans tain comme pour
scruter notre état d’éveil à tout moment de son œuvre : se faire voir dans une
lumière réfléchissante qui chuchoterait au spectateur : « Tu vois, c’est bien
moi, là, qui tire les ficelles de ce récit où tu es engagé. »
Le caméo (notre « camée », emprunté à l’italien, cette pierre fine ciselée
formant une figure en relief) se veut avant tout clin d'œil de détente.
Anecdotique, il n'influe généralement pas sur le cours de l'histoire. Il peut être
ouvertement montré, ou bien s’avérer décelable par les seuls spectateurs
avertis. Personnage quelconque assis de dos, simple passant se mêlant à la
foule, convive anonyme d’une réception, Hitchcock apparaît une quarantaine
de fois dans ses films. Humour ludique révélant la toute-puissance assumée
d’un créateur démiurge.

Hitch, en éternel narcisse, ne perd jamais une occasion d’aller se faire voir…
et de nous le faire savoir !

https://www.youtube.com/watch?v=UtGCWDhmYTs
Entre cruauté, amertume et désespoir, l’humour noir en réaction de
défense face à l’absurdité du monde. Peu intuitif, plutôt paradoxal et faisant
généralement appel à l'ironie et au sarcasme, sa maîtrise exige de ne pas
être confondu avec la simple grossièreté ou la méchanceté gratuite. Le
mauvais goût peut s’afficher comme la limite de l’exercice.

Oser évoquer avec détachement, voire amusement, les choses les plus
horribles ou les plus contraires à la morale en usage, ne serait-ce pas déjà
faire un pas vers la mort ? La morale comme la loi étant des notions variables
selon les lieux et les époques, l'humour noir se proposerait-il d’être en
avance sur son temps et sur la pensée unique ?

Le contraste bouleverse entre le caractère tragique de ce dont on parle et la


façon dont on en parle. Ce contraste interpelle le lecteur ou l’auditeur et a
vocation de susciter une interrogation et le réveil de sa pensée critique.
L’humour noir comme arme de subversion, de réflexion aussi.

Empreinte de fatalisme, de pathos, la gêne s’avance comme un de ses


ressorts : donner honte, faire hésiter entre un franc rire et sa réaction
réfléchie, l’horreur ou le dégoût. La finalité de l'humour noir n'étant pas de
faire souffrir mais d'éclairer sur la vraie valeur d'un évènement face au réel.
Suivant les cultures il évolue entre désespoir et raillerie et sera plus ou moins
accepté en fonction de la force des tabous qu’il titille.

On attribue généralement à André Breton l’origine moderne de l’expression,


avec son Anthologie de l'humour noir. J.-K. Huysmans la développera
dans Les rêveries d'un croyant grincheux.

« Parmi cette liste de mots, cherchez l'intrus : métastase, Schwartzenberg,


chimiothérapie, avenir... » (Pierre Desproges, se moquant d'une maladie dont
il souffrait lui-même et dont il finit par décéder)
« Quand mon père m'a beaucoup battu, il a chaud. Alors je me traîne vers la
fenêtre et je la ferme pour qu'il n'attrape pas de courant d'air. » (Jules
Vallès, L'enfant)
« Il ne faut jamais gifler un sourd. Il perd la moitié du plaisir. Il sent la gifle
mais il ne l'entend pas. » (Georges Courteline)
« Qui a coulé le Titanic ? Iceberg, encore un juif. » (Serge Gainsbourg utilise
un ressort classique de l'antisémitisme consistant à désigner les Juifs comme
responsables de toutes les calamités).
« Bal tragique à Colombey-les-deux-Églises : Bilan un mort. » (Hara Kiri) Le
décès du Général De Gaulle ayant eu lieu peu de temps après un incendie
tragique dans une salle de bal, le journal a été saisi par décision de justice.

L’humour noir ? Explosif à manier avec précaution. Exige démineurs aguerris.


Rira-t-on bientôt sur commande ? Sans objet, sur simple mise en
condition physique ? Un semblant de rire sous stimulant. L’actualité récente
fait froid dans le dos : « Le Parlement interdit aux mineurs la vente du
protoxyde d’azote, dont l’usage est détourné en « gaz hilarant. »

L’utilisation détournée de ces cartouches par les jeunes pour un effet


euphorisant ne cesse d’augmenter ces dernières années. Non sans risques.

La loi vise, en réalité, un gaz courant utilisé dans le champ médical pour ses
propriétés anesthésiques et analgésiques, et aussi comme gaz de
pressurisation d’aérosol, en particulier alimentaire. On peut ainsi le trouver
dans le commerce et sur Internet sous forme de cartouches ou bonbonnes.
Le gaz est versé dans un ballon puis inhalé, pour un effet énergisant. Un
phénomène « qui a encore monté en puissance lors des récents
confinements ». Les effets nocifs potentiels sont nombreux : vertiges ou perte
de connaissance mais aussi troubles respiratoires, cardiaques ou
neurologiques.

« Certaines soirées, j’ai consommé une centaine de capsules » avoue un


jeune. Aux abords de certaines métropoles, les fêtes de villages sont
envahies par ces capsules de protoxyde d’azote. Une pratique qui inquiète
les maires. « Plusieurs jeunes gens montent dans les rames de tram, rejoints
par d’autres aux stations suivantes. Essentiellement des garçons, entre 12 et
16 ans. Les uns ont des ballons de baudruche à la main, qu’ils portent
régulièrement à leur nez ; d’autres, des petites bouteilles d’alcool comme on
en vend aux caisses des supermarchés. A l’arrière, un jeune fume
tranquillement son joint, vautré sur une banquette. Aux arrêts du tram,
certains jettent par la porte entrouverte de petits objets qui les encombrent :
les capsules de protoxyde d’azote avec lesquelles ils ont gonflé leurs ballons
(au moyen d’un siphon). Tous discutent, rient, jouent. Aucune agressivité vis-
à-vis des quelques passagers présents, juste une ignorance totale du fait
qu’ils ne sont pas seuls dans le tram. »

Une dizaine d’arrêts plus loin, ils descendent et rejoignent d’autres jeunes,
garçons et filles. C’est encore l’été et, pendant cette période, les villages près
de Montpellier organisent à tour de rôle leurs fêtes votives, qui se déroulent
généralement autour de jeux taurins, dans de petites arènes. Le tram apporte
aux jeunes des quartiers plus éloignés l’occasion de participer à ces fêtes de
villages. « Nous avions déjà de nombreux jeunes de l’extérieur les années
précédentes, précise l’élue chargé des animations, mais c’est la première
année qu’ils viennent avec ces produits-là. Je n’avais jamais vu cela. La
police municipale avait peur que, si la fête dégénère en bagarre à un moment
ou un autre, ces petites douilles servent de projectiles. Heureusement, cela
n’a pas été le cas. »

Pour tel jeune, « c’est à la mode, c’est tout ! Et puis c’est pas cher. Dans les
grandes surfaces, on paie 30 euros les 60 capsules ». Son copain ajoute :
« C’est rapide. Dès la prise, on se sent bien, et ça dure environ trois minutes,
c’est sympa. Et franchement, ce n’est pas de la drogue. Faut arrêter d’en
faire tout un plat. »

Derrière le fait (pas si divers que ça) se joue ni plus ni moins la suspension
inquiétante d’une vie autonome de nos émotions comme phénomène
biologique personnel, intime, unique. Au profit d’une maîtrise de ce moi tout-
puissant qui prétend tout régenter.

Tapie dans l’ombre d’un pauvre gaz baudruche, la robotisation guette notre
humanité désormais affublée d’un humour prothèse désespérément sans
objet.
Peut-on être grossier sans se montrer vulgaire ? Où est la limite ?
L’humoriste (l’amuseur ?) Coluche pose la question. Libre et sarcastique,
l’homme brocarde tabous et valeurs morales de la société contemporaine. En
1975, il devient célèbre en parodiant un jeu télévisé, le Schmilblick.
La mine familière du clown joufflu, bonhomme, capable d’exécuter les tours
les plus drôles comme de lâcher les piques les plus crues, tel apparaît
Coluche dans sa salopette, avec ses binocles de collégien rigolard et son nez
rouge.
L’amuseur, très apprécié d’un public complice, jouit d’une popularité énorme.
Peu savent, en le voyant, que l’homme a subi des problèmes d’alcool qui
peuvent le rendre exécrable voire violent, l’obligeant même à quitter sa
troupe du Théâtre de la Gare dans les années 70. Nul n’est parfait.

Son premier sketch, C'est l'histoire d'un mec, tourne en dérision la difficulté
de raconter une histoire drôle. On se souvient : « Il inventait pour les années
1970 une image de pauvre urbain, bonne pâte mais à court d'idées, empêtré
dans les mots, raciste faute de mieux, ballotté par la publicité et les jeux
radiophoniques ». Il revendique ainsi son attitude : « Toujours grossier,
jamais vulgaire ».

C'est dans ce spectacle qu'apparaissent sa célèbre salopette à rayures


bleues des fermiers américains, son tee-shirt jaune et ses brodequins citron.
Ainsi accoutré, il campe ses personnages favoris, des beaufs grossiers,
incapables de s'exprimer correctement, emplis de ressentiment. Mais pour
mieux s’en démarquer.

Tour à tour provocateur ou agitateur par ses prises de position sociales, il se


présente à l'élection présidentielle de 1981 avant de se retirer, à la suite de
pressions et de menaces. Très apprécié du public, il fonde en 1985
l'association les Restos du cœur, relais d'aide aux plus pauvres, quelques
mois avant de mourir dans un accident de moto.
En 1975, il est en tournée à travers la France, lorsque toutes les radios
diffusent son pastiche du jeu télévisé de Guy Lux, le Schmilblick. Dans ce
sketch apparaît un futur personnage célèbre de l'humoriste : Papy Mougeot.

