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« Plain-chant dégeneré » et fleuretis : quelle musique pour quelle prière?

Author(s): Jean-Paul C. Montagnier


Source: Acta Musicologica, [Vol.] 83, [Fasc.] 2 (2011), pp. 223-243
Published by: International Musicological Society
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/23343868
Accessed: 10-01-2016 08:40 UTC

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« Plain-chant dégénéré » etßeuretis : quelle musique pour quelle prière ?

]ean-Paul C. Montagnier
Universitéde Nancy,UMR 200 du CNRS, McÇiii University

Destinée par son institution à instruire le peuple, à le porter à Dieu ; à chanter les
louanges du Seigneur, à publier ses bienfaits ; elle [« la musique d'Eglise »] doit remplir
ces obligations de la manière la plus convenable, c'est à dire 1° qu'elle doit aider a

l'intelligence des paroles, bien loin de l'offusquer par des sons bizarres et des bruits

confus, qui empechent d'en pénétrer le sens et d'en tirer des instructions ; 2° qu'elle
doit mettre de la noblesse et de la dignité dans tout ce qu'elle offre, et rejeter les
ornemens superflus d'une musique mondaine et profane1.

Ayant procédé à de très nombreux dépouillements de sources anciennes et


modernes pour rédiger sa monumentale Histoire de la musique (ca 1754)2, l'érudit Dom

Philippe-)oseph Caffiaux ne fait ici que restituer une opinion partagée par tous les
auteurs, et opinion d'après laquelle la qualité de la musique chantée dans le sanctuaire
est l'unique vecteur de la bonne compréhension et bonne réception spirituelle du texte
sacré. Ce dernier demeure en effet premier. Ainsi le Mauriste insiste-t-il sur l'idée que
« Toute musique et meme toute espece de chant, doit etre une sorte de declamation,
de discours suivi, dans lequel on doit faire sentir tous les membres des périodes, avec
leurs incisum en y menageant adroitement les repos, dans lequel chaque expression doit
avoir sa quantité et son ton convenable ; dans lequel on doit s'attacher scrupuleusement
aux lois de la grammaire, de la syntaxe, de la belle elocution »3. Voilà un pieux souhait
que l'auteur sait difficile à satisfaire ! Déjà à l'orée du siècle, ]ean-Laurent Lecerf de La
Viéville avait montré dans son « Discours sur la musique d'Eglise » que celle-ci consistait
à « faire parler quelqu'un en chant »4 et que cette tâche était ardue et semée d'embûches,

1. Dom Philippe-]oseph Cafflaux, « Dissertation 7"™ sur le chant et sur la musique de l'Église », in
Histoire de la musique, F-Pn ms. fr. 22.536, f* 242v-243r.
2. Cf. Philippe Vendrix, Aux origines d'une discipline historique. La musique et son histoire en France
aux XVIIe et XVIIF siècles (Liège : Bibliothèque de ta Faculté de Philosophie et Lettres de l'Université
de Liège, 1993), p. 104 et p. 142.
3. Cafpaux, op. cit., f* 243V. Cf. encore particulièrement f" 242r (« Il n'est pas encore vrai que les mu
siciens soient en droit de négliger les regies de la grammaire en chantant : tous les arts et toutes
les sciences doivent se soutenir et s'entr'aider mutuellement ») et f* 242V (le plain-chant a pour but
de rendre attentif « au sens des paroles que l'on recite »).
4. ]ean-Laurent Lecerf de la Viéville de Fresneuse, « Discours sur la musique d'Église », in Comparaison
de la musique italienne et de la musique françoise (Bruxelles : François Foppens, 1705-1706 ;
reprint
Çenève : Éditions Minkoff, 1972), 3'™ partie, p. 38.

Acta Musiœlogica, LXXXIII/2 (2011), p. 223-243.

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même pour des compositeurs aussi doués qu'André Campra ou Nicolas Bernier, pourtant

impliqués dans la vie ecclésiastique depuis leur plus jeune âge.


De fait, si une musique figurée écrite peut se heurter à de tels écueils, qu'en
advient-il d'une musique polyphonique improvisée dans l'instant même de l'action
liturgique ? Cette musique réussit-elle malgré son caractère extemporané à véhiculer
convenablement les paroles chantées et parvient-elle à toucher l'âme et le cœur du
croyant qui l'écoute et du chantre qui la réalise ? Cette musique en somme peut-elle
prétendre au statut de prière ? Afin de répondre à ces questions, nous allons interroger
les rares sources françaises que le XVIIIe siècle nous a laissé, sans perdre de vue qu'il est
bien impossible d'avoir une exacte idée de cette musique improvisée, en raison même
de sa nature éphémère.

Le rapport texte-musique dans la pratique du fleuretis

On sait depuis longtemps que les premiers exemples de polyphonie conservés

reflètent une pratique orale improvisée au chœur qui venait rehausser les cérémonies
religieuses. Cette pratique médiévale du déchant ex tempore, théorisée très tôt dans
des traités comme la Musica enchiriadis et surtout le Scientia artis musicœ (1274) d'Élias
Salomon et le célèbre « Quiconque veut deschanter » en provenance de l'ancienne bib

liothèque de Saint-Victor5, perdura tout au long de l'Ancien Régime pour ne disparaître


totalement que dans le cours du XIXesiècle, faisant du cantare super librum une spécificité

française toujours bien vivante à l'heure où elle avait pratiquement disparu ailleurs6.
Comme nous avons eu l'occasion de le montrer dans divers travaux7, cette
pratique improvisée ne laissa guère de traces en France. A compter de la fin du XVIIe
siècle toutefois, de plus en plus de traités virent le jour comme si leurs auteurs se sen
tirent dans l'obligation de la fixer sur le papier, apparemment afin de pallier l'ignorance
grandissante des maîtres de musique en la matière. De fait, la notion même de chant

5. Cf. F-Pn ms. lat. 15.139, f. 269V-270V. Ce traité est disponible dans Théodore Çérold, La Musique au
Moyen Age (Paris : Éditions Honoré Champion, 1932, rééd. 1983), p. 424-426.
6. Pour un état européen de la question, nous renvoyons à Çiulio Cattin et F. Alberto Çallo (éd.). Un
Millennio dipolifonia liturgica tra oralitù e scrittura (Venise : Società editrice il Mulino, 2002; Quaderni
di « Musica e Storia » 3).
7. Cf. nos articles suivants : « Le Chant sur le Livre au XVIIIe siècle : les Traités de Louis-Joseph Marchand
et Henry Madin », Revue de musicologie 81/1 (1995), p. 37-63 ; « Les sources manuscrites françaises
du Chant sur le livre aux XVIIe et XVIIIe siècles », Revue Belge de musicologie 49 (1995), p. 79-100 ;
« Le Chant sur le Livre en France d'après un traité anonyme du XVIIIe siècle », Recherches sur la

musique française classique 29 (1996-1998), p. 67-76 ; « Le Chant sur le Livre en France aux XVIIe
et XVIIIe siècles : de la survivance d'une tradition orale ancienne à l'avènement d'un genre écrit »,
in Un Millennio di polifonia liturgica tra oralitù e scrittura, op. cit., p. 257-289 ; « Le Chant sur le
livre », in Louis-Joseph Marchand, Henry Madin, Traités du contrepoint simple. Textes présentés par
Jean-Paul C. Montagnier (Paris : Société française de musicologie, 2004), p. 5-31. Cf. encore notre
ouvrage Henry Madin (1698-1748). Un musicien lorrain au service de Louis XV (Langres : Éditions
Dominique Cjuéniot, 2008), p. 85-98.

