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Revue Philosophique de Louvain

Structure, origine et affectivité. Quelques réflexions à propos de la


corporéité
Ghislaine Florival

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Florival Ghislaine. Structure, origine et affectivité. Quelques réflexions à propos de la corporéité. In: Revue Philosophique de
Louvain. Quatrième série, tome 77, n°34, 1979. pp. 196-218;

doi : https://doi.org/10.3406/phlou.1979.6045

https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1979_num_77_34_6045

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Abstract
The notion of corporeity is to be found in the heart of a philosophical anthropology in which one
distinguishes two orientations, the phenomenological and the scientific. Can these come together at
the point of origin? Can the « flesh » of the world, in the ontological sense, and the genesis of man in
the evolution of living beings be fitted into the concept of structure?
But the notion of structure of behaviour in the analysis of perception, of emotion, of expressivity cannot
explain the affective self as such. Might it not be necessary to resort to an exegesis of metaphors in
order to grasp the meaning of affectivity? In the light of this project one perceives some possible lines
of research, such as the analysis of the Befindlichkeit, that of the lived temporality and of desire, that of
the for-others.

Résumé
La notion de corporéité s'inscrit au cœur d'une anthropologie philosophique où l'on distingue deux
orientations, phénoménologique et scientifique. Celles-ci peuvent-elles se rejoindre au lieu de
l'originaire? La « chair » du monde, au sens ontologique, et la genèse de l'homme dans l'évolution des
vivants peuvent-elles s'ordonner au concept de structure?
Mais la notion de structure du comportement dans l'analyse de la perception, de l'émotion, de
l'expressivité, ne peut rendre compte de l'ipséité affective comme telle. Ne faudrait-il pas recourir à une
exégèse des métaphores pour saisir le sens de l'affectivité? À la lumière de ce projet, on entrevoit
quelques lignes de recherches : ainsi l'analyse de la Befindlichkeit, celle de la temporalité vécue et du
désir, celle du pour-autrui.
Structure, origine et affectivité

Quelques réflexions à propos de la corporéité*

Nous nous proposons de réfléchir sur la problématique de la


corporéité dans la ligne philosophique de Merleau-Ponty en la mettant
en parallèle avec une conception scientifique du corps. Nous aurions
voulu prolonger ce commentaire par une réflexion qui toucherait à la
présence à soi du corps, au «soi» comme affectivité vécue. Toutefois,
ne voyant pas encore comment élaborer structurellement une
philosophie de l'affectivité ni du point de vue méthodologique ni du point
de vue thématique, nous ne l'aborderons qu'à la fin de l'exposé, en
ébauchant seulement quelques lignes d'approche.
Il serait intéressant de relire à la lumière d'une philosophie
d'aujourd'hui toute l'évolution du problème qui, dès les origines chez
les Grecs, a mis en cause la relation de l'âme et du corps et donc le
statut de l'existence humaine.
Il appert que c'est le christianisme qui a été la source d'un
changement décisif du sens de la personne. S. Paul révèle, en effet,
la connotation de « chair », par opposition à celle de « corps » qui était
pour la tradition grecque le lieu instrumental de l'âme. Inconnue ou
presque de la philosophie antique (les Épicuriens utilisaient aussi la
notion de adpÇ), la notion de chair fut introduite dans la tradition
théologique occidentale dans le contexte de l'antithèse qui la rend
corrélative de celle de l'Esprit.
Paradoxalement, cette notion de chair mise en relief par la
théologie se découvre aujourd'hui un enracinement philosophique, un
fondement qui rompt lui-même avec la métaphysique classique
cartésienne de l'âme et du corps. Nous voulons parler de ce concept de
chair que nous a légué Maurice Merleau-Ponty dans son œuvre Le
visible et l'invisible, texte posthume, recueilli et présenté par Cl. Lefort
* Ce texte a été présenté partiellement lors d'un colloque à Gallarate le 30 mars
1978. Le texte actuel remanié à fait l'objet d'un exposé à la Société philosophique de
Louvain, le 22 novembre 1978.
Structure, origine et affectivité 197

chez Gallimard en 1964. Sans doute cette notion de chair n'est-elle


pas directement lisible dans le seul contexte d'une anthropologie
philosophique. Mais elle s'y révélera comme le lieu même de l'exister,
comme ce fond signifiant sur lequel s'imprime tout discours traitant
du corps.
Si le thème du corps, plus précisément de corporéité, s'inscrit au
cœur d'une anthropologie philosophique, cela implique du même fait
qu'il se profile sur un horizon de sens où convergent également de
nombreuses disciplines, tant scientifiques que techniques, ou encore
esthétiques etc.
Nous amorcerons la question de la corporéité humaine en suivant
dans une première partie de l'exposé deux orientations distinctes mais
qui pourraient se rencontrer au lieu de « l'originaire » : d'une part,
l'originaire selon l'orientation phénoménologique, d'autre part,
l'originaire selon l'orientation scientifique.
Dans une deuxième partie, nous nous attarderons à l'analyse de
certaines dimensions qui relèvent directement de notre expérience
concrète et quotidienne du corps vécu, en reprenant, par exemple,
les thèmes de la perception, de l'émotion et du désir, enfin de
l'expression.
Dans une troisième partie, nous reprendrons nos conclusions, en
affrontant cette fois le problème de l'affectivité.

I. L'originaire

a) L'orientation phénoménologique.

N'est-ce pas en partie à l'héritage de Husserl, de Max Scheler, de


Merleau-Ponty que revient la saisie du concept de corporéité? Cette
notion relève, en effet, de l'intentionalité perceptive, du corps propre,
de la structure du comportement.
Ces auteurs dépassaient l'enjeu d'une union du corps et de l'âme,
union de faits incompossibles que drainaient avec elles tant la
philosophie classique de type cartésien que la science positive. En
réalité, physiologues et psychologues rationalistes, les uns et les autres
soumis aux ordres spécifiques de cause ou de finalité, se heurtaient
aux mêmes impasses d'un intransigeant dualisme. Le parallélisme
psycho-physique ne pouvait que camoufler « magiquement », nous dit
Merleau-Ponty, l'unité de l'âme et du corps. Il la fixait dans les
limites d'un en soi corporel, organisme partes extra partes, et dans
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celles d'un pour soi, position absolue d'une conscience transparente à


elle-même.
Husserl a voulu rendre compte du lien relationnel de la conscience
au monde passivement vécue : la Lebenswelt. Mais d'un autre côté, ce
philosophe creusait le sens de sa propre réduction phénoménologique
du monde référentiel et s'efforçait de rejoindre par régressions
successives YUrgrund, sujet originaire, constitutif de sens.
Il revient à Merleau-Ponty de s'être dégagé de la position
transcendantale qui entraînait Husserl dans le cercle immanentiste
abyssal, en reprenant à son compte l'analyse de la perception et du
corps.
Il est vrai que, ce faisant, Merleau-Ponty a été inspiré par la
tension interne de la démarche husserlienne, qui envisage la conscience
à la fois comme passive et comme constituante. Comme le fait
remarquer Jacques Taminiaux dans son œuvre récente *, au chapitre
intitulé «L'expérience, l'expression et la forme dans l'itinéraire de
Merleau-Ponty», l'auteur de la Phénoménologie de la perception lui
aussi va surmonter une tension interne. Mais ici, à l'inverse du débat
husserlien, le thème de la constitution transcendantale du sujet est
dépassé par celui de la différence ontologique heideggerienne. Cette
rupture apparaît très nettement dans Le visible et l'invisible, en
particulier dans le chapitre sur « l'entrelacs-le chiasme» et dans les
notes annexes.
Tâchons de suivre cette problématique chez Merleau-Ponty en la
reliant à celle du corps et tentons de ressaisir la réelle ambiguïté (ou
tension dialectique) qu'elle offre finalement à l'interrogation ouverte
du philosophe.
Deux dimensions se chevauchent dans toute l'œuvre. L'une se
prête au mouvement de l'intentionalité corporelle et ouvre à la
transcendance vécue de l'être-au-monde. Elle manifeste l'excès de
l'exister au cœur même de la subjectivité : c'est le corps propre ou
« Cogito tacite » à partir de quoi se déploie un monde, un espace, un
temps, une expression.
Le corps propre se révèle donc point d'ancrage. Il est l'origine de
tous les points de vue sans s'y prendre lui-même; il est projet d'un
monde objectif et intersubjectif dans le jeu relationnel des profils qui
se donnent au regard sur un fond-horizon.