Après une période d'interdiction d'antenne sur l'ensemble des radios et


télévisions françaises, Coluche profite de la libéralisation de la bande FM.

Issu d'un milieu défavorisé (« Je ne suis pas un nouveau riche, je suis un


ancien pauvre »), il a pris conscience des grosses défaillances en France,
pour l'entraide envers les plus démunis. Les Restos, grande cantine à ciel
ouvert, est justement conçue pour – provisoirement – pallier ces carences de
base. Mais l'histoire de la misère sociale en France a rendu son initiative
pérenne. Il est également à l'origine d'une loi dite « Loi Coluche », votée
en 1988. Cette loi permet à un particulier ou à une entreprise qui souhaite
faire un don à certains organismes d’aide aux personnes en difficulté, de
déduire 75 % de la somme donnée de ses impôts. Humour et altruisme.

Le rire à la rescousse de nos élans du cœur.

https://www.youtube.com/watch?v=Chjhu1fZ2sU
L’humour naît parfois de l’étonnement associé au regard. En peinture,
l’artiste « renaissant » Arcimboldo est connu pour détenir la clé allégorique de
l’exercice. Son fameux Bibliothécaire nous en souffle le secret via l’énigme du
clin d’oeil. C’est un vrai calembour visuel que nous concocte le peintre : ou
comment une composition superposée de livres parvient à suggérer
globalement un profil ou un visage. Le regard seul permet-il cette drôle
d’expérience ? Oui, mais sous condition : se placer à une juste distance de
l’œuvre… celle prévue par le peintre bien sûr.

Giuseppe Arcimboldo (1526-1593) doit sa renommée à ses allégories et


portraits obtenus par des combinaisons d’éléments disposés de telle sorte
que, vues à quelque distance, elles suggèrent un profil ou un visage. Le
Bibliothécaire est fabriqué par subtils chevauchements de livres ouverts et
fermés. Le Printemps, par accumulation ordonnée de légumes et de fleurs.
Plutôt simple, le concept n’en est pas moins un tantinet farceur :
comment « une image peut en cacher une autre ».

Aussi curieuses que virtuoses ces métamorphoses et analogies visuelles !


On tente d’inventorier les modes de suggestion optique d’un sujet, quel qu’il
soit. Au regardeur de découvrir et recomposer ce qui est crypté sur l’espace
de la toile. Au lieu d’un portrait classique, Arcimboldo nous offre un visage en
collage de légumes ou un rocher à profil de tête grotesque à la Courbet.

Le temps de l’artiste renaissant est celui des cabinets de merveilles et de


curiosités. Ses cryptomorphes – formes cachées – ont le pouvoir de faire
surgir, par exemple, un être vivant dans une montagne, tel ce nu en terre
cuite par Giambologna vers 1580 ; ou cet insecte géant et méchant peint par
Ed Ruscha en 2019. Entre les deux peut s’esquisser la toupie gigantesque à
l’effigie du Père Ubu, d’Ernst. Tous ces calembours visuels, dont
l’identification du motif caché est le ressort principal, assureront la
permanence souterraine du fantastique dans les écoles futures : le
maniérisme au XVIe siècle, le symbolisme à la fin du XIXe et le surréalisme au
XXe en seront les manifestations artistiques les plus puissantes. Avant que
Vasarely n’invente l’art optique et ses illusions géométriques. Et que la 3D
contemporaine ne distille ses hologrammes en relief.

Arcimboldo, peintre appliqué de l’énigme jouissive.

Le Bibliothécaire, par Arcimboldo


Quand faire la gueule devient le meilleur moyen de s’opposer au réel qui
vous déçoit, vous inquiète, vous désole. Et vous laisse pantois. C’est tout le
corps lui-même qui entre alors en état de résistance, de réaction, de révolte.
Squelette tassé, épaules voûtées, yeux dans le vague, joues tombantes…
voici notre apparence extérieure mimant notre état intérieur. Corps en accord
et face au diapason… l’animal humain resurgit du passé.
Rire comme une baleine, faire des grimaces de singe, hurler comme un loup :
mimer notre environnement naturel est aux fondements de certaines de nos
explorations enfantines où l’animal règne comme déclencheur des
imaginaires. Notre aptitude à l’anthropomorphisme nous fait jouer d’emblée
une forme, un trait, un geste – un son – dominant, en le repérant et en le
copiant. On lui attribue alors notre état : c’est comme si on le chargeait de
nos vicissitudes, et l’on se sent soudain moins seul. C’est à deux que nous
prenons désormais le monde à témoin de notre infortune.
« Cessez de faire le pitre ! » Même si la réaction de l’entourage peut ne pas
être favorable, il nous reste cette impression d’avoir trouvé une échappatoire
à l’impasse qui nous oppressait. En chargeant l’animal favori de nos propres
humeurs, on se déleste à l’instant d’un poids devenu trop lourd.
Au théâtre du monde, voici l’animal soudain promu au rang de roi.
La charge émotionnelle contenue dans un tableau fait souvent partie de
l’énigme à déchiffrer. Qui dirait que « La chute d’Icare » (Pieter Brueghel
l’Ancien) est une toile « pince sans rire » ? Et pourtant…
A première vue, tout semble lumineux dans la scène proposée. La vie
s’écoule, simple et tranquille. On pense aux livres d’heures médiévaux
répertoriant l’ordinaire quotidien, le saisonnier. Sans plus.
La terre offre au soleil qui monte à l’horizon une courbure des plus
apaisantes, baignant dans une mer d’huile, d’un bleu vert tendre et léger. Au
premier plan de la scène, un paysan mène sa charrue qui plonge son soc
prometteur dans une terre aux ondulations régulières, rassurantes. Au centre,
un berger garde ses moutons, noyant son regard au ciel. Tout semble apaisé,
pour un moment béni entre tous. Dans la crique, un trois mâts arbore ses
voiles, offertes au souffle qui accompagne les retours à bon port.
La nature est luxuriante. Seuls les rochers nus, escarpés, de la côte proche
peuvent laisser traîner une touche un peu aride dans nos esprits détendus.
Pour un peu, on se surprendrait, face à un tel spectacle, à sourire
benoîtement, comme en présence d’une bluette. Mais Pieter l’Ancien aurait-il
tout dit ? Soudain le doute. La scène est-elle aussi rose qu’annoncé ?
Cherchez l’erreur, comme on dit…
Trouvé ! Dans le coin en bas à droite de la toile, une jambe incongrue se
dresse hors de l’eau, agitant l’écume à cet endroit où la nuance aquatique
traduit plus de profondeur. Sous l’œil complice d’un soleil… de feu !
Dévoilement du mystère : un homme est bien là en train de se noyer, à l’écart
des attentions (hormis celle d’un quidam médusé, assis de dos, qui ne lève
pas le petit doigt) ! La même question fuse dans les têtes : qu’a-t-il bien pu se
passer l’instant d’avant ? La chute d’Icare a eu lieu et… nous n’en n’avons
rien vu, rien su, accaparés par la tonalité euphorique ambiante. Nous ne
pouvons qu’imaginer notre héros fou, aux ailes volantes – et fondantes ! –
s’abîmant la tête la première dans l’eau calme de la baie. Ce qui s’appelle
vulgairement « se casser la gueule » !
Le fait se trame dans nos esprits et l’on voudrait revoir le film au ralenti,
comme on dit. Pour mieux interpréter le drame, en saisir les clés. Pour com-
prendre le pourquoi de la chute du héros. Mais définitivement cela aura eu
lieu sans nous. Et pendant ce temps-là, le peintre malicieux, lui, a réussi son
coup : nous faire prendre des vessies pour des lanternes.
Icare, en héros fou, a voulu tutoyer les dieux, paré de ses ailes de cire. Mal
lui en a pris. Il aurait mieux fait d’écouter le conseil des anciens aux
potaches : arrêtez de faire les zouaves, sinon vous aurez les retombées que
vous méritez. Conseil à prendre, dans son cas, au premier degré.

https://www.youtube.com/watch?v=zOt2MJtRwaA
Quel est cet arlequin aux airs de turlupin, arborant sa marotte comme un
bâton de folie, son costume traditionnel bicolore garni de grelots, un bonnet
surmonté d'oreilles d'âne, sa grande collerette dentelée et ses chaussures
pointues ? Un simple pion, souffre douleur moqué par la Cour ? Un amuseur
public capable de divertir ? De Triboulet, fou du roi François Ier, à Cathelot,
folle de Catherine de Médicis, les fous font rire. Ils sont même là pour ça !
Arpentant la fameuse diagonale des chemins buissonniers, ils divertissent,
maniant l'insolence avec une touche de… sagacité. Bienvenue au bouffon !

Comment passe-t-on de la figure de l’idiot dont on rit malgré lui à celle du


bouffon, véritable acteur feignant la sottise ? Quel est son rôle auprès des
puissants ? De quels ressorts comiques use-t-il ? Pourquoi continue-t-il à tant
fasciner ? En partant à sa recherche, de la cour de René d’Anjou au XVe
siècle à ses avatars littéraires du XIXe siècle, c’est toute une histoire du rire
qu’il nous faudrait interroger.

De tous les fous chargés de divertir la Cour royale de France, Triboulet est le
plus célèbre, symbole du trublion public sous le règne de François Ier.
Mythifié par Victor Hugo (dans son drame Le Roi s’amuse), il est un homme
de théâtre au service du rire. Etrange figure que cet acteur, professionnel du
spectacle, jusqu’à figurer un mythe littéraire : bien difficile à cerner, Triboulet
semble s’amuser lui-même de ses constantes métamorphoses.

