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Cahiers de civilisation médiévale

L'image du roi dans le Roman de Renart


Xavier Kawa-Topor

Abstract
In the Roman de Renart, tricks of language and the language of tricks make up the two main aspects of a sole plan of
transgression and perversion of the rules : the rules of writing and speach, as well as ethical and social rules. Despite the
apparent gratuitousness of subject, satire and parody of the period, Renart heavily criticizes power and its Systems of
représentation. At the beginning of the 13th century, the Consolidated power of royalty départs from its mythical image. By
removing the lion, the fox accedes to the throne.

Résumé
Dans le Roman de Renart, ruse du langage et langage de la ruse constituent les deux facettes d'un unique dessein de
transgression et de perversion des lois : lois de la représentation autant que lois morales et sociales. Au-delà d'une apparente
gratuité de l'écriture ou de traits satiriques et parodiques ponctuels, Renart pose un regard puissamment critique sur le pouvoir
et ses systèmes de représentation. Au seuil du XIIIe s., l'autorité royale renforcée s'éloigne de son modèle mythique. Évinçant le
lion, le renard accède au trône.

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Kawa-Topor Xavier. L'image du roi dans le Roman de Renart. In: Cahiers de civilisation médiévale, 36e année (n°143), Juillet-
septembre 1993. pp. 263-280;

doi : https://doi.org/10.3406/ccmed.1993.2564

https://www.persee.fr/doc/ccmed_0007-9731_1993_num_36_143_2564

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* Xavier KAWATOPOR

L'image du roi dans le Roman de Renart*

Résumé
Dans le Roman de Renart, ruse du langage et langage de la ruse constituent les deux facettes d'un unique
dessein de transgression et de perversion des lois : lois de la représentation autant que lois morales et
sociales. Au-delà d'une apparente gratuité de l'écriture ou de traits satiriques et parodiques ponctuels,
Renart pose un regard puissamment critique sur le pouvoir et ses systèmes de représentation. Au seuil du
xme s., l'autorité royale renforcée s'éloigne de son modèle mythique. Évinçant le lion, le renard accède au
trône.
In the Roman de Renart, tricks of language and the language of tricks make up the two main aspects of a sole
plan of transgression and perversion of the rules: the rules of writing and speach, as well as ethical and social
rules. Despite the apparent gratuitousness of subject, satire and parody of the period, Renart heavily
criticizes power and its Systems of représentation. At the beginning of the 13th century, the Consolidated
power of royalty départs from its mythical image. By removing the lion, the fox accèdes to the throne.

En esquissant les grands traits d'une histoire globalisante des sociétés médiévales, Georges Duby,
dans sa leçon inaugurale au Collège de France1, orientait définitivement l'histoire sociale dans la
voie de «convergence d'une histoire matérielle et d'une histoire du mental collectif». Toute société
productrice d'un ordre politique et économique engendrant nécessairement à la fois des
institutions, des concepts, des images, il importait de chercher à définir non plus uniquement la réalité
des sociétés passées, mais tout autant la manière dont elles s'étaient pensées, imaginées,
représentées.
De ce point de vue, une anthropologie politique historique2 s'enrichirait incontestablement de la
mise en œuvre d'une méthodologie de «communicologie historique» se donnant pour objet l'étude
des inter-relations entre réalité et représentations du pouvoir au moyen âge. La saisie globale des
processus de communication qu'une telle démarche suppose se heurte néanmoins à la nature
même des sources disponibles; les divers éléments constitutifs de la «communication médiévale»,
émetteur, canal, public, etc., ne sont perceptibles qu'à travers le média : l'écrit ou l'image. On
mesure ainsi la difficulté d'une part à déceler, à travers l'image du roi proposée par la littérature
de la seconde moitié du xne s., l'émergence progressive de représentations tendant à traduire,
justifier ou condamner les innovations socio-politiques qui caractérisent le phénomène de
«reconcentration des pouvoirs» et à saisir, d'autre part, comment ces représentations furent en
fait perçues par le public. Dominique Boutet et Armand Strubel l'ont en effet remarquablement
exprimé3 : la première impression que nous laissent les œuvres du moyen âge, chansons de geste

* L'auteur exprime tous ses remerciements à Mme Elisabeth Carpentier qui a dirigé ses travaux de maîtrise et de
D.E.A. sur le Roman de Renart.
1. Georges Duby, «Les sociétés médiévales une approche d'ensemble», Annales E.S.C., XXVI, 1971, p. 1-13.
2. Cf. les premiers jalons posés par Jacques Le Goff, L'imaginaire médiéval. Essais, Paris, 1985, 352 pp. («Bibl. des
:

Hist. »).
3. Dominique Boutet et Armand Strubel, Littérature, politique et société dans la France du Moyen Age, Paris, 1979,
248 pp. («Litt. modernes»).
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et romans, est celle d'un univers clos de formules, d'images, et de thèmes dont le caractère
conventionnel, stéréotypé, donne l'apparence d'une «littérature détachée des contingences de
l'histoire et de la conjoncture».
Dans ce contexte, un ensemble d'œuvres tel que le Roman de Renart4 pourrait être considéré
comme une source privilégiée. Les conclusions de la récente étude que Jean R. Scheidegger a
consacrée aux contes du goupil5, en éclairant d'un jour nouveau la spécificité de son écriture,
contribuent à situer l'œuvre renardienne «en dehors et hiérarchiquement au dessus» des
manifestations textuelles qui lui sont contemporaines, tout en mettant en évidence son aspect réflexif
fondamental. Jean R. Scheidegger s'attache à démontrer que le «signe renardien ne renvoie pas
d'abord au réfèrent sociologique ou historique, mais au travail de son écriture et à son ambiguïté,
ensuite à son rapport dévoyant à la bibliothèque»6. La matière renardienne incorpore, par le biais
d'une relation intertextuelle de «double inclusion», les textes parodiés comme autant d'avant-
textes. «Bestournant» son langage, ses thèmes, ses codes, jouant de son rapport au public,
l'épopée renardienne «réécrit» la littérature contemporaine à sa manière. Et cette «réécriture» nous
semble, non seulement relever, vis-à-vis de la réalité, d'un degré de médiation supérieur, mais de
plus, jouer constamment du passage d'un degré de médiation à l'autre dans une hallucinante
rhétorique de l'ambiguïté. À l'intérieur même du récit, la dérision de l'écriture est relayée par une
volonté délibérée de perversion des modèles et des représentations. Dérision et perversion
semblent constituer les deux facettes d'un unique dessein renardien de transgression des lois : lois
de l'écriture, de la représentation, autant que lois morales et sociales. Érigeant en système l'équi-
vocité et la réflexivité de son propos, Renart ruse et pose, au-delà d'une apparente gratuité de
l'écriture ou de traits satiriques et parodiques ponctuels, un regard puissamment critique sur le
pouvoir et ses systèmes de représentation.
Dans la perspective d'une recherche limitée, relative au renforcement de l'autorité royale dans la
seconde moitié du xne s. et à l'aube du xnie s., c'est évidemment l'analyse du personnage du roi
Noble le lion et de son rôle dans le Roman de Renart qui nous intéressera en priorité 7.
Tout comme celle de chacun des protagonistes des contes, l'identité du roi Noble procède d'une
réalité complexe. Le personnage relève simultanément de l'humain et de l'animal, sans qu'il soit
permis d'établir a priori si cette nature composite résulte d'une animalisation de l'humain ou
d'une humanisation de l'animal. Un trait fondamental distingue en effet la geste du goupil du
courant qui perpétue la fable ésopique : le glissement permanent et intentionnellement
inopportun d'un monde à l'autre. Au-delà des traces d'un «rire intemporel» qui, indépendamment de la
sensibilité de l'époque, s'adresse, selon Armand Strubel, à un homme dit «éternel» dont les sujets
de rire seraient les mêmes en tout temps et en tout lieu 8, nous retrouvons ici le biais par lequel est
mise en évidence l'étroite correspondance des deux univers, l'existence de ce «dénominateur
commun» partagé par l'homme et l'animal9 sous les dehors de laquelle officie, en toute impunité,

4. Le texte de référence est Le Roman de Renart, pub. Ernest Martin, Strasbourg/Paris, 1881/84/87, 3 vol. 8° : texte
qui a été suivi par deux éd. partielles corrigées : Le Roman de Renart, éd. bilingue et trad. de Micheline de Combarieu du
Grès et Jean Subrenat, Paris, 1981, 2 vol. («Collection 10.18», sér. «Bibl. médiév.») et Le Roman de Renart, éd. trad. Jean
Dufournet et Andrée Méline, Paris, 1985, 2 vol. («Garnier Flammarion», 418/9).
5. Jean R. Scheidegger, Le Roman de Renart ou le texte de la dérision, Genève, 1989, 466 pp. («Publ. rom. et franc.»,
188).
6. Ibid., p. 291.
7. En fonction du cadre chronologique choisi et de l'importance relative de la présence ou du rôle de Noble le lion dans
chacun des contes, neuf branches ont été retenues pour cette étude il s'agit des branches II, Va, I, X, VI, la, Ib, XI et
XVI. La chronologie et la classification des contes adoptées sont celles proposées par Lucien Foulet : Le Roman de Renart,
:

Paris, 1914, 574 pp. («Bibl. Éc. prat. Hautes Et.»).


