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4
l’occurrence
une
actrice
de
cinéma
–
éclaté
à
tel
point
que
tout
le
récit
et
toute
l’expérience
filmique
semble
affecté
par
cet
éclatement.
À
ce
propos
d’étudier
un
corpus
filmique
pour
analyser
la
notion
de
personnage
dans
le
cinéma
contemporain,
une
deuxième
question
se
pose.
Si
l’on
considère
le
personnage
filmique
comme
une
construction
censée
représenter
ou
faire
l’effet
d’une
personne
fictive,
d’un
sujet
fictionnel,
comment
l’éclatement
du
personnage
affecte-‐il
la
notion
même
de
sujet
?
Autrement
dit,
comment
le
cinéma
contemporain
opère-‐t-‐il
la
notion
de
sujet,
et
comment,
au
contraire,
cette
notion
opère-‐t-‐elle
le
cinéma
contemporain
?
En
formulant
ces
questionnements,
je
me
concentrerai
notamment
sur
les
éléments
esthétiques
et
narratifs
du
cinéma.
Il
s’agit
pour
moi
de
comprendre
ces
éléments
en
tant
que
pièces
potentiellement
composantes
d’un
effet
de
personnage,
en
emphatisant
parmi
eux
le
corps
de
l’acteur,
et
de
discuter
comment
un
personnage
ainsi
composé
peut
atteindre
un
certain
effet
de
sujet.
Pour
développer
davantage
ces
questionnements,
je
propose
dans
mon
premier
chapitre
d’étudier
différentes
définitions
de
«
sujet
»
et
de
«
personnage
»
pour
essayer
d’établir
des
articulations
entre
les
deux
notions.
L’accent
sera
mis,
d’un
côté,
sur
la
quête
pour
un
statut
pour
le
sujet
contemporain
–
sujet
qu’on
affirme
inquiet,
pris
par
doutes
et
peurs
concernant
sa
propre
identité
–
et,
de
l’autre,
sur
la
«
multiplicité
»
psychique
et
plastique
du
personnage
dans
le
cinéma
contemporain.
J’actualiserai
les
définitions
de
sujet
et
de
personnage
d’une
manière
critique,
en
les
situant
entre
les
imprécisions
du
sens
commun
et
les
contraintes
théoriques
modernes
qui
les
ont
souvent
immobilisées.
Dans
ce
premier
temps,
mon
objectif
sera
de
comprendre
les
voies
par
lesquelles
le
cinéma
peut
effectivement
exprimer
et
problématiser
l’inquiétude
du
sujet
contemporain
à
travers
ce
sujet
«
matérialisé
»
par
le
film
qui
est
le
personnage.
J’éviterai
de
parler
en
termes
de
«
crise
»
du
sujet
ou
de
«
crise
»
du
personnage,
puisqu’il
ne
s’agit
pas
à
mon
sens
de
valider
l’idée
d’une
rupture
radicale
de
ces
deux
notions.
Il
ne
s’agit
pas
d’évacuer
le
contenu
des
notions
de
sujet
et
de
personnage,
mais
de
remettre
en
question
leurs
imprécisions
et
ambivalences.
Je
privilégierai
donc
la
notion
d’«
éclatement
»,
qui
me
permettra
de
circuler
au
milieu
de
différentes
idées,
de
pointer
l’inquiétude
sans
la
5
transformer
en
«
crise
»,
de
diagnostiquer
l’inquiétude
chez
le
sujet
contemporain
sans
la
transformer
en
maladie
terminale.
Mon
hypothèse
de
départ
consiste
donc
à
affirmer
que
les
éléments
esthétiques
et
narratifs
du
cinéma
se
prêtent
à
une
réflexion
sur
l’inquiétude
de
l’homme
contemporain
:
ils
peuvent
travailler
la
notion
de
personnage,
l’interroger,
et,
en
le
faisant,
ils
laissent
entrevoir
d’autres
possibilités
pour
le
sujet,
ils
mettent
en
évidence
son
inquiétude
–
inquiétude
parfois
si
difficile
à
saisir.
Le
sujet
inquiet
devient
une
évidence
et
un
vrai
objet
d’étude
par
le
biais
du
personnage
éclaté.
Une
fois
posée
l’articulation
entre
cinéma,
personnage,
sujet,
inquiétude
et
éclatement,
il
va
me
falloir
la
tester,
la
manipuler,
voir
comment
elle
résiste
–
ou
ne
résiste
pas
–
à
l’analyse.
Il
va
me
falloir
dessiner
la
perspective
éclatée1
du
sujet
contemporain
avec
les
traces,
points
et
couleurs
du
personnage
filmique.
Pour
répondre
à
ce
besoin,
je
convoquerai
dans
le
développement
de
ce
mémoire
quelques
films
qui
explorent
le
thème
de
l’inquiétude
identitaire
de
l’homme
contemporain
:
films
qui
proposent
au
spectateur
de
témoigner
des
moments
de
construction
et
d’affirmation
(mais
aussi
de
perte)
de
l’identité
du
personnage.
Je
partirai
donc
de
récits
filmiques,
mais
mon
objectif
majeur
n’est
pas
seulement
l’analyse
des
récits
eux-‐mêmes
;
je
m’efforcerai
davantage
à
comprendre
les
outils,
stratégies
et
procédés
esthétiques
qui
font
la
consistance
des
histoires
racontées,
c’est-‐à-‐dire
qui
travaillent
visuellement
l’éclatement
que
ces
histoires
expriment
ou
problématisent.
Une
telle
démarche
demandera
tout
de
suite
des
repères
concrets
pour
ne
pas
tomber
dans
une
réflexion
trop
vague
et
dans
une
série
d’analyses
filmiques
désorganisée
et
à
priori
arbitraire.
D’un
côté,
le
thème
de
«
l’inquiétude
du
sujet
»
convoque
énormément
de
sous
thèmes
–
la
dépression,
la
solitude
et
l’ennui
en
sont
quelques
exemples.
De
l’autre,
ce
que
je
viens
d’appeler,
peut-‐être
un
peu
négligemment,
«
les
outils,
stratégies
et
procédés
esthétiques
»,
cela
désigne
énormément
d’aspects
distincts,
quoique
interdépendants
–
comme
la
1
Le
Petit
Robert
:
Dictionnaire
de
la
Langue
Française
présente
dans
sa
définition
d’«
éclaté
»
:
«
Représentation
graphique
d’un
objet
complexe
(machine,
moteur,
ouvrage
d’art),
qui
en
montre
les
éléments
ordinairement
invisibles
par
séparation
de
ces
éléments
représentés
en
perspective
;
perspective
éclatée.
Dessiner
l’éclaté
d’une
machine.
»
Petit
Robert
:
Dictionnaire
de
la
Langue
Française.
Paris
:
Dictionnaires
Le
Robert,
2003,
p.
825.
6
mise
en
scène,
le
montage,
le
jeu
d’acteur,
etc.
Il
est
ainsi
nécessaire
d’établir
une
ligne
directrice
pour
ne
pas
se
perdre
dans
la
diversité
de
possibilités
et
pour
mieux
organiser
le
développement
de
l’écriture.
Je
propose
donc
de
parcourir
différentes
acceptions
du
terme
«
éclatement
»
pour
établir
une
telle
ligne
directrice
capable
d’éviter
de
réduire
l’ampleur
de
la
démarche
à
tel
sous
thème
ou
à
tel
procédé
cinématographique.
Il
sera
question
d’établir,
à
travers
cette
typologie
de
l’éclatement,
différentes
catégories
d’analyse
pour
le
personnage
filmique.
Cela
me
permettra
de
l’interroger
de
manière
plus
efficace,
de
repérer
les
traces
esthétiques
qui
expriment
et
problématisent
son
éclatement
et
qui,
j’espère,
traduisent
ainsi
l’inquiétude
du
sujet
contemporain.
Cette
typologie
de
l’éclatement
comprendra
deux
catégories
générales
:
la
dissociation
et
l’explosion,
qui
seront
l’objet
respectivement
de
mon
deuxième
et
troisième
chapitres.
Chacune
de
ces
catégories
travaillera
une
dimension
différente
du
«
personnage
éclaté
»
à
travers
la
mobilisation
de
quelques
figures,
récurrentes
et
bien
délimitées,
employées
par
les
films
analysés.
Ainsi,
je
mettrai
notamment
en
évidence
la
figure
du
dédoublement
du
personnage
dans
le
chapitre
dédié
à
la
dissociation,
alors
que
ce
sera
plutôt
la
figure
du
clignotement
de
la
lumière
qui
prendra
le
relais
dans
le
chapitre
dédié
à
l’explosion.
Ce
sont
ces
figures
–
comprises
ici
dans
le
sens
de
«
formes
plastiques
»2
–
qui
bâtiront
le
chemin
entre
la
notion
d’éclatement
au
sens
large
du
terme
et
les
films
eux-‐mêmes.
Il
me
semble
par
ailleurs
important
de
préciser
que
la
typologie
proposée
ici
ne
se
prétend
pas
exhaustive.
La
dissociation
et
l’explosion,
pour
ainsi
dire,
ne
sont
que
deux
clés
qui
me
permettront
de
travailler
quelques
aspects
du
problème
du
personnage
dans
le
cinéma
contemporain.
De
la
même
façon,
les
figures
du
dédoublement
et
du
clignotement
de
la
lumière
qui
se
dégageront
de
ces
catégories
et
sur
lesquelles
je
me
focaliserai,
même
si
elles
donnent
à
voir
avec
clarté
ces
quelques
aspects,
ne
résument
et
ne
synthétisent
pas
le
problème
du
personnage
contemporain
dans
son
intégralité.
Ces
figures
ne
sont
que
des
2
«
Issu
de
la
même
racine
que
fingere,
figulus,
fictor
et
effigies
[qui
signifient
‘modeler’,
‘potier’,
‘modeleur’
et
‘portrait’],
figura
signifie,
à
l’origine,
‘forme
plastique’.
»
AUERBACH,
Erich.
Figura.
Paris
:
Belin,
1993,
p.
9.
7
traces,
pourtant
bien
visibles,
que
je
vais
essayer
d’organiser
et
de
lire
de
manière
cohérente.
J’espère
que
ces
deux
catégories
de
l’éclatement,
dans
leurs
entrecroisements
et
aussi
dans
leurs
éventuelles
imprécisions,
me
permettront
de
traiter
avec
une
certaine
liberté
plusieurs
facettes
de
l’inquiétude
du
sujet,
plusieurs
procédés
cinématographiques
et
plusieurs
films.
J’espère
également
que
mon
choix
d’opérer
ces
différentes
catégories
à
travers
des
figures
soit
compris
comme
«
une
ouverture
analytique
à
partir
des
films
eux-‐mêmes
»3
et
non
pas
comme
une
méthode
inflexible
et
arbitraire
donné
d’avance.
Ce
que
je
propose,
finalement,
est
d’étudier
un
corpus
filmique
intéressé
aux
questions
de
l’inquiétude
identitaire
et
de
l’éclatement,
en
ayant
pour
guides
les
notions
de
sujet
et
de
personnage
et
pour
méthodologie
une
typologie
de
la
notion
d’éclatement.
J’espère,
au
long
de
cette
étude,
pouvoir
encore
faire
appel
à
d’autres
guides,
dialoguer
avec
d’autres
notions
et
amener
la
réflexion
au-‐delà
des
analyses
filmiques
qui
la
motivent.
3
BRENEZ,
Nicole.
De
la
figure
en
général
et
du
corps
en
particulier.
Bruxelles
:
DeBoeck
8
«
Trop
fragmentaires
en
vérité
sont
le
monde
et
la
vie
Il
faut
que
j’aille
consulter
un
Herr
Professor
Lui
seul
saura
comment
recomposer
la
vie
En
faire
un
système
clair
et
distinct
Avec
ses
bonnets
de
nuit
Et
les
morceaux
de
sa
robe
de
chambre
Il
bouchera
les
trous
de
l’édifice
du
monde.
»
-‐
Heinrich
Heine
«
Un
personnage
a
vraiment
une
vie
propre,
marquée
de
caractères
particuliers,
c’est
toujours
quelqu’un.
Tandis
qu’un
homme,
en
général,
peut
n’être
personne.
»
-‐
Luigi
Pirandello
9
CHAPITRE
1
LE
SUJET
CONTEMPORAIN
ET
LE
PERSONNAGE
ÉCLATÉ
1
–
Un
statut
pour
le
sujet
contemporain
À
un
moment
de
Deconstructing
Harry
(Woody
Allen,
1997),
une
équipe
de
cinéma
doit
affronter
un
problème
très
particulier.
Incapables
de
mettre
l’image
au
point
pour
le
tournage,
le
directeur
de
la
photographie
et
ses
assistants
s’inquiètent
à
cause
d’un
supposé
problème
avec
la
caméra
ou
l’objectif.
Le
problème,
pourtant,
c’est
que
l’acteur
Mel
(interprété
par
Robin
Williams)
est
out
of
focus
–
non
pas
l’image
de
Mel
prise
par
la
caméra,
mais
Mel
lui-‐même.
Interpelé
par
l’équipe
de
tournage,
l’acteur
est
surpris
de
constater
qu’il
est
vraiment
devenu
flou,
et
il
accepte
de
rentrer
chez
lui
pour
se
reposer
un
peu
et
essayer
de
s’aiguiser.
Le
lendemain,
Mel
est
devenu
encore
plus
flou.
En
regardant
son
image
dans
un
miroir,
il
décide
d’aller
voir
un
médecin
qui,
faute
d’autre
chose,
conseille
à
sa
femme
et
à
ses
enfants
de
porter
des
lunettes
pour
pouvoir
le
regarder
au
point
–
«
Mettez-‐les,
papa
sera
beaucoup
plus
net
».
Dans
ce
film,
Mel
est
un
des
personnages
imaginés
par
l’écrivain
Harry
(interprété
par
Woody
Allen).
Lors
d’une
séance,
le
psychanalyste
suggère
que
Harry
serait
comme
Mel
dans
ce
qu’il
veut
que
les
autres
s’adaptent
à
lui
et
à
ses
comportements
antisociaux
plutôt
que
de
s’adapter
lui-‐même
au
monde.
Tous
les
personnages
crées
par
l’écrivain
seraient,
sans
que
l’écrivain
lui-‐même
se
rende
compte,
des
personnages
autobiographiques
–
et
pour
raconter
l’histoire
de
Harry
le
film
ne
peut
que
raconter
aussi
l’histoire
de
ces
autres
personnages
de
fiction
dans
la
fiction.
Deconstructing
Harry
reprend
ainsi,
d’une
certaine
façon,
le
thème
d’un
autre
film
de
Woody
Allen
:
dans
Zelig
(1983),
le
personnage
titre
(interprété
lui
aussi
par
Woody
Allen)
est
un
homme-‐caméléon
qui
se
transforme
drastiquement
selon
l’ambiance
et
les
autres
personnes
autour
de
lui.
Parmi
des
Chinois,
ses
yeux
deviennent
bridés
et
il
parle
chinois
;
à
côté
de
juifs
orthodoxes,
il
développe
tout
de
suite
une
longue
barbe
et
des
papillotes
;
face
à
une
psychanalyste
qui
essaye
de
lui
traiter,
il
se
présente
lui
aussi
comme
psychanalyste,
retournant
intelligemment
à
chaque
fois
les
questions
que
lui
10
sont
posées.
Zelig
subit
ces
transformations
radicalement,
sans
en
avoir
aucune
conscience.
Si
Harry
a
du
mal
à
s’adapter
au
monde
(au
monde
de
porter
des
lunettes
pour
lui
comprendre
!),
le
monde
a
du
mal
à
s’adapter
à
l’incroyable
adaptabilité
de
Zelig,
qui
est
traité
à
la
fois
comme
un
malade,
un
phénomène
médiatique,
une
aberration
de
la
nature
et
une
fraude.
Dans
ces
deux
films,
la
question
centrale
est
celle
de
l’identité.
Les
métamorphoses
opérées
dans
la
fiction,
qui
font
que
Harry
devienne
flou
(il
le
devient
plus
tard
dans
le
film,
exactement
comme
Mel,
de
façon
à
briser
la
frontière
entre
les
deux
niveaux
de
fiction
dans
le
film)
et
que
Zelig
ne
cesse
de
se
transformer,
troublent
la
logique
identitaire
selon
laquelle
l’individu
correspondrait
à
une
unité
essentielle
plus
ou
moins
consciente
de
soi,
qui
se
manifeste
de
façon
plus
ou
moins
cohérente,
et
qui
demeure
toujours
indivisible.
Les
deux
personnages
expriment
en
commun
un
sentiment
d’inadéquation,
de
perte
de
soi
et
une
apparente
incapacité
à
reconnaître
ses
propres
limites
–
et
à
partir
de
là,
ils
se
manifestent
en
se
projetant
dans
d’autres
«
personnes
»,
éclats
d’eux-‐mêmes.
Dans
l’univers
de
chaque
film,
cet
éclatement
des
protagonistes
est
matérialisé
pour
les
spectateurs
à
travers
nombreux
procédés,
comme
les
effets
spéciaux
numériques
pour
Harry
et
les
effets
de
maquillage
pour
Zelig.
Harry,
comme
le
note
d’ailleurs
le
titre
du
film,
est
déconstruit,
démonté,
il
se
dédouble,
son
identité
se
fragmente
vers
les
différents
personnages
de
fiction
qu’il
crée
(dont
Mel
n’en
est
qu’un
exemple),
et
on
voit
littéralement
la
perte
de
ses
contours,
lorsqu’il
devient
flou
;
et
Zelig
ne
se
présente
jamais
entier,
on
n’a
accès
qu’à
ses
facettes,
aux
différentes
personnalités
qu’il
incarne,
comme
à
des
éclats
d’une
explosion
dont
on
est
incapable
de
reconstituer
l’origine.
Deconstructing
Harry
et
Zelig,
à
part
une
critique
moqueuse
des
pratiques
psychanalytiques,
actualisent
ainsi
une
discussion
autour
de
l’idée
de
discrédit
de
l’identité
individuelle,
d’un
sentiment
d’inadéquation
et
d’un
manque
de
sens
et
d’affects
–
discussion
pertinente
par
ailleurs
non
seulement
à
la
psychanalyse,
mais
aussi
à
différentes
disciplines
des
sciences
humaines
comme
la
philosophie,
l’anthropologie
et
la
littérature.
À
l’état
actuel
de
cette
discussion,
la
pensée
contemporaine
s’est
éloignée
d’une
conception
classique
de
sujet,
où
le
mot
sujet
renvoie
au
grec
11
hupokeimenon
puis
au
latin
subjectum,
qui
signifient,
dans
le
sens
premier,
substance
;
et
elle
s’est
aussi
éloignée
d’une
conception
cartésienne
du
sujet,
traduite
par
le
cogito
de
Descartes
«
je
pense
donc
je
suis
».
Ces
deux
conceptions,
fondatrices
du
statut
du
sujet
dans
l’Antiquité
et
la
Renaissance,
malgré
leur
résonnance
encore
aujourd’hui,
ne
semblent
plus
capables
d’expliquer,
de
manière
cohérente
et
complète
l’existence
complexe
d’une
identité
individuelle.
La
compréhension
de
la
notion
d’identité
comme
une
substance
constitutive
de
l’individu,
déterminante
de
ses
pensées
et
de
ses
actions,
a
été
remplacée
par
l’idée
que
l’identité
est
un
objet
ouvert,
construit
et
reconstruit
constamment
de
manière
pas
forcément
consciente
par
l’individu.
Au
sujet
cartésien,
on
oppose
un
autre
sujet
:
un
sujet
instable,
mobile,
décentré.
Dans
son
ouvrage
dédié
à
retracer
l’histoire
de
la
notion
philosophique
de
sujet
de
l’Antiquité
classique
à
nos
jours,
Hélène
Védrine
explique
que
le
dépassement
théorique
du
«
sujet
classique
»
et
du
«
sujet
constituant
absolu
»
de
Descartes
est
lié
à
la
découverte,
dans
les
temps
modernes
de
Kant
et
Hegel,
de
la
subjectivité
:
«
Toute
l’histoire
moderne
est
rythmée
par
cet
enracinement
de
la
subjectivité
dans
son
histoire
et
dans
le
monde.
La
conscience
n’est
plus
quelque
chose
de
donné,
mais
ce
qui
se
fait…
»4.
Cela
signifie
que,
à
la
place
d’un
sujet
issu
d’une
substance
qui
lui
constitue
et
détermine,
vient
s’instaurer
un
sujet
ouvert
à
la
multiplicité
des
«
procès
de
subjectivation
»,
c’est-‐à-‐dire
à
différentes
manifestations
subjectives,
voire
différentes
«
personnalités
»
possibles
et
pas
nécessairement
cohérentes
dans
un
même
individu,
dans
un
même
corps
biologique.
L’homme
se
libère
ainsi
de
l’ancre
d’une
substance
fondatrice
à
laquelle
il
serait
attaché,
à
laquelle
toutes
ses
représentations
devraient
répondre.
À
cette
apparente
liberté,
pourtant,
s’interpose
un
obstacle
logique
:
si
la
connaissance
et
l’action
sont
les
seuls
responsables
pour
la
constitution
du
sujet,
alors
le
sujet
ne
peut
pas
être
le
responsable
pour
la
constitution
de
sa
propre
connaissance
et
de
ses
propres
actes.
Il
n’est
pas
libre
et
créateur,
mais
résultat
d’un
procès
qu’il
ne
contrôle
pas.
Ce
qui
se
présentait
comme
une
libération
se
révèlerait
ainsi
une
perte
considérable
d’autonomie,
comme
observent
nombreux
philosophes
modernes
:
4
VÉDRINE,
Hélène.
Le
sujet
éclaté.
Paris
:
Librairie
Générale
Française,
2008,
p.16.
12
«
Historiquement,
l’humanisme
tel
qu’il
se
définit
à
la
Renaissance
est
un
idéal
d’autonomie.
L’homme
se
pense
à
l’intérieur
du
cosmos
comme
sujet
libre
et
créateur.
À
la
limite,
l’individu
se
veut
législateur
et
maître
de
son
destin.
De
tous
côtés,
cette
conception
était
attaquée.
Philosophiquement,
c’était
un
lieu
commun
depuis
Nietzsche
et
Heidegger
ou
Marcuse
de
montrer
les
limites
de
l’homme
de
la
technique.
(…)
le
sujet
est
un
résultat,
mais
pas
le
principe
premier
de
la
connaissance
et
de
l’action.
»5
Or,
si
le
sujet
est
un
résultat
et
pas
un
principe
premier,
si
la
connaissance
et
l’action
sont
à
son
origine
et
pas
la
conséquence
de
son
raisonnement,
et
vu
que
tout
ce
qui
est
de
l’ordre
de
la
connaissance
et
de
l’action
s’inscrit
dans
un
trop
vaste
horizon
de
possibilités
et
d’indéterminations,
le
sujet
lui-‐même
se
trouve
en
quelque
sorte
abandonné
:
il
ne
se
définit
pas
à
partir
d’une
substance
immuable
et
indivisible,
il
n’est
pas
maître
de
son
destin,
et
sa
liberté
ne
se
traduit
plus
en
autonomie
ou
en
pouvoir
de
création.
Par
ailleurs,
des
changements
sociaux
importants
opérés
par
les
phénomènes
de
l’industrialisation,
du
discours
scientifique,
du
progrès
technique
et
de
l’établissement
d’une
culture
de
masse
et
de
consommation
ont
mis
en
question
des
institutions
et
des
valeurs
auparavant
incontestables
–
c’est
ce
que
Jean-‐
François
Lyotard
va
appeler
l’abandon
des
grands
récits 6 .
Les
forces
de
la
division
de
classes,
des
discours
religieux
et
politiques,
de
la
famille,
d’une
carrière
professionnelle
ou
de
l’État,
comme
tant
d’autres
forces
responsables
pour
un
certain
ordre
social
et
une
certaine
manière
d’être
des
individus,
ont
été
relativisées,
affaiblies.
L’abandon
du
sujet
s’est
fait,
à
partir
de
la
modernité,
encore
plus
profond.
En
suivant
cette
formulation,
qui
fait
tomber
par
terre
les
conceptions
de
l’Antiquité
et
de
la
Renaissance,
nous
pouvons
esquisser
un
homme
moderne
(et
aussi
contemporain)
qui
aurait
du
mal
à
se
reconnaître
et
à
se
satisfaire
dans
les
rôles
qu’il
est
censé
jouer
en
société
et
pour
qui
le
sens
des
valeurs,
de
la
morale,
des
traditions
serait
de
plus
un
plus
indéchiffrable.
Ce
serait
un
homme
hanté
5
Ibid.,
p.24.
6 À ce propos, voir LYOTARD, Jean-‐François. La condition postmoderne Paris : Minuit, 1979.
13
par
doutes
et
peurs
concernant
la
construction
et
l’affirmation
de
sa
propre
identité
–
un
homme
en
crise.
Face
à
cette
«
crise
»
des
sujets
classique
et
cartésien
révélée
dans
la
modernité,
quelques
philosophies
dites
postmodernes
ont
proposé
un
différent
angle
d’approche
au
problème
du
sujet.
Ils
ont
assumé
l’identité
en
tant
que
fragmentaire,
toujours
inachevée
et
en
constante
mutation.
Ils
ont
opéré
ce
que,
dans
les
termes
de
Deleuze
et
Guattari,
s’agit
d’une
«
déterritorialisation
absolue
»
de
l’individu
:
«
On
est
devenu
comme
tout
le
monde,
mais
à
la
manière
dont
personne
ne
peut
devenir
comme
tout
le
monde
»7
;
ou
encore,
dans
les
termes
de
Michel
Foucault
:
«
C’est
l’éclatement
du
visage
de
l’homme
dans
le
rire,
et
le
retour
des
masques
;
c’est
la
dispersion
de
la
profonde
coulée
du
temps
par
laquelle
il
se
sentait
porté
et
dont
il
soupçonnait
la
pression
dans
l’être
même
des
choses
;
c’est
l’identité
du
Retour
du
Même
et
de
l’absolue
dispersion
de
l’homme.8
»
Dans
cette
nouvelle
approche,
les
impasses
du
sujet
qui
a
du
mal
à
construire
et
affirmer
son
identité
sont
répondues
avec
un
discours
qui
privilégie
le
mouvement,
les
changements,
glissements
et
reprises,
contre
l’enracinement
de
la
pensée.
Il
s’agit
d’opposer,
aux
vérités
définitives,
des
ouvertures,
et
à
une
présupposée
unité
immuable
et
indivisible,
la
multiplicité
:
«
Au
splendide
isolement
du
cogito
préférer
les
lignes
de
fuite,
des
plis,
des
devenirs.
Monde
éclaté
qui
a
perdu
ses
repères.
Sujet
nié,
remis
en
chantier
et
ressuscité
sous
d’autres
formes,
comme
si
le
retour
du
refoulé
ne
pouvait
s’éviter.
Contre
la
tradition
intellectualiste
réhabiliter
le
non-‐dit,
l’implicite,
le
désir,
le
flou
ou
le
chaos…
»9
Mais
si,
d’un
côté,
la
pensée
philosophique
contemporaine
s’éloigne
des
conceptions
classique
et
cartésienne
du
sujet,
elle
doit
prendre
aussi,
de
l’autre,
7
DELEUZE,
Gilles
et
GUATTARI,
Félix.
«
Trois
nouvelles
ou
‘Qu’est-‐ce
qui
s’est
passé
?’
»
in
:
Mille
14
un
certain
recul
par
rapport
à
ces
réponses
postmodernes
–
qu’on
reconnait
le
plus
souvent
comme
structuralistes
ou
poststructuralistes.
Le
problème
c’est
que,
avec
ce
discours
qui
privilégie
les
instabilités
ou
l’implicite
au
point
de
contester
radicalement
les
conceptions
anciennes,
les
postmodernes
ont
d’une
certaine
façon
tourné
le
dos
à
l’évidence
du
sujet.
Leur
discours,
dans
son
affirmation
irréfrénable
de
l’éclatement
du
sujet,
s’occupe
d’une
manière
générale
plutôt
de
l’éclatement
en
soi
que
de
la
question
du
sujet
elle-‐même,
comme
suggère
Hélène
Védrine
avec
cette
provocation
:
«
Les
graphes,
les
mathèmes,
les
nœuds
borroméens
illustrent
certes
la
structure
du
désir
ou
le
rapport
à
l’autre
dans
les
métaphores,
les
métonymies,
les
glissements
et
les
renversements.
Mais
cette
topologie
bizarre,
ces
jeux
de
langage,
ces
discours
parano-‐critiques
ressemblent
plus
à
du
Dali
qu’à
de
la
science.
»10
Un
autre
auteur
à
dénoncer
la
radicalisation
équivoque
de
cette
pensée
est
Pierre
Auregan,
dans
son
ouvrage
Les
figures
du
moi
et
la
question
du
sujet
depuis
la
Renaissance.
Il
propose
d’abord
que
le
premier
à
s’opposer
au
«
moi
cartésien
»
fût
le
philosophe
Blaise
Pascal,
qui
«
ne
nous
donne
du
moi
que
des
fragments,
des
moments
d’existence
»
et
pour
qui
l’unité
et
la
permanence
du
sujet
«
se
dissolvent
en
manifestations
extérieures
» 11 .
Cette
intuition
pascalienne
aurait
été
reprise
par
nombreux
philosophes
y
compris
ceux
étiquetés
comme
structuralistes 12 .
Et
le
structuralisme,
explique
Auregan,
«
contre
toute
métaphysique
du
sujet,
avec
ses
corollaires,
unité,
permanence,
intériorité,
conscience,
liberté
du
moi,
dissout
la
notion
même
de
moi
et
de
sujet.
»13
Autrement
dit,
d’une
manière
générale,
le
structuralisme,
dans
sa
résolution
de
récuser
les
modèles
antérieurs
de
vérité
et
ses
«
illusions
»
10
Ibid.,
p.126.
11 AUREGAN, Pierre. Les figures du moi et la question du sujet depuis la Renaissance. Paris :
mouvement
ou
un
courant
explicitement
revendiqué.
Néanmoins,
il
désigne
assez
commodément
une
démarche,
une
méthode
de
compréhension
de
l’homme
et
des
faits
sociaux
qui
va
se
développer
aux
lendemains
de
la
seconde
guerre
mondiale.
»
Ibid.,
p.
80.
13
Ibid.,
p.
80.
15
d’objectivité
et
de
stabilité,
c’est-‐à-‐dire
de
récuser
la
transcendance,
l’universel,
l’éternel,
etc.,
finit
par
récuser
aussi
le
«
bon
sens
»14,
en
condamnant
le
sujet
à
mort
et
la
philosophie
«
à
la
poésie
et
à
la
métaphore
»15
:
«
Ne
risque-‐t-‐on
pas
de
tomber
dans
un
fondamentalisme
inversé
?
de
substituer
aux
visions
de
monde,
aux
cosmologies
d’antan,
un
abîme
insondable
où
le
‘sujet’
en
échappant
aux
certitudes
du
cogito
se
perdrait
dans
une
interrogation
sans
fond
?
»16
Il
me
semble
que,
avant
d’affirmer
une
quelconque
«
crise
du
sujet
»,
il
est
nécessaire
de
s’interroger
–
de
quel
sujet
s’agit-‐il,
de
quel
sujet
parle-‐t-‐on
?
L’argumentation
postmoderne
démontre
peut-‐être
que
les
conceptions
classique
et
cartésienne
du
sujet
ne
tiennent
plus
;
pourtant,
la
notion
de
sujet
elle-‐même,
malmenée
soit-‐elle,
persiste.
Revenons
un
moment
à
Harry
et
Zelig.
Même
s’ils
sont
«
dispersés
»
dans
la
narration,
dérangés
par
le
monde
qui
les
entoure
(et
très
dérangeants
à
la
fois),
multiples
et
incohérents
dans
leurs
manifestations,
discontinus,
éclatés,
dédoublés
ou
explosés,
même
s’ils
demeurent
insaisissables
comme
sujets
(c’est
notamment
le
cas
de
Zelig),
ils
ne
peuvent
échapper
à
quelque
chose
qui
rend
leurs
existences
repérables,
objectives,
concrètes.
Harry
perd
ses
contours,
Zelig
ne
les
a
possiblement
jamais
eus,
mais
quoi
qu’il
en
soit
ils
ne
se
perdent
pas
«
dans
une
interrogation
sans
fond
».
Ils
ne
disparaissent
pas.
Qu’est-‐ce
que
les
permet
d’avoir
une
telle
existence
si
ambivalente
?
Qu’est-‐ce
que
nous
permet
de
les
distinguer
?
Leurs
noms,
puisque,
même
fragmentés,
on
continue
à
les
appeler
«
Harry
»
et
«
Zelig
»
?
Leurs
corps,
leurs
visages
?
Woody
Allen,
l’acteur
qui
les
incarne
?
Peut-‐être
aussi
la
voix
off,
qui
nous
rappelle
que
celui
qu’on
voit
à
chaque
fois
c’est
toujours
Zelig,
ou
encore
la
voix
de
Harry,
que
ne
change
pas
malgré
le
devenir
flou
du
personnage
?
Disons,
pour
le
moment,
que
tous
ces
éléments
contribuent
à
faire
émerger,
malgré
l’éclatement,
l’identité
des
deux
personnages.
Que
se
passerait-‐
il,
pourtant,
si
ces
mêmes
personnages
changeaient
constamment
de
nom
(ou
14
VÉDRINE,
Hélène.
Le
sujet
éclaté.
Op.
cit.,
p.131.
15 Ibid., p.175.
16 Ibid., p.176.
16
n’en
avaient
tout
simplement
pas
un),
si
différents
corps
et
visages
venaient
les
incarner,
différents
acteurs,
différentes
voix…
?
Est-‐ce
que
Harry
et
Zelig
seraient
encore
identifiables
?
Il
me
semble
que
oui,
et
le
cinéma
s’est
maintes
fois
amusé
à
jouer
avec
ce
genre
de
propositions.
Personnages
qui
changent
de
nom,
de
corps,
qui
se
métamorphosent,
se
vident
et
se
remplissent
de
sens,
personnages
qui
se
divisent
ou
se
multiplient…
les
possibilités
sont
nombreuses,
au
point
où
l’on
puisse
affirmer,
comme
le
fait
Hans
Wulff,
que
:
«
aucun
art
n’a
autant
que
le
cinéma
la
liberté
d’associer
un
même
corps
à
différentes
personnes.
Le
caractère
‘joué’
de
la
représentation,
la
nature
indirecte
de
la
relation
entre
l’acteur,
le
personnage
et
le
corps
font
que
l’identité
individuelle
peut
être
mise
en
scène
au
cinéma
comme
un
puzzle
:
la
personne
et
le
corps
représentent
deux
grandeurs
susceptibles
d’être
combinées
de
manière
relativement
libre.
Les
rôles
doubles
et
multiples
témoignent
avec
éloquence
de
la
capacité
du
cinéma
à
mettre
sur
un
même
corps
différentes
personnes.
»17
Il
est
donc
possible
de
lire,
dans
l’histoire
du
cinéma,
à
travers
la
notion
de
personnage,
une
histoire
parallèle
d’esquisses,
tentatives,
interrogations
:
quelle
serait
la
limite
théorique
de
l’éclatement
du
sujet
?
Jusqu’à
quel
point
le
sujet
pourrait-‐il
résister
à
ces
opérations
qui
lui
manipulent
et
ôtent
le
nom,
le
corps,
le
visage,
la
voix,
jusqu’à
la
conscience
et
la
volonté
?
Cependant,
avant
de
partir
interroger
le
personnage
(la
notion
même
de
personnage
que,
on
le
verra,
ne
peut
pas
se
passer
de
la
notion
de
sujet),
plus
particulièrement
le
personnage
de
cinéma,
il
me
faut
conclure
ici
que,
malgré
ladite
crise
qui
a
fait
écroulé
le
subjectum,
la
substance
individuelle,
et
la
transparence
du
cogito
de
Descartes18,
et
malgré
la
tendance
vers
une
disparition
complète,
une
perte,
une
mort
du
sujet
dans
la
pensée
postmoderne,
le
sujet
n’est
pas
complètement
disparu.
Pour
dépasser
les
limites
des
conceptions
de
17
WULFF,
Hans
J.
«
La
perception
des
personnages
de
film
»
in
revue
Iris,
nº
24,
1997,
p.
15.