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sur le livre ne paraît pas avoir été très connue du grand public puisqu'en novembre 1728,
à l'issue d'« une dispute qui s'est élevée en Province sur une maniéré de chanter, usitée
dans les Eglises Cathedrales, qu'on appelle le Chant sur le Livre », le journaliste du Mercure
de France s'interrogea sur la valeur de cette pratique8. Afin de lui répondre, l'infatigable

Jean Lebeuf rédigea une longue dissertation à caractère historique dans laquelle il définit
le supra librum cantare :

Le Chant sur le Livre est un Chant qui accompagne la Note du Livre de Plain-Chant,
mais qui l'accompagne avec ornement, avec fleurs & figures de Musique. Bien plus,
il faut que chaque Chantre qui execute ce Chant, le tire de son propre fond, suivant
les regies des accords ou consonances harmoniques. C'est autant qu'il en faut pour
conclure avec certitude que le Chant sur le Livre est une veritable espece de Musique.
On peut même dire hardiment que c'est l'espece la plus difficile à apprendre & l'une
des plus scientifiques. Il est vrai qu'il y a une partie, qui, à la rigueur, peut porter le
nom de Plain-Chant ; c'est la partie la plus basse, la partie fondamentale ; mais c'est
encore une question de sçavoir si ce n'est pas du Plain-Chant dégénéré, qui devient
cette partie fondamentale. Ces Basses chantent véritablement des Notes d'un Livre
de Plain-Chant. Mais ce n'est plus le mouvement libre & aisé du Plain-Chant qu'elles

suivent, ce n'est plus un mouvement réglé rythmiquement par la suite du discours, par
la liaison des phrases & des parties périodiques du texte qui demandent un mélange
de brèves, de communes & de longues, & qui exigent des pauses & des respirations
de temps en temps. C'est un mouvement aveugle, sans cessation, sans interruption,
& d'une égalité contraire à l'établissement du Chant Ecclésiastique appelé Çrégorien,
un mouvement qui ne convient gueres qu'à de grosses voix & non à des voix legeres
& aisées ; un mouvement enfin, pour la pratique duquel il faut être beaucoup plus
imperturbable dans la reddition des sons sur chaque corde, que dans le mouvement
varié du Chant simple appelé Plain-Chant®.

Et de préciser encore :

le chant sur le livre est « une maniéré de debiter le Chant qui le rend si uniformément

mesuré, qu'on peut dire aisément combien de Notes il faut pour remplir l'espace d'un

quart-d'heure ou d'une demie heure, en comptant celles d'une minute. Cette uniformité
de temps pour chaque Note du Chant qui sert de fondement aux accompagnemens,
donne un mouvement qui ressemble au battement réglé & constant que font certains
Ouvriers ; c'est ce qui fait qu'alors on dit que c'est la Note qu'on bat ; d'où est venu le

proverbe, qu'un bon Basse-contre doit sçavoir bien battre sa Note".

Bien que Jean Lebeuf ait pu avoir une vision très partiale du chant monodique,

compte tenu de son implication plus ou moins directe dans la réforme des antiphonaires

8. Mercure de France (novembre 1728), p. 2462-63.


9. [Jean Lebeuf], « Réponses aux questions proposées dans le Mercure du mois de Novembre dernier,
à l'occasion de quelques contestations musicales, formées à Troyes en Champagne », Mercure de
France (mai 1729), p. 852-53. Ce texte est reproduit dans Joseph-Louis d'Ortigues, Dictionnaire
liturgique (Paris : J. P. Migne, i860), col. 328.
10. Lebeuf, art. cit., p. 849 ; Ortigues, op. cit., col. 326.

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de Lisieux (1707-1708), d'Auxerre et de Sens (ca 1720)11, il n'en demeure pas moins que sa

définition du chant sur le livre met en avant l'absence totale de considération littéraire :
la manière isochrone de chanter le plain-chant servant de fondement à la polyphonie

improvisée ne doit surtout pas - à l'inverse du faux-bourdon - tenir compte des syllabes
brèves ou longues du texte". Au contraire, les chantres-basses énonçant le plain-chant
dans la partie grave de la polyphonie devaient se borner à débiter un texte sans chercher
à le comprendre, sans lui insuffler la moindre émotion orante (« ce n'est plus un mou
vement réglé rythmiquement par la suite du discours, par la liaison des phrases & des

parties périodiques du texte »), parce que de leur régularité rythmique dépendait la plus
ou moins bonne - mauvaise ? - harmonie concordante que les déchanteurs réalisaient
en enchaînant des formules musicales apprises par cœur, mais pouvant à chaque instant
détonner dans l'ensemble de ce contrepoint extemporané. Autrement dit, il ressort du

témoignage de Lebeuf que l'effort des déchanteurs portait exclusivement sur la réalisa
tion technique de cette polyphonie plutôt que sur la manière appropriée de restituer les

paroles ainsi chantées. En ce sens, les acteurs de cette polyphonie étaient probablement
bien incapables d'unir « leurs cœurs & leurs voix » afin que « l'amour & le respect accom

pagnent ce que l'on chante ; & que l'esprit s'aplique intérieurement à ce que les lèvres
prononcent », dans le but d'honorer « véritablement Dieu par un sacrifice de loüange »13:
leur esprit était certainement ailleurs !
Cette absence d'attention portée sur le texte chanté légitime sans doute la
raison pour laquelle les ouvrages théoriques conservés passent ce point quasiment sous
silence14. Seuls en effet quatre traités restés manuscrits y font brièvement allusion en

sept occasions15 :

ix. Cf. Xavier Bisaro, Une Nation de fidèles. L'Église et la liturgie parisienne au XVIir siècle (Turnhout :
Brepols, 2006), p. 174 et p. 176 ; cf. encore Bisaro, L'Abbé Lebeuf, prêtre de l'histoire (Turnhout :
Brepols Publishers n.v., 2011), p. 115-208.
12. Sauf peut-être dans l'intonation entonnée avant que les chantres ne commencent à improviser. Les
sources ne sont pas claires sur ce point, car les exemples notés de fleuretis reproduisent souvent
verbatim la notation carrée et losangée des antiphonaires et graduels de l'époque ; il paraît toutefois
hautement probable que cette intonation ait été chantée de façon isochrone afin d'imposer le tactus
régulier à l'ensemble des chantres, comme le prête à croire notamment la « Leçon » de Madin sur
le Regina cceli (cf. Ex. 5).
13. Ceremonial de Toul dresse par un chanoine de l'eglise cathedrale et imprime par ordre d'illustrissime
et reverendissime seigneur Monseigneur Henry de Thyard-Bissy eveque comte de Toul (Toul : Alexis
Laurent, 1700), p. 50.
14. Ainsi, signalons que les divers traités transmettent très peu d'exemples musicaux avec paroles, leur
objectif étant bien d'inculquer des règles techniques relevant du contrepoint, sans égard aux textes
à chanter.
15. Cf. Montagnier, « Les sources manuscrites françaises du Chant sur le livre », art. cit., p. 98. Cf. aussi
Robert Wangermé, « Le traité du chant sur le livre de P. L. Pollio, maître de musique à la collégiale
Saint-Vincent à Soignies dans la seconde moitié du XVIIIe siècle », Hommage à Charles van den
Borren. Mélanges (Anvers : N. v. de Nederlandsche Boekhandel, 1945), P- 343 et p. 349.

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René Ouvrard (ca 1677)

1) C'est de cette composition [le chant sur le livre] que nous voyons qu'est venue la

repetition en musique des memes mots ; parceque pendant que le plainchant fait de
longues trainées sur une mesme syllabe, & qu'il ne serait pas agreable d'en faire de
meme dans les chants musicaux [i.e., les lignes improvisées], on a mieui aymé repeter
beaucoup de fois les mesmes paroles que de les trainer sur une grande quantité de
notes comme le Plainchant16.