1 Le regard et l'excédent, La Haye, Nijhoff, 1977.


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L'autre dimension de l'œuvre chez Merleau-Ponty se dégage de


toute visée fondatrice de la conscience originaire et s'articule d'emblée
à l'ordre structural, ordre déjà dessiné dans la compréhension de la
Forme, c'est-à-dire, ce «sens» concret prélevé sur le jeu relationnel
d'une figure sur un fond.
Il ne s'agit plus, comme dans la Phénoménologie de la perception,
de parler du corps propre « Cogito tacite », il ne s'agit plus seulement
de faire surgir l'objet dans l'apparaître de ses profils par la dialectique,
toujours surmontée, du point-horizon, que le corps médiatise dans la
structure spatio-temporelle du monde, mais bien plutôt de comprendre
comment le visible tout entier se présentifie dans une structure inter-
férentielle d'un non-visible, « sens » toujours déjà-là, appelé Être de la
Verticalité, mesure de la différence ou encore dimensionalité.
Or ici, au cœur du chiasme — cet entrelacs de l'Être — ,
l'expérience corporelle n'est plus qu'une manifestation particulière entée à la
«chair» du monde.
Ainsi cette autre tendance de l'œuvre merleau-pontienne, rompant
avec la première, dénonce le pôle originaire, «Cogito tacite», d'où
s'oriente toute perception. Désormais le «Cogito tacite» est lui aussi
intégré au processus circulaire, à l'entrelacs, d'où jaillit la
manifestation du sens. Le corps alors est un moment expressif, signe concret,
relai d'un système d'équivalence où il n'est plus prioritaire mais lui-
même ouvert au jeu des signifiants.
Dès lors la rationalité de la méthode cherchant à saisir ce qu'est
le mode de corporéité, n'est plus liée à la « démonstration »
métaphysique, mais, comme le dirait Heidegger, à la « monstration ». Il s'agirait
d'une forme de déconstruction de la métaphysique, d'une
herméneutique où le sens fait signe dans le jeu des renvois, sans jamais
absolument se fonder, au cœur même de la différence interrogative.
La corporéité se donne donc chez Merleau-Ponty comme jointure,
chiasme et non pas comme pôle d'une unité psycho-physiologique, au
sens classique. Elle n'est plus non plus uniquement le point de vue de
départ qui révèle la visée intentionnelle de la conscience, comprise
comme pur regard de la représentation. Ce qui était mis en évidence
d'abord, c'était l'aspect de transcendance de l'être-au-monde dans sa
signifiance concrète, naturelle. Or cette dimension phénoménologique
de la corporéité s'est approfondie ici dans Le visible et l'invisible en
dimension ontologique : la corporéité dévoile et manifeste le caractère
latent qui accorde le sujet humain au monde, «chair» cosmique déjà
signifiante.
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b) L'orientation scientifique.

Voyons maintenant s'il n'est pas un tout autre mode d'exploration


qui, en dehors de toute description phénoménologique, ressortit au
surgissement de l'homme dans le monde «naturel». Y a-t-il rapport
de sens entre l'approche phénoménologique et un autre type de
recherche qui s'intègre à la visée scientifique, celle qui s'appuie
précisément sur des faits relatés par la paléontologie1} Y a-t-il un sens
à parler de part et d'autre d'un retour à l'originaire, ou n'existe-t-il
qu'un rapport d'homonymie entre ces deux concepts?
D'un côté, la Nature originaire, «Être sauvage», nous dit
Merleau-Ponty, être de la «différence» comme «chair» du monde, «il
y a» primordial, sens «muet» déjà présent avant que les choses ne
soient dites; de l'autre côté, ce retour à l'origine anthropologique des
vivants, au monde de la Nature, source de vie.
Bien sûr, il ne s'agit pas de confondre les domaines de recherche
et encore moins le sens des concepts Nature, Origine ou Genèse.
Mais il peut être intéressant de recueillir les résultats de recherches
scientifiques en les appréhendant selon une interprétation
phénoménologique, ainsi que le propose Frank Tinland dans La différence
anthropologique. Essai sur les rapports de la nature et de l'artifice 2.
Il paraît essentiel de raccrocher le thème de corporéité au lieu
d'une Nature où se prend vitalement la « forme » ou le « comportement »
humain. C'est qu'on ne peut laisser pour compte, et hors d'une
réflexion philosophique, l'ancrage du vivant qu'est l'homme dans le
règne naturel.
De son côté, tandis que Merleau-Ponty cherchait à incarner le
Cogito tacite, ne risquait-il pas plutôt de spiritualiser le corps vécu,
s'interroge F. Tinland, et n'oubliait-il pas de souligner suffisamment
l'émergence biologique et naturelle du corps? Ce thème était peut-être
à l'horizon des derniers écrits du philosophe peu avant sa mort. Il n'est
que de voir son cours au Collège de France : quel est donc le rapport
du corps physique à la nature des vivants? (Cf. cours 1956-57 et
suivants).
Rappelons très brièvement dans cette perspective paléontologique
décrite par Tinland quelques théories capitales reprises aux travaux de
Leroi-Gourhan 3. Nous avons appris que la station bipède a entraîné
2 Paris, Aubier Montaigne, 1977.
3 Cf. A. Leroi-Gourhan, Le geste et la parole. I. Technique et langage, Paris,
Albin Michel, 1964, p. 104 ss.
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dans la chaîne animale des conséquences décisives quant à l'intégration