8. Armand Strubel, «Le rire au Moyen Âge», dans Précis de littérature française du moyen âge (dir. Daniel Poirion),
Paris, 1983, p. 186-213 ; cf. p. 186.
9. Cf. Jean Dufournet, Le Roman de Renart. Branche XI. Les vêpres de Tiberl le Chat, Paris, 1989, 153 pp. («Trad. des
C. F. M. A.», 40), p. 109.
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le propos séditieux des conteurs du Roman de Renarl. Il ne s'agit pas simplement de révéler, sous
le masque de l'animal, l'homme, sinon authentique, du moins dépouillé de ses propres masques
résultant d'apprentissages, de comportements sociaux et culturels, mais d'établir, à travers le
travestissement, une série de correspondances visant à une mise à proximité monstrueuse de
l'homme et de ses représentations mentales.
Au centre de ce jeu de miroir est effectivement placée la figure fondamentale de l'imaginaire du
féodalisme 10, le symbole même de l'harmonie sociale : le schéma de la tripartition fonctionnelle de
la société. Lorsque le point de vue anthropocentriste prévaut, le Roman de Renart se conforme à la
topique mise en œuvre dans le De contemptu mundi ou le Policraticus. À la distribution en états
correspond alors la représentation d'un univers mental divisé en vertus et vices. A contrario,
l'animalisation de la société féodale, dans les aventures de Renart, met en jeu l'ensemble du
système symbolique que l'imaginaire féodal a construit à partir du monde animal, ce «réseau
symbolique» des bestiaires11. Dans le dédale des images composites créé de façon délibérée d'un
constant mouvement de va-et-vient entre les quatre registres symbole-animal - homme-défaut, une
analyse systématique du vocabulaire utilisé par les conteurs pour qualifier les personnages, aurait
sans doute l'efficacité d'un fil d'Ariane.
Un dénombrement du vocabulaire relatif à la désignation de la personne royale dans les neuf
branches sélectionnées, inspiré de l'étude d'Elisabeth Carpentier concernant le vocabulaire des
biographies royales françaises 12, rend manifeste le peu d'importance que revêt en valeur relative
la composante animale dans la définition du personnage de Noble.
Le souverain est introduit initialement dans le récit à l'aide des termes :
«Messire Nobles H lions» (B. II, v. 493, p. 232) 13
qui sont, dans le discours, associés au mot «terre» que J. Dufournet et A. Méline traduisent dans
le contexte par «royaume». L'identité du personnage est donc définie par la juxtaposition de
quatre termes complémentaires :
— Messire : indiquant l'état de noblesse ;
— Noble : nom du personnage, volontairement choisi pour conférer à celui-ci une «majesté»
particulière ;
— Lion : référence à l'appartenance à l'espèce animale ;
— Royaume : dans le texte «sa terre», indiquant par le biais de l'emploi du possessif, la fonction
royale du personnage.
Dans chacune des branches postérieures, nous voyons varier les termes de cette définition
première. Le mot «lion» n'apparaît plus toujours en tête (B. X, la XVI) ou est totalement négligé
(B. Ib). De même, la relative rareté des occurrences «lion» et «Noble le lion» dans l'ensemble des
récits semble témoigner que les références à l'animalité du personnage sont là uniquement pour
maintenir le voile sur la réalité. Mais comment pourrait-on se méprendre sur la motivation des
conteurs lorsque le mot «roi» apparaît dans approximativement 57 % des cas?
Avant d'être lion, Noble est roi. Est-ce à dire que Noble devant être considéré comme «lion-roi»
plutôt que «lion», la royauté de ce personnage relèverait davantage du plan symbolique que du

10. Cf. Georges Duby, Les trois ordres ou l'imaginaire du féodalisme, Paris, 1978, 428 pp. («Bibl. des Hist.»).
11. Cf. Pierre de Beauvais, Guillaume Le Clerc, Richard de Fournival, Brunetto Latini, Corbechon,
Bestiaires du moyen âge, trad. et notice de G. Bianciotto, Paris, 1980, 264 pp. («Stock + Moyen Âge»), p. 7. Voir également
l'étude de Michel Pastoureau, «Quel est le roi des animaux?», Trav. Univers. Toulouse le Mirail, sér. A, XXXI, 1985,
p. 133-142.
12. Elisabeth Carpentier, «Histoire et informatique. Recherches sur le vocabulaire des biographies royales
françaises», Cahiers civil, médiév., XXV, 1982, p. 3-30.
13. Dans cet article, les références au texte du Roman de Renart renvoient, pour la branche XI, à l'éd. de
M. de Combarieu du Grès et J. Subrenat, et à celle de J. Dufournet et A. Méline dans les autres cas.
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plan animal? Ou bien, l'animalité peu marquée de Noble aurait-elle plutôt pour fonction de
suggérer au lecteur l'image d'un roi existant ou ayant existé?
Quel que soit le point de vue que l'on privilégie, anthropocentriste ou zoocentriste, force est tout
d'abord de constater de quel statut privilégié jouit Noble le lion au sein des schémas de
hiérarchisation sociale proposée par le Roman de Renart.

. Une première hiérarchisation établit la suprématie du règne animal. L'état de dominant


s'applique, en effet, à quelques rares exceptions près (clins d'oeil à des personnes réelles que l'on
pourra ou non identifier) exclusivement aux ressortissants du monde animal, composant
l'aristocratie et la gente militaire. A contrario, les humains sont clercs ou vilains (i.e «inermes»).
L'animalité caractérise donc, du point de vue des conteurs, les comportements de l'aristocratie et sans
doute plus particulièrement les rapports qu'elle entretient avec clercs et vilains.
La faune est elle-même strictement hiérarchisée :
* A son sommet, le roi et la famille royale appartenant à une espèce animale exotique.
* Un autre souverain animal est mentionné dans la branche Ib : Dame l'Once, animal exotique
lui aussi 14.
* Viennent ensuite les grands dignitaires, les grands barons, véritables protagonistes de la cour,
que l'on peut scinder en deux groupes : celui des grands herbivores qui, dans le récit, sont les
instruments autant que les garants du pouvoir royal, cerf, sanglier, taureau ... et n'ont la plupart
du temps qu'un rôle judiciaire ; — celui qui rassemble les personnages centraux et bien souvent
antagonistes du Roman de Renart, barons turbulents, batailleurs, puissants qu'incarnent des
prédateurs : chien, loup, renard, chat, ours.
* Probable évocation cocasse des ménageries royales, les hôtes de la cour sont à leur tour des
animaux exotiques : panthère, tigre, singe...
* Petits animaux domestiques ou sauvages constituent le reste de l'aristocratie.
* Une catégorie se singularise enfin : celle dite des «animaux d'animaux», regroupant des
animaux, qui tels les chevaux, remplissent une fonction d'animal domestique auprès d'animaux
« humanisés » 15.

* Une logique inverse et concurrente préside également à la hiérarchisation des personnages de ces
contes. Lorsque le récit glisse du côté de la réalité, et que le point de vue anthropocentriste
prévaut, nous nous trouvons en face d'une seconde version du «monde à l'envers»; les «animaux
aristocrates» réintègrent le rang inférieur des bêtes, que l'humanité (alors représentée par des
clercs et des vilains) domine.
Cependant, si, lorsque l'animal domine, la royauté existe et est représentée en la personne de
Noble le lion, quand l'humanité reprend ses droits, le roi est absent; en d'autres termes, il n'y a
pas d'équivalent humain au lion qui prendrait la tête de la hiérarchie sociale lorsque l'homme
supplante l'animal.
Cette «absence» du roi humain semblerait indiquer que l'importance de la composante
symbolique dans la définition du personnage de Noble suffit à faire de lui l'unique représentant possible,
l'unique image, l'unique symbole de la royauté.
Un premier indice accrédite cette hypothèse. Dans le contexte même de l'animalité, Noble se
distingue des autres personnages : animal exotique, il règne sur la faune des pays tempérés. Selon
toute apparence, cette singularité même de son origine justifie sa position au sommet de la
pyramide : l'animalité de Noble, à l'image de celle du lion du Diptyque d'Aerobindus, paraît

14. Cf. infra, p. 268.


15. Voir à ce sujet Gabriel Bianciotto, «Renart et son cheval», dans Mélanges ... F. Lecoy Paris, 1973, p. 27-42.
:
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relever d'une réalité supérieure. Ce diptyque présente à son revers la plaque dite «du Paradis
terrestre» évoquant Adam et Eve couronnant six étages d'un étonnant bestiaire à la fois réaliste
et mythologique tiré vraisemblablement des Étymologies d'Isidore de Séville et du De universo de
Raban Maur16. La «chaîne des êtres» y est en fait ordonnée de manière dégressive17. L'animal
réel situé le plus haut dans cette hiérarchie imaginaire est précisément le lion, occupant le centre
du quatrième échelon, associé à deux animaux légendaires, griffon et licorne, que les bestiaires
parent de qualités royales ou christiques 18. Ce lion domine les quatre premiers représentants de la
faune européenne, figurés au cinquième étage : bouc, taureau, cerf et bélier, grands herbivores
dont certains siègent également dans le Roman de Renart parmi ces «grands» de la cour, sous
l'autorité du roi. Ce qui place ici le lion sur un piédestal, c'est son assimilation aux animaux
mythiques. Dans la mesure où le portrait de Noble se conforme effectivement à la symbolique
communément rattachée au lion au moyen âge (et plus exactement aux xne et xme s.), le Roman
de Renart manifesterait ici la volonté de présenter initialement la royauté non comme émanant de
l'aristocratie, mais comme lui étant «transcendante». Et cette transcendance ne serait pas sans
rapport avec la dimension christique du ministère royal.
Au xne s., selon l'expression de Jean Dufournet, «le lion est partout»19, dans la littérature, la
sculpture, l'héraldique ... Ce n'est cependant qu'au terme d'un long conflit qui l'oppose à l'ours, et
par le truchement de la «création» d'un personnage antithèse, le léopard, que le lion acquiert dans
l'imaginaire et la culture de l'homme médiéval, le titre de roi des animaux. Michel Pastoureau,
tentant de retracer leur histoire en recourant en particulier à l'emblématique, a mis en évidence
les enjeux idéologiques et les conséquences politiques de leurs rivalité et opposition20, contenues
en substance dans le Roman de Renart.
Roi de la forêt septentrionale, dominant la faune par sa puissance physique sans égale et son
caractère anthropomorphe accentué, régnant avec force et brutalité sur la partie sauvage,
inconnue, mystérieuse de l'univers mental de l'homme occidental, l'ours est détrôné, à partir des
xne et xine s., par le lion. À l'image de Brun, ce puissant baron ballot, niais et vorace, l'ours des
bestiaires perd alors toute dignité. Son rôle dans les aventures du goupil ainsi que quelques
allusions plus directes rappellent toutefois son ancienne majesté. Dans la branche I, Noble
s'adresse à lui d'une façon bien singulière :
Molt volontiers, dit l'enperere
Quar m'i aies, Brun, bauz doz frère : (B. I., v. 439-440, p. 64).
Nul autre animal n'a droit à cette appellation laissant entendre qu'il existe une proximité de
condition entre l'ours et le lion. Une autre branche, plus tardive, compilée aux Pays-Bas, va
même jusqu'à reprocher expressément à Brun d'avoir perdu, au profit de Noble, son ancien rang
de souverain21.
L'opposition symbolique «lion/léopard» est de même contenue dans le Roman de Renart. Dans la
branche Ib, Poncet, le cousin de Grimbert, relate comment les trois fils de Renart, croyant que