Sébastien de Brossard (ca 1700)

2) Il faut « que le mode ou ton soit convenable aux paroles, au dessein &c" »".

Pierre-Louis Pollio (1770-1771)

3) Le fleurety est celui [le contrepoint] dans lequel on employe différentes figures de
nottes, de différente valeur, en donnant l'essoir [sic] a son imagination, faisant un
beau chant, un chant fleuri, formant des imitations, des figures, et divers desseins pour

exprimer les parolles18.

4) Le chant sur le livre demande en général une connaissance de la langue latine, sans

laquelle le[s] contre sens auxquels on serait exposé, depareroient la partie musicalle,
toute sonore et bien raisonnée qu'elle pouroit être19.

5) En général une fugue a l'octave doit etre entièrement semblable au chant que l'on
veut imiter ; si on ne peut pas lui donner toute son etenduë, on se contente de la plus
entiere portion ; je dis entièrement semblable non seulement quant aux nottes, mais
quant aux paroles".

6) Le dessein, c'est-à-dire le motif mélodique improvisé, « doit au moins s'accommoder


aux parolles et en etre l'expression, car une belle musique qui n'a que peut ou point
de rapport aux parolles peut bien remplir son objet phisique, mais ne remplira jamais
son objet moral ; c'est cependant a ce dernier que doit tendre tout habile artiste : car
il n'est pas seulement nécessaire de faire un certain bruit, il faut plaire »".

Bernard Jumentier (1783)


7) La premiere loix dans le chant sur le livre a la parolle est d'observer les longues et les
brèves. C'est pourquoi il faut faire attention a la durée que le plainchant donne a ses

syllabes. Il faut eviter aussi de rouler sur des syllabes nazalles telles que les i les u et
les e. Il faut eviter aussi de rouler sur les monosyllabes et sur la dernière syllabe d'un
mot".

16. René Ouvrard, « Chapitre IV. De la Composition qu'on appelle Chanter sur le livre », in La Musique
rétablie depuis son origine et l'histoire des divers progrez qui s'y sont faits jusqu'à notre tems, F-TO
ms. 822, f* 75r.
17. Sébastien de Brassard, « Traitté du contrepoint ou du chant sur le livre » [SdB.275], in Meslanges
sur la musique, F-Pn ms. n.a.fr. 5269, f° 72r.
18. Pierre-Louis Pollio, Principes de chant sur le livre [...] anno Domini 1771, B-Br ms. II 3092 Mus., p. V.
19. Wem.
20. Ibidem, p. LIX-LX.
21. Ibidem, p. LXVIII.
22. Bernard ]umentier, Traité du chant sur le livre (1783), F-SQ ms. 15.867, p. 16 (« Chapitre sixième. De
la maniéré de faire le Chant sur le livre a la Parole »).

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René Ouvrard (n° 1) ne voit dans le chant sur le livre que la source historique
de la répétition des paroles dans la polyphonie vocale, sans chercher à s'interroger ni sur
l'effet rhétorique que peut générer la réitération d'un mot, ni sur la valeur accrue que ce
mot peut ainsi revêtir, ni sur la pertinence même de cette répétition. Pour lui, la répétition
de mots dans les parties improvisées n'est justifiée que par une raison esthétique qui
rend celles-ci plus « agreable[s] ». La question demeure de savoir si la notion d'agréable
était acceptable au sanctuaire ou pas : pour La Viéville, cette dernière n'est qu'une grâce
offerte aux fidèles et aux chantres, « dont les oreilles sont bien aises d'être flatées, en
même tems que le cœur est touché » et non une fin en soi23. Ainsi, la « Leçon » que Louis

Joseph Marchand propose sur l'antienne d'introït de la Toussaint contient diverses répé
titions de mots ou groupes de mots - pouvant en omettre un d'ailleurs : « Çaudeamus in
Domino, Çaudeamus omnes in Domino »-pas forcément utiles ou heureuses (cf. Ex. 1)24.
En revanche, Pollio, dans son exemple sur l'antienne de Vêpres, Ecce nomen Domini, ne
s'embarrasse d'aucune répétition et préfère laisser « trainer sur une grande quantité de
notes » le texte de la partie improvisée (cf. Ex. 2). D'ailleurs, était-il aisé pour un déchan
teur, même rompu à cet exercice, de se concentrer à la fois sur le bon déroulement

mélodique de son improvisation et sur le texte qui, par des répétitions, se trouvait ipso
facto décalé par rapport à celui énoncé dans la ligne de plain-chant ?
Exemple i : Louis-]oseph Marchand, « Leçon », in Traité du contrepoint simple, ou chant sur le
livre (Bar-le-Duc : Richard Briflot, 1739), p. 45-48.

Le^on

Qau-de a mus in
I'J

u>: Jj - - r t1 r
' r =
!/ r r 1 1 r
1 |f f
Qau - de - a - mus om - nes in Do

23- La Viéville, op. cit., 3è™ partie, p. 72. Cf. aussi Monique Brulin, Le Verbe et la voix. La manifestation
vocale dans le culte en France au XVIIe siècle (Paris : Beauchesne Éditeur, 1998), p. 363-64.
24. En cela, l'attitude de Marchand tombe sous le couperet du lyonnais Bolliout de Mermet selon lequel
les musiciens avaient tendance « à forcer les Caractères, à tordre te sens des paroles, à faire plus
d'attentionà un mot qu'à l'intelligence entière d'une phrase » ; cf. Louis Bolliout de Mermet, De la
corruption du goust dans la musique françoise (Lyon : Aimé Delaroche, 1746 ; reprint Çjenève : Édition
Minkoff, 1991), p. 15. Remarquons encore qu'aux mesures 47-48 de la « Leçon » de Marchand (repro
duite en Ex. 1), la distribution des deux syllabes « De-i » est bien maladroite : le musicien propose
ici ce qui aurait dû être une cadence conclusive sur fa (mes. 47), mais prolonge la ligne mélodique
avec un ré (mes. 48) afin d'y placer la dernière syllabe du mot, détruisant ainsi le repos harmonique
attendu de l'auditeur. En somme, il eut été plus agréable d'entonner le mot « Dei » sur le mi et le
fa de la mesure 47, et de supprimer te ré de la mesure suivante.

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iJ r
lau -
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Hr
Fi -
pj r
li-um De -

r r ir
li - um

La remarque de Brossard (n° 2) n'est guère pertinente pour le propos qui

nous retient ici, puisque le mode était forcément imposé par le plain-chant sur lequel
les chantres déchantaient. Cependant, il est vrai que les exemples musicaux transmis

par les sources théoriques contiennent quelques formules mélodiques (les « desseins »)
maladroites et reflétant bien l'improvisation au chœur. Dans l'Ex. 1 de Marchand, le motif
ascendant sur « & cotlaudent » (mes. 44-46) fait entendre un triton mélodique c/o-/a#
particulièrement disgracieux et hors du mode régnant : ici, le théoricien-improvisateur
a souhaité adhérer coûte que coûte à la règle stipulant que la sixte harmonique (la/fa#,
mes. 45) précédant l'arrivée sur l'intervalle d'octave (sol/sol, mes. 46) doit être majeure25.
Admettons néanmoins que ce type de formules était déjà en usage dans le répertoire
profane du XVIIe siècle, dans l'air de cour en particulier, mais qu'il était généralement
entendu dans une partie intermédiaire (haute-contre ou taille) et non pas dans la ligne
de dessus26. De la même façon, dans l'Ex. 2 de Pollio, le motif mélodique sur « venit » est
lui aussi malhabile, et pour les mêmes raisons : le s/1;injustifié27de la mesure 8 forme un
triton mélodique avec le/a de la mesure 10, sonne assez mal avec le si bémol du plain
chant (mes. 10) et est de surcroît accompagné de deux octaves parallèles (do/la) entre
le plain-chant et le fleuretis (mes. 8-9). Voilà deux preuves patentes que les déchanteurs
enchaînaient des mémorisées sans - sinon aucun - :
formules grand jugement esthétique

25- La même remarque vaut pour le do(t de la mesure 56 de l'Ex. 1.