du vivant à son milieu et à son champ d'exploration environnant.
En effet, la posture droite, en libérant les membres antérieurs de
leur fonction locomotrice, leur permet désormais une manipulation à
distance et le choix de la prise. D'autre part, la face relevée et dégagée
de la piste du flair, en se redressant, a fait progressivement basculer la
masse osseuse et musculaire du crâne, permettant au cerveau de s'y
étaler et au cortex d'y développer ses replis (I, p. 104).
Ainsi l'homme est né avec la station droite : bipède, il est
capable d'intelligence. Le monde désormais lui fait face et s'ouvre à la
production de l'outil qui prolonge le geste de la main et inaugure le
règne des techniques et des arts.
À ces thèses, Leroi-Gourhan ajoute que la morphogenèse suit la
biogenèse. En effet, le temps de croissance propre à l'individu
hominien ne peut rivaliser de vitesse avec celui de l'anthropoïde
supérieur. À l'encontre des théories classiques qui hypostasiaient
l'humain en le situant à l'apogée de l'évolution biologique, on assure
aujourd'hui que l'homo sapiens n'est pas «faber» de façon innée.
Bien au contraire, c'est par son maintien dans un état de non
spécialisation organique qu'on le distingue. On l'a comparé à un fœtus
qui serait arrivé seulement à maturité sexuelle par sa capacité de
reproduction, mais qui serait demeuré dans son évolution globale à un
stade de généralisation extrême, absolument démuni devant la vie et
obligé de s'orienter sans qu'aucune programmation n'ait été établie par
le milieu environnant.
À ce manque de spécialisation organique et à cette absence de
comportement programmé s'ajoute un autre fait qui confirme le
caractère attardé de l'humain. Il lui faut, semble-t-il, une très longue
adaptation au milieu, que relaye une longue période de maturation :
plusieurs années sont nécessaires à l'enfant pour devenir pubère et
organiser un champ de vie autonome, quelques mois seulement au petit
d'anthropoïde pour devenir adulte.
Toutes ces circonstances objectives permettent de mieux rendre
compte des conditionnements nécessaires au comportement humain en
général. Elles permettent aussi d'en mesurer la portée fonctionnelle.
Le primitivisme de l'organisation motrice et cérébrale au niveau
de la phylogenèse, ainsi que la lenteur du développement de croissance
individuelle au niveau de l'ontogenèse, ces deux données vont de pair
pour mettre en lumière — avec la complexité des choix possibles et
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donc, la possibilité de variabilité fonctionnelle — la valeur inventive


du vivant humain, celle de l'outil dans l'adaptation au milieu.
L'individu devra effectivement orienter son comportement, et toute son
action, suivant l'exigence de la configuration structurale de
l'environnement et la saisir dans sa virtualité symbolique. L'outil en appelle à
un nouveau type d'organisation lié au signe et dont l'animal est
incapable. Le comportement humain n'est plus programmé par un
patrimoine héréditaire soumis au cercle répétitif instinctuel, il s'inscrit
désormais dans le jeu symbolique de modèles que lui transmettra
l'éducation.
Ainsi la naissance de la technique se situe au confluent d'un
manque de spécialisation naturelle et d'une mémoire traditionnelle.
Le langage en est la clé.
Nous pouvons arrêter ici l'investigation scientifique « théorique »,
et faire place à celle du mythe, celle des origines, là où émerge
l'articulation du sens. Faut-il affirmer que le biologique, au sens
humain, ressortit au même champ vital que celui de tous les autres
vivants? Faut-il prétendre, au contraire, que d'emblée la corporéité
en l'homme est signée d'un logos!
Qu'en est-il finalement d'une continuité naturelle en l'homme?
Ne pouvons-nous pas reprendre, après ce détour théorique qui se
réfère aux thèses d'une anthropologie physico-paléontologique, les
prémisses de notre discussion et insinuer quelques rapprochements
possibles? Plus précisément, ne pouvons-nous revenir au
comportement structural que le corps médiatise comme existant naturel et déjà
signifiant?
L'exploration rapide des données paléontologiques permet de
ressaisir au fil d'une recherche «dialectique» ou «circulaire» les
formes syncrétiques, vitales et symboliques, dont Merleau-Ponty parle
dans sa première œuvre, La structure du comportement. Celle-ci nous
permet de voir comment, en empiétant les unes sur les autres par
implication réciproque — ce qu'il appelle dialectique — , ces formes
impriment les conditions nécessaires à la réalisation de l'ordre humain.
De même, d'après Tinland, c'est tout autant par la constitution
phylogénétique des vivants en général que par la constitution onto-
génétique du comportement qu'on décèle l'ensemble des
conditionnements vitaux nécessaires à l'émergence d'un comportement symbolique.
Ainsi dans la démarche progressive d'adaptation au milieu, dans
l'équilibre du système apparaît le sens du corps ou sa corporéité,
Structure, origine et affectivité 203

comme l'expression concrète d'une «différence» naturelle et pourtant


radicalement autre, puisqu'elle est — nous pourrions dire — puissance
de structuration de structures, c'est-à-dire, puissance virtuelle d'invention.
Le corps humain n'est effectivement qu'ww moment particulier
dans l'ordre naturel, mais, dépourvu de privilèges génétiques, il est par
là-même ouvert à la négativité symbolique. Tout se passe comme si
l'ordre des vivants, à chaque étape, impliquait un sens, une forme
concrète. Chaque vivant marque le nœud d'un équilibre nouveau avec
le milieu, une « forme » relevant d'une figure profilée sur un fond d'où
elle se conquiert et s'ordonne à un nouveau système. Ainsi le corps
réalise un nœud de relations motrices et perceptives qui profilent une
activité signifiante. Il est feuillet à double face, en prise sur le monde
matériel et pris en lui, il est «jeu de différence» jamais conquis,
toujours déjà impliqué, actif et passif à la fois : signe et sens
incorporé. Le corps qui voit comme corps humain, qui voit non seulement
les structures d'une situation hic et nunc comme le font certains
animaux supérieurs, mais qui voit la structure des structures présentes,
le « sens » de ces structures, dont il est partie, peut se les re-présenter :
il est devenu esprit en l'homme. Corps et esprit au niveau de l'homme
se constituent l'un l'autre dans la déhiscence du sens. On ne sépare
plus, comme Descartes, corps-machine et âme, mais le corps est déjà
signifiant.
Cette première partie tentait seulement de situer un point de
rencontre entre deux démarches méthodologiquement différentes,
philosophique et scientifique, plus précisément, phénoménologique et palé-
ontologique.
Nous cherchions surtout à lire la seconde suivant l'interprétation
de la première et de voir par là si le concept de Nature, au sens
d'origine, n'avait pas finalement un ancrage au niveau de la
«constitution» du corps comme corporéité, c'est-à-dire, comme structure
d'horizon et de comportement.

II. Le corps vécu

Dans une deuxième partie, nous voudrions aborder la corporéité


dans une ligne plus analytique en suivant les dimensions de l'exister
corporel, en relevant des exemples issus de notre expérience quotidienne,
et notamment selon l'approche perceptive, l'approche émotionnelle et
désirante, enfin l'approche expressive. À chaque fois, nous chercherons
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à y relever la dimension proprement structurale. Il ne s'agit pas de


reprendre des exemples seulement chez Merleau-Ponty, mais d'envisager
certaines dimensions vécues du corps en fonction ou sous l'éclairage de
sa philosophie de la «chair».

a) La perception.