« Buffone » lance l’Italien d’un ton chantant et gonflant les joues (buff !...) Le
mot même est une déformation des bouphonies, les « sacrifices du bœuf »
dans la Grèce antique. Après l'exécution de la victime, une « comédie
sacrée » avait lieu pour « dépasser la mort » de l'animal : d'abord, la hache
qui avait servi à tuer le bovin était jugée, condamnée au Prytanée, et enfin
exilée. Puis la peau de l'animal sacrifié était empaillée et placée à côté d'un
bœuf vivant pour tirer sous le même joug un sillon symbolique, comme si le
sacrifié vivait toujours, mais sous une nouvelle forme. Sur un plan
mythologique, le fou du roi est plus ancien encore : Momos est le bouffon des
dieux de l'Olympe.

Érasme souligne l'importance des bouffons auprès des rois dans son Éloge
de la folie : « Les plus grands rois les goûtent si fort que plus d'un, sans eux,
ne saurait se mettre à table ou faire un pas, ni se passer d'eux pendant une
heure. Ils prisent les fous plus que les sages austères, qu'ils ont l'habitude
d'entretenir par ostentation… les bouffons, eux, procurent ce que les princes
recherchent partout et à tout prix : l'amusement, le sourire, l'éclat de rire, le
plaisir. ». Mais Érasme fait également quelques allusions à un second rôle
échu au bouffon : celui de révélateur de la dualité, de miroir grotesque. Et
puis ces sacrés bouffons suivaient une réelle formation !... C’était du sérieux !

La Fête des Fous serait une survivance de fêtes rituelles bien plus
anciennes, s'apparentant aux Saturnales. Le fou est aussi, en alchimie, un
symbole pour représenter le dissolvant, l'action de décomposition (« l’œuvre
au noir »). Dans le tarot de Marseille, l'arcane du Mat est aussi appelée « le
Fou », et représente l'errance, la folie, mais aussi la liberté et l'insouciance.
Les fous, ces pros du rire.
S’imbiber du climat d’un lieu jusqu’à en extraire tout le jus social et
humain. Le rire de Woody concocte un savant melting pot renvoyant aux
racines mêmes de l’Amérique. Le petit Juif new yorkais n’en a jamais fini de
disserter, de s’agiter, de nervoser entre Brooklin et Manhattan, disséquant sa
ville à la manière du personnage surgissant magiquement de l’écran de La
Rose pourpre du Caire.

Derrière la figure du névrosé au verbe profus, anecdotique, par delà le


masque d’un comique ahuri et cafouilleur, c’est son propre portrait que
l’homme esquisse via sa vie d’artiste. Une vie qui traduit ses désirs et ses
obsessions. « Je n’aime pas la réalité, j’aime la magie » avoue-t-il.

Sur fond de cabaret et de rythmes cuivrés – il est lui-même musicien de jazz


– son rire est souvent loufoque, incongru. Woody, c’est un homme avec ses
doutes, ses manières et ses histoires, qui nous apprend à rire. Mais rire, cela
se confond-il avec ricaner ? L’artiste, lui, sait étaler avec jubilation ses
propres délires, y accoler son propre imaginaire, ses propres lubies. Son
sens du cocasse.

Avec ses airs de binoclard agité, Woody n’est pas sans nous rappeler notre
De Funès national. La tartine névrotique en plus.

Il nous quitte d’ailleurs sur cette question lancinante : l’Amérique a-t-elle encore
les moyens de rire d’elle-même, et sans grincer ?… Rien n’est moins sûr !

https://www.youtube.com/watch?v=y-QCRefnZ3k

https://www.youtube.com/watch?v=vX58XJTHhlY
Habits bariolés, bouille enfarinée, nez en boule rouge, yeux extatiques,
godasses fabuleuses, le clown pointe sa carcasse hilarante sur la terre battue
du chapiteau. Dès lors qu’il a chaussé le fameux nez, il « est » le clown. Typé
d’emblée, il sait déjà qu’il va déclencher l’hilarité des petits, à l’image du
héros qui fait frissonner les cœurs. Son complice Auguste – le clown blanc –
fait le pitre, apportant sa touche contrariante au jeu. Depuis le XVIème siècle
et la Commedia dell’arte, ils sont deux personnages (en un) à rivaliser pour la
joie de leur public enfantin.
D’abord cloyne, puis cloune (« homme rustre, paysan, bouffon, fou »), le mot
s’enracine dans la langue germanique (« Klöne : homme rustique, balourd »)
avant de passer au théâtre pour désigner un bouffon campagnard.
En italien, le pagliaccio (« paillasse ») désigne un bateleur de foire chargé
d’attirer le public en contrefaisant les tours de force ou d’adresse de ses
camarades.
Même s’il tire sa filiation de personnages grotesques anciens, comme ceux
de la Commedia, le clown moderne apparaît dans l’Angleterre du 18ème siècle
et ses cirques équestres. Les directeurs engagent des garçons de ferme
dans des rôles de serviteurs benêts qui font rire autant par leurs costumes de
paysans que par leurs postures comiques se retournant parfois à leurs
dépens. Clown sauteur, acrobate, ils miment en caricaturant pour faire rire.
Jojo, Kiki etc… le clown porte parfois un pseudonyme inspiré du langage
enfantin (redoublement de sons ou de syllabes).

L'auguste au nez rouge, personnage loufoque et grotesque, fait son entrée


dans le jeu vers 1870. Avec les trios de clowns, créés au début du 20è siècle,
apparaît le contre-pitre, troisième larron qui ne comprend jamais rien. A
chacun son rôle dans la farce générale !

Le clown blanc, digne et autoritaire, porte le masque enfariné, lunaire,


du Pierrot. Beau, élégant, aérien, pétillant, malicieux, il fait valoir l'Auguste qui
arbore un nez rouge, un maquillage utilisant le noir, le rouge et le blanc, une
perruque, des vêtements burlesques de couleur éclatante, des chaussures
prodigieuses. Totalement impertinent par nature, il se lance dans toutes les
bouffonneries, déstabilisant le clown blanc dont il fait sans cesse échouer les
entreprises. Gaffeur qui ne comprend rien, oublie tout, et dont les initiatives
se terminent en catastrophes, il relance les rires. Indéfiniment.

Après les années 1890, les clowns acrobates deviennent aussi des clowns
parleurs. Foottit et Chocolat, le plus célèbre duo de clowns de la belle
époque, inventent la comédie clownesque. Sans négliger le répertoire de
leurs prédécesseurs, ils ne se contentent plus de parodier les numéros de
cirque qui les ont précédés, ils cherchent aussi leurs personnages dans la vie
sociale. Maître blanc et valet noir, ils reproduisent la violence des rapports
sociaux et raciaux, s'inspirant aussi du mimodrame. Avec eux le jeu du clown
se rapproche du jeu de l'acteur, mais un acteur sans psychologie qui, comme
le dit Pierre Etaix, « n'existe que dans le temps où il agit » et dont Henri
Miller dit qu'il est un « poète en action ».

À partir des années 1920 les Fratellini réinventent le genre clownesque. À


trois, ils forment une véritable petite troupe et leurs entrées s’imposent dans
le spectacle tant ils deviennent célèbres : presque des comédiens ! Tristan
Rémy, dans son ouvrage Les Clowns, écrit qu'ils concentrent en eux les trois
aspects essentiels de la comédie clownesque : « François, le clown, dernière
incarnation de la fantaisie d'esprit latin ; Paul, l'auguste, type d'origine
germanique, qui, francisé, a gagné en dignité depuis son ancêtre le
palefrenier maladroit ; et enfin, Albert, le pitre, refuge des suprêmes
exagérations de la pantomime anglaise. » Le trio est complet.

Personnage traditionnel du théâtre élisabéthain, gaffeur, lourdaud et ridicule,


le clown fait également preuve d'un grand bon sens, et, parfois même, d'un
cynisme proche de celui du bouffon. Le Clod apparaît dans le théâtre
populaire de l’Angleterre du XVè siècle.

Au 20è siècle, les comédiens burlesques éclairent la scène contemporaine,


comme Raymond Devos et Coluche, qui gardent dans leurs gestes et leur
état d'esprit les attitudes typiques du clown.

Dans la seconde moitié du 20è siècle ont lieu des expériences de rencontre
et de fusion entre les différents genres clownesques et le théâtre. Un certain
nombre de « types » émergent partout dans le monde. Evolution puissante
du personnage.

Quelle serait la définition du clown qui engloberait toute la diversité de


figures, de thèmes et de styles relevant de ce domaine artistique ? Voici une
proposition de Peter Bu, théoricien du mime : « Le clown est un acteur qui
possède parfaitement ses moyens tout en faisant semblant de ne rien
maîtriser ». Le clown, artiste du semblant ?

Il parait idiot, laid ou même mal formé, il bouge mal, il laisse tout tomber...
Mais cela peut aussi être de l’auto-thérapie, ce qui d’ailleurs paraît souvent
être la principale motivation du « faire le clown »... en cassant les barrages
de nos préjugés et des clichés qui nous empêchent de voir par nos propres
yeux. Muni de l’esprit ludique, enfantin qu’il a su garder, le clown nous
redonne la fraîcheur du regard de notre propre enfance.

