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1. LA CRITIQUE DE L’IDÉALISME

Aristote dans les premières critiques


adressées à Hegel par Feuerbach,
Marx et Kierkegaard
Enrico BERTI

La critique de Hegel où l’influence d’Aristote a été reconnue de la manière


la plus générale est certainement le célèbre chapitre des Logische
Untersuchungen de Trendelenburg consacré à « la méthode dialectique »,
dont beaucoup d’historiens de la philosophie se sont déjà occupés abondam-
ment. La critique dont on devrait peut-être s’occuper plus amplement, pour
y chercher des traces de l’influence d’Aristote, est, par contre, celle de
Schelling. Mais il y a aussi les critiques adressées à Hegel par trois autres
philosophes très importants, c’est-à-dire Feuerbach, Marx et Kierkegaard, où
l’influence d’Aristote se laisse clairement entrevoir. Ce qui est intéressant,
c’est que ces critiques se manifestent dans un petit nombre d’années bien déli-
mitées, à savoir entre 1839 et 1850, la période où parurent les Logische
Untersuchungen de Trendelenburg et le premier volume de sa Geschichte der
Kategorienlehre, presque entièrement consacré, comme on sait, à Aristote.

1. Feuerbach

En 1839, Ludwig Feuerbach publia dans les Hallische Jahrbücher un long


article intitulé Zur Kritik der Hegelschen Philosophie, qui marqua son éloi-
gnement de la philosophie de Hegel, à laquelle il avait adhéré dans ses écrits
précédents, et le début de sa nouvelle philosophie 1. Dans cet écrit, on peut
remarquer le recours fréquent de Feuerbach à la distinction entre le sujet et
le prédicat, dont le premier doit être conçu comme antérieur par rapport au
deuxième, comme argument pour critiquer Hegel. Cette distinction remonte,
comme on sait, à Aristote, auteur que Feuerbach montre très bien connaître.
Je me dispense de l’exposition du contenu de l’œuvre toute entière, me limi-
tant à attirer l’attention sur les passages où cette distinction est employée.
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24 ARISTOTE AU XIXe SIÈCLE

Au début de son article, Feuerbach illustre la différence entre la philoso-


phie de Hegel et celle de Schelling, observant que pour celui-ci les moments
du développement de la nature ne possèdent pas de signification historique,
tandis que pour Hegel les moments du développement de l’absolu sont
des phénomènes ou des existences particulières, historiques. Mais « la tota-
lité, l’absolu d’un phénomène ou d’une existence particuliers, historiques, est
revendiqué comme prédicat : si bien que les moments du développement, en
tant qu’existences indépendantes, n’ont de signification qu’historique, et ne
survivent qu’à l’état d’ombres, de moments, de gouttes homéopathiques dans
le degré absolu » 2. Il est clair que pour Feuerbach le phénomène particulier,
l’existant particulier, est le véritable sujet du développement historique, qui
a la primauté sur ce développement lui-même, et que sa réduction à l’état de
prédicat équivaut à une réduction à l’état d’« ombre », de « goutte homéopa-
thique », c’est-à-dire à un niveau de réalité inférieur à celui du sujet. Mais ce
qui rend inacceptable cette réduction est la doctrine aristotélicienne des caté-
gories, selon laquelle le sujet est antérieur au prédicat, lequel n’existe ou peut
être dit existant qu’en tant qu’il est dit d’un sujet (kath’hupokeimenou) ou
qu’il est inhérent à un sujet (en hupokeimenoi) 3.
Par la suite, critiquant le fameux commencement de la Logique de Hegel,
Feuerbach emploie le même argument, même s’il ne mentionne pas la dis-
tinction entre le sujet et le prédicat. Il écrit en effet : « Hegel commence par
l’être, c’est-à-dire par le concept d’être, ou par l’être abstrait. Pourquoi ne
puis-je commencer par l’être même, c’est-à-dire par l’être réel ? » 4. Il n’y a pas
de doute que par « concept d’être » ou « être abstrait » Feuerbach entend le
prédicat, et que par « être même » et « être réel » il entend le sujet, et qu’à son
avis l’être réel devrait précéder l’être abstrait comme le sujet précède le pré-
dicat. Mais cela aussi n’est vrai que du point de vue de la doctrine d’Aristote.
La mention explicite de la distinction entre le sujet et le prédicat se
retrouve plus en avant, où Feuerbach oppose à nouveau la « Philosophie de la
Nature », professée par le premier Schelling, à l’« Idéalisme », professé par
Hegel.

Pour la Philosophie de la Nature – écrit-il – il n’existe que la Nature ; pour


l’Idéalisme, il n’existe que l’esprit. Pour l’Idéalisme la nature n’est qu’objet, acci-
dent ; pour la Philosophie de la Nature, elle est substance, sujet-objet, elle est ce
que l’intelligence à l’intérieur de l’Idéalisme revendique pour soi seule. Mais deux
vérités, deux absolus font une contradiction. Comment donc sortir de ce conflit
entre l’Idéalisme qui nie la Philosophie de la Nature, et la Philosophie de la Nature
qui nie l’Idéalisme ? Nous ne le pouvons qu’en faisant du prédicat, sur lequel elles
s’accordent toutes les deux, le sujet (ainsi nous avons l’absolu, l’indépendant pur et
simple), et du sujet le prédicat : l’absolu est esprit et nature. Esprit et nature ne
sont que des prédicats, des déterminations, des formes d’un seul et même sujet,
l’absolu. 5