Descartes est le premier à nous rappeler que la claire distinction


de l'âme et du corps ne correspond pas à l'affirmation de leur union
dans le monde et la vie ordinaire (lettre à Elisabeth, 28 juin 1643).
N'est-ce pas que la philosophie oublie son propre enracinement et
que la tâche du phénoménologue est bien de montrer que le corps que
j'ai, que je suis, est avant tout un être dimensionnel et existentiel avant
d'être objet proposé à la thématisation scientifique et reflexive? Même
celle-ci ne peut échapper à l'ancrage de sa propre réflexivité dans la
chair du monde que le corps médiatise.
Voyons-en l'origine au lieu privilégié de cette circularité existentielle
où corps et sens s'organisent : le champ vécu de la perception.
Sans doute est-ce sur le jeu de la « Forme », cette structure «figure
et fond», sur cet ensemble qui a sens que prend appui le problème
de la perception. La forme n'est ni chose, ni idée : elle se constitue,
s'altère ou se réorganise devant nous comme un spectacle4.
Cette structure formelle (figure sur fond) qui transit le
comportement de tout vivant s'exprime à la jointure du corps comme dehors et
dedans, ouverture au monde, distance, comme « acte vers » et manière
d'être affecté. Merleau-Ponty nous fait participer à l'émergence de cette
découverte vécue en chacun de nous : celle de la dialectique de la main
touchant et se percevant touchée dans une sorte de réflexivité vécue et
non intelligée, où se manifeste l'empiétement du corps phénoménal sur
le corps objectif (qui peut devenir objet de science). Là se noue le corps
sentant et sensible à la fois. Et de même : « Le visible ne peut me
remplir et m'occuper que parce que, moi qui le vois, je ne le vois pas
du fond du néant, mais du milieu de lui-même, moi le voyant, je suis
aussi visible; ce qui fait le poids, l'épaisseur, la chair de chaque
couleur, de chaque son, de chaque texture tactile, du présent et du
monde, c'est que celui qui les saisit se sent émerger d'eux par une
sorte d'enroulement ou de redoublement, foncièrement homogène à

4 Cf. M. Merleau-Ponty, La structure du comportement, Paris, Presses Universitaires


de France, 1942, p. 241.
Structure, origine et affectivité 205

eux, qu'il est le sensible même venant à soi, et qu'en retour le


sensible est à ses yeux comme son double ou une extension de sa
chair»5.
Ainsi le corps est le lieu de l'opération primordiale dans
l'émergence et l'inhérence de l'être-au-monde. C'est là que se joue la clé
de la connaissance humaine, car fait et essence ne peuvent pas y être
distingués puisque ma vision de l'être n'est plus devant moi, objective,
mais m'entoure, me traverse, ne se faisant pas d'ailleurs que du milieu
de l'Être. Le corps que «je suis » est celui que j'« ai ».
Quand Merleau-Ponty situe la merveille du corps comme voyant
visible, touchant-touche, il en répercute le sens sur toutes les variantes
des «sens», qu'ils soient sensibles ou intelligibles. Et en effet, parler
des «sens» c'est déjà découper le langage suivant toutes les
significations de ce mot et en saisir la différenciation. Ainsi les sens (sensibles
physiques) renvoient au « sens » qui est celui qui indique la direction,
ainsi qu'au «sens» qui dit la signification. Tous les jeux de mots
interfèrent par delà tout « bon » sens !
Mais déjà au niveau de la perception sensible, les «sens»
empiètent les uns sur les autres : l'aveugle voit son toucher, le sourd
entend sa vision, nous touchons des yeux telle couleur délicate.
Comme le dit Marcel Proust après Baudelaire : « les parfums, les
couleurs et les sons se répondent ». De la même manière, chacun peut
mesurer la profondeur de l'espace à l'écoute du train qui s'éloigne,
chacun perçoit l'arrêt du temps dans la fulguration de l'éclair. Mais
encore, les perceptifs sensibles empiètent sur l'intelligible. N'est-il pas
vrai que dans notre langage «voir» un problème, c'est le comprendre,
comme «saisir» une question, c'est l'entendre ou la goûter? Les
sensibles seraient-ils aussi intelligibles?
Reprenons maintenant à la suite de Merleau-Ponty l'éveil de la
perception, l'expérience «muette» des choses avant qu'elles ne soient
« dites », c'est-à-dire, au lieu de leur enracinement corporel qui est lieu
de différence.
Voir, c'est saisir un rapport de formes, de profils et d'espace, et
vivre cette relation qui accorde mon corps, point de vue, à la ligne
horizon. Voir, c'est ouvrir l'espace qui relie, d'un profil à l'autre,
l'objet à un autre, unifiant sans jamais la rejoindre absolument la chose
toujours insaisissable dans la variabilité des points de vue et
indéfiniment reconstruite selon la lecture de mes déplacements successifs.

s Le visible et l'invisible, p. 153.


206 Ghislaine Florival

Mais la chose est elle-même un nœud d'interférence de visions où


se rejoignent, avec mon regard sur elle, toutes les autres vues qu'elle
offre d'elle-même par d'autres côtés. Offerte à tous ces points de vue,
elle se donne en miroir à ma propre vision qui l'embrasse à son tour
dans sa totalité reconquise. Dès lors, moi qui la vois, je suis comme
elle objet de réflexion, passivité réfléchie et activité à la fois. C'est que
je vois l'objet qui s'offre opaque et indéfiniment ouvert : il se donne
passivement à mon regard qui s'enroule en lui, ramassant toutes ses
perspectives en un jeu circulaire qui reflue vers moi et me situe à mon
tour dans mon être vu.
Voir, c'est opérer en même temps une action d'ouverture et de
fermeture : par exemple, c'est discerner dans un tout les pôles proches
et lointains, y repérer l'objet que l'on pénètre du regard en le fixant
et en oubliant le contexte.
La vision est donc une opération structurante qui amorce à
chaque fois une nouvelle structuration au fur et à mesure qu'elle scrute
les figures, les unes par rapport aux autres, sur un fond toujours
renouvelé par l'organisation que j'en fais et dont je fais partie.
Toutefois, voir, c'est également voir son voir, être affecté par
l'objet qui me renvoie son point de vue. Voyant l'objet, je me saisis
en miroir : c'est-à-dire que mon corps s'apparaît voyant visible, passif
et actif. Serait-il donc le lieu d'un entrelacs signifiant où la chose se
mire en lui et lui en elle?
Si le monde et mon corps par la vision interfèrent, ce corps,
pourquoi puis-je encore le sentir mien! Là se situe la question du
perpétuel passage de la perception en soi à la présence à soi, du sentir
universel anonyme à la subjectivité ressentie se réfléchissant elle-même
comme point de vue sujet. En fait, l'objet mondain et le sujet se
médiatisent dans le corps. Le corps n'est donc plus point de vue
prioritaire, mais lieu de différence : touché-touchant, visible-voyant,
il est lieu contingent d'une distance spatio-temporelle, nœud d'une
historicité personnelle et d'une généralité habituelle. Le corps n'est
donc pas point de vue englobant abstrait, mais il est vraiment pris
dans le «recès» du monde qu'il «habite».
Mais alors, ce corps n'est plus l'individu objectif soumis à la
réflexion cartésienne ou à l'expérimentation scientifique. Il n'est plus
non plus «point de vue phénoménal» comme dans l'intentionalité
husserlienne, mais, devenu être dimensionnel, il est le lieu d'interférence
où s'organisent les structures de mes projets, toujours réintégrées au
Structure, origine et affectivité 207