26. Cf. par exemple la partie de taille de l'air de Pierre Çjuédron, Lorsque j'estois petite garce (version
de 1602), sur « N'est-il pas encore jour », ou de l'air Voici le temps bergère du même, sur « Aura
de quoy changer ». Cf. Pierre Çjuédron, Les Airs de cour, édition de Çjéorgie Durosoir, transcription
des tablaturesde luth par Éric Bellocq, avant-propos de Jean-Pierre Babelon (Versailles : Centre de
musique baroque de Versailles, 2009), p. 383 et p. 658.
27. Dans un tel mouvement mélodique descendant, te si bémol est bien évidemment beaucoup plus
élégant.

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Jean-Paul C. Montagnier - « Plain-chant dégénéré » et fleuretis : quelle musique pour quelle prière ?

quelle curieuse manière en effet de louer le Fils de Dieu ou bien d'invoquer le nom du
Seigneur à l'aide d'un diabolus in musica ! Nous pourrions multiplier les exemples, tel ce
fa dièse abrupt concluant la « Leçon » de Marchand, dont la seule justification découle de
la règle selon laquelle « il ne faut jamais finirpar une Tierce mineure, mais toujours par la
Tierce majeure »2S. Nous touchons ici les limites que ]ean-Philippe Rameau dénonçait dans
son Traité de l'harmonie, fustigeant ces « gens sans goût [...] qui s'attachent vainement à
former une bonne & agréable Harmonie sur ces sortes de [plain-]Chants »29.

Exemple 2 : Pierre-Louis Poliio, « Antienne des feries pendant i'avent / Samedi avant le 1" Diman
che d'avent / a Vespres », in Principes de chant sur le livre, B-Br ms. Il 3092 Mus., p. XCVII.

Magnificat

f li' Jy ijjBj
no-men Do-mi-ni ve

V
jl
o o ^ r i'r if
Ec - ce no - men Do mi - ni ve

W 1-r 'l|~r1r m
nit de Ion - gin quo,

nit de Ion - gin et cia[ritas]

Pierre-Louis Pollio est le théoricien qui s'est le plus attaché au rapport entre
le cantare super librum et les paroles ainsi chantées. Deux de ses remarques (n° 3 et

6) attestent de son souci d'une musique devant, pour reprendre la formule de Dom

Caffîaux, « aider a l'intelligence des paroles » et surtout remplir « son objet moral » qui
a priori devrait être l'édification du croyant et l'aider à prier. Cette dimension morale
du fleuretis est bel et bien unique dans le corpus documentaire conservé : la polyphonie
improvisée chez Pollio ne se réduit pas à des considérations techniques, mais s'ouvre à
la visée principale de toute cérémonie religieuse, la prière. Toutefois, la conclusion de
sa dernière remarque (n° 6) affaiblit considérablement cet « objet moral » : le théoricien

28. Louis-Joseph Marchand, Traité du contrepoint simple, ou chant sur le livre (Bar-le-Duc : Richard
Briflot, 1739), P- *7 : Marchand, Madin, Traités du contrepoint simple, éd. cit., p. 55.
29. Jean-Philippe Rameau, Traité de l'harmonie réduite à ses principes naturels (Paris : Jean-Baptiste
Christophe Ballard, 1722), p. 147. Dans son Dictionnaire de musique (Paris : Duschesne, 1761), s.v.
« Chant sur le livre », Jean-Jacques Rousseau admet aussi « qu'il n'est pas toujours aisé de rapporter
les Tons du Plain-Chant à ceux de notre Musique [i.e., tonale] ». Cf. encore Jean-Jacques Rousseau,
Œuvres complètes, édition publiée sous la direction de Bernard Cjagnebin et Marcel Raymond (Paris :
Éditions Çallimard, 1995), vol. 5, p. 696.

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]ean-Paul C. Montagnier - « Plain-chant dégénéré » et fleuretis : quelle musique pour quelle prière ?

termine en effet par une formule lapidaire - « il faut plaire » - qui laisse entendre que
cette prière, formulée par un « artiste » et non par un homme d'Église, ressort plutôt de
l'esthétique que du spirituel. Pollio tout à la fois s'éloigne et rejoint ici La Viéville pour
qui le compositeur de musique religieuse devrait être un prêtre ou du moins un homme
« habile dans sa Religion »30 (et non pas un « artiste ») devant « obéir tout ensemble à
la grande loi, qui est d'exprimer, & à la seconde, qui est de plaire »31. Nonobstant cette
dernière « loi », toute musique liturgique ne doit-elle pas avant tout transmettre le mes

sage évangélique avec « de la noblesse et de la dignité », comme le rappelle Dom Caffïaux,


« et rejeter les ornemens superflus d'une musique mondaine et profane »3J? En somme,
si Pollio mentionne le problème du tien nécessaire entre texte et contrepoint improvisé,
son opinion reste confuse et contradictoire.
Le théoricien de Soignies stipule encore (n° 4), à l'instar de La Viéville33,que le
déchanteur doit connaître le latin, ce qui prête à croire que nombre de chantres ne le maî
trisaient guère et déchantaient par automatisme, en enchaînant - redisons-le - des formules
apprises par cœur sans se soucier du sens des mots et sans crainte du contresens34.
Pollio envisage enfin le cas de la fugue et de l'imitation (n° 5). Dans l'exemple

fourni à la page 26 de son Traité de contrepoint simple, ou du chant sur le livre3S,Henry


Madin propose un modèle de fleuretis sur la dernière strophe de la prose Lauda Sion salva
torem dans lequel le motif initial du plain-chant, repris en fugue - au sens dix-huitièmiste
du mot - à la quinte supérieure par la voix organale (mes. 1-2), obéit aux vœux de Pollio

quant à la place des paroles dans une telle situation contrapuntique36. Le résultat sonore,
cependant, peut laisser perplexe puisqu'à compter de la deuxième mesure, le décalage

des syllabes entre le plain-chant et la partie improvisée est systématique et rend la com
préhension du texte totalement impossible, ce qui va à rencontre de ce que les musiciens

30. La Viéville, op. cit.,


31. Ibidem, p. 72.
32. Au sujet des ornements superflus, signalons leur présence dans les exemples donnés par Madin qui
les matérialise à l'aide de la traditionnelle croix (+).
33. La Viéville, op. cit., 3'"" partie, p. 56 : « On a eu besoin d'apprendre un peu de Latin & de Théologie,
afin d'être reçû » prêtre.
34. Ainsi dans le Regina caeli (p. 2-4) publié dans le Recueil de chant d'église, contenant les Antiennes de
la Vierge et les Hymnes du Carême mis en contre-point en trio pour haute contre, taille et basse (s. 1.,
s. éd., s. d.) de ]ean-Baptiste Métoyen, l'auteur rompt l'isochronie du plain-chant au milieu d'une
phrase, sans prendre garde au sens du texte (« Resurrexit sicut //dixit », mes. 40-41) afin de faire
une cadence parfaite en do majeur. Cf. Montagnier, « Le Chant sur le Livre en France aux XVIIe et
XVIIIe siècles : de la survivance d'une tradition orale ancienne à l'avènement d'un genre écrit », art.
cit., p. 277-78 (Ex. 6a) et p. 288. Dans ce même article (p. 266-67 et Ex. s, p. 277), nous montrons
la façon dont ces règles apprises par cœur ont parcouru les siècles sans grand changement.
35. Henry Madin, Traité de contrepoint simple, ou du chant sur le livre (Paris : Boivin, Le Clerc, 1742).
p. 26 ; cf. encore Marchand, Madin, Traités du contrepoint simple, éd. cit., p. 116.
36. Le même genre de fugue à l'octave sur « Çaudeamus om[nes] » ouvre la « Leçon » de Marchand
reproduite en Ex. 1.