Ici, comme l’on peut voir, nous trouvons non seulement la distinction entre
sujet et prédicat, mais aussi l’équivalence entre le sujet et la substance, d’un
côté, le prédicat et l’accident, de l’autre. Nous sommes donc en plein aristoté-
lisme.
Le reproche que Feuerbach adresse à Hegel est donc d’avoir renversé le
rapport entre le sujet et le prédicat admis par Aristote, c’est-à-dire d’avoir
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attribué le rôle du sujet, qui pour Aristote est le premier, la condition, le


fondement, à un prédicat, tel qu’est l’absolu, et le rôle du prédicat, qui pour
Aristote est le deuxième, le conditionné, le dérivé, à des sujets, tels que
l’esprit et la nature. Nous verrons dans la suite que ce reproche, formulé ici
probablement pour la première fois, sera repris par Feuerbach lui-même dans
des écrits postérieurs à 1839 et aussi par Marx et par Kierkegaard. Mais c’est
un reproche qui n’a de sens que du point de vue d’Aristote, donc qui témoigne
l’influence d’Aristote sur cet écrit de Feuerbach.
D’ailleurs, la connaissance d’Aristote, et même sa présence à l’esprit de
Feuerbach dans sa Critique de la philosophie de Hegel, sont attestées par un
autre passage de la même œuvre, où Feuerbach écrit : « Nous voyons ainsi,
dès le début de la Logique…, le néant (une représentation très voisine de
l’idée de l’absolu) jouer un rôle. Mais qu’est donc ce néant ? Par les mânes
d’Aristote ! Le néant est le vide absolu de pensée et de raison ». À ce point-ci
Feuerbach ajoute une note, qui dit : « Cf. également les Analyt. Post., lib. II,
c. 7, § 2 et lib. I, § 10 » 6. Le premier renvoi se réfère à An. Post. II 7, 92 b 5-
8, où Aristote dit : « personne ne sait ce qu’est le non-être (to mê on), mais on
sait seulement ce que l’expression ou le nom signifie, par exemple si je dis
bouc-cerf, il est impossible de savoir ce qu’est bouc-cerf ». Le deuxième renvoi
est très vague, mais se réfère probablement à un passage analogue à celui
que nous venons de citer. En tout cas les deux renvois témoignent que
Feuerbach connaissait directement les œuvres d’Aristote, même s’il ne les cite
pas encore selon l’édition de Bekker, qui remontait à quelques années.
Le dernier signe qu’Aristote était bien présent à l’esprit de Feuerbach
dans sa Critique de la philosophie de Hegel est la conclusion de l’œuvre, où
l’auteur soutient qu’il n’y a pas d’opposition entre la nature et la raison, et
que la nature ne contredit pas la liberté rationnelle : « Tout verre de vin que
nous buvons en trop est une preuve pathétique et même ‘peripatéticienne’
que l’asservissement à la passion révolte le sang ; preuve que la sophrosynè
grecque va tout à fait dans le sens de la nature » 7. Il n’y a pas de doute que
le mot « péripatéticien » indique quelque chose de très lié au concret, à la
perception, mais aussi à la véritable réalité, donc quelque chose qui mérite
toute l’approbation et qui est invoqué par Feuerbach à l’appui de sa théorie
de la primauté de la nature.
Le reproche à Hegel d’avoir renversé le rapport entre le sujet et le prédi-
cat revient dans une autre œuvre de Feuerbach, qui remonte à la même
période, mais est de quelques années postérieure à la Critique de la philoso-
phie de Hegel, c’est-à-dire les Thèses provisoires pour la réforme de la philoso-
phie. Ces dernières, « rédigées – comme l’explique Althusser dans sa note
à la traduction française de l’œuvre – en 1842 et destinées aux Deutsche
Jahrbücher de Ruge, durent être publiées, pour tourner les rigueurs d’une cen-
sure à l’affût de tout relent d’‘athéisme’, dans un recueil collectif : Anecdota
philosophica, chez Julius Fröbel à Zurich en 1843 » 8. Ici Feuerbach écrit :

La méthode de la critique réformatrice de la philosophie spéculative en général


ne se distingue pas de la méthode déjà employée dans la philosophie de la religion.
Nous n’avons qu’à faire du prédicat le sujet, et de ce sujet l’objet et le principe, nous
n’avons donc qu’à renverser la philosophie spéculative, pour avoir la vérité dévoi-
lée, la vérité pure et nue. 9
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26 ARISTOTE AU XIXe SIÈCLE

La critique réformatrice de la philosophie spéculative est la critique que


Feuerbach adresse à la philosophie de Hegel, qui est la même qu’il a adressée
à la philosophie de la religion dans L’essence du christianisme, antérieure
d’un an à la rédaction des Thèses provisoires, et consiste dans le reproche,
fait à Hegel, d’avoir échangé le sujet avec le prédicat. Il faut donc renverser
le renversement opéré par Hegel et l’on obtiendra la vérité pure et nue.
Mais cette opération, dans sa terminologie sinon dans son contenu, évoque
précisément la doctrine aristotélicienne des catégories, déjà mentionnée dans
la Critique de la philosophie de Hegel. Dans sa critique de la philosophie
de la religion, Feuerbach avait soutenu sa célèbre thèse, reprise ici, selon
laquelle :

L’homme est la vérité, la réalité de Dieu, car tous les prédicats qui réalisent
Dieu comme Dieu et font de Dieu un être réel, tels la puissance, la sagesse, la bonté,
l’amour, l’infinité et la personnalité elles-mêmes…ces prédicats ne sont posés que
dans l’homme et avec l’homme. 10

Ici nous voyons à nouveau que le prédicat est opposé à l’être réel, c’est-
à-dire au sujet, qui est la doctrine d’Aristote, indépendamment – c’est évi-
dent – du contenu auquel elle est appliquée.
La philosophie spéculative, c’est-à-dire la Logique et le système de Hegel
tout entier, est résumée par Feuerbach de cette manière :