monde, dans l'entrelacs de mes actions contingentes et soumises à la


médiation des outils.
Quant au corps objectif, seule la maladie le révèle au regard
objectivant de la science ou du moi devenu opaque à lui-même, sans
distance, bloqué dans un milieu où n'apparaît plus le jeu dynamique
des formes. C'est que, habituellement, je vois par les yeux sans rien
connaître du rôle des rétines ou des globes oculaires, ni de toute
l'organisation nerveuse et musculaire qui conditionne ma vision.
De même, je projette mon action sur le monde à chaque instant,
sans connaître le rôle de cet amas d'os et de chair qui s'articule dans
l'unité du geste et le mouvement qui le transcende. C'est que le corps
propre, en tant qu'appartenance à soi, se double toujours d'une
émergence au monde : il reste point de vue pour lui-même, « ici »
contingent et pourtant absolu, sur lequel je ne puis prendre de points
de vue.
D'une part, il est ce mouvement de transcendance vers le monde,
cet excédence qui ouvre le champ à l'horizon où se profilent les objets
de son action et où s'articule la perspective des lieux. D'autre part, il
est aussi lieu pour lui-même, jeu d'interférence d'actions, de
mouvements, de postures. L'espace corporel mien est l'unité propre que le
corps conquiert à chaque instant sur le donné naturel, qu'il projette
et reprend, qu'il disperse et unifie dans le geste, l'expression, le
recueillement. Il est tout à la fois centripète et centrifuge.
Ainsi, proposons l'image du danseur ne prenant appui que sur
lui-même : son corps s'enroule en une courbe perpétuelle où les
structures de formes empiètent les unes sur les autres, créant des
espaces, des profils, des entrelacs, comme si le temps jaillissait d'un
tournoiement de figures, déliant la durée en une cascade de présents
ponctuels, déjà emportés dans le prolongement d'un élan qui annonce
continuellement, dans le rythme, une vie tout à la fois spontanée et
réglée.
La danse est révélatrice de cet engendrement de l'espace par le
corps en mouvement. Elle manifeste cet excédent du geste qui révèle
toutes les puissances du corps à lui-même, gratuitement, comme si le
corps s'apprenait lui-même par cette force unifiante de l'acte, force
animatrice non reflexive, comme si le corps se recevait d'un jeu de
formes qui dans leur circularité constituante expriment un sens, mais
jamais ne se totalisent. Dans la danse, il s'agit plutôt de totalités
interdépendantes de formes qui manifestent l'essence même du sensible,
208 Ghislaine Florival

«l'idée sensible» du corps. Comme disait Merleau-Ponty (à propos


de la petite phrase musicale de Marcel Proust) : « on touche ici au
point le plus difficile, au lien de la chair et de l'idée, idée qui n'est
pas le contraire du sensible mais qui en est la doublure et comme la
profondeur. Il y a, — reprend le philosophe, — une idéalité rigoureuse
dans des expériences qui sont expérience de la chair», qui indique
«une cohésion sans concept, du même type que la cohésion des
parties de mon corps ou celle de mon corps et du monde». Et de
s'interroger: «mon corps est-il chose, est-il idée? Ni l'un ni l'autre,
étant le mesurant des choses».
Ainsi : «dans notre chair comme dans celle des choses, le visible
actuel, empirique, ontique, par une sorte de repliement, de réversibilité,
de capitonnage, exhibe une visibilité qui en est comme l'idéalité
d'horizon — qui lui donne ses axes, sa profondeur, ses dimensions » 6.

b) L'émotion.
Nous nous sommes démandé comment le corps était médiateur
de sens. L'analyse de la perception et du regard visible, de la main
touchée et touchante, de la danse, nous a ouvert à une dimension de
réversibilité sensible, celle du sentir en général. Mais à un autre
niveau, le corps révèle une dimension de ressentir qui est encore une
façon de s'accorder avec le monde en totalité. Il s'agit de saisir le
mode affectif qui émane de la manière qualitative pour le corps
d'habiter son monde.
Dans le cas de la surprise émotionnelle, par exemple, c'est tout
l'ordre des conduites qui y est bouleversé. Car on pourrait reprendre
l'image du corps poreux : il est à la fois lieu d'un pâtir immédiat et
donc d'un retentir, mais aussi lieu de déperdition, de dispersion de soi.
Qu'une structure de comportement lui devienne /«-signifiante, démunie
de sens, il va se replier dans l'enroulement du sentir sur lui-même;
cercle de réflexivité sensible qui n'a plus d'émergence au dehors.
La surenchère de l'/mpression s'absolutise alors dans le champ
immanentiste du corps, devenu opaque à toute transitivité opérante.
Le corps qui était lieu du chiasme, dehors et dedans, se bloque ici
dans un temps ponctuel qui le fige en «en soi» factuel, anonyme.
Ainsi dans l'émotion, le corps est agressé par la surcharge d'un sentir
qui réactualise l'horizon d'un passé imaginaire ou affectif. Le corps en

6 Le visible et l'invisible, p. 199.


Structure, origine et affectivité 209

vit abruptement le redoublement, sans possibilité d'y inscrire son


action effective. D'où la conduite panique qui s'installe, rompant les
digues unificatrices et structurales de «l'habiter» habituel. L'espace
corporel s'annule alors, comme en dehors du temps, dans la massivité
globale d'un monde indifférencié, sans ouverture ni pro-tension.
Au contraire, le désir situe le corps dans la dimension temporelle
propre de la transcendance à venir. Il mobilise la tension du corps
affectif vers un autre corps. Mais son mode relationnel à autrui se
maintient dans une sorte de réflexivité affective qui renvoie au passé
dépassé. Aussi la structure du désir est-elle ambiguë : liée au projet
émergeant d'une pro-tension, elle s'avère une restructuration
rétrospective des conduites corporelles qui se bouclent dans le cercle
indéfini de la répétition. C'est que le corps se souvient d'une totalité
vécue, qu'il réactualise comme horizon latent de toute une vie.

c) L'expression.
Le corps apparaît aussi comme expressivité, langage captif du
sensible, ou mieux, sensible signifiant, toujours en avant de lui-même
dans l'action et le geste, sens pris dans la chair du monde. Comme il y
a une réversibilité du voyant et du visible, une réversibilité du corps
sensible sur lui-même dans l'émotion ou du corps sur l'autre corps
dans le désir sexué, il y a un écart, une différenciation jamais achevée,
ouverture toujours à refaire d'où jaillit l'expression d'un sens.
Sans doute le geste est-il possibilité de communication, déjà au
niveau intentionnel qui vise autrui. Comme si autrui lisait dans le
visible de mon geste l'intention signifiante qui est l'envers de son
propre accès au monde. Mais l'intention gestuelle reste opaque à elle-
même tant que autrui ne le reprend pas corporellement à son compte.
Elle participe à cet espace commun, chair du monde, qui manifeste
notre connaturalité corporelle — cet emboîtement ou chiasme des
corps —.
Ainsi le visage exprime une intention pour celui qui peut en vivre
l'émotion dans le «recès» de la trace. Présence habitée, le visage
exprime plus encore que la musique ou la danse, la tension d'un
discours muet qui se réfléchit en silence, expression de l'expérience
vécue se ressaisissant elle-même. Il y a en lui comme la naissance
d'une puissance de signifier qui s'épanouira en langage.
À son tour le langage n'est-il pas jeu d'expression vocale,
déhiscence du sens dans l'arrangement des sons? Organisation systéma-
210 Ghislaine Florival

