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SOMMAIRE

I. LE MALI ET NOUS

II. AUX SOURCES HISTORIQUES D’UNE CRISE


MAJEURE

III. LES « ANNÉES ATT » COMME REPÈRE


FONDAMENTAL

III. COMMENT LA FRANCE A PERDU LE MALI

IV. IBK, LES RENDEZ-VOUS MANQUÉS D’UN


POUVOIR SOLITAIRE

V. CES FAILLES SYSTÉMIQUES QUI RENDENT


DIFFICILE UNE VICTOIRE DÉCISIVE

VI. LE SPECTRE D’UN ÉTAT FAILLI

VII. COMMUNAUTÉ INTERNATIONALE AU MALI :


QUAND LA « SOLUTION » DEVIENT LE
PROBLÈME

VIII. MANŒUVRES À BAMAKO

IX. LE SÉNÉGAL DOIT SE RÉVEILLER !

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En écrivant sur le Mali, je dialogue avec mon cœur. Par deux
fois (en 2002 et en 2013), j’ai eu l’honneur et la chance, en
tant que Sénégalais, de participer à deux campagnes
présidentielles victorieuses auprès, respectivement, de
Amadou Toumani Touré et d’Ibrahim Boubacar Keita.

De mon séjour dans ce grand pays, je retire une expérience


prodigieuse. Je m’y suis forgé des amitiés merveilleuses qui
m’ont permis de découvrir, dans le temps et dans l’épreuve, le
versant noble de la nature humaine.

De l’antique empire du Ghana au tata de Babemba, en


passant par les sublimes legs du Mali, du Songhaï et du
Macina, sans oublier les postures chevaleresques des
Amonakels, la patrie de Kankan Moussa, de par sa
contribution remarquable à la création de bastions de
civilisations, représente pour notre continent, ce que fut la
Grèce ancienne pour l’Europe : une matrice culturelle
féconde, créatrice de sens et libératrice de l’esprit humain.

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L’attachement à ce Mali éternel nous impose donc ce devoir
d’inventaire, sans concession, pour mieux comprendre les
maux qui accablent le Mali contemporain. Ces maux sont
aussi les nôtres. Prenons garde !

La démographie galopante, le chômage structurel de la


jeunesse, l’explosion des réseaux sociaux qui bouleversent
les paradigmes traditionnels, l’urbanisation sauvage, la mal
gouvernance chronique, l’absence de créativité politique et
institutionnelle capable de prendre en charge des mutations
denses et globales, déclenchent partout à travers l’Afrique de
puissantes dynamiques qui convergent vers des épilogues
désastreux, à moins d’un sursaut gigantesque et solidaire.

Oui, le Mali préfigure nos épreuves de demain. Il est ce


laboratoire des alternatives quasi inéluctables. En guise de
conclusion sacrée et fraternelle, nous dirons que le Mali sera
ou nous ne serons pas.

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Le Mali, cet immense et précieux voisin, est au carrefour de
son destin. L’insécurité exponentielle qui y règne, en plus de
la faillite du système de gouvernance, est source légitime
d’une grave préoccupation, voire de frayeur. Avant d’en venir
aux conséquences tragiques de cette crise et à ses
répercussions potentiellement dévastatrices, un détour
séquentiel est nécessaire afin d’en appréhender les péripéties
historiques.

Elle est, avant tout, le résultat d’une trajectoire chaotique


provoquée par la combinaison de plusieurs facteurs dans la
longue durée : mauvaises options des gouvernements
successifs, ruptures institutionnelles répétitives,
environnement géopolitique défavorable, mutations
socioculturelles négatives, tout relié, d’une manière ou d’une
autre, au marqueur d’intensité des phénomènes subversifs
qu’est la question touarègue.

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Cette crise, comme dans la plupart des pays africains, est
avant tout, une crise de construction de l’État - Nation. Le
projet d’un État fort, centralisateur, faisant abstraction des
différences multiformes qui caractérisent sa réalité
démographique, s’est heurté dès l’aube de l’indépendance à
la défiance d’une partie des populations du Nord, notamment
Touaregs.

Habitant de part et d’autre de la frontière algéro-malienne, le


puissant sous-groupe des Ifoghas des Adrars avait caressé
au moment des indépendances le rêve d’un rattachement à
l’Algérie, après l’échec du projet colonial de l’Organisation
commune des régions sahariennes. Le refus de la France
d’accorder une suite favorable à cette revendication est
considéré, par eux, comme une dette morale que l’ancien
colonisateur doit porter sur sa conscience.

Cependant, faut-il voir dans le refus presque atavique de


certains Touaregs d’être commandés par une majorité
écrasante des Noirs du Centre et du Sud comme l’expression
du mépris, voire du racisme ?

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Les détracteurs de la cause touarègue en sont convaincus,
tandis que les intéressés rejettent l’accusation avec
véhémence. Quoiqu’il en soit, dès 1963, une première
rébellion touarègue éclata sous Modibo Keita. Cette
insurrection précoce appelée « Alfellaga » est promptement
réprimée avec l’aide de l’Algérie et du Maroc.

Outre le soutien ferme de l’Algérie, qui était redevable au Mali


pour avoir hébergé l’aile Sud du FLN (Front de Libération
nationale) basée à Gao et dirigée par feu Abdelaziz Bouteflika
pendant la guerre de libération, le régime de Modibo Keita put
aussi compter sur une armée disciplinée, entrainée, sous le
commandement du charismatique général Abdoulaye
Soumaré.

La grande ferveur patriotique qui agrégeait les consciences


anticoloniales entrainait aussi dans son sillage un nombre
important de cadres du Nord tous défavorables à cette
première rébellion d’origine féodale.

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La férocité de la répression qui s’abattit sur les insurgés
contribuera à sédimenter dans leurs cœurs et dans les esprits
un ressentiment durable et une méfiance instinctive.

Le régime de Modibo Keita avait une base solide au départ. Il


portera très haut le prestige international du Mali. Au plan
interne, il a construit un État fort et amorcé une
industrialisation volontariste.

Toutefois, l’autre aspect de son bilan, occulté par ses


thuriféraires, est loin d’être reluisant : en effet, le premier
président du Mali a enfermé dans les bagnes de Taoudenit et
de Kidal ses opposants emblématiques, parmi eux Fily Dabo
Cissokho et Hamadoun Dicko, sous prétexte de complots
avec des « preuves » laborieusement exposées.

Le socialisme économique radical qu’il instaura dans un pays


héritier d’une longue tradition de liberté commerciale, sans
compter les dérives des miliciens, favorisera l’émergence d’un
front hostile et déterminé contre son régime. Il est aussi vrai
que son engagement en faveur des mouvements de libération
de l’Afrique dérangeait considérablement le camp occidental.

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En 1968, il est déposé par un groupe de militaires dirigé par
Moussa Traoré. La nouvelle junte hérita d’un outil de défense
solide et du soutien actif de l’Algérie.

Sous le règne de Moussa Traoré, deux grands cycles de


sécheresse, au début des années 1973 et au début des
années 1980, éprouveront durement les nomades du Nord.
Ces cycles de sécheresse conduiront beaucoup de Touaregs
à l’exil, dont une grande partie en Libye. Une vérité historique
doit être martelée : sans Mouammar el Kadhafi, la rébellion
touarègue n’aurait jamais connu une telle évolution militaire.

Les ténors de cette rébellion ont été tous formés dans les
armées de l’ex-guide de la Jamahiriya. Iyad Ag Ghali,
l’homme qui perturbe aujourd’hui le sommeil des dirigeants de
la région, a été un combattant de premier plan dans la légion
islamique de Kadhafi. À ce titre, il a fait la guerre à Beyrouth
aux côtés des Palestiniens lors du siège de la capitale
libanaise par l’armée israélienne.

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Les grandes figures militaires touarègues que sont les
Hassan Ag Fagaga, Ibrahim Ag Bahanga, Shindouk
Ould Najim (chef d’état-major du MNLA) sont tous passées
par les académies libyennes, en dépit de l’implication de leurs
devanciers dans les premières rébellions.

À ce stade, une parenthèse utile s’impose. Les Touaregs sont


très divers. Le sous-groupe des Ifoghas des Adrars, qui est
au centre des rébellions récurrentes, est la classe dite
« noble » et dirigeante. Les Ifoghas ont des alliés fidèles. La
classe historiquement servile des Imaghas est
démographiquement très importante.

De toute façon, il faudra un orfèvre en ethnographie et en


anthropologie pour démêler l’atomisation des groupes et des
sous-groupes composant le monde touareg.

Question : une gestion démocratique du terroir avec le


suffrage universel serait-elle de nature à bouleverser la
hiérarchie du pouvoir dans le monde touareg ?

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Certains y voient l’une des causes du refus de normalisation
politique et administrative de la classe des féodaux.

D’autres Touaregs, très nombreux, et éloignés de l’épicentre


des Adrars, comme ceux de Ménaka et ailleurs (tels que les
Ouellmedins), ne partagent pas forcément l’objectif de la
rébellion.

Une autre réalité amplifie aussi la volatilité de la situation.


L’État central malien, du premier régime de Modibo Keita au
dernier régime d’IBK, a malheureusement échoué dans trois
domaines de gouvernance essentiels : le désenclavement
conséquent, la décentralisation effective et efficiente et
l’inclusivité culturelle des minorités dans l’espace public.

Toujours est-il qu’en 1990 la deuxième rébellion touarègue


éclate par l’attaque du camp militaire de Ménaka. Au nom de
son mouvement dénommé MPLA (Mouvement populaire de
libération de l’Azawad), Iyad Ag Ghali revendique l’attaque.
Son mouvement fédérait autour de lui beaucoup de
sensibilités touarègues, en dehors des Ifoghas dont il est issu.

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En janvier 1991, le régime finissant de Moussa Traoré signe
avec cette rébellion les « Accords de Tamanrasset ». En mars
1991, il est renversé par l’armée. Le lieutenant-colonel
Amadou Toumani Touré (ATT) prend la direction de la
Transition qui dura jusqu’en juin 1992. À la veille de son
départ, il signera avec les rebelles un « Pacte national » qui
renforçait les accords de Tamanrasset.

Pendant la transition, une conférence nationale fut organisée


pour faire table rase du passé et acter l’avènement d’un
régime dit démocratique.

Après des élections présidentielles, Alpha Oumar Konaré du


parti ADEMA est élu à la tête du pays. Son régime dit
démocratique peut se targuer d’un excellent bilan dans les
domaines des libertés publiques, de la libéralisation de
l’économie, de l’urbanisation et de l’émergence d’une classe
moyenne.

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Toutefois, le revers est terriblement décevant. C’est en effet
sous le règne de Alpha Oumar Konaré qu’a commencé le
processus d’affaiblissement de l’État. Les droits sociaux
accordés, sans réflexion stratégique, aux corps régaliens
(police, magistrature, commandement territorial) permirent
leur syndicalisation anarchique, source d’une nouvelle
vulnérabilité de l’État et de perte d’autorité. Konaré porte
également une grande responsabilité dans la déliquescence
de l’outil de défense de son pays.