Chez Hegel la pensée est l’être ; la pensée est le sujet, l’être est le prédicat. La
Logique est la pensée dans l’élément de la pensée, ou la pensée qui se pense elle-
même, la pensée comme sujet sans prédicat, ou la pensée qui est à la fois sujet et
son propre prédicat… Hegel s’est contenté de penser les objets comme prédicats de
la pensée qui se pense elle-même. La contradiction ainsi avouée entre la religion
existante et la religion pensée dans la philosophie de la religion de Hegel tient donc
seulement à ce que, ici comme ailleurs, on transforme la pensée en sujet, et l’objet
(la religion) en un simple prédicat de la pensée. 11

Et la critique de cette philosophie consiste à dire :

Le vrai rapport de la pensée à l’être se réduit à ceci : l’être est le sujet, la pen-
sée le prédicat. La pensée provient de l’être, et non l’être de la pensée. L’être existe
à partir de soi et par soi. 12

Comme on peut le voir, le sujet pour Feuerbach est le principe, le fonde-


ment, ce qui existe par soi, tandis que le prédicat est un être dérivé, condi-
tionné, secondaire. C’est exactement la doctrine d’Aristote, évoquée non
seulement par les mots « sujet » et « prédicat », mais aussi par l’expression
« par soi » (kath’hauto).
Finalement, dans la conclusion de ses Thèses provisoires pour la réforme
de la philosophie, Feuerbach reprend sa critique du christianisme employant
à nouveau la distinction entre sujet et prédicat et l’assimilant à celle entre
substance et attribut :

La religion chrétienne a uni le nom de l’homme et le nom de Dieu dans un seul


nom : celui de l’homme-Dieu, elle a donc élevé le nom de l’homme à l’état d’attribut
de l’être suprême. Conformément à la vérité, la philosophie nouvelle fait de cet
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attribut la substance, et du prédicat le sujet (la philosophie nouvelle est l’idée réali-
sée, la vérité du christianisme). 13

La philosophie nouvelle est la philosophie de Feuerbach lui-même, qui


doit donc rétablir, en renversant le renversement accompli par le christia-
nisme, le véritable rapport entre le sujet et le prédicat, ou bien entre la sub-
stance et l’attribut, c’est-à-dire restaurer la priorité du sujet sur le prédicat,
de la substance sur l’attribut, affirmée par Aristote. Évidemment la philoso-
phie nouvelle proposée par Feuerbach n’a rien d’aristotélicien, mais elle se
sert d’une importante doctrine d’Aristote, considérant sa valeur comme hors
de doute.

2. Marx

La connaissance d’Aristote de la part du jeune Marx est bien documentée.


Il est témoigné que Marx, dans les années où il préparait sa dissertation sur
la Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et chez Épicure,
par laquelle il obtint son doctorat à l’université de Iéna en 1841, avait lu le
De anima dans l’édition publiée par Trendelenburg en 1833, le De caelo, le
De partibus animalium, la Métaphysique, le De generatione et corruptione, la
Physique (ces deux derniers écrits dans l’édition avec texte grec et commen-
taire publiée par le Collegium Conimbricense Societatis Jesus) et les Scholia
in Aristotelem publiés par Brandis en 1836 comme IVème volume de l’édi-
tion de l’Académie des Sciences de Berlin 14. Même l’admiration que Marx
avait pour Aristote est bien attestée. Il parle en effet d’Aristote comme de
l’« Alexandre le Grand de la philosophie grecque » 15, d’un des philosophes les
plus intensifs 16, doué d’une science encyclopédique 17, digne d’être estimé,
parmi tous les philosophes anciens, d’une manière particulière 18, « géant de
la pensée » et « le plus grand penseur de l’antiquité » 19.
Or, dans les Cahiers préparatoires à sa dissertation, qui remontent à 1839,
Marx, encore hégélien, illustre l’opposition entre Platon et Aristote, en se
rangeant entièrement du côté de ce dernier. Platon, en effet, admettant les
Idées transcendantes au-dessus de la réalité sensible, aurait idéalisé le
monde substantiel de la réalité. De cette façon, la réconciliation entre le
monde et l’esprit, tentée par lui, se résout – observe Marx – dans une nouvelle
scission, comme le remarque Aristote dans Métaphysique I 9, lorsqu’il accuse
Platon d’avoir dédoublé le monde au lieu de l’expliquer (passage cité par Marx
à la lettre) 20. Par sa théorie des Idées transcendantes, en outre, Platon n’au-
rait pas expliqué le mouvement, comme Aristote – à nouveau cité par Marx –
également le remarque 21. Ailleurs, toujours dans les Cahiers préparatoires,
Marx affirme qu’Aristote considère le processus de la réalité dans sa particu-
larité, bien qu’encore abstraite 22 ; il compare Aristote à Hegel 23 et il ramène
la philosophie de Platon à une sorte de religion et celle d’Aristote à une véri-
table science 24.
Mais l’affirmation la plus intéressante qu’on peut trouver dans les Cahiers
de 1839, même si elle ne concerne pas directement Aristote, c’est une critique
de la critique faite par Plutarque à l’encontre d’Épicure. Plutarque avait dit,
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dans son Adversus Coloten, que les qualités admises par Épicure, en tant que
subjectives, étaient presque du non-être. À cela Marx répond que Plutarque
parlait d’un être et d’un non-être aussi immobiles que s’ils étaient des
prédicats, tandis que l’être sensible n’est absolument pas un tel prédicat.
« La pensée commune – conclut-il – a toujours prêts les prédicats abstraits,
qu’elle sépare du sujet. Tous les philosophes ont fait, de ces mêmes prédicats,
les sujets (Alle Philosophen haben die Prädikate selbst zu Subjekten
gemacht) » 25. On retrouve ici la critique que Feuerbach, la même année,
adressait à Hegel. Si cette contemporanéité nous empêche de penser à une
dépendance de Marx part rapport à Feuerbach, il ne nous reste qu’à supposer
une commune dépendance des deux philosophes par rapport à Aristote.
L’image, en effet, que Marx se forme d’Aristote en général dans cette période
est, comme dans le cas de Feuerbach, celle du philosophe qui a reconduit le
lieu d’origine de l’universel à la particularité singulière 26.
L’influence de Feuerbach, au contraire, est très claire dans la première
œuvre où Marx prend explicitement position contre Hegel, c’est-à-dire la
Critique de la philosophie de l’État de Hegel, qui remonte à 1843 et qui sup-
pose la connaissance directe par Marx des Thèses provisoires pour la réforme
de la philosophie. Celles-ci, en effet, avaient été publiées dans les mêmes
Anecdota philosophica édités par Ruge, où Marx lui-même avait publié deux
de ses premiers articles. Dans sa Critique Marx reproduit le texte des para-
graphes de la Philosophie du droit de Hegel qui concernent la famille, la
société civile et l’État, lui ajoutant ses propres remarques.
Au § 262, où Hegel affirme que « L’idée réelle, l’esprit, …se divise lui-
même en les deux sphères idéales de son concept, la famille et la société
civile », Marx observe : « L’idée dite ‘idée réelle’ (l’esprit en tant qu’esprit
infini, réel) est représentée comme si elle agissait d’après un principe déter-
miné et dans une intention déterminée… En cet endroit le mysticisme
logique, panthéiste, apparaît très clairement » 27. Évidemment le mysticisme
logique est, selon Marx, le pire aspect de la philosophie de Hegel et consiste
dans la représentation de l’idée comme un sujet réel qui agit. Cela est
confirmé par les lignes suivantes :