16. Diptyque d'Aerobindus (revers), Tours (?), première moitié du ixe s., Paris, Louvre, catalogue n° 8. Cf. l'article de
P. Périn et L. C. Feffer «Aux origines du royaume de France ; la Neustrie de Dagobert à Charles le Chauve», Archéo-
logia, n° 214, juin 1989, p. 22-35.
:

17. La classification des espèces correspondant ici à une vision anthropocentriste que J. Leclerq a mise en évidence
dans son article «De l'art antique à l'art médiéval. À propos des sources du bestiaire carolingien et des survivances à
l'époque romane», Gazette des Beaux Arts, VIe sér., CXIII, n° 1141, févr. 1989, p. 61-65, cf. p. 64.
:

18. Cf. les bestiaires de Pierre de Beauvais, Guillaume Le Clerc et Brunetto Latini, Bestiaires du moyen âge,
trad. G. Bianciotto, op. cit.
19. Jean Dufournet, «Le lion d'Yvain», dans Le Chevalier au lion de Chrétien de Troyes [études recueillies par Jean
Dufournet], Paris, 1988, («Unichamp»), p. 77-104; cf. p. 77.
20. Michel Pastoureau, op. cit.
21. Ibid., p. 137.
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leur père a été pendu par Noble, sont allés trouver un vengeur auprès de Dame l'Once qui tient le
monde dans sa main :
Mou sont ja por querre aïe.
A ma dame Once la haïe.
Tôt li secles est en sa mein,
Et tuit li mont et bois et plein.
Il n'en a beste jusqu'as porz,
Tant soit hardie ne si forz,
Ors chien, ne lou ne autre beste,
Qui vers lui ost torner la teste. (B. Ib, v. 2827-2834, p. 186).
Nous ne retrouvons ensuite ce personnage que dans Renart le Bestourné de Rutebeuf 22 où il fait à
nouveau peser une menace sur le royaume de Noble. Si le conteur de Ib n'a pas jugé utile de la
décrire avec précision, tout en lui assignant un rôle primordial dans le récit, c'est probablement
que cette «Dame l'Once» doit reposer sur ce qu'Edmond Faral appelle des «données
traditionnelles très précises»23. Pour la zoologie, l'once est une variété de panthère, vivant en Asie centrale
que l'on nomme aussi léopard des neiges. De qui rapprocher ce personnage si ce n'est de ce
«léopard symbolique» dont l'apparition à la fin du xie s., en particulier dans l'héraldique, facilite
l'accession du lion à la royauté? La figure symbolique léonine faisant partie de cet héritage
antique dont l'Église est devenue le dépositaire, l'empire du lion s'étend certes en Europe avec les
progrès de la chrétienté et la diffusion de la culture écrite. L'ambiguïté de la nature psychologique
supposée de l'animal, évoquée même dans la Bible, faisant toutefois obstacle à son sacre définitif
comme roi des animaux, on crée le léopard, mauvais lion, animal bâtard, fruit de l'accouplement
de la lionne et du mâle de la panthère, «fier mais cruel»24, qui se charge rapidement de tous les
aspects négatifs du lion. Débarrassé désormais de ses mauvaises tendances, ce dernier règne «par
opposition» au léopard, instrument du dragon apocalyptique, dominateur de toutes les nations,
qui combat l'Église et symbolise la puissance par laquelle seront opprimés les serviteurs de Dieu.
Les conteurs de Renart adoptent donc, a priori, le système de représentation que nous trouvons
explicitement dévoilé dans les romans épiques et les chansons de geste où l'écu au lion stéréotypé
du chevalier chrétien s'oppose à l'écu au dragon ou au léopard du combattant païen.
La victoire du lion sur l'ours est bien celle de la sensibilité romane sur la sensibilité germanique.
Mais avec le lion, c'est davantage une certaine conception de la royauté qui triomphe. Dans la
mesure où il sert de symbole à la royauté, le lion emblématique peut être compris comme une
représentation idéale du roi, ou mieux une représentation du roi idéal proposée par les clercs à la
noblesse. Ce qui est mis en avant dans ce portrait du souverain parfait, ce n'est plus tant l'aspect
guerrier (qui prédominait chez l'ours) que la dimension christique. Exposant, à travers l'énoncé
des trois natures fondamentales présumées du lion, les motifs de la sagacité, de la vigilance et de
la miséricorde divines, les auteurs des bestiaires établissent un rapport d'analogie, par
l'intermédiaire du lion, entre l'image du roi idéal et celle du Christ, en parfaite cohérence avec le schéma de
la tripartition sociale. Placé par les théoriciens de la trifonctionnalité au sommet d'une hiérarchie
terrestre liée par des rapports d'homologie au monde céleste, selon les desseins même du Créateur,
le roi idéal est «l'image du Christ sur terre». Tenant le sceptre et l'épée, le souverain assume en
effet, au sommet de la pyramide sociale, simultanément les fonctions royale et sacerdotale, à
l'exemple et par délégation du Christ «roi des rois», source de justice, donc de paix, «chef de

22. Rutebeuf, Œuvres complètes, éd. E. Faral et J. Bastin, Paris, 1959, t. I, p. 537-544.
23. Ibid., p. 544.
24. « Les lions de la troisième espèce sont engendrés par une bête qui se nomme parde et de tels lions sont dépourvus de
crinière et sans noblesse, et on les met au nombre des bêtes viles». Brunetto Latini, op. cit., p. 215.
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guerre, modèle des chefs de guerre»25, conduisant l'ensemble d'une milice spirituelle et
temporelle.
Cette démarche intellectuelle semble plus répondre à un souci d'affirmer le caractère sacré du
ministère royal que de transférer la royauté dans l'irréel. Contenue dans l'image symbolique du
lion dont le nom même signifie dès lors «le filz sainte Marie»26, la royauté idéale ne garde pas
moins de fait une dimension humaine. Michel Pastoureau27 situant sur un diagramme, en fonction
de deux axes paradigmatiques («Bien/Mal», «Force physique / Force intellectuelle») les principaux
animaux mis en scène par les encyclopédies, les bestiaires, la littérature et les blasons des xne et
xnie s., place le lion au point central. Il serait par conséquent tentant de considérer le lion d'une
part comme le garant de l'harmonie du monde animal, le médiateur par excellence, et d'autre part
comme l'être au sein duquel s'équilibrent forces et pulsions contradictoires. Devrait-on dire que le
lion, occupant le juste milieu, est le «plus humain des animaux»?
Cette interrogation ouvre une nouvelle perspective intéressante. Alors que l'ours était comparable
à l'homme de par son physique anthropomorphe, le lion l'est de par ses qualités morales avant
tout : lorsque Pierre de Beauvais écrit «l'homme possède une partie de la nature du lion», c'est
pour rappeler la miséricorde dont sait faire preuve l'animal. La proximité morale des deux êtres se
traduit, selon Brunetto Latini par l'« amour extraordinaire» que le lion porte à l'homme en
compagnie duquel il demeure volontiers28. La royauté du lion n'est donc pas non plus étrangère à
un idéal moral de tempérance individuelle. L'anthropomorphie prononcée de Noble est une
représentation de cette proximité morale. Qu'ils relèvent de l'humain ou de l'animal, les traits
physiques du monarque du Roman de Renart se rapportent d'abord aux attributs distinctifs de la
royauté : pour le lion des bestiaires ou de l'héraldique comme pour le «souverain modèle» des
biographies royales françaises29, le physique est conforme à l'identité morale; bien plus, il la
révèle. Le portrait de Noble emprunte ce nombre limité de signes, de repères, que met en jeu la
reconnaissance du lion symbole dans l'iconographie et la littérature contemporaines des contes de
Renart : la tête portant crinière, considérée comme le lieu de la férocité de l'animal et le siège de
ses fonctions nobles, la queue, instrument de sa sagacité30. Il utilise également tous les poncifs
biographiques : pieds, tête, chevelure, attributs physiques par excellence de la royauté, confèrent
à Noble, au-delà d'une quelconque apparence physique anthropomorphe, une incontestable
légitimité, lorsque le point de vue anthropocentriste prévaut. Renart implorant sa grâce se jette ainsi
aux «pieds» de ce souverain qui jure aussi «par sa barbe» (B. VI, v. 415, p. 424) ou arrache ses
«cheveux» en signe de désespoir (B. I, v. 722, p. 78).
Se conformant simultanément à l'un et l'autre modèle, l'apparence extérieure ambivalente de
Noble révèle l'origine christique et la dimension éminemment morale de sa condition royale.
L'intégrité et la beauté du corps de Noble constituant les conditions indispensables à la royauté,
rien d'étonnant à ce que l'activité séditieuse de Renart vise en premier lieu à leur altération. La
dépréciation de l'image «physique» de la royauté s'effectue graduellement. Si dans les branches
Va et I la référence aux attributs distinctifs du roi-lion contribue à évoquer sa majesté et sa
puissance (le lion redresse la tête ou la queue; on se jette à ses pieds), dès le conte du «Lion
malade» les stéréotypes physiques sont détournés au profit de la satire et de la parodie :
prodiguant au roi des soins ridicules, Renart attache le souverain par la queue (instrument de sa