18 Transparence ruinée par la découverte de l’inconscient, pour reprendre la célèbre formule de
Lacan
:
«
Je
pense
où
je
ne
suis
pas,
donc
je
suis
où
je
ne
pense
pas.
»
LACAN,
Jacques.
Écrits.
Paris
:
Seuil,
1966,
p.
517.
17
l’Antiquité
et
de
la
Renaissance
sans
tomber
dans
les
«
interrogations
sans
fond
»
du
structuralisme,
on
doit
prendre
en
compte
le
déplacement
du
sujet
:
«
Le
sujet
disparaît
pour
mieux
revenir
sous
d’autres
formes
:
procès
de
subjectivation,
Wo
es
war,
soll
Ich
werden,
prise
de
conscience
d’une
altérité
irréductible
dans
la
dispersion
et
le
décentrement.
Je
est
un
autre,
le
cogito
est
épuisé,
mais
le
sujet
ontologisé
ou
pas
fait
signe
vers
un
ego
envoûté
entre
sa
destruction
proclamée
et
sa
résistance
de
fait.
»19
Le
sujet
n’est
pas
disparu,
seulement
il
s’est
déplacé.
Tel
déplacement
n’insiste
pas
sur
la
réaffirmation
d’une
identité
stable,
mais
il
ne
s’agit
simplement
pas
non
plus
de
la
refuser
;
ce
qu’il
faut
faire
c’est
reformuler
le
problème,
en
posant
à
son
centre
la
question
de
la
subjectivité.
Le
vrai
enjeu
est
de
prendre
en
compte
les
«
procès
de
subjectivation
»
qui
dépassent
cette
identité
supposée
stable
sans
la
défaire
complètement,
en
la
conduisant
vers
la
complexité
d’une
déterritorialisation,
des
plis
et
glissements,
sans
y
tomber
complètement.
Cela
revient
à
dire
qu’il
faut
prendre
en
compte
les
différentes
représentations
du
sujet,
les
figures
de
la
subjectivité
à
travers
lesquelles
il
se
donne
à
voir
et
à
comprendre,
à
travers
lesquelles
il
résiste
de
fait
:
«
si
le
‘je
pense’
n’accompagne
pas
nécessairement,
en
droit,
toutes
mes
représentations,
si
le
sujet
fondateur
est
remis
en
question
par
la
pensée
contemporaine,
une
évidence
s’impose
:
il
existe
une
expérience
de
la
subjectivité,
une
construction
de
soi
et
une
imputation
des
actions
à
un
sujet-‐personnage
considéré
comme
responsable
de
ses
actes.
»20
C’est
cette
ouverture
à
la
question
de
la
subjectivité
qui
me
permet
d’utiliser
le
cinéma
comme
conducteur
d’une
discussion
sur
le
problème
philosophique
du
sujet.
J’ai
exposé
l’éclatement
de
Harry
et
Zelig
pour
pouvoir
mieux
saisir
l’éclatement
de
la
notion
même
de
sujet
et
formuler,
provisoirement
soit-‐il,
un
statut
pour
le
«
sujet
contemporain
»
à
la
différence
des
sujets
stables
19
VÉDRINE,
Hélène.
Le
sujet
éclaté.
Op.
cit.,
p.175.
20 Ibid., p.11.
18
(classique
et
cartésien)
tout
en
évitant
le
sujet
en
crise
de
la
modernité
ou
de
la
postmodernité.
En
le
faisant,
j’ai
soutenu
l’idée
que
le
cinéma
matérialise
dans
le
sensible
(dans
un
récit
et
dans
des
images
visuelles
et
sonores)
une
expérience
de
la
subjectivité,
«
une
expérience
du
monde
et
du
sujet
»21.
Le
cinéma
peut
ainsi
actualiser
la
discussion
sur
la
question
du
sujet,
créer
de
nouvelles
hypothèses,
formuler
et
reformuler
des
interrogations,
et
il
le
fait
effectivement.
Dans
ce
sens,
la
fiction
cinématographique
joue
un
rôle
important
au
cœur
du
problème
du
sujet,
tout
comme
la
littérature
l’a
longtemps
fait
et
le
fait
encore
–
j’analyserai
en
détail
cette
articulation
entre
sujet,
littérature
et
cinéma
(articulation
qui
passe
nécessairement
par
la
notion
de
personnage)
plus
loin
dans
ce
chapitre.
Néanmoins,
j’ai
jusqu’à
présent
intentionnellement
permis
une
certaine
«
confusion
»
sujet
et
personnage
de
cinéma.
Il
est
temps
de
la
défaire.
2
–
Le
personnage
de
cinéma
Si
la
définition
de
sujet
suscite
une
réflexion,
celle
de
personnage
est,
au
moins
qu’on
puisse
dire,
imprécise.
Comme
l’annonce
Vincent
Jouve,
le
personnage
«
semble
résister
à
toute
définition
ou,
pire,
accepter
n’importe
laquelle.
»22
Pourtant,
argumente
Robert
Abirached
dans
son
étude
sur
le
personnage
de
théâtre,
malgré
les
imprécisions,
toutes
les
acceptions
du
terme
personnage
ont
un
même
point
en
commun,
puisqu’elles
tiennent
toutes
à
la
même
idée
d’un
«
faux
visage,
interposé
entre
l’homme
et
le
monde
»23
:
«
Sémantiquement,
on
l’a
remarqué,
le
mot
de
personnage
est
imprécis.
Il
désigne,
à
l’origine,
dit
Littré,
une
dignité
ou
un
bénéfice
ecclésiastique,
avant
de
vouloir
dire,
par
extension,
une
personne
considérable
et
célèbre
;
en
troisième
lieu
seulement,
il
renvoie
à
une
‘personne
fictive,
homme
ou
femme,
mise
en
action
dans
un
ouvrage
21
«
En
tant
qu’objet
esthétique,
le
film
propose
en
même
temps
une
expérience
du
monde
et
du
sujet.
»
Traduction
libre
du
portugais
brésilien
:
«
Como
objeto
estético,
o
filme
propõe
ao
mesmo
tempo
uma
experiência
de
mundo
e
de
sujeito.
»
LUZ,
Rogério.
Filme
e
subjectividade.
Rio
de
Janeiro
:
Contra
Capa
Livraria,
2002,
p.
139.
22
JOUVE,
Vincent.
«
Pour
une
analyse
de
l’effet
personnage
»
in
Littérature,
nº
85,
1992,
p.
103.
23 ABIRACHED, Robert. La crise du personnage dans le théâtre moderne. Paris : Gallimard, 1994, p.
17.
19
dramatique’,
puis,
en
peinture
ou
en
tapisserie,
aux
figures
des
histoires
qui
y
sont
représentées
;
c’est
assez
tardivement,
semble-‐t-‐il,
qu’il
s’est
enfin
appliqué
au
poème
narratif
et
au
roman.
Toutes
ces
acceptions
ont
ceci
de
commun
qu’elles
indiquent
une
mise
en
rapport
de
l’homme
réel
avec
des
images
de
lui
agrandies
ou
exemplaires,
obtenues
par
imitation
et
soumises
à
reconnaissance.
»24
On
peut
donc
commencer
à
défaire
la
confusion
entre
le
sujet
et
le
personnage
en
affirmant
le
personnage
comme
quelque
chose
qui
s’interpose
entre
l’homme
et
la
réalité
et
qui,
par
conséquent,
n’est
pas
homme,
n’est
pas
sujet.
Plus
précisément,
on
peut
affirmer,
avec
Nicole
Brenez,
que
«
le
personnage
n’est
pas
d’abord
une
biographie,
une
individualité,
un
corps
ou
une
iconographie,
il
est
une
circulation
symbolique
faite
d’éléments
plastiques,
de
schèmes
narratifs
et
d’articulations
sémantiques
»25.
En
tant
qu’une
circulation
symbolique,
un
articulateur
de
sens,
de
valeurs,
d’idées,
le
personnage
ne
peut
exister
qu’à
l’intérieur
d’un
système
symbolique
–
un
ouvrage
dramatique,
une
histoire
représentée,
une
nouvelle,
un
roman,
un
film,
mais
aussi
le
«
monde
»
qu’on
en
dégage,
dans
notre
imagination,
en
tant
que
lecteur
et
spectateur.
De
ce
fait,
le
récit
est
une
condition
d’existence
du
personnage
–
«
c’est
la
fable,
envisagée
dans
sa
totalité,
qui
lui
confère
une
faculté
de
signifier
»,
écrit
Abirached 26
–,
mais
aussi,
à
l’opposé,
le
personnage
constitue
un
élément
fondamental
du
récit.
Cette
relation
entre
personnage
et
récit
a
été
plusieurs
fois
discutée
;
dans
quelques
formulations,
les
notions
de
récit
et
personnage
sont
plus
ou
moins
autonomes,
tandis
que
dans
d’autres
elles
se
font
fortement
interdépendantes.
Plutôt
dans
la
première
ligne
de
pensée,
le
théoricien
structuraliste
Boris
Tomachevski
suggère
par
exemple
qu’il
serait
possible
d’avoir
récit
sans
personnage
:
«
Le
héros
n’est
guère
nécessaire
à
la
fable.
La
fable
comme
système
de
motifs
peut
entièrement
se
passer
du
héros
et
de
ses
traits
caractéristiques.
Le
héros
résulte
de
la
transformation
du
matériau
en
24
Ibid.,
p.
9.
25 BRENEZ, Nicole. De la figure en général et du corps en particulier. Bruxelles : DeBoeck
20
sujet
et
représente
d’une
part
un
moyen
d’enchaînement
de
motifs,
et
d’autre
part
une
motivation
personnifiée
du
lien
entre
les
motifs.
»27
Sans
vouloir
contredire
l’argumentation
de
Tomachevski,
il
me
semble
que,
même
si
le
personnage
n’est
qu’une
«
motivation
personnifiée
»,
une
mise
en
personne
des
motifs
d’un
récit
(d’une
fable),
cette
mise
en
personne
est
importante.
Il
s’agit
d’un
procédé
historiquement
repérable
et
prédominant
;
le
personnage,
comme
le
note
l’éditorial
d’un
numéro
d’Iris
dédié
au
personnage
de
cinéma,
«
représente
un
élément
primordial
dans
une
culture
de
récits.
»28
Le
plus
souvent,
c’est
autour
et
à
travers
le
personnage
que
le
récit
se
structure,
qu’une
histoire
se
déroule,
que
la
fiction
développe
son
point
de
vue
–
cela
dans
la
littérature
et
le
théâtre,
bien
sûr,
mais
peut-‐être
encore
plus
fondamentalement
dans
le
cinéma
:
«
Au
cinéma
–
peut-‐être
davantage
encore
que
dans
les
autres
arts
–
le
personnage
est
central
pour
la
création,
la
représentation,
la
réception,
la
critique,
de
même
qu’il
l’est
pour
l’analyse
et
la
théorie.
(…)
Par
les
formes
d’adresse
les
plus
diverses,
le
personnage
se
constitue
en
centre
d’identification
ou
d’implication
spectatorielle.
Il
gère
les
processus
perceptifs,
émotionnels
et
intellectuels
dans
leur
intrication
complexe.
Par
son
expressivité
et
ses
actions,
il
porte
à
la
surface
des
mouvements
psychologiques
et
entraine
les
spectateurs
dans
une
dynamique
jamais
vraiment
close,
dépassant
l’expérience
filmique
concrète.
La
psychanalyse
nous
a
expliqué
qu’il
est
aussi
un
lieu
d’investissement
du
désir
du
sujet
et
de
la
séduction
de
l’autre.
Le
personnage
peut
être
vu
comme
un
corps
médiateur,
non
seulement
entre
le
film
et
ses
spectateurs,
mais
également
entre
les
différents
plans
textuels.
»29
Dans
son
article
intitulé
«
Introduction
à
l’analyse
structurale
des
récits
»,
Roland
Barthes
démontre
qu’une
relation
entre
personnage
et
récit
est
bien
établie
depuis
l’Antiquité.
Cependant,
alors
qu’au
départ
la
notion
de
personnage
27
TOMACHEVSKI,
Boris.
Théorie
de
la
littérature.
Paris
:
Seuil,
1965,
p.
296-‐297.
28 TRÖHLER, Margrit, GOLIOT-‐LÉTÉ, Anne, BLÜHER, Dominique, DUPRÉ LA TOUR, Claire et
GRANGE,
Marie-‐Françoise.
Éditorial
de
la
revue
Iris,
nº
24,
1997,
p.
3.
29
Ibid.,
p.
3-‐4.
21
était
fortement
attachée
à
une
action
(ce
qui
définit
le
personnage
comme
celui
qui
agit
dans
le
récit),
elle
a
été
élargie
pour
comprendre
aussi
une
certaine
«
consistance
psychologique
»,
c’est-‐à-‐dire
pour
comprendre
aussi
des
éléments
qui,
sans
être
nécessairement
traduits
en
actions
dans
le
récit,
constituent
quand
même
le
personnage.
En
littérature,
ce
constat
est
à
la
base
de
la
différenciation
faite
par
Philippe
Hamon
entre
deux
types
d’énoncés,
l’énoncé
narratif,
qui
concerne
le
faire
(la
fonction)
du
personnage,
et
l’énoncé
descriptif,
qui
concerne
l’être
(la
qualification)
du
personnage30.
Barthes
donne
comme
exemple
le
cas
de
Nicolas
Rostov
et
du
prince
André
dans
le
Guerre
et
paix
de
Tolstoï
:
ils
sont
définis,
l’un
comme
un
bon
garçon,
courageux
et
ardent,
et
l’autre
comme
très
distingué
et
pourtant
mécontent,
indépendamment
de
leurs
actions
(quoique
leurs
actions
illustrent
parfois
ces
définitions).
Pour
ainsi
dire,
la
prise
en
compte
de
cette
«
consistance
psychologique
»
permet
le
passage
d’un
personnage-‐action
à
ce
que
Barthes
appelle
un
«
personnage-‐personne
»
:
«
Dans
la
poétique
aristotélicienne,
la
notion
de
personnage
est
secondaire,
entièrement
soumise
à
la
notion
d’action
:
il
peut
y
avoir
des
fables
sans
‘caractères’,
dit
Aristote,
il
ne
saurait
y
avoir
des
caractères
sans
fable.
Cette
vue
a
été
reprise
par
les
théoriciens
classiques
(Vossius).
Plus
tard,
le
personnage,
qui
jusque-‐là
n’était
qu’un
nom,
l’agent
d’une
action,
a
pris
une
consistance
psychologique,
il
est
devenu
un
individu,
une
‘personne’,
bref,
un
‘être’
pleinement
constitué,
alors
même
qu’il
ne
ferait
rien,
et
bien
entendu,
avant
même
d’agir,
le
personnage
à
cessé
d’être
subordonné
à
l’action,
il
a
incarné
d’emblée
une
essence
psychologique
»31.
Cet
«
être
pleinement
constitué
»
du
récit
auquel
Barthes
fait
référence,
conjonction
de
faire
et
être,
fonction
et
qualification,
narration
et
description,
est
plus
intéressant
que
le
personnage-‐action,
ne
serait-‐ce
que
dans
la
mesure
où
il
permettrait
plus
convenablement
d’analyser
«
des
personnages
hypocrites,
ou
ambigus,
où
l’être
ne
correspond
pas
aux
actes,
ou
les
personnages
velléitaires
30
HAMON,
Philippe.
«
Pour
un
statut
sémiologique
du
personnage
»
in
GENETTE,
Gérard
et
TODOROV,
Tzvetan
(dir.).
Poétique
du
récit.
Paris
:
Seuil,
1977,
p.
134.
31
BARTHES,
Roland.
«
Introduction
à
l’analyse
structurale
des
récits
»
in
Ibid.,
p.
32.
22
où
le
projet
de
changement
de
statut
n’est
pas
suivi
d’une
réalisation
etc.…
»32.
Dans
ce
sens,
le
personnage-‐personne
permettrait
de
traiter
les
personnages
dont
les
actions
peuvent
ne
pas
illustrer
de
manière
transparente
les
«
consistances
psychologiques
».
Pourtant,
la
notion
de
«
personnage-‐personne
»
a
l’inconvénient
de
maintenir,
voire
d’approfondir
la
confusion
entre
les
deux
entités,
personnage
et
personne,
un
problème
que
Barthes
lui-‐même
va
dénoncer
et
qui
fait
que
la
définition
et
la
classification
des
personnages
vont
demeurer
une
des
principales
questions
travaillées
par
les
théoriciens
littéraires
structuralistes
tels
Tomachevski
et
Barthes
eux-‐mêmes,
mais
aussi
Todorov
et
Propp.
Un
autre
problème
du
«
personnage-‐personne
»
tient
au
fait
que,
au
cours
du
XXe
siècle,
les
auteurs
se
sont
en
quelque
sorte
éloignés
des
repères
usuels
pour
la
construction
des
personnages
ayant
pour
modèle
la
personne
:
«
Les
attaques
contre
le
personnage-‐personne
menées
au
cours
du
vingtième
siècle
par
les
romanciers
occidentaux
sont
désormais
incontournables
»,
écrit
Xavier
Garnier
dans
L’éclat
de
la
figure
:
Étude
sur
l’antipersonnage
de
roman33 .
Un
exemple
évident
de
cet
éloignement
du
modèle
de
la
personne
pour
la
construction
des
personnages
est
celui
du
nouveau
théâtre
des
années
cinquante,
comme
explique
Auregan
:
«
Le
théâtre
était
fondé
jusqu’au
milieu
de
notre
siècle
sur
la
notion
familière
et
rassurante
de
personnage.
Celui-‐ci
nous
ressemble,
il
est
doté
d’une
psychologie,
de
caractéristiques
familiales
et
sociales
:
c’est
un
caractère
(avare,
hypocrite,
ambitieux,…)
et
un
type
(père,
maîtresse,
bourgeois,…).
Le
nouveau
théâtre
qui
apparaît
au
début
des
années
cinquante,
incarné
par
Beckett
et
Ionesco
fait
éclater
ces
catégories,
suscitant
la
polémique.
Personnages
décalés,
sans
psychologie
saisissable,
sans
attaches
sociales,
jetés
dans
un
espace
nu,
intemporel.
»34
32
HAMON,
Philippe.
«
Pour
un
statut
sémiologique
du
personnage
».
Op.
cit.,
p.
134.
33 GARNIER, Xavier. L’éclat de la figure : Étude sur l’antipersonnage de roman. Bruxelles, Bern,
23
Pour
Auregan,
il
s’agit
d’une
mutation
des
codes
idéologiques
(psychologie,
morale)
qui
avaient
jusque-‐là
gouverné
l’invention
et,
plus
précisément,
la
construction
des
personnages
–
mutation
qui
serait
d’ailleurs
analogue
à
celle
des
codes
figuratifs
qui
s’était
produite
des
années
auparavant
dans
la
peinture
:
«
Picasso
démultiplie,
superpose
les
visages,
Bacon
distend
la
figure
humaine
et
peint
des
masques
suppliciés
et
grimaçants.
Ionesco
ou
Beckett
camperont
des
hommes
qui
ont
perdu
les
repères
qui
les
arrimaient
à
l’humanité.
»35
Face
à
la
confusion
des
notions
de
personnage
et
personne
et
à
ces
œuvres
nouvelles
qui
délaissent
le
modèle
de
la
personne
dans
la
construction
des
personnages,
la
théorie
des
études
littéraires
a
du
se
renouveler.
À
ce
sujet,
Hamon
explique
qu’en
termes
théoriques
l’analyse
d’un
personnage
ne
peut
plus
se
réduire
à
l’analyse
d’une
psychologie
ou
d’une
série
d’actions
:
«
Il
va
de
soi
qu’une
conception
du
personnage
ne
peut
pas
être
indépendante
d’une
conception
générale
de
la
personne,
du
sujet,
de
l’individu.
Mais
on
est
frappé
de
voir
tant
d’analyses,
qui
tentent
de
mettre
souvent
en
œuvre
une
démarche
ou
une
méthodologie
exigeante,
venir
buter,
s’enferrer
sur
ce
problème
du
personnage
et
y
abdiquer
toute
rigueur
pour
recourir
au
psychologisme
le
plus
banal.
»36
Garnier
va
encore
plus
loin
que
Hamon
lorsqu’il
affirme
que
oui,
la
conception
de
personnage
peut
être
indépendante
d’une
conception
générale
de
la
personne.
Il
propose
de
parler
d’un
nouveau
«
type
»
de
personnage
qui
dépasserait
le
personnage-‐personne
:
le
personnage-‐figure,
ou
l’antipersonnage,
un
personnage
derrière
lequel
«
peut
se
cacher
non
pas
une
personne,
mais
une
figure
»37.
35
Ibid.,
p.
133.
36 HAMON, Philippe. « Pour un statut sémiologique du personnage ». Op. cit., p. 116.
37 GARNIER, Xavier. L’éclat de la figure : Étude sur l’antipersonnage de roman. Op. cit., p. 12.
24
L’idée
de
Garnier
est
qu’il
faut
détacher
le
personnage
de
la
logique
de
représentation
(soit
du
modèle
de
la
personne)
pour
bien
le
comprendre.
Tel
détachement
serait
en
fait
la
grande
ambition
de
la
littérature
moderne,
pour
laquelle
«
il
n’est
plus
question
de
laisser
les
personnages
représenter
qui
que
ce
soit.
»38
Pour
arriver
à
cet
antipersonnage,
l’analyse
doit
dépasser
la
masque
de
la
personne,
dépasser
«
les
paramètres
qui
permettent
de
cerner
le
personnage
classique
:
le
portrait,
le
nom,
le
caractère,
la
situation,
le
rôle,
etc.
»39.
En
le
faisant,
en
dépassant
la
logique
de
représentation,
l’analyse
sera
capable
de
distinguer
le
personnage-‐figure,
et
d’en
révéler
la
puissance.
La
figure,
pour
Garnier,
«
est
le
véritable
catalyseur
des
forces
mises
en
jeu
par
le
récit.
Réfléchir
sur
la
figure
c’est
interroger
directement
la
question
de
la
force
comme
principe
du
récit.
»40
L’exemple
que
nous
donne
Garnier
est
emblématique
:
dans
les
romans
de
Kafka,
il
y
a
toujours
très
peu
de
personne
dans
le
personnage
;
il
n’y
en
a
pas
assez
en
tout
cas
pour
justifier
une
lecture
reposée
dans
une
logique
de
représentation.
Le
personnage
est
largement
sans
repères
:
sans
nom,
sans
description
physique,
on
ne
connaît
presque
rien
de
sa
situation…
«
C’est
précisément
parce
qu’aucun
savoir
positif
ne
pourra
être
tenu
sur
K.,
qu’il
est
la
voie
d’accès
à
l’univers
kafkaïen
» 41 .
Autrement
dit,
moins
on
sait
sur
la
personne,
plus
on
se
concentre
sur
la
figure
et
plus
on
accède
à
la
puissance
du
personnage.
Méthodologiquement,
le
modèle
de
la
personne
ne
serait
qu’un
trompe
l’œil
qui
nous
empêcherait
de
vraiment
comprendre
le
personnage.
Néanmoins,
il
me
semble
qu’un
personnage
hypothétique,
un
personnage
qui
est
exclusivement
figure
et
qui
ne
relève
absolument
pas
du
modèle
de
la
personne,
est
susceptible
tout
simplement
de
ne
pas
être
reconnu
en
tant
que
personnage.
Garnier
lui-‐même
reconnaît
que
le
manque
du
personnage-‐
personne
rend
le
récit
difficile,
parce
que
«
le
récit
perd
un
garde-‐fou
et
risque
de
se
laisser
emporter
par
un
langage
débridé
» 42 .
Voici
que,
même
si
on
le
considère
un
trompe
l’œil,
pour
plus
qu’il
empêche
la
révélation
des
forces
du
38
Ibid.,
p.
10.
25
récit,
le
personnage-‐personne
se
fait
nécessaire.
Sans
lui,
impossible
d’opérer
la
figure,
de
la
reconnaître
et
de
la
suivre
:
«
Pourquoi
la
figure
se
cache-‐t-‐elle
derrière
le
personnage
?
Voilà
précisément
le
travail
de
l’art
du
roman
:
habiller
la
figure
en
personnage
pour
nous
permettre
de
la
regarder
évoluer
(…).
Il
s’agit
donc
de
rendre
au
personnage
sa
juste
place
et
de
lui
reconnaître
son
rôle
:
rendre
visible
la
figure
aveuglante,
rendre
lisible
la
figure
insensée.
Le
personnage
de
roman
tire
sa
nécessité
de
la
fonction
même
du
roman
:
rendre
manifeste
la
figure.
»43
Ce
brève
détour
par
la
notion
de
personnage-‐figure
(ou
d’antipersonnage)
nous
permet
ainsi
de
mieux
comprendre
la
relation
entre
les
notions
de
personnage
et
de
personne.
Analyser
un
personnage
exclusivement
dans
les
termes
de
sa
psychologie
revient
à
le
traiter
comme
une
personne
réelle,
ce
qui
évidemment
met
en
danger
la
rigueur
de
l’analyse,
et
à
ignorer
les
différents
procédés
(narratifs,
esthétiques)
à
travers
lesquels
le
personnage
est
caractérisé
et
agit.
En
littérature
comme
en
cinéma,
le
personnage
ne
se
réduit
pas
à
un
ensemble
de
caractéristiques
et
d’actions
appliqué
à
une
personne
fictive
;
la
notion
de
personnage,
dit
Hamon,
n’est
pas
une
notion
exclusivement
anthropomorphe.
Et
non
plus,
pour
revenir
à
Brenez
et
au
cinéma,
est-‐elle
une
notion
qui
vise
une
individualité
:
«
bien
plus
souvent
il
[le
personnage]
est
une
silhouette
chargée
de
donner
forme,
provisoirement,
à
une
valeur,
une
fonction,
une
idée.
»44
Par
ailleurs,
cette
valeur,
fonction
ou
idée
que
le
personnage
est
censé
donner
forme
peut
déborder
le
personnage
lui-‐même
et
se
distribuer
dans
d’autres
aspects
du
film
ou
encore,
comme
observe
Marc
Vernet,
dans
d’autres
personnages
:
«
les
autres
personnages
peuvent
être
porteurs,
pour
lui,
de
certains
de
ses
éléments.
Un
personnage
secondaire
peut
ainsi
être
la
représentation
clivée,
partielle,
caricaturale
ou
potentielle
d’un
43
Ibid.,
p.
177.
44 BRENEZ, Nicole. De la figure en général et du corps en particulier. Op. cit., p. 182.
26
personnage
de
premier
plan,
constituant
une
partie
semi-‐détachée
de
son
faisceau,
de
sa
panoplie.
»45
Si,
malgré
ces
possibilités
(d’échapper
à
l’anthropomorphisme,
d’atteindre
d’autres
aspect
du
film
ou
plusieurs
personnages
en
même
temps),
les
valeurs/fonctions/idées
continuent
à
faire
appel
au
personnage
constitué
selon
le
modèle
de
la
personne,
jusqu’à
parfois
se
confondre
avec
la
notion
de
personne
elle-‐même,
c’est
aussi
parce
que
cet
appel
constitue
un
phénomène
historique,
argumente
Hans
J.
Wulff.
On
cherche
à
anticiper
toujours
l’unité
de
la
personne,
même
quand
elle
est
radicalement
remise
en
question
:
«
La
référence
au
modèle
de
la
‘personne’
[…]
constitue
un
phénomène
historique.
Quand
le
puzzle
de
la
personnage
et
du
corps
est
décomposé,
quand
par
exemple
un
personnage
principal
est
joué
par
deux
acteurs
différents,
comme
dans
Cet
obscur
objet
du
désir
de
Buñel
(France,
1977),
ce
modèle
se
trouve
remis
en
cause.
Il
n’est
pas
étonnant
que
certains
spectateurs
n’aient
pas
remarqué
qu’il
s’agissait
de
deux
actrices
différentes
jouant
le
même
personnage.
»46
En
tout
cas,
dire
que
le
personnage
de
cinéma
peut
ne
pas
correspondre
au
modèle
de
la
personne,
qu’il
peut
ne
pas
être
anthropomorphe
et
qu’il
vise
plutôt
une
valeur,
une
fonction
ou
une
idée
qu’une
individualité,
c’est
dégager
le
personnage
de
sa
forme
traditionnelle
–
le
corps
et
le
visage
humain
–
pour
comprendre
qu’il
est
aussi
constitué
«
à
partir
d’une
grande
quantité
d’éléments
distincts
et
combinés
:
la
lumière,
la
couleur,
l’échelle
des
plans,
le
montage,
la
mise
en
scène,
les
sons,
les
silences
»47.
Le
corps
figuré,
visible,
avec
ses
traits
physiques
et
ses
manifestations
psychologiques,
n’est
qu’une
des
dimensions
du
personnage
–
traditionnellement
la
plus
importante,
peut-‐être,
mais
pas
la
seule.
Le
personnage-‐personne
et
son
corps
ne
sont
qu’une
partie
de
la
notion
personnage.
Le
personnage
déborde
le
corps,
l’être
et
le
faire
attachés
au
corps,
45
VERNET,
Marc.
«
Le
personnage
de
film
»
in
revue
Iris,
nº
7,
deuxième
semestre
1986,
p.
86.
46 WULFF, Hans J. « La perception des personnages de film » in revue Iris, nº 24, 1997, p. 29.
47 NACACHE, Jacqueline. « Le personnage filmique : Cours ‘Théorie littéraire’, 2008-‐2009, ‘Le
27
et
aussi
la
psychologie
de
la
personne,
vers
d’autres
éléments
que
l’analyse
ne
doit
donc
pas
négliger,
parfois
jusqu’à
une
disparition
ou
une
abstraction
même
de
ce
corps
donné,
ou
plus
radicalement
encore
à
une
absence
primordiale
de
corps
(cas
où
le
masque
de
la
personne
est
enlevé
pour
donner
accès
direct
au
personnage-‐figure
dans
le
sens
de
Garnier).
Dans
son
éditorial
sur
le
personnage
de
cinéma,
la
revue
Iris
aborde
ainsi
cette
même
question
:
«
En
tant
qu’instance
narrative,
le
personnage
ne
possède
pas
toujours
un
corps
et
ne
revêt
pas
toujours
les
traits
d’une
‘personne’.
Il,
au
singulier,
prend
par
exemple
l’allure
d’un
groupe
de
‘personnes’,
au
pluriel,
ou
au
contraire,
il
est
absent
ou
disparaît
au
cours
de
l’histoire
;
enfin,
il
peut
arriver
qu’il
perde
de
sa
figurativité
au
profit
d’une
certaine
abstraction.
La
tendance
de
la
narration
à
s’anthropomorphiser
à
travers
les
personnages
pose
donc
la
question
corollaire
de
leur
déconstruction,
de
leur
dépersonnalisation,
de
leur
instrumentalisation.
»48
Ce
constat
nous
permet
de
défaire
davantage
la
confusion
entre
personnage
et
personne.
Le
personnage,
dans
les
termes
de
Marc
Vernet,
«
n’est
pas
une
unité,
puisqu’il
est
fissible
»,
«
composé
d’un
faisceau
d’éléments
»
;
les
éléments
constitutifs
du
personnage
«
relèvent
donc
en
partie
de
l’acteur
de
cinéma
[…]
et
sont
largement
pris
en
charge
par
la
figuration.
»49
En
outre,
même
si
le
rapport
du
spectateur
aux
personnages
à
l’écran
ressemble
plus
ou
moins
le
rapport
qu’il
entretient
aux
personnes
réelles
dans
la
vie
quotidienne,
«
il
s’en
différencie
fondamentalement
par
la
médialité
du
processus,
ainsi
que
par
le
cadre
communicationnel
dans
lequel
il
s’insère.
»50
Pas
besoin
d’en
développer
plus
là-‐dessus
:
on
ne
retrouve
le
personnage
que
dans
un
système
symbolique.
Par
son
caractère
synthétique
(synthèse
de
fonctions,
de
valeurs,
d’idées),
pas
exclusivement
anthropomorphe,
dans
ce
qu’il
déborde
le
corps,
l’action
et
toute
consistance
psychologique,
et
par
la
médialité
du
processus
dans
lequel
il
est
impliqué,
le
personnage
se
distingue
de
la
personne
et
s’approche,
48
TRÖHLER,
Margrit,
GOLIOT-‐LÉTÉ,
Anne,
BLÜHER,
Dominique,
DUPRÉ
LA
TOUR,
Claire
et
GRANGE,
Marie-‐Françoise.
Éditorial
de
la
revue
Iris,
nº
24,
1997,
p.
4.
49
VERNET,
Marc.
«
Le
personnage
de
film
».
Op.
cit.,
p.
84-‐85.
50 WULFF, Hans J. « La perception des personnages de film » Op. cit., p. 18.
28
dangereusement
pour
l’analyse,
d’encore
une
autre
notion,
celle
de
diégèse,
comme
le
note
Livio
Belloï
:
«
Dans
une
perspective
très
générale,
on
le
sait,
nulle
fiction
stricto
sensu
ne
saurait
se
déployer
sans
l’appui
d’un
ou
plusieurs
personnages
(qui
lui
donnent
son
impulsion,
qui
en
assurent
les
retards
et
les
relances,
qui
en
garantissent
la
‘durée’
et
la
‘continuité’,
etc.)
;
et,
inversement,
nul
personnage
ne
saurait
exister
en
dehors
d’une
configuration
fictionnelle,
fût-‐elle
rudimentaire.
C’est
dire,
d’emblée,
combien
la
notion
même
de
‘personnage
de
cinéma’
trouve
à
se
confondre,
largement,
avec
celle
de
diégèse.
»51
Or,
si
le
personnage
de
cinéma
déborde
corps,
action
et
psychologie,
vers
d’autres
éléments
narratifs
et
esthétiques
tels
l’éclairage,
le
cadrage,
le
montage
et
la
bande-‐son,
alors
il
peut
se
confondre
effectivement
avec
la
narration
elle-‐
même,
se
confondre,
en
principe,
avec
le
rythme,
les
couleurs
et
textures,
la
chronologie
des
événements
du
récit,
bref,
avec
la
complexité
générale
du
film.
Voici
que,
tout
en
évitant
la
confusion
entre
personnage
et
personne,
une
nouvelle
confusion
apparaît.
Pour
répondre
à
ce
problème,
je
propose
de
continuer
à
suivre
l’argumentation
de
Belloï
dans
ce
même
article
:
le
personnage
peut
être
constitué
par
éléments
autres
que
le
corps,
mais
le
corps
reste
quand
même
la
dimension
irréductible
du
personnage
–
cela
même
quand
le
personnage
disparaît,
devient
abstrait
ou
est
absent.
3
–
Personnage
et
corps
La
question
du
corps
dans
le
cinéma
a
déjà
été
elle
aussi
plusieurs
fois
discutée.
Même
si
le
personnage
n’est
pas
tout
simplement
un
corps,
comme
nous
venons
de
voir,
il
est
peut-‐être
possible
de
dire
que
le
corps
est
un
élément
sans
lequel
le
personnage
ne
peut
pas
exister
en
tant
que
tel.
On
peut
enlever
l’action
(faire,
fonction)
et
la
psychologie
(être,
description),
et
on
peut
enlever
l’anthropomorphisme,
il
faut
tout
de
même
qu’il
y
ait
une
forme
avec
des
51
BELLOÏ,
Livio.
«
L’invention
du
personnage
»
in
revue
Iris,
nº
24,
1997,
p.
59.
29
contours
plus
ou
moins
délimités,
qui
se
distingue
ainsi
d’autres
formes
et
de
l’espace,
pour
que
le
spectateur
reconnaisse
un
personnage.
Cette
redéfinition
théorique
nous
permet
de
penser
comme
personnage
non
seulement
des
types
tels
Harry
et
Zelig,
qui
déjà
répondent
bien
aux
besoins
de
l’action
et
d’une
«
consistance
psychologique
»,
mais
aussi,
dans
une
perspective
minimaliste
radicale,
les
formes
abstraites
(géométriques
ou
pas)
des
animations
expérimentales
de
Norman
McLaren,
par
exemple,
tels
les
petits
points
et
les
taches
colorées
qui
apparaissent
sur
le
fond
rouge
de
Dots
(1940).
La
définition
de
personnage
pourrait
ainsi
commencer
par
l’affirmation
que
le
premier
trait
constitutif
d’un
personnage
est
la
distinction
entre
une
forme
et
le
fond,
et
encore
entre
une
forme
et
les
autres
formes
qui
l’entourent.