L’idée est subjectivée… La famille et la société civile sont les présuppositions


de l’État ; elles sont, à proprement parler, actives ; mais, dans la spéculation, c’est
le contraire. Mais, tandis que l’idée est subjectivée, les sujets réels, la société civile,
la famille, …deviennent ici des éléments objectifs de l’idée, non réels. 28

C’est une première allusion au renversement entre le sujet et le prédicat


– même si celui-ci n’est pas encore mentionné – accompli par Hegel, qui selon
Marx contredit la primauté du sujet (« réel ») sur le prédicat (« non réel »), pri-
mauté qui avait été affirmée la première fois par Aristote.
Les termes de la distinction aristotélicienne apparaissent cependant tout
de suite. Au § 267 de Hegel, qui parle du rapport entre l’idée et la « disposi-
tion politique », Marx observe :

Ce qui est important, c’est que Hegel fait partout de l’idée le sujet, et du sujet
réel, proprement dit, tel que la ‘disposition politique’, le prédicat. Mais le dévelop-
pement s’effectue toujours du côté du prédicat. 29
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La critique que Feuerbach avait adressée à la philosophie de la religion et


à la logique de Hegel est ici adressée par Marx à sa philosophie du droit. Au
§ 269, où Hegel parle de l’organisme de l’État comme du développement de
l’idée, Marx observe :

On parle ici de l’idée comme d’un sujet, de l’idée qui se transforme en ses diffé-
rences. Outre ce renversement du sujet et du prédicat, l’apparence est produite
qu’il est question ici d’une autre idée que de l’organisme. 30

Voilà le « renversement » que nous avons trouvé chez Feuerbach, qui exige
à son tour d’être renversé pour rétablir la juste primauté – aristotélicienne –
du sujet sur le prédicat.
Au § 270, où Hegel affirme que « le but de l’État est l’intérêt général
comme tel et que là réside, comme dans sa substance, la conservation des
intérêts particuliers », Marx commente :

Comme l’on a pris comme point de départ l’‘idée’ ou la ‘substance’ en tant que
sujet, être réel, le sujet réel n’apparaît que comme le dernier prédicat du prédicat
abstrait. Le ‘but de l’État’ et les ‘forces de l’État’ sont mystifiées en ce qu’ils appa-
raissent, représentés et séparés en tant que ‘modes d’existence’ de la substance, à
leur réelle existence, à l’esprit que se sait et se veut, à l’esprit cultivé’. 31

Ici le sujet est, aristotéliquement, assimilé à la substance, et la mystifica-


tion de Hegel est indiquée dans la présentation des modes d’existence de la
substance comme « séparés », c’est-à-dire comme des substances eux aussi, où
le caractère de la substance est indiqué, toujours avec Aristote, dans sa sépa-
ration.
Mais la référence à Aristote devient explicite, même si son nom n’apparaît
jamais, dans le célèbre passage qui suit. À propos du § 279, où Hegel parle de
la souveraineté de l’État, Marx affirme :

Hegel donne une existence indépendante aux prédicats, aux objets, mais en
les séparant de leur véritable indépendance, de leur sujet. Le sujet réel apparaît
ensuite comme leur résultat, tandis qu’il faut partir du sujet réel et considérer son
objectivation. La substance mystique devient donc le sujet réel, et le sujet réel
apparaît comme étant autre, comme étant un élément de la substance mystique.
Précisément parce que Hegel part des prédicats de la détermination générale au
lieu de partir de l’être réel (hupokeimenon, sujet), et qu’il faut pourtant un support
à ces déterminations, l’idée mystique devient ce support. 32

Le terme hupokeimenon, transcrit dans le texte en caractères grecs, que


Marx avait trouvé aussi bien dans la Physique que dans la Métaphysique
d’Aristote, se révèle ici le plus apte à exprimer l’idée de sujet que Marx
emploie, c’est-à-dire le sujet comme substrat, comme support, au sens aristo-
télicien.