25. Georges Duby, Les trois ordres ou l'imaginaire du féodalisme, op. cit. p. 48.
26. Ce vers extrait du bestiaire de Philippe de Thaon (éd. E. Walberg, Lund/Paris, 1900, vers 331-332) est cité par
M. Pastoureau (op. cit., p. 134).
27. Michel Pastoureau, op. cit., p. 142.
28. Cf. Bestiaires du moyen âge, op. cit., p. 22 et p. 214 respectivement.
29. Cf. Elisabeth Carpentier, op. cit., p. 24.
30. Cf. François de La Bretèque, «Image d'un animal : le lion. Sa définition et ses 'limites', dans les textes et
l'iconographie lle-14e s.», Trav. Univers. Toulouse le Mirait, sér. A, XXXI, 1985, p. 143-154; cf. p. 144-145.
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sagacité !) avant de le frapper d'un jet de pierre à la tête, ultime affront sous le coup duquel le lion
s'effondre, impuissant, dans les bras de ses barons. L'aventure héroï-comique du siège de Mauper-
tuis se conclut ainsi sur une nouvelle convalescence grotesque du roi.
Le dessein séditieux de Renart ne saurait se satisfaire de simples agressions physiques. Dévoilant
au grand jour l'extrême vulnérabilité de ce souverain pourtant empreint de solennité, le goupil
démontre que la conformité du personnage de Noble au modèle christique n'est qu'apparence,
représentation : Noble possède une queue «à l'image» du lion emblématique mais sa sagacité est
illusoire. Il s'agit bien de cela : tout comme le souverain français, Noble règne «à l'image» du
Christ dans les cieux. Sa dimension christique procédant du même degré de réalité, la figure de
Noble doit être comprise comme une «image de substitution générique» de la royauté
contemporaine31. Image de substitution rendant compte, par le truchement de l'interférence des mondes
humain et animal, des distorsions entre réalité et représentations du pouvoir souverain en France.
Envisageant la question des fondements de la légitimité de Noble, non plus en tant que roi-lion
mais bien en sa qualité de lion-roi, nous sommes immédiatement amenés à nuancer cette notion
de «reconnaissance divine». Dans le discours, certes, c'est à Dieu, «rois omnipotens» (B. VI,
v. 1129, p. 100) que Noble et Fière doivent d'avoir été élevés à un si haut rang, comme le rappelle
le blaireau :
Cil qui haut siet et de loing mire,
Et de toz biens est rois et sire,
Qui t'as mis en si grant honor,
Icil te gart de deshonor! (B. VI, v. 1935-1938, p. 140).
Si dans le Roman de Renart, la clairvoyance divine est seule infaillible32, pas plus que le principe
dynastique cependant, elle ne saurait être d'un recours quelconque face aux velléités d'usurpation
de Renart. Ce principe dynastique, dans les aventures du goupil, n'est pas indépendant de la
notion de nature royale, elle même contenue dans l'image du lion. C'est en tant que fils de lion que
Noble succède à son père33. Nous retrouvons ici la trace de quelques adages anciens, tels : «lion
est qui est fils de lion» ou «la lionne n'a qu'un petit, mais c'est un lion»34. Contrairement aux
barons comme Isengrin ou Renart qui comptent trois à quatre fils, Noble n'a qu'un seul héritier
auquel reviendra le veau du «Partage des proies». Ce lionceau unique est-il une représentation du
principe d'indivisibilité de la couronne? La présence de ce personnage participe en tout état de
cause à l'affirmation du caractère héréditaire de la royauté et de l'importance de la personne
royale, «une», «unique». La continuité généalogique, qui fût l'une des chances de la monarchie
française, est ici signifiée par la filiation de ces trois personnages :
Père Noble Fils
Témoignant vraisemblablement de l'enracinement de la lignée capétienne dans le royaume en
cette fin de siècle35, l'absence de remise en cause du principe dynastique par Renart n'empêche en
rien le rusé goupil de profiter de l'absence de Noble qui, tel le souverain protecteur de la chré-

31. De nombreuses indications contribuent à situer l'action du Roman de Renart en France sans qu'il soit pour autant
permis d'établir que Noble règne sur le royaume de France. L'appellation «roi de France» n'est utilisée qu'une seule et
unique fois et ne semble pas devoir être spécialement rattachée au personnage de Noble (B. la, v. 3140-3144, p. 302).
32. Pour confondre le traître, Isengrin provoquera ainsi Renart en duel et s'en remettra au jugement de Dieu (B. VI).
Ce dernier lui accorde une victoire légitime.
33. L'unique évocation du prédécesseur de Noble se trouve dans la branche I : v. 367-371, p. 60.
34. Cf. respectivement le Talmud, Baba Metzia, vE s. et Ésope, Fables, «La lionne et le renard», vie s. av. J.-C, cités
dans Maurice Maloux, Dictionnaire des proverbes, sentences et maximes, Paris, 1960, p. 246 et p. 440.
35. C'est par l'intermédiaire du sacre, rappelons-le, que les successeurs d'Hugues Capet, associant leur fils au trône, de
leur vivant, avaient imposé, face à celui de l'élection, le principe de l'hérédité. Lorsque s'achève le règne de Louis VII,
c'est semble-t-il chose faite puisque malgré les conseils du pape Alexandre III, Louis VII, jugeant son fils trop jeune,
retarde considérablement la date de sacre de ce dernier.
l'image du roi dans le roman de renart 271

tienté, est parti combattre les armées sarrasines (dans la branche XI), pour se faire reconnaître roi
par les barons, épouser la reine Fière et défendre sa couronne, à la tête d'un ost dévoué, contre les
prétentions du lion revenu de guerre. Apparent paradoxe qui ne résiste pas à une analyse plus
précise. C'est en effet de sa propre initiative que Noble a délégué une partie des prérogatives
royales au goupil dont il a fait le régent chargé d'administrer le royaume pendant son absence.
Dans le message qui annonce sa mort prochaine, Noble le désigne ensuite comme héritier légitime.
Ce faux document fait de Renart, aux yeux de tous, le dépositaire de la totalité de la puissance
régalienne. Indice révélateur de la non-contestation du principe dynastique, au nom duquel le roi
impose le choix de son successeur, les barons sont aussitôt à l'égard de Renart d'une loyauté sans
faille. Loyauté conditionnelle toutefois qui s'évanouirait au retour du lion si Renart ne faisait pas
jouer en sa faveur l'atout essentiel de la monarchie de ce début de xme s. : la fidélité vassalique.
Renart, avant même le départ de Noble, fait montre d'un empressement suspect à demander au
lion de recevoir le serment d'allégeance des barons qui garderont le royaume en sa compagnie.
Tenus par cet engagement solennel d'aider le goupil avec dévouement «en toute circonstance dans
la mesure de leurs moyens, si l'on veut l'attaquer» (v. 1979-1982, p. 256), les barons prendront les
armes pour défendre leur nouveau suzerain contre l'agresseur : Noble en l'occurrence.
De cette analyse de l'origine et de la réalité de la légitimité du roi Noble le lion se dégagent en
définitive deux impressions contradictoires. Au fur et à mesure des récits successifs s'affirme la
«suzeraineté» réelle de Noble, de laquelle découle l'essentiel de son pouvoir. Le roi, qu'il soit lion
ou goupil, siège au sommet de la hiérarchie féodale dont il a su s'assurer la fidélité. Il est à la tête,
si ce n'est la tête même du monde féodal. Parallèlement néanmoins, la dimension sacrée de la
royauté s'amenuise et son aura s'atténue : on voit d'abord Renart, maître du vice, ceindre la
couronne, puis Noble lui-même sombrer dans le despotisme et la cruauté (B. XVI). La royauté
semble donc passer, dans le Roman de Renart, d'une légitimité plutôt «morale» à une légitimité
«de pouvoir». Dans la mesure où l'affermissement du pouvoir monarchique et la dévalorisation
simultanée de la symbolique qui lui est relative sont les conditions sine qua non de la montée en
puissance du goupil, les entreprises séditieuses de Renart stimulent cette mutation. Mise en
évidence par Jean Dufournet dans l'évolution des relations entre Tibert le chat et le goupil36, la
cohérence narrative globale du Roman de Renart résulte effectivement d'une stratégie de prise de
pouvoir par Renart.
Vols, adultères, parjures : le goupil ne détient en aucun cas le monopole des exactions commises
au royaume de Noble. Mais, à la différence de ceux de ses congénères, les crimes de Renart ne sont
pas les conséquences de simples «pulsions animales». Ils sont largement prémédités et
délibérément échelonnés pour constituer autant de paliers servant à l'ascension du goupil. Dès la
branche II, Renart manifeste la volonté de déstabiliser la société animale; toutes les agressions
qu'il commet relèvent d'une même tactique : celle qui consiste à porter préjudice, à «pervertir»
tous les liens inter-individuels sur la base desquels est organisée la société féodale. Renart s'en
prend tout d'abord aux liens de parenté : dans l'intention évidente de croquer Chantecler, il se
prétend son cousin germain. Sous prétexte du serment de paix, il tente ensuite de happer la
mésange. Puis Renart use d'un serment de fidélité qui l'unit à Tibert pour tromper celui-ci.
Renart viole enfin les liens sacrés du mariage en commettant avec la femme d'Isengrin le délit
charnel que l'on sait. Les défis successifs lancés à l'autorité royale résultent d'une logique
comparable. Au fur et à mesure que le récit se développe, Renart fait peser une menace de plus en plus
précise sur le pouvoir du roi. Ses premiers offensives visent de simples barons : Chantecler, Tièce-
lin ; puis Tibert, seigneur de plus grande envergure. Le goupil s'en prend ensuite à ceux auxquels
le roi a délégué une partie de ses prérogatives : Isengrin le connétable (dans le strict cadre de sa
vie privée cependant), les messagers successivement envoyés par Noble à Renart (B. Va et I),