Avant son accession au pouvoir, l’armée malienne était l’une


des meilleures de l’Afrique de l’Ouest. Par naïveté
idéologique ou peur de coups d’État, son régime procédera
méthodiquement au dépeçage d’un bel héritage avec le gel
des programmes d’équipement, des recrutements laxistes et
une féminisation prématurée.

À l’heure des confrontations récurrentes avec les rebelles, les


effets de ces mauvaises options se sont fait sentir dans la
déroute et les regrets.

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Le séparatisme qui se nourrit à la fois des échecs des
gouvernants et d’une sourde rancœur n’en sera pas
apprivoisé. Le régime d’Alpha Oumar Konaré est aussi
responsable du démantèlement du système éducatif.

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Après une nouvelle alternance à la mode ping pong, Amadou
Toumani Touré revient au pouvoir en 2002. Porté à la
magistrature suprême par un puissant mouvement citoyen
avide d’une gouvernance de rupture, ATT se démarquera de
ses soutiens originels, une fois aux affaires, en optant pour un
mode de gouvernance basé sur le consensus général et mou.

Une sorte de « partitocratie » dépourvue de cette boussole


programmatique qui donne sens et cohérence à l’action
publique.

D’emblée, il nomme l’ancien haut-commissaire de l’OMVS, le


Touareg Ahmed Mohamed ag Hamani au poste de Premier
ministre. Un pari politique visant à flatter les sentiments de la
communauté d’origine du nouveau Premier ministre pour
apaiser la situation.

Tout Général qu’il était, ATT n’a pas été à la hauteur des
efforts attendus de lui pour « réarmer l’armée », selon la
formule de l’éminent journaliste Saouti Aïdara.

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Son refus persistant de muscler l’outil de défense est un des
mystères de son héritage. À son actif, on doit relever
néanmoins un bon bilan en terme de désenclavement et de
construction d’infrastructures structurantes.

Les années ATT constituent un repère majeur pour


comprendre la complexification de la crise du Nord.

C’est durant ces années que plusieurs facteurs géopolitiques


se sont accumulés pour changer la nature de la crise
malienne. En effet, d’une rébellion récurrente et localisée, la
situation a métastasé pour devenir un cancer de subversion
généralisé.

En premier lieu, c’est l’avènement d’un corridor transsaharien


de trafic de drogue qui changera la donne. Flash back : les
années 1990 et 2000 ont été marquées par une guerre
implacable menées par l’Agence américaine de lutte contre la
drogue (DEA) contre les narcotrafiquants d’Amérique centrale
et du Sud.

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Il fallait donc, pour les grands dealers, trouver une nouvelle
filière plus poreuse. La côte Atlantique ouest africaine fut
choisie comme point idéal d’entrée compte tenu de la nature
faible de certains de ses États. La Guinée Bissau (dont
l’ancien chef d’état-major Antonio Indjai vient de faire l’objet
d’un avis de recherches pour capture par les USA en relation
avec ce trafic) et la Guinée Conakry de Lansana Conté en
deviendront les plaques tournantes.

Partant de ces côtes, l’immense désert malien a été ciblé


comme une zone de transit. Le fameux épisode d’Air
Cocaïne, cet avion calciné en plein désert après
déchargement de sa cargaison de drogue, n’était qu’un bout
d’une criminalisation généralisée de la zone.

Cette criminalisation, qui perdure, favorisera d’autres trafics


résiduels ou périphériques, comme la contrebande de
cigarettes ou le trafic d’êtres humains.

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S’y greffera un autre trafic plus ignoble, le « business
d’otages » ; les négociations pour la libération d’otages
occidentaux contre des rançons consistantes ont attiré une
foule d’intermédiaires avides de gains faciles avec des
ramifications insoupçonnables au niveau de certains palais de
la sous-région.

Pendant ce temps, la défaite des groupes armés en Algérie


après une insurrection manquée des Salafistes a provoqué le
repli vers le Sud, c’est à dire dans l’Adrar des Ifoghas, des
combattants rescapés aguerris. Le gouvernement algérien,
qui a infiltré au plus haut niveau les groupes terroristes
présents dans le pays, a-t-il complaisamment laissé faire ce
redéploiement vers le Sud ? Ce pour ne serait-ce que trois
raisons : éloigner du pays une poignée d’irréductibles, garder
la main sur le dossier malien dans un contexte mondial de
lutte contre le terrorisme et, enfin, par crainte de heurter les
sentiments de sa propre population touarègue composée du
groupe des Ifoghas de Tamanrasset.

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Dans ce dossier, comme toujours, l’Algérie a une approche
sophistiquée difficilement déchiffrable. Toutefois,
contrairement aux idées reçues, le basculement d’une partie
du Nord malien et du Centre n’est pas uniquement le fait
d’envahisseurs maghrébins. Beaucoup d’habitants dans ces
parties du pays ont épousé le Salafisme en y voyant un
« authentique retour aux sources originelles de l’Islam ».

La réislamisation radicale d’une partie de la société malienne,


comme dans la plupart des pays musulmans d’Afrique noire,
a bénéficié des pétrodollars saoudiens et du prosélytisme
actif des Pakistanais.

L’avènement en Turquie et en Egypte des pouvoirs


d’obédience de la confrérie des Frères musulmans a amplifié,
à l’échelle du monde islamique, le phénomène du Salafisme.
Cette mutation a introduit une pluralité nouvelle chez les
militants armés du Nord en termes d’objectifs et de
composition démographique.

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Le basculement vers cette idéologie d’un Iyad Ag Ghali
(ancienne figure titulaire du mouvement touareg autonomiste
et laïc) s’explique par l’existence de ce terreau favorable, et
en même temps fonde le changement des objectifs de son
combat qui ne sont plus l’autonomisation ou l’indépendance
de l’Azawad, mais l’islamisation de l’ensemble du pays.

Certains disent aussi que c’est lors de son séjour en Arabie


saoudite où il travaillait au Consulat du Mali – poste qu’il a
acquis à la faveur des négociations avec le pouvoir central -
qu’il aurait épousé la doctrine salafiste.

La guerre de l’Occident contre le régime de Kadhafi eut


également une conséquence directe sur le Mali avec le retour
au bercail des supplétifs touaregs lourdement armés. L’effet
cumulatif de l’ensemble de ces facteurs a fait du vaste désert
Nord malien un espace incontrôlable dans lequel terroristes,
rebelles et trafiquants de toutes sortes se meuvent à leur
guise, entretenant des systèmes croisés d’activités
criminelles.

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Cette situation nouvelle a réduit considérablement les
capacités régaliennes de l’État central. En 2006, le président
ATT signe avec les mouvements rebelles les Accords de paix
à Alger, les énièmes, avec à la clé une concession
stupéfiante : la démilitarisation, autrement dit le retrait de
l’armée de la zone du conflit. Une première. La rébellion
nordiste n’en sera pas pour autant domptée. Au contraire !

Elle se manifestera davantage en synchronisant ses actions


avec celles des Touaregs du Niger dans une nouvelle phase
éprouvante pour les deux États. C’est la troisième rébellion
touarègue.

Pour y faire face, le pouvoir de Bamako encouragera la


création de milices d’autodéfense composées de populations
noires sédentaires et des groupes touaregs loyaux tels que
les « Imaghas » du Colonel El Hadj Ag Gamou.

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Cette option informelle de l’État, qui autorise les pratiques peu
orthodoxes dans son financement, permettra aux acteurs de
l’ombre d’évoluer dans l’interstice d’un monde sans droit
amplifiant le phénomène de criminalisation de l’espace Nord
du pays.

L’armée malienne était en réalité très affaiblie par des


décennies de négligence. Nantis de nouvelles armes
provenant de l’arsenal de Kadhafi, les Touaregs, notamment
les « Ifoghas » et leurs alliés les « Adnanes » déclenchent la
quatrième rébellion en 2011.

Ils conquièrent rapidement quelques villes secondaires telles


que Tessalit et Aguelok. Cette dernière localité a été le témoin
d’actes barbares contre des prisonniers de l’armée malienne.
La tragédie provoquera une onde de choc dans tout le pays.
Les femmes de la garnison de Kati organiseront une marche
sur le palais de Koulouba, obligeant le président ATT en
personne à sortir pour les calmer.

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Le 26 mars 2012, à quelques mois de la fin de son mandat,
ATT est victime d’un coup d’État mené par un groupe
d’officiers subalternes avec le capitaine Sanogo comme figure
de proue. La rupture de la chaine de commandement qui s’en
suivit a été le catalyseur d’une conquête foudroyante des
principales villes du Nord (Kidal, Tombouctou, Gao) par le
MNLA, aussitôt expulsé par les « djihadistes » plus armés et
déterminés.

Le Mali était désormais coupé en deux. Les nouveaux maîtres


du Nord iront jusqu’à détruire les mausolées de Saints à
Tombouctou qu’ils considèrent comme des lieux d’adoration
non conformes à l’orthodoxie musulmane.

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L’intervention française au Mali était dans l’air à la fin de
l’année 2012. L’Afrique, dont un des membres était victime
d’une agression menaçant son existence, était incapable de
réunir les moyens humains, matériels et financiers pour lui
porter secours. Il fallait, pour elle, organiser des
« conférences de donateurs » (sic) afin de trouver les
quelques 375 millions de dollars – ou la moitié de cette
somme –nécessaires, que tout le continent ne pouvait pas ou
ne voulait pas réunir.

À Bamako même, une junte dirigée par le tonitruant capitaine


Sanogo détenait la réalité du pouvoir malgré la présence d’un
président de transition, M. Diocounda Traoré, ancien
président de l’Assemblée nationale. Les « glorieux »
putschistes étaient davantage occupés à piller de ce qui
restait des maigres deniers de l’État que de se battre pour la
reconquête de leur patrie occupée.

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Le 20 décembre 2012, par la résolution 2085, le Conseil de
sécurité des Nations Unies autorisait le déploiement, sous
conduite africaine, d’une mission internationale de soutien au
Mali (MISMA). C’était trop tard !

Au début de l’année 2013, Iyad Ag Ghali, chef touareg de


l’organisation Ansar Dine, qui occupait le Nord en compagnie
de l’AQMI et du MUJAO, prend une décision qui allait
accélérer la cadence de l’Histoire : la descente vers le Sud.

La coalition confère longuement dans les environs de la


commune de Bambara maoundé, dans le cercle de Gourma
Rharous. À partir de là, deux groupes se dirigent séparément
vers le Centre : l’un descend sur la commune de Konna et
l’autre fait cap sur la ville de Diabali, dans le cercle de Niono.

Pour rallier leur objectif, les envahisseurs ont-ils utilisé des


moyens rudimentaires (pirogues et bêtes de somme), ou des
engins camouflés pour se protéger des caméras à infrarouge
des avions espions qui ronronnaient dans le ciel ?

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Ou encore, ont-ils progressé en petits convois de véhicules
afin d’éviter que le panache des fumées d’une logue colonne
n’attire la curiosité du ciel ? C’est un débat superflu, car la
constante historique est que, d’une manière ou d’une autre,
ils ont pu atteindre leur objectif et en masse.