Il
n’est
pas
mon
objectif
de
discuter
le
personnage
dans
le
cinéma
dit
non
narratif
(ou
la
narration
dans
le
cinéma
dit
expérimental)
;
pourtant,
l’«
exagère
»
qui
constitue
peut-‐être
attribuer
le
statut
de
personnage
aux
figures
d’animation
de
McLaren
peut
être
utile
à
la
réflexion.
Mon
idée
est
qu’il
faut
avoir
corps
(forme)
pour
qu’il
y
ait
personnage
;
mais,
évidemment,
un
corps
tout
simplement
ne
suffit
pas.
Un
point
ou
une
tache
de
couleur
ne
donnent
pas,
en
soi,
un
«
effet
de
personnage
»,
tout
comme
un
corps
humain
filmé,
dans
un
film
quelconque,
peut
n’être
qu’un
figurant,
dans
le
sens
usuel
du
terme,
un
acteur
qui
joue
un
rôle
insignifiant.
Alors,
qu’est-‐ce
qui
peut
bien
faire
d’un
corps
personnage
?
Si
l’on
affirme,
non
sans
une
dose
de
bon
sens,
que
les
points
de
Dots
ne
sont
pas
des
personnages,
qu’est-‐ce
qui
fait
qu’ils
ne
les
soient
pas
?
Qu’est-‐ce
qui
leur
manque
?
Ce
n’est
sûrement
pas
l’action,
mais
pas
non
plus
une
quelconque
«
consistance
psychologique
»
;
qu’est-‐ce
qui
fait
d’un
corps
personnage
?
Pour
motiver
ce
questionnement
et
en
esquisser
une
réponse,
je
prends
des
exemples
du
cinéma
narratif
de
fiction.
Dans
Cast
Away
(Robert
Zemeckis,
2000),
l’employé
de
FedEx
Chuck
Noland
(interprété
par
Tom
Hanks)
se
trouve
seul
dans
une
île
perdue
dans
l’océan
Pacifique.
Il
amenuise
sa
solitude
en
discutant
avec
un
ballon
de
volley
qu’il
appelle
Wilson
–
et
le
ballon
devient
peu
à
peu
un
personnage
central
du
film.
Dans
le
«
réalisme
»
du
récit
(j’utilise
ce
terme
pour
marquer
une
opposition
aux
récits
fantastiques),
Wilson
ne
parle
pas
et
n’agit
pas,
il
ne
répond
jamais
aux
questionnements
et
appels
de
Chuck,
ne
30
démontre
jamais
avoir
des
sentiments
ou
des
soucis.
Mais
il
suffit
que
la
caméra
nous
le
montre
dans
le
contre-‐champ
de
Chuck
pendant
un
de
ses
monologues
pour
que
le
ballon
devienne,
aux
yeux
du
spectateur,
un
vrai
personnage.
Le
moment
où
Wilson
est
emmené
par
le
courant
de
la
mer
est
même
le
moment
le
plus
frappant
du
film,
pour
Chuck
et
pour
le
spectateur.
Je
pense
aussi
à
2001
:
A
Space
Odyssey
(Stanley
Kubrick,
1968)
–
pas
seulement
à
l’antagoniste,
le
système
d’intelligence
artificielle
HAL
9000,
qui
est
représenté
de
façon
très
économique
comme
un
point
immobile
de
lumière
rouge,
mais
aussi
au
grand
monolithe
rectangulaire
noir
qui
apparaît
à
différents
moments
de
l’histoire.
Au
contraire
de
HAL
9000,
le
monolithe
ne
parle
pas
et
semble
n’agir
pas
directement
sur
les
autres
personnages
du
film.
Mais
sa
présence
(ou
son
absence)
domine
plusieurs
scènes
avec
telle
force
que
le
spectateur
ne
peut
s’empêcher
d’en
projeter
divers
signifiés,
émotions,
idées,
valeurs.
Les
interprétations
peuvent
varier
(le
monolithe
est
dieu,
le
monolithe
est
le
progrès
humain,
etc.),
mais
elles
accordent
toujours
dans
ce
que
le
monolithe
serait
une
synthèse,
une
objectification
ou
matérialisation
(une
personnification
?)
de
quelque
chose
ou
de
plusieurs
choses
dans
le
film.
Or,
je
répète
la
question
:
qu’est-‐ce
qui
fait
de
ces
objets,
de
Wilson,
de
HAL
9000
et
du
monolithe,
personnages
?
Il
me
semble
possible
de
repérer,
non
exhaustivement,
au
moins
trois
éléments
responsables
pour
le
«
devenir-‐personnage
»
de
ces
objets
(initialement
non
psychologisés,
passifs,
immobiles,
non
anthropomorphiques)
dans
les
films
:
leur
mise
en
relation
avec
d’autres
personnages
du
récit,
la
fréquence
(récurrence,
durée)
de
cette
mise
en
relation,
et
des
stratégies
particulières,
esthétiques
et
narratives,
d’énonciation.
D’abord,
ces
objets
sont
mis
en
relation
avec
d’autres
personnages.
Cet
aspect
est
emphatisé
par
les
théoriciens
comme
Abirached,
pour
qui
le
personnage
«
trouve
ses
premières
limites
dans
son
rapport
aux
autres
personnages
»52,
et
Vernet,
qui
souligne
que
le
personnage
«
est
pris
dans
le
réseau
tissé
par
les
autres
personnages
»53
:
52
ABIRACHED,
Robert.
La
crise
du
personage
dans
le
théâtre
moderne.
Op.
cit.,
p.
289.
53 VERNET, Marc. « Le personnage de film ». Op. cit., p. 85.
31
«
un
personnage
ne
se
définit
jamais
per
se,
non
seulement
en
raison
de
l’hétérogénéité
de
ses
éléments-‐attributs,
mais
aussi
parce
qu’il
s’articule
aux
réseaux
formés
par
les
éléments
des
autres
personnages.
Décrire
un
personnage
consiste
donc
à
décrire
les
réseaux
dans
lesquels
sont
pris
ses
éléments,
c’est-‐à-‐dire
décrire
tous
les
personnages.
»54
Dans
Cast
Away,
Wilson
est
fait
personnage
par
Chuck
dans
la
mesure
où
celui-‐ci
lui
parle,
lui
accorde
des
caractéristiques
imaginaires,
lui
donne
même
un
nom
humain
(Wilson,
qui
est
en
fait
le
nom
du
fabricant
du
ballon)
et
un
visage
dessiné
de
façon
précaire
à
partir
d’une
tache
de
sang.
Le
cas
de
HAL
9000
de
2001
est
aussi
emblématique,
puisque
l’«
œil
»
rouge
regarde
et
guide
les
activités
des
scientistes
à
bord
du
vaisseau
Discovery
One,
il
discute
et
dispute
avec
eux,
jusqu’à
les
tromper
et
à
essayer
de
les
éliminer
pour
avoir
le
contrôle
de
la
mission.
Beaucoup
moins
anthropomorphique,
sans
visage
ni
voix
pour
accueillir
des
expressions
et
des
actions,
le
monolithe
de
2001
ne
manque
pourtant
pas
d’interagir
avec
d’autres
personnages.
Il
est
ce
qui
attire
l’attention
des
hommes
primitifs
dans
le
désert,
puis
des
humains
dans
l’espace,
il
est
ce
sur
quoi
les
autres
personnages
s’interrogent,
le
sujet
de
recherche
des
scientistes
et
le
mystère
même
du
film.
Dans
ce
sens,
il
me
semble
juste
d’affirmer
que
le
personnage
se
donne
à
travers
ses
relations,
et
que
«
toutes
les
facettes
d’un
personnage
sont
toujours
à
mettre
en
relation
avec
les
facettes
des
autres
personnages
et
elles
doivent
être
intégrées
(…)
dans
le
développement
du
récit
»55.
Plus
encore,
en
adoptant
la
distinction
de
Hans
J.
Wulff,
on
pourrait
interpréter
Wilson,
HAL
9000
et
le
monolithe
non
comme
personnages
simples,
«
plats
»,
mais
comme
dotés
d’une
certaine
épaisseur
déterminée
par
le
«
caractère
contradictoire
et
incompatible
de
ses
impulsions
comportementales
»56.
C’est
cette
épaisseur
qui
fait
la
force
de
la
scène
où
on
voit
la
«
mort
»
de
Wilson,
ou
encore
qui
constitue
la
terreur
de
la
«
trahison
»
de
HAL
9000
et
l’énigme
du
monolithe.
54
Ibid.,
p.
85.
55 TRÖHLER, Margrit et TAYLOR, Henry. « De quelques facettes du personnage humain dans le
film
de
fiction
»
in
revue
Iris,
nº
24,
1997,
p.50.
56
WULFF,
Hans
J.
«
La
perception
des
personnages
de
film
».
Op.
cit.,
p.
23-‐24.
32
Deuxième
critère,
la
mise
en
relation
avec
les
autres
personnages
doit
être
fréquente,
persistante,
d’une
certaine
longévité,
pour
qu’elle
puisse
accorder
davantage
à
l’objet
un
statut
de
personnage.
C’est
aussi
ce
que
soutient
Philippe
Hamon
quand
il
affirme
que
le
personnage
se
définit
non
seulement
par
ses
oppositions
vis-‐à-‐vis
les
autres
personnages
du
récit,
mais
aussi
par
la
répétition
et
l’accumulation,
puisque
le
personnage
n’est
pas
une
donnée
a
priori,
«
mais
une
construction
qui
s’effectue
progressivement,
le
temps
d’une
lecture,
le
temps
d’une
aventure
fictive
»57.
Le
ballon
de
volley
pourrait
tout
simplement
exprimer
une
plaisanterie
ou
un
clin
d’œil
quelconque,
mais
ses
rapports
récurrents
à
Chuck
lui
valent
un
statut
plus
complexe,
tout
comme
font
les
rapports
de
HAL
9000
aux
scientistes.
Quant
au
monolithe,
ses
successives
apparitions,
dans
scènes
d’une
durée
considérable,
lui
donnent
(ou
font
que
le
spectateur
ne
puisse
pas
s’empêcher
de
lui
donner)
une
trajectoire,
un
«
arc
dramatique
»,
et
l’on
peut
considérer
que
c’est
là,
dans
cet
arc
dramatique,
que
le
monolithe
«
gagne
vie
»
en
tant
que
personnage
du
film.
Ce
critère
de
la
fréquence
(récurrence,
durée)
est
important
parce
qu’il
permet
d’appeler,
au
champ
théorique
de
la
définition
du
personnage,
le
lecteur/spectateur
empirique,
dont
l’imaginaire
est
le
lieu
d’existence
par
excellence
du
système
symbolique
hors
lequel
il
ne
peut
pas
avoir
de
personnage.
Le
personnage,
soutient
Hamon,
n’est
pas
seulement
une
construction
du
texte,
mais
aussi
une
reconstruction
du
lecteur.
Autrement
dit,
le
personnage
de
cinéma,
même
s’il
ne
peut
pas
se
passer
d’un
texte
qui
lui
convoque
(scénario,
film)
et
d’un
corps
qui
lui
incarne
(acteur,
objet),
est
impliqué
dans
le
spectateur
et
ne
trouve
que
chez
l’imagination
de
celui-‐là
son
vrai
habitat.
La
prise
en
compte
du
spectateur
dans
la
constitution
du
personnage
vient
de
la
prise
en
compte
du
«
temps
de
la
lecture
»,
du
temps
du
déroulement
du
film,
qui
fait
qu’un
personnage
soit
toujours
«
la
collaboration
d’un
effet
de
contexte
(soulignement
de
rapports
sémantiques
intertextuels)
et
d’une
activité
de
mémorisation
et
de
reconstruction
opérée
par
le
lecteur.
»58
57
HAMON,
Philippe.
«
Pour
un
statut
sémiologique
du
personnage
»
in
GENETTE,
Gérard
et
TODOROV,
Tzvetan
(dir.).
Poétique
du
récit.
Op.
cit.,
p.
126.
58
Ibid.,
p.
126.
33
Finalement,
ces
objets
–
un
ballon
de
volley,
un
point
de
lumière
rouge,
un
bloc
de
pierre
–,
dans
leur
redéfinition
comme
personnages,
semblent
demander
des
stratégies
particulières
d’énonciation,
à
la
différence
d’autres
objets
qui
ne
deviennent
pas
personnage.
En
littérature,
telles
stratégies
peuvent
être
vérifiées,
par
exemple,
dans
«
l’étiquetage
»
du
personnage,
les
différentes
manières
que
le
personnage
est
appelé
dans
la
narration
:
un
nom,
un
prénom,
un
pronom…
Ainsi,
quand
un
récit
de
Kafka
privilégie
la
désignation
de
son
personnage
par
la
seule
initiale
de
son
nom
suivie
d’un
point,
«
K.
»,
comme
dans
le
roman
Le
Château
(mais
aussi,
peut-‐être
moins
radical,
Le
procès,
où
le
personnage
est
appelé
«
Joseph
K.
»),
ou
quand
la
narration
d’un
José
Saramago
refuse
de
donner
nom
et
prénom
aux
personnages,
comme
dans
L’aveuglement
(les
personnages
sont
désignés
par
phrases,
comme
«
le
premier
aveugle
»,
«
la
fille
aux
lunettes
noires
»
ou
«
la
femme
du
docteur
»),
cette
désignation
est
signifiante
du
point
de
vue
de
la
construction
du
personnage.
Dans
le
cinéma
aussi
les
stratégies
d’énonciation
peuvent
être
textuelles
;
je
pense,
par
exemple,
à
There
will
be
blood
(Paul
Thomas
Anderson,
2008),
où
le
protagoniste
Daniel
Plainview
(interprété
par
Daniel
Day-‐Lewis)
appelle
toujours
son
fils
par
ses
initiales
«
H.W.
»,
ce
qui
fait
que
les
deux
personnages
soient
unis
plutôt
en
tant
que
«
partenaires
d’affaires
»
que
par
la
paternité.
Pourtant,
dans
le
cinéma,
les
marques
énonciatives
dépassent
fréquemment
le
niveau
textuel,
et
des
stratégies
particulières
peuvent
mobiliser,
par
exemple,
les
effets
spéciaux
et
le
maquillage,
comme
nous
avons
déjà
vu
chez
Deconstructing
Harry
et
Zelig.
Un
simple
changement
d’échelle
du
plan
peut
faire
basculer
le
sens,
le
statut
de
ce
qui
est
représenté
–
ainsi
un
révolver,
a
suggéré
le
réalisateur
et
essayiste
Jean
Epstein,
peut
s’élever,
par
un
gros
plan,
à
la
condition
de
personnage
du
drame
dans
lequel
il
ne
faisait
que
figurer
:
«
un
gros
plan
d’un
revolver,
ce
n’est
plus
un
revolver,
c’est
le
personnage-‐revolver,
c’est-‐à-‐dire
le
désir
ou
le
remords
du
crime,
de
la
faillite,
du
suicide.
Il
est
sombre
comme
les
tentations
de
la
nuit,
brillant
comme
le
reflet
de
l’or
convoité,
taciturne
comme
la
passion,
34
brutal,
trapu,
lourd,
froid,
méfiant,
menaçant.
Il
a
un
caractère,
des
mœurs,
des
souvenirs,
une
volonté,
une
âme.
»59
Effets
spéciaux,
maquillage,
gros
plan…
la
liste
est
aussi
large
que
les
procédés
narratifs
et
esthétiques
possibles
dans
le
cinéma.
C’est
bien
cela
que
Lloyd
Michaels
souligne
dans
The
phantom
of
the
cinema
:
character
in
modern
film
:
«
Les
cadrages,
les
masquages,
les
angles
de
caméra
et
le
montage
peuvent
servir
à
clarifier
l’identité
d’un
personnage,
comme
font
les
prises
de
vue
en
contre
plongée
de
Hitler
contre
un
ciel
brillant
dans
Le
Triomphe
de
la
Volonté
(1935),
qui
transforment
une
figure
historique
dans
une
figure
mythique.
(…)
Tels
détails
–
le
traîneau
et
la
boule
en
verre
dans
Citizen
Kane
sont
peut-‐être
les
plus
connus
–
ont
la
fonction
d’objectiver
le
personnage
et
de
lui
faire
résonner.
»60
De
cette
manière,
la
relation
entre
Chuck
Noland
et
Wilson,
le
ballon
de
volley
de
Cast
Away,
engendre
des
stratégies
énonciatives
importantes
pour
la
«
transformation
»
de
Wilson
en
personnage.
Déjà
le
cadre
et
le
montage
ne
le
traitent
pas
comme
un
simple
objet
du
décor
:
Wilson
fait
souvent
le
contrechamp
de
Chuck,
la
caméra
valorise
sa
présence
en
faisant
zoom
sur
sa
face
dessiné
en
sang
et,
quand
Chuck
lui
pose
une
question,
le
montage
fait
que
l’image
de
Wilson
perdure
un
peu
plus
sur
l’écran,
comme
si
elle
voulait
lui
permettre
d’effectivement
répondre
au
naufragé.
Narrativement
et
esthétiquement,
par
les
champs-‐contrechamps
et
les
raccords-‐regards,
Wilson
devient
un
collègue
naufragé
de
Chuck.
Dans
le
même
sens,
le
HAL
9000
de
2001
:
A
Space
Odissey
se
fait
personnage
aussi
à
travers
les
gros
plans
qui
souvent
lui
encadrent,
tandis
que
le
monolithe,
à
la
fois
en
contre-‐plongée
et
centralisé
dans
le
cadre,
domine
ses
scènes
même
s’il
ne
dit
rien
et
s’il
ne
se
59
EPSTEIN,
Jean.
«
Le
cinématographe
vu
de
l’Etna
»
in
Écrits
sur
le
cinéma,
tome
1
:
1921-‐1947.
to
clarify
a
character’s
identity,
as
in
the
low-‐angle
views
of
Hitler
against
the
background
of
a
brilliant
sky
in
Triumph
of
the
Will
(1935),
transforming
an
historical
figure
into
a
mythic
one.
(…)
Such
details
–
the
sled
and
the
glass
ball
in
Citizen
Kane
may
be
the
most
famous
–
function
to
objectify
character
and
to
give
it
resonance.
»
MICHAELS,
Lloyd.
The
phantom
of
the
cinema
:
character
in
modern
film.
New
York
:
State
University
of
New
York
Press,
1998,
p.
11.
35
mouvemente
pas.
Tourné
vers
d’autres
personnages
(quoique
ce
sont
peut-‐être
les
autres
personnages
qui
sont
tournés
vers
lui)
ou
entouré
par
eux,
le
monolithe
attire
à
chaque
fois
sur
lui
l’éclairage
de
la
scène,
il
est
la
verticale
qui
rompt
avec
l’horizontalité
de
la
composition,
et
la
bande-‐son
renforce
sa
présence
de
manière
intermittente,
dans
un
crescendo
énigmatique.
L’esquisse
de
ces
trois
critères
–
la
mise
en
relation
avec
d’autres
personnages,
la
fréquence
(récurrence,
durée)
de
cette
mise
en
relation,
et
les
stratégies
énonciatives
(narratives,
esthétiques)
qu’elle
engendre
–
a
l’avantage
de
libérer
la
notion
de
personnage
de
l’anthropomorphisme,
ce
qui
répond
à
un
besoin
important
pour
la
définition
de
personnage.
Pourtant,
ce
qui
m’intéresse
n’est
pas
exactement
le
personnage
«
non
humain
»,
mais
plutôt
le
fait
qu’un
personnage
humain
se
constitue
aussi
par
quelques
éléments
qui,
pour
ainsi
dire,
dépassent
l’entité
physique
et
psychique
d’une
personne.
J’essaye
d’élargir
la
notion
de
personnage
non
pas
pour
parler
d’une
quelconque
nouvelle
catégorie
de
personnages,
mais
plutôt
pour
mieux
pouvoir
étudier
le
personnage
dit
humain,
qui
est
censé
représenter
une
«
vraie
personne
»,
un
«
vrai
sujet
»,
qui
peut
bien
être
saisi
comme
une
«
personne
représentée
qui
correspond
par
analogie
à
ce
qu’on
comprend
comme
une
identité
individuelle
dans
la
vie
réelle
» 61 .
J’adopte,
ici,
la
praticité
de
Michaels
quand
il
soutient
qu’un
personnage
peut
être
défini,
tout
simplement,
mais
adéquatement,
comme
une
«
personne
représentée
»62.
Autrement
dit,
je
m’intéresse
au
personnage
dans
la
mesure
où
il
est
le
résultat,
l’objet,
l’opération
d’une
écriture
du
sujet.
4
–
Effet
de
personnage,
effet
de
sujet
Le
premier
précepte
de
ce
personnage,
figuration
d’une
écriture
du
sujet,
est,
nous
l’avons
vu,
le
corps
humain,
le
corps
de
l’acteur.
Le
corps
ne
résume
pas
tout
le
personnage,
ne
résolut
pas
toutes
ses
questions,
mais
il
représente
sa
61
Traduction
libre
de
l’anglais
:
«
a
represented
person
that
corresponds
by
analogy
to
our
understanding
of
personhood
in
real
live
»
(en
italique
dans
l’originel).
Ibid.,
p.
4.
62
Michaels
note
que,
due
à
ses
racines
dans
la
photographie
(plutôt
que
dans
la
littérature
ou
le
théâtre),
le
cinéma
est
davantage
associé
à
la
question
de
la
représentation.
Traduction
libre
de
l’anglais
:
«
Because
its
signifying
process
is
rooted
in
photography,
the
cinema
has
been,
from
its
inception,
associated
with
représentation
by
both
documentarists
and
filmmakers.
(…)
From
this
view,
a
character
may
be
simply
but
adequatly
defined
as
a
‘represented
person’.
»
Ibid.,
p.
xiv.
36
«
base
sensuelle
(…)
sur
les
plans
sonore
et
iconique,
une
instance
primaire
(mais
non
indispensable)
dans
l’implication
émotionnelle
ou
plus
encore
empathique
du
spectateur.
» 63
Le
corps
de
l’acteur
est,
pour
ainsi
dire,
un
premier
élément
dans
la
fabrication
d’un
«
effet
de
personnage
»,
dans
ce
schéma
où
le
personnage
ferait
«
effet
de
sujet
».
Le
personnage
n’est
pas
un
corps,
il
est
aussi
un
corps
:
«
Le
personnage
filmique
est
aussi
un
corps,
qui
se
confond
en
partie
avec
celui
de
l’acteur
ou
de
l’actrice.
Incarnation
de
l’image
d’un
être
humain
absent
et
pourtant
si
proche,
le
corps
est
la
base
matérielle
du
personnage
au
cinéma,
il
lui
apporte
pour
ainsi
dire
sa
texture
plastique.
Corps
féminin,
corps
masculin,
corps
érotique,
corps
monstrueux,
corps
banal,
il
concentre
sur
lui
l’esthétique
du
cadrage,
de
la
lumière,
de
l’échelle
des
plans,
du
point
de
vue.
Il
porte
ainsi
le
regard
de
la
caméra,
regard
jamais
neutre.
»64
Bien
évidemment,
le
triptyque
«
corps
–
[effet
de]
personnage
–
[effet
de]
sujet
»
n’est
pas
un
privilège
du
cinéma.
Au
théâtre
aussi,
la
présence
d’un
acteur
qui
incarne65
un
«
être
humain
absent
»
suscite
la
réflexion.
Dans
son
ouvrage
Sémiotique
et
esthétique
du
cinéma,
Iouri
Lotman
dédie
un
chapitre
au
«
problème
de
l’acteur
au
cinéma
»
et
souligne
les
différences
entre
l’acteur
de
théâtre
et
l’acteur
de
cinéma.
Selon
lui,
le
rapport
entre
le
corps,
le
personnage
et
le
sujet,
dans
le
«
cinéma
artistique
»,
est
né
d’un
contraste
entre
le
théâtre
et
le
«
cinéma
d’actualités
»
:
le
théâtre
donnerait
à
voir
la
réalité
elle-‐même
(le
corps
de
l’acteur)
comme
s’il
s’agissait
de
signes,
tandis
que
le
«
cinéma
d’actualités
»
donnerait
à
voir
des
signes
(images
sur
la
surface
d’un
écran)
comme
s’il
s’agissait
de
la
réalité.
Le
«
cinéma
artistique
»,
lui,
constitué
au
carrefour
de
ces
deux
traditions,
garderait
cette
ambivalence
:
63
TRÖHLER,
Margrit
et
TAYLOR,
Henry.
«
De
quelques
facettes
du
personnage
humain
dans
le
GRANGE,
Marie-‐Françoise.
Éditorial
de
la
revue
Iris,
nº
24,
1997,
p.
4.
65
Abirached
propose
une
distinction
entre
les
trois
mots
qui
définissent
le
plus
souvent
le
travail
de
l’acteur
:
incarner,
jouer
et
interpréter
;
malgré
la
pertinence
que
telle
distinction
puisse
avoir,
elle
dépasse
l’intérêt
de
ce
mémoire.
Pour
en
savoir
plus,
voir
le
chapitre
«
Le
personnage
et
son
double
»
in
ABIRACHED,
La
crise
du
personnage
dans
le
théâtre
moderne.
Op.
cit.,
p.
68.
37
«
Le
théâtre
nous
montre
un
homme
ordinaire,
qui
est
notre
contemporain.
Mais
cela,
nous
devons
l’oublier,
et
voir
en
lui
une
certaine
essence
sémiotique
:
Hamlet,
Othello
ou
Richard
III.
(…)
Le
film
d’actualités,
lui,
nous
montre
une
alternance
de
taches
blanches
et
noires
sur
la
surface
plane
de
l’écran.
Mais
cela,
nous
devons
l’oublier
et
percevoir
les
personnages
de
l’écran
comme
des
hommes
vivants.
Dans
un
cas,
nous
nous
servons
de
la
réalité
comme
de
signes,
dans
l’autre,
de
signes
comme
la
réalité.
Le
cinéma
artistique,
appuyé
sur
ces
deux
traditions,
a
donné
aussitôt
deux
types
de
rapport
à
l’image
de
l’homme
dans
un
film
artistique.
»66
En
ce
qui
concerne
la
représentation,
le
travail
de
l’acteur
au
cinéma
est
donc
différent
du
travail
de
l’acteur
de
théâtre.
Il
s’agit
d’une
différence
qui
se
fait
visible
d’emblée
dans
le
gestuel
et
la
manière
de
parler,
dans
ce
qu’on
appelle
habituellement
la
«
théâtralité
»
de
l’acteur
au
théâtre,
contre
le
jeu
plus
«
naturel
»
de
l’acteur
de
cinéma.
D’après
Lotman,
au
théâtre,
il
faut
que
l’acteur
pense
à
haute
voix,
qu’il
articule
bien
les
mots,
d’une
voix
forte,
et
que
ses
mouvements
puissent
être
bien
regardés
et
compris
de
tous
côtés
:
«
C’est
pourquoi,
sans
parler
de
la
tradition
séculaire
de
la
gestuelle
et
de
la
déclamation
théâtrales,
on
dira
même
du
théâtre
de
Tchekhov
et
de
Stanislavski
que
le
comportement
des
acteurs
signifie
des
gestes
et
des
intentions
de
la
vie
quotidienne,
mais
ne
les
copie
nullement.
»67
Le
cinéma,
en
revanche,
ne
demande
plus
de
l’acteur
telle
qualité
théâtrale
de
la
représentation.
Au
contraire,
il
permet
aux
acteurs
de
«
copier
»,
plutôt
(ou
davantage)
que
de
«
signifier
»,
la
vie
quotidienne,
c’est-‐à-‐dire
il
«
rend
techniquement
possible
la
reproduction
de
gestes
et
du
comportement
de
la
vie
réelle
»68.
Je
pars
de
ce
constat
de
Lotman
pour
formuler
que
le
personnage
humain
dans
le
film
de
fiction
relève
de
deux
sphères
différentes
:
d’un
côté,
la
sphère
mimétique,
la
volonté
de
donner
à
voir
un
sujet
vraisemblable,
de
copier
la
vie
66
LOTMAN,
Iouri.
Sémiotique
et
esthétique
du
cinéma.
Paris
:
Éditions
sociales,
1977,
p.
147-‐148.
38
quotidienne
;
de
l’autre,
la
sphère
de
la
signification,
la
volonté
de
synthétiser
une
valeur,
une
fonction,
une
idée.
La
première
sphère
nous
renvoie
essentiellement
au
«
cinéma
d’actualités
»,
comme
les
films
des
frères
Lumière,
et
peut-‐être
aussi
au
documentaire,
tandis
que
la
seconde
renvoie
plutôt
au
théâtre
–
et
Brecht
a
même
explicité
cette
compréhension
du
personnage
comme,
avant
tout,
un
signe,
dans
ce
passage
d’Homme
pour
homme
:
«
un
homme
est
un
homme
/
Et
ça,
chacun
peut
l’affirmer
en
somme,
/
Mais
Monsieur
Brecht
prouve
aussi
comme
/
On
peut
faire
tout
ce
qu’on
veut
d’un
homme.
/
Le
démonter,
le
remonter
comme
une
mécanique
/
Sans
qu’il
y
perde
rien,
c’est
magnifique
!
»69
Dans
le
«
cinéma
artistique
»,
notamment
le
cinéma
de
fiction,
le
personnage
se
définit
en
quelque
sorte
entre
ces
deux
sphères.
La
dimension
que
lui
donne
l’acteur
tend
vers
la
première
sphère
:
le
corps
de
l’acteur
permet
au
spectateur
d’anticiper,
chez
le
personnage,
une
personne,
une
réalité
de
la
vie
quotidienne.
Bien
sûr,
l’acteur
peut
aussi
être
chargée
de
sens
au-‐delà
du
simple
«
naturel
»
de
la
mimésis
;
peut-‐être
qu’un
grand
acteur,
quand
il
«
donne
vie
»
à
un
personnage
dans
une
interprétation
remarquable,
réussit
non
seulement
à
«
copier
»
la
vie
réelle,
mais
à
signifier
vraiment
quelque
chose,
à
communiquer,
par
son
corps,
sa
gestuelle
et
sa
déclamation,
ce
que
le
personnage
est
censé
communiquer.
Tout
de
même,
comme
l’argumente
Lotman,
c’est
plutôt
au
théâtre
que
l’acteur
prend,
presque
seul,
cette
responsabilité
de
«
signifier
».
Au
cinéma,
cette
responsabilité
est
prise
en
charge
de
manière
considérable
par
d’autres
éléments,
comme
j’ai
déjà
observé.
Il
y
a
là,
dans
cette
relativisation
de
l’importance
de
l’acteur
à
l’égard
de
la
signification
du
personnage,
une
autre
différence
fondamentale
entre
les
jeux
de
l’acteur
de
théâtre
et
de
l’acteur
de
cinéma.
Grâce
d’abord
à
la
mécanique
particulière
du
cadrage
et
du
montage,
le
cinéma
parvient
à
réaliser
plastiquement
les
démontages
et
remontages
du
personnage
que
Brecht
avait
conceptuellement
(et
textuellement)
décrits
;
ainsi,
le
cinéma,
dans
sa
capacité
69
BRECHT,
Bertolt.
«
Homme
pour
homme
»
in
Théâtre
complet
tome
I.
Paris
:
L’Arche,
1965,
p.
146.
Cité
dans
ABIRACHED,
Robert.
La
crise
du
personnage
dans
le
théâtre
moderne.
Op.
cit.,
p.
285.
39
de
jouer
avec
l’unité
et
la
contiguïté
d’un
corps,
parvient
d’une
certaine
façon
à
recouvrir
de
sens
un
jeu
d’acteur
qu’on
croyait
engagé
davantage
dans
l’activité
mimétique
:
«
La
capacité
qu’a
le
cinéma
de
diviser
la
figure
humaine
en
‘morceaux’
et
de
disposer
ces
segments
en
une
chaîne
qui
se
déroule
dans
le
temps
transforme
la
figure
extérieure
de
l’homme
en
texte
narratif,
ce
qui
se
fait
en
littérature
et
n’est
absolument
pas
possible
au
théâtre.
(…)
La
possibilité
de
retenir
l’attention
sur
des
détails
de
l’apparence
extérieure
–
par
un
gros
plan
ou
en
faisant
durer
l’image
sur
l’écran
(en
littérature
l’analogue
sera
une
description
détaillée
ou
tout
autre
mise
en
relief
d’ordre
sémantique)
–,
mais
aussi
en
répétant
ces
détails,
est
une
possibilité
qui
n’existe
ni
sur
scène,
ni
en
peinture,
et
qui
donne
aux
images
cinématographiques
des
parties
du
corps
humain
une
signification
métaphorique.
(…)
Ni
l’artiste
[l’acteur
de
théâtre]
ni
le
peintre
ne
peuvent
détacher
une
partie
du
corps
et
en
faire
une
métaphore.
»70
Cette
formulation
passe
à
côté,
peut-‐être,
de
quelques
caractéristiques
de
la
peinture
cubiste
ou
d’un
certain
théâtre
contemporain,
qui
peuvent
eux
aussi
opérer
un
morcellement
significatif
de
la
figure
humaine.
En
lignes
générales,
pourtant,
elle
me
semble
juste
:
le
cinéma
n’a
pas
tardé
à
comprendre
et
à
explorer
le
corps
de
l’acteur
comme
un
objet
manipulable,
fragmentable.
En
1901,
par
exemple,
Georges
Méliès
avait
déjà
démonté
son
corps
de
telle
façon
que
chaque
membre
(bras,
jambes,
tronc,
tête)
performait
une
danse
indépendante
et
surréelle
avant
de
réintégrer
la
totalité
du
corps,
dans
Dislocation
mystérieuse.
À
travers
ces
opérations
de
fractionnement
du
corps
humain,
de
Méliès
aux
films
d’horreur
et
de
science-‐fiction
d’aujourd’hui,
une
question
est
mise
en
évidence
:
la
question
de
savoir
où
se
cache
l’essence
de
l’humain,
et
qu’est-‐ce
que
fait
l’humanité
chez
l’homme
:
«
Un
homme
est
infiniment
divisible
:
où
se
trouve
alors
le
principe
de
sa
personnalité
?
Dans
son
corps
ou
dans
un
fragment
de
son
corps
?
70
LOTMAN,
Iouri.
Sémiotique
et
esthétique
du
cinéma.
Op.
cit.,
p.
150-‐151.
40
dans
sa
tête
?
dans
son
cœur
?
(…)
Le
morcellement
physique
joue
de
la
contradiction
insoluble
entre
une
qualité
qui
constitue
la
personne,
et
une
quantité
physique
infiniment
divisible
sans
laquelle
elle
n’existe
pas.
»71
D’ailleurs,
même
quand
il
ne
s’intéresse
pas
particulièrement
à
cette
question
du
corps
et
de
sa
fragmentation,
ne
la
thématisant
pas
comme
a
fait
Méliès,
le
cinéma
ne
peut
pas
se
passer
du
cadrage
et
du
montage,
qu’à
leur
fois
travaillent
et
retravaillent
en
permanence,
avec
différents
degrés
de
transparence,
le
corps
figuré
–
et
ses
parties.
J’ai
essayé
de
démontrer,
jusqu’ici,
comment
la
notion
de
personnage
s’équilibre
délicatement
entre
différentes
définitions
possibles,
qui
vont
d’un
bon
sens
irréfléchi
(où
l’on
trouve
une
confusion
entre
personnage
et
personne)
aux
théories
littéraires
peut-‐être
trop
réfléchies
(où
le
personnage
devient
une
partie
mineure
d’une
structure
ou
passe
à
se
confondre
avec
la
notion
même
de
diégèse).
J’ai
essayé
aussi
de
définir,
d’abord
d’une
manière
plus
large,
les
éléments
constitutifs
du
personnage
de
cinéma,
pour
ensuite
travailler
plus
spécifiquement
le
personnage
humain,
dont
le
corps
est,
sinon
la
dimension
la
plus
importante,
un
premier
effet.
J’utilise
ce
terme
d’«
effet
de
personnage
»
d’après
la
formulation
de
Patrice
Pavis,
qui
souligne
qu’on
n’a
jamais
accès
direct
au
personnage
:
«
On
est,
au
mieux,
en
présence
d’effets
de
personnage,
de
traces
matérielles,
d’indices
dispersés,
lesquels
permettent
une
certaine
reconstitution
par
le
lecteur
ou
le
spectateur.
Une
illusion
anthropomorphique
nous
fait
croire
que
le
personnage
s’incarne
en
une
personne,
que
nous
pouvons
le
rencontrer
et
qu’il
est
présent
dans
notre
réalité.