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]ean-Paul C. Montagriier - « Plain-chant dégénéré » et fleuretis : quelle musique pour quelle prière ?

avaient retenu des prescriptions Tridentines (cf. Ex. 3)37. Notons que ce brouillage séman
tique est encore accru « lorsque le Maitre de Musique bat la Mesure très vîte »3S.
Exemple 3 : Henry Madin, dernière « Strophe de la Prose du saint sacrement », in Traité du chant
sur le livre, ou du contrepoint simple (Paris : Boivin, Le Clerc, 1742), p. 26.

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Tu -
qui cun eta scis et va - les: Qui nos pas - cis hie mor -

Tu qui cun - etas scis et va - les: Qui nos pas - cis hie

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ta - les, Tu - os i bi com men - sa - les, Co - he - re - des

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mor - ta - Tu - os i bi com - men - sa - Co - he - re -
les, les,

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et so - da - les Fac san - cto - rum ci - vi-um, Fac san - cto-rum ci - vi-um.

m 1 i' ir
.1 i I. -I I -I
des et so - da - les Fac san - cto - rum ci - vi - um.

Léonard Poisson, dans son Traité théorique et pratique du plain-chant (1750),


revient lui aussi sur ce brouillage sémantique dû à la combinaison des diverses lignes

mélodiques improvisées pour en souligner les effets néfastes :


Les Eglises qui ont admis la Musique, font usage du Contre-point, ce qui fait que
le gros du Chœur chante le pur Plain-Chant, & les autres cette espece de Musique
dont le Plain-chant est la base. Ces differens accords font parfaitement sur l'Orgue

qui ne doit & ne peut donner que des sons : mais les Chantres, qui tâchent d'imiter
l'Orgue, ne doivent-ils donner que des sons ? ne doivent-ils pas se nourrir & nourrir

37- Bien que le problème de l'intelligibilité des paroles, longuement discuté lors du Concile de Trente,
ne figure pas dans les décisions définitives du Concile, il ne cessa jamais d'être au centre des pré
occupations des musiciens d'Église et finit même par être regardé comme acquis dans le cadre des
réformes Tridentines. Cf. Craig A. Monson, « The Council of Trent Revisited », The Journal of the
American Musicological Society 55/1 (Spring 2002), p. 1-37 (surtout p. 22 et p. 26).
38. Madin, op. cit., p. 25 ; Marchand, Madin, Traités du contrepoint simple, éd. cit., p. 115. Madin poursuit
en disant que dans le cas d'un tactus rapide, le déchanteur ne peut faire que du contrepoint note
contre-note, comme dans l'Ex. 3.

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les Auditeurs, en leur présentant mélodieusement le sens du texte, pour eiciter de


pieui sentimens ? Le Contre-point n'est propre qu'a empêcher d'entendre le sens de
ce que l'on chante39.

Poisson soulève par la même occasion la question, déjà abordée par la musi

cologie contemporaine40, de savoir à qui s'adresse le chantre - à lui-même ? au fidèle ?


aux deux ? - et si celui-ci prend garde au texte qu'il entonne.
Si le traité tardif de Bernard Jumentier peut paraître parfois rétrograde par rap
port à celui d'Henry Madin41, il demeure néanmoins l'unique source a se préoccuper de
la place des vocalises, des voyelles nasales à éviter en cas de roulades et enfin du rythme
du plain-chant (n° 7). Que le maître de Saint-Quentin en vienne à vouloir conserver la dis
tinction entre syllabes longues et syllabes brèves et à consacrer un « chapitre septieme »

complet à « l'usage du chant sur le livre sur les plainchants mesurés »4î dénote d'un souci
de la prosodie absolument unique dans le corpus des traités théoriques. Cependant, ce
souci va à rencontre de la règle fondamentale du fleuretis, à savoir l'isochronie totale du

plain-chant et confirme qu'en 1783, le chant sur le livre tendait de plus en plus vers une
espèce de faux-bourdon43, perdant ainsi son identité et sa spécificité44. Cependant, ce
détail rythmique est d'importance, car il pourrait trahir l'insatisfaction du théoricien à

l'égard d'une musique complètement fermée à la restitution sensible de la prosodie du


Verbe sacré. Ainsi, la comparaison de la « Prose du saint sacrement » de Madin (cf. Ex. 3)
et l'hymne Creator aime siderum de ]umentier (cf. Ex. 4) est instructive : alors que chez

39- Léonard Poisson, Traité théorique et pratique du plain-chant, appellé Qrégorien (Paris : Ph. N. Lottin,
]. H. Butard, 1750), p. 76. L'auteur, commentant la Bulle Docta sanctorum de Jean XXII, insiste sur ce
problème, notant encore p. 75 : « Loin d'inspirer la dévotion, il [le contrepoint] enivre les oreilles de
sons peu modestes & contraires à la piété, il fait perdre tout le fruit du Chant [monodique], qui est
d'eiciter la dévotion des fidèles : Utfidelium devotio excitetur, puisqu'il est impossible aui Auditeurs
d'entendre ce que l'on chante ».
40. Nous renvoyons en particulier au recueil d'articles (« Listening practice ») paru dans Early Music
xxv/4(November 1997), p. 591-702, et notamment au texte Bonnie J. Blackburn, « For whom do the
singers sing ? », p. 593-609 dans lequel texte est abordée la question cruciale « do the words matter
to the singer ? ».
41. II refuse en particulier la quinte diminuée (ta « fausse quinte ») sur le temps, alors que Madin l'ac
cepte ; cf. ]umentier, op. cit., p. 7.
42. ]umentier, op. cit., p. 15. Le chapitre s'étend sur les pages 15 à 17 et concerne surtout les proses et
les hymnes composées « de notes inegalles ».
43. Les deux exemples que donne Jumentier {op. cit., p. 16-17) ne sont pas sans évoquer le style note
contre-note et rythmé du conduit médiéval, et ressortent aussi d'un faux-bourdon à deux voix dans
lequel les mouvements parallèles sont légion. Ces exemples sont d'ailleurs assez comparables à ceux
publiés à la même époque, comme ceux disponibles dans l'ouvrage de l'Abbé Çuichard, Essais de
nouvelle psalmodie ou faux-bourdons, a une, deux ou trois voix (Rome, Paris : chez Nyon, 1783).
44. La pratique du faux-bourdon a toujours coexisté avec celle dufleuretis, mais cette dernière possède
une dimension mélodique que la première ne possède pas et, ainsi que tous les théoriciens s'ac
cordent à l'écrire, s'en distingue par l'isochronie du plain-chant. Sur le faux-bourdon, cf. Deborah
Kauffman, « Fauxbourdon in the Seventeenth and Eighteenth Centuries : 'Le secours d'une douce
harmonie' », Music & Letters 90/1 (February 2009), p. 68-93 (P- 89 en particulier).