Dès le 9 janvier, leur présence aux abords de Konna était


signalée par les habitants. C’est le branle bas à Bamako. Le
président de la Transition, Diocounda Traoré, était favorable à
une intervention française immédiate pour stopper l’avancée
des assaillants. La junte était farouchement contre pour une
raison toute simple : une présence des forces étrangères
allait changer les rapports de force internes.

La France aussi avait d’autres objectifs stratégiques au Mali,


à savoir, empêcher la création d’un « Sahélistan » qui
menacerait directement les frontières Sud de l’Europe, la
sanctuarisation de ses alliés stratégiques de la côte
Atlantique – Côte d’Ivoire et Sénégal – et une revanche sur
l’Histoire, des décennies après la fermeture de sa base de
Tessalit par le nationaliste Modibo Keita.

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Posture paradoxale d’un pays qui veut combattre le
« djihadisme » au Sahel en armant les mêmes « djihadistes »
en Syrie !

Le 10 janvier 2013, la coalition des groupes armés attaque


Konna au petit matin. Avant 18h, l’armée malienne était en
déroute. Les soldats n’étaient plus motivés, en partie à cause
du comportement de leur hiérarchie à Bamako. La prochaine
cible des « djihadistes » était Mopti, en passant par Sévaré.
Mopti était le dernier verrou militaire avant la capitale.

Iyad Ag Ghali voulait-il se frayer un chemin pour aller


conquérir Bamako et y proclamer l’avènement d’un émirat
islamique d’obédience wahhabite ou voulait-il simplement
conquérir Mopti pour sécuriser l’aéroport Ham Bodédio afin
d’empêcher le déploiement de la force internationale sans
cesse annoncée ? Nous y reviendrons plus loin.

Le président de la Transition Diocounda Traoré décide de


faire appel à la France pour une intervention immédiate sous
le chapitre 51 de la Charte des Nations Unies.

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Craignant des représailles des militaires aux aguets qui
menaçaient de marcher sur Koulouba en cas d’une demande
d’intervention terrestre de la France et aussi le courroux du
grand Chérif de Nioro, un homme très influent dont le père fut
déporté par l’administration coloniale et donc hostile à
l’intervention française sur le territoire malien, le président de
la Transition s’est contenté d’une demande d’intervention
aérienne dans sa première requête.

Paris refuse cette proposition, arguant que depuis la guerre


en Irak il est prouvé qu’une intervention aérienne était
insuffisante pour gagner une guerre. Le président Traoré
chargera sa garde rapprochée (le Secrétaire général
Ousmane Sy et le Conseiller diplomatique Brahim Soumaré,
fils du Général Abdoulaye Soumaré, fondateur de l’armée
malienne) de proposer une nouvelle mouture où il sera
question d’ « une intervention aérienne immédiate de la
France, d’appui renseignement et appui – feu ». « Appui –
feu », concept très large, pouvant justifier toutes les gammes
d’intervention utilisant le feu des armes.

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La lettre de Diocounda Traoré contenait aussi une clause
confidentielle de protection juridique des troupes françaises
au Mali. Une clause qui sera formalisée plus tard avec un
document de référence nommé « Sofa ».

Pour conférer à l’intervention une légalité internationale


supplémentaire, la France obtiendra du Conseil de sécurité,
réunie en urgence dans la nuit du 11 janvier, une déclaration
qui appelle « les États membres à aider les forces de défense
et de sécurité maliennes à réduire la menace représentée par
les organisations terroristes et affiliées ». On remarquera ici la
valeur juridique d’une simple déclaration de cette instance
comparée à une résolution numérotée.

Le 11 janvier, l’armée malienne repart à l’offensive avec


l’appui des forces spéciales du dispositif « Sabre », avec des
hélicoptères décollant du site DjIbo, au Burkina Faso.
L’opération « Serval » est déclenchée. La ville de Konna est
reconquise après une bataille au cours de laquelle l’armée
malienne fera preuve d’héroïsme.

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Le 14 janvier, l’autre groupe de « djihadistes » attaque la
commune de Diabali d’où ils délogent l’armée malienne qui se
replie avant de repasser à l’offensive.

Au même moment, un groupe de commandos français est


pré-positionné devant le barrage de Markala pour sécuriser le
précieux ouvrage. Les mirages 2000 D du dispositif
« Epervier » au Tchad entrent en action. Une colonne
motorisée de l’opération « Licorne » en Côte d’Ivoire s’ébranle
en direction du Mali, à vive allure.

Les premières troupes africaines de la MISMA débarquent


dans le sillage de l’intervention française ; elles auront comme
tâche la sécurisation des zones libérées, à l’exception des
troupes tchadiennes qui ont accompagné l’armée française
dans les batailles du Nord, notamment dans l’Adrar des
Ifoghas.

La MISMA est relayée par la Mission multidimensionnelle


intégrée des Nations Unies pour la stabilisation
au Mali (MINUSMA) à partir du 1er juillet 2013.

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L’armée malienne évoluant sur le terrain accueille d’un bras
fraternel ses nouveaux « partenaires » français. Ensemble,
c’est la reconquête rapide de plusieurs localités du Nord sous
le joug des « djihadistes », dont Tombouctou et Gao. Le
peuple malien acclame la France, les drapeaux tricolores
pavoisent les rues, avenues et balcons des grandes villes. Le
nom du président français François Hollande est donné à des
nouveaux nés. Le 2 février, le chef de l’État français effectue
une visite triomphale dans Tombouctou libérée. C’est
l’apothéose !

Cependant, à des centaines de km au Nord de « la cité des


333 Saints », c’est une autre scène contrastée qui s’y
déroule.

En déroute partout, les « djihadistes » se réfugient dans le


massif de l’Adrar des « Ifoghas », une forteresse naturelle qui
enjambe la frontière algéro-malienne. À Kidal précisément, la
capitale des « Ifoghas », l’heure est aux manœuvres
suspectes.

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Du jour au lendemain, on y annonce la naissance d’une
nouvelle organisation : le Mouvement islamique de l’Azawad
(MIA). Un rapide examen de sa composition révèle une
tentative de recyclage des éléments « djihadistes » d’Iyad Ag
Ghali. Le porte-parole du nouveau mouvement ne serait autre
que… l’ancien porte-parole d’Ansar Dine.

Pour faire bonne figure, le MIA rallie Mohamed Ag Intalla, le


fils de l’Amenokal des « Ifoghas », Intalla Ag Attaher, en
compagnie de son frère Alghabass Ag Intalla, proche d’Iyad
Ag Ghali. L’un des concepteurs de cette métamorphose ne
serait autre que Ahmada Ag Bibi, l’homme qui servirait
d’intermédiaire entre Iyad Ag Ghali et les Français.

Pendant ce temps là, le MNLA qui avait été chassé de la ville


de Kidal par les « djihadistes », avant l’intervention française,
réoccupe une partie de la ville. Les deux mouvements, MNLA
et MIA proclament séparément leur volonté de lutter contre le
« terrorisme ».

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Dans la foulée, le MNLA annonce la capture de deux grands
« terroristes » en fuite, Mohamed Ag Mohamed et Oumaini
Ould Baba. La DGSE française tire les ficelles en coulisses.
Son tropisme pro-Touareg est de notoriété publique.

C’est dans cette ambiance que débarquent à Kidal les


éléments précurseurs de l’armée française pour la future
bataille de Tigharghar : les commandos de l’armée de l’air
N°10, une unité des forces spéciales, les commandos de
l’infanterie marine du premier RPIM (Régiment des
Parachutistes de l’Infanterie Marine). Ils prennent contact
avec le chef d’état-major du MNLA, le légendaire colonel
Najim.

Les Français ne voulaient pas traiter publiquement avec le


MIA qui était trop sulfureux. D’ailleurs, ce mouvement mort-né
se sabordera pour devenir HCUA (Haut – Conseil pour l’Unité
de l’Azawad), signataire plus tard au sein de la CMA
(Coordination des mouvements de l’Azawad) de l’accord de
paix et de réconciliation avec Bamako en 2015.

36
Ces deux dirigeants emblématiques deviendront des députés,
élus sur la liste du RPM (Rassemblement pour le Mali), parti
d’IBK. Comprenne qui pourra !

Les Français récupèrent donc le MNLA pour, disent-ils,


profiter de sa connaissance du terrain afin d’atteindre d’autres
objectifs : extirper les derniers « djihadistes » refugiés dans
l’Adrar et libérer leurs otages au nombre de sept (7), qui
seraient détenus, selon les renseignements de la DGSE, au
niveau du massif de Tigaharghar. Ils inventent une formule
langagière pour se prémunir d’accusations de collusion avec
un mouvement qui, quelques mois plutôt, avait proclamé
l’indépendance de l’Azawad : « Patrouille en commun et non
une patrouille commune ».

La France était déjà dans un schéma de traitement de Kidal


différent de celui mis en œuvre à Gao et Tombouctou. En tout
cas, pour le MNLA, il est hors de question de voir l’armée
malienne revenir en masse à Kidal avant un accord global.

37
Essayons de voir, en toute objectivité, les arguments en
présence pour en tirer une conclusion honnête. Les partisans
d’un traitement différentiel de Kidal, particulièrement le
ministère français de la Défense dirigé à l’époque par M. Jean
Yves Le Drian, avançaient plusieurs arguments du point de
vue des intérêts français et de l’intérêt général, selon eux.

Entre autres :
- la France n’a pas vocation à soutenir l’armée malienne à
reconquérir une ville malienne tenue par un groupe armé
malien qui a des revendications qui datent de très longtemps ;

- la solution armée est impossible, il faut un règlement


politique ;

- si la France devait s’engager dans une opération hostile


contre les Touaregs, elle risquerait de perdre un soutien dans
une région en proie à une instabilité chronique et, pire, elle se
mettrait à dos les « Ifoghas » de l’autre côté de la frontière au
Niger, ce qui mettrait en péril l’exploitation des mines
d’uranium d’Arlit.

38
- enfin, pour retrouver les otages, le concours du MNLA était
nécessaire compte tenu de sa connaissance du terrain.

Les contestataires de l’option du traitement différentiel de


Kidal, dont l’ambassadeur de France au Mali, Christian
Rouyer, assuraient que la France risquait d’y perdre
beaucoup, notamment la fin de l’idylle avec l’opinion
malienne. Il fallait, argumentaient-ils, accompagner l’État
central dans la reconquête intégrale de son territoire, quitte à
encadrer l’entrée de l’armée malienne à Kidal pour éviter
d’éventuelles exactions. Christian Rouyer sera limogé séance
tenante.

En vérité, la France aura commis une erreur monumentale


qu’elle paye encore aujourd’hui en terme d’impopularité, car
les Maliens étaient choqués et outrés par ce comportement.
L’opinion publique française devrait se demander comment
une sympathie générale et fervente s’est transformée en
hostilité ardente ?

39
40
Jeudi 19 septembre 2013, les astres étaient alignés dans le
firmament soudano-sahélien pour célébrer le retour en fanfare
du Mali dans le concert des Nations. Ibrahim Boubacar Keita,
triomphalement élu président de la République, prêtait
serment devant des milliers de ses concitoyens dans un stade
du 26 mars plein à craquer malgré une chaleur étouffante.