Personnage fortement typé, le clown, à l'origine personnage burlesque, a vu


son image peu à peu détournée : tout d'abord est apparu l'archétype du
clown triste, « obligé de faire rire même quand son cœur est gros ». Loin de
l’esprit du nostalgique Pierrot lunaire sont nés de notre contemporain des
personnages de clowns maléfiques, qui utilisent l'attrait qu'ils exercent auprès
des enfants pour les tuer (tel que le monstre protéiforme de « Ça », roman
de Stephen King). Entre comique et tragique, épousant les aléas de son
temps, voilà que se forge la tête double d’un Janus inquiétant.
Le clown, personnage protéiforme, produit de l’Histoire et des cultures,
poursuit son évolution dans nos imaginaires en vadrouille…
« Ils se tordent le cou pour mieux s’entendre rire
Jusqu’à c’que tout à coup l’accordéon expire »

Ainsi font les marins d’Amsterdam chantés par Jacques Brel, en corps
livrés au meilleur comme au pire des spasmes de l’émotion…
Etrange similitude avec les Assis observés et décrits par Rimbaud dans un
mouroir des Ardennes. Délires des corps éperdus et sublimés par la langue.

« Noirs de loupes, grêlés, les yeux cerclés de bagues vertes


Leurs doigts boulus crispés à leurs fémurs
Le sinciput plaqué de hargnosités vagues
Comme les floraisons lépreuses des vieux murs

Ils ont greffé dans des amours épileptiques


Leur fantasque ossature aux grands squelettes noirs de leurs chaises
Leurs pieds aux barreaux rachitiques
S'entrelacent pour les matins et pour les soirs

Ces vieillards ont toujours fait tresse avec leurs sièges


Sentant les soleils vifs percaliser leur peau
Ou, les yeux à la vitre où se fanent les neiges
Tremblant du tremblement douloureux du crapaud

Et les Sièges leur ont des bontés


Culottée de brun, la paille cède aux angles de leurs reins
L'âme des vieux soleils s'allume, emmaillotée
Dans ces tresses d'épis où fermentaient les grains

Et les assis, genoux aux dents, verts pianistes


Les dix doigts sous leur siège aux rumeurs de tambour
S'écoutent clapoter des barcarolles tristes
Et leurs caboches vont dans des roulis d'amour

Oh, ne les faites pas lever, c'est le naufrage


Ils surgissent, grondant comme des chats giflés
Ouvrant lentement leurs omoplates, ô rage
Tout leur pantalon bouffe à leurs reins boursouflés

Et vous les écoutez, cognant leurs têtes chauves


Aux murs sombres, plaquant et plaquant leurs pieds tors
« Et leurs boutons d'habit sont des prunelles fauves
Qui vous accrochent l'œil au fond des corridors (…/…)

Arthur Rimbaud (Les Assis)

En état de raillerie, de sarcasme, les corps explorent les passages multiples


entre joie et dérision, entre délices et supplices. C’est la force de Bosch que
de mettre en scène ces mues incessantes des morphologies livrées à elles-
mêmes, sans artifice ni recul. A l’image du reste du vivant, et singulièrement
des animaux, voici les carcasses livrées aux spasmes sans masques.
En écho à Beckett, lorsque les corps prennent l’ascendant du délire, c’est
tout un équilibre qui se trouve soudain rompu et mis en jachère. Les corps de
Brel, de Rimbaud et de Bosch déposent là devant nous un bilan de vie qui
nous laisse sidérés. A corps éperdus, raison perdue. Et rire décomposé.

https://www.youtube.com/watch?v=hwLJQUUM6_A
La blague la plus drôle du monde selon les Monty Pythons ? C’est celle
qui provoque la mort immédiate du premier qui la lit. C’est aussi un sketch du
groupe diffusé dans une série télévisée des années 70.

L'histoire – la légende ? – remonte à la Seconde Guerre mondiale, lorsqu'un


écrivain débutant prétend créer la farce la plus drôle du monde et… meurt
immédiatement de rire. L’armée anglaise espère même utiliser le stratagème
comme… arme de guerre.

Face à l'efficacité de la vanne britannique, l'armée allemande crée sa propre


blague… en anglais : « Zere vere zwei peanuts valking down der Straße, and
von vas assaulted... peanut. » (« Y avait deux cacahuètes qui marchaient
dans la rue, et une a été attaquée... ») et « one was a salted...
peanut » (« l’une était une cacahuète... salée »). À la fin de la guerre, le gag
est banni par la Convention de Genève et enterré pour ne plus nuire. Des
conséquences possiblement tragiques de la facétie.

Dans cette verve, Monty Python est le nom d'une troupe d'humoristes rendue
célèbre grâce à sa première création, la série télévisée Monty Python's
Flying Circus, dont la diffusion à la BBC se poursuit durant 45 épisodes,
dans les années 70. L'humour du groupe prend ses racines dans le
burlesque absurde. Le nonsense anglais. Mais les sketches deviennent de
plus en plus chaotiques avec le temps, les remarques des acteurs fusent,
façon autocritiques, du style : « C'est le sketch le plus stupide que j'ai jamais
vu ». Non seulement ce programme est de plus en plus irrévérencieux, mais
le comédien se paie le luxe de l’interrompre souvent en plein milieu et de
quitter le plateau en marmonnant : « J'ai écrit ça ? ». Bottage en touche
volontaire ? Humour au deuxième degré ? Allez savoir…

L’influence des Monty Python dans le domaine comique est comparée à celle
des Beatles en musique. Elle dépasse largement les frontières du Royaume-
Uni et du monde anglo-saxon. Dans la langue anglaise, le mot Pythonesque,
inventé pour décrire l’humour de la troupe, a trouvé son chemin vers les
dictionnaires.
Parfois, les Python essayaient de piéger les téléspectateurs en diffusant par
exemple le générique de fin… dès l’entame. D'autres sketches, dès lors qu'ils
s'essoufflaient, se terminaient façon dessin animé, avec un poids de
seize tonnes tombant sur la tête d'un personnage, ou bien un chevalier en
armure arrivant sur scène et frappant tout le monde avec… un poulet en
caoutchouc.
La tradition comique britannique use volontiers du travestissement pour
obtenir des effets grotesques. Les Monty Python écrivaient des rôles
comiques aussi bien masculins que féminins, les jouant et les interchangeant
presque tous entre eux. Si une scène avait besoin d'une ménagère, l'un des
Monty enfilait une robe et un tablier et jouait le rôle d'une mégère parlant
avec une voix râleuse et suraiguë.
Le groupe se reforme en 1974 pour produire son premier film original : Monty
Python, Sacré Graal ! librement inspiré de la légende arthurienne. Tous les
Python tiennent plusieurs rôles dans le film tourné en Écosse, autour de
vieux châteaux isolés. À cause du budget limité, le péplum est joué sans
chevaux, ce qui conduit au gag le plus célèbre.
Chaque fois que le scénario avait besoin de chevaliers chevauchant
majestueusement leurs montures, les acteurs mimaient la chevauchée à
pied, tandis que les écuyers tapaient deux demi-noix de coco l'une contre
l'autre pour imiter le bruit des sabots, un trucage assez courant à la radio,
mais rarement montré au cinéma. Les cottes de mailles portées par les
chevaliers étaient en fait des pulls en laine teintés de peinture argentée, les
différents châteaux du film étaient toujours le même, mais sous des angles
différents ou une maquette placée contre l'horizon. Drôlerie et bricolages
divers.
Finalement, les conditions de tournage sont très mauvaises. Le temps est
médiocre, et les « cottes de mailles » s'imbibent d'eau de pluie. Le faible
budget du film n'autorise que des hôtels miteux. L’un d'entre eux
inspirera L'Hôtel en folie où l’on ne pouvait pas se laver tous les soirs faute
d'eau chaude en quantité suffisante. Giliam et Jones se disputaient entre eux,
ou avec d'autres membres du groupe. L'alcoolisme de Chapman devint
évident quand il commença à souffrir de delirium tremens pendant le
tournage. Ce fut la seule fois où Palin, habituellement aimable, s'est
franchement énervé. Cela arriva quand Jones et Giliam lui firent refaire
plusieurs fois une scène où il jouait un « avaleur de boue » (en fait une mare
de chocolat dont il eut vite assez). Pour combler le tout, la scène ne fut même
pas gardée au montage final…
Tensions horripilantes (plutôt que désopilantes) à tous les étages !

https://www.youtube.com/watch?v=UjyGRDvxggo
« Ils pompaient, et ils pompaient… » jusqu’au bout de l’énergie, sans
réaliser que leurs efforts étaient inutiles, car totalement improductifs. Ce
même geste primaire répété par les Shadoks rappelle diablement la chaîne
infernale des Temps modernes qui voit l’ouvrier Charlot devenir fou en
vissant sans fin des boulons d’acier. Jusqu’à l’internement.

« Ga, Bu, Zo, Meu ! », ce sont les quatre monosyllabes qui composent tout
le vocabulaire de ces curieuses créatures anthropomorphes à l’apparence
d’oiseaux rondouillards avec de longues pattes filiformes, des ailes
minuscules et de rares cheveux. Les Shadoks vivent sur une planète aux
espaces variables dont il leur arrive de tomber. Bêtes et méchants, ils
construisent des machines improbables qui ne fonctionnent pas, sous
l’impulsion du Professeur Shadoko, assisté du devin plombier.

Leur invention la plus emblématique ? La cosmopompe, destinée à pomper le


cosmogol 999. Les Shadoks rêvent de construire une fusée pour rejoindre la
Terre, un projet auquel ils consacrent nombre d’essais aboutissant à… autant
d’échecs. Dès lors, la principale occupation des Shadoks est de… pomper !
Les Shadoks ont pour antagonistes les Gibis, êtres supérieurs qui, par pitié,
aident les Shadoks ne représentant pour eux aucune menace réelle. Affublés
d’un chapeau melon qui leur donne un air de supériorité intellectuelle, ils
élaborent des systèmes efficaces tout en se moquant des ratages de leurs
voisins. En cas de perte de ce chapeau, ils sombrent aussi dans la stupidité.