36. Jean Dufournet, Le Roman de Renart. Branche XI. Les vêpres de Tibert, op. cit., p. 106-107.
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enfin le sénéchal Brichemer dans l'exercice de ses fonctions d'ambassadeur dépêché par le roi (B.
X). Dans le même conte se produit la première attaque sur la personne même du roi. Elle reste
toutefois dissimulée sous les dehors anodins de «soins» que Renart administre à Noble. L'affront
est cette fois ostensible lorsque le goupil abuse de la reine pendant son sommeil (B. la). Renart
frappera ensuite impunément le roi à la tête (B. la) avant d'usurper le trône et d'affronter le lion
sur le champ de bataille (B. XI).
Par le biais de ces affronts continuels, le but recherché par Renart est bien évidemment que
Noble, harcelé, cède à la tentation du despotisme tout comme Brun, sur ses incitations, oubliant
ses devoirs de messager royal, avait succombé à la gourmandise (B. I, v. 537-708, p. 68-78). Il
s'agit, en effet, de corrompre le pouvoir, pour que la renardie règne. Rapidement, la guerre entre
le loup et le goupil est reléguée au second plan. Elle laisse la place à l'opposition symbolique
«Noble/Renart». Chacun de deux personnages apparaît comme le «champion» de valeurs
antagonistes. Alors que Renart joue des vices, de la bêtise, de l'hypocrisie de ses contemporains, Noble
est au contraire le garant d'une certaine éthique et se veut le défenseur de la justice. La
condamnation de Renart n'est pas tant l'« hypocrisie» suprême d'une société livrée à la débauche que la
volonté de celle-ci de conjurer ses démons.
Le rapport de force est, en premier lieu, à l'avantage de Noble. Certes, le goupil échappe à la
justice dans la branche Va. Mais l'entourage du roi en porte l'entière responsabilité. Généreux,
sage, miséricordieux, le roi sait également se montrer inflexible. Gardien de la paix, déclarant
haut et fort sa volonté d'impartialité, il devient, devant la nécessité, chef de guerre courageux et
déterminé. Quelle opiniâtreté que de maintenir six mois durant le siège devant Maupertuis ! Mais
aussi quelle évidente faiblesse que de ne pas pouvoir s'en emparer ! Noble n'est tout d'abord pas
dupe de Renart. Mais, dans bien des domaines, l'autorité du roi se heurte à l'influence de ce
puissant baron. Couart, par exemple, de peur d'être dévoré par Renart, renie devant ce dernier sa
fidélité au roi (B. I, v. 1471-1474, p. 116). L'activité factieuse de Renart ne s'arrête pas là. Il
charme l'un après l'autre (à l'exception de Noble et de Brichemer) ses plus farouches adversaires.
Brun, qui, fustigeant Noble pour son impuissance face au goupil, se fait le partisan d'une justice
pour le moins brutale et expéditive (B. Va, v. 820 et ss, p. 376), oublie tous ses griefs contre
Renart lorsqu'il s'agit de goûter à un pot de miel. Noble se laisse progressivement conquérir par la
renardie. À partir de la branche I, il use d'un discours souvent sarcastique. Monarque désabusé, il
ironise au sujet de sa propre fonction (B. I, v. 45-54, p. 44). Dans la branche X, la maladie a rendu
réceptif au discours pernicieux de Renart ce souverain que les animaux désignent comme le
«meilleur roi de la terre» : oubliant toute équité, il sacrifie à sa guérison la peau de son connétable
et les cornes de son sénéchal. La volonté d'impartialité, le désintéressement cèdent dès lors la
place à la vénalité. La compromission du roi est consommée lorsque celui-ci se déclare le débiteur
du goupil qui devient, dans la branche XI, l'ami privilégié, le conseiller de Noble. La cour entière
le tient en très haute estime. Renart est enfin parvenu à son but. Avec lui, ruse, cruauté et perfidie
ont pénétré jusqu'au sommet de la hiérarchie sociale. Cynisme, avidité, brutalité, égoïsme, Noble,
dans le «Partage des proies» oppose ses propres armes à Renart, lequel, non sans malice, se
scandalise :
Se diex me voie,
Compère, bien sommes guite.
Bien vous a li rois afolé
Trestart sanz droit et sanz reson.
Si voie je Dieu et son non,
Grant mal a fet et grant outrage ; (B. X, v. 1384-1389, p. 444).
l'image du roi dans le roman de renart 273

On serait tenté de constater que ce n'est plus Noble mais Renart lui-même qui règne sur la gente
animale37 tant il est vrai que la figure initiale de ce roi-lion s'est considérablement altérée.
L'anthropomorphisme croissant du personnage témoigne qu'animal dénaturé, Noble s'est éloigné
progressivement de son modèle emblématique et glisse irrémédiablement vers le péché. Vertueux,
Noble avait bien des difficultés à imposer son arbitrage à cette société «où régnent les menteurs».
Maintenant que, selon les propres mots de Renart, le lion sombre dans le vice, il règne sans
partage.
La dépréciation de la figure de Noble le lion dans le Roman de Renart stigmatise en définitive la
faillite morale de la royauté contemporaine. S'il y a effectivement dysfonctionnement, au regard
du réfèrent christique, à quel niveau se situe-t-il ? Au cœur même des institutions monarchiques
et des prérogatives royales ou dans leur mise en œuvre ? La complexité du propos des conteurs ne
requiert-elle pas un autre niveau de lecture par rapport auquel la dévalorisation de l'« image» de la
royauté résulterait d'un parti pris plus parodique que satirique? Sondant, dans cette perspective,
le contenu idéologique de la branche I du Roman de Renart, Marie-Noëlle Lefay-Toury conclut son
article par la constatation d'un demi échec. À l'image de la localisation du siège du gouvernement
de Noble, l'idéologie renardienne est imprécise, changeante : «il semble bien (...) que la
signification du texte ne doive pas être recherchée au-delà du langage. Nous avons affaire à un jeu verbal
parfaitement gratuit, à un récit qui se crée et se détruit au fur et à mesure qu'il avance, à une
parole qui ne renvoie qu'à soi»38. Mais l'«insaisissabilité» de la cour de Noble ne démontre en rien
la gratuité de l'écriture. Elle résulte au contraire de son ambiguïté délibérée, figure rhétorique
renardienne par excellence : si la situation du siège du pouvoir royal est, dans la branche I,
incertaine, c'est justement que ce pouvoir royal est encore nimbé de symbolisme. La notion de
« maison » du roi se précise toutefois dès la branche Va où elle renvoie à trois réalités différentes :
— la «meson» du roi, ou plus exactement le «pales», est le siège du gouvernement central et
secondairement le lieu de résidence de Noble. Malgré l'équivocité du vocabulaire employé, on peut
admettre que la cour, l'assemblée des barons présidée par le roi, se réunit au palais ;
— par extension, le terme de «meson» recouvre une notion quasi juridique, comme en rend
compte cette déclaration de Noble au sujet de Renart :
Certes prouz est et afaitiez,
Et ne por quant il ert traitiez
Selon l'esgart de ma meson. (B. Va, v. 439-441, p. 356)
— le terme de «maisnie», enfin, est employé pour désigner la «maison» du roi regroupant ses
proches. Voici le lion présidant l'assemblée des barons :
Tôt entor lui siet a corone
sa mesnie qui l'avirone; (B. Va, v. 307-308, p. 350).
Perpétuellement en déplacement à travers les terres du roi, à l'instar de celle de Charlemagne et
de ses descendants, «logeant sous la tente véhiculée en des convois de chevaux et charrettes», la
cour de Philippe Auguste peut véritablement être comparée à ce «tourbillon dont le roi constitue
le centre» évoqué par John W. Baldwin39. Cette itinérance de la cour, comme le remarque René

37. Le motif de l'accession de Renart au trône est repris, sous une forme allégorique, dans Renart le Nouvel : nommé
sénéchal à la place d'Isengrin, Renart ne cesse de duper Noble, ne lui donnant que des mauvais conseils. Les deux animaux
s'affrontent lors d'une bataille navale. Renart conduit la nef des vices, Noble celle des vertus. La victoire revient au lion,
mais sa nef ayant disparu, le souverain s'embarque sur celle de Renart qui parvient à régner, entouré d'Orgueil et de
Fourberie. La conclusion du Couronnement de Renart est à peu près identique.
38. Marie-Noëlle Lefay-Toury, «Ambiguïté de l'idéologie et gratuité de l'écriture dans la branche I du Roman de
Renart», Moyen Âge, LXXX, 1974, p. 89-100; cf. p. 99.
39. John W. Baldwin, «L'entourage de Philippe Auguste et la famille royale», dans La France de Philippe Auguste. Le
temps des mutations. Actes du Colloque International du C.N.R.S., Paris, 29 sept.-4 oct. 1980, Paris, 1982, p. 59-73 ; cf. p. 60.
274 GCM, XXXVI, 1993 xavier kawa-topor

Fédou, est en fait révélatrice de la faiblesse d'un système administratif, patente dans le Roman de
Renart40 : l'autorité centrale ne pouvant se «faire sentir que sur place», le roi est condamné à un
nomadisme incessant41. L'éloignement ou le rapprochement de la cour du roi par rapport à
Maupertuis ayant une incidence directe sur l'autorité du souverain vis-à-vis du baron rebelle, la
circularité des lieux, mise en relief par Marie-Noëlle Lefay-Toury aurait une signification
beaucoup moins symbolique qu'il ne paraît. Sous les règnes de Louis VII et de Philippe Auguste, Paris
s'impose comme siège du gouvernement central : évolution dont semblent rendre compte les
aventures du goupil. Dès la branche X, la configuration du «palais royal» se dessine ; une
description, certes rudimentaire, met en évidence les deux parties essentielles d'un château du xne s. : le
domicilium, demeure seigneuriale (ici royale), comportant la grande salle ou aula, pièce de
réception, empreinte de solennité où, selon les mots d'André Châtelain, «pouvait se manifester la
majesté du propriétaire»42; l'enceinte fortifiée qui, d'abord réduite à sa plus simple expression,
s'étoffe peu à peu. Son rôle devient prééminent dans la branche XI : le siège du pouvoir royal
n'est plus tant ce palais évoqué dans les premiers contes, que cette «forteresse» ou ce «château»
que l'ost royal est contraint d'assiéger. Murs, fossés, pont-levis et portes protègent Renart
l'usurpateur, bien que le roi dispose d'un arsenal de redoutables machines de guerre43. La primauté des
contraintes militaires sur les exigences de la fonction résidentielle du château qui se traduit au
cours du xne s. en particulier par la propagation du donjon cylindrique, semble ici manifeste. Une
constatation s'impose toutefois : l'aspect militaire de la résidence royale reste jusqu'au bout
moins mis en valeur que celui de la forteresse de Maupertuis, véritable symbole de la puissance
seigneuriale défiant l'autorité royale.
Évoquer la question de l'itinérance de la cour puis de la «capitale» royale, c'est déjà poser le
problème de la «centralisation» de l'État féodal. Nous pouvions parler de «centralisation
personnelle» quand le souverain lion faisait de sa présence physique parmi ses sujets un procédé de
gouvernement, ou même lorsqu'il déléguait un messager porteur d'une lettre scellée du sceau
royal. Dès la branche Va néanmoins, l'hôtel-le-roi, qui au sens précis du terme désigne le groupe
de personnes qui vivent dans l'entourage constant du roi et le suivent dans ses déplacements,
constitue le noyau d'une administration centrale, les premiers jalons d'une «centralisation
institutionnelle». Comparativement à l'effacement significatif de la famille royale, deux membres de
l'entourage immédiat de Noble jouent un rôle déterminant dans le récit : il s'agit d'Isengrin le
connétable et du sénéchal Brichemer. Cependant, alors que dans le cas du loup, le nom de
«connétable» correspond plus à un titre aulique qu'à une fonction effective d'officier de la mesnie du
roi44, le cerf s'acquitte consciencieusement de ses attributions domestiques auprès du lion.
Respecté initialement pour sa vaillance, sa sagesse, son éloquence, son honnêteté à toute épreuve,
Brichemer présidant l'assemblée des bêtes réunies en conseil sur la demande du roi pour juger de
la culpabilité de Renart, se montre le défenseur opiniâtre des procédures judiciaires. À l'instar de
Philippe Auguste qui, à partir de 1191, supprime le dapiférat, Noble cédant progressivement à
l'autoritarisme prend-il finalement ombrage du prestige du sénéchal? Quoi qu'il en soit, à partir
du conte du «Lion malade», dont on situe la rédaction entre 1180 et 1190, où le cerf est à deux