Le gotha diplomatique international était au rendez-vous pour


savourer ces instants d’espérance. Même le souverain
alaouite, Sa Majesté le Roi Mohammed VI, était de la partie,
lui qui n’assiste presque jamais à des investitures de
présidents, fonction éphémère pour un monarque héréditaire.

Des patriotes maliens lucides s’interrogeaient en sourdine sur


les réelles capacités du nouveau capitaine du Maliba à
manœuvrer avec dextérité entre récifs et bancs de sable, sur
le chemin du redressement national.

La réponse n’allait pas tarder. À commencer par le traitement


du dossier fondamental qu’est la question touarègue.

41
Pendant la campagne électorale, le candidat IBK était le seul
qui était accueilli avec les honneurs à Kidal. Le chef des
« Ifoghas » Amenokal Intalla Ag Attaher, en personne, avait
demandé à toute sa communauté de voter pour lui. Pour les
Touaregs, IBK était ce fameux « kankélétigui », l’homme qui
respecte toujours sa parole. Lors des élections législatives qui
ont suivi la présidentielle, le fils du chef des « Ifoghas »,
Mohamed Ag Intalla était d’ailleurs élu sous les couleurs du
RPM.

Le moment était donc favorable, l’ambiance générale ultra


positive pour engager sereinement et sans pression des
négociations afin de trouver un épilogue politique définitif au
vieux dossier du Nord. Malheureusement, le nouveau maître
de Koulouba (palais présidentiel malien) traina les pieds. Petit
à petit, la situation sur le terrain se dégrade.

42
À l’occasion de l’inauguration du barrage de Félou, dans la
région de Kayes, IBK martèlera ceci : « Il n’y aura pas de
négociation avec les rebelles tant qu’ils n’auront pas déposé
les armes. Un rebelle ne peut pas se hisser à mon niveau.
Kidal reviendra dans le giron du Mali !». Acclamations
bruyantes de son opinion publique chauffée à blanc.

L’heure n’était donc pas aux négociations mais aux


préparatifs militaires souterrains pour une revanche.

Au mois de mai 2014, le jeune et fougueux Premier ministre


Moussa Mara décide de se rendre à Kidal, de gré ou de force,
contre l’avis du MNLA qui tient la ville, de la communauté
internationale et même du ministre de la Défense Soumaïlou
Boubèye Maïga.

Pour les sceptiques, l’armée malienne étant en pleine


restructuration, une nouvelle aventure était trop risquée.

43
Qu’à cela ne tienne, le PM tenait à son voyage, disant à qui
voulait l’entendre qu’il serait inconcevable d’empêcher une
haute Autorité malienne de visiter une partie du territoire de la
République.

C’était fort légitime. Les opposants à cette initiative rétorquent


qu’il s’agissait juste d’une question de timing.

Le 17 mai, Moussa Mara débarque à Kidal dans une


ambiance de guerre. Sa délégation est accueillie par des
rafales. Le bilan est lourd, plusieurs morts sont dénombrés et
de nombreux blessés. « 28 morts et 62 blessés du côté des
agresseurs et 8 morts et 25 blessés du côté de l'armée »,
selon le ministère malien de la Défense, ainsi qu'une trentaine
de fonctionnaires retenus en otages dans le gouvernorat.

Exfiltré, le Premier ministre malien avait trouvé refuge au


camp de la MINUSMA. Le gouverneur qui était revenu à Kidal
à la suite de négociations et quelques services sociaux
publics furent expulsés.

44
Avec la déroute de l’armée malienne, le président IBK sollicite
un cessez-le-feu immédiat dans un discours pathétique à la
télévision nationale. Le rapport de force était de nouveau en
faveur de la rébellion.

Contraint par la tournure des évènements sur le terrain, il


autorisera la reprise des négociations dans le cadre du
processus d’Alger. Le 20 juin 2015, fut signé au Centre
international de conférences de Bamako (CICB), l’Accord de
paix et de réconciliation entre l’État du Mali et les
mouvements armés, sous l’égide de la communauté
internationale.

Plusieurs mois après la signature de l’Accord, les dirigeants


de la rébellion étaient encore logés dans les grands hôtels de
Bamako nourris et blanchis aux frais de l’État central. Les
Maliens n’en croyaient pas à leurs yeux. Du sang, du temps
et de l’argent inutilement gaspillés, alors que le nouveau
président bénéficiait au départ d’une situation avantageuse
pour éviter toutes ces péripéties humiliantes. Que de rendez-
vous manqués !

45
À peine élu, le président IBK s’est acheté un nouvel aéronef.
D’après une étude commanditée par ses services, l’avion de
commandement utilisé par ses prédécesseurs ATT et
Diocounda Traoré ne serait plus sûr techniquement. Il n’y
aura jamais, cependant, une contre-expertise pour corroborer
les conclusions de cette étude. Les conditions nébuleuses
d’acquisition de l’aéronef font l’objet, à ce jour, d’une
procédure judiciaire qui vaut à l’ex-Premier ministre
Soumaïlou Boubèye Maïga sa détention actuelle.

L’achat d’un avion était-il une priorité pour le Mali qui venait à
peine de sortir d’une occupation ? De nombreux Maliens ont
été déçus par cette décision d’un président sur lequel ils
fondaient beaucoup d’espoir.

Ce n’est pas tout. IBK avait aussi engagé de coûteux travaux


d’embellissement de l’annexe du palais occupée auparavant
par son prédécesseur, le président de la Transition, à cause
de la destruction partielle du bâtiment principal lors du coup
d’État contre ATT.

46
Cette annexe ne répondait pas trop au goût du nouveau
locataire. Par exemple, le carrelage était jugé sommaire, il
fallait donc du marbre de haute qualité ! Des milliards
engloutis pour donner, aujourd’hui, ce qui est sans doute, l’un
des plus luxueux bureaux de chef d’État au monde.

Son goût immodéré des dépenses a été une faille


adroitement exploitée par les puissances étrangères pour
adoucir ses positions. Pourtant l’homme avait des velléités de
rupture au début de son mandat. Au seuil de sa prise de
fonction, il avait fait jurer sa famille devant Dieu et « sur le
sang des Keita » de ne jamais se mêler des affaires
publiques.

Quels moyens ont été utilisés pour inverser ce serment au


point que la présence de la famille devienne puissante et
pesante ? Une présence qui finira par parasiter la
gouvernance du pays et favoriser des actes de corruption
inouïs.

47
Sur la sauvegarde de l’image de son pays, il eut également,
au départ, des divergences chaudement exprimées avec les
partenaires étrangers, notamment la France. Sa volonté
d’émancipation se manifestait, comme en témoignent ses
rencontres houleuses avec certains plénipotentiaires
occidentaux.

Au fond, la communauté diplomatique occidentale,


notamment, était agacée par ce qu’elle considérait comme
des atermoiements dans le traitement des dossiers politiques
du Nord. Ainsi, les messages, en guise de « rappels à
l’ordre », n’ont pas tardé. Sous la double plume de Patrice
Lhomme et de Gérard Davet, le journal « Le Monde » publie
en mai 2014 un article dévastateur sur les « accointances
délictuelles » du nouveau président.

Quelques temps après, un autre missile imparable est lancé


par les deux artificiers. La dernière livraison révélait les
contenus très gênants de ses communications avec l’un de
ses plus proches fidèles, Chabane Maïga.

48
Plus tard, lorsque fut révélée la relation privilégiée entre les
deux journalistes du « Monde » et le président François
Hollande, à l’occasion de la parution de leur livre commun,
« Un président ne parle pas comme ça ! », on devina
aisément l’origine des fuites.

IBK, cet homme aux immenses qualités humaines, sera


desservi par ses vulnérabilités. Il était surtout inaccessible. De
lui, on pouvait même parler d’une inaccessibilité
phénoménale pour un dirigeant d’un pays en profonde crise.

Face aux manœuvres sophistiquées des puissances, le


peuple avec lequel il était en rupture ne pouvait être pour lui
d’aucun secours. Son suprême isolement empêchait la
convergence vers lui d’un élan patriotique.

Mais l’échec le plus grave de son régime, ce fut


incontestablement la déstabilisation du Centre du pays.

49
Comment en est-on arrivé à ce brasier incandescent, dans ce
Centre autrefois endroit paisible, où cohabitaient
harmonieusement différentes ethnies ?

Que cela soit le résultat d’une stratégie perfide visant à élargir


la composition ethnique du « Djihad » ou la conséquence d’un
engagement téméraire d’un rebelle dans l’âme, le pyromane
porte un nom : Amadou Koufa. Fondateur du Front de
Libération du Macina, Koufa est un affidé du redoutable Iyad
Ag Ghali. Ils sont tous affiliés à al Qaïda. Il était avec les
« djihadistes » qui avaient attaqué Konna.

Après l’intervention « Serval » et la contre-offensive de


l’armée malienne, lui et ses amis se sont dispersés dans la
nature en attendant des jours meilleurs. Petit à petit, ils se
signalent par des incursions dans le Centre du pays.

50
Au départ, Koufa était à la tête d’un groupe marginal.
L’immense majorité de ses parents Peuls ne voulait pas le
suivre car il professait un Islam radical qui était aux antipodes
de l’Islam confrérique.

Même s’ils utilisaient à merveille l’héritage symbolique de


l’Empire Peul du Macina pour rallier sa communauté.

Comment expliquer alors l’essor fulgurant de son


« djihadisme » en quelques années seulement ? En grande
partie, par les erreurs du pouvoir.

Ne réussissant pas à embrigader ses parents en grand


nombre, le chef de la Katiba de Macina imposa l’omerta par la
terreur. Tout contact, a fortiori toute collaboration avec les
forces de défense et de sécurité, était considéré comme une
traîtrise et châtié de manière exemplaire et dissuasive.

51
Les forces de défense et de sécurité qui se heurtaient par la
suite au silence apeuré des civils interprétaient cette attitude
comme de la complicité motivée par la solidarité ethnique.
Les exactions qui en résulteront provoquent le basculement
progressif des jeunes dans le camp des « djihadistes », pour
se venger ou protéger leurs parents.

A contrario, les populations Dogons, qui ont beaucoup de


parents dans l’armée, contrairement aux Peuls, accepteront
volontairement la collaboration avec les forces de sécurité
pour se protéger du danger des « djihadistes », s’attirant ainsi
le courroux des rebelles armés.

Pour faire face aux représailles des rebelles, les Dogons


créeront des milices d’auto-défense avec le soutien actif des
déserteurs de l’armée issus de leur communauté.
L’engrenage vertigineux de la crise prend le contour d’une
guerre intercommunautaire.

52
Représailles et contre – représailles s’enchaînent, des
villages entiers Peuls comme Dogons, sont rayés de la carte.
Les tueries de masse se multiplient, une tragédie
insoutenable !

La corruption des administrateurs locaux, qui perdent toute


légitimité aux yeux des populations, aggrave la situation. Les
vieilles querelles autour des terres prennent une autre
dimension avec des convoitises anciennes assouvies par la
force.

