Florival Ghislaine. Structure, origine et affectivité. Quelques réflexions à propos de la corporéité. In: Revue Philosophique de
Louvain. Quatrième série, tome 77, n°34, 1979. pp. 196-218;
doi : https://doi.org/10.3406/phlou.1979.6045
https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1979_num_77_34_6045
Résumé
La notion de corporéité s'inscrit au cœur d'une anthropologie philosophique où l'on distingue deux
orientations, phénoménologique et scientifique. Celles-ci peuvent-elles se rejoindre au lieu de
l'originaire? La « chair » du monde, au sens ontologique, et la genèse de l'homme dans l'évolution des
vivants peuvent-elles s'ordonner au concept de structure?
Mais la notion de structure du comportement dans l'analyse de la perception, de l'émotion, de
l'expressivité, ne peut rendre compte de l'ipséité affective comme telle. Ne faudrait-il pas recourir à une
exégèse des métaphores pour saisir le sens de l'affectivité? À la lumière de ce projet, on entrevoit
quelques lignes de recherches : ainsi l'analyse de la Befindlichkeit, celle de la temporalité vécue et du
désir, celle du pour-autrui.
Structure, origine et affectivité
I. L'originaire
a) L'orientation phénoménologique.
b) L'orientation scientifique.
a) La perception.
b) L'émotion.
Nous nous sommes démandé comment le corps était médiateur
de sens. L'analyse de la perception et du regard visible, de la main
touchée et touchante, de la danse, nous a ouvert à une dimension de
réversibilité sensible, celle du sentir en général. Mais à un autre
niveau, le corps révèle une dimension de ressentir qui est encore une
façon de s'accorder avec le monde en totalité. Il s'agit de saisir le
mode affectif qui émane de la manière qualitative pour le corps
d'habiter son monde.
Dans le cas de la surprise émotionnelle, par exemple, c'est tout
l'ordre des conduites qui y est bouleversé. Car on pourrait reprendre
l'image du corps poreux : il est à la fois lieu d'un pâtir immédiat et
donc d'un retentir, mais aussi lieu de déperdition, de dispersion de soi.
Qu'une structure de comportement lui devienne /«-signifiante, démunie
de sens, il va se replier dans l'enroulement du sentir sur lui-même;
cercle de réflexivité sensible qui n'a plus d'émergence au dehors.
La surenchère de l'/mpression s'absolutise alors dans le champ
immanentiste du corps, devenu opaque à toute transitivité opérante.
Le corps qui était lieu du chiasme, dehors et dedans, se bloque ici
dans un temps ponctuel qui le fige en «en soi» factuel, anonyme.
Ainsi dans l'émotion, le corps est agressé par la surcharge d'un sentir
qui réactualise l'horizon d'un passé imaginaire ou affectif. Le corps en
c) L'expression.
Le corps apparaît aussi comme expressivité, langage captif du
sensible, ou mieux, sensible signifiant, toujours en avant de lui-même
dans l'action et le geste, sens pris dans la chair du monde. Comme il y
a une réversibilité du voyant et du visible, une réversibilité du corps
sensible sur lui-même dans l'émotion ou du corps sur l'autre corps
dans le désir sexué, il y a un écart, une différenciation jamais achevée,
ouverture toujours à refaire d'où jaillit l'expression d'un sens.
Sans doute le geste est-il possibilité de communication, déjà au
niveau intentionnel qui vise autrui. Comme si autrui lisait dans le
visible de mon geste l'intention signifiante qui est l'envers de son
propre accès au monde. Mais l'intention gestuelle reste opaque à elle-
même tant que autrui ne le reprend pas corporellement à son compte.
Elle participe à cet espace commun, chair du monde, qui manifeste
notre connaturalité corporelle — cet emboîtement ou chiasme des
corps —.
Ainsi le visage exprime une intention pour celui qui peut en vivre
l'émotion dans le «recès» de la trace. Présence habitée, le visage
exprime plus encore que la musique ou la danse, la tension d'un
discours muet qui se réfléchit en silence, expression de l'expérience
vécue se ressaisissant elle-même. Il y a en lui comme la naissance
d'une puissance de signifier qui s'épanouira en langage.
À son tour le langage n'est-il pas jeu d'expression vocale,
déhiscence du sens dans l'arrangement des sons? Organisation systéma-
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tique qui s'enroule sur elle-même, le langage est sens, il est « pris » au
creux d'une différenciation de phonèmes. Ainsi le langage est-il voix
et sens, l'un par l'autre, l'un . dans l'autre, comme recto et verso.
La phonétique et la sémantique, entre autres, à un niveau de
connaissance second, se comprennent dans un jeu fondationnel réciproque,
sans precedence de l'une sur l'autre. Comprendre une phrase, nous dit
Merleau-Ponty, «ce n'est rien d'autre que l'accueillir pleinement dans
son être sonore, Y entendre». Le sens n'est pas extérieur à la voix,
mais comme «l'intégrale de toutes les différenciations de la chaîne
verbale ».
De sorte que l'intention signifiante n'est réelle que si le corps lui
donne sa pesanteur, la façonne. Le dire est lié à la matérialité sonore.
Il n'est jamais purement abstrait, même s'il se détache de l'expression
gestuelle comme figure sur fond, il est toujours lié au corps.
C'est ce qui permet à autrui de s'y installer à son tour dans la
progressive recherche de coïncidence au discours de l'autre, dans
l'anticipation du geste, sa rectification, sa révision possible. L'autre
s'incorpore à la matérialité temporelle des signes qu'il coordonne à son tour
dans l'espace structural, par une sorte de recouvrement de sens jamais
achevé, jamais maîtrisé.
Mais la langue nous précède toujours, elle nous façonne en
s'enracinant ultimement dans le corps. Elle-même est portée par la
présence « toujours déjà là», structure à jamais déprésentifîante du sens.
«Quand la vision silencieuse tombe dans la parole et quand, en
retour, la parole, ouvrant un champ du nominable et du dicible, s'y
inscrit, à sa place, selon sa vérité, bref, quand elle métamorphose les
structures du monde visible et se fait regard de l'esprit, intuitus
mentis, c'est toujours en vertu du même phénomène fondamental de
réversibilité qui soutient et la perception muette et la parole, et qui se
manifeste par une existence presque charnelle de l'idée comme par une
sublimation de la chair. En un sens, si l'on explicitait complètement
l'architecture du corps humain, son bâti ontologique, et comment il se
voit et s'entend, on verrait que la structure de son monde muet est telle
que toutes les possibilités du langage y sont déjà données»7.
Nous pourrions maintenant dégager les premières conclusions.
Après l'exposé sur l'enjeu d'un débat, à savoir l'existence structurale
de la corporéité comme chair du monde, après l'analyse de dimensions
8 Ibidem.
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III. L'affectivité