tique qui s'enroule sur elle-même, le langage est sens, il est « pris » au
creux d'une différenciation de phonèmes. Ainsi le langage est-il voix
et sens, l'un par l'autre, l'un . dans l'autre, comme recto et verso.
La phonétique et la sémantique, entre autres, à un niveau de
connaissance second, se comprennent dans un jeu fondationnel réciproque,
sans precedence de l'une sur l'autre. Comprendre une phrase, nous dit
Merleau-Ponty, «ce n'est rien d'autre que l'accueillir pleinement dans
son être sonore, Y entendre». Le sens n'est pas extérieur à la voix,
mais comme «l'intégrale de toutes les différenciations de la chaîne
verbale ».
De sorte que l'intention signifiante n'est réelle que si le corps lui
donne sa pesanteur, la façonne. Le dire est lié à la matérialité sonore.
Il n'est jamais purement abstrait, même s'il se détache de l'expression
gestuelle comme figure sur fond, il est toujours lié au corps.
C'est ce qui permet à autrui de s'y installer à son tour dans la
progressive recherche de coïncidence au discours de l'autre, dans
l'anticipation du geste, sa rectification, sa révision possible. L'autre
s'incorpore à la matérialité temporelle des signes qu'il coordonne à son tour
dans l'espace structural, par une sorte de recouvrement de sens jamais
achevé, jamais maîtrisé.
Mais la langue nous précède toujours, elle nous façonne en
s'enracinant ultimement dans le corps. Elle-même est portée par la
présence « toujours déjà là», structure à jamais déprésentifîante du sens.
«Quand la vision silencieuse tombe dans la parole et quand, en
retour, la parole, ouvrant un champ du nominable et du dicible, s'y
inscrit, à sa place, selon sa vérité, bref, quand elle métamorphose les
structures du monde visible et se fait regard de l'esprit, intuitus
mentis, c'est toujours en vertu du même phénomène fondamental de
réversibilité qui soutient et la perception muette et la parole, et qui se
manifeste par une existence presque charnelle de l'idée comme par une
sublimation de la chair. En un sens, si l'on explicitait complètement
l'architecture du corps humain, son bâti ontologique, et comment il se
voit et s'entend, on verrait que la structure de son monde muet est telle
que toutes les possibilités du langage y sont déjà données»7.
Nous pourrions maintenant dégager les premières conclusions.
Après l'exposé sur l'enjeu d'un débat, à savoir l'existence structurale
de la corporéité comme chair du monde, après l'analyse de dimensions

7 Le visible et l'invisible, p. 203.


Structure, origine et affectivité 21 1

plus spécifiques du corps dans l'émergence du sens, il serait bon de


réinterpréter le sens de cet exposé par une réflexion sur l'expérience
philosophique elle-même. Comme le dit Merleau-Ponty à la suite de
Husserl, toute philosophie consiste à restituer une puissance de
signifier, une naissance du sens ou «sens sauvage», cette expression
de l'expérience par l'expérience que le corps indique comme langage 8.
S'il s'agit de dégager une sorte de réflexivité originelle du corps,
il faudrait montrer que la philosophie elle-même, qui s'y prend comme
réflexivité sur sa propre naissance, entraîne avec elle un changement
de style philosophique, dans la mesure où elle renonce à tout discours
de type fondationnel et de coïncidence métaphysique.
L'approche phénoménologique de la corporéité était en réalité
chez Merleau-Ponty une reconquête de la philosophie sur elle-même,
une herméneutique. Par delà la pensée universelle abstraite, elle
s'efforce d'en casser, pour ainsi dire, le cadre idéel, formel, par une
dynamique concrète, interprétative, rompant avec tout «point de
départ » judicatif et totalisant.
Mais reconnaître l'interférence des points de vue dans
l'interprétation des limites, les « entre- voir », c'est s'engager dans un champ
d'échanges où les structures s'ordonnent comme jeux de différence,
processus circulaire de sens, signes concrets de référence et d'implication
réciproque.
J'ai essayé de circonscrire le sens du concept de corporéité. Ma
première démarche engageait la recherche sur le plan objectif de
l'expérience scientifique : on dégage la place de l'homme dans
l'évolution des vivants. Or cette perspective est elle-même inscrite, aux yeux
de Merleau-Ponty, dans une cosmologie du visible.
C'est que le langage scientifique se révèle comme l'envers (ou
l'endroit) du fait expérimental et que le langage philosophique à son
tour se retournant sur sa propre naissance, comme le dit Merleau-Ponty,
anticipe le langage pré-réflexif qui le fonde dans l'expérience muette
charnelle du corps. C'est donc toujours dans un rapport de sens où
«figure et fond» empiètent l'un sur l'autre. Ainsi : l'expérience
scientifique sur l'expérience philosophique, celle-ci sur l'expérience
pré-logique. Ce déboîtement perpétuel nous fait découvrir une autre
signification du mot originaire, non plus au sens temporel d'un
évolutionnisme où les éléments se succèdent, et non plus au sens

8 Ibidem.
212 Ghislaine Florival

métaphysique d'une série de phénomènes qui renvoie chaque étant au


départ d'une cause première. Mais il s'agit cette fois « d'un 'endotemps'
ou d'un 'endoespace' — nous dit Merleau-Ponty — où ne se pose
plus la question des origines ou des limites». Il s'agit donc, en fin de
compte, de l'éclatement de l'Être qui est à jamais «dimensionalité»
universelle.
C'est-à-dire qu'il s'agit d'ordre où l'inférieur et le supérieur
gravitent l'un autour de l'autre, «où le subordonné chaque fois
bascule dans le vide d'une nouvelle dimension ouverte». Côté, autre
côté s'intègrent dans l'empiétement des profils à l'annonce toujours
renouvelée de la profondeur sensible.
Ainsi la vision scientifique n'est pas, à côté, un en-soi culturel;
elle aussi est intégrée dans sa relation à l'Être, car Nature et Culture
ne s'opposent pas comme pôles objectifs, en soi. Ils se saisissent l'un
par l'autre, moments de sens inhérents l'un à l'autre. Il y a référence
intentionnelle, nous dit Merleau-Ponty, de la Physique à la Physis, de
la Physis à la vie, de la vie à la psycho-physique : chaque degré dépassé
reste en réalité présupposé, corrélatif du suivant. C'est qu'il s'agit d'une
sorte de structuration sensible de structures ou de sens sédimentés sur
place, dans la circularité intentionnelle : toute une série de couches de
l'être sauvage, lié à la perception et qui implique le logos lui-même.
Car le lien premier, celui du «je parlant» qui l'exprime, s'effectue, lui
aussi, dans l'empiétement du sens (signification) sur les sens (les
sensibles), et se réfléchit sur eux sans que jamais ne se clôture l'action
qui l'ouvre au monde du silence, c'est-à-dire à la profondeur du
«il y a».
Nous parlions donc du corps en son origine. Nous la saisissons,
chez Merleau-Ponty, dans la chair du monde comme mesure où le
corps s'ébauche « figure sur fond », être de transcendance, point de vue
qui se découvre capitonnage du monde, jamais «en-soi» mais «fissure»
de l'Être visible.
Il y a donc insertion du corps dans la « dimensionalité » de l'Être,
c'est-à-dire dans la profondeur même de la perception qui s'excède
toujours elle-même. Le corps est donc gradient, être structuré,
doublement écart dans sa transcendance au monde et dans sa duplication
perceptive.
Structure, origine et affectivité 213