3. Kierkegaard

La première citation d’Aristote chez Kierkegaard se trouve dans son


Journal, à une page écrite entre le janvier 1841 et le 20 novembre 1842, donc
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30 ARISTOTE AU XIXe SIÈCLE

à l’époque de son premier voyage à Berlin, où il avait écouté Schelling,


d’abord avec enthousiasme, puis avec ennui :

C’est un point de départ positif pour la philosophie quand Aristote dit qu’elle
commence par l’étonnement et non comme de nos jours par le doute. En général le
monde ne manquera pas d’apprendre que c’est faire fausse route de commencer par
le négatif, et la raison pour laquelle ça a réussi jusqu’à présent, c’est qu’au fond on
ne s’est jamais abandonné tout à fait au négatif, et qu’ainsi on n’a jamais sérieuse-
ment pratiqué ce qu’on disait. Le doute des philosophes n’est que coquetterie. 33

En marge de ces mots, comme le réfèrent les éditeurs, Kierkegaard cite


en grec le texte d’Aristote, Metaph. I 2, 982 b 13, et celui de Platon, Théétète
155 d. Sa préférence pour la philosophie grecque par rapport à la philosophie
moderne est évidente.
Dans ses ouvrages de 1843, époque de son deuxième voyage à Berlin, c’est-
à-dire Ou bien… Ou bien et Crainte et Tremblement, Kierkegaard cite souvent
Aristote, mais presque toujours la Poétique, à propos du concept de tragique,
de la définition aristotélicienne de la tragédie et des parties de celle-ci
(mythe, péripétie et reconnaissance), et parfois il le cite en grec. Mais dans
son Journal il y a une page, écrite dans la période entre le 20 novembre 1842
et mars 1844, probablement au moment de son séjour à Berlin, quand il est
en train d’écrire La Répétition, où nous lisons :

La répétition se trouve partout. 1) Quand je dois agir, mon acte a déjà existé
dans ma conscience comme représentation ou idée, sinon j’agis sans pensée, ce qui
n’est point agir. 2) Du moment que je dois agir, je me présuppose donc dans un état
originaire, où mon moi est intact. Ensuite je pose le problème du péché, c’est
une autre répétition ; car il me faut maintenant regagner mon vrai moi. 3) Un
autre enfin est le paradoxe, ce par quoi je deviens l’Isolé ; car si je reste dans le
péché considéré comme le monde, le général, ce n’est encore que la répétition n° 2.
À cela on peut comparer la catégorie d’Aristote : Das – Was – War – Sein. Cf.
Marbach Geschichte der Philosophie des Mittelalters, § 128, pp. 4 et 5 ; et le § 102
de sa Geschichte der griechischen Philosophie. 34

L’« Isolé », c’est-à-dire l’individu unique, réalisé dans son authenticité,


qui est atteint au troisième stade de la répétition et qui représente le « vrai
moi », est donc comparé au ti ên einai d’Aristote, c’est-à-dire à « qu’est-ce que
c’était d’être (une chose) », l’essence originaire d’un être, retrouvée dans sa
pleine réalisation. L’un des concepts le plus important et le plus original de
la philosophie de Kierkegaard est ici reconduit par lui-même à l’un des
concepts le plus caractéristique et original formulé par Aristote. L’historien
de la philosophie Marbach traduit à la lettre l’expression d’Aristote, normale-
ment interprétée comme l’« essence » 35. En tout cas, pour Kierkegaard
comme pour Aristote, la véritable réalité, c’est l’individu, retrouvé dans son
essence la plus authentique.
Évidemment, chez Kierkegaard, l’aspect religieux est central, constitué
par la vicissitude du péché et de la rédemption, alors qu’il est complètement
absent chez Aristote. Par conséquent la dépendance d’Aristote est limitée au
concept d’Isolé, comme Kierkegaard ne manque pas de le faire remarquer
dans la page du Journal qui suit immédiatement celle déjà citée :
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LA CRITIQUE DE L’IDÉALISME 31

Le rapport de la divinité à l’homme, tel que toute philosophie est à même de le


concevoir, a déjà été formulé par Aristote excellemment quand il dit : que Dieu est
le moteur de tout étant lui-même akinêtos (sauf erreur, Schelling le faisait obser-
ver dans ses leçons à Berlin). C’est au fond la notion abstraite d’immobilité et l’ac-
tion du Dieu d’Aristote est donc une action magique de magnétisme tout comme un
chant de sirène. C’est ainsi que tout rationalisme finit en superstition. 36

Ici Kierkegaard est victime, comme par ailleurs toute l’historiographie du


XIXe siècle (sauf Hegel), de l’interprétation platonisante selon laquelle le
Dieu d’Aristote mouvrait seulement en tant que cause finale. Mais ce n’est
pas à Aristote qu’il s’adresse pour connaître le véritable rapport de la divinité
à l’homme.
Cela n’exclut pas qu’à propos d’autres concepts importants de sa philoso-
phie Kierkegaard ne s’adresse encore à Aristote, comme il résulte de ces
autres passages de son Journal, remontant tous à l’année 1844.

Si, une fois écrite toute sa Logique, Hegel l’avait qualifiée, dans la préface, de
simple spéculation expérimentale, confessant même avoir en plus d’un endroit pris
la tangente, il serait sans doute le plus grand penseur de tous les temps. Tel quel,
il n’est que comique. 37

Nous voyons reprise ici la critique bien connue que Trendelenburg avait
adressée à Hegel dans ses Logische Untersuchungen de 1840, c’est-à-dire
d’avoir interpolé (au moyen d’une Unterschiebung ou subreption) dans la
logique l’intuition sensible, pour pouvoir y introduire le mouvement. La
dépendance de Kierkegaard à l’égard de Trendelenburg est confirmée par le
passage qui suit immédiatement, qui d’ailleurs contient un autre important
concept de la philosophie kierkegaardienne.