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le musicien de Louis XV, le brouillage sémantique déjà évoqué ci-dessus est inévitable et
sans guère d'égard aux accents toniques, le texte de l'hymne du maître de Saint-Quentin
est parfaitement compréhensible et son rythme prosodique préservé. Toutefois, cette
hymne notée (i.e., non improvisée) ne ressort plus strictement du supra librum cantare ;
de plus, improviser sur de tels « plainchants mesurés » ne met aucunement les chantres
à l'abri de l'écueil harmonique que nous abordons ci-dessous.

(Voir Exemple 4 ci-dessous).

Le problème de l'adéquation entre texte et musique et de l'énonciation simul


tanée de syllabes différentes est d'autant plus saillant que le contrapunctum extempora
neum était pratiqué par un grand nombre de chanteurs : Madin parle « d'une trentaine
de Musiciens » improvisant « tous à la fois »4S sans qu'il soit possible de prévoir ce que va
chanter l'autre. Qu'advenait-il lorsque les enfants de chœur participaient à l'improvisation
de fugues, sachant que ces derniers avaient « souvent de la peine a trouver » la réponse

adéquate au sujet46 ? Dans le pire des cas, chacun pouvait proférer une syllabe différente
en même temps et proposer un motif mélodique convenable au mot alors chanté, mais

incompatible avec celui qu'un autre pouvait improviser au même moment sur un mot
différent. L'art du chant sur le livre étant éphémère par essence, il n'existe pas d'exemple
concret à partir duquel il serait possible de se forger une idée juste. Les « leçons » lais
sées par les théoriciens ne peuvent refléter exactement cette improvisation au chœur,

puisque ces derniers les ont policées en vue de leur publication. L'Ex. 3, toutefois, ainsi
que le Regina cœli en trio que Madin imprima à la fin de son Traité du contrepoint simple
(cf. Ex. 5 ci-dessous) en fournissent deux témoins tangibles47. Sur ce délicat problème de
la simultanéité des paroles, notons-le bien, le supra librum cantare se situe à l'opposé
de la pratique du faux-bourdon qui prône un style syllabique et homorythmique strict,

conservant la distinction entre syllabe brève et syllabe longue et la compréhension par


faite des mots.
Somme toute, énoncer en fleuretis les paroles des antiennes, hymnes, proses,
répons, introïts, cantiques, et tout « ce que les deux chœurs doivent chanter ensemble »48
devait certainement conduire à une « cacophonie » verbale à cent lieues de ce que l'on
avait retenu des décisions conciliaires exigeant l'intelligence immédiate et toujours par

faite du texte mis en polyphonie. Cette « cacophonie », hélas, pouvait aussi se doubler
d'un résultat sonore très aléatoire.

45- Madin, op. cit., p. 7 ; Marchand, Madin, Traités du contrepoint simple, éd. cit., p. 97.
46. Jumentier, op. cit., p. 12.
47. Madin n'hésite ainsi pas à superposer les deux premiers versets de l'antienne mariale ; cf. Madin,
op. cit., p. 31 et Marchand, Madin, Traités du contrepoint simple, éd. cit., p. 12a.
48. Ceremonial de Tout, éd. cit., p. 58. Le chant sur le livre y est abordé aux pages 57-59.

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Exemple 4 : Bernard ]umentier, Traité du chant sur le livre, F-SQ ms. 15.867, p. 17.

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La pratique du fleuretis : une musique orante ?

Compte tenu de la nature de notre objet d'étude, nous ne pouvons que nous fier
aux témoignages écrits par les acteurs mêmes du discantus et examiner avec un regard

critique les quelques contrepoints improvisés notés et reproduits dans les traités49. Afin
d'évaluer la qualité musicale de ces prières extemporanées et de saisir la manière dont
elles étaient perçues par les contemporains, commençons par relire les rares traces lais
sées par le Siècle des Lumières50.

Henry Madin (1742)

8) Il faut à la vérité avouer qu'en général le Chant sur le Livre ne plait à une infinité de

personnes, qu'autant qu'il paroit et qu'il devient réellement confusion, par le melange
d'Accords d'une trentaine de Musiciens, qui le chanteront tous à la fois ; lès uns régu

lièrement, et lès autres à tout hasard51.

Pierre-Louis Pollio (1770-1771)

9) Tout cela [les octaves augmentées parallèles] ne se peut pratiquer, faisant un horrible
charivari et un dechirement d'oreille effroïable, c'est cependant ce qui s'entend souvent
dans un chant sur te livre impromptu chante a trois ou quatre parties par la difference
des sistemes, des musiciens, ou de leur modulation52.

10) Il ne faut « point faire deux accords differens l'un sur l'autre, ()e m'explique encor. Je
feray sur mi par exemple, dans le pleinchant, l'accord de mi, sol, si, un autre celui d'ut,

mi, sol, un troisième fera celui de la, ut, mi) un accord quelconque ne pouvant avoir

qu'un seul generateur, cependant dans ma supposition mi aura milsol/si, ut/mi/sol, et


ta/ut/mi, trois generateurs. Je demande si cela peut faire de la musique ? »53.

11) Quant au chant sur le Livre à plusieures parties faites impromptu[es], mon sentiment
est qu'il est presqu'impossible de le bien faire. [...] je soutiens qu'il est impossible de
parer a mille occasion de charivary. Je viens d'entendre une fugues [sic], je la va[i]s
rendre, je la commence, dans ce tems la meme j'entensun des musiciens qui entame
une suitte de dissonnances,
je dois quitter ma fugues [sic] et chercher a l'accompagner.
Je veux moi meme faire des sincopes de quarte sur mon pleinchant, le musicien qui
chantera avec moi, sçaura t-il comment il doit y assujettir son chant, il continura son
chant, moy le mien, le troisième un autre, un quatrième peutetre un cinquième, un
sixieme, sur tous principes différents. Si l'on apelte cela de la musique, je Capelle moy
un horrible charivary, indigne de la majeste du lieu ou nous servons notre Dieu, plus

indigne encor de ce createur bienfaisant, qui ne nous a donné l'usage de la raison que
pour apprendre a le servir dignement, et non pour en abuser, ainsi ce chant sur le livre
a plusieurs parties impromptu[es] ait été condanné par plusieurs consiles provinciaux ;

49- Ces contrepoints écrits ont donné lieu à un genre musical que nous étudions dans notre article déjà
cité : « Le Chant sur le Livre en France aui XVIIe et XVIII' siècles : de la survivance d'une tradition
orale ancienne à l'avènement d'un genre écrit ».
50. Nous ne prétendons pas ici à l'eihaustivité, puisque d'autres témoignages dorment certainement
dans des sources non encore repérées.
51. Madin, op. cit., p. 6-7 ; Marchand, Madin, Traités du contrepoint simple, éd. cit., p. 96-97.
52. Pollio, op. cit., p. XI.
53. Ibidem, p. LXIV.

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l'usage, mais un mauvais usage et l'ignorance, où tout au moins une miserable routine,
appuyés d'amis l'on fait maintenir dans des Eglises respectables contre le bon sens et
tout principe de raison54.

René Tiron (1771-1781)

12) Le chant sur le livre est un usage « bien ridicule. [...] J'ai appris comme les autres ce
chant sur le livre, mais les règles en étaient la plus sotte chose du monde. [...] En vertu
de ces précédentes règles, il pouvait arriver que, tandis qu'un musicien faisait une
sixte majeure sur une note, un autre en fît une mineure en même temps. Les chants
simultanés qui résultaient d'un tel état de choses formaient la plus horrible cacophonie

que l'on pût imaginer. Et voilà cependant un usage qui subsistait dans toutes les églises
de France où il y avait un corps de musique »55.