III. L'affectivité

Je m'arrête un moment après avoir parcouru jusqu'ici les notes


très denses de Le visible et l'invisible où Merleau-Ponty pose le corps
dans sa membrure d'être au monde.
Je me demande s'il n'y a pas une autre manière de connaître le
corps, une autre dimension qui existe peut-être en filigrane dans le
texte de Merleau-Ponty, bien qu'elle n'apparaisse qu'à force de
questionner le texte. Je veux parler de la dimension affective que le
corps recèle comme passion et expression tout à la fois.
Merleau-Ponty ne parle que rarement de l'affection du corps dans
la perception du sentir sur lui-même; il parle du sentiment de soi,
expression muette d'un sens muet.
Il me semble que le sentir du sentir, décrit par Merleau-Ponty,
n'est pas encore, à proprement parler, un «ressentir» au sens affectif
du terme. Jamais l'auteur ne s'attache à l'aspect qualitatif, sinon au
sens perceptif ou esthétique d'une couleur ou d'une mélodie, comme
système d'équivalence où tout est rayon de monde.
Mais l'existence affectée de soi, au plus proche, ce rien qui se
pose parce que «exposé à», parce que «auprès de» ou «chez soi»,
présence à soi, cette existence n'est pas seulement dans l'absence de sa
transcendance au monde, elle est aussi intimité fléchie à la résonance
du monde, ou écoute de soi dans l'éprouvé heureux ou malheureux
d'elle-même.
Tâchons donc de comparer le cas du corps affecté. Qu'il ait la
propriété d'être affecté, c'est un fait vécu. N'est-ce pas ce qui nous
fait croire globalement à notre subjectivité? Celle que je ne peux
échanger et dont je ne peux me défaire; les points de vue ne peuvent
ici se confondre.
Mais comment décrire ce moment de réflexivité du soi corporel
sur soi-même, du ressentir qui n'est plus duplication d'un sentir? Il ne
s'agit plus, pensons-nous, d'en rester au niveau formel de la structure
perspectiviste généralisée, mais de saisir une sorte de structure qui
serait de l'ordre de Yintensité qualitative — qui cernerait le fait que
le corps s'éprouve tout à la fois distant de soi et se récupérant dans
la présence à soi —.
Évidemment cette présence à soi n'est possible que référée au Je
qui l'exprime, au Je parlant qui est lui-même inscrit dans la structure
circulaire, celle de la chair du monde.
214 Ghislaine Florival

À vrai dire, le ressentir est vécu comme un fait primitif qu'une


phénoménologie ne peut réduire au sentir. Bien au contraire, c'est
l'affection du corps qui produit l'écart d'un re-sentir, qui pose le sentir
comme sentir de soi ou du monde. Car ce moi affecté n'était pas déjà
là, il naît de ce savoir non représentatif que le corps éveille dans
l'épaisseur de l'épreuve affective. L'immédiateté d'une immanence
absolue serait inconnaissance. Or le fait de l'immanence s'avère
« savoir » en tant que présence à soi dans l'heur ou le malheur d'une
manière d'exister, comme si le soi s'ouvrait plus largement à l'être ou,
au contraire, se rétractait sur soi, et cette disproportion d'être à chaque
fois se module en résonance différemment qualifiée, englobant le soi
dans l'immanence fragile de son intimité.
Qu'est-ce donc cette immanence qui n'est pas non plus clôture?
Face à cette interrogation, tout savoir semble se dérober. C'est qu'il
ne peut que se faufiler de biais dans le vécu de l'expérience et en
décrire les effets. Il s'agirait d'une herméneutique nouvelle qui ne
recourt plus au concept, mais à la manifestation des métaphores. Nous
ne pouvons ici qu'ébaucher quelques lignes de recherche. Mais il
faudrait reprendre patiemment, et textes à l'appui, les métaphores qui
se coulent déjà dans certaines philosophies contemporaines, en
retrouver la résonance sinon la visibilité.
Plutôt qu'aux images de la lumière ou de la chair, ce serait à
celles de la demeure, de l'écoute, de l'intime qu'il faudrait recourir.
1. De fait, nous pensons qu'on pourrait dans une première
approche arrimer le vécu de l'affectivité au sol ontologique, et c'est
aux analyses heideggeriennes que nous faisons appel. Ainsi le sentiment
de la situation, Befindlichkeit, traduit par les termes d'humeur, de
disposition. Cette Stimmung antérieure à toute psychologie s'avère la
structure existentiale fondamentale de l'être-là.
Par elle, «l'être-là est toujours déjà révélé comme l'étant auquel
dans son être, est livré cet être-là, puisqu'il a à être son être sur le
mode de l'existence»9. «Pur fait, par le sentiment de la situation l'être-
là est toujours mis face à lui-même, il s'est toujours déjà 'senti',
non point parce qu'il se percevrait comme étant subsistant, mais parce
que, dans son humeur, il se 'sent' situé». Le sentiment de la situation,
l'humeur, est donc « ontologiquement un mode originel de l'être-là

9 Cf. M. Heidegger, L'être et le temps. Trad. R. Boehm et A. De Waelhens,


Paris, Gallimard, 1964, p. 168.
Structure, origine et affectivité 215

selon lequel l'être-là se révèle à lui-même antérieurement à la


connaissance et au vouloir, et dans une mesure qui va au-delà de ce qui est
accessible à ceux-là ». Mais le sentiment de la situation révèle l'être-là
(Dasein) dans sa dereliction, c'est-à-dire dans ce qu'il a à être, dans
sa facticité d'être-au-monde.
Enfin nous ne pouvons manquer de souligner le rôle ontologique
de l'angoisse dans la philosophie heideggerienne. Elle est la tonalité
affective fondamentale qui nous révèle le Néant. Dans l'angoisse «nous
flottons en suspens » parce qu'elle produit un glissement de l'existant
en son ensemble. «Sans la manifestation originelle du Néant dans
l'angoisse, il n'y aurait ni être personnel, ni liberté»10. Car «le Néant
est la condition qui rend possible la révélation de l'existant comme
tel pour la réalité humaine» n. Nous savons enfin que l'angoisse révèle
à l'être-là sa dereliction originaire d'être-pour-la-mort, c'est-à-dire,
pour l'être-là, son pouvoir être le plus propre 12.
Il est une autre dimension ontologique fondamentale à l'homme.
Dans les textes de 1951 «Bâtir, habiter, penser» et «L'homme habite
en poète », Heidegger analyse « l'habiter » comme trait fondamental de
l'être (Sein) en conformité duquel les mortels sont. L'homme séjourne
dans « l'entre-deux » «du ciel et de la terre». La Dimension ou
Divinité est «Mesure avec laquelle l'homme est transproprié à ce qui
soi-même aime l'homme et, pour cette raison, maintient son être» 13.
Ainsi Heidegger parle de la mesure au cœur de l'amitié. Qu'est-ce
à dire? Il nous répond: au cœur veut dire «arrivé jusqu'à l'être de
l'homme, à cet être qui habite; arrivé comme un appel de la mesure
au cœur, de telle façon que le cœur se tourne vers la mesure ».
11 faudrait analyser tous ces textes, réconcilier tous les existentiaux
dans la Demeure ou ouverture de l'Être. N'y a-t-il pas d'ailleurs
quelque rapprochement à souligner avec la notion de «chair» chez
Merleau-Ponty, celle de Dimensionalité? Les notes annexes de Le
visible et l'invisible vont en ce sens, ce qui contrecarre de quelque façon
notre recherche.