Les principes suprêmes – écrit Kierkegaard – ne se laissent prouver qu’indirec-


tement (négativement). Cette pensée se trouve plusieurs fois développée chez
Trendelenburg dans ses Recherches logiques. Elle a pour moi de l’importance à
cause du ‘saut’ et pour prouver qu’on n’atteint la chose suprême qu’à la limite. 38

Et puis en marge il ajoute :

Voir Trend. Elementa (logices Aristoteleae), pp. 15, 16 … et maints passages des
Recherches logiques. Dans les conclusions du syllogisme, la possibilité de conclure
négativement l’emporte de loin sur l’affirmation ; voir Trend. Erläuterungen der
aristotelischen Logik, p. 58. Par analogie et induction on ne peut conclure que par
un saut. Toute autre conclusion est essentiellement identité. Trendelenburg ne
semble pas du tout faire attention au saut.

Ici tout le contexte est clairement aristotélicien. La doctrine rapportée


par Trendelenburg, selon laquelle les principes suprêmes ne se laissent prou-
ver qu’indirectement, est la doctrine bien connue du livre IV de la
Métaphysique d’Aristote, selon laquelle le principe de contradiction peut
être démontré seulement par réfutation. Kierkegaard en effet cite non seule-
ment les Logische Untersuchungen, mais aussi toutes les autres œuvres de
Trendelenburg consacrées à Aristote.
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32 ARISTOTE AU XIXe SIÈCLE

Mais ce qui ne dérive pas de Trendelenburg, et est cependant tiré par


Kierkegaard d’Aristote, c’est sa notion de « saut ». Celle-ci est mise en rela-
tion avec les formes de raisonnement qu’Aristote a décrites comme alternati-
ves au syllogisme direct, c’est-à-dire la réfutation, le raisonnement par
analogie et l’induction. Tandis que le syllogisme direct, ou déduction, selon
Kierkegaard, parvient seulement à affirmer une identité (identité entre sujet
et prédicat, ou entre prémisses et conclusion), les raisonnements alternatifs
mentionnés ici réussissent à conclure seulement par un saut. C’est évidem-
ment une évaluation positive que Kierkegaard donne de ces derniers et du
« saut » en général, probablement en tant qu’ajoutant quelque chose de nou-
veau à la simple identité. Eh bien, tout cela est considéré comme dérivant
d’Aristote.
La tendance à opposer Aristote, récupéré via Trendelenburg, à Hegel
est présente aussi dans le passage du Journal qui suit le précédent, où
Kierkegaard écrit :

La double signification de l’immédiat chez Aristote. Trendelenburg,


Erläuterungen, p. 109. Dans la philosophie de Hegel l’emploi de l’immédiat est tan-
tôt arbitraire, tantôt subreptice (dans le sens du sensible). 39

Ici Kierkegaard se réfère à la distinction, faite par Aristote, entre ce


qui est premier pour nous, c’est-à-dire la sensation, et ce qui est premier par
soi, ou par nature, c’est-à-dire les principes des démonstrations, distinction
qui, selon lui, est absente chez Hegel et est substituée par l’interpolation
subreptice de l’intuition sensible dans la logique, comme l’avait soutenu
Trendelenburg.
Dans la même direction va aussi cet autre passage du Journal, écrit en
décembre 1844 :

Je me sens tout drôle de lire le IIIe chapitre du IIIe livre du De anima


d’Aristote. J’ai commencé, il y a un an et demi, un petit mémoire De omnibus
dubitandum, qui est ma première tentative d’une petite histoire de ma vie spécu-
lative. Le concept moteur, dont je me servais, était l’erreur. C’est ce que fait aussi
Aristote. Or, je n’avais pas lu alors la moindre chose de lui, mais quelque peu de
Platon. Les Grecs restent tout de même ma consolation, en face de cette satanée
menterie introduite par Hegel dans la philosophie, de ce sempiternel esquisser et
trahir, de ces fanfaronnades et étalages, en partant de quelques passages glanés
chez eux. Gloire à Trendelenburg, un de plus sobres cerveaux de la philosophie que
je connaisse. 40

Le chapitre 3 de De anima III traite, comme il est notoire, des erreurs pro-
duites par l’influence de l’imagination sur la pensée. Kierkegaard se trouve
d’accord à ce propos avec Aristote et l’oppose encore une fois à Hegel. Son
éloge de Trendelenburg est probablement dû au fait qu’il a lu le De anima
dans l’édition faite par ce dernier en 1833, celle-là même qu’avait lue Marx.
Ce passage, en outre, nous confirme que la découverte d’Aristote par
Kierkegaard est arrivée entre 1843 et 1844.
En effet, dans les œuvres de Kierkegaard publiées en 1844, c’est-à-dire
Le concept de l’angoisse et Miettes philosophiques, les citations d’Aristote se
multiplient. Dans la première, Kierkegaard rappelle la doctrine aristotéli-
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LA CRITIQUE DE L’IDÉALISME 33

cienne du bonheur, exposée dans l’Ethique à Nicomaque, la notion de prôtê


philosophia exposée dans la Métaphysique et encore une fois l’affirmation que
la philosophie débute par l’étonnement. Dans la deuxième il rappelle la doc-
trine aristotélicienne de la kinêsis et de l’allôiosis exposée dans la Physique et
la théorie des modalités logiques (possible, réel et nécessaire) exposée dans le
De interpretatione, citant pour la troisième fois le passage sur l’étonnement.
Toujours dans les Miettes philosophiques il cite la doctrine aristotélicienne
selon laquelle même la négation du principe de contradiction suppose ce
principe.
Plus tard, dans le Post-scriptum aux Miettes philosophiques, qui est de
1846, Kierkegaard cite sept fois Aristote, en s’accordant toujours avec lui : à
propos du bonheur, de la metabasis eis allo genos, du caractère final du nous
theôrêtikos (qu’il compare à l’existant) exposé dans De anima III 10, de la
supériorité de la poésie sur l’histoire, du mouvement comme passage de la
puissance à l’acte, de la définition du ridicule donnée dans la Poétique et de
la notion d’ironie exposée dans la Rhétorique. Finalement, dans La maladie à
la mort, il attribue à Aristote l’identification de la masse avec la détermina-
tion de l’animalité (probable allusion à Politique III 11, 1281 a 39 ss.). Donc
il a présent à l’esprit le corpus aristotelicum tout entier.
Mais les passages les plus intéressants, concernant l’emploi d’Aristote
dans la critique de Hegel, se retrouvent encore une fois dans le Journal,
même s’ils remontent à une période plus tardive. Par exemple, entre le 7 sep-
tembre 1849 et les premiers mois de 1850 Kierkegaard écrit :
On mécomprend le différend de la philosophie moderne (quand Trendelenburg
avec justesse fait remarquer qu’il faut commencer par la kinêsis) comme s’il ne
s’agissait que de savoir si l’on doit commencer par l’être ou par le devenir. Non, la
question du devenir, du mouvement, revient à tout moment, dès que l’on ne com-
mence pas par postuler la kinêsis, on ne démarre par avec le Sein ; et si par un
mensonge on s’approprie quand même le mouvement, on peut toujours à tout
moment l’arrêter, parce que déjà pour partir du premier endroit il fallait la
kinêsis. 41