Alexandre-Étienne Choron et François-Joseph Fayolle

13) On pratique en France dans les cathédrales un contrepoint qui se fait à la première
vue et qu'on appelle chant sur le livre. Pour en avoir une idée, figurez-vous quinze ou

vingt chanteurs de toutes sortes de voix, depuis la basse jusqu'au soprano le plus élevé,
criant à tue-tête, chacun selon son caprice, sans règle ni dessein et faisant entendre à
la fois sur un plain-chant exécuté par des voix rauques tous les sons du système, tant
naturels qu'altérés : vous commencerez à concevoir ce que peut être le contrepoint
sur le plain-chant, appelé en France chant sur le livre56.

Alexandre-Étienne Choron et Adrien de La Fage

14) La France « n'a jamais abandonné la manie d'improviser sur te plain-chant [...], et si
aujourd'hui [ca 1838] le combat a cessé, ce n'est que faute de combattants ; je dis le
combat, et pour cause : car c'était bien une bataille perpétuelle, un massacre où tous
les soldats semblaient s'égorger ; c'était bien un champ de bataille que ces choeurs
de cathédrales, où l'on entendait des chantres traîner sourdement les sons rauques
du grave de leur voix, puis les hautes-contre criant à tue-tête, et les tailles leur cor

respondant du mieux possible. Tous ces braves gens n'avaient pour cela d'autre règle

que l'habitude ; ils tâchaient de partir sur une des notes de l'accord, et pour le reste
ils s'abandonnaient à la providence »57.

Ces sept témoignages de première main vont tous dans le même sens et
sont sans appel : la pratique du fleuretis dans les églises françaises - dans la deuxième
moitié du XVIIIe siècle au moins - était dénuée de toute valeur esthétique, car le rendu
sonore peu flatteur n'était, pour reprendre les expressions de Dom Caffïaux, que « sons
bizarres » et « bruits confus, qui empech[ai]ent » de « penetrer le sens » des paroles ainsi

54- Ibidem, p. LXIV-LXV.


55. René Tiron, Souvenirs d'un vieux Picard, ou particularités et anecdotes concernant la cathédrale, le
clergé et plusieurs personnages importants de la ville d'Amiens, de 1771 à 1781 (Amiens : Imprimerie
de Lenoël-Hérouart, 1864), cité d'après Çeorges Durand, La Musique de la cathédrale d'Amiens avant
la Révolution (Amiens : s.n., 1922 ; reprint Çenève : Éditions Minkoff, 1972), p. 42-43.
56. Aleiandre-Étienne Choron et François-Joseph Fayolle, Dictionnaire historique des musiciens, artistes
et amateurs, morts ou vivons (Paris : Valade, 1810-1811 ; reprint Hildesheim : Çeorge Olms, 1970),
Sommaire.
57. Aleiandre-Étienne Choron et Adrien de La Fage, Nouveau manuel complet de musique vocale et
instrumentale (Paris : Imprimerie et Fonderie de Fain, 1838), seconde partie, tome III, p. 196.

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]ean-Paul C. Montagnier

chantées. Outre les raisons techniques évoquées par les théoriciens, force est d'admettre
- sinon l'incompétence - des chantres alla grandissante tout au
que la méconnaissance
long du siècle et fut responsable de bien des « charivaris »5S. Comme l'écrivit Léonard
Poisson, ce contrapunctum extemporaneum était un « Mélange bizarre de Plain-chant &
de Musique, qu'on peut justement appeler Cacophonie »59.
Cette harmonie malheureuse était théoriquement évitée en raison du principe
selon lequel chacune des lignes mélodiques improvisées était nécessairement concor
dantes entre elles, parce que chacune d'elle était isolément en consonance avec le même
cantus firmus60. Autrement dit, nous pourrions idéalement regarder la polyphonie extem

poranée comme la manifestation sonore d'une prière collective et fédératrice, exigeant la


concorde des âmes et des voix de ceux qui la profèrent. Comme chacun pouvait en effet
le lire dans les nombreuses rééditions du Traité de la prière de Pierre Nicole, les « prieres
communes marqu[e]nt que nous [i.e., les croyants] prions comme membres d'un même
corps & en union avec ce corps »6l. Cette prière collective était-elle toutefois acceptable
eu égard au « charivary » avec laquelle elle était rendue ?
Pollio est le seul a s'interroger sur la validité de cette musique improvisée et
sur sa dignité, voire sa décence (n° 11). Cette « cacophonie » était-elle digne de véhiculer
la prière ? Le discantus n'était-il pas en contradiction flagrante avec l'objectif premier du
chant qui doit exciter « à l'amour de Dieu, au désir du Ciel, à l'esprit de la Religion »62 ?
De toute évidence, la prière déchantée, déjà décriée par ]ean XXII dans la Bulle Docta
sanctorum (1316), était grandement dépréciée au XVIIIe siècle, et allait même à l'encontre
des prescriptions du Cœremoniale Episcoporum de 1752 selon lequel le texte doit être
prononcé de façon claire, les musiciens devant veiller « à ce que l'harmonie des voix,
destinée à augmenter la piété [...] ne distraie pas de la contemplation des choses divines
les âmes de ceux qui l'écoutent, mais soit dévote, distincte et intelligible »63. En d'autres

termes, l'essentiel était semble-t'il que le texte sacré soit intégralement prononcé,

58. En 1749, on déplorait que « le chant sur le livre qui se faisait autrefois sur le plainchant était une
composition admirable et qu'aujourd'hui c'[est] partout une musique de la plus mauvaise espèce. Il
périt de jour en jour ». Cité d'après Adrien de La Fage, Notes, extraits et variétés concernant le chant
liturgique recueillis pour mon instruction, F-Pn n.a.f. 257, p. 240.
59. Poisson, op. cit., p. 75. Par « Musique », l'auteur entend le contrepoint, sujet des pages 73 à 76 de
son ouvrage.
60. Ce principe, déjà formulé en 1477 par ]ohannes Tinctoris dans son Liber de arte contrapunctori
(livre II, chapitre xx, lignes 6-7), est repris par Ouvrard, op. cit., f° 75r.
61. Pierre Nicole, Traité de la prière, divisé en sept Livres [...] Nouvelle Edition (Paris : Ç. Desprez, 1768),
tome 1, livre m, p. 328-329. Nicole écrit encore : « Dieu ne nous sauve pas séparément, & il ne reçoit
pas nos prieres séparément. Il ne les reçoit que comme jointes à celles de tous les autres Fideles »
(p. 328). Cf. encore Brulin, op. cit., p. 90.
62. Ceremonial de Tout, éd. cit., p. 50.
63. Cœremoniale Episcoporum de 1732, livre premier, chapitre XXVIII, §12. Pour la traduction française,
cf. Cœremoniale Episcoporum. Le Cérémonial des Évêques. Traduction intégrale du texte selon l'édi
tion de 1752 (2005-2006), www.ceremoniaire.net, p. 55 (accès mai 2011).