Les Gibis vivent sur une planète plate mais à l’équilibre instable, et eux aussi
convoitent la Terre. Celle-ci, qui se trouve entre les planètes des Shadoks et
des Gibis, est habitée par un seul être, l’insecte cracheur de feu Gégène.

Le décor posé, il n’y a plus qu’à laisser délirer un récit aux épisodes
aléatoires sur un espace plat, sans profondeur, animé par un dessin
minimaliste. Et pourtant, il s’en passe chaque soir, des choses délirantes, sur
un commentaire tout aussi… foutraque !
Les Shadoks passent leur temps à rassembler « des trucs et des machins »
sans jamais parvenir à en faire quoi que ce soit. Alors que leurs collègues
Gibis n’arrêtent pas, eux, de travailler « du chapeau ».

Principes éculés et aphorismes de bazar guident ces drôles d’oiseaux qui


décident finalement de n’accorder le droit de pondre qu’aux spécimens
sachant compter jusqu’à… cinq. La logique Shadok s’inspire du cours
magistral du professeur Shadoko sur les passoires, dans le cadre de son
grand programme d'éducation.
Tout type d’instrument est appelé « passoire ». Il y en a de trois sortes :
celles qui ne laissent passer ni les nouilles ni l'eau, celles qui laissent passer
les nouilles et l'eau, et celles qui laissent passer quelquefois l'un ou l'autre et
quelquefois pas. D'où les conclusions suivantes : une passoire qui ne laisse
passer ni l'eau ni les nouilles est une casserole, une casserole sans queue
est un autobus, un autobus qui ne roule ni vers la droite ni vers la gauche est
une casserole.

Citons à ce propos la découverte de Gégène : « L'insecte Gégène avait


trouvé le moyen de filtrer les nouilles et pas l'eau. Pour cela il suffit que le
diamètre des trous soit supérieur au diamètre des nouilles et inférieur au
diamètre de l'eau. »

Le Goulp, simple trou creusé dans le sol, permet de punir d’éventuels fautifs,
alors que le Grand Dépotoir est la boîte de conserve où s'enroule le passé de
la planète des Shadoks après le Big Blank. Il leur permet aussi de se
débarrasser de toutes leurs vieilleries.

C’est sur ce ton burlesque que se poursuit, inéluctable, cette saga fantaisiste
inspirée des comic strips américains sur fond de guerre froide et de révolte
soixante huitarde. Une foucade dans l’air du temps.
« Je pompe donc je suis » pourrait en être la conclusion logique.
https://www.youtube.com/watch?v=3BfcBSEqDIk
Sacrés philosophes ! Imaginons-les, réunis au café Procope avec leurs
confrères Voltaire et Rousseau, se racontant leurs petites histoires entre
deux parties d’échecs et nous en faisant profiter.

« Donnez-nous notre humour quotidien. » Ce pourrait être le conseil donné


par ces amis avisés, au fil des siècles, de l’Antiquité à nos jours. A la manière
d’une hygiène de vie « du feu de dieu », et d’un état d’esprit à renouveler
chaque matin dans la bonne humeur. Au rang des anecdotes qui circulent
chez nos chers penseurs, voici quelques petites perles… souvent avouées
par les intéressés eux-mêmes.

 Mais que diable allais-je faire dans un volcan en feu ? Un suicide par
amour du monde ? Me suis-je pris pour un moine tibétain s'immolant
au cœur d’une gigantesque marmite bouillonnante de gaz et de jets
brûlants de lave ? Vrai fait divers ? Faux suicide ?

Cinq siècles avant Jésus-Christ – au temps des dynosaures pré-socratiques


–, un homme se précipite dans le cratère brûlant du volcan Etna. Image
terrible si elle n'était aussitôt allégée par celle qui suit : sa sandale en ressort
illico sous la forme d'une savate en plomb. Le drame vire à l'anecdote de
bande dessinée. « Basta !» semble vouloir dire le personnage en guise
d'adieu à un monde qui n'a rien compris. Quelle mouche a donc piqué cet
aventurier du feu ?
Empédocle est bien ce héros antique qui aurait fini sa course dans le cratère
d'un volcan en éruption, dixit… la légende !
Une disparition au creux des forces cosmiques comme image de
l'anéantissement : se vouer au feu, n'est-ce pas réussir à devenir... rien ? Le
feu comme garantie de purification, de renaissance. L'espoir fou du Phénix…
et un beau pied de nez au réel ! Pourtant, à la fin des fins, sans vouloir jouer
les Jeanne d'Arc ou les Giordano Bruno, la pratique crématoire
contemporaine n'est-elle pas devenue notre lot commun ? Le tellurique est à
nos portes !
Constatant la parenté indéniable de tous les êtres vivants sur terre,
Empédocle se vante de s'être fait tour à tour jeune fille, oiseau, poisson,
avant de redevenir... plante ! Plusieurs vies pour un retour aux sources
toujours original. Rien ne naît, rien ne meurt. Tout agrégat de matières n'est
que composé momentané. Empédocle en petit bouddha gagné par les
flammes de la passion et de la métamorphose ?

 Eh bien moi il paraît que je serais mort en observant le ciel, à la suite


d'une chute involontaire dans un puits... sous le regard narquois
d'une servante. Il arrive que les grands esprits paient leur distraction
d’un grand coup de massue sur l’ego !

Pas si dans la lune qu’on le dit, Thalès ? La preuve : l'homme sait aussi se
montrer pragmatique. N'oubliant pas ses origines commerçantes, il sait tirer
profit de ses observations astronomiques. Aristote raconte qu'ayant repéré
une mirifique récolte d'olives, l’homme au théorème si prisé des lycéens
aurait acheté tous les moulins à huile de la région avant de les louer à prix
d'or aux producteurs, voulant montrer par là que le sage est capable de faire
fortune... sans en avoir l’air. Un délit d'initié avant l'heure ?
Un tel personnage aurait pu disparaître de bien des façons sans doute !
Passionné de gymnastique, Thalès passe en fait pour avoir été retrouvé dans
les gradins, lors d'une compétition à laquelle il assistait, mort par…
déshydratation. Ironie du destin : seul le phénomène de la pluie résista à son
cogito en restant une de ses grandes interrogations.
 Mais d’où me vient cette réputation de penseur à l’humeur
mélancolique ? On me décrit comme irritable et méprisant. Selon
certains, je pleure de tout quand mon semblable Démocrite, lui, rit de
tout. Réputé misanthrope, je pars vivre à la campagne, me
nourrissant de plantes, et je meurs d’hydropisie vers l’âge de
soixante ans. Drôle de destin !

Héraclite décrit un être en perpétuel devenir : toute chose se meut sans


cesse et tout passe en son contraire. C’est le fameux « On ne se baigne
jamais deux fois dans le même fleuve ». Les forces s’écoulent dans les
phénomènes. Comme notre mélancolie teinte le temps qui passe…
Selon Héraclite aussi, le feu est le principe de toutes choses. Il est un dieu en
soi, la réalité du mouvement, et l’état premier et dernier du cosmos à travers
ses cycles. Il est la loi à laquelle chaque destin ne peut échapper. Son feu est
« artiste et raisonnable », amenant méthodiquement toute chose à l’être
également. Mais est-ce une raison suffisante pour faire la gueule comme la
tradition transmise lui en collera l’image ?

 Et vous n’avez encore rien vu ! Moi, je vivais dehors, dans le


dénuement, vêtu d’un simple manteau, muni d’un bâton, d’une
besace et d’une écuelle. Je préconisais une vie simple et me
contentais d’une jarre pour dormir, mendiant auprès des statues…
« pour m’habituer au refus ». J’étais une manière de SDF antique.

Il avait en effet l’art de l’invective, de la parole mordante, et ne se privait pas


de critiquer ouvertement les grands hommes et les autres philosophes de son
temps. Les apostrophes les plus connues qui lui sont attribuées : « Je
cherche un homme », phrase qu’il répétait en parcourant la ville nocturne
avec sa lanterne. « Ôte-toi de mon soleil » réplique-t-il sèchement au roi de
Macédoine Alexandre venu s’enquérir auprès de lui.
C’est en partie à cause de leurs traits scandaleux que les écrits de Diogène
tombèrent dans un oubli quasi total. En effet, sa Politeia (République)
s’attaquait à de nombreuses valeurs du monde grec en prônant, entre autres,
la liberté sexuelle totale, l’indifférence à la sépulture, l’égalité entre hommes
et femmes, la négation du sacré, la remise en cause de la cité et de ses lois,
la suppression des armes et de la monnaie, l’autosuffisance.
Une anecdote rapporte que, Platon ayant défini l’homme comme « un bipède
sans cornes ni plumes », on put voir le lendemain Diogène se promener dans
la ville, tenant en main un coq déplumé aux ergots coupés, et déclarant :
« Voici l’homme de Platon ! »
Diogène et les cyniques ? Subversifs et jubilatoires.

 Ingénu, je m'étonne : « Mais où est le médecin qui ordonnera de


bâiller tous les quarts d'heure ? » Pourquoi se torturer inutilement
alors que tout est donné ? Pour échapper à la paralysie coupable,
agissons ! Et, appelant Spinoza à la rescousse : « Le repentir est une
seconde faute. » J’encourage à dépoussiérer nos arrière-
pensées : « Nos fautes périssent avant nous : ne les gardons point
en momies... » Seule la volonté peut nous guérir de nos humeurs.
Nous voulons être heureux ? Sachons y mettre du nôtre ! Me jouant
de la fatalité qui nous glace, j’affirme que tout est indifférent et « sans
égards ».