10 M. Heidegger, Qu'est-ce que la métaphysique? Trad. H. Corbin, Paris,


Gallimard, 1951, p. 31.
u Id., p. 35.
12 Cf. des extraits de L'être et le temps, dans Qu'est-ce que la métaphysique?
Trad. H. Corbin, p. 140.
13 M. Heidegger, Bâtir, habiter, penser, dans Essais et conférences. Trad.
A. Préau, Paris, Gallimard, 1958, pp. 170ss.; L'homme habite en poète, ibidem,
pp. 244-245.
216 Ghislaine Florival

2. Une deuxième ligne de réflexion dans l'analyse de l'affectivité


devrait faire ressortir l'expérience concrète du corps affecté en son
principal ressort : le désir.
Une classification hâtive des différents registres affectifs, que ce
soient les états (plaisir, déplaisir, émotion, passion) ou les tendances
(inclination, sentiment), tous ces registres s'organisent autour d'une
polarité élémentaire : agréable-désagréable, plaisir-déplaisir — le mot
douleur étant en soi équivoque — .
Mais cette polarité est sous-tendue elle-même par la dynamique
du désir. Ici nous pouvons parcourir l'histoire, de Platon et Aristote
en passant par S. Thomas jusqu'à Spinoza, Hegel et aujourd'hui
Levinas et M. Henry. On y retrouve toujours Yéros qui se différencie
en recherche de plaisir d'une part et, d'autre part, plus
fondamentalement en tension vers le bonheur.
L'éros est d'abord le lieu de la libido, qui en appelle à l'unité
perdue, celle d'une nature mère-chair fusionnelle. Le désir en ce sens
évoque la rupture vécue et la blessure du manque dans la séparation
dé fait. C'est le désir qui révèle le narcissisme primaire, sol affectif
dans lequel le soi risque de s'enliser dans l'inlassable reprise avortée
de soi-même. Le corps qui s'y prend se saisit lui-même sous le signe
de la négativité à jamais incomblée au cours d'une vie.
Nous retrouvons le mythe platonicien de l'éros. Il tend à se
rejoindre dans le passé plénier de l'unité perdue, mais l'activité même
de sa recherche se tourne en avant dans la connaissance de la
jouissance. Le savoir ouvre l'avenir à la contemplation du Bien. L'éros
corporel s'est transféré dans l'Idée. C'est que le désir polarise toute
l'existence vécue et en soutient ou en diffère la plénitude à venir.
Mais le désir se prend dans l'autosatisfaction des plaisirs. Le plaisir
n'est pas obtention d'un bien, l'agréable, mais, comme le note Aristote,
il parfait, bien que d'une perfection finie, les activités humaines : la vie
s'y reconnaît comme surabondante. Toutefois, c'est dans sa finalité que
la vie peut tendre vers le bonheur. Le désir se dialectise ainsi entre
l'expérience discrète des plaisirs et l'intentionalité ultime de la vie 14.
Celle-ci n'est d'ailleurs pas simplement fonction régulatrice du vivant.
La raison du bonheur ne se situait-elle pas dans la vie transcendante
et plénière du Bien?

14 P. Ricœur, Philosophie de la volonté. I. Finitude et culpabilité. 1. L'homme


faillible, Paris, Aubier, 1960, p. 112.
Structure, origine et affectivité 217

3. Quelle est la structure de cette tension désirante? Une troisième


ligne de recherche nous invite à interroger cette puissance dynamique
qui polarise toute l'existence. Elle produit le temps en nous ou plutôt
l'incorpore.
Cela nous entraîne à parler du temps comme forme de l'affectivité.
Kant, le premier, décrit le temps ainsi : «il est la forme du sens interne,
c'est-à-dire de l'intuition de nous-même et de nos états intérieurs».
Le temps, dit-il, n'est rien en soi en dehors du sujet, il précède la
conscience que nous avons de l'expérience15.
Le temps nous apparaît comme ce par quoi le soi s'échappe à
lui-même tout en étant toujours rendu à lui-même. Cette pulsation est
vie. C'est ainsi que le temps se donne comme forme de l'affectivité ou
condition de sa possibilité — forme de la sensibilité en tant que nous
sommes affectés intérieurement; le soi est temporel —. Héritier de
lui-même, son désir passé reste présent dans l'anticipation de la
promesse à venir, mais celle-ci se mire au jeu du passé dépassé.
Le désir est corps et manifeste le temps dans l'épanouissement vécu
ou la dépression affective en son retentir corporel. Le corps est donc
médiateur d'une temporalité affective.
4. Mais cette médiation du corps affecté se joue finalement dans
un rapport à autrui. Une quatrième direction s'ouvre à nous dans la
communication ou communion. C'est celle de l'éros dans la relation
sexuelle, celle du sentiment dans la sympathie qui prend corps dans
le geste et l'expression du langage. «Notre expérience du vrai est
indistincte d'abord, nous dit Merleau-Ponty, des tensions qui naissent
entre les autres et nous, comme la chose, comme autrui, le vrai luit
à travers une expérience émotionnelle et presque charnelle, où les
'idées', celles d'autrui et les nôtres, sont plutôt des traits de sa
physionomie et de la nôtre, et sont moins comprises qu'accueillies ou
repoussées dans Yamour et la haine» l6.
Ainsi l'affectivité s'ordonne en premier au plaisir-déplaisir pour se
transformer ensuite, par la médiation désirante du corps et la
temporalisation du soi, en amour et haine.
N'est-ce pas le signe de vie ou de mort du soi qui a vocation de
«personne»?

13 Critique de la raison pure. Trad. Tremesaygues et Pacaud, Paris, Presses


Universitaires de France, 1968, p. 63.
16 Le visible et l'invisible, p. 29.
218 Ghislaine Florival

Concluons. Ces diverses approches du problème de l'affectivité


nous ont conduite à la situer suivant l'angle ontologique d'une part,
l'angle phénoménologique comme désir, temporalité, relation à autrui
d'autre part.
Mais il faut resituer finalement le problème global de la corporéité,
qui n'échappe pas à celui du langage. Les trois dimensions naturelle,
structurale et affective que nous avons envisagées répondent-elles à
l'éternelle interrogation que l'homme se pose sur son ipséité?
Reformulons pour conclure le problème, au sujet de l'affectivité
elle-même. Le «ressentir» n'est pas réductible à la structure, à la
circularité prospective du sens, au concept de dimensionalité. Quelle
est alors la signification de ce surplus? Serait-ce là, finalement, le nœud
le plus profond de la corporéité et dès lors de la vie la plus personnelle
du soi?
avenue Ernestine, 13 Ghislaine Florival.
1050 -Bruxelles.

Résumé. — La notion de corporéité s'inscrit au cœur d'une


anthropologie philosophique où l'on distingue deux orientations,
phénoménologique et scientifique. Celles-ci peuvent-elles se rejoindre
au lieu de l'originaire? La «chair» du monde, au sens ontologique,
et la genèse de l'homme dans l'évolution des vivants peuvent-elles
s'ordonner au concept de structure?
Mais la notion de structure du comportement dans l'analyse de la
perception, de l'émotion, de l'expressivité, ne peut rendre compte de
l'ipséité affective comme telle. Ne faudrait-il pas recourir à une exégèse
des métaphores pour saisir le sens de l'affectivité? À la lumière de ce
projet, on entrevoit quelques lignes de recherches : ainsi l'analyse de
la Bejïndlichkeit, celle de la temporalité vécue et du désir, celle du
pour-autrui.

Abstract. — The notion of corporeity is to be found in the heart


of a philosophical anthropology in which one distinguishes two
orientations, the phenomenological and the scientific. Can these come
together at the point of origin? Can the «flesh» of the world, in the
ontological sense, and the genesis of man in the evolution of living
beings be fitted into the concept of structure?
But the notion of structure of behaviour in the analysis of
perception, of emotion, of expressivity cannot explain the affective self
as such. Might it not be necessary to resort to an exegesis of metaphors
in order to grasp the meaning of affectivity? In the light of this project
one perceives some possible lines of research, such as the analysis of
the Bejïndlichkeit, that of the lived temporality and of desire, that of
the for-others. (Transi, by J. Dudley)-.

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