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- « Plain-chant
Jean-Paul C. Montagnier dégénéré » et fleuretis : quelle musique pour quelle prière ?

comme l'a magistralement montré Monique Brulin en étudiant la période précédente :


« l'obligation de ceux qui ont charge régulière de dire l'office se trouve remplie lorsque
les paroles sont effectivement prononcées. Elle correspond aux prescriptions plus strictes,
comme "articuler entièrement tous les mots", "prononcer tout ce qui se doit dire" >>64.
Mais, devait-on le faire sans égard à la manière dont ces mots étaient dits ?
Les échantillons notés et conservés de chant sur le livre ne sont pas d'un grand
secours pour répondre à une telle question, puisqu'ils ont été peaufinés en vue de leur
publication. Prenons-en à témoin la superbe antienne Regina cœli que Madin publie à la fin
de son traité65(cf. Ex. 5) et comparons-là avec la version qu'en donne Jean-Baptiste Morin66

(cf. Ex. 6). Les deux pièces combinent deux parties vocales virtuoses de dessus en plus
du plain-chant pour Madin, de la basse-continue pour Morin. Comme le premier verset
est construit à partir du même incipit grégorien chez les deux auteurs, la comparaison en
sera d'autant plus aisée. Nous y observons des vocalises joyeuses et descendantes sur les
mots « laetitia » et « alleluya » et l'omniprésence, ou quasi-omniprésence chez Morin, de
blanches soutenant des rythmes plus rapides dans les voix environnantes. Par ailleurs, le
motif initial de l'antienne mariale est réexposé plus ou moins régulièrement dans les deux
cas et engendre une progression harmonique comparable67. Bref, si l'on excepte la brève

superposition des deux premiers versets dans la version de Madin (mes. 22-27)™, alors
que Morin prend soin de limiter la combinaison de mots différents, nous devons admettre
qu'il n'y a guère de distinction entre les deux œuvres. De là, nous pouvons conclure que
le trio de Madin n'aurait très probablement pas pu être improvisé tel quel au chœur, sa
facture générale étant trop semblable à celle d'un motet composé à la table.

(Voir exemple s ci-contre et exemple 6 en suivant)

Conclusion

Le chant sur le livre, improvisation collective orale à partir d'un plain-chant


énoncé de façon isochrone et dénaturée, fut très longtemps pratiqué dans les sanctuaires

français et ne disparut qu'au cours du XIXe siècle69. Que cette pratique ait toujours été

64- Brulin, op. cit., p. 264.


65. Madin, op. cit., p. 30-33 ; Marchand, Madin, Traités du contrepoint simple, éd. cit., p. 120-23. Cf.
encore Montagnier, « Le Chant sur le Livre en France aux XVIIe et XVIIIe siècles : de la survivance
d'une tradition orale ancienne à l'avènement d'un genre écrit », art. cit., p. 283-86.
66. Jean-Baptiste Morin, Regina cœli, in Motets a une et deux voix mêlez de symphonies [...]. Livre premier
(Paris : Christophe Ballard, 1704), p. 98-107.
67. C'est-à-dire les cinq premières notes de l'antienne. Ce motiffa-soi-fa-sol-la engendre chez Madin
l'enchaînement harmonique (Ex. 5, mes. 2-3), et la succession I5-V5-VIS-V6-IÎ
ls-V®-VI5-l5 chez Morin
(Ex. 6, mes. 1-3).
68. Cf. supra note 47.
69. La suppression des maîtrises durant la Révolution contribua certainement, en cessant l'apprentissage
et la pratique du chant sur le livre, à cette disparition progressive.

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]ean-Paul C. Montagnier - « Plain-chant dégénéré » et fleuretis : quelle musique pour quelle prière ?

Exemple 5 : Henry Madin, « Troisième et derniere Leçon sur le Regina cœli », in Traité du contre
point simple, ou du chant sur le livre (Paris : Boivin, Le Clerc, 1742), mes. 1-14, p. 30.

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Re - gi - na coe - li, lae - ta - re, al - le

Re - gi - na coe - li, lae - ta

r f r r rr r r

d'actualité au Siècle des Lumières tendrait à laisser croire qu'elle était perçue favor
ablement par une certaine autorité ecclésiastique, même si ce chant extemporané fut
condamné « par plusieurs consiles provinciaux » (Pollio dixit). La routine et le poids de la
tradition peuvent-ils à eux seuls expliquer sa longévité70? À lire les témoignages conservés,
le fleuretis générait « un charivari plus ou moins réjouissant »71 et bien surprenant à une

70. Pour Sébastien de Brassard, le chant sur le livre demande « beaucoup d'habitude et même plus de
Routine que de science » ; cf. Brossard, op. cit., f° sgr.
71. François-Joseph Blaze, dit Castil-Blaze, « Chant sur le livre », in Dictionnaire de la conversation et
de la lecture. Seconde édition dirigée par M. W. Duckett (Paris : Firmin Didot, Frère, Fils et Cic, 1870),
vol. s, p. 170.

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Jean-Paul C. Montagnier - « Plain-chant dégénéré » et fleuretis : quelle musique pour quelle prière ?

Exemple 6 : )ean-Baptiste Morin, Regina cœli, in Motets a une et deux voix mêlez de symphonies
Livre premier (Paris
[...]. : Christophe Ballard, 1704), p. 98.

pS MOTETS de monsieur morin,

IX. MOTET, A DEUX DESSUS.


A NT IE NN E A LA S A IN T E FIERCE.
Rondcmcnt.

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Kondcincnt.

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- « Plain-chant dégénéré » et fleuretis : quelle musique pour quelle prière ?
Jean-Paul C. Montagnier

époque où la Raison triomphait dans tous les domaines. N'était-il pas justement dérai
sonnable de s'obstiner à revêtir le plain-chant de fleurs musicales aussi discordantes ?
Cette « cacophonie » possédait-elle un quelconque pouvoir orant ? Comme dans le cadre
de cette polyphonie improvisée tous les mots sacrés étaient prononcés, il est indubitable
- et doit toujours être - perçue comme une véritable « prière
que cette dernière était
vocale » et « publique »72. Mais ce cantare super librum, de l'avis même de ses acteurs, ne
pouvait plus guère prétendre au statut d'œuvre d'art : il ne pouvait « plaire » et n'avait
plus la dignité nécessaire pour remplir Vactio canendi convenablement73 ; il ne parvenait
plus à « aider a l'intelligence des paroles », en raison de « sons bizarres » et de « bruits
confus, qui empechent d'en penetrer le sens et d'en tirer des instructions ». Au contraire,
le fleuretis, du moins tel qu'il était pratiqué au XVIIIe siècle, ne pouvait qu'agacer et
dérouter chantres et musiciens exigeants. En tant qu'objet musical, il était devenu une
sorte de monstruosité indigne du sanctuaire, de moins en moins compris et maîtrisé par
les acteurs mêmes de la musique liturgique pourtant pétris de Foi74. En tant qu'objet lit
téraire, il n'est pas certain qu'il ait pu véhiculer le Verbe de façon claire et intelligible : à
-
preuve, ]umentier sentit tôt ou tard le besoin - ou la nécessité ? de préserver le rythme
du plain-chant « mesuré » dans le discantus et d'encourager à travers ses exemples
l'improvisation en style note-contre-note. Avec le XVIIIe siècle en somme, une page de
l'histoire du chant ecclésiastique se tournait progressivement et, avec elle, une pratique

qui ne cesse d'interroger les historiens actuels.

72. Sur ces notions, cf. Brulin, op. cit., notamment p. 21-28.
73. Sur ce sujet, nous renvoyons à ]ean-Yves Hameline, « Le plain-chant dans la pratique ecclésiastique
aux lendemains du Concile de Trente et des réformes postconciliaires », in Plain-chant et liturgie en
France au XVIf siècle, textes réunis par Jean Duron (Versailles, Paris, Royaumont : Éditions du Centre
de musique baroque de Versailles, Éditions Klincksieck, Fondation Royaumont, 1997), p. 14-16.
74. La Foi est le fondement de la prière rappelle Nicole dès le début de sa préface, op. cit., p. III.

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