40. René Fédou, L'État au moyen âge, Paris, 1971, 212 pp. («Coll. SUP 'L'historien'», 8).
41. Ibid., p. 101.
42. André Châtelain, Châteaux forts : images de pierre des guerres médiévales, Paris, 1983, 115 pp. («Patrimoine
vivant»), p. 16. C'est dans cette salle, située le plus souvent au premier étage de la tour, que siège Noble entouré de ses
barons, auprès duquel se rend ici le sénéchal Brichemer : «Mes oncques un mot ne respont / Tant qu'il fu en la sale amont /
Ou asemblé fu li barné» (B. X, v. 1125-1127, p. 248).
43. «(Noble) Drecher a fet meint mangonel, / Meint trebucet et meint caable» (B. XI, v. 2444-2445, p. 288).
44. La fonction de connétable est décrite avec force incohérence et imprécision, sans doute parce qu'elle ne revêt
aucun véritable intérêt pour le déroulement du récit. On insiste uniquement sur la respectabilité d'Isengrin et sur sa place
privilégiée auprès de Noble. Il représente en cela l'antithèse parfaite de Renart. Bien que le loup se laisse parfois aller à des
accès de violence et passe outre les recommandations du souverain, il est en général le prototype même du puissant baron
fidèle, et partant la victime désignée du goupil.
l'image du roi dans le roman de renart 275

reprises la victime innocente du goupil, l'image de Brichemer se ternit considérablement.


Consacrant l'effacement des grands officiers de la couronne, son rôle ira désormais en s'amenuisant45.
Le sénéchal perd toute crédibilité et incarne le laxisme coupable de la justice féodale.
Si, comme en témoigne l'étonnante fréquence du mot «cort» dans le texte, les conteurs insistent
davantage sur l'aspect de la puissance royale liée à la suzeraineté de Noble plutôt que sur son
strict pouvoir domestique, il n'en demeure pas moins que le rôle effectif de cette assemblée des
barons se réduit aussi à mesure que le récit se prolonge. Cet effacement progressif de la cour
coïncide paradoxalement avec le renforcement des liens féodo-vassaliques dans le Roman de
Renart. De l'hommage que les barons, à l'image de Renart46, ont prêté au roi Noble, dérivent des
obligations fondamentales qui donnent tout son sens à la vassalité : pour le seigneur, «protéger» le
vassal; pour le vassal, «servir» le seigneur. Jusqu'à la branche X, tous les barons s'acquittent
avec zèle de leur devoir ftauxilium et de consilium : tous ... à l'exception de Renart bien entendu.
Or, c'est précisément par opposition à cette défaillance du goupil que la cour, en ses attributions
judiciaires ou militaires, acquiert une importance réelle sur le plan dramatique. Elle émane donc
d'un «légalisme féodal» dont la fonction implicite est aussi de tempérer l'autoritarisme royal. Dès
la branche X, Renart devient un familier du palais royal, signe que la suzeraineté du roi se «mue»
en souveraineté, et ce par le biais même des rapports féodo-vassaliques : c'est en effet d'abord par
l'exercice de la justice et le maintien de la paix que Noble, comme le monarque français, semble
accroître son emprise sur le royaume.
«Imposez la paix parmi vos barons», «ordonnez que justice soit faite», crie l'ours au souverain
lion47. La dialectique sur laquelle se fonde l'épopée renardienne peut être exposée en trois points :
1. — Bien que Noble ait prescrit la paix à des barons jusque là particulièrement belliqueux (B.
II, v. 492-502, p. 232), Renart commet, dans le royaume du lion, une série d'agressions que,
derrière le masque animal, nous reconnaîtrons pour autant de guerres privées qui sont l'occasion
de razzias visant les paysans et leurs biens. L'antagonisme le plus caractérisé est, rappelons-le,
celui qui oppose Renart à Isengrin. Mais à mesure que les guerres se prolongent, leurs causes
premières se «diluant», elles prennent des allures de «vendettas», selon l'expression de Dominique
Barthélémy48 : le terme de «vengeance» est omniprésent dans la bouche d' Isengrin, comme dans
celle de Brun ou de Roënel le mâtin. L'ampleur des moyens dont dispose la noblesse animale, les
solidarités privées49, jouent en faveur de l'extension des conflits tant et si bien que, sans
l'intervention de Noble, on assisterait vraisemblablement à une véritable escalade dans la violence.
2. — À partir de la branche Va, Noble parvient tant bien que mal à imposer son arbitrage. Les
plaignants se réclamant de la paix du roi renoncent d'eux-mêmes à toute forme de vengeance
personnelle. Par le biais de l'exercice de la justice, Noble se réserve donc le monopole de la
violence physique légitime. Il est l'unique dépositaire du droit de vengeance vis-à-vis de Renart.
La procédure criminelle restant fidèle aux modèles énoncés par les coutumes, comme l'a démontré
Jean Graven50, le procès du goupil consiste en une double réparation : une amende «à partie»,
correspondant au rachat de la vengeance privée, subordonnée à une amende «à justice» (en
violant la paix, Renart s'est insurgé manifestement contre le roi).

45. Dans la branche XI, le sénéchal ne commande pas même l'un des dix corps d'armée de Noble. Il trouve finalement
la mort dans un combat singulier contre Rovel, le fils de Renart.
46. Renart déclare ainsi à Brun dans la branche I : «Vos avés droit, que par l'omaje / Que je fis Noble le lion, / One
vers vos n'oi entencïon / D'estre traîtres ne triceres, / Ne envers vos estre boiseres» (B. I, v. 568-572, p. 70).
47. «Metés pes entre vos barons» (B. I, v. 67, p. 44); «Fêtes le jugement seoir:» (B. I, v. 71, p. 46).
48. Dominique Barthélémy, «Vendettas et guerres privées au moyen âge», L'Histoire, n° 116, nov. 1988, p. 8-15.
49. Renart évoque ainsi devant Tibert ses préparatifs de guerre contre Isengrin : «Tibert, fait-il, je ai enprise / Guerre
molt dure et molt amere / Vers Ysengrin un mien compère ; / S'ai retenu meint soudoier / Et vos en voil je proier / Qu'a
moi remanés en soudées» (B. II, v. 700-705, p. 242-244).
50. Jean Graven, Le procès criminel du Roman de Renart. Étude du droit criminel au moyen âge, Genève, 1950, 159 pp.
276 CGM, XXXVI, 1993 xavier kawa-topor

3. — Noble s'avère cependant incapable de rendre justice à Isengrin et le goupil continue