En
fait
il
n’a
d’existence,
de
statut
ontologique
que
dans
un
monde
fictionnel
que
nous
imaginons
et
édifions
avec
des
bribes
de
notre
propre
monde
de
référence.
»72
71
JOURDE,
Pierre
et
TORTONESE,
Paolo.
Visages
du
double
:
Un
thème
littéraire.
Paris
:
Nathan,
171.
41
Or,
ce
parcours
du
personnage
n’est
pas
sans
rappeler
le
parcours
de
la
notion
philosophique
de
sujet,
que
j’ai
essayé
de
tracer
au
début
de
ce
chapitre.
Le
personnage,
de
difficile
définition,
entre
la
commodité
équivoque
d’une
«
personne
représentée
»
et
la
complexité
d’un
système
symbolique
fugace73,
évoque
le
sujet,
lui
aussi
de
difficile
définition,
entre
la
commodité
équivoque
d’une
substance
indivisible
et
l’abîme
de
sa
propre
impossibilité
et
de
sa
disparition.
Là
où
le
sujet
est
presque
disparu
(et
je
rappelle
qu’il
s’agissait
en
fait
d’un
déplacement
vers
le
problème
de
la
subjectivité),
le
personnage
aussi
a
presque
été
détruit
:
«
Le
personnage,
depuis
si
longtemps
promis
à
la
destruction,
n’a
cessé
de
renaître
sous
nos
yeux,
d’âge
en
âge
réajusté,
mais
toujours
irréductible.
(…)
La
crise
du
personnage
serait
alors
le
signe
et
la
condition
de
sa
vitalité,
au
fur
et
à
mesure
des
changements
du
monde.
»74
J’ai
soutenu,
en
considérant
le
problème
du
sujet,
une
approche
différente
des
approches
traditionnelles,
sans
pour
autant
accepter
complètement
celle
qui
en
donne
la
philosophie
structuraliste.
Maintenant,
je
propose
un
geste
analogue
pour
analyser
le
personnage.
J’essaye
de
dépasser
le
simplisme
qui
enferme
irrémédiablement
le
personnage
dans
une
psychologie
et
un
corps
humain,
sans
pour
autant
tomber
dans
les
définitions
du
formalisme
littéraire
qui,
comme
suggère
Michaels,
ignorent
«
l’évidence
de
la
réception
»,
c’est-‐à-‐dire
l’évidence
de
la
représentation,
le
fait
qu’un
personnage
soit
«
reçu
»
par
un
lecteur
ou
un
spectateur
d’abord
et
plutôt
comme
une
«
personne
»
que
comme
un
complexe
nœud
de
conventions,
métaphores
et
constructions
symboliques
:
«
Cette
résistance
à
théoriser
sur
le
personnage
est
probablement
résultat
de
la
grande
influence
des
attaques
structuralistes
et
poststructuralistes
à
la
représentation.
En
définissant
les
personnages
73
Je
reprends
ici
le
propos
de
Vincent
Jouve
:
«
L’impasse
des
recherches
formalistes
n’autorise
pas
un
retour
aux
théories
psychologistes
qui
ont
longtemps
prévalu.
Car,
si
le
personnage
est
plus
qu’une
matière
à
aventure,
une
simple
fonction
textuelle,
on
ne
voit
pas
pour
autant
comment
il
serait
doté
d’une
vie
autonome.
»
JOUVE,
Vincent.
«
Pour
une
analyse
de
l’effet
personnage
».
Op.
cit.,
p.
106.
74
ABIRACHED,
Robert.
La
crise
du
personnage
dans
le
théâtre
moderne.
Op.
cit.,
p.
439.
42
tout
simplement
comme
‘codes
sémiotiques’
(Roland
Barthes),
‘structures
actancielles’
(Umberto
Eco)
ou
‘ensembles
de
prédicats
groupés
sous
noms’
(Jonathan
Culler),
les
arguments
formalistes
ont,
d’une
manière
générale,
critiqué
l’étude
du
personnage
comme
s’il
s’agissait
d’une
étude
réductrice,
conservatrice
et
même
(d’après
Hélène
Cixous
et
ses
disciples)
oppressive.
Bien
que
ce
point
de
vue
a
indubitablement
gouverné
toute
une
génération
de
théoriciens,
dans
sa
préoccupation
avec
la
textualité
il
a
trop
souvent
mal
interprété
le
procès
créatif
et
ignoré
l’évidence
matérielle
de
la
réception.
»75
Ainsi,
là
où
il
y
avait
une
crise
à
éviter
chez
le
sujet,
j’essaye
d’éviter,
ici
aussi,
une
crise
chez
le
personnage.
Les
deux
notions
ont
partout
été
questionnées,
disqualifiées,
réduites.
Le
sujet,
même
abandonné
dans
un
monde
qu’il
ne
peut
pas
comprendre,
en
manque
de
sens
et
d’affects,
impuissant,
éclaté,
résiste,
tout
comme
le
personnage,
«
entouré
de
signes
multiples
qu’il
ne
domine
pas
(objets,
bruits,
mouvements,
couleurs)
et
soumis
à
une
énergie
dont
le
flux
le
déborde
de
toutes
parts
»76,
reste
distinct,
plein
de
vitalité.
Le
cinéma
prend
sa
place
dans
cette
discussion
comme
un
déclencheur
:
puisqu’il
ne
nie
pas
la
dimension
mimétique
de
la
représentation
(on
dirait
même
qu’il
est
condamné
à
la
soutenir)
tout
en
étant
capable
de
la
dépasser,
le
cinéma
parvient
efficacement
à
opérer
la
notion
de
sujet
à
travers
celle
de
personnage.
Autrement
dit,
à
travers
le
personnage,
le
cinéma
parvient
à
manipuler
la
notion
de
sujet,
à
l’amener
au
rang
de
la
métaphore
et
à
faire
figurer
son
éclatement.
5
–
Le
cinéma
et
la
tradition
romanesque
75
Traduction
libre
de
l’anglais
:
«
This
resistance
to
theorizing
character
probably
results
from
the
extensive
influence
of
the
structuralist
and
poststructuralist
attacks
on
representation
throughout
the
period.
Adopting
descriptions
of
characters
as
little
more
than
‘semic
codes’
(Roland
Barthes),
‘actantial
structures’
(Umberto
Eco),
or
‘sets
of
predicates
grouped
under
names’
(Jonathan
Culler),
formalist
arguments
have
generally
criticized
the
‘thematizing’
of
character
as
reductive,
conservative,
and
even
(in
the
eyes
of
Hélène
Cixous
and
her
followers)
oppressive.
While
this
view
has
undoubtedly
held
sway
over
a
generation
of
narrative
theorists,
in
its
preoccupation
with
textuality
it
has
often
misconstrued
the
creative
process
and
ignored
the
material
evidence
of
reception.
»
MICHAELS,
Lloyd.
The
phantom
of
the
cinema
:
character
in
modern
film.
Op.
cit.,
p.
xiii-‐xiv.
76
ABIRACHED,
Robert.
La
crise
du
personnage
dans
le
théâtre
moderne.
Op.
cit.,
p.
393.
43
Si
je
n’hésite
pas
à
affirmer
le
potentiel
du
cinéma
à
discuter
le
problème
du
sujet
contemporain,
c’est
que
je
reconnais,
dans
le
cinéma
de
fiction,
la
même
vocation
qu’auparavant
était
accordée
–
et
qu’on
accorde
encore
aujourd’hui
–
à
la
littérature
:
celle
de
s’occuper
des
questions
qui
échappent
aux
discours
religieux
et
scientifiques,
d’être
libre
pour
inventer
d’autres
modèles
de
pensée
et
de
les
tester,
et
de
pouvoir
articuler
d’innombrables
manières
les
éléments
qui
constituent
le
réel.
Il
s’agit
de
comprendre
le
cinéma
de
manière
analogue
à
celle
par
laquelle
Auregan
comprend
la
littérature
et,
en
particulier,
le
roman
:
«
Le
roman
est
un
laboratoire
de
la
subjectivité,
plus
encore
un
véritable
laboratoire
de
psychologie
appliquée
(…).
Le
roman
peut
montrer
la
constitution
d’une
personnalité,
ses
réactions
aux
différents
milieux
qu’elle
rencontre,
l’énigme
qu’elle
constitue,
sa
dissolution.
La
fiction
romanesque
n’a
laissé
aucun
domaine
de
la
subjectivité
hors
de
son
champ
d’étude
:
la
mémoire,
le
mensonge,
l’imagination,
la
cruauté,
la
folie…
Bien
plus
elle
a
souvent
la
première,
et
avec
acuité,
observé,
mis
en
lumière
des
phénomènes
psychiques
ignorés
de
la
philosophie
ou
de
la
psychologie.
»77
J’ai
écrit
que
le
cinéma
peut
actualiser
la
discussion
sur
la
question
du
sujet
et
qu’il
le
fait
effectivement
;
il
me
reste
ainsi
à
argumenter
que,
en
le
faisant,
le
cinéma
s’inscrit
dans
un
mouvement
déclenché
bien
avant
son
invention,
plus
particulièrement
par
le
roman.
Selon
Milan
Kundera
dans
son
l’article
«
L’héritage
décrié
de
Cervantes
»,
l’émergence
du
roman
dans
la
culture
occidentale
a
constitué
une
réponse
aux
transformations
qui
ont
été
mises
en
marche
par
le
progrès
scientifique.
La
philosophie,
qui
s’occupait
en
principe
de
toutes
questions
concernant
l’homme,
a
graduellement
fait
place
à
des
domaines
de
savoir
plus
spécifiques,
telles
l’anatomie,
l’anthropologie,
la
science
politique
ou
la
psychologie.
De
ce
fait,
l’homme,
en
tant
qu’objet
du
savoir,
s’est
fragmenté,
et
sa
totalité
serait
plus
ou
moins
oubliée
ou
abandonnée,
ne
serait-‐ce
que
justement
par
le
roman
:
77
AUREGAN,
Pierre.
Les
figures
du
moi
et
la
question
du
sujet
depuis
la
Renaissance.
Op.
cit.,
p.
119.
44
«
En
effet,
tous
les
grands
thèmes
existentiels
que
Heidegger
analyse
dans
Être
et
temps,
les
jugeant
délaissés
par
toute
la
philosophie
européenne
antérieure,
ont
été
dévoilés,
montrés,
éclairés
par
quatre
siècles
de
roman
européen.
»78
La
relation
entre
l’homme
occidental
et
le
récit
romanesque
suggérée
par
Kundera
nous
permet
de
lire,
chez
le
Don
Quichotte
de
Cervantes,
considéré
le
premier
roman
moderne,
l’émerveillement
provoqué
par
un
monde
extérieur
qui
n’est
pas
encore
connu
;
chez
Balzac,
cet
émerveillement
donne
lieu
aux
conflits
entre
l’individu,
les
institutions
et
l’Histoire
;
ensuite,
pour
la
Mme
Bovary
de
Flaubert,
le
monde
extérieur
est
devenu
claustrophobe
et
le
seul
refuge
possible
se
trouve
dans
l’infini
intérieur,
la
subjectivité
;
jusqu’à
ce
qu’avec
Kafka
il
n’y
a
plus
de
refuge,
une
fois
que
K.
ne
peut
penser
qu’à
son
procès
criminel,
à
propos
duquel
il
ne
sait
absolument
rien.
L’énumération
d’exemples,
qui
pourrait
passer
encore
par
l’œuvre
de
Tolstoï,
Proust
ou
Joyce
parmi
tant
d’autres,
malgré
son
schématisme
éventuellement
réducteur,
me
semble
intéressante
dans
la
mesure
où
elle
rend
perceptible,
dans
la
littérature,
une
certaine
historicité
des
problèmes
de
l’homme
occidental,
dont
l’éclatement
serait
peut-‐être
le
problème
le
plus
récent.
Le
geste
interprétatif
de
Kundera
commence
par
la
description
d’un
sujet
qui
se
confronte
au
monde
extérieur,
mais
déjà
chez
ce
sujet,
synthétisé
dans
le
personnage
du
noble
chevalier
appelé
Don
Quichotte,
on
retrouve
des
traits
peu
stables,
idiosyncrasiques,
qui
font
que
ses
actions
soient
parfois
incohérentes
ou
inefficaces
dans
l’intrigue,
même
s’il
se
montre
toujours
maître
de
soi79.
En
lignes
générales,
Kundera
esquisse
un
mouvement
qui
fait
que
ce
monde
extérieur
qui
accueille
l’homme
occidental
se
soit
de
plus
en
plus
rétréci,
et
ensuite
que
le
«
monde
intérieur
»
lui
aussi
soit
envahit
par
l’impuissance
et
l’incertitude
du
sujet.
Le
sommet
de
cette
impuissance
et
incertitude
serait
traduite
dans
l’œuvre
78
KUNDERA,
Milan.
«
L’héritage
décrié
de
Cervantes
»
in
L’art
du
roman.
Paris
:
Gallimard,
1986,
p.19.
79
Harold
Bloom
résume
bien
cette
question
en
affirmant
que
«
Don
Quichotte
se
prend
pour
un
chevalier
de
Dieu,
mais
il
suit
en
permanence
sa
propre
volonté
capricieuse,
ce
qui
est
glorieusement
idiosyncrasique.
»
Traduction
libre
de
l’anglais
:
«
Don
Quixote
does
regard
himself
as
God's
knight,
but
he
continuously
follows
his
own
capricious
will,
which
is
gloriously
idiosyncratic.
»
BLOOM,
Harold.
«
The
knight
in
the
mirror
»
in
The
Guardian,
13
décembre
2003,
disponible
sur
http://www.guardian.co.uk/books/2003/dec/13/classics.miguelcervantes,
dernière
consultation
le
26
mars
2013.
45
de
Kafka,
pour
qui
le
sujet
n’est
plus
qu’une
obéissance
mécanique,
irréfléchie,
voire
sans
objet,
traduite
par
le
statut
de
fonctionnaire
–
littéralement,
celui
qui
fonctionne,
et
rien
de
plus
:
«
On
interprète
souvent
le
héros
de
Kafka
comme
la
projection
allégorique
de
l’intellectuel,
mais
Grégoire
Samsa
n’a
rien
d’un
intellectuel.
Quand
il
se
réveille
changé
en
cafard,
il
n’a
qu’un
souci
:
comment,
dans
cet
état
nouveau,
arriver
à
temps
au
bureau
?
Il
n’y
a
dans
sa
tête
que
l’obéissance
et
la
discipline
auxquelles
sa
profession
l’ont
habitué
:
c’est
un
employé,
un
fonctionnaire,
et
tous
les
personnages
de
Kafka
le
sont
;
fonctionnaire
conçu
non
pas
comme
un
type
sociologique
(tel
aurait
été
le
cas
chez
un
Zola),
mais
comme
une
possibilité
humaine,
une
façon
élémentaire
d’être.
»80
Kafka,
continue
Kundera,
«
a
dit
sur
notre
condition
humaine
(telle
qu’elle
se
révèle
dans
notre
siècle)
ce
qu’aucune
réflexion
sociologique
ou
politologique
ne
pourra
nous
dire.
»81
La
métamorphose
qui
transforme
Grégoire
Samsa
dans
un
insecte
répugnant
qu’on
écrase
aux
pieds
donnerait
ainsi
l’image
précise
du
problème
auquel
le
sujet
du
début
du
XIXe
siècle
a
dû
faire
face.
C’est
l’image
d’un
sujet
oppressé
non
seulement
par
un
système
social,
mais
aussi
par
soi
même
;
pour
rendre
compte
de
telle
oppression,
le
récit
abandonne
les
contraintes
du
réalisme
en
faisant
appel
à
la
métaphore
de
la
métamorphose
physique,
à
la
figure
du
cafard
et
à
l’image
qu’on
en
anticipe,
celle
de
l’écrasement.
Le
sujet
écrasé
(par
l’intérieur
bien
que
par
l’extérieur)
représenterait
une
«
façon
élémentaire
d’être
»
que
Kafka,
en
dépassant
les
sciences
et
philosophies
de
son
époque,
avait
identifiée
et
rendue
sensible
en
littérature.
Les
différentes
dimensions
de
tel
sujet
moderne
ont
été
disséquées
par
les
sciences
émergentes
à
la
fin
du
XIXe
siècle,
comme
la
psychanalyse
et
la
sociologie,
et
ces
mêmes
dimensions
ont
été
réassemblées,
reprises
et
retravaillées
par
d’autres
auteurs
en
littérature
et
aussi
dans
le
cinéma,
dont
les
origines
remontent
à
peu
près
à
cette
même
époque
des
écrits
de
Kafka.
80
KUNDERA,
Milan.
«
Quelque
part
là-‐derrière
»
in
L’art
du
roman.
Op.
cit.,
p.140.
81 Ibid., p.145.
46
Ce
que
je
propose
momentanément
de
faire
c’est
de
continuer
le
geste
de
Kundera
en
le
redirigeant
de
la
littérature
vers
le
cinéma.
Dans
ce
sens,
on
peut
considérer,
au
même
titre
que
l’œuvre
de
Miguel
de
Cervantes
ou
de
Franz
Kafka,
des
œuvres
par
exemple
d’un
Michelangelo
Antonioni,
dans
ce
qu’elles
sont
aussi
chargées
d’une
interprétation,
d’une
réflexion
et
d’une
mise
en
forme
sensible
de
quelques
«
grands
thèmes
existentiels
»
de
l’homme
occidental.
Plus
précisément,
je
m’intéresse
non
pas
sur
le
sujet
moderne
dont
l’image
nous
donne
Kafka,
mais
sur
un
sujet
contemporain
dont
les
traits
j’ai
jusqu’ici
essayé
de
préciser.
Sujet
éclaté,
plutôt
qu’écrasé.
Sujet
qui,
après
avoir
été
écrasé,
n’est
ni
mort
ni
disparu,
il
s’est
fragmenté,
et
dans
cette
fragmentation
même
s’installe
son
statut
de
sujet.
Je
propose
d’étudier
ce
sujet
contemporain
à
travers
l’image
que
le
cinéma
nous
en
donne,
c’est-‐à-‐dire
à
travers
les
personnages
de
cinéma
–
et
c’est
une
façon
d’étudier
aussi
le
cinéma
contemporain
en
soi.
Telle
proposition
implique
d’ores
et
déjà
accepter
le
cinéma
comme
un
héritier
de
la
tradition
romanesque.
Non
pas
que
le
roman
soit
mort
(hypothèse
qui
a
déjà
ouvert
tout
un
autre
champ
de
réflexion
en
littérature)
et
que
le
cinéma
soit
en
quelque
sorte
son
successeur
;
l’idée
n’est
pas
de
forcer
un
parcours
linéaire
qui
unirait
les
deux
pratiques
culturelles
et
artistiques.
Ce
que
le
cinéma
aurait
hérité
du
roman
c’est
la
réalisation
potentielle
d’une
écriture
du
sujet.
6
–
Fragmentation
Or,
si
l’on
considère,
grâce
notamment
au
cinéma,
le
sujet
dans
une
logique
de
fragmentation
(le
sujet
éclaté),
il
est
opportun
d’abord
de
souligner
l’aspect
fragmentaire
du
cinéma
lui-‐même.
Cet
aspect
peut
être
abordé
déjà
dans
la
matérialité
de
la
pellicule
et
dans
les
dispositifs
de
prise
de
vue
et
de
projection.
Même
quand
elle
prétend
naïvement
enregistrer
des
images
visuelles
de
la
réalité,
la
caméra
de
cinéma
ne
cesse
de
procéder
par
intervalles,
par
discontinuités.
Ce
procédé
réapparait
aussi
lors
de
la
projection
du
film.
Le
continu
du
mouvement
n’est
qu’une
illusion,
comme
l’a
précisé
Jean
Epstein
dans
son
essai
«
L’intelligence
d’une
machine
»
:
47
«
En
fait,
toutes
les
figures
de
chacune
des
images
d’un
film,
successivement
projetées
sur
l’écran,
restent
aussi
parfaitement
immobiles
et
séparées
qu’elles
l’étaient
depuis
leur
apparition
dans
la
couche
sensible.
L’animation
et
la
confluence
de
ces
formes
se
produisent,
non
pas
sur
la
pellicule,
ni
dans
l’objectif,
mais
seulement
en
l’homme
lui-‐même.
La
discontinuité
ne
devient
continuité
qu’après
avoir
pénétré
dans
le
spectateur.
Il
s’agit
d’un
phénomène
purement
intérieur.
À
l’extérieur
du
sujet
qui
regarde,
il
n’y
a
pas
de
mouvement,
pas
de
flux,
pas
de
vie
dans
les
mosaïques
de
lumière
et
d’ombre,
que
l’écran
présente
toujours
fixes.
Au-‐dedans,
il
y
a
une
impression
qui,
comme
toutes
les
autres
données
des
sens,
est
une
interprétation
de
l’objet,
c’est-‐à-‐dire
une
illusion,
un
fantôme.
»82
Un
film
est
ainsi
constitué
de
fragments,
de
la
même
manière
qu’une
matière
est
constituée
d’une
infinité
de
corpuscules
qu’à
leur
fois
se
subdivisent
en
d’autres
corpuscules,
comme
les
atomes
se
subdivisent
en
plusieurs
électrons.
L’intéressant,
continue
Epstein,
c’est
que
les
corpuscules
sont
distincts
les
uns
des
autres
sans
être
complètement
indépendants,
«
car
ils
exercent
tous
entre
eux
des
influences
réciproques,
qui
expliquent
le
comportement
de
chacun
d’eux.
»83
Le
continu
«
sensible
»
d’une
matière
est
donné
par
les
influences
réciproques
entre
ses
fragments,
influences
qui
sont
à
leur
tour
expliquées
par
le
continu,
cette
fois-‐ci
«
mathématique
»,
de
la
même
matière.
Il
serait
de
même
pour
le
cinéma,
où
chaque
élément
a
une
existence
distincte
et
en
même
temps
dépendante
des
autres
éléments
et
du
tout
qui
est
le
film.
Le
tout
précède
les
éléments
qui
lui
constituent,
les
éléments
constituent
le
tout
qui
les
détermine.
Prenons
un
photogramme,
fragment
d’un
film
:
il
a
une
existence
distincte,
et
il
est
un
élément
constitutif
du
film,
n’empêche
que
sans
film,
il
n’y
aurait
jamais
eu
de
photogramme.
Cet
apparent
paradoxe
révèle
la
double
nature
des
fragments,
que
Blanchot
synthétise
dans
sa
formule
«
‘Fragment’,
un
nom,
mais
ayant
la
force
d’un
verbe,
cependant
absent.
»84
Une
double
nature
plutôt
qu’un
paradoxe.
La
différence
entre
le
«
continu
mathématique
»
qui
ordonne
les
fragments
et
le
82
EPSTEIN,
Jean.
«
L’intelligence
d’une
machine
»
in
Écrits
sur
le
cinéma,
tome
1
:
1921-‐1947.
Op.
48
«
continu
sensible
»
que
ces
fragments
constituent
(dans
les
termes
d’Epstein),
ou
encore
la
différence
entre
le
«
verbe
absent
»
et
le
«
nom
»
qui
l’évoque
(dans
les
termes
de
Blanchot)
est
en
quelque
sorte
rebaptisée
par
Pierre
Garrigues,
dans
Poétiques
du
fragment,
comme
la
différence
entre
un
«
manque
»
et
une
«
plénitude
»,
ou
encore
entre
la
«
mémoire
»
et
le
«
projet
»
:
«
Ordinairement,
le
mot
[‘fragment’]
fait
référence
au
morceau
brisé
ou
détaché
d’un
tout
;
fragment
d’une
pierre,
lui-‐même
pierre,
mais
à
l’arête
acérée,
irrégulière,
coupante.
Fragment
de
statue,
membre
isolé,
brisé
qui
a
besoin
de
retrouver
la
partie
manquante
pour
retrouver
sa
signification.
Invariablement,
le
fragment
postule
une
totalité
perdue.
Pourtant
le
fragment
de
pierre
existe
par
lui-‐même
;
nous
pourrions
dire
qu’il
mène
une
double
vie
:
celle
de
son
propre
manque,
de
son
insuffisance
et
celle
de
sa
propre
plénitude
en
tant
qu’individualité
reconstituée.
Et
ainsi
de
suite
lors
de
prochaines
brisures…
Mémoire
et
projet,
à
l’infini.
»85
Il
me
semble
préférable
de
parler
en
termes
de
«
mémoire
»
et
«
projet
»,
parce
que
cette
dénomination
contourne
le
paradoxe,
mettant
en
évidence
une
coexistence
possible
–
celle
de
deux
types
de
continu,
mathématique
et
sensible,
dans
un
même
continu
–,
ou
une
compatibilité
et
interdépendance
de
deux
idées
auparavant
distinctes
–
verbe
et
nom.
Néanmoins,
on
peut
considérer
qu’Epstein
et
Blanchot
avaient
eux-‐
mêmes
déjà
surmonté
l’apparent
paradoxe
dans
leurs
réflexions.
Pour
Blanchot,
le
discontinu,
l’intervalle,
l’interruption,
ne
s’oppose
pas
au
continu,
au
flux
de
la
pensée
;
«
Les
vraies
pensées
questionnent,
et
questionner,
c’est
penser
en
s’interrompant
»86,
écrit-‐il.
C’est
aussi
ce
qui
propose
Epstein
dans
sa
réflexion
sur
le
cinéma,
dans
la
mesure
où
il
comprend
que
l’important
n’est
pas
l’établissement
d’oppositions,
mais
plutôt
la
réconciliation
entre
le
discontinu
et
le
continu,
le
manque
et
la
plénitude,
les
cadres
toujours
fixes
des
photogrammes
et
l’illusion
de
mouvement
qu’ils
peuvent
donner,
dans
une
seule
image,
dans
un
seul
acte
de
la
pensée
:
85
GARRIGUES,
Pierre.
Poétiques
du
fragment.
Paris
:
Klincksieck,
1995,
p.
32.
49
«
Le
cinématographe
nous
indique
que
le
continu
et
le
discontinu,
le
repos
et
le
mouvement,
loin
d’être
deux
modes
de
réalité
incompatibles,
sont
deux
modes
d’irréalité
facilement
interchangeables,
deux
de
ces
‘fantômes
de
l’esprit’
(…).
Partout,
le
continu
sensible
et
le
continu
mathématique,
fantômes
de
l’intelligence
humaine,
peuvent
se
substituer
ou
être
substitués
au
discontinu
intercepté
par
les
machines,
fantôme
de
l’intelligence
mécanique.
Il
n’y
a
plus
d’exclusivité
entre
eux,
qu’il
n’y
en
a
entre
les
couleurs
d’un
disque
à
l’arrêt
et
le
blanc
du
même
disque
en
rotation.
Continu
et
discontinu,
repos
et
mouvement,
couleur
et
blanc
jouent
alternativement
le
rôle
de
réalité,
laquelle
n’est,
ici
comme
ailleurs,
jamais,
nulle
part,
autre
chose
qu’une
fonction,
ainsi
que
nous
aurons
l’occasion
de
le
constater
souvent.
»87
Dans
ces
formulations
de
Blanchot
et
d’Epstein,
continu
et
discontinu
se
complémentent
en
s’alternant
pour
former
une
même
pensée,
une
même
fonction.
De
ce
fait,
le
discontinu
n’est
pas
compris
comme
un
manque,
un
intervalle,
un
vide,
une
opération
qui
vient
soustraire
quelque
chose
au
continu.
Mais
il
n’est
pas
non
plus
un
élément
qui
s’ajoute
au
continu
;
le
discontinu
est
doté
d’un
sens
qui
n’est
pas
du
même
ordre
que
le
sens
du
continu.
«
La
discontinuité,
en
tant
que
forme,
a
une
substance
symbolique
(elle
‘veut
dire’
quelque
chose…)
;
mais,
parce
que
négative,
elle
n’exprime
ce
‘contenu’
qu’en
le
maintenant
comme
indésignable
»,
écrit
à
ce
propos
le
théoricien
Ralph
Heyndels 88 .
Le
discontinu,
cette
«
forme
négative
»
engendrée
par
la
fragmentation,
se
révèle
ainsi,
potentiellement,
un
moyen
d’expression.
De
ce
fait
on
peut
constater
que,
outre
la
matérialité
de
la
pellicule
et
les
dispositifs
particuliers
de
prise
de
vue
et
de
projection,
la
fragmentation
concerne
le
cinéma
aussi
en
termes
sémantiques.
Déjà
les
relations
de
continuité
et
discontinuité
temporelles,
opérés
par
les
principes
de
montage,
peuvent
être
prises
au-‐delà
des
enjeux
du
dispositif,
elles
peuvent
être
pensées
à
l’intérieur
même
du
récit
filmique.
Le
montage
parallèle,
l’accéléré
et
le
ralenti,
le
montage
rapide,
l’ellipse,
le
jump
cut,
ce
sont
des
outils
qui
font
valoir
les
relations
entre
continuité
et
discontinuité
avec
des
«
conséquences
»
sur
le
rythme,
le
ton
et
le
87
EPSTEIN,
Jean.
«
L’intelligence
d’une
machine
».
Op.
cit.,
p.
281.
88 HEYNDELS, Ralph. La pensée fragmentée. Bruxelles : Pierre Mardaga Éditeur, 1985, p. 58.
50
sens
du
récit.
Spatialement,
c’est
plutôt
de
cadrage
(quoique
toujours
en
relation
avec
le
montage)
qui
travaille
la
fragmentation,
en
jouant
avec
les
relations
de
contiguïté
et
distance,
avec
l’échelle
des
plans,
le
champ
et
l’hors-‐champ
–
et
là
aussi
les
«
conséquences
»
pour
le
récit
filmique
sont
importantes,
ce
qui
n’a
pas
non
plus
échappé
à
Epstein
:
«
Les
décors
se
morcellent
et
chacune
de
leurs
fractions
prend
une
expression
particulière.
(…)
La
main
se
sépare
de
l’homme,
vit
seule,
seule
souffre
et
se
réjouit.
Et
le
doigt
se
sépare
de
la
main.
Toute
une
vie
se
concentre
soudain
et
trouve
son
expression
la
plus
aiguë
dans
cet
ongle
qui
tourmente
machinalement
un
stylographe
chargé
d’orage.
»89
Comme
le
nom
qui
a
la
force
d’un
verbe
absent,
la
main
au
stylographe,
coupé
du
corps
par
le
cadrage,
fait
figurer
l’orage.
Ces
développements
permettent
d’argumenter
que
le
cinéma
engendre
–
matériellement,
opérationnellement,
sémantiquement,
bien
qu’historiquement
–
une
manière
de
penser
qui
accueille
le
fragment,
la
fragmentation,
le
discontinu.
Une
pensée
elle-‐même
fragmentaire,
capable
de
prendre
en
compte,
de
motiver,
et
puis
de
dépasser
un
paradoxe.
Ce
paradoxe
ne
peut
est
autre
que
celui
des
oppositions
et
contrastes
entre
l’individualité
et
la
multiplicité,
entre
l’essence
et
les
effets
;
or,
ce
sont
les
mêmes
oppositions
et
contrastes
qui
marquent
les
problèmes
du
sujet
et
du
personnage,
oppositions
et
contrastes
qui
se
perpétuent
comme
dans
un
jeu
de
miroirs
décalés
:
les
procès
de
subjectivation
qui
à
la
fois
démantèlent
et
revalident
l’identité
individuelle,
les
effets
de
personnage
qui
à
la
fois
font
éclater
et
récupèrent
le
corps
humain,
les
conflits
entre
sujet
et
personnage,
personnage
et
diégèse,
diégèse
et
corps,
corps
et
personne,
contiguïté
et
distance,
continuité
et
discontinuité.
Le
cinéma,
forme
privilégiée
pour
penser
le
sujet,
nous
permet
ainsi
de
défaire
quelques
nœuds,
d’apaiser
ces
tensions
sous
forme
de
paradoxe,
dans
ce
qu’il
est
à
la
fois
cause
et
conséquence
d’une
«
mutation
des
paradigmes
de
la
sensibilité
»,
comme
argumente
le
théoricien
brésilien
Rogério
Luz
:
89
EPSTEIN,
Jean.
«
Le
cinématographe
vu
de
l’Etna
».
Op.
cit.,
p.
134.
51
«
Le
cinéma
est
né
au
milieu
d’une
vraie
mutation
des
paradigmes
de
la
sensibilité,
mutation
qui
rend
un
sujet
fragmenté,
multiple
et
décentré.
(…)
Puisqu’il
crée
un
temps
de
vitesse
vertigineuse
et
d’intense
luminosité,
un
flux
d’images
sonores
et
visuelles
où
les
corps
se
recoupent,
se
connectent
et
s’interrompent
tout
en
s’approchant
et
s’éloignant,
en
surgissant
et
disparaissant,
le
cinéma
nous
donne
accès
à
une
trame
de
scintillements
–
à
la
fois
lumière
et
ombre
–
de
formes
mutantes
et
immatérielles
(…).
Par
ses
propres
moyens
d’expression
et
ses
modalités
formatives,
le
cinéma
s’est
inscrit
dès
le
début
comme
un
symptôme
dans
le
corps
de
la
crise
de
l’homme
occidental,
crise
qu’il
a
lui-‐même
entretenu,
voire
approfondi,
et
à
laquelle
il
a
aussi
offert
des
interrogations
fondamentales.
»90
Le
propos
de
Luz
est
justement
de
comprendre
le
cinéma
dans
son
rapport
avec
le
sujet
:
cinéma,
symptôme
et
analyse
d’un
sujet
fragmenté,
éclaté.
J’ajouterai
que
ce
rapport
passe
inévitablement
par
les
bases
théoriques
du
personnage
de
cinéma,
et
appelle
aussi
la
notion
de
fragmentation.
D’un
côté,
le
personnage,
compris
comme
un
réseau
d’éléments
autour
d’un
corps,
fait
«
effet
»
de
sujet
;
de
l’autre,
les
éléments
distincts
et
pourtant
interdépendants
du
cinéma
font
«
effet
»
de
personnage.
Voici
comme,
dans
ce
premier
chapitre,
j’ai
essayé
d’établir
les
articulations
nécessaires
à
la
compréhension
du
problème
du
sujet
comme
un
problème
aussi
proprement
cinématographique.
Dans
les
chapitres
qui
suivent,
mon
objectif
sera
de
tester
ces
articulations,
d’analyser
comment
le
sujet
peut
être
abordé
en
termes
d’une
narration
et
d’une
esthétique
cinématographiques.
La
réflexion
se
concentrera
davantage
sur
le
sujet
contemporain
tel
que
j’ai
essayé
de
le
définir
dans
les
pages
précédentes,
à
la
différence
des
sujets
«
classique
»
et
«
cartésien
»
et
à
la
différence
aussi
du
sujet
«
en
crise
»
de
la
philosophie
structuraliste.
De
ce
sujet
90
Traduction
libre
du
portugais
brésilien
:
«
O
cinema
nasce
em
meio
a
uma
verdadeira
mutação
de
paradigmas
da
sensibilidade,
que
processa
um
sujeito
qualquer
:
fragmentado,
múltiplo
e
descentrado.
(...)
Criando
um
tempo
veloz
de
intensidade
luminosa,
um
fluxo
de
imagens
sonoras
e
visuais
em
que
se
recortam,
conectam
ou
interrompem
corpos
que
se
aproximam
e
se
distanciam,
aparecem
e
desaparecem,
ele
dá
acesso
a
uma
trama
de
cintilações
–
ora
luz,
ora
sombra
–
de
formas
mutantes
e
incorpóreas
(…).
Por
suas
próprias
matérias
de
expressão
e
modalidades
de
formar,
o
cinema
se
inscreve
desde
o
início
como
sintoma
no
corpo
da
crise
da
civilização
ocidental,
que
ela
a
seu
modo
encaminhou,
e
até
aprofundou,
e
à
qual
ofereceu
também
interrogações
fundamentais.
»
LUZ,
Rogério.
Filme
e
subjetividade.
Op.
cit.,
p.113-‐114.
52
contemporain,
je
dirai
qu’il
est
inquiet
:
persistant,
bien
que
pris
entre
l’idéal
d’une
identité
stable
et
indivisible
et
la
multiplicité
des
procès
de
subjectivation.
Le
principal
opérateur
de
cette
réflexion
sera
la
notion
de
personnage,
et
je
dirai
de
ce
personnage
qu’il
est
éclaté
:
divisé
ou
multiplié
en
plusieurs
éclats
(morceaux,
fragments,
intensités,
scintillements,
vivacités),
il
ne
cesse
de
renvoyer
à
un
corps,
de
créer
l’«
effet
»
de
ce
sujet
traversé
par
une
permanente
inquiétude.