Le référence est à la célèbre critique de la logique de Hegel faite par


Trendelenburg dans ses Logische Untersuchungen, critique que tout le monde
considère comme étant d’origine aristotélicienne. Kierkegaard semble le pen-
ser lui aussi, puisqu’il écrit kinêsis en grec, faisant évidemment allusion à la
doctrine d’Aristote.
Dans la même période nous retrouvons cet autre passage :
La confusion dans toute la doctrine de l’‘être’ en logique tient à ce qu’on n’a pas
égard au fait qu’on opère toujours avec le ‘concept’ d’existence… Mais l’existence
correspond à la réalité particulière ; l’individu, comme déjà Aristote l’enseigne,
reste en dehors ou du moins n’entre pas dans le concept. Pour un individu, animal,
végétal, humain, l’existence (être ou ne pas être) est quelque chose de très décisif ;
l’homme individuel n’a tout de même pas que je sache une existence de concept. La
façon même dont la philosophie moderne parle de l’existence montre qu’elle ne croit
pas à l’immortalité de l’individu ; elle est absolument sans croyance, elle ne fait que
concevoir l’éternité des concepts. 42

Ici l’« existence », qui indique pour Kierkegaard la réalité fondamentale,


celle qui reste en dehors (ex) du concept, est identifiée avec l’individu. Or,
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34 ARISTOTE AU XIXe SIÈCLE

celui qui a affirmé la primauté de l’individu, employant le même exemple que


Kierkegaard (ho tis anthrôpos, « un certain homme »), c’est Aristote, selon
lequel l’individu, qui est aussi le substrat (hupokeimenon), ou bien le sujet, du
devenir, est la substance première (prôtê ousia) 43. Nous retrouvons ici le
thème feuerbachien du « sujet » opposé au prédicat et le thème marxien de
l’hupokeimenon, opposé encore une fois au ‘concept’, c’est-à-dire à l’universel,
de Hegel comme la véritable réalité.
Le même discours, bien que sans la mention d’Aristote, revient plus en
avant, encore entre 1849 et 1850, où Kierkegaard, commentant une affirma-
tion de J. Müller sur le péché, écrit :

Non, non, ce n’est pas du tout de cette façon là que Hegel a tort. Puisqu’il déter-
mine aussi le mal comme subjectivité abstraite, pur arbitraire, empiétement de
l’individu sur le terme général…donc aussi comme égoïsme, rien n’empêchait
J. Müller d’être d’accord avec lui, et il le serait aussi si évidemment Hegel ne rame-
nait pas cette présence du mal à une nécessité supérieure. Non, l’erreur tient prin-
cipalement au fait que le ‘général’, dont la philosophie de Hegel fait la vérité (et
l’individu pour elle n’acquiert de vérité qu’en s’y résorbant), est une abstraction :
l’Etat, etc. Hegel n’arrive pas à Dieu qui est la subjectivité absolue ni à cette vérité
qu’en réalité, en dernière instance, l’individu est plus haut que le général, j’entends
l’individu dans son rapport à Dieu. Que de fois n’ai-je pas exposé qu’au fond
Hegel fait, en païen, des hommes une espèce animale douée de raison. Car dans
une espèce animale, l’‘individu’ reste toujours inférieur à l’‘espèce’. Le genre
humain a cette singularité, – justement parce que chacun de nous a été créé à
l’image de Dieu – que l’individu est au-dessus de l’ ‘espèce’. Qu’on puisse prendre
cela en vanité et en faire un abus horrible, je le concède. Mais le christianisme c’est
cela. Et c’est là exactement qu’on doit livrer bataille. 44

Le principe selon lequel l’individu est plus haut que le général, bien que
reconduit par Kierkegaard au rapport de l’homme avec Dieu, ou à la création
de l’homme à l’image de Dieu, correspond à la doctrine aristotélicienne selon
laquelle la substance individuelle (« un certain homme ») est la substance
première, tandis que l’espèce (« homme ») ou le genre (« animal ») sont des
substances secondes (Cat. 5). Ici Kierkegaard ne cite pas Aristote, mais il ne
fait que répéter, contre la thèse de Hegel selon laquelle l’universel est supé-
rieur au particulier, la thèse d’Aristote de la primauté de la substance
individuelle, c’est-à-dire du sujet réel, de l’hupokeimenon. En somme, les cri-
tiques adressées à Hegel par Feuerbach, Marx et Kierkegaard au milieu du
XIXe siècle, convergent entre elles et ont toutes en commun une origine aris-
totélicienne.