impunément à perpétrer ses crimes.
L'impunité dont jouit Renart résulte certes de cette évidente contradiction inhérente au
jugement, mise au jour par Jean René Scheidegger : «l'innocence flagrante d'un Renart coupable»51.
Par les faits, Renart est coupable. Mais littérairement il ne peut être qu'innocent : il est la raison
d'être du roman. Sur le plan de l'idéologie toutefois, cette «immunité littéraire» n'est pas anodine ;
elle place le pouvoir royal devant une seule alternative : Renart vivant de facto «au-delà des lois»,
ou bien Noble reste dans le strict cadre de la légalité et le goupil se dérobera irrémédiablement à la
sentence prononcée par la cour, ou bien le lion quitte cette légalité et poursuit Renart sur son
propre terrain. Les sempiternelles provocations du baron félon ont valeur d'incitation, pour ce
souverain respectueux du droit, à confondre « exercice légitime de la violence physique » et «
assouvissement d'un désir de vengeance personnelle», et partant, à priver l'autorité royale de toute
légitimité morale. Les développements des branches XI et XVI en témoignent : le dessein renar-
dien n'est pas tant de stigmatiser l'inefficacité de la justice royale que sa faillite au plan éthique.
La brutalité dont use le roi-lion de «Renart empereur» peut encore être justifiée. Elle devient
complètement arbitraire cependant dans le «Partage des proies» où Noble prend finalement
l'initiative de l'agression. On aboutit alors à un renversement de situation notoire : si Isengrin jure
encore de se venger, ce n'est plus de Renart mais de Noble lui-même. Et si l'on évoque encore la
paix, c'est pour la qualifier de «paix à la Renart» (B. XVI, v. 844-848, p. 416). Les figures du
goupil et du lion interfèrent ici, à l'image des mondes humain et animal. L'équilibre quasi
symbolique de la hiérarchie animale est rompu. On voit, dans la branche XI, Renart s'allier au loup, son
ennemi héréditaire, et les personnages centraux du roman s'entretuer. On mesure ainsi quel parti
pris idéologique suggère le passage, dans le Roman de Renart, d'une représentation initiale
«idéalisante» de la paix à une conception nettement plus pragmatique. Au fur et à mesure que se ternit
le tableau pseudo-idyllique sur lequel s'ouvrait l'épopée renardienne 52, l'âge d'or s'éloigne.
Les temps ne sont plus aux lions mais aux renards. Il est difficile aujourd'hui de mesurer ce qui,
dans ce constat empreint d'amertume, résulte d'un regard satirique posé précisément sur la réalité
contemporaine de l'écriture des aventures du goupil. Le travestissement animal vise, en premier
lieu en effet, les «types sociaux». Les protagonistes du roman rendent si parfaitement compte de
la réalité humaine qu'ils paraîtraient incarner a contrario nombre de personnalités réelles, en
dehors même de notre cadre historique. Les similitudes existant entre les relations
qu'entretiennent Renart et Noble d'une part, Louis VI et Hugues du Puiset de l'autre, sont ainsi
particulièrement saisissantes53.
La chronologie des branches mise en place par Lucien Foulet reste souvent approximative et
aucune allusion n'atteint ici la précision de celles dont use Rutebeuf à l'égard de Louis IX. Renart
le Bestourné est cependant une œuvre de circonstance et le propos du Roman de Renart est,
semble-t-il, de portée plus générale. Néanmoins, si nous nous en tenons à la stricte chronologie, les
branches II, Va et I concerneraient le règne de Louis VII, les branches VI, la, Ib, XI et XVI
celui de Philippe Auguste. La tentation est grande ici de mettre en relation le changement de
règne avec l'ensemble des modifications plus ou moins brusques survenues aux alentours de la
branche X (composée entre 1180 et 1190) dans la définition du personnage de Noble.

51. Jean R. Scheidegger, «Les jugements de Renart : impunité et structure romanesque», Sénéfiance, n° 16, 1986,
p. 335-348.
52. Cf. branche II, v. 492-502, p. 232.
53. Cf. Achille Luchaire, «Les premiers Capétiens (987-1137)», dans Histoire de France depuis les origines jusqu'à la
Révolution, dir. Ernest Lavisse, Paris, 1901, t. II-2. Voir p. 314. Hugues du Puiset n'est que le type du baron félon
dévastateur. Ces exploits dans le détail des péripéties même (tel l'assassinat d'Anseau de Garlande / Pelé le rat) sont
singulièrement voisins de ceux de Renart. Que le souvenir de Hugues du Puiset soit suffisamment vivace pour inspirer,
quelque soixante ans plus tard, le Roman de Renart reste toutefois incertain.
l'image du roi dans le roman de renart 277

L'analyse des deux premiers contes n'apporte, de ce point de vue, que peu d'arguments à
l'entreprise de réhabilitation du roi Louis VII tentée par Marcel Pacaut. Pour ce dernier, la croisade que
Louis VII entreprit en 1147 n'avait procuré au roi aucun avantage, mais son échec «n'avait pas
nui à sa réputation, car il lui restait d'avoir osé entreprendre et de s'être bien conduit»54, d'avoir
été de fait le premier Capétien à conduire une expédition militaire en dehors des frontières du
royaume. Pourtant, quelque trente années plus tard, si le prestige moral dont fut auréolé
Louis VII conserve de son éclat, l'expédition du roi en Terre Sainte reste encore un sujet de
moquerie suffisamment répandu pour figurer parmi les thèmes récurrents du très populaire Roman
de Renart. Deux des plus sombres épisodes de cette croisade y sont évoqués. Le premier concerne
l'événement militaire qui décida finalement de l'échec de cette expédition guerrière. Il s'agit de
l'offensive des croisés sur Damas qui prit misérablement fin le 28 juillet 1148 lorsque les Damas-
quins utilisèrent l'annonce de l'arrivée prochaine de Nur Ad-Dîn pour inciter la cour de
Jérusalem, terriblement inquiète, à la négociation. Par un pernicieux renversement de situation dans le
discours de Renart, ce sont les païens qui s'enfuient à la seule évocation du nom de Noble55! La
seconde allusion se réfère apparemment à la campagne de dénigrement entreprise à la cour du
souverain à partir du printemps 1149 par Robert de Dreux et Henri de Champagne de retour de
Terre Sainte qui consista, entre autres, à faire circuler des bruits à propos des mésaventures
conjugales de Louis VII avec Aliénor d'Aquitaine. Le thème de l'infidélité de Dame Fière reste
souvent sous-jacent mais ne paraît pas sans rapport avec la réalité historique. On serait tenté de
croire que ce sont ses propres déboires de mari qui inspirent à Noble ce conseil au mari cocu à
l'adresse d'Isengrin (B. I, v. 45-54, p. 44), ou ce jugement sans appel à l'égard de «ceux qui
reviennent des croisades» (B. I, v. 1405-1408, p. 112-114). La lionne n'aspire-t-elle pas à délaisser
son mari pour le goupil qui, à l'instar d'Henri Plantagenêt, est son vassal le plus puissant?
Le manque de prestance et d'intrépidité du souverain fait l'objet de continuelles moqueries de la
part des conteurs. Mais la satire la plus virulente concerne l'entourage du roi. Le courroux de
Renart à l'égard de la politique de Noble visant à écarter les grands barons pour donner les
meilleures places à des «gens de rien» (B. I, v. 1226-1237, p. 104) doit sans doute être mis en
relation avec les renouvellements de personnel et de conseillers qui affectent, durant les règnes de
Louis VII et de son fils, la maison du roi. Marcel Pacaut, qui en a étudié les modalités, ne décèle
aucun abaissement du niveau social des conseillers du roi lors du profond remaniement du proche
entourage du monarque qui s'est opéré durant les années 1 150/54 56. Les grands bouleversements
n'interviennent que pendant la décennie qui suit le retour de croisade de Philippe Auguste,
période qui constitue, selon J. W. Baldwin, le véritable tournant du règne. La mise en scène dans
l'épopée renardienne de deux des personnages dont les noms figurent dans l'ordonnance-testa-
ment du roi de France est là pour en témoigner : le Roman de Renart, selon toute vraisemblance,
se fait l'écho d'un mécontentement semblable à celui suscité dans les cercles de la haute
aristocratie par l'accession aux plus importantes responsabilités d'hommes nouveaux, tels Frère Haimard
et Frère Guérin, ne se réclamant d'aucune fortune ou fonction antérieure57.

54. Marcel Pacaut, Louis VII et son royaume, Paris, 1964, 258 pp. («Bibl. Génér. Éc. Prat. Hautes Et.»), p. 58.
55. Cf. B. I, v. 1520-1524, p. 1 18. En ce qui concerne les allusions aux règnes de Louis VII et de Philippe Auguste dans
le Roman de Renart, voir en particulier l'étude de Lucien Foulet (op. cit.) partiellement reprise par John Flinn : Le
Roman de Renart dans la littérature française et les littératures étrangères, Paris, 1963, 721 pp.
56. Le rôle des nouveaux titulaires des grands offices de la couronne est volontairement limité par le monarque.
Cependant, vers 1160 apparaissent de nouveaux conseillers personnels, tels Henri, archevêque de Reims, Guillaume-aux-
Blanches-Mains, ainsi que le comte de Flandre Philippe d'Alsace. Ce ne sont pas là ces «nommes de rien» évoqués par
Renart. Seul le service de la chambre du roi est virtuellement aux mains de chambellans de deuxième ordre, en particulier
de Gautier, au service du souverain depuis 1150.
57. Bernard de Grandmont et Thibaud le riche bourgeois de Paris, cités dans l 'ordonnance-testament de 1190 (cf.
Œuvres de Rigord et de Guillaume le Breton, éd. H. F. Delaborde, I, Paris, 1882, p. 100-105), figurent effectivement parmi
les protagonistes de la branche VI. Cf. respectivement vers 1374 et ss, p. 472 et vers 1447-1460, p. 476.
278 CCM, XXXVI, 1993 xavier kawa-topor

Dans quelle mesure Philippe Auguste a-t-il servi de modèle à la peinture de ce roi Noble sans
scrupules, brutal et cupide, des dernières branches? Le manque patent d'indice permet
uniquement d'affirmer que le portrait de Noble semble en plusieurs points conforme à celui du souverain
français. Dans la perspective où le propos de la branche XI n'est pas exclusivement parodique, il
ajoute quelques traits satiriques essentiels. Noble est considérablement plus énergique que dans
les branches Va, I ou la. Il mène une campagne militaire efficace contre les sarrasins et se montre
d'une rare valeur guerrière58. Ce faisant, il apparaît passablement plus violent tant dans ses actes
(il tue le fils de Renart) que dans son discours. Dans le «Partage des proies», il fait preuve d'une
exceptionnelle lucidité «politique», parvenant même à duper Renart.
L'éloge de la ruse dans le Roman de Renarl témoigne, dans un apparent paradoxe, d'une
condamnation sans appel de l'hypocrisie sociale. L'emprise de la satire sur l'actualité reste en fait limitée.
Ou, plus exactement, les jeux du travestissement lui permettent de saisir d'emblée le cas
particulier, l'anecdote, dans l'idée générale, de porter le débat au niveau des normes et des concepts
essentiellement moraux. Conservatrice à l'égard de l'institution royale, ponctuellement critique
vis-à-vis du souverain contemporain, la satire des contes du goupil s'en prend avec virulence au
«siècle corrompu», champ d'action de Renart de plus en plus nettement assimilé à Satan.
La tromperie, le mensonge, l'hypocrisie peuvent être tenus pour ce que le moyen âge «déteste le
plus», selon l'expression de Jacques Le Goff 59. Le grand trouble des hommes des xne et xme s.,
dont les mentalités sont imprégnées d'un vaste sentiment d'insécurité qui n'est pas sans rapport
avec les bouleversements sociaux, politiques et économiques, vient de ce que les êtres et les choses
ne sont pas réellement ce qu'ils apparaissent. Si les sarrasins de la branche XI sont qualifiés de
«traîtres», toute la société animale, à de rares exceptions près parmi lesquelles Noble le lion
(jusqu'à la branche XVI), est faite de menteurs (B. VI, v. 131-134, p. 408) : les clercs sont
hypocrites, les femmes infidèles. Renart qui trompe tout le monde, est comparé au traître suprême :
Judas (B. VI, v. 131-134, p. 408). A contrario, l'épithète de nature de Dieu est «qui ne ment» (B.
X, v. 1374, p. 262). Où trouver les clefs d'appréhension de la dialectique renardienne «réalité/
représentation», si ce n'est dans les règles de ce jeu incessant entre les deux «apparences» du
goupil? C'est à son poil roux et son verbe que l'on pourrait reconnaître le fourbe si par la vertu
même de la parole, métamorphosant la réalité, Renart ne brouillait les pistes60. Développant un
discours de la tromperie, le goupil fait l'apologie de la tromperie du discours. Satire et parodie
confinent en définitive dans une volonté unique de se moquer à la fois du langage vain et
stéréotypé que la poésie et le roman courtois développent et de porter d'autre part un regard
puissamment critique sur la façon dont ce discours prétend proposer un modèle, un code de comportement
«courtois» totalement étranger au fonctionnement réel de la société féodale. La dérision opère ici
encore par le truchement d'un glissement permanent d'un registre empruntant au chevaleresque à
un registre de langage des plus scabreux. L'interférence de ces deux champs linguistiques met en
évidence le fait que si les protagonistes du Roman de Renart agissent et pensent par imitation de
personnages littéraires61, ils sont animaux; la courtoisie leur sied mal et ne saurait dissimuler la
bestialité de leurs instincts ou même être d'un quelconque recours dans une société pervertie. La
supériorité de Renart résulterait, de ce point de vue, de son cynisme et de son immoralité tandis