À ce niveau, on doit s’interroger sur la responsabilité du


pouvoir central. Qui a armé les milices ? Qui les a laissé
prospérer dans le secret espoir de rééditer « l’exploit » des
milices au Nord ?

Pourquoi le gouvernement malien, au moment où le Premier


ministre était Soumaïlou Boubèye Maïga, avait-il refusé de
cautionner les initiatives de réconciliation portées par
d’éminentes personnalités des deux ethnies ?

53
Pourquoi le Premier ministre Soumaïlou Boubèye Maïga avait
lui-même arboré une tunique des chasseurs, donc des
miliciens, lors d’une réunion publique ? Cet accoutrement
symbolique a été interprété comme un geste de parti-pris en
faveur d’une communauté. En vérité, le basculement du
Centre est l’exemple typique de la défaillance systémique du
pouvoir central.

Un engagement politique conséquent, s’appuyant sur une


démarche pédagogique appropriée et une bonne
communication aurait pu, dès le départ, juguler les tendances
à la communautarisation d’une crise dont les enchaînements
étaient visibles.

L’ampleur de cet échec, et ses graves conséquences,


s’explique par la distorsion du mode de gouvernance du
régime. Avec l’avènement de Boubou Cissé comme Premier
ministre, le pouvoir a essayé de corriger le tir en multipliant
les initiatives de réconciliation intercommunautaire. Hélas !
C’était trop peu et trop tard. Le mal était déjà fait.

54
55
L’ampleur des échecs de l’État malien dans la lutte contre les
rébellions et le terrorisme met en relief son impuissance
organique qui procède des failles systémiques parasitant son
efficacité. Le Mali est d’abord ce pays en guerre dont le
système démocratique frise l’anarchie.

La discipline, l’altruisme dans le sens sacré de l’intérêt


général, sont sacrifiés sur l’autel des corporatismes. Là où on
devait s’attendre de tous des dons, y compris le don de soi
pour sauver la patrie en danger, on assiste à la surenchère
syndicale réclamant à l’État plus que ce qu’il ne possède.

Les corps régaliens (magistrature, police, commandement


territorial) ultra syndiqués deviennent une source de
vulnérabilité permanente pour l’État. Le pays est dépourvu
d’un service de renseignement à la hauteur du défi historique.

56
Héritière de la police politique du régime de Moussa Traoré,
la Direction générale de la sécurité d’État (DGSE) dispose
d’un pouvoir tentaculaire, disperse son énergie et ses moyens
dans des pratiques et mœurs incompatibles avec l’efficacité
pointue attendue d’elle en temps de guerre.

Au lieu de trophées de guerre au détriment des ennemis qui


assiègent la nation, on a droit au fichage tous azimuts des
hommes politiques, des trafics d’influence au sein du milieu
économique, des voies de fait sur des citoyens innocents, des
enlèvements crapuleux (comme cet assassinat du
malheureux journaliste Birima Touré), le tout dans l’impunité
totale que lui confère son statut hors norme.

La « SE » (Sécurité d’État) agit en dehors de tout contrôle de


l’appareil judiciaire, se mêle de tout et de rien, même de
l’organisation de meetings politiques au temps du défunt
régime. Une situation aggravée par la composition hybride de
ses ressources humaines.

57
Le renseignement pur, l’évaluation - anticipation et
l’opérationnel sont confondus parfois dans les mêmes
services, souvent opérés par les mêmes agents. Sa
redoutable efficacité dans le contrôle et l’intimidation des
citoyens en fait un instrument convoité par tous les régimes
qui se succèdent, en dépit de son éloignement de sa vocation
véritable.

La réforme du service de renseignement est devenue donc,


pour le Mali, une priorité essentielle. Par une ordonnance en
date du 1er octobre 2021, le président de la Transition, le
Colonel Assimi Goïta a créé un nouveau service de
renseignement dénommé « Agence nationale de sécurité
d’État » (ANSE).

L’aridité des articles de l’ordonnance, la nature très liberticide


de ses nouvelles prérogatives, sans aucune garantie
d’efficacité, en fait une « SE » en pire.

58
Les Autorités actuelles en conviennent : un vrai travail de
diagnostic est nécessaire avant la création d’une nouvelle
structure à la hauteur des enjeux.

Une étude dans ce sens serait en cours. Pourquoi donc la


création précipitée de l’ANSE ? Juste pour régulariser une
situation administrative, dit-on. L’autre faille systémique est
l’absence d’un Conseil national de sécurité digne de ce nom,
comme lieu de concentration de compétences transversales
et outils d’aide à la formulation et à la prise de décisions.

Un véritable Conseil national bien doté en ressources


humaines est indispensable en ces temps de défis
existentiels, pouvant donner non seulement des réponses
opérationnelles avisées mais aussi une perspective globale et
permanente.

59
Jusqu’à une période récente, c’était le Conseil supérieur de la
défense qui officiait à la Présidence de la République. Il se
réunissait de manière épisodique au gré des évènements
pour prendre des décisions opérationnelles ponctuelles.

L’actuel pouvoir de Transition a voulu corriger le tir en créant


un Conseil de sécurité dont la direction est confiée à l’ex-
ministre de la Défense, Yamoussa Camara. Sa composition
militaire et son mode de fonctionnement en fait un super état-
major particulier du chef de la junte. Or, les objectifs doivent
être plus ambitieux et l’ouverture aux compétences civiles
fiables plus effective.

Comment concilier la sécurité et la liberté, la justice et la


stabilité ?

Comment réussir des règles d’engagement militaires


efficaces avec une neutralité professionnelle sur un terrain
d’opérations parasité par la communautarisation du conflit ?

60
Comment instaurer une discipline, dans les rangs, qui
transcende le sentiment d’appartenance des éléments au
moment où l’appel à la solidarité communautaire se fait
persistant ?

Comment sanctionner des exactions afin d’empêcher le


basculement des victimes dans le camp de l’ennemi sans
risquer une mutinerie ?

Comment créer un environnement patriotique galvanisant


sans tomber dans le nationalisme ombrageux ?

Autant de questions fondamentales auxquelles fait face le


Mali aujourd’hui qui ne peuvent être résolues que dans le
cadre d’une doctrine globale de contre – insurrection. Seul un
Conseil national de sécurité avec des compétences civilo-
militaires transversales peut prendre en charge ces questions
en faisant intervenir des disciplines diverses et bien
articulées : sécurité, sociologie, culture, anthropologie,
diplomatie, communication, etc.

61
62
Des pans entiers du territoire malien échappent désormais au
pouvoir central. Au Nord, les grandes agglomérations sont
encerclées par une insécurité totale.

Les deux branches du « djihadisme armé », GSIM (Groupe


de soutien à l’Islam et aux musulmans) et l’EIGS (État
islamique dans le Grand Sahara) se partagent des fiefs,
notamment dans la zone des trois frontières ou Liptako-
Gourma (Mali – Burkina Faso – Niger) et il arrive souvent que
les deux groupes s’y affrontent violemment.

L’EIGS – Daesh – se signale régulièrement par des tueries de


masse. Il est à noter que quelques uns parmi ses éminents
dirigeants ont été éliminés par la force Barkhane, sans que
cela ne réduise son ancrage local, cela du fait des moyens
considérables qu’il tire des trafics touchant à l’orpaillage
clandestin, liés à la contrebande et au vol de bétail.

63
Principale alliance « djihadiste » au Mali, le GSIM affilié à al
Qaïda est l’organisation terroriste la mieux implantée. Son
inspirateur et stratège Iyad Ag Ghali a une connaissance
pointue du territoire malien. C’est une cible jusque là
insaisissable. Sa stratégie de harcèlement dans une guerre
asymétrique épuise les forces d’intervention étrangères,
essentiellement aériennes, et qui sont faiblement
accompagnées par l’armée nationale.

L’autre démembrement hyper actif du GSIM est la Katiba du


Macina dirigée par Amadou Koufa. Ses succès sont
étonnants. Elle gagne du terrain au détriment des milices
dans les zones de Koro et de Douentza.

Pour avoir la paix, beaucoup de villages dans ces zones


signent des pactes de soumission. Dans les cercles de
Bankas et de Bandiagara, les affrontements entre miliciens et
« djihadistes » ne faiblissent pas.

64
Récemment, il s’est passé dans les environs du village de
Marébougou, dans le cercle de Djenné, un événement
exceptionnel : pour la première fois, l’utilisation d’un gaz
toxique par les « djihadistes » a été rapportée. Si cette
information est vérifiée, cela risque de changer radicalement
la situation sur le terrain.

Le village de Marébougou, qui est un verrou important dans


cette zone, est le théâtre d’affrontements réguliers entre les
miliciens et les « djihadistes ». Il y a quelques semaines, en
voulant en finir avec les hommes de Koufa dans cette zone,
les miliciens avaient sollicité des renforts de leurs collègues
venus de l’ensemble du territoire national. Beaucoup d’entre
eux, selon leurs propres récits, étaient encouragés par la
présence des ténors précédés d’une solide réputation
d’invulnérabilité aux balles.

La réplique foudroyante des « djihadistes », avec des


roquettes, a fait des ravages dans les rangs des miliciens. Le
bilan est lourd de part et d’autre.

65
Plusieurs dizaines de morts dans le camp des assaillants et
un nombre considérable de matériels de guerre abandonnés
sur place. Après cet affront, les miliciens étaient amers. Dans
plusieurs vidéos, certains d’entre eux affirment qu’ils avaient
été encouragés par l’armée qui les a abandonnés une fois le
combat engagé, et que leur rôle n’est pas de protéger le pays,
une mission qui revient à l’État qui doit l’assumer pleinement.

Dans le cercle de Niono, dans la région de Ségou, aussi, les


« djihadistes » font régner leur loi. Ils y brûlent des récoltes et
du matériel agricole. Ils y détruisent des villages entiers,
obligeant les populations à s’enfuir ou à se soumettre à leurs
conditions. Des actes ignobles.

Les embuscades contre l’armée se font de plus en plus avec


des engins plus sophistiqués. Du Nord au Centre, les
« djihadistes » conquièrent des territoires plus vastes, les
administrent suivant leur propre conception de la vie
collective.

66
Des centaines de village sont rayés de la carte ; plus de 1500
écoles étaient fermées durant la dernière année scolaire par
des terroristes opposés à l’enseignement moderne.

L’administration publique exerce ses prérogatives dans un


territoire national considérablement amoindri. Dans les
régions de Kidal, Gao, Ménaka et Taoudénit, 18
administrateurs sur 131 étaient présents à leurs postes en
juin dernier selon l’ONU. Dans les régions de Mopti et de
Ségou, 18 sous-préfets sur 93 étaient présents sur leur lieu
d’affectation à la même période.

51 maires sur 108 avaient abandonné leurs postes dans la


seule région de Mopti. Près de la moitié des collectivités
locales du pays sont hors du contrôle de l’État. Plus de quatre
cent mille Maliens sont aujourd’hui réfugiés ou déplacés à
l’extérieur du pays ou à l’intérieur du territoire national.

Aux environs de Bamako, se multiplient en ce moment des


camps de fortune où vivent, dans des conditions
infrahumaines, des déplacés privés de tout, qui ne survivent
que grâce à l’altruisme des humanitaires.