53
«
Please
remember
you
are
dealing
with
the
human
form.
»
-‐
The
Girl
(The
alphabet,
David
Lynch,
1967)
54
CHAPITRE
2
LA
DISSOCIATION
Dans
Jogo
de
cena
(2007),
le
documentariste
brésilien
Eduardo
Coutinho
démontre
de
manière
efficace
le
potentiel
dissociatif
du
cinéma
à
l’égard
du
personnage
filmique.
Le
dispositif
mis
en
place,
exposé
dans
le
premier
minute
du
film,
est
très
simple
:
plusieurs
femmes,
en
réponse
à
une
annonce
dans
le
journal,
sont
venues
passer
un
interview
avec
le
réalisateur,
interview
où
elles
racontent
leurs
histoires
de
vie.
Ensuite,
Coutinho
a
invité
plusieurs
actrices
pour
réinterpréter
ces
mêmes
témoignages.
Les
scènes
«
jouées
»
par
les
actrices
ont
été
enregistrées
en
vidéo
de
manière
identique
aux
scènes
des
témoignages
«
originaux
»
:
les
femmes
assises
sur
le
plateau
d’un
théâtre
vide,
face
au
réalisateur
qui
pose
en
off
les
questions,
le
son
direct,
la
caméra
fixe
hormis
quelques
zooms.
Le
montage
n’alterne
pas
seulement
les
récits
(on
passe
d’un
récit
à
l’autre),
mais
aussi
les
différentes
«
versions
»
d’un
même
récit
(on
passe
d’une
«
interprète
»
à
l’autre)
sans
effets
de
transition
ou
plans
de
coupe.
Aucun
élément
à
l’écran
ne
vient
indiquer
au
spectateur
quels
sont
les
moments
de
témoignage
réel
et
quels
sont
les
moments
réinterprétés
;
il
n’y
a
rien
qui
permet
de
différencier
les
femmes
«
ordinaires
»
des
actrices
invitées.
Même
quand
une
actrice
bien
connue
(du
public
brésilien
au
moins)
prend
la
parole,
le
doute
persiste,
parce
qu’on
ne
sait
pas
si
sa
performance
est
une
interprétation
du
témoignage
d’une
autre
femme
ou
un
tout
nouveau
témoignage
originel.
De
cette
manière,
seuls
quelques
répétitions
et
réitérations
au
long
du
film
rendent
finalement
évident
qu’il
s’agit
d’un
jeu
de
représentations
(ou
jeu
de
mise
en
scène,
pour
traduire
l’expression
jogo
de
cena
qui
intitule
le
film),
sans
pour
autant
révéler
quelles
exactement
sont
les
règles
de
ce
jeu.
Les
questions
demeurent
:
«
Qui
contrôle
les
instances
discursives
?
À
qui
appartiennent
les
vies
racontées
?
Qui
est
l’auteur
de
telle
ou
telle
biographie
?
»91
91
Traduction
libre
du
portugais
brésilien
:
«
Quem
controla
as
instâncias
discursivas?
De
quem
são
as
vidas
narradas?
Quem
é
a
autora
dessa
ou
daquela
biografia?
»
EDUARDO,
Cléber.
«
Jogo
de
Cena,
de
Eduardo
Coutinho
(Brasil,
2007)
»
in
Revista
Cinética,
octobre
2007,
disponible
sur
http://www.revistacinetica.com.br/jogodecenacleber.htm,
dernière
consultation
le
29
juillet
2013.
55
C’est
ainsi
que,
dans
Jogo
de
cena,
un
même
témoignage
vient
parasiter
différents
corps
féminins
(et
je
ne
dis
pas
différents
personnages
!)
sur
le
plateau.
Il
s’agit
d’une
double
dissociation
:
d’un
côté,
on
ne
peut
plus
anticiper
la
correspondance
entre
un
personnage
et
son
témoignage
;
de
l’autre,
on
ne
peut
plus
anticiper
non
plus
la
correspondance
entre
un
personnage
et
un
seul
corps.
Le
dispositif
mis
en
place
par
Eduardo
Coutinho
désarticule
les
trois
instances,
habituellement
bien
liées,
du
personnage,
du
corps
et
du
discours.
De
cette
manière,
ce
dispositif
peut
être
considéré
un
exemple
irréfutable
et
une
prolongation
de
cette
idée
formulé
par
Hans
J.
Wulff
:
«
l’identité
individuelle
peut
être
mise
en
scène
au
cinéma
comme
un
puzzle
:
la
personne
et
le
corps
représentent
deux
grandeurs
susceptibles
d’être
combinées
de
manière
relativement
libre
»92.
Parmi
les
discussions
qui
peuvent
être
suscitées
par
le
film
–
sur
le
statut
et
le
rôle
de
l’acteur
ou
le
«
naturel
»
de
son
jeu,
sur
la
frontière
qui
sépare
(ou
ne
sépare
pas)
le
«
documentaire
»
de
la
«
fiction
»
et
le
théâtre
du
cinéma,
sur
la
réalité
et
l’intimité
des
femmes,
etc.
–,
je
souligne
donc
celle
à
propos
de
la
notion
de
personnage.
Dans
Jogo
de
cena,
le
personnage,
dont
le
modèle
est
à
chaque
fois
une
femme
«
ordinaire
»
et
donc
une
«
vraie
personne
»,
se
fait
abstrait,
s’éclate
dans
l’ingéniosité
du
dispositif.
Désincarné
et
décentralisé,
le
personnage
flotte
d’un
corps
à
l’autre
sans
distinctions
à
travers
les
témoignages,
soient-‐ils
«
originaux
»
ou
«
joués
».
Le
moins
on
différencie
les
corps,
personnages
et
témoignages,
le
plus
réussi
est
le
jeu
de
représentations
élaboré
par
Coutinho
:
Jogo
de
cena
se
fait
ainsi
une
expérience
radicale
de
dissociation,
et
il
est
admirable
qu’un
tel
effet
soit
obtenu
essentiellement
à
travers
des
procédés
relativement
simples
de
mise
en
scène,
jeu
d’acteur
et
montage.
1
–
La
dissociation
Ce
que
Jogo
de
cena
nous
permet
de
comprendre,
dans
la
perspective
proposée
par
ce
mémoire,
c’est
que
la
dissociation,
notre
première
catégorie
de
l’éclatement,
vient
mettre
en
évidence
la
mouvance
et
la
non-‐unicité
du
personnage
filmique
et,
par
extension,
du
sujet
qui
se
cache
derrière
lui.
De
cette
92
WULFF,
Hans
J.
«
La
perception
des
personnages
de
film
»
in
revue
Iris,
nº
24,
1997,
p.
15.
56
façon,
le
film
privilégie
l’idée
de
procès
de
subjectivation
à
celles
plus
déterministes
d’essence
ou
substance
ou
d’un
«
sujet
constituant
absolu
».
Dans
le
présent
chapitre,
je
propose
donc
de
comprendre
l’éclatement
dans
son
sens
de
brisure,
de
morcellement,
de
fragmentation,
de
recoupe,
de
rupture.
Tous
ces
termes
renvoient
–
avec
différentes
nuances
et
différents
degrés
d’intensité,
il
faut
le
dire
–
à
une
même
idée
de
transformation
d’un
objet
donné
par
une
séparation
de
ses
éléments,
et
donc
à
une
même
idée
de
dissociation.
La
notion
de
dissociation
en
soi
suppose
tout
d’abord
une
division,
ou
bien
une
multiplication,
à
l’image
d’un
train
dont
deux
wagons
se
détachent
:
on
se
trouve
alors
devant
deux
parties
composantes
d’un
même
train
(ce
qui
fait
la
division),
et
quand
même
ce
qu’on
a
devant
nous
ce
n’est
plus
un
seul
train,
mais
deux
(le
train
s’est
multiplié).
Cette
notion
de
base,
on
peut
par
exemple
l’appliquer,
d’une
manière
générale,
à
Jogo
de
cena,
même
si
le
documentaire
ne
nous
en
donne
pas
une
image
visuelle
proprement
dite
:
dans
ce
film,
un
même
personnage
se
divise
(ou
se
multiplie)
dans
différentes
représentations,
chacune
de
ces
représentations
ayant
des
traits
particuliers
qui
suggèrent
l’existence
de
personnages
particuliers,
malgré
le
fait
qu’ils
sont
tous
issus
d’un
même
modèle.
L’idée
de
dissociation
trouve
dans
le
sens
commun
au
moins
deux
définitions
récurrentes.
En
chimie,
on
parle
de
dissociation
chimique
quand
une
entité
moléculaire
«
disparaît
»
en
se
divisant
pour
donner
lieu
à
deux
(ou
plusieurs)
autres
entités
moléculaires
différentes,
alors
qu’en
psychologie
on
parle
de
dissociation
psychique
quand
le
«
Moi
»
devient
incohérent,
c’est-‐à-‐dire
quand
des
fonctions
psychiques
normalement
intégrés,
tels
la
conscience
de
son
propre
corps,
la
mémoire
et
la
perception
de
la
réalité,
se
désarticulent
–
c’est
le
principe
de
la
schizophrénie
(séparation
de
l’esprit
:
«
schizo
»
signifiant
«
séparation
»,
et
«
phrénie
»
signifiant
«
esprit
»).
En
tous
ces
cas,
le
terme
dissociation
engage
l’idée
d’une
liaison
qui
se
défait,
d’une
cohérence
interne
qui
se
disperse,
d’une
unité
qui
se
fracture.
De
l’entité
originelle
qu’on
supposait
unitaire
(c’est-‐à-‐dire
irréductible)
il
y
a
quelque
chose
qui
glisse,
qui
se
décolle,
entraînant
d’autres
entités
dans
une
division/multiplication
qui
est
aussi
une
possibilité
de
disparition
de
l’entité
originelle.
57
Affirmer
la
dissociabilité
de
quelque
chose
est
donc
une
manière
de
la
fragmenter,
de
rendre
visible
la
multiplicité
d’éléments
qui
la
compose.
Dans
ce
sens,
les
enjeux
de
la
dissociation
sont
similaires
à
ceux
de
la
fragmentation,
discutés
dans
le
chapitre
précédent.
Un
fragment
de
pierre,
écrit
Pierre
Garrigues,
est
lui-‐même
une
pierre
;
la
dissociation
d’un
train
ou
d’une
molécule
peut
résulter
en
d’autres
trains
ou
molécules
et,
si
l’on
continue
dans
cette
logique
d’apparence
tautologique,
nous
pouvons
aussi
dire
que
la
dissociation
d’un
sujet,
d’une
identité,
peut
résulter
en
d’autres
identités,
des
identités
–
ou
personnalités
–
multiples
débarquées
d’un
seul
et
même
corps
biologique.
Le
fragment
de
pierre
existe
par
lui-‐même
tout
en
postulant
une
totalité
perdue
qui
lui
conférerait
son
sens93
;
or,
il
va
de
même
pour
le
sujet
psychologiquement
«
dissocié
»,
comme
le
sujet
schizophrène,
qui
vit
dans
chacune
de
ses
identités
une
vie
dont
l’autonomie
est
frustrée
par
l’existence
d’autres
identités,
une
vie
donc
incomplète,
insuffisante.
La
question
de
la
schizophrénie
traverse
implicitement
le
parcours
du
protagoniste
de
Lost
highway
(David
Lynch,
1997).
Fred
Madison
(interprété
par
Bill
Pullman)
est
un
musicien
accusé
d’avoir
tué
sa
femme
Renée
(une
brune
Patricia
Arquette).
Lors
qu’il
est
mis
en
prison,
Fred
commence
à
avoir
des
maux
de
tête,
des
visions
du
meurtre
et
ensuite
une
terrible
hallucination
–
les
images
d’hallucination
que
Lynch
nous
présente
sont
assemblées
dans
un
montage
rapide
avec
nombreuses
superpositions
et
des
effets
de
clignotement
de
lumière
(sur
lesquels
je
me
détiendrai
davantage
dans
le
chapitre
suivant)
:
une
cabane
incendiée,
une
autoroute
éclairée
par
les
phares
d’une
voiture,
un
homme
mystérieux
au
visage
pâle
qui
avait
déjà
été
montré
plus
tôt
dans
le
film,
et
un
jeune
homme
inconnu,
début
à
la
marge
de
l’autoroute
puis
entouré
par
d’autres
personnes
en
superposition,
qui
regarde
droit
dans
l’objectif
pendant
qu’on
lui
appelle
«
Pete,
please
don’t
go
!
No,
Pete
!
»
À
un
moment,
nous
distinguons
Fred
qui
s’agite
violemment
par
terre
dans
sa
cellule,
les
mains
sur
la
tête.
Cette
séquence
se
termine
par
l’image
floue
d’une
forme94,
qu’on
suppose
humaine,
93
GARRIGUES,
Pierre.
Poétiques
du
fragment.
Paris
:
Klincksieck,
1995,
p.
32.
94 Diane Arnaud observe que « Cette ‘figure du flou’, il est commode de l’envisager en tant que
symptôme
visuel
d’un
péril
archaïque
fissurant
le
noyau
dur
du
moi.
La
vision
brouillée
du
personnage
est
diffusée
et
éclatée
au
point
de
sortir
d’elle-‐même
et
de
se
retourner
contre
la
58
complètement
surexposée
comme
une
forme
faite
de
lumière,
et
par
un
très
lent
fondu
au
noir.
La
séquence
suivante
nous
apprend
que
Fred
a
inexplicablement
disparu
de
sa
cellule
et
qu’un
autre
homme,
sans
doute
innocent,
s’y
trouve
à
sa
place.
«
This
is
some
spooky
shit
we
got
here
»,
résume
un
agent
de
police.
L’innocent
est
le
jeune
garagiste
Pete
Dayton
(interprété
par
Balthazar
Getty),
le
même
Pete
des
images
hallucinatoires
de
Fred.
Au
long
de
la
deuxième
partie
du
film,
ce
sera
à
Pete
de
faire
le
protagoniste.
Il
va
se
confronter
à
quelques
objets,
lieux,
situations
et
personnages
qui
font
écho
à
l’histoire
de
Fred.
Il
aura
affaire
notamment
à
Alice,
femme
fatale
qui,
interprétée
aussi
par
Patricia
Arquette
(cette
fois-‐ci
en
blonde),
ne
fait
que
rendre
évident
ce
qui
était
déjà
tacite
:
Fred
et
Pete,
en
tout
différents
l’un
de
l’autre
(âge,
attitude,
profession
etc.),
ne
sont
pas
deux
personnes
différentes,
mais
la
même
personne.
«
La
figuration
de
Pete
revient
à
une
doublure
de
Fred
»95.
Avant
la
fin
du
film
Fred
va
réapparaître,
se
levant
de
là
où
Pete
avait
couché
par
un
simple
raccord
de
mouvement
dans
le
montage
;
et
à
la
toute
dernière
scène
du
film
un
nouveau
spectacle
de
montage
rapide,
superpositions
et
clignotements
vient
suggérer
encore
une
dissociation.
Il
est
intéressant
d’observer,
dans
Lost
highway,
comment
la
dissociation
du
protagoniste
(psychique
comme
plastique),
à
qui
Bertrand
Gervais
propose
de
considérer
un
«
être
composite
»96,
affecte
les
autres
éléments
du
film.
Le
premier
de
ces
éléments
qu’on
repère
est,
bien
sur,
le
personnage
de
Patricia
Arquette,
qui
prend
le
contre-‐pied
de
Fred/Pete
:
«
à
un
même
être
incarné
en
deux
corps,
selon
un
mécanisme
alternatif
d’altérité,
répond
un
même
corps,
source
de
deux
identités.
»97.
Il
y
a
même
une
scène
dans
le
film
où
l’on
voit
les
deux
femmes,
Renée
et
Alice,
côte-‐à-‐côté
sur
une
photographie
–
et
quelques
scènes
plus
tard,
lorsqu’on
revoit
cette
photographie,
il
n’y
en
apparaît
qu’une
seule
femme.
figuration
de
son
visage.
»
ARNAUD,
Diane.
Changements
de
têtes
:
De
Georges
Méliès
à
David
Lynch.
Pertuis
:
Rouge
Profond,
2012,
p.
189.
95
Ibid.,
p.
192.
96 Gervais considère Pete comme une « altérité-‐transit » de Fred : « Une identité transitoire,
puisque
Fred
reprendra
sa
‘place’
à
la
fin
du
film,
et
un
transit
car
c’est
par
Peter
que
Fred
parviendra
à
atteindre
Dick
Laurent.
»
GERVAIS,
Bertrand.
«
Le
Minotaure
intérieur.
Violence
et
répétition
dans
Lost
Highway,
de
David
Lynch.
»
in
Cinémas
:
Revue
d’études
cinématographiques
vol.13,
nº3,
2003,
p.
107.
97
Ibid.,
p.
110.
59
Aussi
le
rôle
de
l’antagoniste
est
dédoublé
sous
le
schéma
d’un
même
corps
qui
accueille
deux
identités
différentes.
Interprétés
par
Robert
Loggia,
Dick
Laurent
est
un
producteur
de
cinéma
pornographique
et
l’amant
de
Renée,
et
Mr.
Eddy
est
un
gangster
passionné
de
son
Cadillac
et
l’amant
d’Alice.
Dans
la
logique
du
film
(qu’on
qualifierait
une
logique
de
rêve,
comme
si
souvent
chez
David
Lynch),
ce
sera
à
travers
le
lien
entre
Pete
et
Mr.
Eddy
que
Fred
découvrira
qui
est
Dick
Laurent.
Lorsqu’on
considère
l’homme
mystérieux
au
visage
pâle
(interprété
par
Robert
Blake),
qui
apparaît
sans
explication
à
plusieurs
reprises,
la
question
devient
encore
plus
profonde.
Plus
que
participer
de
l’intrigue,
ce
personnage
semble
la
contrôler,
la
manipuler.
Plus
d’une
fois
il
est
retraité
avec
une
caméra
à
la
main
–
s’agit-‐il
d’une
personnification,
dans
la
narration,
du
réalisateur
du
film,
une
espèce
de
narrateur
omniscient,
de
demiurge
tout
puissant
?
Quoi
qu’il
en
soit,
c’est
lui
qui
anticipe
pour
le
spectateur
le
thème
de
la
dissociation
dans
un
dialogue
énigmatique
avec
Fred
pendant
une
soirée
:
Homme
mystérieux
:
Nous
nous
sommes
déjà
rencontrés,
n’est-‐ce
pas
?
Fred
:
Je
ne
crois
pas,
non.
Où
est-‐ce
qu’on
s’est
rencontré,
d’après
vous
?
Homme
mystérieux
:
Dans
votre
maison,
vous
vous
rappelez
pas
?
Fred
:
Non.
Non,
pas
du
tout.
Vous
êtes
sûr
?
Homme
mystérieux
:
Bien
entendu.
Je
peux
même
vous
dire
que
j’y
suis
encore
maintenant.
Fred
:
Que
voulez-‐vous
dire
?
Vous
êtes
où
maintenant
?
Homme
mystérieux
:
Dans
votre
maison.
Fred
:
C’est
complètement
fou.
(L’homme
mystérieux
confie
donc
son
téléphone
portable
à
Fred.)
Homme
mystérieux
:
Appelez-‐moi.
Faites
votre
numéro.
Allez-‐y.
Suite
à
ce
dialogue,
c’est
bien
sûr
l’homme
mystérieux
lui-‐même
qui
répond
inexplicablement
à
l’autre
bout
de
l’appareil
:
«
Je
vous
ai
dit
que
j’étais
ici
».
Présent
en
deux
endroits
en
même
temps,
amusé
face
à
la
perplexité
de
Fred,
il
commence
à
rire,
et
on
entend
simultanément
son
rire
présentiel,
là,
face
à
Fred
dans
la
soirée,
et
son
rire
métallique
à
travers
le
haut-‐parleur
du
téléphone.
60
Finalement,
à
partir
des
dédoublements
des
personnages
et
du
rôle
énigmatique
de
cet
homme
mystérieux,
la
dissociation
parvient
à
atteindre
aussi
la
structure
narrative
et
le
temps
filmique.
Le
récit
se
plie
sur
lui-‐même,
les
événements
se
font
chronologiquement
désordonnés
et
bouclés
comme
les
chemins
d’un
labyrinthe
:
«
C’est
un
labyrinthe
à
ligne
continue
qui
prend
la
forme
d’un
ruban
de
Möbius.
La
route
est
son
point
de
départ
et
son
point
d’arrivée
[l’image
de
l’autoroute
qui
marque
la
séquence
de
l’hallucination
de
Fred
est
la
même
qui
accueille
les
génériques
de
début
et
de
fin
du
film],
boucle
improbable
qui
altère
le
temps,
qui
le
force
à
se
rejoindre
dans
une
étonnante
distorsion.
»98
Dans
la
première
scène,
Fred
reçoit
par
l’interphone
de
sa
maison
le
message
«
Dick
Laurent
est
mort
».
Il
regarde
par
la
fenêtre
pour
connaître
l’identité
du
messager,
mais
il
ne
voit
personne.
Or,
à
la
fin
du
film,
on
voit
que
c’était
en
fait
Fred
Madison
lui-‐même
qui
était
venu
se
livrer
ce
message,
après
avoir
découvert
l’infidélité
de
sa
femme
et
tué
Dick
Laurent.
La
boucle
est
donc
fermée,
et
le
film
peut
recommencer
à
l’infini.
C’est
ainsi
que,
dans
Lost
highway,
David
Lynch
se
sert
de
plusieurs
figures
de
dissociation
pour
rendre
une
interprétation
plastique
d’un
trouble
identitaire
qu’on
peut
considérer
assez
proche
de
la
schizophrénie,
et
qu’on
a
souvent
associé
à
la
fugue
psychogénique
–
un
désordre
de
la
mémoire
par
lequel
une
personne,
suite
à
un
événement
traumatique,
oublie
son
passé,
«
efface
»
sa
propre
identité
pour
s’en
réinventer
une
nouvelle.
Le
film,
pourtant,
semble
refuser
ces
diagnostics,
et
toute
autre
interprétation
qui
se
prétend
définitive.
Les
troubles
psychiques
peuvent
peut-‐être
expliquer
de
manière
plus
ou
moins
«
réaliste
»
la
dissociation
du
protagoniste,
mais
ne
rendent
pas
compte
des
dissociations
temporelles
et
narratives.
La
seule
option
raisonnable
pour
le
spectateur
paraît
être
d’accepter
l’être
composite
Fred/Peter
et
les
paradoxes
qu’il
engendre
sans
chercher
à
les
justifier.
Le
film
entier
est
énigmatiquement
infecté
par
le
trouble
psychique
du
personnage.
98
Ibid.,
p.
96-‐97.
61
Cependant,
il
est
important
de
souligner
qu’il
n’est
pas
nécessaire
d’aller
jusqu’à
la
question
de
la
schizophrénie
ou
de
la
fugue
psychogénique
pour
parler
d’un
sujet
dont
le
comportement
dénonce
un
manque
d’autonomie,
une
incomplétude
ou
insuffisance.
N’est-‐ce
pas
justement
le
cas
du
sujet
inquiet
contemporain,
tel
j’ai
essayé
de
le
définir
dans
le
chapitre
précédent
?
Un
sujet
qui
ne
répond
plus
à
la
stabilité
d’une
logique
essentialiste
classique
ou
cartésienne,
mais
qui
se
déplie
en
divers
procès
de
subjectivation
souvent
incohérents,
qui
se
manifeste
à
travers
différentes
et
souvent
incompatibles
personnalités
?
C’est
la
raison
pour
laquelle
la
dissociation
se
présente
ici
comme
un
critère
pertinent
et
fertile
pour
l’étude
de
l’inquiétude
du
sujet
à
travers
les
aventures
du
personnage
de
cinéma.
2
–
D’un
tout
et
ses
parties
Discuter
la
dissociation
c’est
aussi
mettre
inévitablement
en
évidence
la
relation
entre
un
tout
et
ses
parties
–
entre
la
pierre
et
les
fragments
de
pierre,
entre
une
entité
originelle
et
les
entités
qui
résultent
de
sa
dissociation.
Dans
ce
qui
concerne
le
cinéma,
nous
avons
déjà
vu
comment
cette
relation
entre
le
tout
et
les
parties
résonne
du
côté
d’une
réflexion
sur
le
dispositif
cinématographique,
par
exemple
dans
la
relation
entre
les
photogrammes
et
la
bande
filmique.
Il
est
possible
de
trouver
une
autre
résonnance
du
côté
de
la
composition
narrative
et
esthétique
des
films,
c’est-‐à-‐dire
des
dispositifs
particuliers,
des
stratégies
employées
dans
chaque
film,
à
l’exemple
de
celles
d’Eduardo
Coutinho
dans
Jogo
de
cena
et
de
David
Lynch
dans
Lost
highway.
Différentes
dispositifs
particuliers,
différentes
stratégies
ou,
autrement
dit,
différentes
compositions
narratives
et
esthétiques
peuvent
travailler
les
rapports
entre
un
tout
et
ses
parties
de
différentes
manières.
Ces
différentes
manières
dont
les
films
peuvent
être
composés
ont
été
étudiés
par
Cristian
da
Silva
Borges
dans
sa
thèse
de
doctorat
Vers
un
cinéma
en
fuite
:
Le
puzzle,
la
mosaïque
et
le
labyrinthe
comme
clefs
de
composition
filmique,
dirigée
par
Philippe
Dubois
et
soutenue
à
l’Université
Paris-‐3
en
2007.
Borges
a
élaboré
et
analysé
trois
catégories
majeures
de
composition
filmique,
qu’il
a
appelé
le
puzzle,
la
mosaïque
et
le
labyrinthe.
D’une
manière
générale,
chaque
62
catégorie
est
définie
selon
le
mode
de
relation
entre
la
totalité
d’un
film
et
le
degré
d’autonomie
des
parties
qui
la
composent.
Selon
Borges,
dans
un
film
composé
à
la
manière
d’un
puzzle,
une
totalité
préalable
(une
idée,
un
scénario,
bref,
une
image,
au
sens
large
du
terme)
est
reprise
et
«
recomposée
suivant
le
modèle
de
départ
»99.
Dans
cette
catégorie
de
films,
«
les
parties
sont
‘insignifiantes’,
‘plates’,
et
c’est
à
l’ensemble
de
prendre
le
relief,
tout
en
portant
l’accent
sur
le
découpage
et
la
pose
des
découpes/images,
aussi
bien
que
sur
leurs
liaisons
directes.
»100
Ainsi,
la
composition
en
puzzle
privilégie
les
rapports
de
proximité
entre
les
fragments,
et
chaque
fragment
doit
être
mis
à
une
place
prédéterminée
pour
former
une
image.
Les
fragments
eux-‐
mêmes
n’ont
guère
d’importance,
en
dehors
de
ces
rapports
de
proximité.
Les
pièces
qui
composent
une
mosaïque
sont
plus
«
indépendantes
»
que
celles
qui
composent
le
puzzle.
Dans
une
mosaïque,
les
pièces
ont
des
attributs
significatifs
par
eux-‐mêmes,
et
aussi
l’image
qu’elles
composent
n’existe
pas
au
préalable
:
«
Contrairement
au
puzzle,
qui
‘présuppose
une
totalité
préexistante
qu’il
s’agit
de
reconstituer
en
remettant
chaque
pièce
à
sa
place’,
la
mosaïque
vise
‘la
constitution
d’une
totalité
inédite,
et
donc
encore
à
inventer’.
»101
Ainsi,
dans
la
composition
en
mosaïque,
les
espaces,
les
intervalles
entre
les
fragments
deviennent
non
négligeables,
deviennent
importants.
L’accent
est
mis
sur
les
rapports
plus
lointains
(«
mnémoniques
»)
entre
les
fragments,
qui
ne
se
collent
plus
les
uns
aux
autres
comme
dans
un
puzzle
:
«
l’ensemble
n’existe
qu’en
blocs,
en
parcelles,
lesquelles
acquièrent
un
pouvoir
d’éclatement
ou
de
réverbération
qui
dépasse
leur
capacité
à
se
‘coller’
les
unes
aux
autres,
étant
donné
leur
inclination
pour
communiquer
à
distance,
ainsi
que
leur
caractère
mnémonique.
»102
La
troisième
catégorie
élaborée
par
Borges,
celle
du
labyrinthe,
traite
de
compositions
qui
forcent
encore
plus
l’écart
entre
les
fragments,
de
façon
à
99
BORGES,
Cristian.
Vers
un
cinéma
en
fuite
:
Le
puzzle,
la
mosaïque
et
le
labyrinthe
comme
clefs
de
composition
filmique.
Thèse
de
Doctorat
en
Études
cinématographiques
et
audiovisuelles
à
l’Université
Sorbonne
Nouvelle
Paris-‐3,
dir.
Philippe
Dubois,
décembre
2007,
p.
14.
100
Ibid.,
p.
93.
63
briser
inévitablement
la
totalité
de
l’image
–
soit-‐elle
donnée
d’avance
(comme
dans
le
puzzle),
ou
élaborée
au
fur
et
à
mesure
(comme
dans
la
mosaïque).
Autrement
dit,
le
film
issu
de
la
composition
en
labyrinthe
n’a
pas
de
vraie
unité,
il
ne
se
constitue
que
de
bribes,
tronçons,
inflexions,
citations
etc.
La
tortuosité
des
plis,
détournements
et
fausses
pistes
fait
que
la
forme
qui
se
rapproche
le
plus
de
ce
type
de
composition,
de
ce
degré
d’autonomie
des
parties
par
rapport
à
la
totalité
qu’elles
sont
censées
construire,
soit
la
forme
d’un
labyrinthe.
Dans
les
films
composés
à
la
manière
du
labyrinthe,
l’idée
de
récit
(de
scénario)
est
mise
en
arrière
plan
et
le
rôle
du
montage
est
détourné,
puisqu’il
s’agit
plus
de
libérer
le
regard
du
spectateur,
de
le
laisser
«
balader
»
dans
l’image,
que
de
le
faire
suivre
une
histoire
racontée.
L’accent
est
mis
sur
des
instants
auxquels
est
déléguée
une
autonomie
extrême
et
sur
des
«
micro
mouvements
»,
en
dépit
de
la
totalité.
Si
l’on
accepte
cette
catégorisation
de
la
composition
filmique
comme
un
instrument
d’analyse,
c’est
qu’elle
permet
de
discuter
de
manière
efficace
et
inventive
différentes
relations
possibles
entre
un
tout
et
ses
parties
dans
le
cinéma.
Il
semble
bien
y
avoir
une
gradation
qui
se
traduit
dans
un
degré
d’autonomie
des
parties
plus
faible
dans
la
composition
en
puzzle
que
dans
la
composition
en
mosaïque,
et
dans
un
degré
d’autonomie
extrême
des
parties
dans
la
composition
en
labyrinthe.
La
composition
en
labyrinthe
permettrait
aux
parties
un
statut
similaire
à
celui
du
tout
:
chaque
plan
ou
chaque
séquence
se
suffirait
indépendamment
du
montage
et
du
récit
;
indépendamment
du
film
lui-‐
même,
on
pourrait
presque
dire.
Il
y
a
pourtant
une
totalité
qui
persiste,
qui
héberge
et
tient
tous
les
«
blocs
»,
une
totalité
peut-‐être
brisée
et
en
arrière
plan
mais
quand
même
irréfutable,
qui
est
en
fin
de
compte
l’existence
du
film
en
tant
que
tel.
Il
me
semble
pertinent
d’emprunter
à
Cristian
da
Silva
Borges
cette
notion
de
labyrinthe
pour
la
faire
une
image
possible
de
la
dissociation.
La
relation
entre
les
«
blocs
»
d’images
et
le
film
dans
la
composition
en
labyrinthe
fonctionne
de
manière
analogue
à
la
relation
entre
une
entité
quelconque
et
les
entités
qui
résultent
de
sa
dissociation,
entre
une
pierre
et
un
fragment
de
pierre,
entre
un
sujet
ses
procès
de
subjectivation,
c’est-‐à-‐dire
entre
un
corps
biologique
et
les
personnalités
multiples
qu’il
projette.
64
Écrit
et
réalisé
par
Charlie
Kaufman
en
2008,
Synecdoche,
New
York
illustre
en
détail
ce
propos.
Caden
Cotard
(interprété
par
Phillip
Seymour
Hoffman)
est
un
metteur
en
scène
de
théâtre
hypocondriaque
qui
décide
de
réaliser
une
pièce
autobiographique
à
propos
d’un
metteur
en
scène
de
théâtre
qui
décide
de
réaliser
une
pièce
autobiographique…
là
où
le
ruban
de
Möbius
faisait
modèle
de
construction
narrative
chez
le
Lost
highway
de
Lynch,
ici
c’est
la
mise
en
abîme
qui
va
déclencher
une
série
de
dissociations.
Le
début
du
film
révèle
les
angoisses
de
Caden
à
l’égard
de
sa
mortalité.
En
se
réveillant
pour
aller
chercher
le
journal,
il
découvre
une
magazine
qui
lui
a
été
adressé
intitulé
«
Attending
to
your
illness
»
(Assistant
à
votre
maladie)
;
ensuite,
pendant
le
petit
déjeuner
avec
sa
femme
et
sa
fille,
il
apprend
la
mort
du
dramaturge
Harold
Pinter,
la
découverte
de
la
grippe
aviaire
et
la
mort
du
premier
étudiant
noir
à
l’université
d’Alabama
;
il
s’étonne
du
fait
que
les
fèces
da
sa
fille
ont
invraisemblablement
changés
de
couleur,
il
se
rend
compte
que
le
lait
dans
le
frigo
est
périmé,
et
il
regarde
une
émission
pour
enfants
à
la
télévision
qui
explique
comment
les
virus
opèrent
dans
un
organisme
vivant
;
finalement,
il
se
blesse
en
se
rasant
suite
à
un
problème
avec
le
robinet
de
sa
salle
de
bains.
Toutes
ces
actions
se
passent
dans
les
cinq
premières
minutes
du
film,
qui
correspondent
à
une
matinée
normale
dans
la
vie
de
la
famille
Cotard
–
réveil,
salle
de
bains,
radio,
journal,
petit
déjeuner,
télévision.
Mais
déjà
la
chronologie
du
film
est
très
instable
:
la
radio
annonce
le
début
de
l’automne,
puis
une
page
de
journal
indique
qu’on
est
le
14
octobre,
et
ensuite
une
autre
page
signale
qu’on
est
déjà
le
2
novembre.
L’instabilité
chronologique
prépare
le
terrain
pour
une
autre
instabilité,
celle
du
sujet
:
«
Tels
éléments
de
déstabilisation
nous
privent
de
la
possibilité
d’avoir
une
idée
cohérente
de
soi,
puisque
les
critères
pour
faire
les
distinctions
nécessaires
entre
sujet
et
objet,
soi
et
l’autre,
temps
et
espace,
sont
démontés.
Les
unités
du
film
ne
sont
pas
unifiées.
»103
103
Traduction
libre
de
l’anglais
:
«
These
and
other
destabilizing
elements
undo
the
possibility
of
having
a
coherent
idea
of
the
self,
as
so
many
of
the
criteria
for
establishing
distinctions
necessary
for
the
difference
between
subject
and
object,
self
and
Other,
time
and
space,
are
dismantled.
The
film’s
unities
are
not
unified.
»
DEMING,
Richard.
«
Living
a
part
:
Synecdoche,
65
Le
personnage
de
Caden,
dont
on
apprend
en
plus
que
l’œuvre
théâtrale
est
très
mélancolique
et
déprimante,
se
révèle
ainsi
comme
une
espèce
de
parodie,
comme
quelqu’un
qui
ne
doit
pas
vraiment
être
pris
au
sérieux
par
le
spectateur.
Ses
angoisses,
sa
faiblesse,
au
lieu
de
faire
vraisemblablement
écho
aux
faiblesses
et
angoisses
du
sujet
«
ordinaire
»,
le
transforment
en
une
créature
pathétique
à
l’extrême
–
et
c’est
une
solution
extrême
qu’il
va
chercher
pour
se
débarrasser
de
ses
problèmes.
Après
avoir
été
abandonné
par
sa
femme
et
sa
fille,
qui
quittent
New
York
pour
habiter
à
Berlin,
la
dépression
de
Caden
devient
plus
profonde.