58. Jean Dufournet propose dans son introduction au Roman de Renarl une intéressante interprétation de l'épisode
de l'usurpation du trône par Renart dans la branche XI. Il s'agirait, d'après cet A., d'une critique virulente de Jean sans
Terre qui, en 1193, se saisit du royaume de son frère Richard Cœur de Lion en répandant la fausse nouvelle de sa mort. Cf.
op. cit., p. 5.
59. Jacques Le Goff, La civilisation de l'Occident médiéval, Paris, 1972, 510 pp. («Les grandes civil.»), p. 395-396.
60. Le meilleur exemple de cet état de fait est celui proposé par la branche Ib. Renart, traqué, prie Dieu de le rendre
méconnaissable aux yeux de ses ennemis. Le discours renardien étant maître du jeu, le Créateur s'exécute aussitôt et le
goupil tombe, quelques vers plus loin, dans la cuve d'un teinturier. Cf. vers 2221 et ss, p. 157.
61. Voir à ce sujet les études de L. Foulet (op. cit.); — P. Jonin, «Les animaux et leur vie psychologique dans le
Roman de Renart (branche I)», Ann. Fac. des lettres d'Aix, XXV, 1951, p. 63-82; — R. Bossuat, Le Roman de Renart,
Paris, 1957, 187 pp. («Connaissance des Lettres»).
l'image du roi dans le roman de renart 279

que la faiblesse du roi des premières branches serait la conséquence de sa partielle incapacité à
considérer la société dans sa réalité : au regard du déroulement du procès Va, I et VI, il semble
que la référence à l'éthique dont la littérature courtoise s'est faite le promoteur, exerce dans
l'esprit du roi une contre-influence par rapport aux préceptes du droit féodal ; les scrupules de
Noble dans la branche Va sont significatifs : le roi se refuse à condamner Renart pour avoir
commis l'adultère dans l'hypothèse où c'est par amour qu'il a agi (v. 425-428, p. 356).
Si Arthur et Charlemagne, figures royales légendaires par excellence, tiennent lieu simultanément
de «paradigmes» à l'œuvre de perversion renardienne, l'identification de Noble à l'un et l'autre de
ces personnages répond à deux types de préoccupations différentes. Plagiant les romans arthu-
riens, l'épopée du goupil décline à sa manière, sur le mode de la dérision, le thème du «fin' amor»
dont Renart, à l'exemple d'un Chrétien de Troyes, se fait le chantre (B. Ib, v. 2370 et ss, p. 164).
Hersent et Isengrin tiennent alors les rôles d'Iseut et du roi Marc, Dame Fière celui de Guenièvre
dans le Chevalier de la Charrette62 tandis que l'image du roi-lion se conforme au portrait littéraire
du souverain de la table ronde. La contrefaçon du modèle carolingien dépasse ce simple jeu
parodique ponctuel et semble procéder d'un degré de médiation supérieur. S'arrogeant le titre de
«baron» et exceptionnellement celui de «pair», les membres de l'aristocratie animale font montre
d'une application constante à singer les comportements «politiques» des protagonistes de la
légende de Charlemagne, et ce à l'imitation des féodaux contemporains63. C'est de ce «retour à la
source de Charles» qui selon Éric Bournazel et Jean-Pierre Poly devient, dans la seconde moitié
du xne s., le thème idéologique privilégié de la royauté capétienne, que témoigne ici le Roman de
Renart : l'adaptation du mythe carolingien à la réalité sociale et politique de la féodalité, dont
l'entourage du roi de France s'est fait l'artisan, a pour but d'ordonner les liens féodaux autour
d'une solide image mentale et partant d'enserrer peu à peu «les sires et les princes dans les rets
d'une fidélité plus contraignante parce que plus construite»64. Ce faisant, l'incarnation des héros
légendaires par la gente animale mesure, dans l'épopée renardienne, la distance existant entre
construction idéologique et réalité du pouvoir royal de la fin du xne et du début du xme s., et met
plus précisément en relief le paradoxe existant entre la représentation carolingienne et la nature
féodale de la monarchie capétienne.
L'image de Noble suit finalement une évolution presque parallèle à celle de «l'empereur à la barbe
fleurie» dans la littérature. En ce qui concerne la figure littéraire de Charlemagne, tout se passe
comme si, avec l'affermissement de l'autorité centrale sous Louis VII et Philippe Auguste, les
féodaux sentant leur autonomie se réduire, le mythe du souverain biblique et salvateur (ce
«nouveau David» d'Alcuin) cédait la place à celui d'un roi faible, conforme aux aspirations de
l'aristocratie. À mesure que la réalité s'éloigne de l'idéal féodal, se développe une image dégradée de
l'empereur injuste et cupide65. Le parti pris du Roman de Renarl accuse une connotation féodale
bien moins prononcée. La figure quasi biblique du lion «héroïque» n'y est jamais vraiment
incarnée. Elle ne sert que de référence initiale. Lorsque s'ouvre la branche II, Noble n'est déjà plus ce
lion légendaire. S'il se montre faible, ce n'est certainement pas conformément aux aspirations
profondes des conteurs. Bénéficiant d'une image globalement positive tant qu'il s'avère respec-

62. À l'instar de Guenièvre, Fière protège Renart en lui accordant son amour et son anneau (B. I, v. 1453 et ss, p. 116)
tandis qu'Hersent, tout comme Iseut à la Blanche Lande, prête à deux reprises un serment ambigu qui la disculpe aux
yeux de son mari (B. I, v. 145 et ss, p. 48-50).
63. L'exemple le plus significatif de la contrefaçon renardienne du modèle carolingien est sans doute fourni par la
branche XI qui emprunte à la Chanson de Roland la trame même du récit.
64. Éric Bournazel et Jean-Pierre Poly, La mutation féodale — x-xif s., Paris, 1980, 511 pp. («Nouvelle Clio», 16),
p. 297.
65. Dans Ogier le Danois, Charlemagne ne suit déjà plus que son instinct de vengeance au mépris de toute justice. Dans
Gaidon, à l'image de Noble, l'empereur se laisse corrompre par l'argent des traîtres, tandis que Jean de Lanson, au début
du xme s., met en scène ce même souverain s'attaquant contre toute raison à un seigneur qui, tel Isengrin dans la
branche XVI, n'a commis aucune rébellion. On pourra consulter à ce propos : Dominique Boutet et Armand Strubel,
Littérature, politique et société..., op. cit., p. 99-100.
280 CCM, XXXVI, 1993 xavier kawa-topor

tueux du droit et soucieux du bonheur de son peuple, Noble parvient finalement à s'identifier à
son modèle carolingien lorsque l'un et l'autre sombrent dans le despotisme. Le lion du roman
renoue alors avec l'orgueil et la cruauté du léopard. L'attitude apparemment contradictoire
qu'adopte le Roman de Renart vis-à-vis de l'évolution de la nature du pouvoir royal en France à l'aube
du xme s., se comprend à la lumière de cette « intertextualité » : la dépréciation de l'image de la
royauté coïncidant, dans le Roman de Renart, au renforcement de la puissance souveraine (et ce
malgré un attachement manifeste des conteurs à la monarchie), relève finalement d'une incapacité
à «penser le temps». Contre l'Histoire, l'épopée renardienne défend le temps cyclique du mythe66,
dans le cadre duquel uniquement l'opposition du loup, du lion et du renard se comprend.
Consacrant la victoire implicite mais non moins définitive de Renart sur Noble, la branche XI met un
terme à cette lutte intemporelle : les rois ont cessé d'être des lions. L'accession au trône de
Renart, symbolisant le triomphe de la ruse sur la force, sanctionne en définitive, du point de vue
de l'idéologie, le passage des temps héroïques à l'ère de la politique67.
Xavier Kawa-Topor
Centre Européen d'Art
et de Civilisation Médiévale
F-12320 CONQUES

198166.(«Nouv.
Cf. Moses
bibl.I. scientif.»),
Finley, «Mythes,
p. 9-41. Mémoire et Histoire», dans Mythes, Mémoire, Histoire. Les usages du passé, Paris,
67. Voir à ce sujet l'art, de Georges Balandier : «Ruse et Politique», dans La ruse [ouvrage collectif], Paris, 1977
(«Coll. 10-18», sér. «Cause Commune»), p. 21-31.

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