67
« Si chaque mosquée parmi les milliers que compte Bamako
donnait chaque jour mille francs pour soutenir ces déplacés,
nos frères et sœurs auront de quoi se nourrir », proteste
Samba Diagouraga, un malien né en France.

C’est dans ce contexte que les appels se multiplient pour


négocier avec ces groupes armés en position de force et qui,
en retour, posent leur condition qui n’est autre que le départ
des forces étrangères. Ces appels publiquement assumés,
comme l’idée de faire intervenir des mercenaires étrangers,
interrogent gravement sur les ultimes capacités de résilience
de l’État malien face aux épreuves qui l’assaillent.

Paradoxalement, une voix comme celle du Chérif Madani


Aïdara, leader d’un groupe religieux de tendance soufie et
président du Haut – Conseil islamique, est celle qui appuie le
plus fortement le projet de dialogue avec ces groupes armés
pourtant coupables de violences indicibles sur des
populations civiles. Oublie-t-il que lui et son mouvement
risquent d’être les premières victimes en cas de victoire de
ces « djihadistes » ?

68
La grande cité religieuse Dilli fondée par Cheik Abdoulaye
Kane est empêchée, depuis deux ans, par les mêmes
« djihadistes », de célébrer la naissance du Prophète (PSL)
ou Maouloud. De toute façon, le temps joue en faveur de ces
derniers si les tendances actuelles ne sont pas radicalement
inversées. L’avenir du pays se pose effectivement en terme
de « si ».

Si l’État malien ne retrouve pas son efficience, si la


communauté internationale continue de faire du surplace au
lieu de changer les paramètres de son intervention, si les
voisins du Mali n’intègrent pas la gravité de la situation en
mettant en œuvre une stratégie plus volontariste et solidaire,
cette victoire prochaine des « djihadistes » n’est plus
uniquement une vue de l’esprit.

Les activités économiques, en dehors de ce qu’on peut


appeler le « Mali utile », sont presque partout à l’arrêt. Le
Centre du pays, qui est probablement la plus grande zone
d’élevage de l’Afrique de l’Ouest, est ravagé par la guerre.

69
Le déplacement de l’insécurité vers l’Ouest du pays met en
péril la richesse aurifère. Les hommes d’al Qaïda sont de
redoutables stratèges ; ils fournissent l’assistance alimentaire
là où c’est nécessaire, ils abolissent les impositions
contraignantes propres au système régalien.

Les populations sont, par exemple, libres de couper du bois


dans les forêts jadis classées, les bergers infortunés de faire
paître leurs troupeaux dans les vastes plaines autrefois
administrées par des féodalités. La justice expéditive et
vigoureuse instaurée permet une sécurité relative, appréciée
par des populations que l’on pense sauver. Terrible
tromperie ! C’est un système entretenu simplement grâce aux
détournements des moyens de l’État central.

Au vu de ce qui se passe, au regard de ce tableau peu


reluisant, une question tabou mais désormais incontournable
émerge : « Où est l’armée nationale ? ». Cette question a son
sens car les affrontements signalés sur le terrain opposent
généralement les supplétifs aux « djihadistes ».

70
Les pertes qu’elle subit sont surtout le fait d’embuscades,
d’accidents liés à l’explosion de mines ou d’attaques contre
ses camps. Autant reconnaître une troublante posture
statique.

Il y a comme une démotivation conjoncturelle à cause de


l’effet durable, désastreux, des politiques successives des
gouvernants et de la réalité du terrain ; ces causes ont pour
noms l’abandon du théâtre des opérations par des gradés, les
détournements des soldes et des matériels, l’insuffisance de
l’intendance, la prise en charge dérisoire des familles des
soldats tombés au front et la négligence des invalides et
mutilés de guerre.

L’armée malienne ne bénéficie pas, également, d’un


environnement symbolique galvanisant : les noms des soldats
tués ne figurent sur aucun fronton, ni sur une quelconque
colonne d’un édifice prestigieux. Dans un ultime effort de
redressement, il nous revient que l’actuel ministre de la
Défense nationale, le Colonel Sadio Camara, serait sur le
point de doubler les soldes afin de relever le moral des
troupes, en plus d’autres initiatives en cours de finalisation.

71
Espérons que ces mesures provoquent l’effet salvateur tant
attendu, car ce qui s’est passé en Afghanistan doit alarmer,
ne serait-ce que sur un point : les Talibans ont conquis
Kaboul sans tirer un seul coup de feu ! Ce fut l’aboutissement
de la stratégie de « délégitimation » de l’État.

Au Mali, la patience stratégique des « djihadistes » compte


sur la maturation de plusieurs facteurs favorables : le
délitement de l’État, l’occupation et l’administration
vigoureuses des territoires conquis, le discrédit moral des
élites dirigeantes, l’abandon des populations à leur sort, la
multiplication des exactions qui augmentent la rancoeur, le
choc des ambitions égoïstes des hommes politiques.

72
73
L’intervention de la communauté internationale au Mali
repose sur quatre piliers :
- la MINUSMA (Mission d’intervention multidimensionnelle
des Nations unies au Mali)
- l’opération Barkhane – Takuba
- l’EUTM (Mission de formation de l’Union européenne au
Mali)
- le G5 Sahel.

Malgré des années de présence et plusieurs milliers de


milliards de francs CFA dépensés, aucun des objectifs que
s’est assignée la communauté internationale n’est atteint.
L’insécurité s’aggrave de jour en jour, l’armée malienne est
loin d’être performante, les institutions sont en profonde crise,
mais il y a plus grave : l’État malien est menacé
d’effondrement.

Comment expliquer une telle situation qui se déroule au nez


et à la barbe de cette fameuse communauté internationale ?

74
Pour comprendre les soubassements réels de cet échec, il
convient d’analyser le fonctionnement des différents cadres
d’intervention présents dans le pays, à commencer par la
MINUSMA.

D’un effectif dépassant plus de 10.000 hommes, la Mission


onusienne a été créée le 25 avril 2013 en vertu de la
résolution 2700 du Conseil de sécurité des Nations unies. La
MINUSMA est une mission d’interposition. Sous l’effet de
plusieurs résolutions, ses missions ont évolué au fil des ans
pour s’articuler, aujourd’hui, autour d’un ensemble d’objectifs :
- soutien multiforme à l’application de l’Accord de paix et de
réconciliation,
- stabilisation de la situation sécuritaire, protection des civils
et du personnel de l’ONU,
- soutien à l’action humanitaire, coordination logistique avec
les forces armées maliennes (FAMA), du G5 Sahel et de
l’armée française,
- appui à la sauvegarde du patrimoine culturel,
- action en faveur de la justice nationale et internationale,

75
- soutien à la société civile,
- appui social, culturel et éducatif aux communautés
vulnérables.

Il faut dire que dans beaucoup de ces domaines, en dehors


de la sécurité, la mission est créditée d’un bilan honorable.
Ses moyens logistiques, aériens notamment, sont d’un grand
secours pour assurer la mobilité entre les grandes
agglomérations.

La MINUSMA paye un lourd tribut, avec plus de 100 morts sur


le terrain, ce qui en fait la mission onusienne la plus éprouvée
de l’Histoire. Sur le plan sécuritaire, le bilan de la MINUSMA
est globalement négatif à cause de la nature de son mandat.

Mission d’interposition, la MINUSMA est encadrée par des


règles d’engagement militaire strictes. Ses soldats ne peuvent
utiliser les armes qu’en cas de légitime défense.

76
Dans ces conditions, des terroristes évoluant à proximité de
ses bases ne courent aucun risque tant qu’ils ne posent pas
des actes hostiles. Tout au plus, les officiers onusiens
peuvent, peut être, signaler leur présence.

La transformation de son mandat en quelque chose de plus


robuste, sous le chapitre 7 de la Charte des Nations unies
relatif à l’imposition de la paix, que vient de réclamer la
CEDEAO dans un récent communiqué, serait très difficile à
obtenir à cause des réticences de plusieurs grandes
puissances, en particulier les pays anglo-saxons.

Le rôle de l’ONU, selon elles, n’est pas d’imposer la paix dans


un pays où trois facteurs importants entrent en jeu : la
persistance des revendications autonomistes d’une partie des
citoyens, la tournure d’affrontements intercommunautaires
dans certains cas et des interrogations persistantes sur les
règles d’engagement de l’armée nationale en conformité avec
les principes du droit international humanitaire.

77
En d’autres termes, il faudra faire le deuil d’une perspective
d’évolution du mandat de la MINUSMA dans un sens plus
robuste. Le dossier essentiel qui occupe toute son énergie est
l’application des accords de paix entre les rebelles Touaregs
et l’État.

Session après session, le Conseil de sécurité des Nations


unies a adopté une kyrielle de résolutions qui laissent croire
qu’une application effective de ces accords serait la panacée
pour résoudre la crise. Or, ce fameux accord s’avère presque
inapplicable dans ses points essentiels pour une raison
fondamentale : le déficit de confiance entre les signataires.

Les points saillants de l’accord sont d’une grande clarté mais


les obstacles sont nombreux pour son application.
Les axes principaux de l’accord se déclinent ainsi :
- réforme institutionnelle avec la régionalisation,

78
- réforme sécuritaire avec le DDR (désarmement,
démobilisation et réintégration) et l’audit des forces de
défense et de sécurité (FDS),
- mise en place d’un fonds régional de développement,
- création d’une Commission Vérité et Réconciliation.

À ce jour, on peut noter quelques réalisations mineures dans


le processus de mise en œuvre de l’accord. La désignation
des Autorités intérimaires au Nord, en attendant des élections
régionales, la création de trois bataillons reconstitués, la
tenue de quelques séances de la Commission Vérité et
Réconciliation dans l’indifférence générale de l’opinion
publique.

Une partie des nouvelles Autorités intérimaires sont rejetées


par les populations du Nord à cause de leur ancienne
appartenance à la rébellion armée. Les trois bataillons
reconstitués suivant la règle des trois tiers (1/3 pour l’armée,
1/3 pour l’ancienne rébellion et 1/3 pour les mouvements
armés loyalistes) sont dépourvus d’armements lourds.

79
Les Autorités maliennes sont plutôt réservées de voir ces
bataillons reconstitués doter d’armements lourds de peur
qu’ils ne tombent entre des mains hostiles en cas de
désertions.

De leur côté, les dirigeants de l’ex-rébellion jugent


indispensable l’audit des FDS afin de réformer les principes
qui régissent la chaine de commandement dans le sens d’une
vraie intégration de leurs combattants, sans le risque de la
discrimination fondée sur l’appartenance raciale.

La création du fonds de développement est aussi retardée à


cause de divergences entre les deux parties dans son mode
de gestion, d’autant qu’une curieuse disposition dans l’accord
de paix stipule que le contrôle de l’utilisation des moyens
financiers du fonds ne se fera qu’a posteriori. Il n y a jamais
eu, au niveau de l’opinion malienne, un travail d’explication et
de sensibilisation sur les termes de l’accord.