NOTES

1. Cet écrit est compris dans le vol. 9, Kleinere Schriften, II (1839-1846), de L. Feuerbach,
Gesammelte Werke, hrsg. v. W. Schuffenhauer u. W. Harich, Berlin, Akademie Verlag, 1970.
2. L. Feuerbach, Contribution à la critique de la philosophie de Hegel, dans Id., Manifestes
philosophiques. Textes choisis (1839-1845), traduits par L. Althusser, Paris, P.U.F., 1973, p. 14
(italiques dans le texte).
3. Aristot. Cat. 3, 1 a 20-25.
4. Feuerbach, op. cit., p. 18.
5. Feuerbach, op. cit., p. 42 sq. (italiques dans le texte).
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6. Feuerbach, op. cit., p. 48 et note 2 (Kleinere Schriften II, p. 54 : « Beim Schatten des Aristo-
teles ! »).
7. Feuerbach, op. cit., p. 56.
8. L. Althusser, Note du traducteur, dans L. Feuerbach, op. cit., p. 3.
9. Feuerbach, Thèses provisoires pour la réforme de la philosophie, dans Id., Manifestes philoso-
phiques, p. 105-106, italiques dans le texte.
10. Feuerbach, Thèses provisoires, p. 111.
11. Feuerbach, Thèses provisoires, p. 120.
12. Ibid.
13. Feuerbach, Thèses provisoires, p. 125 sq.
14.K. Marx – F. Engels, Werke, Berlin, Dietz Verlag, 1968 (= MEW), Ergänzungsband I, p. 679
et 685. Voir aussi K. Marx – F. Engels, Historisch-kritische Gesamtausgabe, hrsg. v.
D. Rjazanov, Frankfurt a. M.-Berlin, Marx-Engels Verlag, 1927-1929 (MEGA), I, 1/2, p. 107-
113, et C. Natali, « Aristotele in Marx (1837-1846) », Rivista critica di storia della filosofia 31
(1976), p. 164-192.
15. K. Marx, Differenz der demokritischen und epikureischen Naturphilosophie, dans MEW, EB I,
p. 266 ; Différence de la philosophie naturelle chez Démocrite et Epicure, dans Œuvres t. III,
éd. M. Rubel, Paris, p. 19.
16. K. Marx, Hefte zur epikureischen, stoischen und skeptischen Philosophie, dans MEW, EB 1,
p. 225 ; Philosophie épicurienne, cahiers posthumes, dans Œuvres t. III, p. 849 (« Quant aux
philosophes les plus intensifs, tels Aristote, Spinoza, Hegel... »).
17. K. Marx, Die deutsche Ideologie, MEW III, p. 121 ; trad. G. Badia, Paris, 1976, p. 126.
18. Lettre à Lassalle du 21 décembre 1857 (MEW XXIX, p. 547).
19. K. Marx, Das Kapital (MEW XXIII, p. 96 et 113) ; Le capital, dans Œuvres t. I, Paris, 1963,
p. 591 et 617.
20. Marx, Hefte, p. 88 ; Œuvres t. III, p. 822.
21. Marx, Hefte, p. 89 sq. ; ibid., p. 823.
22. Marx, Hefte, p. 215 ; ibid., p. 830.
23. Marx, Hefte, p. 224 ; ibid., p. 849.
24. Marx, Hefte, p. 225 ; ibid., p. 849.
25. Marx, Hefte, p. 126 ; ibid., p. 829.
26. Voir R. Sannwald, Marx und die Antike, Einsiedeln, Verlaganstant Benzinger, 1956, p. 36 ;
M. Rossi, Da Hegel a Marx. III : La scuola hegeliana, Il giovane Marx, Milan, Feltrinelli, 1974
(Ire éd. ; 1963), p. 154-270, et Natali, op. cit. Tandis que Rossi pense à une influence de
Trendelenburg sur Marx, Natali pense, à mon avis plus justement, à une influence directe
d’Aristote.
27. K. Marx, Critique de la Philosophie de l’État de Hegel, dans, Œuvres t. III, p. 873 sq.
28. Marx, Critique, ibid., p. 874-875.
29. Marx, Critique, p. 878 sq.
30. Marx, Critique, p. 880, italiques dans le texte.
31. Marx, Critique, p. 886, italiques dans le texte.
32. Marx, Critique, p. 893-894.
33. S. Kierkegaard, Journal (extraits), I (1834-1846), traduit du danois par K. Ferlov et
J.-J. Gateau, Paris, Gallimard, 1963, p. 223.
34. Kierkegaard, Journal, I, p. 293.
35. Lehrbuch der Geschichte der Philosophie. Mit Angabe der Literatur nach den Quellen
bearbeitet von Dr. G.O. Marbach. Leipzig, Verlag von Otto Wigand, 1. Abtheilung (1838).
Einleitung und Geschichte der griechischen Philosophie. § 102 (sur la Métaphysique
d’Aristote), p. 248 : « So ist alles Seiende in der Bewegung von sich zu sich, ist das Was-war-
sein [...] In ihrem Begriffe ist die Wesenheit das Selbständige, daher nicht das abstract
Allgemeine und nicht das Geschlecht (die Gattung), sondern das Individuelle, welches als das
Was-war-sein alles Seienden bezeichnet ist ». 2. Abtheilung (1841). Geschichte der Philosophie
des Mittelalters. § 128, p. 5 : « So kam Aristoteles zu dem Satze, das [sic] der Begriff (als das
Was-war-sein) von Allem die Wahrheit sei und damit die Aufgabe den νου`~ als Prinzip von
Allem nachzuweisen gelöst ».
36. Kierkegaard, Journal, I, p. 294.
37. Kierkegaard, Journal, I, p. 329.
38. Ibid.
39. Kierkegaard, Journal, I, p. 330.
40. Kierkegaard, Journal, I, p. 333 sq.
41. Kierkegaard, Journal (extraits), III (1849-1850), p. 295.
42. Kierkegaard, Journal, III, p. 300.
43. Aristot. Cat. 5, 2 a 11 sq.
44. Kierkegaard, Journal, III, p. 334 sq.
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