Tout nous est meilleur que de jouer la tragédie. Foin de fatalité à tête de
méduse, secouons-nous et façonnons l'avenir. Penser, sourire, travailler... Et
laisser le soin au destin de relancer sans fin les dés du hasard, car « la
destinée est instable : une chiquenaude crée un monde nouveau ».
Alain, philosophe serein d'une prise en main lucide de l'existence.

 Saisir l’instant comme une opportunité ou une grâce en profitant de


ce qui se présente : c’est mon credo, moi l’auteur du Je-ne-sais-quoi
et du Presque-rien. J’occupe le XXè siècle en philosophe et
musicologue passionné. Dans « L’Irréversible et la nostalgie »,
j’enfonce les portes ouvertes en confiant : « Celui qui a été ne peut
plus désormais ne pas avoir été ; désormais ce fait mystérieux et
profondément obscur d’avoir vécu est son viatique pour l’éternité ».
De l’utilité de s’inscrire clairement dans l’Histoire.

A l’image du doute, la malice serait-elle pour lui un moteur du changement ?


Une sorte de « tant qu’il y a de l’ironie, il y a de l’espoir » ?... Une manière de
ruse pour contourner le système ?
La voix si particulière de Vladimir Jankélévitch, bondissante et traînante à la
fois, porte en elle, il est vrai, de quoi remettre en questions un monde aux
règles et certitudes si peu assurées qu’un zeste de dérision et de
goguenardise peut toujours parvenir à en réjouir le cours. Vladimir au service
d’une pensée espiègle et pertinente.

 Je beugle, fulmine, profère, pourfend les certitudes. Tonne, détonne,


étonne. Exister ? C'est protester contre la vérité. La cause est
décidément indéfendable. Et pourtant je ne me laisse pas faire, à
coups d'aphorismes tranchants comme des lames. Je balade mon
inconvénient d'être né au fil des rues, des bistrots, des bordels et des
cimetières. Quel pied de fumer une sèche entre deux tombes ! Tout
petit déjà, mon ami le fossoyeur me fournissait en crânes humains
comme autant de balles à jouer avec les copains de ma rue…

Né au fond d'une vallée perdue de Transylvanie, le jeune Roumain hérite


d'un père Pope et d'une mère... athée. Comble du paradoxe. Tôt blessé par
la révélation du désamour maternel, le voilà qui enfourche le dada des haines
et des rancoeurs. Mais sans souffrance, la vie serait sans saveur !...
De ses nerfs torturés, de toutes ses tripes, il va créer une œuvre rare,
atypique, sans concession. Depuis sa douleur il déplie un tragique
contemporain que n'auraient pas désavoué les Antiques. Une forme de
sérénité en moins peut-être.
Fraîchement débarqué en France, Emil Cioran ne voit que « des zombies
sans âme ni humanité ». Ce moderne Diogène vit la bohême parisienne,
fréquente les cafés étudiants, affectionne la compagnie des mendiants, des
marginaux, des exilés comme lui.
Il achète son premier vélo. Son ardeur à pédaler dans la nature le délivre
pour un temps des insomnies et du désenchantement. Délaissant sa thèse
sur Bergson, le jeune Emil parcourt le pays sur sa bécane, dormant à la belle
étoile, dans les granges ou auberges de jeunesse. La liberté lui va si bien. Et
puis l'homme sait rire aussi avec ses amis de rencontre.
La plume toujours prête, acérée, notre intello décide de... changer de langue !
Lui le barbare assumé rêve d'une langue « coup de poing ». C'est le français
qui lui offrira la discipline de pensée qui lui convient. Derrière son apparence
d'homme simple, Emil est un orgueilleux affligé d'une fierté refoulée. L'ami de
Ionesco vit une existence de littéraire ignoré. Paris, « ville idéale pour un
raté », offrira un cadre à ses vagabondages de parasite social.
Celui qui semble croire au Diable conseille... et déconseille le suicide : le
mystère de la vie est à lui seul une raison de vivre. D'hôtels borgnes en
pouilleuses chambres de bonne, il cultive son indépendance à coup de
noctambulations. Il aime flâner, arpenter les rues désertes et silencieuses à
la nuit tombée. La sincérité de l'ascète le confine dans une pauvreté
assumée. Proche du bouddhisme, ne veut-il pas toucher de près les
vicissitudes de la vie ?
Se glissant au creux de la figure moderne de l'artiste maudit, il reste peu lu et
méconnu de son vivant. Entre ironie et scepticisme, sa philosophie rappelle
celle du voyeur à la Rimbaud. Sa ténacité à s'inculquer la langue le conduit à
la manier avec « l'habileté d'un horloger et la précision d'un chirurgien ». Le
goûteur d'aphorismes raffinés sait aussi penser contre lui-même,
définitivement lucide sur la fatigue d'être soi.
« Dans un monde sans mélancolie, les rossignols se mettraient à roter »
suggère-t-il laconique. Plus qu’un bon mot de philosophe ?
Une balle excentrique lancée à la manière d’un… tire-bouchon ! C’est
l’image de la screwball comedy qui anime les films loufoques hollywoodiens
dans les années 30. Au moment de l’irruption de régimes totalitaires autour
des idéologies communiste et fasciste. Les démocraties tentent de surnager
dans ces temps anxiogènes en concoctant des comédies piquantes et
absurdes au premier degré, mais significatives en arrière-plan : les
personnages y évoluent dans un matérialisme libéral tournant en dérision les
Staline et Hitler. Et, au passage, le snobisme de classe en prend un bon coup
sur la cafetière.

Combinaison d'humour burlesque et de dialogues vifs, autour d’une intrigue


centrée sur des questions de mœurs (rupture, divorce, adultère et…
remariage), la comédie loufoque mêle des éléments du comique de situation,
de gestes, de la comédie romantique et de la farce. Ratatouille assurée.

Le snobisme de classe s’inverse subtilement, attribuant aux gens modestes


des valeurs supérieures à celles des gens prospères. Les possédants
finissent généralement par adopter les valeurs et les attitudes populaires et
révéler ainsi la noblesse de leurs sentiments. Improbables conversions.

Ainsi dans L'Impossible Monsieur Bébé réalisé en 1938 par Howard Hawks,
ce ne sont que quiproquos en cascade entre un paléontologue ahuri et une
jeune femme fortunée. Celle-ci, excentrique, veut attirer l'attention du
scientifique. Cela tombe bien. « Bébé », son léopard apprivoisé, se trouve
soudain remplacé par un autre, un vrai, un sauvage, qui provoque des
catastrophes (réelles). Tous les personnages sont hors norme, y compris les
animaux. Susan court après un léopard, David après la clavicule d’un
brontosaure et tous deux après le chien de la tante qui a enterré l'os tant
convoité.
Chacun apporte à l'autre la douce folie qu’il espérait sans se l’avouer. David
est sur le point de se marier avec sa secrétaire et Susan enfermée dans sa
prison dorée. Une fois arrivés dans la maison de la tante, les bourdes
s'enchaînent à vive allure. David est devenu M. Bone (traduit en français par
« M. Bel-os ») afin de ne pas éveiller les soupçons et a été présenté comme
un chasseur de fauves par Susan. Le film fait partie des sept comédies
repérées par le philosophe Stanley Cavell pour établir le genre du remariage.

Le snobisme, cette « bulle de champagne qui hésite… » (selon Gainsbourg)


voit soudain les rôles s’inverser : le personnage féminin, intelligent et
volontaire s’émancipe face à l’homme aisé mais dépassé par les
événements. L’élégance et la drôlerie s’imposent en lieu et place du mépris
de classe, le snob capitulant dès lors face au noble révélé au fil de l’intrigue.
Une fois de plus, le cinéma nous fait rêver en bouleversant les catégories. Le
mimétisme social obligé en a pris un coup. Mais la morale est sauve.

https://www.youtube.com/watch?v=ke0FBdcQIfM
Ce soir au bar de la gare Guettons ce moment magique où
Igor hagard est noir la ronde des mots se mue en mu-
Il n'arrête guère de boire sique, en rythmes, consonne et
Car sa Katia, sa jolie Katia résonne, coule et déraisonne,
Vient de le quitter envoie valser le sens, quitte
Sa Katie l'a quitté à quitter bientôt la page…

Calembours et contrepèteries. Allitérations et consonances au menu.


Bonhomme, il aime jouer des mots et des émotions. Bobby trimballe sa
grande carcasse et sa bouille gauloise dans un monde qui ne semble pas
taillé pour lui. La preuve : pour échapper aux Allemands pendant la guerre, il
se transforme en… scaphandrier. Avant de prendre en main sa destinée
d’écrivain chanteur.
Son amour de la langue et son envie d’écrire lui font truffer ses textes de
savants mots d’esprit. Tour à tour commerçant en layette et installateur
d’antennes télé, il promène ses airs faussement bourrus et son élocution
aléatoire qui finissent pourtant par percer dans les cabarets parisiens.

L'Hélicon, Ta Katie t'a quitté, Saucisson de cheval, Comprend qui peut, Méli-
mélodie, Le Tube de toilette, La Maman des poissons… Boby Lapointe
devient un invité récurrent de l'émission TV « Les Raisins verts » de Jean-
Christophe Averty, pour laquelle il va jusqu'à interpréter la chanson « Si
j'avais un marteau » en maniant la faucille d'un air entendu.