80
Même si son principe de base est pertinent (le règlement
politique d’un conflit qui sera difficilement gagné par la
guerre), l’accord fait une part belle à une composante, à
savoir la CMA (la Coordination des mouvements de
l'Azawad), alors qu’elle est loin de représenter les Touaregs
et les Arabes.

D’autres communautés touarègues et arabes, loyalistes, ont


été marginalisées dans ce processus présenté comme une
solution globale à la crise. C’est une belle prime à la lutte
armée !

Ce précédent attise des vocations souterraines. Les


mouvements signataires de l’accord sont aujourd’hui
débordés par des scissions. Trois questions fondamentales
méritent d’être posées :

- Pourquoi cette persistance de la communauté


internationale à vouloir faire d’un accord défaillant l’unique
voie de sortie de crise ?

81
Souvenons nous d’une chose, la MINUSMA procède d’une
inspiration diplomatique française qui voulait, par ce biais,
atteindre à la fois l’objectif de transfèrement du fardeau
budgétaire de l’intervention aux Nations unies et bénéficier de
l’onction internationale dans l’optique d’un règlement politique
du dossier du Nord, afin d’éviter un enlisement militaire.

Il se trouve que les paramètres de cette solution politique sont


des répliques des anciens schémas qui ont échoué depuis le
1er accord de Tamanrasset de 1991 jusqu’aux accords de
Ouagadougou, en passant par l’Accord d’Alger 1 en 2006.

Un schéma créatif orienté vers des objectifs réalistes, gradué,


axé au préalable sur la restauration effective et la
consolidation de la confiance entre les parties est à la portée
de la communauté internationale dont la présence est un
atout historique pour garantir une solution sérieuse et
adhésive.

82
- Un déploiement massif de l’armée en position offensive
dans l’extrême Nord du pays serait-il contrarié par la nature
équivoque du mandat des forces onusiennes au Mali et
l’interprétation dissuasive des nombreuses résolutions de
l’ONU ?

En effet, une telle posture offensive de l’armée nationale peut


être perçue par l’autre partie belligérante comme étant une
mesure de nature à faire obstacle à l’application de l’accord
de paix parrainé par les Nations unies. Par conséquent, le ou
les commanditaires officiels d’une telle décision de
déploiement s’exposeront potentiellement aux sanctions
onusiennes en vertu des dispositions combinées des
résolutions 2374 et 2531.

Qu’est-ce à dire fondamentalement ? En sanctuarisant de fait


l’extrême Nord du pays, la communauté internationale en fait
une zone de nidification du terrorisme, un aire de protection et
surtout un point de départ d’un corridor de subversion qui
irrigue l’ensemble du territoire national.

83
Dans ce Nord des massifs montagneux, les alliances
communautaires adossées à la gestion opaque des intérêts
communs souterrains empêchent de discerner dans l’absolu
le rebelle autonomiste laïc du « djihadiste » salafiste. On peut
être l’un dans la journée et l’autre le soir tombé.

En vérité, la peur de l’armée nationale est telle que le


« djihadiste » armé issu de la communauté est considéré
comme un protecteur potentiel en cas de menace
existentielle.

Le même cas de figure se reproduit au Centre du pays avec


les Peuls : dans certaines circonstances, le « djihadiste » issu
de la communauté peut être considéré comme un protecteur
potentiel.

- La déstabilisation totale du Centre du pays ne rend-elle pas


caduque cette approche de paix uniquement axée sur le
Nord, du moment où c’est la question de l’existence même du
pays qui se pose aujourd’hui ?

84
L’autre élément qui rend perplexe est le schéma militaire
franco-européen de lutte contre le terrorisme. L’opération
« Barkhane » met l’accent sur des « objectifs pointus et
ciblés », à savoir l’élimination des commandants
« djihadistes » et la « désorganisation structurelle » de leur
commandement.

Toutefois, l’enracinement culturel et social de ces


mouvements armés, l’étendue du territoire malien et la
faiblesse conjoncturelle de l’armée nationale empêchent
d’engranger des résultats décisifs. Au contraire !

L’autre volet militaire de la doctrine franco-européenne est la


création de la force Takuba. Cette opération met l’accent sur
l’efficacité des forces spéciales au sol s’appuyant sur l’avant-
garde de l’armée locale. Dans cette stratégie, la force
spéciale est présentée comme la meilleure option pour mener
une guerre asymétrique imposée par des « djihadistes » très
mobiles.

85
Outre le nombre très insignifiant des effectifs de cette
opération Takuba (600 éléments) dans le contexte malien
caractérisé par l’étendue du territoire et l’élargissement du
théâtre des opérations, les éléments de la force Takuba
s’engagent rarement dans la bataille, se contentant de
prodiguer des conseils à leurs homologues maliens, en plus
des dons en équipements.

Problème : le noyau des forces spéciales maliennes sur


lequel s’appuie cette doctrine s’est presque volatilisé. Leur
patron, le Colonel Assimi Goïta himself, est à Bamako en train
de gérer les affaires publiques du pays après le coup d’État. Il
entraine dans son sillage beaucoup d’éléments de cette force
spéciale comme garde rapprochée.

Quant au programme de formation des militaires maliens,


lancé par les Européens sous le nom de EUTM, l’échec est
aussi patent. La formation est trop accélérée. C’est la quantité
plus que la qualité. On apprend au soldat comment utiliser
des armes sophistiquées sans fournir à l’armée des
équipements à la hauteur d’une telle formation.

86
Après moult critiques, l’école a décidé de s’approcher du
théâtre des opérations au Centre du pays, plus précisément à
Sévaré. Là aussi, l’accent est mis sur la sécurité des
formateurs européens. Les opinions publiques en Europe
sont aux aguets. En fin de compte, le budget alloué à la
sécurité des formateurs fait la moitié de l’ensemble du
programme.

La remise en cause de tous ces schémas est devenue


urgente. Le G5 Sahel, « ou en attendant Godot ! », création
française dans sa double stratégie de partage du fardeau et
du repli progressif, ce regroupement des pays du champ
souffre de l’insuffisance des moyens pour atteindre les
objectifs de lutte commune contre le terrorisme transfrontalier.

Les contributions attendues des partenaires extérieurs ne


sont pas encore à la hauteur. On ne cessera jamais de se
demander pourquoi les États africains attendent tout de
l’extérieur pour leurs besoins essentiels dans la lutte contre
l’insécurité et la restauration de l’autorité de l’État sur leur
territoire.

87
C’est ainsi que, pour régler cette éternelle question de
manque de moyens, l’idée de la création d’un bureau des
Nations unies dédié au G5 Sahel est fortement défendue par
les pays africains, appuyés par la France et d’autres pays. Un
tel schéma permettrait l’instauration des contributions
statutaires, c’est à dire obligatoires des pays membres de
l’ONU. Certaines grandes puissances s’opposent fermement
à l’idée, pour le moment.

Deux aspects suscitent leur méfiance : le volet


développement trop ambitieux à leurs yeux et qui peut être
une source potentielle de mal gouvernance ; ensuite, la
faiblesse institutionnelle des États comme en témoignent les
coups d’État répétitifs qui consument tous les efforts
consentis dans la lutte contre le terrorisme.

88
89
Depuis sa nomination au poste de Premier ministre, M.
Choguel Kokala Maïga montre une grande capacité d’initiative
en faisant preuve d’indépendance politique. Il ne peut être
dans le registre de discrétion de son prédécesseur Moctar
Ouane, lui qui revendique une légitimité presque égale à celle
des militaires du fait de son rôle dans la chute d’IBK.

Tandis que les chefs de l’Armée sont submergés par les défis
sécuritaires et les tourments d’une transition laborieuse, le
PM agit en calculateur politique, car convaincu de
l’impossibilité pour lui de conquérir le sommet du pouvoir, le
conserver sans terrasser les paradigmes « normaux » de la
vie publique. Il s’attèle méthodiquement et sans état d’âme à
la construction d’un positionnement politique durable.

Pour ce faire, il s’engage radicalement dans deux axes de


légitimation politiquement porteurs : la reddition des comptes
et le nationalisme ardent.

90
Au vu de ce que l’ancien régime a laissé, comme dossiers,
l’opinion est facilement mobilisable sur le thème de la lutte
contre la corruption. Beaucoup de Maliens sont outrés par ce
qu’ils découvrent comme gabegie. Ne pas tenir compte de
cette soif de justice serait une grave erreur, à condition que la
justice ne se transforme pas en opération déguisée pour
éliminer des adversaires politiques.

Le nouveau ministre de la Justice déclare que les biens des


« coupables » seront saisis et vendus pour renflouer les
caisses de l’État. D’après les rumeurs, dont en raffolent les
grins de Bamako, des sommes faramineuses se chiffrant à
des centaines de milliards de F CFA, seraient stockées dans
des containers ou dans de gigantesques caves à l’intérieur
des immenses demeures appartenant aux dignitaires de
l’ancien régime. Ambiance !

Cependant, cette atmosphère vindicative charrie beaucoup de


questions. Les commanditaires de cette opération sont-ils
suffisamment « propres » pour s’en sortir indemnes ?

91
N’ouvre-t-on pas la boîte de Pandore avec comme
conséquence une surenchère de dénonciations et
d’accusations ?

Au moment où le pays fait face à un défi existentiel, ne risque


t-on pas de le diviser davantage en consumant son énergie
dans des règlements de compte interminables ?

Vu la proximité entre la classe dirigeante et le monde


économique, une telle opération ne risque-t-elle pas de créer
un climat d’incertitude défavorable aux affaires ?

Comme on le voit, entre la demande populaire de reddition


des comptes et ses implications complexes, l’équation est loin
d’être simple. L’environnement économique volatile et la
pression des partenaires au développement risque également
de mettre le gouvernement de transition à l’épreuve sur le
terrain concret des comptes publics.

92
Qu’importe pour le PM, la carte nationaliste lui procure une
popularité inespérée, lui qui n’avait pas obtenu plus de 2%
des suffrages lors de la dernière élection présidentielle. Sa
cible préférée est la France qu’il accuse d’ «abandon » et la
communauté internationale coupable de laxisme.

Il pose de bonnes questions mais ses réponses sont-elles


avisées ? Sa méthode est-elle réaliste ? Sa démarche est-elle
productive ? Pourquoi privilégier le terrain de la confrontation
et de la polémique au détriment d’un dialogue diplomatique
ferme axé sur des objectifs légitimes ? La clameur des
souteneurs, réfugiés derrière leurs claviers et les
manifestations bruyantes, sont-elles d’un secours efficace ?
Pourvoient-elles des marges de manœuvre suffisantes face à
la réalité des rapports de force ?

Droit dans ses bottes, le PM malien refuse de donner une


date pour les élections consacrant le retour à l’ordre
constitutionnel, malgré les injonctions de la CEDEAO.

93
Il tient à un préalable : l’organisation des Assises nationales
de la refondation prévues au mois de Décembre prochain.
Beaucoup de partis politiques s’y opposent, voyant dans cette
initiative une manœuvre de diversion pour prolonger la
transition.

Pourquoi dépenser tant de milliards pour une énième assise


alors que les conclusions des travaux du dialogue national
inclusif organisé en 2019 dorment toujours dans les tiroirs ?
S’interrogent les pourfendeurs de ce projet.