Convaincu
qu’il
va
bientôt
mourir104,
il
décide
de
réaliser
une
grande
œuvre,
«
Je
veux
faire
quelque
chose
d'important
pendant
que
je
suis
encore
là
».
L’opportunité
se
présente
quand
il
reçoit
une
importante
subvention
d’une
institution
privée,
qui
lui
donne
toute
la
liberté
financière
pour
créer
«
quelque
chose
absolument
vraie,
profondément
belle
et
d’inlassable
valeur
pour
la
communauté
et
le
monde
entier
»
:
«
Comme
le
portail
dans
Being
John
Malkovich
ou
l'appareil
de
Lacune
dans
Eternal
sunshine
of
the
spotless
mind,
la
subvention
dans
Synecdoche,
New
York
fonctionne
comme
un
catalyseur
magique
d’un
dispositif
de
conte
de
fées.
En
donnant
à
Caden
ce
qu'il
pense
vouloir,
en
lui
permettant
de
poursuivre
son
rêve
jusqu’à
la
fin,
elle
révèle
la
folie
de
son
désir.
»105
Ce
que
Caden
décide
de
faire
c’est
de
mettre
en
scène
sa
propre
vie
–
de
quoi
d’autre
pourrait-‐il
parler
si
profondément,
si
honnêtement,
si
passionnément,
sinon
de
soi-‐même
?
L’ambition
mégalomane
de
Caden
est
de
créer
une
pièce
de
théâtre
autobiographique
capable
de
faire
le
public
réfléchir
et
ressentir
l’imminence
de
la
mort.
New
York,
and
the
problem
of
skepticism
»
in
LaROCCA,
David
(dir.).
The
philosophy
of
Charlie
Kaufman.
Lexington
:
University
Press
of
Kentucky,
2011,
p.
195-‐196.
104
Le
nom
«
Cotard
»
fait
référence
au
syndrome
de
Cotard,
un
trouble
mental
rare
qui
fait
que
l’individu
se
croit
déjà
mort
ou
inexistant
ou,
au
contraire,
immortel.
105
Traduction
libre
de
l’anglais
:
«
Like
the
portal
in
Being
John
Malkovich
or
the
Lacune
apparatus
in
Eternal
sunshine
of
the
spotless
mind,
the
grant
in
Synecdoche,
New
York
functions
as
a
magical
enabler
of
fairy-‐tale
device.
By
giving
Caden
what
he
thinks
he
wants,
allowing
him
to
pursue
his
dream
to
the
end,
it
reveals
the
folly
of
his
desire.
».
SMITH,
David
L.
«
Synecdoche,
in
part
»
in
LaROCCA,
David
(dir.).
The
philosophy
of
Charlie
Kaufman.
Op.
cit.,
p.
247.
66
L’histoire
de
l’obsession
de
Caden
par
la
mort
est
le
prétexte
pour
Charlie
Kaufman
explorer
une
autre
obsession,
que
je
comprends
comme
une
obsession
par
la
dissociation.
Chaque
personnage
de
la
vie
de
Caden
sera
représenté
par
un
acteur
dans
les
répétitions
de
la
pièce
qu’il
improvise
jour
à
jour
dans
un
hangar
gigantesque,
avec
des
milliers
de
figurants.
Puisqu’il
s’est
remarié
avec
Claire
(interprétée
par
Michelle
Williams),
une
actrice,
il
décide
de
la
faire
jouer
le
rôle
de
la
femme
du
protagoniste
de
la
pièce,
interprété
par
Sammy
(Tom
Noonan).
Sammy,
pourtant,
n’est
pas
un
vrai
acteur,
il
n’a
jamais
travaillé
dans
le
théâtre
;
il
est
un
«
spécialiste
»
en
Caden
Cotard,
il
le
connaît
mieux
que
personne,
l’imite
à
la
perfection,
anticipe
tout
ce
qu’il
va
dire
et
même
penser.
Voici
que,
dans
ce
jeu
de
miroitements,
quelques
images
vont
parvenir
à
coïncider
de
fait
avec
les
êtres
qui
les
génèrent
:
Claire
joue
le
rôle
de
Claire,
et
Sammy
–
non
pas
un
acteur,
mais
finalement
un
double
de
Caden
–
joue
le
rôle
de
Caden.
À
un
moment,
Claire
se
rend
compte
qu’elle
ne
supporte
plus
Sammy,
qui
la
traite
comme
s’ils
étaient
un
couple
dans
la
vie
réelle
et
pas
seulement
dans
la
fiction
théâtrale.
Au
moment
où
elle
décide
de
se
plaindre
à
Caden,
le
metteur
en
scène
s’abstient
de
lui
répondre
–
c’est
Sammy
lui-‐même
qui
le
fait
:
Claire
:
Je
n’aime
pas
ce
gars
que
vous
avez
trouvé
pour
vous
jouer.
Caden
:
Tu
n’aimes
pas
Sammy
?
Pourquoi
?
Je
pense
qu’il
est
un
bon
acteur.
Sammy
:
Je
ne
le
démissionnerai
pas,
il
est
la
meilleure
chose
dans
cette
pièce.
Claire
:
Il
me
dérange,
il
me
harcèle.
Il
me
prend
par
derrière
pendant
les
répétitions.
Sammy
:
Il
est
ton
mari
!
(…)
Il
faut
penser
à
la
pièce,
il
nous
faut
cela
pour
arriver
à
quelque
chose
de
réel…
Au
bout
de
cette
discussion,
exaspérée,
Claire
quitte
la
scène
en
déclarant
«
Je
pars
commencer
ma
répétition
!
»,
alors
que
Caden
semble
content,
«
C’est
génial,
vous
deux
»,
et
Sammy
demande
un
intervalle.
Ce
moment
met
le
spectateur
en
confusion
:
est-‐ce
que
les
plaintes
de
Claire
étaient
réelles,
ou
est-‐
ce
qu’elles
étaient
déjà
scénarisées
?
Était-‐ce
un
moment
de
conflit
réel,
ou
partie
d’une
répétition
?
Quoi
qu’il
en
soit,
cette
scène
révèle
que
Caden,
à
travers
les
67
consécutifs
dédoublements,
essaye
d’évacuer
sa
vie
de
tout
vrai
conflit
:
aux
personnages
de
théâtre
de
gérer
sa
malheureuse
relation
conjugale,
ses
problèmes
de
santé,
sa
haine
contre
son
ex-‐femme
devenue
peintre
à
succès
mondial,
son
désespoir
envers
sa
fille
devenue
une
prostituée…
Le
plus
les
problèmes
insistent
à
pénétrer
la
vie
de
Caden,
le
plus
Caden
s’efforce
d’étendre
le
domaine
de
son
théâtre
pour
les
faire
disparaître.
Le
hangar
devient
une
espèce
de
maquette
en
taille
réelle
de
la
ville,
avec
encore
un
hangar
à
l’intérieur
–
peu
à
peu
le
décor
de
ville
se
transforme
en
ville,
un
peu
à
la
façon
de
la
carte
en
échelle
de
1/1
qui
devient
territoire
dans
les
nouvelles
de
Lewis
Carroll
et
de
Jorge
Luis
Borges106.
Caden
demande
de
faire
construire
des
murs
et
des
façades
en
briques
pour
les
décors
de
maisons
et
appartements,
au
nom
du
réalisme
de
la
représentation,
et
un
acteur
est
recruté
pour
interpréter
Sammy
(une
deuxième
représentation
de
Caden).
Les
deux
univers,
celui
de
la
vie
de
Caden
et
celui
de
sa
représentation
théâtrale,
vont
bientôt
se
confondre
:
«
À
mesure
que
le
film
avance,
il
devient
de
plus
en
plus
difficile
pour
le
spectateur
de
déterminer
les
limites
entre
le
set
et
la
ville
de
Manhattan
elle-‐même,
tout
comme
il
devient
difficile
de
savoir
où
la
vie
de
Caden
se
termine
et
la
pièce
de
théâtre
commence.
Pourtant,
cette
tentative
de
Caden
de
représenter
son
monde
lui
fait
victime
d’un
piège
plutôt
que
lui
permet
de
s’échapper
».107
Dans
Synecdoche,
New
York,
Charlie
Kaufman
semble
ne
pas
vouloir
faire
des
économies
pour
apporter
l’histoire
à
son
terme.
Il
nous
offre
aussi
un
contrepoint
à
la
grandeur
de
la
pièce
de
Caden
dans
le
travail
de
son
ex-‐femme
devenue
artiste
à
succès
Adèle
(interprétée
par
Catherine
Keener)
:
les
peintures
d’Adèle
sont
des
portraits
en
miniature,
tellement
petits
qu’on
est
obligé
de
porter
une
loupe
pour
les
contempler.
106
Voir
CARROLL,
Lewis.
«
Sylvie
and
Bruno
concluded
»
in
The
complete
illustrated
works.
New
York
:
Gramercy
Books,
1982,
p.
727,
et
BORGES,
Jorge
Luis.
«
De
la
rigueur
de
la
science
»
in
Histoire
de
l’infamie,
histoire
de
l’éternité.
Paris
:
Union
générale
d’éditions,
1951,
p.
129.
107
Traduction
libre
de
l’anglais
:
«
As
the
movie
progresses,
it
becomes
more
and
more
difficult
for
viewers
to
determine
the
boundaries
between
the
set
and
Manhattan
itself,
just
as
it
becomes
difficult
to
know
where
Caden's
life
ends
and
the
theater
piece
begins.
Yet
Caden's
attempt
to
represent
his
world
traps
him
rather
than
allows
him
to
escape
».
DEMING,
Richard.
Op.
cit.,
p.
205.
68
Malgré
quelques
autres
motifs
évoqués
pendant
le
film
–
une
famille
qui
habite
une
maison
incendié
en
permanence,
les
questionnements
de
Caden
à
propos
de
sa
sexualité,
les
nombreuses
références
et
clins
d’œil
à
d’autres
œuvres
littéraires
et
théâtrales
et
à
des
syndromes
psychiques
obscures
etc.
–,
l’originalité
de
Synecdoche,
New
York
réside
dans
sa
complexe
structure
en
mise
an
abîme,
en
synecdoque
–
figure
littéraire
similaire
à
la
métonymie,
baptisée
d’après
le
mot
grec
synekdoche
qui
signifie
«
compréhension
simultanée
».
Par
cette
structure,
il
suffit
de
voir
une
partie
pour
comprendre
le
tout.
Il
suffit
Sammy
pour
comprendre
Caden,
parce
qu’en
effet
c’est
le
personnage
de
Sammy
qui
mieux
nous
permet
de
comprendre
que
le
film
se
propose
moins
à
raconter
l’histoire
de
la
production
d’une
pièce
de
théâtre
–
pièce
qui
de
toute
façon
restera
indéfiniment
aux
répétitions
sans
jamais
être
mise
en
scène
devant
le
public
–
et
plus
à
raconter
une
histoire
fantastique.
Cela
signifie
prendre
Sammy
par
un
vrai
double,
à
la
manière
des
doubles
de
la
littérature
fantastique,
plutôt
que
par
un
acteur
de
théâtre
quelconque.
Cette
interprétation
est
largement
incitée
dès
le
début
du
film
:
le
spectateur
est
exposé
à
l’image
de
Sammy
bien
avant
la
décision
de
Caden
de
théâtraliser
sa
vie.
Il
figure
par
exemple
en
arrière
plan
lorsque
Caden
va
chercher
le
journal
devant
sa
maison,
au
tout
début
du
film
:
Sammy
est
là,
immobile,
de
l’autre
côté
de
la
rue.
Il
accompagne
du
regard
tous
les
mouvements
de
Caden,
très
discret
et
énigmatique,
presque
un
«
double
de
proximité
»108.
Vers
la
fin
du
film,
Sammy
tombe
amoureux
de
Hazel
(Samantha
Morton),
assistante
et
amante
de
Caden,
alors
qu’il
était
censé
tomber
amoureux,
pour
respecter
le
jeu
de
représentations,
de
Tammy
(Emily
Watson),
qui
est
l’actrice
qui
interprète
Hazel.
Fou
de
cet
amour
impossible,
Sammy
se
suicide
en
sautant
du
haut
d’un
immeuble.
Effrayé
de
témoigner
ce
qui
représente
sa
propre
mort,
Caden
reproche
hystériquement
le
corps
affalé
par
terre
:
«
Je
n’ai
pas
sauté,
Sammy
!
».
Voici
que,
par
ce
geste
inattendu,
comme
un
fragment
de
pierre
qui
se
découvre
pierre,
Sammy
découvre
son
autonomie.
Il
rompt
la
relation
de
108
Expression
de
Clément
Rosset
pour
désigner
l’ombre,
le
reflet
et
le
écho,
le
double
de
proximité
«
est
le
garant
de
la
matérialité
de
l’objet
qu’il
duplique,
[mais]
il
est
en
revanche
parfaitement
privé
lui-‐même
de
matérialité
et
ne
constitue
que
l’‘impression
fugitive’
d’un
corps
accompagnateur
de
corps.
»
ROSSET,
Clément.
Impressions
fugitives
:
L’ombre.
Le
reflet.
L’écho.
Paris
:
Les
Éditions
de
Minuit,
2004,
p.
18.
69
dédoublement
en
accomplissant
un
mouvement
au-‐delà
les
possibilités
de
Caden,
parce
que
celui-‐ci,
hypocondriaque,
déprimé,
obsédé
par
la
mort,
est
aussi
pathétique
et
lâche,
incapable
de
prendre
des
décisions
dans
sa
propre
vie,
en
dehors
de
l’univers
théâtral
qu’il
a
inventé.
Le
rapport
entre
les
deux,
Caden
comme
le
tout
(l’être
originel)
et
Sammy
comme
une
partie
(un
double,
une
«
ombre
»,
une
image
dissociée
de
Caden),
change
brusquement
et
commence
ainsi
à
faire
écho,
à
l’intérieur
du
récit
fictionnel,
à
la
définition
de
composition
cinématographique
en
labyrinthe
décrite
par
Cristian
da
Silva
Borges
:
si
avant
Sammy
était
un
être
composé
tel
un
puzzle,
censé
reconstituer
fidèlement
l’image
de
Caden,
maintenant,
dans
sa
mort,
il
fait
preuve
d’une
autonomie
similaire
à
celle
des
parties
par
rapport
au
tout
dans
une
composition
en
labyrinthe,
il
se
dégage
en
quelque
sorte
de
l’image
préalable
dont
il
provient.
À
partir
de
ce
moment,
on
ne
peut
s’empêcher
de
se
demander
ce
qui
va
se
passer
avec
Caden
:
comment
va-‐t-‐il
supporter
cette
mort
anticipée
?
Avant
de
se
lancer
dans
la
réalisation
de
long-‐métrages
avec
Synecdoche,
New
York,
Charlie
Kaufman
avait
écrit
deux
scénarios
qui
établissent
de
manière
singulière
la
dissociation
comme
thème
central
:
Being
John
Malkovich
(réalisé
par
Spike
Jonze
en
1999)
et
Eternal
sunshine
of
the
spotless
mind
(réalisé
par
Michel
Gondry
en
2004).
Tout
comme
dans
Synecdoche,
ces
deux
films
privilégient
les
rapports
d’un
personnage
avec
lui
même,
ce
qui
signifie
que,
dans
ces
films,
le
sujet
réussit
à
prendre
une
distance
de
soi,
une
distance
qui
va
parfois
jusqu’à
l’aliéner
complètement
:
«
Selon
Kaufman,
nous
avons
tous
une
altérité
intérieure.
Nous
sommes
étrangers
à
nous-‐mêmes
–
séparés,
divisés,
aliénés.
Dans
son
travail,
Kaufman
explore
les
manifestations
de
cette
altérité
;
il
fait
particulièrement
des
efforts
pour
illustrer
des
manifestations
littérales
de
cet
autre
intérieur.
À
chaque
film,
Kaufman
élabore
des
situations
où
le
sujet
est
obligé
à
faire
face
à
la
nature
de
son
identité,
de
sa
morale,
ainsi
qu’à
ses
défaillances,
en
externalisant
ses
doutes,
ses
réflexions,
ses
peurs
et
ses
secrets.
»109
109
Traduction
libre
de
l’anglais
:
«
According
to
Kaufman,
we
possess
an
inner
alterity.
We
are
other
to
ourselves
–
separated,
divided,
alienated.
In
his
work,
Kaufman
explores
how
that
alterity
is
made
manifest;
in
several
cases,
he
devotes
a
lot
of
attention
to
illustrating
the
literal
manifestation
of
one’s
inner
other.
In
film
after
film,
Kaufman
creates
scenarios
in
which
a
person
is
forced
to
contend
with
the
nature
of
his
identity,
morality,
and
failings
by
externalising
his
70
Dans
Being
John
Malkovich,
le
marionnettiste
Craig
Schwartz
(interprété
par
John
Cusack)
découvre
un
portail
menant
directement
dans
la
tête
de
l’acteur
John
Malkovich
(interprété
par
Malkovich
lui-‐même).
Cela
ne
signifie
pas
qu’en
traversant
ce
portail
le
personnage
va
avoir
accès
au
psychisme
de
Malkovich
:
en
effet,
une
fois
dans
la
tête
de
l’acteur,
ce
que
Craig
épreuve
est
plutôt
un
autre
«
point
de
vue
»,
littéralement
parlant,
parce
que
son
regard
est
placé
derrière
les
yeux
de
son
«
hôte
»
(un
masque
ovale
sur
le
plan
en
caméra
subjective
de
Craig/Malkovich
symbolise
tel
emplacement).
Il
y
garde
sa
conscience,
sa
mémoire,
ses
sentiments,
et
il
n’a
pas
accès
à
ceux
de
l’acteur,
seulement
il
témoigne
toutes
ses
actions.
On
perçoit
alors
que
ce
portail
magique
(dont
le
mode
de
fonctionnement
n’est
jamais
vraiment
expliqué)
opère
une
dissociation
entre
le
corps
et
l’esprit
–
non
pas
dans
un
sens
religieux,
mais
dans
une
métaphore
de
libération
d’une
conscience
qui
n’a
pas
besoin
de
corps
pour
exister.
Quand
Craig
est
dans
la
tête
de
Malkovich,
son
corps
disparaît
–
il
devient
caméra
subjective,
alors
que
sa
conscience
persiste
à
travers
la
voix
off.
Marionnettiste
frustré
de
ne
pas
avoir
son
talent
reconnu
dans
le
monde
artistique,
forcé
à
chercher
du
travail
bureaucratique
et
emprisonné
dans
un
mariage
malheureux
avec
Lotte
(interprétée
par
Cameron
Dias),
Craig
trouve
dans
Malkovich
une
possibilité
d’échapper
à
son
existence
misérable.
D’abord,
il
essaye
d’utiliser
sa
découverte
pour
séduire
Maxime
(Catherine
Keener),
sa
collègue
de
travail
;
ensuite,
de
plus
en
plus
réfugié
à
l’intérieur
de
la
tête
de
Malkovich,
il
apprend
une
manière
de
le
contrôler,
et
il
finit
par
transformer
la
star
en
une
poupée
humaine.
Les
interventions
constantes
de
Craig
à
l’intérieur
de
Malkovich
font
que
celui-‐ci
commence
à
lui
ressembler
:
il
perd
du
poids,
laisse
pousser
les
cheveux
et
manifeste
les
mêmes
manies,
gestuelles
et
la
même
façon
de
parler
que
son
«
parasite
».
Il
développe
aussi
du
talent
avec
les
marionnettes
:
Craig
profite
de
la
notoriété
de
Malkovich
pour
se
relancer,
lui
faisant
quitter
sa
carrière
d’acteur
pour
devenir
un
marionnettiste
à
succès.
Pourtant,
si
l’ambition
de
Craig
était
de
transformer
sa
propre
vie,
de
se
libérer
de
ses
angoisses
et
peurs
(qu’il
projetait
toujours
dans
ses
numéros
de
marionnette),
il
ne
réussit
pas.
Contrairement
à
ce
qu’il
croit,
le
portail
n’offre
inner
doubts,
reflections,
fears,
and
secrets.
»
LaROCCA,
David
(dir.).
The
philosophy
of
Charlie
Kaufman.
Op.
cit.,
p.
8.
71
aucune
possibilité
de
libération.
Cela
devient
évident
lorsque
Malkovich
lui-‐
même
traverse
le
portail
et
se
place
paradoxalement
dans
sa
propre
tête,
où
il
est
alors
en
même
temps
présent
et
co-‐présent.
Ce
qu’il
voit,
c’est
un
univers
où
tout
le
monde
est
devenu
John
Malkovich
et
où
le
seul
mot
possible
est
la
reproduction
de
son
propre
nom
:
un
univers
terrifiant
justement
parce
que,
au
lieu
d’offrir
une
possibilité
de
fuite,
il
matérialise
de
manière
flagrante
son
impossibilité.
Au
lieu
de
devenir
quelqu’un
d’autre
à
travers
(en
incorporant)
Malkovich,
Craig
ne
fait
qu’injecter
ses
peurs
et
angoisses
dans
cet
autre.
Autrement
dit,
il
transforme
graduellement
l’autre
en
une
version
de
lui-‐même
:
«
Craig
cherche
à
se
soustraire
de
sa
propre
vie
par
la
prise
en
charge
de
Malkovich
mais,
parce
que
toute
différence
que
Malkovich
pourrait
présenter
est
supprimée,
il
finit
simplement
par
se
répéter
ou
se
reproduire.
»110
Voici
l’ironie
qui
fait
la
«
morale
»
de
l’histoire
:
Craig
réussit
à
occuper
et
dominer
complètement
le
corps
d’un
autre,
mais
il
demeure
prisonnier
de
son
propre
psychisme.
Si
dans
Being
John
Malkovich
le
principe
dissociateur
consiste
dans
une
conception
dualiste
qui
fait
une
distinction
entre
le
corps
et
l’esprit
du
sujet,
Eternal
sunshine
of
the
spotless
mind
investit
dans
une
dissociation
à
l’intérieur
même
de
l’esprit.
Le
film
raconte
l’histoire
du
couple
Joel
(interprété
par
Jim
Carrey)
et
Clementine
(Kate
Winslet).
Après
une
séparation
douloureuse,
Clementine
décide
d’oublier
Joel
pour
toujours
–
grâce
à
un
procédé
novateur
offert
par
la
firme
«
Lacuna
Inc.
»,
elle
réussit
à
effacer
de
sa
mémoire
tous
les
souvenirs
liés
à
leur
relation.
Fondé
par
le
docteur
Mierzwiak
(Tom
Wilkinson),
«
Lacuna
Inc.
»
s’occupe
non
seulement
de
supprimer,
avec
des
appareils
scientifiques
et
ordinateurs,
les
souvenirs
indésirables,
mais
aussi
de
jeter
tous
les
objets
qui
puissent
d’une
manière
ou
d’une
autre
les
évoquer,
et
même
de
prévenir
les
amis
et
familiers
de
la
décision
de
leurs
clients
pour
que
ceux-‐ci
fassent
attention
à
ne
pas
mentionner
les
événements
oubliées
devant
eux
:
110
Traduction
libre
de
l’anglais
:
«
Craig
seeks
to
escape
himself
by
taking
over
Malkovich,
but
because
any
difference
Malkovich
might
represent
is
suppressed,
he
ends
up
merely
repeating
or
reproducing
himself.
»
FALZON,
Christopher.
«
On
Being
John
Malkovich
and
not
being
yourself
»
in
LaROCCA,
David
(dir.).
The
philosophy
of
Charlie
Kaufman.
Op.
cit.,
p.
60.
72
«
Clementine
Kruczynski
a
fait
effacer
Joel
Barish
de
sa
mémoire.
S’il
vous
plaît,
ne
lui
parlez
plus
jamais
de
leur
relation.
Merci.
»
Joel
apprend
éventuellement
la
décision
de
Clementine
et,
consterné,
décide
de
faire
pareil
et
d’effacer
lui
aussi
ses
souvenirs
de
leur
relation.
Il
prend
rendez-‐vous
avec
le
docteur
Mierzwiak,
passe
toutes
les
étapes
préopératoires
et,
le
moment
venu
pour
l’«
opération
»,
se
fait
anesthésier
et
tombe
dans
un
sommeil
profond.
Pourtant,
alors
qu’il
est
supposé
être
déjà
inconscient,
il
change
d’idée
et
s’aperçoit
qu’il
préfèrerait
quand
même
garder
Clementine
dans
sa
mémoire.
Incapable
de
se
réveiller
pour
arrêter
l’opération,
Joel
entreprend
une
aventure
synaptique
dans
son
«
monde
intérieur
»
pour
la
protéger
de
l’extermination
menée
par
l’équipe
de
«
Lacuna
Inc.
».
Il
essaye
de
la
cacher,
sa
mémoire
de
Clementine,
dans
d’autres
souvenirs
qui
ne
concernent
pas
leur
relation
–
souvenirs
de
son
passé,
même
de
son
enfance,
et
souvenirs
refoulés
bien
protégés
par
son
subconscient.
La
possibilité
offerte
par
«
Lacuna
Inc.
»
présuppose
ainsi
la
possibilité
de
dissocier
la
mémoire
des
autres
activités
psychiques,
et
même
de
dissocier
les
souvenirs
des
moments,
des
gens
(les
parties)
de
la
mémoire
en
soi
(le
tout).
L’articulation
entre
les
souvenirs
et
le
«
corps
psychique
»
(soit
la
mémoire,
le
conscient
et
l’inconscient)
devient
malléable,
plastique,
réarrangeable.
Au
contraire
de
la
plupart
des
comédies
de
remariage,
Eternal
sunshine
of
the
spotless
mind
ne
part
pas
exactement
de
la
construction
des
personnages
pour
monter/démonter/remonter
une
relation
amoureuse
entre
eux
;
il
part
davantage
d’une
relation
amoureuse
donnée
pour
monter/démonter/remonter
les
personnages
qui
s’y
trouvent
impliqués.
L'attirance
des
compositions
«
labyrinthiques
»,
où
l’autonomie
et
l’écart
entre
les
parties
mettent
en
question
la
cohérence
et
la
possibilité
même
d’un
tout
(trompes
l’œil,
mises
en
abîme,
structures
en
boucle),
qui
fait
aussi
l’énigme
des
nouvelles
fantastiques
de
Jorge
Luis
Borges
ou
encore
des
impressions
de
M.
C.
Escher,
est
d’une
certaine
manière
déjà
présente,
dans
le
cinéma,
dans
l’œuvre
de
Georges
Méliès.
C’est
que
le
réalisateur
français,
«
précurseur
»
des
effets
spéciaux,
«
a
sauté
à
pieds
joints
à
travers
le
miroir
tendu
par
Edison
et
les
frères
73
Lumière
et
(…)
retombé
dans
l’univers
de
Lewis
Carroll
»,
transformant,
écrit
Edgar
Morin,
par
le
biais
du
fantastique,
le
«
cinématographe
»
en
«
cinéma
».111
Dans
un
de
ses
premiers
films,
Un
homme
de
têtes
(1898),
Méliès
met
en
scène
un
ensemble
de
dissociations
littérales
de
son
propre
corps.
Il
«
se
décapite
»
et
multiplie
sa
tête
jusqu’à
avoir,
simultanément,
quatre
têtes
«
vivantes
»
:
une
sur
son
corps
et
trois
disposées
dans
deux
tables.
Quatre
têtes
identiques
mais
quand
même
indépendantes,
qui
s’agitent
et
réagissent
librement,
dont
trois
détachées
du
corps
sur
lequel
demeure
le
statut
de
personnage-‐protagoniste.
Dans
un
passage
de
son
ouvrage
Changement
de
têtes
:
de
Georges
Méliès
à
David
Lynch,
Diane
Arnaud
mentionne
le
commentaire
d’Edgar
Morin
et
ajoute
que,
à
travers
son
cinéma,
Méliès
«
accomplit
une
aventure
anthropologique
:
dévoiler
à
travers
le
dédoublement
de
l’image
et
l’imaginaire
fantomatique
les
fondements
archaïques
de
la
pensée
humaine.
»112
Le
motif
de
la
dissociation,
sous
forme
de
la
multiplication
du
personnage,
est
récurrent
et
très
important
chez
Méliès,
comme
l’on
peut
constater
facilement,
par
exemple,
dans
Le
portrait
mystérieux
(1899),
L’homme
orchestre
(1900),
L’homme
à
la
tête
en
caoutchouc
(1901)
et
Le
mélomane
(1903),
ces
deux
derniers
comportant
aussi
des
moments
de
décapitation
–
puisque,
souvent
chez
Méliès,
«
se
multiplier
ne
va
pas
toutefois
sans
perdre
la
tête.
»113.
Cependant,
cet
impératif
de
multiplication
est
toujours
résolut
à
la
fin,
quand
les
doubles
et
les
têtes
autonomes
disparaissent
et
le
réalisateur,
corps
entier,
tête
comprise,
vient
saluer
une
dernière
fois
son
public.
Comme
suggère
Artaud,
dans
le
cinéma
de
Méliès,
la
dissociation
peut
être
comprise
aussi
comme
un
clin
d’œil
allégorique
à
la
polyvalence
artistique
du
réalisateur
:
«
Chez
Méliès,
il
n’en
restera
plus
qu’un
après
les
délires
du
multiple.
Cette
nécessité
est
inhérente
à
la
logique
de
création
puisque
la
dimension
allégorique
des
duplications
renvoie
à
sa
polyvalence
artistique.
C’est
le
même
homme
qui
est
à
la
fois
peintre,
machiniste,
opérateur,
illusionniste,
dessinateur
et
acteur.
Après
avoir
joué
plusieurs
personnages
autonomes
qui
n’en
font
qu’à
leur
tête,
il
111
MORIN,
Edgar.
Le
cinéma
ou
l’homme
imaginaire
:
Essai
d’anthropologie
sociologique.
Paris
:
74
revient
seul
à
l’écran
pour
saluer
le
public
qui
l’identifie
à
la
figure
d’un
créateur
‘drôlement’
tout-‐puissant.
»114
Cette
remarque,
dans
la
mesure
où
elle
suggère
que
les
dissociations
à
l’écran
servent,
en
fin
de
compte,
à
une
«
autopromotion
»
du
polyvalent
Méliès,
pourrait
délégitimer
en
quelque
sorte
la
puissance
et
les
enjeux
esthétiques
de
la
dissociation.
Il
me
semble
nonobstant
qu’il
n’y
a
rien
d’illégitime
dans
l’inquiétude
de
cet
homme
qui
accumulait
presque
toutes
les
fonctions
dans
la
création
de
films
novateurs
et
engageants
et
qui
malgré
tout
tombait
peu
à
peu
dans
l’oubli
–
quand
son
œuvre
fut
finalement
redécouverte
et
reconnue
dans
son
importance
le
réalisateur
avait
déjà
plus
de
soixante-‐dix
ans115.
Comme
expliquent
Pierre
Jourde
et
Paolo
Tortonese,
«
Lorsque
le
corps
se
dédouble,
se
multiplie,
se
fractionne,
la
question
est
de
savoir
où
réside
le
centre
de
la
personne
»116
;
déjà
chez
Méliès
les
opérations
esthétiques
de
division
et
de
multiplication
du
corps
humain
expriment
des
soucis
sur
l’identité.
Méliès
et
ses
figures
de
la
dissociation
–
morcellements
du
corps,
décapitations,
métamorphoses,
dédoublements
–
peuvent
ainsi
être
considérés
un
premier
exemple
avant
la
lettre
de
la
manière
par
laquelle
l’éclatement
du
personnage
de
cinéma
peut
être
appelé
à
exprimer
l’inquiétude
du
sujet
contemporain.
3
–
Une
question
de
plasticité
Le
fait
que
le
personnage
(dont
le
corps
n’est
qu’un
premier
élément
donné)
soit
dissociable
présuppose
sa
non-‐unicité,
sa
mouvance,
sa
capacité
à
se
métamorphoser.
Autrement
dit,
il
y
a
dans
le
personnage
quelque
chose
de
malléable,
de
plastique.
La
prise
en
compte
de
cette
plasticité
du
personnage
est
le
principe
fondateur
de
Holy
motors
(Leos
Carax,
2012).
Ce
film
comporte
par
ailleurs
quelques
scènes
où
la
plasticité,
non
pas
du
personnage
mais
de
l’image
elle-‐
114
Ibid.,
p.
37.
115 Cette période finale de la vie de Méliès est par exemple illustré dans le film Hugo (Martin
Scorsese,
2011),
adapté
du
roman
pour
enfants
L’invention
de
Hugo
Cabret
de
Brian
Selznick.
116
JOURDE,
Pierre
et
TORTONESE,
Paolo.
Visages
du
double
:
Un
thème
littéraire.
Paris
:
Nathan,
75
même,
est
radicalement
mise
en
évidence
–
je
pense,
par
exemple,
à
une
séquence
en
infrarouge,
ou
encore
à
la
fameuse
«
séquence
27
»
où,
pendant
un
travelling
avant
du
parcours
d’une
voiture
à
travers
un
cimetière,
«
le
paysage
se
liquéfie
et
l’abstraction
plastique
fait
signe
»,
comme
explique
le
plasticien
Jacques
Perconte,
responsable
par
la
création
de
l’effet117.
Ce
qui
aurait
pu
se
passer
comme
une
pure
abstraction
ou
comme
un
défaut
technique
du
numérique
est
un
effet
souhaité
par
Carax
que
je
propose
d’interpréter
ici
comme
une
transposition
de
la
prémisse
du
récit
vers
la
matérialité
du
film
–
ou
plutôt
de
la
vidéo.
Pour
ce
qui
concerne
le
récit
et
le
personnage,
le
film
raconte
une
journée
de
travail
de
Monsieur
Oscar
(interprété
par
Denis
Lavant).
Après
un
prologue
énigmatique
qui
met
en
scène
Leos
Carax
lui-‐même
découvrant
une
salle
de
cinéma
derrière
le
mur
de
sa
chambre
(scène
qui
expose
une
curieuse
dissociation
entre
le
son
et
l’image
:
on
entend
les
bruits
d’un
port,
mais
on
voit
par
la
fenêtre
de
la
chambre
que
celle-‐ci
se
trouve
à
côté
d’un
aéroport),
on
accompagne
les
déplacements
de
ce
Monsieur,
présenté
alors
comme
un
riche
homme
d’affaires,
d’un
«
rendez-‐vous
»
à
l’autre,
dans
une
limousine
conduite
par
Céline
(Édith
Scob).
La
limousine,
telle
une
coulisse
de
théâtre,
lui
permet
de
se
préparer,
s’habiller
et
se
maquiller
conformément
aux
besoins
de
chaque
«
rendez-‐vous
»
–
c’est
que,
à
chaque
fois,
il
incarne
un
rôle
différent.
Il
devient
d’abord
une
vieille
mendiante
roumaine,
puis
un
cascadeur
dans
un
studio
d’animation
3D
pendant
une
séance
de
capture
de
mouvements,
une
créature
monstrueuse
qui
kidnappe
une
mannequin
photographique,
un
père
de
famille
qui
cherche
sa
fille
adolescente
dans
une
soirée,
un
vieil
homme
sur
son
lit
de
mort…
On
ne
tarde
pas
à
comprendre
que
Monsieur
Oscar
est
un
acteur
de
cinéma
qui
interprète
plusieurs
rôles,
sans
rapport
les
uns
avec
les
autres,
pendant
une
même
journée.
La
notion
de
protagoniste
s’éclate
de
telle
manière
qu’on
ne
peut
jamais
vraiment
savoir
qui
est
Monsieur
Oscar.
Sans
prendre
en
117
Cet
effet
est
normalement
nommé
«
datamoshing
».
Il
s’agit
de
successives
compressions
des
données
numériques
de
l’image
résultant
successives
pertes
de
qualité,
jusqu’à
rendre
une
image
tellement
déformé
qu’on
la
prend
par
une
abstraction.
La
séquence
et
le
commentaire
de
Perconte
sont
disponibles
sur
la
page
Vimeo
de
l’artiste
:
https://vimeo.com/54730322,
dernière
consultation
le
3
août
2013.
76
compte
les
scènes
dans
la
limousine,
on
ne
connaît
que
ses
rôles.
Le
plus
probable
est
que,
lorsqu’on
l’avait
vu
au
début
du
film
en
homme
d’affaires
–
et
aussi
lorsqu’on
le
voit
en
«
père
»
d’une
famille
de
chimpanzés
à
la
fin
–,
c’était
déjà
un
«
rendez-‐vous
»
à
l’ordre
du
jour,
et
non
pas
la
vraie
vie
de
l’acteur.