Dans les années 1960, Lapointe et son copain Brassens enchaînent les
tournées et les récitals. Pourtant, le côté fantasque de Bobby lui fait
commettre des erreurs. Le voilà qui ouvre un café concert. Mais la faillite
survient rapidement. Brassens accourt pour éponger une partie des dettes et
l'aide à trouver des petits boulots pour vivre. Mais la période yéyé a
commencé et le style musical de fanfare, sur lequel toutes les chansons de
Bobby sont fondées, ne fait plus autant recette, ni sur les ondes ni dans les
bacs. Malgré sa nouvelle image en pull marin et le nez dans les pâquerettes !

Son ami comédien Pierre Étaix, qui dès 1965 commence à avoir du succès
au cinéma avec son personnage de clown Yoyo – mais qui a aussi des hauts
et des bas dans sa carrière – mesure le potentiel de comédien (comique ou
dramatique) chez Bobby Lapointe, et envisage de réaliser plusieurs films ou
projets avec lui. Mais… trop tard pour ce météore de fantaisie. Disparu trop
tôt.

Féru de mathématiques, Boby Lapointe a créé un système de numération


permettant de convertir des nombres en lettres... Le système bibi-binaire
préfigure une voie que suivra l'évolution de l'informatique.
Et tout ça sans prise de tête apparente chez cet arrangeur musicien des mots
qui s’entrechoquent en riant…

https://www.youtube.com/watch?v=a7P8dcPsfyE
« Ah ! non ! c’est un peu court, jeune homme ! On pouvait dire… Oh ! Dieu
!… bien des choses en somme… En variant le ton (…) »
Le nez protéiforme de Cyrano. On ne voit que lui. A l’image du texte de la
fameuse tirade. Comment une protubérance physique parvient-elle à créer un
archétype humain au goût d’universel ?
Avec son chapeau, son masque, sa cape et son épée, ses rodomontades
affinées, Cyrano rassemble tous les ingrédients qui rappellent les héros de la
commedia dell'arte. Provoqué par un aristo sans esprit, il réplique par une
brillante tirade en l’honneur de… son propre nez. Tout en rimant, le voici qui
sort son épée et bat en duel ce bien pâle vicomte que ses amis évacuent
blessé, tandis que l'assemblée acclame le vainqueur champion de la rime.

En variant le ton, -par exemple, tenez


Agressif : « Moi, Monsieur, si j'avais un tel nez,
Il faudrait sur-le-champ que je me l'amputasse ! »(…)

Il y a du Scaramouche, du Matamore, mais aussi du héros romantique dans


ce Cyrano-là. Un mélange de pathétique et de sublime où s’entremêlent
l’échec amoureux et un courage inégalé au combat. « Il fut tout et il ne fut
rien » dit de lui son créateur. Cyrano est aussi un assortiment de
fanfaronnade et de pudeur, de verve et d’autodérision alternant l'énergie et la
mélancolie. Un saisissant raccourci de l’âme humaine dans toute sa
complexité.

Ce héros moderne nous délivre pas moins de 1600 vers dans la pièce. Tour
à tour chroniqueur (la gazette), pasticheur (la ballade du duel), séducteur
(scène du balcon), captivant (le voyage sur la lune), envoûteur (la scène du
fifre), Cyrano est comme un « homme-parole », qui transforme tout en mots
et qui a besoin d'un auditoire pour exister. L'escrime verbale irrigue la pièce :
les duels se font autant par les mots que par l'épée. Mais elle signale aussi le
drame de Cyrano : son incapacité à livrer son âme autrement que par écrit.
Force et faiblesse du poète dans l’âme. Son esprit de répartie suggère une
« tragédie de la parole impossible ». Au service du panache.

« Le panache n'est pas la grandeur mais quelque chose qui s'ajoute à la


grandeur, et qui bouge au-dessus d'elle. C'est quelque chose de voltigeant,
d'excessif, la pudeur de l'héroïsme, comme un sourire par lequel on s'excuse
d'être sublime […] » résume Edmond Rostand.

Emphatique : « Aucun vent ne peut, nez magistral, T'enrhumer tout entier,


excepté le mistral ! » Dramatique : « C'est la Mer Rouge quand il saigne ! »
Admiratif : « Pour un parfumeur, quelle enseigne ! »(…)

Tel un phénix, la ballade improvisée semble toujours renaître de ses


cendres… Etonnante fécondité de la langue autour de la disgrâce d’un
appendice nasal outragé.

Naïf : « Ce monument, quand le visite-t-on ? » Respectueux : « Souffrez,


monsieur, qu’on vous salue, C’est là ce qui s’appelle avoir pignon sur rue ! »
Campagnard : « Hé, ardé ! C’est-y un nez ? Nanain ! C’est queuqu’navet
géant ou ben queuqu’melon nain ! » (…)

Jusqu’à ce que Cyrano enfonce le clou : décidément, son adversaire n’est


pas à sa hauteur… d’esprit et de langue ! Et la conclusion est sans appel.

– Voilà ce qu’à peu près, mon cher, vous m’auriez dit


Si vous aviez un peu de lettres et d’esprit
Mais d’esprit, ô le plus lamentable des êtres,
Vous n’en eûtes jamais un atome, et de lettres
Vous n’avez que les trois qui forment le mot : sot !

https://www.youtube.com/watch?v=KSeoEVxzZUA
« Tiens vous avez sorti le vitriol ? Ah faut r’connaître, c’est du brutal… » A
voir les protagonistes des Tontons flingueurs évoquer le bon vieux temps
dans une cuisine miteuse en beurrant des toasts autour d’une gnôle avariée,
on sent que ceux-là resteront tontons flingueurs à vie. Dialogues et répliques
du meilleur tonneau fusent. Comme à Gravelines.

« Non mais t'as déjà vu ça ? En pleine paix ! Il chante et puis crac, un bourre-
pif ! Il est complètement fou, ce mec. Mais moi, les dingues, je les soigne. Je
vais lui faire une ordonnance, et une sévère… J'vais lui montrer qui c'est
Raoul. Aux quatre coins de Paris qu'on va l'retrouver, éparpillé par petits
bouts, façon puzzle. Moi, quand on m'en fait trop, j'correctionne plus :
j'dynamite, j'disperse, j'ventile ! »

Mais, surprise ! La fameuse réplique « Les cons ça ose tout, c'est même à
cela qu'on les reconnaît » se retrouve dans l'œuvre de… saint Thomas
d'Aquin : « Omnes stulti, et deliberationes non utentes, omnia tentant » (tous
les idiots, et ceux qui ne réfléchissent pas, tentent tout). Audiard, qui avait lu
la Somme théologique du pieux lettré, aurait repris et arrangé ce bon mot.

Sel des répliques concoctées aux p’tits oignons par Audiard et ressorts
comiques répétés combinent truculence de la langue verte (l'argot) et
ambiance de roman noir à la Simonin. La musique répétitive (un seul thème
restreint aux quatre notes du bourdon de Notre-Dame) accentue les effets à
la façon d’un gimmick de dessin animé. Le leitmotiv de la BO du film sera
fréquemment repris par les publicitaires (qui s’y trompent rarement !)

La réputation des « Tontons » n’a fait que croître au fil des années. Plusieurs
des répliques sont passées dans la mémoire collective. Multidiffusé à la
télévision, il va jusqu’à donner lieu, en 2018 à l'université Sorbonne-nouvelle,
à un colloque sur la place de ce film dans le paysage cinématographique et
culturel français. Sur le statut acquis, Georges Lautner note : « Pourquoi ce
film et pas un autre ? Quand nous avons tourné, nous avions tous envie de
rigoler. Finalement, c'est peut-être ça, l'explication : la déconnante vieillit
mieux que le tragique ».

On pourrait citer une réplique de chaque scène, tant les dialogues ont été
travaillés pour donner un rythme de comédie à ce film.

« Mais y connaît pas Raoul, ce mec ! je vais le travailler en férocité… le faire


marcher à coups de latte… À ma pogne, je veux le voir… Et je vous promets
qu'il demandera pardon ! Et au garde-à-vous ! »

« Je suis revenu pour caner ici et me faire enterrer à Pantin avec mes
vioques. Les Amériques, c'est chouette pour prendre du carbure, on peut y
vivre aussi à la rigueur, mais question de laisser ses os, y a que la France. Et
je décambute bêtement, en laissant une mouflette à la traîne… »

Et Fernand se paie même le luxe d’un brin de philosophie sur les valeurs qui
se perdent : « À l'affût sous les arbres, ils auraient eu leur chance.
Seulement, de nos jours, il y a de moins en moins de techniciens pour le
combat à pied. L'esprit fantassin n'existe plus ; c'est un tort. »

L’humour populaire, lui, s’en sort comme un charme !

https://www.youtube.com/watch?v=rhByyq4_s88
« Piou piou, crac, plaf, plouf. Bling bling.” L’onomatopée comme
expression imagée, minimaliste, de la langue. Et d’un certain humour de
connivence.
Parfois incongrus dans les BD, ces bruitages dessinés, visuels, se chargent
du comique insufflé aux personnages. Ils imitent aussi parfois les sons
produits par les animaux.
Dès 1905 dans les épisodes de Bécassine, la graphie sploing (écrite aussi
splouing ou sploug) accompagne l’ouverture d’un parapluie ou la détente
mortelle d’une tapette à souris. Avec le temps, sploing deviendra swiing,
swwoing, stwouip etc… porte grande ouverte aux ressorts imaginatifs.