Les critiques du PM voient à travers ce projet une volonté de


revanche historique d’un héritier de Moussa Traoré. Dans un
éditorial percutant, publié par le journal Info-Matin, l’ancien
secrétaire général de la Présidence sous IBK, Toumani Djimé
Diallo, accuse frontalement Choguel Maïga de vouloir, à
travers son projet des Assises de la refondation, enterrer les
acquis de la Conférence nationale qui avait liquidé l’héritage
politique de Moussa Traoré.

94
Au delà de ce débat qui oppose deux générations politiques
au Mali, il convient de s’interroger néanmoins sur l’objectivité
des critiques du système électoral actuel au point de tout
vouloir remettre en cause. Il faut se souvenir qu’en 2018 le
président en exercice d’alors, IBK, était contraint d’aller au
deuxième tour avec le même système électoral. N’eût été le
refus de l’opposition de s’aligner alors derrière le candidat
Soumaïla Cissé qualifié au deuxième tour, le Mali allait
connaître une alternance démocratique historique.

C’est dire que, sur le terrain de l’épreuve électorale, le


système malien dispose d’acquis indéniables. Des
améliorations substantielles sont sans doute nécessaires,
mais il serait injuste de faire table rase en faisant fi de cette
preuve de l’Histoire.

D’ores et déjà, une dialectique pernicieuse pointe à l’horizon.


Faut-il, coûte que coûte organiser les élections au mois de
Février 2022, conformément à l’engagement initial de la
Transition, ou repousser l’échéance en constatant
l’impossibilité matérielle d’y faire face ?

95
La réponse idoine à cette question épargnera le pays d’une
nouvelle crise politique. Le consensus et l’inclusivité fondent
la légitimité de tout pouvoir de transition. Dans ce sens,
l’élargissement du gouvernement aux forces politiques
laissées en rade, en plus du remembrement du Conseil
national de transition dans le sens d’une meilleure inclusivité,
constituent des pistes d’évitement d’une telle crise annoncée.

Pour y arriver, le PM, qui semble être l’élément clivant fera t-il
preuve d’altruisme patriotique, d’ouverture et de réalisme ? La
meilleure façon de faire adhérer les partenaires du Mali au
report éventuel du calendrier électoral, compte tenu de la
réalité du terrain, c’est de parler d’une seule voix, de proposer
un agenda transparent, crédible et consensuel, porté par
l’ensemble des forces vives de la nation.

Cela aura beaucoup plus de chance d’aboutir à une solution


acceptable par tous les acteurs.

96
À ce stade, une approche pédagogique est indispensable
pour démêler les arguments en présence. Pour la
communauté internationale, la tenue d’une élection, même
imparfaite, est nécessaire pour deux raisons :
- cela devrait permettre aux militaires de retourner au métier
pour lequel ils sont formés, et de se consacrer aux tâches de
défense nationale, surtout en période de guerre ;

- le retour à l’ordre constitutionnel est une condition de base


pour renouer avec les partenaires au développement et les
investisseurs, toutes choses importantes pour redresser la
situation sociale très difficile pour les populations.

Pour la junte et ses alliés, organiser une élection précipitée -


dans un contexte marqué par l’insécurité et le manque de
fiabilité du dispositif électoral - risque de provoquer, comme
dans le passé, une nouvelle crise postélectorale de nature à
amplifier les difficultés du pays.

97
Les partisans de la junte vont même plus loin en déclarant
que leurs héros sont investis d’une mission salvatrice de
sauvetage de la patrie « après l’échec de la classe politique ».
À quoi leurs contempteurs répliquent en disant que si
réellement les militaires sont motivés par un tel dessein, il doit
exister entre Tombouctou et Bougouni, ou au niveau de la
diaspora des civils compétents et intègres, capables
d’endosser une telle mission et épargner ainsi au pays des
épreuves supplémentaires.

Que pense de tout cela le locataire de Koulouba ? Le silence


énigmatique et persistant du Colonel Assimi Goïta pourrait
accoucher des surprises de taille.

98
99
« Cap vers le Sud ! », telle est la substance du message
posté par Iyad Ag Ghali, patron de la nébuleuse « djihadiste »
Ansar Dine devenue GSIM (Groupe de soutien à l’Islam et
aux musulmans), affilié à al Qaïda, au lendemain de la prise
de Kaboul par les Talibans. Depuis cette sentence, la
situation sécuritaire s’est considérablement dégradée au
Centre et à l’Ouest du Mali.

La région de Ségou est désormais aux prises avec des


attaques terroristes quotidiennes. Le regain d’intérêt pour
cette région et son ciblage persistant par les « djihadistes »
rappelle un autre épisode, tout en clarifiant une question
récurrente : en janvier 2013, le même Iyad Ag Ghali avait
ordonné la descente vers le Sud en attaquant simultanément
deux axes, à savoir le corridor Konna - Sévaré – Mopti et
Diabali qui mène vers Ségou. Par cette opération simultanée,
on se demandait si le chef des « djihadistes » voulait
conquérir deux voies qui mènent à Bamako, ou simplement
mettre la main sur l’aéroport Ham Bodédio de Mopti.

100
Au vu du déroulement actuel des opérations des
« djihadistes », le doute n’est plus permis. Al Qaïda veut
conquérir la capitale malienne où il dispose de nombreux
sympathisants « dormants », pour y proclamer l’avènement
de « l’émirat islamique du Mali ».

Pour y parvenir, il mise sur deux approches redoutables : la


conquête et l’administration rigoureuse des territoires du
monde rural (en évitant le combat frontal dans les grandes
villes) et la perturbation totale des corridors
d’approvisionnement pour asphyxier le pays et la capitale.

C’est sous cet angle qu’il convient d’interpréter les attaques


menées récemment dans le corridor Ouest, précisément dans
les régions de Kayes et de Koulikoro, et qui concernent
directement le Sénégal.

Le 11 septembre 2021 (les « djihadistes sont avides de


symboles), deux camionneurs marocains ont été tués à
Didiéni dans la région de Koulikoro, à 300 km de Bamako, par
des éléments encagoulés.

101
Chose étrange mais logique : les assaillants n’ont pas touché
à la marchandise. L’acte était plus politique que crapuleux.
C’était un message sanglant.

Cette région de Koulikoro, que les « djihadistes » semblent


choisir pour perturber le trafic vers Bamako, est une zone
idéale pour atteindre un tel objectif. À partir de la Commune
de Diéma en amont, les deux grands corridors internationaux
(Dakar – Bamako et Casablanca – Nouakchott – Bamako)
convergent pour aller vers la capitale malienne, en passant
par cette région de Koulikoro.

En vérité, l’objectif des assaillants est de faire peur. Ils n’ont


pas besoin de « checks-points » armés, impossibles à tenir.
Lorsque les chauffeurs, les propriétaires des camions et des
marchandises auront suffisamment peur pour leur vie et pour
leurs biens, la fonctionnalité des corridors sera compromise.

102
Pour le Sénégal, ce qui est désormais en question, c’est son
ouverture vers l’Afrique. En dehors du Mali, il n’a aucun
corridor viable vers le marché communautaire de la CEDEAO.

Le Mali est aussi son premier marché. C’est le pays tampon


avec le terrorisme au Sahel. S’il cède, le Sénégal sera en
première ligne. L’approche religieuse des « djihadistes » qui
prennent dans ce pays voisin un essor inquiétant est en totale
contradiction avec la pratique islamique majoritaire au
Sénégal qui est de tendance confrérique soufie.

Ces « djihadistes » n’aiment ni les mausolées, ni les


marabouts, encore moins les Khalifes généraux. Certains
rêvent de voir détruire des tombes à Kaolack, à Touba et
Tivaouane, comme cela s’était passé à Tombouctou. Leur
objectif final, après un « émirat islamique du Mali », c’est de
s’ouvrir vers l’Atlantique.

103
Pour le Sénégal, la question se pose désormais en terme de
sécurité nationale directe. Certes, le renforcement des
dispositions sécuritaires à la frontière décidé par le président
de la République est à saluer, mais cela est insuffisant.

Le Sénégal doit être plus actif et pro-actif sur la scène


malienne elle-même, en l’aidant de manière plus conséquente
à surmonter les équations politiques et sécuritaires
auxquelles il est confronté.

Par loyauté diplomatique, le Sénégal s’aligne derrière la


CEDEAO, alors qu’il a au Mali des intérêts spécifiques qui ne
sont pas ceux du Nigeria, du Ghana ou du Togo, par
exemple. Toutes les projections d’émergence vantées ici
risquent d’être pulvérisées si l’immense voisin malien venait à
s’effondrer. Ce qu’à Dieu ne plaise !

Le président de la République doit créer un nouveau cadre


dédié au Sahel, autour d’un Envoyé spécial directement
rattaché à lui, avec un agenda créatif, basé sur des
compétences pointues.

104
Ce nouveau cadre devra disposer d’un monitoring permanent
des évènements, des enchaînements significatifs qui
dégagent les tendances lourdes. Tous les scénarii doivent
être envisagés.

Qu’est ce qui empêcherait donc le chef de l’État du Sénégal


d’effectuer une visite de travail au Mali à la rencontre de la
nation malienne, ne serait-ce que pour la soutenir
moralement ? Ou d’inviter les acteurs maliens à Dakar
comme le président Wade l’avait fait avec la Mauritanie après
le coup d’État.

Certes, il y a la susceptibilité de la CEDEAO à gérer. Il faut


juste faire en sorte que les partenaires de l’espace
communautaire acceptent des initiatives positives
complémentaires.

Un nouvel agenda du Sénégal sur le Sahel et le Mali peut


impulser une perspective dynamique avec des objectifs
structurants :

105
- aider à une réévaluation du schéma politico-diplomatique de
sortie de crise plus englobant que l’accord de paix et de
réconciliation ;
- proposer une ingénierie politique plus adaptée afin d’aider à
la stabilité institutionnelle ;
- engager une relecture audacieuse et substantielle de la
doctrine de lutte anti-terroriste ;
- plaider pour un engagement plus volontariste du leadership
africain dans la prise en charge des dossiers de crise ;
- promouvoir l’autonomisation de la réflexion stratégique en
dotant la CEDEAO d’un véritable centre d’excellence axé sur
les questions sécuritaires et menaces fondamentales.

Plus généralement, sur la question du Mali, Dakar et Abidjan


doivent parler d’une même voix. Le Sénégal dispose aussi
d’un point d’entrée culturel au Nigeria (grâce à Sheikh al
Islam Baye Niass) qui peut aider à fluidifier cet axe
indispensable.

106
Une nouvelle posture du Sénégal peut engendrer une plus
value politique et diplomatique pouvant encourager un
dialogue constructif avec des acteurs non régionaux aux
tendances autocratiques, qui offrent aux aventuriers de
l’espace communautaire des alternatives dangereuses.

Un sursaut de dignité fondé sur le volontarisme, l’exemplarité


dans la prise en charge des besoins et l’autonomisation de la
réflexion stratégique, peut créer de nouveaux paramètres
dans le sens du repositionnement des puissances étrangères
aujourd’hui dans l’impasse.

107

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