Les
remarques
de
Céline
qui
semblent
ponctuer
le
début
et
la
fin
de
sa
journée
de
travail
n’y
changent
rien
:
«
Le
premier
dossier
est
à
vos
côtés
»,
dit
elle
à
l’homme
d’affaires
;
puis,
en
lui
donnant
sa
paie
pour
la
journée,
elle
lui
dit
«
À
demain,
Monsieur
Oscar
»,
avant
de
l’abandonner
dans
la
maison
avec
les
primates
;
et
pourtant
on
a
l’impression
que
Monsieur
Oscar
jouait
déjà
avant
de
se
rendre
dans
la
limousine,
et
qu’il
continue
à
jouer
après
le
départ
de
Céline.
Comme
le
protagoniste
de
Zelig
(Woody
Allen,
1983),
on
ne
connaît
de
Monsieur
Oscar
que
des
facettes
artificielles
qui,
finalement,
nous
disent
très
peu
sur
lui.
Cette
opacité
du
personnage
relève
en
partie
du
fait
que,
l’exception
faite
à
la
séquence
dans
le
studio
d’animation,
aucun
trace
d’équipe
de
tournage,
de
mise
en
scène,
de
caméra,
ne
soit
jamais
aperçue.
De
cette
manière,
quand
Monsieur
Oscar
joue
le
rôle
d’un
assassin,
il
est
un
assassin.
C’est
ainsi
qu’on
voit
Monsieur
Oscar
en
Alex,
tueur
à
gages
chauve,
tuer
Theo
(lui
aussi
interprété
par
Denis
Lavant),
travailleur
de
nuit
dans
un
entrepôt
;
et
c’est
ainsi
qu’on
lui
voit,
avec
un
masque
de
fils
de
fer
barbelé,
tuer
un
banquier
(le
même
homme
d’affaires
qu’on
a
vu
au
début
du
film,
soit
encore
une
fois
Denis
Lavant)
dans
un
café.
Les
deux
séquences
se
terminent
avec
une
mort
de
Monsieur
Oscar
lui-‐
même.
D’abord
c’est
Theo
qui,
après
avoir
été
rasé
et
habillé
de
façon
à
devenir
un
vrai
sosie
de
son
assassin,
se
«
réveille
»
de
la
mort
pour
lui
frapper
dans
le
cou
(le
même
coup
de
couteau
qui
Alex
lui
avait
donné)
;
et
ensuite
le
tueur
masqué
est
abattu
par
les
gardes
du
corps
du
banquier
qu’il
venait
d’assassiner.
Dans
les
deux
cas,
Céline
vient
au
secours
de
son
passager
agonisant
et
lui
ramène
à
la
limousine.
Très
prudente,
elle
lui
rappelle
qu’il
a
encore
d’autres
entretiens
à
l’ordre
du
jour
et
qu’il
faut
se
dépêcher
:
«
Monsieur
Oscar,
nous
allons
nous
mettre
en
retard
».
Une
fois
dans
la
limousine,
l’acteur
arrête
de
représenter
sa
mort
qui,
en
quelques
secondes
à
peine,
avait
l’air
si
définitive.
À
travers
la
multiplication
de
personnages
incarnés
par
le
Monsieur
Oscar
de
Denis
Lavant,
Holy
motors
se
métamorphose
en
différents
genres
filmiques
–
film
d’amour,
science-‐fiction,
comédie
musicale
etc.
Derrière
ces
dissociations,
il
77
paraît
y
avoir
la
détermination
de
Leos
Carax
de
construire
une
critique,
un
discours
sur
l’importance
et
le
futur
du
cinéma.
Les
références
et
clins
d’œil
à
d’autres
films
et
réalisateurs
sont
nombreux118.
Dans
la
diégèse,
cette
détermination
du
réalisateur
est
justifiée
par
une
prémisse
fantastique.
Un
dialogue
en
particulier
explique
que
le
travail
des
acteurs
est
devenu
moins
de
simplement
«
jouer
»
et
plus
d’«
incarner
»
vraiment
les
personnages
parce
qu’ils
ne
peuvent
plus
savoir
où
se
trouvent
les
caméras.
Pendant
ce
dialogue,
Monsieur
Oscar
regrette
cette
condition:
«
Quand
j’étais
jeune,
elles
[les
caméras]
étaient
plus
hautes
que
nous
;
ensuite
elles
sont
devenues
plus
petites
que
nos
têtes.
Aujourd’hui,
on
ne
les
voit
plus
du
tout.
Alors
oui,
moi
aussi
j’ai
du
mal
à
y
croire
parfois.
»
Il
explique
ensuite
que,
malgré
sa
fatigue
et
sa
colère
contre
ce
système,
il
continue
sa
carrière
d’acteur
pour
les
mêmes
raisons
qui
l’ont
fait
commencer
:
«
Je
continue
comme
j’ai
commencé
:
pour
la
beauté
du
geste
».
On
ressent
cette
même
impuissance
et
mélancolie
lorsque
Monsieur
Oscar
rencontre
Jean
(interprétée
par
Kylie
Minogue),
une
collègue
actrice
avec
qui
il
a
déjà
eu
une
histoire.
Prenant
tous
les
deux
une
pause
d’une
demi-‐heure
«
pour
rattraper
vingt
ans
»,
ils
se
promènent
à
la
Samaritaine
–
un
grand
magasin
parisien
qui,
fermé
pour
travaux,
se
trouve
abandonné,
des
morceaux
de
mannequins
éparpillés
par
terre.
À
guise
de
conversation,
avant
de
lui
demander
de
partir,
elle
chante
le
thème
du
film,
dont
le
leitmotiv
est
l’interrogation
«
Who
were
we,
who
were
we,
when
we
were
who
we
were
back
then
?
»
(«
Qui
étions-‐
nous
quand
nous
étions
ce
que
nous
étions
au
début
?
»).
Ils
se
quittent
sans
que
Monsieur
Oscar
puisse
lui
révéler
un
secret
(«
Il
y
a
une
chose
que
tu
ne
sais
pas
sur
nous
»).
Holy
motors,
en
quelque
sorte
une
déclaration
d’amour
au
cinéma
et
une
expression
de
désillusion
face
aux
tendances
du
cinéma
contemporain,
aborde
frontalement
la
question
de
la
plasticité.
Il
offre
au
spectateur
des
moments
engageants
tout
en
lui
refusant
le
soutien
d’un
récit
conventionnel.
Chaque
moment
est
considérablement
autonome,
un
peu
comme
si
le
film
était
constitué
118
Voir
par
exemple
la
contribution
de
Paul
Hammond
à
la
discussion
«
Hail
Holy
Motors
»
:
CONOMOS,
John
et
al.
«
Hail
Holy
Motors
»
in
LOLA,
nº3,
décembre
2012,
disponible
sur
http://www.lolajournal.com/3/hail_holy_motors_1.html,
dernière
consultation
le
3
août
2013.
78
de
plusieurs
court-‐métrages.
L’idée
qui
unit
ces
moments
est
que
le
cinéma
doit
assumer
son
potentiel
plastique
:
pas
seulement
raconter
des
histoires,
mais
penser
plastiquement
les
images,
les
mouvements,
les
corps
et
les
notions
comme
celle,
justement,
de
personnage.
Pendant
un
entretient
pour
le
dossier
de
presse
du
film,
Leos
Carax
a
dit
que,
si
Denis
Lavant
avait
refusé
d’interpréter
Monsieur
Oscar,
il
aurait
proposé
le
rôle
à
Lon
Chaney,
Charlie
Chaplin,
Peter
Lorre
ou
Michel
Simon
;
et
il
continue
:
«
Comme
le
cinéma
lui-‐même,
Denis
Lavant
vient
des
planches,
de
la
fête
et
du
cirque.
Son
corps
est
sculpté
comme
ceux
des
athlètes
chronophotographiés
par
Étienne-‐Jules
Marey
[chronophotographies
qui
sont
éventuellement
montrées
dans
Holy
Motors].
Et
quand
je
filme
ce
corps
en
mouvement,
mon
plaisir
est
le
même,
j’imagine,
que
celui
de
Muybridge
face
à
son
cheval
au
galop.
»
119
On
peut
comprendre
par
là
l’importance
que
le
réalisateur
accorde
à
la
versatilité,
à
une
certaine
virtuosité
inclassable
de
l’acteur
(et
aussi
du
film
lui-‐
même),
à
sa
capacité
d’effectuer
par
son
jeu
l’éclatement
du
personnage
–
à
sa
capacité
de
dissociation,
à
sa
plasticité.
Maintenant,
pour
mieux
comprendre
la
correspondance
que
je
propose
d’articuler
ici
entre
capacité
de
dissociation
et
plasticité,
il
est
intéressant
d’investiguer
la
notion
de
plasticité
en
soi
–
et
notamment
résoudre
le
problème
de
l’ambigüité
qui
souvent
la
menace.
Dans
un
ouvrage
consacré
à
cette
question,
la
philosophe
Catherine
Malabou
récupère
l’origine
étymologique
du
terme
pour
formuler
une
première
définition
:
«
‘Plastique’
vient
du
grec
plassein
qui
signifie
‘modeler’.
La
‘plastique’
désigne
l’art
de
l’élaboration
des
formes
(…).
L’adjectif
‘plastique’,
quant
à
lui,
a
deux
significations
opposées
:
d’une
part,
‘susceptible
de
changer
de
forme’,
malléable
(la
cire,
la
terre
glaise,
l’argile
sont
dites
‘plastiques’)
;
d’autre
part,
‘susceptible
de
donner
la
forme’,
comme
les
arts
plastiques
ou
la
chirurgie
plastique.
Est
‘plastique’
le
support
qui
est
capable
de
garder
la
forme
qu’on
lui
a
imprimée,
de
résister
au
119
Voir
le
dossier
de
presse
du
film
disponible
sur
http://www.artificial-‐
79
mouvement
d’une
déformation
infinie.
En
ce
sens,
‘plastique’
s’oppose
à
‘élastique’,
‘visqueux’
ou
encore
à
‘polymorphique’,
dont
on
le
croit
trop
souvent
synonyme.
Le
substantif
‘plasticité’,
enfin,
désigne
le
caractère
de
ce
qui
est
plastique,
c’est-‐à-‐dire
de
ce
qui
est
susceptible
de
recevoir
comme
de
donner
la
forme.
»120
On
voit
bien
aujourd’hui
comment
cette
définition
de
plasticité
dépasse
le
cadre
esthétique,
se
faisant
un
«
schème
opératoire
de
plus
en
plus
prégnant
»
aussi
en
domaines
si
diverses
que
la
médicine,
la
neurobiologie
ou
l’ethnologie,
par
exemple121.
En
outre,
dans
une
époque
où
la
matière
plastique
se
fait
une
espèce
de
«
solvant
universel
» 122 ,
où,
comme
dit
Roland
Barthes,
règne
l’impression
que
«
le
monde
entier
peut
être
plastifié,
et
la
vie
elle-‐même,
puisque,
paraît-‐il,
on
commence
à
fabriquer
des
aortes
en
plastique
»123 ,
parler
de
plasticité
pourrait
facilement
conduire
à
une
critique
idéologique.
La
matière
plastique
serait
sans
plus
associé
à
la
culture
nord-‐américaine
et
au
capitalisme,
et
responsabilisée
pour
l’«
artificialité
»
du
monde
moderne
et
contemporain.
C’est
une
des
voies,
par
exemple,
de
Jean
Baudrillard
ou
encore
d’Umberto
Eco
:
«
Pour
Eco,
l’Amérique
est
un
lieu
‘où
le
Bien,
l’Art,
le
Conte
de
fée
et
l’Histoire,
incapables
de
devenir
chair,
doivent
au
moins
devenir
plastique’
[ECO,
Umberto.
Travels
in
hyper
reality
:
Essais.
New
York
:
Harcourt
Brace
Jovanovich,
1986,
p.
57].
»124
Cette
mise
en
évidence
de
la
malléabilité
de
la
matière
plastique,
au
delà
d’ouvrir
une
discussion
à
propos
de
l’artificialité
(de
la
superficialité)
du
monde
moderne
et
contemporain,
me
semble
utile
à
la
compréhension
des
enjeux
de
la
notion
même
de
plasticité
en
ce
qui
concerne
le
sujet.
Dans
ce
sens,
mon
objectif
n’est
pas
d’aborder
les
enjeux
de
la
matière,
mais
d’étudier
la
plasticité
comme
une
notion
philosophique
:
en
tant
que
notion
philosophique,
la
plasticité
peut
120
MALABOU,
Catherine.
«
Plasticité
surprise
»
in
Plasticité.
Paris
:
Léo
Scheer,
2000,
p.
311-‐312.
121 MALABOU, Catherine. « Ouverture : le vœu de plasticité » in Ibid., p. 7.
122 MEIKLE, Jeffrey L. « De l’immatérialité virtuelle : plastiques et plasticité au XXe siècle » in Ibid.,
p.
148.
123
BARTHES,
Roland.
«
Le
plastique
»
in
Mythologies.
Paris
:
Seuil,
1957,
p.
194.
124 MEIKLE, Jeffrey L. « De l’immatérialité virtuelle : plastiques et plasticité au XXe siècle » Op. cit.,
p. 148.
80
être
impliqué
dans
une
pensée
à
propos
du
sujet,
à
mesure
que
celui-‐ci
se
révèle
capable
de
se
transformer
et
de
se
fabriquer
des
doubles.
La
plasticité,
qui
concerne
aussi
le
corps,
place
davantage
la
discussion
sur
le
sujet
autour
de
la
question
de
la
subjectivité
;
elle
opère
le
nécessaire
dépassement
du
corps
biologique
vers
les
procès
de
subjectivation
par
lesquels
le
sujet
se
donne
à
voir
et
à
comprendre.
Malabou
explique
que,
à
travers
notamment
la
philosophie
de
Hegel,
on
peut
constater
comment
la
subjectivité
fait
la
plasticité
du
sujet
:
«
[Hegel]
l’arrache
[la
notion
de
plasticité]
tout
d’abord
à
son
ancrage
strictement
esthétique
pour
l’attacher
à
un
lieu
problématique
qui,
jusque-‐là,
n’avait
jamais
été
le
sien,
la
subjectivité.
C’est
désormais
le
sujet
qui
est
dit
plastique.
Les
deux
significations
fondamentales
de
la
plasticité
–
réception
et
donation
de
forme
–
se
trouvent
alors
investies
d’une
valeur
radicalement
nouvelle
pour
désigner
la
capacité
qu’a
le
sujet
de
se
former
et
de
se
transformer,
de
se
dessaisir
de
sa
forme
ancienne,
de
fabriquer
du
substitut
(matière
plastique
avant
l’heure),
d’exploser
enfin.
»125
Hegel
se
sert
ainsi
de
la
notion
de
subjectivité
pour
comprendre
le
sujet
en
tant
que
matière
plastique.
Dans
cette
argumentation,
la
plasticité
caractérise
«
le
vif
de
la
subjectivité,
son
rapport
à
l’avenir.
»126
C’est
par
sa
plasticité
que
le
sujet
se
fait
dissociable,
et
c’est
dans
le
«
lieu
problématique
»
de
la
subjectivité
que
les
dissociations
peuvent
opérer.
Je
m’intéresse
ici
à
la
plasticité
dans
cette
dimension
du
«
vif
»,
dans
la
puissance
du
sujet
de
se
former
et
de
se
transformer,
et
de
sa
fabriquer
des
substituts,
des
doubles.
Le
sujet
comme
matière
plastique
est
un
des
thèmes
abordés
par
Baldine
Saint-‐Girons
dans
son
article
«
Plasticité
et
paragone
».
Dans
cet
article,
la
philosophe
récupère
une
intéressante
idée
du
théologien
italien
du
XVe
siècle
Pic
de
la
Mirandole.
Dans
son
texte
Oratio
de
hominis
dignitate
(1486),
il
donne
une
interprétation
alternative
du
mythe
chrétien
de
la
création,
en
essayant
de
répondre
à
la
question
:
pourquoi
l’homme
a-‐t-‐il
été
créé
le
dernier
par
Dieu
?
125
MALABOU,
Catherine.
«
Ouverture
:
le
vœu
de
plasticité
»
in
Ibid.,
p.
9.
81
Pic
de
la
Mirandole
suggère
que,
après
avoir
créé
l’univers
entier,
y
compris
les
plantes
et
les
animaux,
Dieu
avait
besoin
de
quelqu’un
pour
admirer
et
aimer
sa
création.
Pourtant,
pour
pouvoir
bien
«
poser
la
raison
d’une
telle
œuvre
»,
ce
quelqu’un
devrait
être
indépendant
de
Dieu
lui-‐même,
en
dehors
des
«
ordres
supérieurs,
intermédiaires
et
inférieurs
»
qu’Il
avait
déjà
établit.
Son
désir
était
un
désir
de
compréhension
plus
que
d’obéissance,
et
il
avait
besoin
d’un
être
autonome,
libre,
capable
en
quelque
sorte
d’avaliser
par
son
propre
gré
la
création.
Mais
comment
créer
un
tel
être
?
Comment
pourrait
Dieu
créer
un
être
dont
le
désir
et
la
volonté,
bien
que
le
raisonnement,
lui
dépasseraient,
lui
seraient
non
seulement
indifférentes,
mais
aussi
incompréhensibles
dans
leur
autonomie,
dans
leur
libre
arbitre
?
La
solution
que
Dieu
aurait
trouvée
fut
celle
de
créer
un
être
sans
forme
et
sans
limites,
dont
la
seule
qualité
serait
celle
de
pouvoir
définir
à
soi-‐même
:
«
[Dieu]
prit
donc
l’homme,
cette
œuvre
à
l’image
indistincte,
et
l’ayant
placé
au
milieu
du
monde,
lui
parla
ainsi
:
‘Je
ne
t’ai
donné
ni
place
déterminée,
ni
visage
propre,
ni
don
particulier,
ô
Adam,
afin
que
ta
place,
ton
visage
et
tes
dons,
tu
les
veuilles,
les
conquières
et
les
possèdes
par
toi
même.
La
nature
enferme
d’autres
espèces
en
des
lois
par
moi
établies.
Mais
toi,
que
ne
limite
aucune
borne,
par
ton
propre
arbitre,
entre
les
mains
duquel
je
t’ai
placé,
eu
te
définis
toi-‐même.
»127
Dans
cette
interprétation,
Dieu
délègue
son
pouvoir
de
création
à
sa
créature.
À
l’homme,
créature
créé
à
partir
du
limon,
susceptible
de
recevoir
de
forme,
«
nulle
identité
prédéterminée
»
n’est
assignée
:
«
à
lui
de
se
définir
lui-‐
même,
d’être
son
propre
créateur
ou
son
propre
artiste
»128.
L’homme
serait
donc
susceptible
aussi
de
donner
de
forme.
Tout
d’un
coup,
il
occupe
les
deux
pôles
de
la
plasticité,
il
est
récepteur
et
donateur
de
forme,
et
il
devient
«
la
figure
par
excellence
de
la
plasticité
»129
:
«
À
toutes
les
formes
de
déterminisme,
divin,
naturel,
ou
social,
Pic
oppose
la
puissance
du
désir
et
de
la
volonté.
L’être
humain
est
127
SAINT-‐GIRONS,
Baldine.
«
Plasticité
et
paragon
»
in
Ibid.,
p.
36-‐37.
82
capable
de
toutes
les
transformations
:
il
se
caractérise
par
une
plasticité
radicale,
qui
constitue
une
exception
au
sein
de
la
création.
C’est
un
caméléon,
un
Protée.
»130
Plastique,
le
sujet
est
donc
capable
de
toutes
les
transformations
;
donateur
et
récepteur
de
forme,
il
peut
agir
sur
lui-‐même
et
se
transformer,
transformer
son
avenir.
Dans
le
sens
de
Pic
de
la
Mirandole,
c’est
cette
capacité
qui
constitue
l’essence
de
l’humain,
créé
«
à
l’image
»
de
Dieu.
Dans
le
sens
de
Hegel,
la
plasticité
du
sujet
est
mise
en
question
au
niveau
de
la
subjectivité
et
se
limite,
à
un
côté
extrême,
par
un
risque
d’explosion.
La
puissance
du
sujet
de
se
former
et
se
transformer
est
aussi,
à
l’extrême,
une
puissance
d’explosion
:
l’explosion
sera
l’angle
d’approche
au
problème
de
l’inquiétude
du
sujet
dans
le
chapitre
suivant.
Mais
avant
l’extrême
de
l’explosion,
compris
dans
les
possibilités
de
la
plasticité,
il
y
a
le
dédoublement,
figure
sur
laquelle
je
propose
de
me
concentrer
maintenant.
4
–
Doubles
et
dédoublements
Dans
Black
swan
(Darren
Aronofsky,
2011),
Thomas
Leroy
(interprété
par
Vincent
Cassel),
maître
d’une
importante
compagnie
de
ballet
à
New
York,
décide
de
préparer
un
nouveau
spectacle
pour
Le
lac
des
cygnes
de
Tchaïkovski.
Inspiré
d’une
légende
allemande,
Le
lac
des
cygnes
raconte
l’histoire
du
prince
Siegfried
lorsqu’il
est
obligé
à
choisir
une
épouse.
Contrarié
de
ne
pouvoir
faire
son
choix
par
amour,
il
décide
de
s’enfuir
dans
une
forêt,
où
il
fait
la
connaissance
d’Odette,
une
très
belle
jeune
fille
sur
laquelle
tombe
une
malédiction
:
elle
ne
se
présente
comme
humaine
que
pendant
la
nuit,
et
passe
ses
journées
sous
la
forme
d’un
cygne
blanc.
Le
prince
tombe
amoureux
d’Odette,
dont
le
seul
moyen
de
devenir
définitivement
humaine
est
justement
de
se
marier.
Cependant,
lors
du
bal
où
Siegfried
doit
annoncer
l’épouse
choisie,
le
sorcier
responsable
de
la
malédiction
lui
prépare
un
piège
:
il
lui
présente
à
Odile,
sa
propre
fille
et
sosie
maléfique
d’Odette,
habillée
en
cygne
noir.
La
fin
tragique
fait
que,
le
moment
où
le
prince
130
Ibid.,
p.
38.
83
déclare
son
amour
à
Odile,
Odette
soit
condamné
à
demeurer
un
cygne
pour
toujours.
La
jeune
fille
décide
ainsi
de
mettre
un
terme
à
sa
vie
se
jetant
dans
les
eaux
du
lac.
L’idée
originelle
de
Leroy
est
d’avoir
une
même
ballerine
pour
danser
les
deux
rôles
d’Odette
et
d’Odile.
Il
faut
que
ce
soit
une
ballerine
avec
un
talent
incontestable
pour
rendre
toute
la
délicatesse
et
beauté
du
cygne
blanc,
et
il
faut
aussi
qu’elle
soit
capable
de
danser
avec
agressivité
et
sensualité,
pour
représenter
l’insensibilité
et
l’opportunisme
du
cygne
noir.
Leroy
décide
de
donner
le
rôle
à
Nina
(interprétée
par
Natalie
Portman),
la
danseuse
la
plus
douée
de
la
compagnie.
Nina
est
sans
doute
capable
de
jouer
le
rôle
du
cygne
blanc,
protagoniste
de
l’histoire,
mais
on
la
reproche
de
ne
pas
danser
assez
passionnément
et
spontanément
pour
incarner
le
cygne
noir.
Craignant
perdre
le
rôle,
elle
se
met
à
répéter
à
l’exhaustion,
sans
pour
autant
atteindre
l’agressivité
et
la
sensualité
exigées
;
peu
à
peu,
elle
commence
à
se
sentir
menacée
par
Lily
(interprétée
par
Mila
Kunis),
une
danseuse
moins
talentueuse
mais
capable
d’exécuter
le
rôle
du
cygne
noir
comme
imaginé
par
Leroy.
L’opposition
entre
Odette
et
Odile
est
ainsi
transposée
vers
la
relation
entre
les
deux
ballerines
:
Nina
est
naïve,
sérieuse
et
totalement
contrôlée
par
une
mère
surprotectrice,
alors
que
Lily
est
provoquante,
aventureuse
et
décontractée.
L'appréhension
de
Nina
augmente
à
tel
point
qu’elle
commence
à
croire
que
Lily
veut
lui
prendre
la
place.
Elle
commence
à
halluciner.
Aronofsky
présente
les
moments
d’hallucination
de
Nina
sans
changer
le
ton
de
la
mise
en
scène,
de
telle
façon
que
le
spectateur
est
parfois
incapable
de
faire
la
distinction,
exactement
comme
la
protagoniste
du
film,
entre
les
événements
réels
et
ceux
imaginés.
C’est
ainsi
qu’on
voit,
par
exemple,
une
scène
de
sexe
entre
Lily
et
Leroy,
ou
une
scène
où
Nina
est
effrayée
par
les
autoportraits
«
devenu
vivants
»
de
sa
mère.
Dans
d’autres
moments,
des
blessures
plus
ou
moins
inexplicables
apparaissent
sur
son
corps
:
une
ongle
du
pied
qui
se
casse,
une
irritation
dans
l’épaule,
la
cuticule
d’un
doigt
de
la
main
qui
s’enflamme
et
commence
à
saigner,
jusqu’à
un
repliement
inversé
de
ses
genoux.
Progressivement,
le
film
commence
à
présenter
des
scènes
dans
lesquelles
l’instabilité
de
Nina
s’exprime
à
travers
des
dédoublements
de
son
image.
D’abord,
au
début
du
film,
lorsqu’elle
prend
le
métro
pour
se
rendre
à
la
84
compagnie
de
ballet,
elle
est
dérangée
de
voir
une
femme,
de
dos,
qui
semble
copier
ses
gestes.
À
un
autre
moment,
avançant
dans
un
couloir
désert,
elle
croise
un
être
qui
lui
est
identique
et
lui
sourit
énigmatiquement.
Et
lorsqu’elle
hallucine
le
rapport
sexuel
entre
Leroy
et
Lily,
pour
un
instant,
elle
se
reconnaît
à
la
place
de
celle-‐ci,
ce
qui
se
produit
encore
une
fois
lorsqu’elle
hallucine
un
rapport
homosexuel
avec
Lily.
Dans
ce
dernier
rapport,
Lily
apparaît
en
fait
comme
l’image
du
double
de
Nina
:
ingénue
et
frigide,
Nina
a
besoin
de
se
projeter
en
quelqu’un
d’autre,
en
l’occurrence
en
Lily,
pour
réussir
à
dépasser
son
refoulement
et
à
atteindre
le
plaisir
sexuel.
Autrement
dit,
ce
n’est
qu’à
travers
l’image
fantasmée
de
Lily
que
Nina
parviendra
à
atteindre
l’agressivité
et
la
sensualité
du
cygne
noir.
Le
thème
du
dédoublement
est
aussi
établi
par
la
récurrence
des
compositions
de
cadre
qui
montrent
les
personnages
à
travers
leurs
reflets
dans
le
miroir.
Le
miroir
sert
en
quelque
sorte
à
révéler
le
cygne
noir
absent
–
ce
c’est
qui
se
passe
métaphoriquement
quand
Leroy
explique
à
la
compagnie
son
idée
d’avoir
une
même
soliste
pour
les
deux
rôles
:
la
scène
est
découpée
de
telle
manière
qu’on
lui
voit
directement
lorsqu’il
parle
du
cygne
blanc,
mais
c’est
à
travers
son
reflet
qu’on
lui
entend
parler
du
cygne
noir.
Plus
intrigants
sont
les
plusieurs
moments
où
le
reflet
de
Nina
paraît
retardé,
voir
indépendant
:
devant
le
grand
miroir
de
la
salle
de
répétitions,
elle
lève
son
bras
dans
un
mouvement
de
danse,
mais
son
reflet
ne
l’accompagne
pas
;
ensuite,
lorsqu’elle
tourne
le
dos
au
miroir,
son
reflet
se
retourne
pour
la
regarder.
C’est
ainsi
que
la
mise
en
scène
confère
aux
miroirs
le
potentiel
fantastique
de
faire
effectivement
apparaître
le
cygne
noir
«
caché
»
dans
Nina.
L’histoire
de
Black
swan
se
termine
le
jour
de
la
première
du
spectacle.
Le
moment
venu
de
représenter
le
cygne
noir,
Nina
affronte
Lily
dans
sa
loge.
Bien
évidemment,
il
ne
s’agit
pas
de
la
vraie
Lily,
mais
encore
une
fois
du
double
de
Nina
–
et
lorsque
cette
Lily-‐ci
lui
demande
«
Et
si
je
dansais
le
cygne
noir
à
ta
place
?
»,
c’est
effectivement
Nina
elle-‐même,
jouée
par
Natalie
Portman,
qu’on
voit
parler.
Les
deux
Nina
se
battent,
l’originelle
pousse
le
double
contre
un
miroir
et,
avec
un
éclat
de
verre,
le
poignarde.
Ce
geste
ultime
de
violence
lui
libère
finalement
pour
incarner
le
cygne
noir
devant
le
public,
dans
une
présentation
éblouissante.
Nonobstant,
en
poignardant
son
double
avec
un
éclat
85
de
miroir,
elle
s’est
poignardée
elle-‐même.
Peu
après
la
conclusion
de
l’acte
final
du
spectacle,
justement
la
scène
de
la
mort
du
cygne
blanc,
Nina
meurt.
Cette
conclusion
met
l’accent
une
dernière
fois
sur
le
thème
de
la
dissociation
et,
plus
particulièrement,
sur
le
thème
du
dédoublement
:
la
protagoniste
de
Black
swan,
dans
son
objectif
de
représenter
Le
lac
des
cygnes
dans
un
spectacle
de
ballet,
finit
par
le
réinterpréter
aussi
dans
sa
propre
vie.
La
structure
du
film
ne
fait
pas
seulement
appel
à
la
légende
allemande,
mais
la
dédouble
assez
littéralement.
Si,
dans
la
légende,
Odile
a
pris
la
place
à
Odette
pour
épouser
le
prince
Siegfried,
ici
c’est
le
double
de
Nina
qui
prend
la
place
à
Nina
elle-‐même
pour
correspondre
au
désir
de
Leroy.
Si,
dans
la
légende,
c’est
la
beauté
d’Odette
qui
a
finalement
constituée
sa
faiblesse
–
parce
que
la
beauté
n’appartient
pas
à
elle
seule,
mais
aussi
à
Odile,
son
sosie
–,
ici
cette
faiblesse
est
personnifiée
dans
un
personnage,
Lily,
aussi
belle
et
encore
plus
séduisante
que
Nina.
Dans
ce
schéma,
le
double
de
Nina
correspond
à
une
dissociation
de
Nina
qui
se
manifeste
de
différentes
manières.
Sans
corps
propre,
ce
double
est
parfois
relégué
aux
reflets
dans
le
miroir
;
d’autres
fois,
il
usurpe
le
corps
d’autres
personnages
–
pas
seulement
Lily,
mais
aussi
Beth
(Winona
Ryder),
ancienne
ballerine
qui
se
sent
rejetée
par
la
compagnie
et
développe
des
tendances
suicides
(à
un
moment
on
la
voit
qui
se
poignarde
dans
le
visage
devant
Nina)
;
d’autres
fois
encore,
il
se
propage
vers
d’autres
éléments
du
film,
il
anime
les
autoportraits
de
la
mère
de
Nina,
il
hante
un
couloir
désert,
il
fait
fuite
dans
des
effets
sonores
sous
forme
d’éclats
de
rire,
murmures
et
battements
d’ailes.
Finalement,
il
possède
le
corps
de
Nina,
corps
qu’il
blesse
plusieurs
fois
(les
ongles,
les
doigts,
la
peau,
les
genoux)
avant
de
le
prendre
complètement.
Le
double
de
Nina
est
donc
un
personnage
complexe,
multiforme
et
insaisissable,
un
personnage
plastique
dont
la
plasticité
se
répand
vers
d’autres
personnages
aussi
bien
que
vers
quelques
éléments
cinématographiques
–
comme
le
jeu
d’acteur,
la
composition
des
cadres,
les
effets
spéciaux,
le
maquillage,
le
montage,
et
la
bande
son.
C’est
pour
cette
raison
que
je
propose
de
comprendre
Black
swan
comme
un
film
qui
travaille
de
manière
exemplaire
la
figure
du
double.
Il
me
semble
que
le
double,
tout
comme
la
notion
plus
générale
de
dissociation
et
aussi
celles
de
plasticité
et
de
fragmentation,
profite
d’un
statut
86
ambigu,
presque
paradoxal.
Parler
de
double
signifie
parler
de
quelque
chose
qui
relève
de
l’identique
mais
qui,
en
même
temps,
se
prononce
dans
la
différence.
D’un
côté,
le
double
n’est
pas
le
même,
il
n’est
pas
une
simple
copie
qu’on
perçoit,
justement,
comme
une
copie
;
il
est
en
quelque
sorte
un
produit
dérivé,
il
possède
des
traits
particuliers
significatifs
et
souvent
distincts
de
ceux
de
la
chose
dont
il
présente
le
dédoublement.
Pourtant,
de
l’autre
côté,
il
n’est
pas
non
plus
un
autre,
un
différent
;
son
existence
se
trouve
attaché
à
l’être
originel,
se
trouve
justifié
par
lui,
puisque
le
sens
du
double
se
construit
essentiellement
dans
une
relation
de
ressemblance
avec
l’être
originel.
Dire
que
le
sens
du
double
est
nécessairement
dépendant
de
l’être
originel
implique
accorder
au
double
un
statut
métaphysique
:
dans
une
structure
métaphysique,
explique
Clément
Rosset
dans
Le
réel
et
son
double,
«
le
réel
immédiat
n’est
admis
et
compris
que
pour
autant
qu’il
peut
être
considérée
comme
l’expression
d’un
autre
réel,
qui
seul
lui
confère
son
sens
et
sa
réalité.
»131
C’est-‐à-‐dire
que
le
double,
en
soi,
n’est
pas
admissible
;
il
n’est
admis
et
compris
que
dans
la
condition
d’une
expression
d’un
originel.
Le
double,
en
soi,
est
une
illusion,
une
illusion
métaphysique.
5
–
Illusion
Le
cas
le
plus
emblématique
d’illusion
métaphysique
est
peut-‐être
celui
de
l’allégorie
de
la
caverne
de
Platon
:
dans
un
groupe
d’hommes
enchaînés
depuis
toujours
à
l’intérieur
d’une
demeure
souterraine,
les
ombres
perçues
sur
les
murs
(ombres
qui
leur
sont
inexplicables,
puisqu’ils
ne
connaissent
ni
la
source
de
lumière
ni
la
nature
des
êtres
qui
la
masquent)
sont
considérées
comme
de
la
réalité
directe.
Cette
allégorie
représente
le
dualisme
philosophique
de
Platon,
pour
qui
«
toute
chose
connaissable
n’est
que
le
double
d’un
modèle
inconnaissable
».132
Ainsi,
selon
le
platonisme,
les
hommes
n’ont
accès
qu’à
des
expériences
sensibles
motivées
par
un
«
monde
des
idées
»
inaccessible
aux
sensations
:
131
ROSSET,
Clément.
Le
réel
et
son
double.
Paris
:
Gallimard,
1984,
p.
55.
132 JOURDE, Pierre et TORTONESE, Paolo. Visages du double : Un thème littéraire. Op. cit., p. 4.
87
«
La
vérité
du
platonisme
demeure
donc
bien
attaché
au
mythe
de
la
caverne
:
ce
réel-‐ci
est
l’envers
du
monde
réel,
son
ombre,
son
double.
Et
les
événements
du
monde
ne
sont
que
les
répliques
des
événements
réels
:
ils
constituent
les
seconds
moments
d’une
vérité
dont
le
premier
moment
est
ailleurs,
dans
l’autre
monde.
»133
Tout
comme
les
ombres
projetés
dans
la
caverne
de
Platon,
prises
par
l’homme
ordinaire
comme
la
réalité,
peuvent
être
considérées
une
illusion
métaphysique
–
puisqu’elles
sont
l’expression
d’un
autre
réel,
qu’elles
n’ont
pas
de
signification
par
elles-‐mêmes
–,
le
double
d’un
être,
d’un
événement,
d’un
monde,
est,
lui
aussi,
une
illusion,
une
«
mise
à
l’écart
du
réel
»134.