Miyazawa lui-même, maître japonais ès BD, estime que le « monde des


onomatopées » est à la fois « comparable à celui de la première enfance où,
encore incapable de parler correctement, l’enfant découpe en syllabes les
mots qui ont un sens pour lui » mais aussi qu'il « a pour effet de personnifier
aussi bien les phénomènes naturels, les êtres inanimés, les plantes, que les
êtres vivants, microbes ou insectes, en insufflant un sens aux sons qu'ils
produisent ou au mouvement qui les anime ». Dans son conte Les Jumeaux
du ciel, écrit vers 1918, il associe ainsi à une comète l'onomatopée « gi-gi-gi-
fû », qui se veut à la fois une transcription de la langue parlée par la comète
mais également celle de son mouvement et de son bruit.

Rythme endiablé, inventions sans limites, les onomatopées sont à elles-


mêmes un monde de pétarades où le créateur envoie tout promener en l’air.
Humour absurde, ton loufoque, Achille Talon s’en donne à cœur joie dans le
Spirou des débuts. Les objets valsent, se transforment en sons et bruits
divers, tandis que les onomatopées envahissent les cases jusqu’à devenir
elles-mêmes croquis, dessins, clichés. Figures, caricatures. Graffitis.
Culs par-dessus tête, les mondes se renversent, s’inversent dans un joyeux
désordre où tout est permis. Y compris, pour Achille Talon, la recherche d’un
job en or : la cueillette (organisée ?) du trèfle à quatre feuilles !
L’heureux homme.
« Voici la ronde des jurons qui chantaient clair qui dansaient rond… » Ou
comment faire la part belle à toutes les espiègleries et polissonneries de la
langue. L’ami Georges, en brave chansonnier de fortune, s’y colle avec
bravoure, sonnant le rappel des friponneries langagières comme autant de…
grains de chapelet : ultime affront à mener sérieusement par cet athée
anarchiste dans l’âme ! Sur la manière déjà. La forme du texte (oui, c’en est
un !) serait plutôt à même de tous nous réconcilier en faisant fi de nos
origines sociales. Des ventres saint-gris aristos aux pouah des mégères en
passant par les saperlotte populaires, ne vous pressez pas, (bon sang !), il y
en aura pour tout le monde !
« Jarnibleu, palsembleu, sacristis et sapristis » : les consonances pleuvent.
« Scrogneugneu » : les onomatopées fleurissent. « Peste, fichtre, foutre » :
les mots de la rue surgissent. « Nom d’une pipe, cornegidouille » : pour
humer avec délices nos fonds de campagne. « Crénom » pour sacré nom (de
Dieu), ou « sacré nom de nom » pour ceux qui n’osent se risquer à
davantage ! « Morbleu » pour mort de Dieu si l’on tient à éviter le blasphème.
Le (presque trop) parfait « Vertudieu » conclut la liste pour que morale soit
sauve.
Au passage, de curieux jurements burlesques fleurent bon l’anecdote.
« Jarnidieu ? »… (« je renie Dieu »), juron apprécié par Henri IV auquel son
confesseur le père Coton fit remarquer que c’était indécent dans la bouche
d’un roi chrétien. Comme le roi s’en excusait, « eh bien ! Sire » repartit le
religieux : « dites : jarnicoton ! » Quant au fameux « Tonnerre de Brest », il a
recueilli sa renommée internationale par l’entremise du célèbre Capitaine
Haddock.
« Mais quelle pitié que le langage châtié ! » conclut le poète, inquiet à l’idée
qu’on lui retire un jour le pain de la bouche. Ont-ils vécu – de profundis – les
joyeux jurons de jadis ?
https://www.youtube.com/watch?v=KyORfuSAa74
Après ce petit florilège de moments d’humour, quelle tonalité s’impose ?
Le rire se révèle sous sa foisonnante énergie et dans ses nuances les plus
intimes. Ainsi la consonance du mot même ferait rimer humer avec amour ?
Heureuse alchimie des sonorités.
A l’oral comme à l’écrit, un drôle d’imaginaire empoigne nos émotions avec
un entrain insoupçonné. La littérature, la philosophie, l’histoire, les arts, et
jusqu’à la pop culture apportent leur lot de textes, d’œuvres, de situations,
d’intentions à même d’enflammer à tout moment nos zygomatiques à l’affût.

Jean qui pleure et Jean qui rit… du rire aux larmes et des larmes au rire, la
métamorphose est au cœur de nos spasmes les plus secrets. Humour et
tonalités des émois et des secousses. A l’infini des acteurs, des témoins, des
expériences, des ressentis. Bref des (petites) histoires des uns et des autres.

Satire, insolence, facéties, farces, gags animent d’un esprit contagieux nos
humoristes, écrivains, auteurs de théâtre, chansonniers, caricaturistes,
cinéastes, artistes de la scène…Tous embarqués pour décrocher l’pompon !

« La divinité du rire, c’est l’idée la plus cruelle que j’ai trouvée pour aimer la
vie » écrit Nietzsche, auteur du Gai Savoir. Le bel esprit trouve toujours une
forme de poésie (Renard, Tati, Devos) ou un sens de l'absurde à piocher au
cœur du réel (Dac). Un esprit ironique (Guitry) ou satirique (Coluche) qui peut
aller jusqu'au mordant (Bedos). Les effets drolatiques explorent la dimension
irrationnelle du langage via l'insolence ou le nonsense (Lewis Carroll). Enfin,
hommage à son talent ès pharmacopée, c’est à la théorie des humeurs de
Galien que le fameux humour anglais emprunte tout son sel.

Alors ? Se dilater la rate ? Sucrer les larmes en gondolant l’esprit ? Entre


saveur et sauveur, une approche de l’alchimie du rire et de ses vertus.

A Loches, Oct 2021


TABLE

Entrée p 4. (1 point . = 1 lien)


Marché gaillard 7.
Peaux noires, masques blancs 9
Petite laitue 11.
Athlètes attitudes 13.
Titres énigmes 15.
Complotisme 17.
Ville muette 19.
Parler pour rien 21.
Deux chats en BD 23
Sur le zinc 25
Caricature à l’antique 27
Haïku 29
Proust au zoo 31
Jazz burlesque 33.
En Rabelaisie 35
Vis comica 37
Acropôle emploi 39
Langue verte 41.
Rire débridé 43.
Humour diabolique 45.
Corps empêchés 47.
Rire à crédit 49
Gouaille enfantine 51.
Rire noir et fourberie 53.
Pied de Balzac 55
Chansonnier 57.
Canulars 60
Tati l’aérien 62.
Cioran, rire amer 64
Allais chez les Fumistes 66
Mécanique de Bergson 68
Doutes de Devos 70.
Contes drolatiques 72
Dico démodé 74
Homo festivus 76
Tics et tocs 78
Visage paysage 80.
Esprit de Tristan 82
Dizzy le dingue 84.
Trognes d’Hugo 86
Drôle de drame 88.
Ubu roi 90
Sport de combat 92.
Rire critique 94.
Croqueurs de têtes 96.
Epidémique 98
Nef des fous 100
Mort de l’avare 104.
Sourire de Mona 105.
Mourir de rire 107
Rira rira pas 110.
La mort apprivoisée 112..
Humour juif 114.
L’homme qui rit 117
Canular radio 119
Jeux d’enfants 122.
Don Quichotte 124
Pas Touche ! 126.
Homophonies 128
Caméos 130.
Humour noir 133
Euphorisants 135
Humanitaire 138.
Allégories visuelles 140
Mimétique 142
Chute d’Icare 143.
Bouffons 145
Rire de Woody 147..
Clowns 149
Corps perdus 153.
Monty Pythons 155.
Shadoks 158.
Sacrés philosophes ! 160
Snob et burlesque 166.
Sacré Bobby ! 170.
Pan dans le nez ! 172.
Tontons flingueurs 175.
Onomatopées 177
Joyeux jurons 180.
Envoi 182
Salut à Jéronimus ! 185… et Toile « Jardin des Délices » 186
Salut à toi Jéronimus ! Par-delà les cinq siècles qui nous séparent, tu nous
tends le miroir de notre humanité qui bat de l’aile. Délices et supplices mêlés.
Le temps d’apprendre à vivre, il est déjà trop tard… Le message du
Renaissant.
Notre bon Victor Hugo nous avait déjà alertés avec son allégorie du Chaos
vaincu (L’homme qui rit). Mais depuis, le temps s’est accéléré, compressé.
L’horizon s’est chargé. Et nous avons imité ton geste contagieux en envoyant
les sondes Voyagers vers les confins intergalactiques pour aller tendre
d’autres miroirs potentiels à d’énigmatiques visiteurs qui nous
ressembleraient… La hantise de se retrouver seuls au monde, sans doute…
Et le soin d’une transmission comme un signe des Temps.

https://www.youtube.com/watch?v=PW-SxgZViuk Enigme, émotion

https://www.youtube.com/watch?v=i7m8DRtx_Xc Doute, souffle, raison

https://www.youtube.com/watch?v=ComvKQ0zHdA Edgar et la complexité


A Edgar, solide centenaire des idées, passeur d’une complexité fertile

DEFENSE et USAGE de la FRANCOPHONIE par la lecture et l’écriture !


Ancien journaliste et professeur des Ecoles à Loches
(37600), Jean-Marie PARENT est membre de
Signature Touraine, l’Association des auteurs
de Touraine. Avec « Eclats de rire », il signe
son douzième projet d’écriture. Son intention ?
Faire vivre dans toute sa diversité notre langue
française cernée par un globish anglo-saxon colonisateur et délétère.
Le Jardin des Délices (1503-1515), par Jérôme BOSCH

Vous aimerez peut-être aussi