La
théorie
du
double
construite
par
Rosset,
que
je
trouve
intéressant
de
récupérer
ici,
repose
sur
cette
notion
:
«
La
technique
générale
de
l’illusion
est
en
effet
de
faire
d’une
chose
deux,
tout
comme
la
technique
de
l’illusionniste,
qui
escompte
le
même
effet
de
déplacement
et
de
duplication
de
la
part
du
spectateur
:
tandis
qu’il
s’affaire
à
la
chose,
il
oriente
le
regard
ailleurs,
là
où
il
ne
se
passe
rien.
(…)
la
structure
fondamentale
de
l’illusion
n’est
autre
que
la
structure
paradoxale
du
double.
Paradoxale,
car
la
notion
de
double
(…)
implique
en
elle-‐même
un
paradoxe
:
d’être
à
la
fois
elle-‐même
et
l’autre.
»135
Ainsi,
d’une
manière
générale,
l’illusion
aurait
pour
fonction
protéger
le
sujet
du
réel
déplaisant,
et
elle
le
ferait
d’une
manière
qui
implique
«
non
pas
refuser
de
percevoir
le
réel,
mais
le
dédoubler
»136.
Un
autre
film
de
David
Lynch
est
construit
à
partir
de
cette
articulation
entre
le
réel
déplaisant,
l’illusion
(sous
la
forme
du
rêve)
et
le
dédoublement.
Dans
Mulholland
Dr.
(2001),
ainsi
comme
dans
Lost
highway,
le
récit
est
divisé
en
deux
:
dans
un
premier
moment,
on
accompagne
l’histoire
de
Betty
Elms
(interprétée
par
Naomi
Watts),
comédienne
débutante
à
Hollywood,
et
de
Rita
(Laura
Harring),
femme
mystérieuse
qui
a
perdu
sa
mémoire
après
un
accident
133
ROSSET,
Clément.
Le
réel
et
son
double.
Op.
cit.,
p.
60.
88
de
voiture.
Ensuite,
pendant
la
dernière
demi-‐heure
de
film,
Naomi
Watts
n’est
plus
Betty
mais
Diane
Selwyn,
une
actrice
ratée,
et
Laura
Harring
n’est
plus
Rita
mais
Camilla
Rhodes,
une
actrice
à
succès
qui
vient
de
s’engager
avec
le
jeune
réalisateur
Adam
Kesher
(interprété
par
Justin
Theroux).
On
apprend
alors
que
Diane
et
Camilla
ont
été
une
fois
en
couple,
et
que
leur
séparation
a
poussé
Diane
à
chercher
un
tueur
à
gages
pour
éliminer
Camilla.
Presque
toute
la
première
partie
du
film
relèverait
ainsi
d’un
rêve
de
Diane
pendant
qu’elle
attend
l’accomplissement
du
meurtre
:
dans
ce
rêve,
son
échec
professionnel
disparaît
pour
faire
place
à
une
carrière
prometteuse,
et
le
détachement
et
la
promiscuité
de
Camille
disparaissent
pour
faire
place
à
une
amnésie
qui
la
rend
docile
et
disponible,
bien
que
toujours
mystérieuse.
Il
est
vrai
que
ce
résumé
appauvrit
énormément
l’expérience
spectatorielle
proposée
par
Mulholland
Dr.
Le
développement
du
récit
est
tortueux,
entremêlant
de
manière
indistincte
les
moments
de
rêve
et
d’hallucination
de
Diane
(où
elle
se
présente
comme
Betty)
avec
les
moments
de
réalité
diégétique.
La
plupart
des
personnages,
situations
et
objets
qui
marquent
l’histoire
de
Diane
sont
transposés
vers
l’histoire
de
Betty
avec
différents
degrés
de
transparence,
de
manière
similaire
aux
transpositions
mises
en
place
entre
les
histoires
de
Fred
et
Pete
dans
Lost
highway.
Par
exemple,
le
meurtre
de
Camilla
est
représenté,
dans
le
rêve
de
Betty,
par
l’ouverture
d’une
petite
boîte
bleue.
Par
ailleurs,
pendant
la
première
partie
du
film,
plusieurs
éléments
concourent
pour
expliciter
pour
le
spectateur
le
caractère
irréel
des
événements.
Lorsque
Betty
essaye
de
convaincre
Rita
à
enquêter
sur
son
identité,
elle
lui
dit
«
Allez,
ce
sera
comme
dans
un
film
:
on
se
fera
passer
pour
d’autres
!
»
;
un
autre
moment,
lorsqu’elle
compose
le
numéro
d’une
certaine
Diane
Selwyn
(nom
tout
d’un
coup
venu
à
l’esprit
de
Rita),
elle
déclare
que
«
C’est
bizarre
de
se
téléphoner
à
soi-‐même
»
;
plus
tard,
en
se
présentant
à
une
voisine,
elle
dit
«
Je
suis
Betty
»,
à
ce
que
la
voisine
répond
«
Non,
ce
n’est
pas
vrai
!
»
La
séquence
la
plus
emblématique
de
cette
dénonce
du
rêve
de
Diane
se
passe
dans
un
énigmatique
club
de
nuit,
le
«
Club
Silencio
»,
où
un
numéro
musical
particulièrement
touchant
se
révèle
une
fraude
absolue,
puisque
la
chanteuse
sur
le
plateau
ne
faisait
que
semblant
de
chanter.
Déjà
le
présentateur
du
89
spectacle
l’avait
affirmé
plusieurs
fois
que,
même
si
l’on
entend
le
son,
même
si
l’on
ressent
des
émotions,
il
s’agit
toujours
d’une
illusion
:
«
No
hay
banda
!
There
is
no
band.
Il
n’est
pas
de
orquestra.
Tout
ceci…
n’est
qu’un
enregistrement.
No
hay
banda
et
pourtant
on
en
entend
une.
Si
l’on
veut
entendre
une
clarinette,
écoutez…
un
trombone
‘à
coulisse’…
un
trombone
‘con
surdina’…
le
son
du
trombone
in
sourdine…
a
muted
trumpet…
Tout
est
enregistré.
No
hay
banda
!
Tout
ceci
n’est
qu’une
cassette.
Il
n’est
pas
de
orquestra.
Ceci
est
une
illusion.
»
Je
ne
me
propose
pas
ici
de
faire
une
interprétation
complète
de
la
trame
narrative
de
Mulholland
Dr. 137 ,
mais
simplement
de
souligner
à
quel
point
l’attitude
de
Diane
peut
illustrer
la
théorie
du
double
proposée
par
Rosset.
Après
avoir
conclu
l’affaire
avec
le
tueur
à
gages
(«
Une
fois
que
tu
me
l’auras
filé
[cet
argent]
le
marché
est
conclu
»),
elle
est
prise
de
remords
et
ne
peut
pas
supporter
la
réalité
de
ce
qu’elle
vient
de
faire.
Elle
écarte
alors
cette
réalité
et
se
réfugie
dans
une
illusion,
un
«
rêve
de
réparation
narcissique
»138
–
un
geste
qui,
en
effet,
comprends
plutôt
un
dédoublement
qu’un
refus
de
la
réalité.
L’instant
où
Rita
va
finalement
ouvrir
la
boîte
bleue,
Betty
disparaît
inexplicablement
dans
le
hors-‐champ
–
c’est
là
une
représentation
de
la
volonté
de
Diane
de
s’exonérer
de
toute
responsabilité
dans
le
meurtre
de
Camilla.
Le
double,
affirme
Rosset,
«
est
sans
doute
le
symptôme
majeur
du
refus
du
réel
et
le
facteur
principal
de
l’illusion
»139.
Dans
ce
contexte,
la
figure
du
dédoublement,
qui
«
a
donné
lieu
à
d’innombrables
œuvres
littéraires,
comme
à
d’innombrables
commentaires
d’ordre
philosophique,
psychologique
et
surtout
psychopathologique
» 140 ,
apparaît
comme
l’expression
d’un
déplacement,
d’une
fuite
du
sujet.
Le
sujet
s’enfuit
de
soi-‐même
pour
échapper
à
une
existence
qui
lui
trouble.
Le
double
et
l’illusion
apparaissent
comme
conséquence
d’un
procès
de
subjectivation
137
À
cette
fin,
voir
par
exemple
LAFITEDUPONT,
Célia.
«
Qui
est
Alice
?
»
in
L’art
du
cinéma
nº39-‐
40-‐41,
2003.
Il
y
a
aussi
une
page
web
exclusivement
consacrée
aux
analyses
de
Mulholland
Dr.
:
http://www.mulholland-‐drive.net/home.htm,
dernière
consultation
le
5
août
2013.
138
ARNAUD,
Diane.
Changements
de
têtes
:
De
Georges
Méliès
à
David
Lynch.
Op.
cit.,
p.
165.
139 ROSSET, Clément. Impressions fugitives : L’ombre. Le reflet. L’écho. Op. cit., p. 9.
140 ROSSET, Clément. Le réel et son double. Op. cit., p. 86-‐87.
90
difficile,
et
ils
sont,
d’abord,
libérateurs,
ils
offrent
un
soulagement
aux
inquiétudes
identitaires.
Dans
son
rêve,
Diane
(Betty)
est
jeune,
prometteuse,
sympathique,
et
sa
relation
avec
Camilla
(Rita)
est
idéale
;
Diane
se
dédouble
en
Betty
pour
échapper
ses
angoisses.
Par
cette
perspective,
ce
n’est
pas
le
dédoublement,
mais
une
éventuelle
impossibilité
d’effectivement
se
dédoubler
qui
pose
problème
:
«
Le
vrai
malheur,
dans
le
dédoublement
de
personnalité,
est
au
fond
de
jamais
pouvoir
vraiment
se
dédoubler
:
le
double
manque
à
celui
que
le
double
hante.
»141
Or,
Diane
se
réveille
de
son
rêve,
le
dédoublement
est
défait,
et
elle
perçoit
la
petite
clé
bleue
laissée
par
le
tueur
à
gages
comme
symbole
de
l’accomplissement
du
meurtre.
Elle
remémore
tout
ce
qui
s’était
passé
:
la
rupture
avec
Camilla,
la
conséquente
humiliation
qu’elle
a
subi
pendant
une
soirée,
l’engagement
de
Camilla
avec
Adam
Kesher.
Dans
son
chagrin,
elle
commence
à
halluciner
–
l’hallucination
comme
une
dernière
tentative
d’écarter
la
réalité
–
et
finit
par
commettre
suicide.
Si
l’on
pense
à
l’exemple
du
Narcisse
de
la
mythologie
grecque,
c’est
aussi
précisément
par
le
non
dédoublement,
la
non
dissociation
définitive
de
soi,
qu’il
trouve
sa
perdition.
En
regardant
son
reflet
dans
l’eau
il
en
tombe
amoureux
;
il
est
incapable
de
faire
la
différence
entre
soi
et
son
image,
entre
son
être
et
son
double
:
«
Mon
image
ne
reflète
pas
ma
personne
:
elle
l’est.
Non
pas
une
image
semblable
à
moi,
mais
une
seule
et
même
image,
un
seul
et
même
objet.
»142
Incapable
d’abandonner
son
image
au
profit
du
soi,
Narcisse
finit
par
mourir
de
cette
passion
improbable.
6
–
Le
risque
du
non
dédoublement
Il
est
intéressant
d’observer
que
la
notion
de
double,
tel
elle
a
été
consolidée
dans
le
romantisme
allemand
et
sa
littérature
fantastique
–
le
double
«
est
le
thème
fantastique
par
excellence
»,
écrivent
Jourde
et
Tortonese143
–,
est
141
Ibid.,
p.
94.
142 ROSSET, Clément. Impressions fugitives : L’ombre. Le reflet. L’écho. Op. cit., p. 11.
143 « L’apparition du thème du double dans sa forme moderne coïncide avec la naissance d’un
genre
littéraire
nouveau,
le
fantastique.
Les
deux
phénomènes,
l’un
thématique,
l’autre
‘générique’,
semblent
liés
:
d’un
côté,
le
double
acquiert
de
nouvelles
significations
grâce
aux
procédés
du
récit
fantastique
;
d’un
autre
côté,
il
fournit
au
genre
naissant
l’un
de
ses
thèmes
91
convoqué
pour
exprimer
toujours
des
expériences
de
libération
du
sujet,
et
que
cette
libération
n’est
pourtant
jamais
définitive
:
Nina
ne
survit
pas
l’interprétation
du
cygne
noir,
le
réveil
de
Diane
fait
Betty
disparaître,
l’amour
de
Narcisse
devient
sa
perdition.
Le
risque
du
double,
ou
plutôt
de
la
perte
du
double,
est
toujours
un
risque
de
mort,
comme
illustrent
aussi
le
Caden
Cotard
de
Synecdoche,
New
York
(de
qui
le
double
Sammy
ne
se
libère
qu’à
travers
son
suicide)
et
le
Monsieur
Oscar
de
Holy
motors
(qui
finit
pas
se
faire
assassiner
après
avoir
éliminé
ses
sosies
–
Theo,
le
travailleur
de
nuit
dans
un
entrepôt,
et
le
riche
banquier
dans
un
café).
À
cette
liste,
on
peut
rajouter
encore
les
doubles
représentés
par
des
frères
jumeaux
comme
ceux
de
Dead
ringers
(David
Cronenberg,
1988)
ou
de
A
zed
and
two
noughts
(Peter
Greenaway,
1985)
–
films
qui
travaillent
l’idée
que
le
destin
et
la
mort
d’un
frère
est
toujours
attaché
au
destin
et
à
la
mort
de
l’autre.
Dans
Dead
ringers,
les
gynécologues
Elliot
et
Beverly
Mantle
(interprétés
tous
les
deux
par
Jeremy
Irons)
font
des
efforts
pour
rester
en
tout
similaires
:
par
exemple,
quand
Beverly,
suite
à
une
désillusion
amoureuse,
devient
dépendent
chimique,
Elliot
commence
lui
aussi
à
prendre
des
drogues
pour
les
«
synchroniser
».
À
la
fin
du
film,
Elliot
s’offre
en
sacrifice
pour
les
«
séparer
»
pour
toujours
;
Beverly
l’éventre
dans
une
table
d’opération
mais,
incapable
de
poursuivre
seul
sa
vie,
malgré
même
la
résolution
de
sa
désillusion
amoureuse,
se
couche
pour
attendre
la
mort
à
ses
côtés.
Les
frères
de
A
zed
and
two
noughts,
quant
à
eux,
commencent
à
s’intéresser
aux
mêmes
choses
après
la
mort
de
leurs
femmes
dans
un
accident
de
voiture
causée
par
en
animal
en
fuite
devant
un
zoo.
Oswald
et
Oliver
Deuce
(interprétés
par
Brian
et
Eric
Deacon)
s’intéressent
notamment
aux
images
de
décomposition,
et
ils
commencent
à
photographier
en
time-‐lapse
des
organismes
de
plus
en
plus
complexes
en
train
de
se
décomposer.
Après
quelques
essais,
ils
commencent
à
réfléchir
sur
la
possibilité
d’avoir
un
être
humain
comme
modèle
photographique
–
ils
décident
de
photographier
leur
propre
mort
et
conséquente
décomposition.
typiques
et
capitaux.
»
JOURDE,
Pierre
et
TORTONESE,
Paolo.
Visages
du
double
:
Un
thème
littéraire.
Op.
cit.,
p.
34.
92
Hormis
peut-‐être
ces
cas
de
jumeaux
ou
de
sosies,
l’existence
d’un
double
en
tant
qu’un
être
identique
et/ou
attaché
à
soi
est
normalement
une
source
d’angoisse
et
terreur.
Mais,
comme
renforce
Rosset,
c’est
davantage
la
perte
de
ce
double
qui
porte
un
effet
maléfique
:
«
La
perte
du
double,
du
reflet,
de
l’ombre,
n’est
pas
ici
libération,
mais
effet
maléfique
:
l’homme
qui
a
perdu
son
reflet,
comme
entre
cent
autres,
le
héros
d’un
célèbre
conte
d’Hoffmann
[«
L’histoire
du
reflet
perdu
»
in
Contes
fantastiques],
n’est
pas
un
homme
sauvé,
mais
un
homme
perdu.
Loin
de
travailler
à
se
débarrasser
de
son
image,
de
considérer
celle-‐ci
comme
un
fardeau
pesant
et
paralysant,
le
héros
romantique
y
investit
tout
son
être,
et
ne
vit
en
somme
que
pour
autant
que
sa
vie
est
garantie
par
la
visibilité
de
son
reflet,
reflet
dont
l’extinction
signifierait
la
mort.
Il
est
ainsi
perpétuellement
à
la
poursuite
d’un
double
introuvable,
sur
lequel
il
compte
pour
lui
garantir
son
être
propre
;
vienne
ce
reflet
à
disparaître,
et
le
héros
meurt,
comme
à
la
fin
de
William
Wilson
de
Poe.
L’angoisse
romantique
apparaît
donc
–
du
moins
dans
tous
les
écrits
mettant
en
scène
le
double
–
comme
essentiellement
défiant
à
son
propre
endroit
:
il
lui
faut
à
tout
prix
un
témoignage
extérieur,
quelque
chose
de
tangible
et
de
visible,
pour
le
réconcilier
avec
lui-‐même.
Tout
seul,
il
n’est
rien.
Si
un
double
ne
le
garantit
plus
dans
son
être,
il
cesse
d’exister.
»144
Peut-‐être
aussi
que,
hormis
les
jumeaux
et
sosies,
et
malgré
les
quelques
cas
étonnants
d’expériences
hors-‐corps
(autoscopie),
de
pathologies
psychiques
et
de
recherches
scientifiques145,
ou
encore
quelques
rapports
dont
la
véracité
est
au
moins
questionnable146,
le
dédoublement
reste
une
affaire
de
la
fiction
–
144
ROSSET,
Clément.
Le
réel
et
son
double.
Op.
cit.,
p.
114-‐115.
145 Un curieux exemple est celui de la découverte faite par un groupe de chercheurs suisses : une
patiente
sans
historique
de
problèmes
psychiatriques,
soumise
à
une
stimulation
cérébrale
spécifique,
percevait
une
présence
–
un
homme
illusoire
–
qui
lui
copiait
la
posture
du
corps
et
tous
les
gestes.
Selon
le
neuroscientiste
Olaf
Blanke,
directeur
de
la
recherche,
la
patiente
ne
faisait
pas
l’association
entre
cette
présence
et
elle-‐même
:
«
Il
s’agissait
pour
elle
d’une
personne
différente,
d’un
étranger
–
exactement
comme
on
trouve
chez
les
schizophrènes.
»
Voir
HOPKIN,
Michael.
«
Brain
electrodes
conjure
up
ghostly
visions
»
in
Nature,
International
weekly
journal
of
science,
2006,
disponible
sur
http://www.nature.com/news/2006/060918/full/news060918-‐
4.html,
dernière
consultation
le
19
juillet
2013.
146
Je
pense
par
exemple
au
cas
connu
de
l’institutrice
Émilie
Sagée.
Née
à
Dijon
en
1813,
Sagée
a
plusieurs fois été perçue deux fois au même temps par ses élèves et collègues de travail dans un
93
une
figure
des
récits
artistiques,
mythologiques,
littéraires
ou
religieux 147 .
Nonobstant,
ce
que
la
fiction
peut
nous
montrer,
à
travers
les
doubles
et
dédoublements,
c’est
que
nous
sommes
incapables,
ou
au
moins
très
mal
placés,
pour
nous
voir,
nous
comprendre,
nous
juger.
Il
y
a
une
distance
entre
le
sujet,
qui
est
dans
la
réalité,
et
la
réalité
elle-‐même
;
le
sujet
peut
observer
et
expliquer
la
réalité,
mais
essentiellement
il
ne
peut
s’observer
et
s’expliquer
objectivement
qu’à
travers
ses
doubles.
C’est
dans
cette
brèche,
pour
répondre
à
cette
difficulté
de
s’observer
et
s’expliquer,
que
la
notion
de
double
gagne
ses
contours
dans
la
réalité
:
«
le
double
place
le
moi
dans
la
réalité
» 148 .
C’est
en
opérant
des
dédoublements
dans
la
fiction
–
comme
lorsqu’un
peintre
élabore
son
autoportrait
–
que
le
sujet
parvient
à
dépasser,
partiellement
et
momentanément
soit-‐il,
le
doute
et
le
malaise
de
ne
pas
bien
se
percevoir
et
de
ne
pas
bien
se
comprendre.
Autrement
dit,
la
question
du
double
s’attache
inévitablement
à
la
question
du
sujet
contemporain
:
la
notion
de
double,
de
la
période
du
romantisme
allemand
à
nos
jours,
repose
sur
la
prise
en
compte
d’une
limitation
fondamentale
du
sujet.
Le
double
peut
être
compris
comme
un
«
passage
dans
la
réalité
physique
d’une
réalité
mentale
» 149
ou
encore
«
une
cristallisation
hallucinatoire
d’un
désarroi
de
la
personnalité
»150,
il
règne
en
tout
cas
comme
une
mise
en
forme
d’un
questionnement
identitaire
qui
demeure
actuel.
Pourtant,
à
la
différence
des
nouvelles
fantastiques
des
siècles
précédents,
d’une
manière
générale,
les
dédoublements
que
le
cinéma
pensionnat
pour
jeunes
filles
en
Lituanie.
Sagée
elle-‐même
ne
déduisait
la
présence
de
son
double
que
par
la
réaction
des
gens
qui
l’entouraient,
et
éprouvait
à
ces
moments
une
fatigue
plus
ou
moins
intense.
Ce
cas
aurait
été
raconté
par
une
ancienne
élève
de
Sagée
à
l’écrivain
Robert
Dale
Owen,
qui
l’a
écrit
dans
son
livre
Footfalls
on
the
boundary
of
another
world,
publié
en
1859.
147
Michel
Guiomar
observe
que
le
double
apparaît
aussi
au
sein
des
croyances
religieuses,
qui
structurent
nos
mécanismes
de
croyance
et
de
pensée
:
«
le
Double
entre
dans
les
croyances
de
l’Egypte
ancienne
et
d’autres
religions.
(…)
Le
Christianisme
lui-‐même,
en
admettant
au
Jugement
dernier,
la
reconstitution
corporelle
d’un
autre
nous-‐même
au
delà
de
la
Mort,
n’en
est
pas
si
éloigné.
Cet
aspect
religieux
du
Double
est
important
;
il
commande
peut-‐être
secrètement
les
tendances
par
lesquelles
il
prend
naissance
dans
le
psychique
et
dans
l’Art.
»
GUIOMAR,
Michel.
Principes
d’une
esthétique
de
la
mort
:
Les
modes
de
présences,
les
présences
immédiates,
le
seuil
de
l’Au-‐delà.
Paris
:
Librairie
José
Corti,
1988,
p.
288.
148
JOURDE,
Pierre
et
TORTONESE,
Paolo.
Visages
du
double
:
Un
thème
littéraire.
Op.
cit.,
p.
39.
150 GUIOMAR, Michel. Principes d’une esthétique de la mort : Les modes de présences, les présences
94
contemporain
met
en
scène
correspondent
moins
à
un
attribut
«
de
proximité
»
du
sujet
–
son
ombre
ou
son
reflet
–
qu’à
un
problème
de
représentation.
Il
me
semble
que,
à
travers
la
figure
du
double,
le
cinéma
contemporain
explore
davantage
la
plasticité
–
la
tendance
dissociante
–
du
sujet,
et
que,
à
quelques
exceptions
près,
cette
tendance
est
très
proche
thématiquement
d’une
conception
de
spectacle
:
une
salle
de
théâtre
fait
le
décor
de
Jogo
de
cena,
et
l’histoire
Synecdoche,
New
York
traite
de
la
mise
en
scène
d’un
spectacle
théâtral
;
le
protagoniste
de
Holy
motors
est
un
acteur
de
cinéma,
et
tout
l’univers
de
Mulholland
Dr.
se
situe
autour
de
la
«
fabrique
des
rêves
»
Hollywood
;
et
aussi
spectaculaires
sont
les
représentations
du
théâtre
de
marionnettes
dans
Being
John
Malkovich
et
du
ballet
dans
Black
swan.
Dans
le
chapitre
qui
suit,
je
propose
de
continuer
l’investigation
à
propos
de
cette
relation
entre
l’éclatement
du
personnage
et
le
spectacle,
en
comprenant
l’éclatement
non
plus
comme
dissociation
mais
déjà
comme
explosion.
Bien
évidemment,
la
dissociation
y
demeure
une
question
importante,
et
quelques
notions
étudiées
plus
en
détail
ici
y
seront
récupérées.
De
la
même
manière,
je
réinviterai
plusieurs
films
analysés
ici
pour
poser
sur
eux
un
regard
différent.
95
«
Le
jour,
tombant
d’en
haut
à
travers
un
voile
de
feuillage,
répand
dans
la
profondeur
du
bois
une
demi-‐lumière
changeante
et
mobile,
qui
donne
aux
objets
une
grandeur
fantastique.
»
-‐
Chateaubriand
96
CHAPITRE
3
L’EXPLOSION
Un
homme
se
réveille,
se
lave
le
visage
et
part
travailler.
Sur
le
chemin,
il
croise
un
monsieur
qui
lit
son
journal,
un
autre
qui
se
promène
avec
son
chien
et
une
fleuriste
qui
lui
sourit.
Il
travaille
dans
une
petite
imprimerie
du
coin,
et
sa
première
tâche
consiste
à
ajuster
le
toner
de
la
machine
photocopieuse
:
il
prend
un
document
de
son
armoire
pour
en
faire
une
copie
d’essai,
puis
une
autre,
et
soudain
il
se
trompe
dans
ses
mouvements,
il
hésite
un
instant,
et
finit
par
se
faire
une
copie
de
sa
propre
main
droite.
Il
regarde
de
près
cette
copie,
la
compare
avec
sa
main,
et
puis
s’étonne
de
découvrir
que
la
machine
s’est
mise
inéluctablement
à
produire
encore
d’autres
copies
–
mais
ce
ne
sont
plus
des
reproductions
de
la
page
test
ni
de
sa
main.
Une
de
ces
copies
montre
une
chambre,
la
sienne,
avec
un
homme
couché
sur
le
lit
;
la
suivante
montre
cet
homme,
qui
n’est
autre
que
lui-‐même,
qui
se
réveille
;
ensuite
c’est
cet
homme
qui
se
lave
le
visage,
exactement
comme
il
avait
fait
plus
tôt…
effrayé,
l’homme
à
l’imprimerie
éteint
la
machine
en
la
débranchant
et
rentre
à
la
maison.
Ce
sont
les
premières
scènes
de
Copy
shop,
court-‐métrage
réalisé
par
Virgil
Widrich
en
2001.
De
retour
à
la
maison,
l’homme
de
l’imprimerie
(interprété
par
Johannes
Silberschneider)
apprend
qu’en
faisant
une
copie
de
sa
main
il
avait
effectivement
fait
une
copie
de
soi
même.
Ce
double
était
lui
aussi
allé
à
l’imprimerie
faire
encore
une
copie
de
sa
main,
ce
qui
avait
produit
un
autre
double,
et
ainsi
de
suite,
dans
une
cycle
interminable
dont
la
rigueur
est
aussi
exprimé
par
le
décor
du
film,
qui
fait
souvent
appel
à
l’image
d’un
échiquier
(la
couette
du
lit,
le
gilet
porté
par
l’homme,
les
murs
de
la
salle
de
bains,
les
immeubles
en
briques).
Au-‐delà
des
effets
spéciaux,
Widrich
joue
notamment
avec
le
montage
elliptique
des
champs-‐contrechamps.
À
plusieurs
reprises
nous
avons
l’image
de
l’homme
qui
regarde
ailleurs
(image
«
objective
»),
et
ensuite
l’image
de
ce
qu’il
est
en
train
de
regarder
(l’image
«
subjective
»
:
le
monsieur
avec
son
journal,
l’autre
avec
son
chien,
la
fleuriste)
;
mais,
au
fur
et
à
mesure
que
le
personnage
se
multiplie,
ces
deux
instances
vont
se
confondre,
puisque
ce
que
l’homme
voit
97
c’est
son
double
(ou
son
originel
?)
qui
lui
retourne
le
regard.
Image
objective
et
image
subjective
se
fusionnent.
Par
exemple,
l’homme
dans
la
salle
de
bains
lance
un
coup
d’œil
à
travers
la
porte.
Cette
image
est
répétée
alors
qu’un
double
accomplisse
le
même
geste
:
l’image
objective
(l’homme
dans
la
salle
de
bains
qui
regarde
ailleurs),
qu’on
avait
déjà
vu
au
début
du
film,
devient
une
image
subjective
(elle
représente
ce
que
l’originel
voit
alors
qu’il
observe
son
double
pendant
que
celui-‐ci
lance
un
coup
d’œil
à
travers
la
porte)
;
l’homme
dans
la
salle
de
bains
n’est
plus
seulement
celui
qui
regarde,
mais
aussi
celui
qui
est
regardé
;
et
ce
qu’il
regarde,
à
sa
fois,
c’est
encore
un
double
qui
vient
de
se
réveiller
et
sortir
du
lit
pour
venir
lui
aussi
se
laver
le
visage
dans
la
salle
de
bains151.
La
prémisse
du
personnage
qui
se
fabrique
des
doubles
à
travers
une
machine
photocopieuse
est
aussi
le
moteur
d’un
travail
plastique
au
sein
de
l’image.
Copy
shop
a
été
enregistré
en
vidéo,
puis
imprimé
cadre
à
cadre
et
photographié
à
nouveau
en
pellicule.
Ce
procès
confère
une
texture
et
un
contraste
particuliers
à
l’image,
un
constant
effet
de
clignotement
de
la
lumière,
et
ouvre
quelques
possibilités
de
manipulation
qui
sont
explorées
à
l’exhaustion
:
décentrements,
tremblements,
plissements,
déchirements,
toujours
bien
accompagnés
de
ses
effets
sonores,
traduisent
d’abord
l’idée
qu’un
film
est
toujours
une
copie
(d’une
réalité
qui
lui
sert
de
référent,
d’une
pellicule
originelle
mécaniquement
reproduite),
et
produisent
aussi
un
effet
d’instabilité
qui
concerne
à
la
fois
l’aventure
du
protagoniste
et
la
matière
filmique.
Il
ne
va
pas
tarder
pour
que
toute
la
ville
soit
peuplée
par
des
doubles
de
l’homme
de
l’imprimerie
–
ils
prendront
même
la
place
des
autres
personnages,
ce
qui
ne
va
pas
sans
rappeler
la
scène
de
multiplication
de
John
Malkovich
dans
Being
John
Malkovich
(Spike
Jonze,
1999).
Les
doubles
forment
une
queue
devant
l’imprimerie
pour
se
copier
les
mains
et
se
produire
d’autres
doubles.
Pour
mettre
fin
à
ce
cauchemar
kafkaïen,
l’originel
décide
de
prendre
les
cartouches
d’encre
de
la
machine
photocopieuse
et
de
s’enfuir.
Les
doubles
le
suivent,
et
ils
sont
partout,
ils
occupent
toutes
les
rues.
Le
seul
refuge
pour
l’homme
de
151
Cet
exemple
est
développé
dans
l’article
«
Identity
and
cinema
»
disponible
dans
la
page
web
98
l’imprimerie
est
le
haut
d’une
cheminée,
d’où
il
finit
par
perdre
l’équilibre
et
tomber
dans
la
foule.
De
cette
manière,
la
chute
apparaît
dans
Copy
shop
comme
une
solution
ultime
pour
mettre
fin
aux
dédoublements,
comme
une
forme
de
rédemption
du
personnage.
Dans
l’univers
théorique
de
l’éclatement
du
personnage
dans
le
cinéma
contemporain,
cette
association
entre
la
chute
et
la
rédemption
est
assez
récurrente
:
nous
l’avons
vu,
dans
le
chapitre
précédent,
dans
Synecdoche,
New
York
(Charlie
Kaufman,
2008),
lorsque
le
personnage
de
Sammy,
double
du
protagoniste,
se
suicide
en
se
jetant
du
haut
d’un
immeuble
;
dans
Holy
motors
(Leos
Carax,
2012),
où
l’actrice
interprétée
par
Kylie
Minogue
se
suicide
de
la
même
façon
;
dans
Black
swan
(Darren
Aronofsky,
2010),
où
la
mort
du
cygne
blanc
–
et
de
la
ballerine
qui
l’incarne
–
prend
la
forme
d’une
chute
dans
les
eaux
d’un
lac
scénique
;
et
aussi
dans
Being
John
Malkovich,
où
le
voyage
dans
la
tête
de
l’acteur
se
termine
par
une
chute
dans
une
pente
à
côté
d’une
autoroute.
Dans
Copy
shop,
la
chute
représente
aussi
la
fin
du
film,
dans
un
effet
de
déchirement
de
l’image
vers
le
noir
accompagné
d’un
bruit
sec.
Le
personnage
est
mort,
il
ne
restent
que
ses
doubles
;
le
film
est
finit,
il
ne
restent
que
ses
copies.
Cette
scène
finale
interrompt
le
récit
de
manière
soudaine
et
violente,
à
la
manière
d’une
explosion.
Au
contraire
de
la
notion
de
dissociation,
l’explosion
suggère
un
éclatement
plus
brutal,
moins
contrôlé,
et
certainement
spectaculaire.
Voici
ce
que
je
propose
d’étudier
dans
ce
chapitre
:
des
moments
où
l’éclatement
du
personnage
–
qui,
j’affirme
encore
une
fois,
me
semble
proposer
une
réflexion
et
une
actualisation
de
la
notion
de
sujet
–
est
exhibé
comme
spectacle,
d’une
forme
explosive
et,
peut-‐être,
définitive.
1
–
L’explosion
L’
«
éclatement
»,
nous
informe
Le
Petit
Robert
dans
sa
première
acception
du
terme,
est
une
«
explosion
»152,
et
une
explosion
est
toujours
une
«
manifestation
soudaine
et
violente
»153,
une
rupture,
une
déflagration
d’éclats
engendrée
par
152
Petit
Robert
:
Dictionnaire
de
la
Langue
Française.
Paris
:
Dictionnaires
Le
Robert,
2003,
p.
825.
99
une
détonation,
qui
évolue
de
manière
brutale
et
qui
résulte
en
quelque
sorte
en
une
destruction.
Un
objet
éclaté
serait
ainsi
un
objet
présupposé
:
un
objet
qui
n’existe
plus,
puisque
transformé
en
éclats,
en
morceaux,
en
fragments
par
une
détonation,
une
explosion.
De
cette
définition,
je
garderai
la
dimension
de
brutalité,
de
violence,
et
l’image
des
éclats
qui
partent
en
l’air,
qui
s’éloignent
progressivement
les
uns
des
autres,
en
rendant
de
plus
en
plus
difficile
et
improbable
la
reconstitution
de
l’objet
originel.
Dans
Zabriskie
Point
(1970),
Michelangelo
Antonioni
se
sert
d’une
explosion
littérale
pour
figurer
la
fin
du
capitalisme
et
de
la
société
de
consommation
imaginée
par
Daria,
la
protagoniste.
L’image
d’une
villa
explosée
est
répétée
à
plusieurs
reprises
et
en
ralenti
par
le
montage,
et
c’est
peut-‐être
l’image
la
plus
emblématique
d’une
explosion
au
cinéma.
Contrairement
à
la
plupart
des
scènes
d’explosion
(dans
les
films
d’action
ou
de
science-‐fiction,
par
exemple),
qui
sont
amplifiées
par
des
plans
d’ensemble
où
les
protagonistes
semblent
impuissants
et
fragiles
face
à
la
puissance
(visuelle
et
sonore)
de
la
détonation,
Antonioni
a
davantage
insisté
sur
les
détails,
sur
les
petits
éclats
(fragments
de
meubles,
morceaux
de
bois,
tissus)
qui
s’envolent,
dans
des
gros
plans
qui
les
isolent
dans
le
cadre
de
telle
façon
qu’il
devient
de
plus
en
plus
difficile
au
spectateur
de
reconnaître
leurs
origines
et
leurs
formes
originelles.
À
la
place
de
la
brutalité
qui
marque
souvent
le
phénomène
explosif,
le
réalisateur
italien
conduit
la
scène
vers
l’abstraction,
vers
un
lyrisme
inattendu,
où
les
bruits
et
tourbillonnements
sonores
éventuellement
disparaissent
pour
faire
entendre
un
morceau
de
la
musique
psychédélique
du
groupe
Pink
Floyd,
et
où
les
répétitions
et
le
ralenti
enlèvent
à
l’explosion
toute
sa
dimension
d’urgence
et
de
danger
–
il
ne
reste
que
la
destruction
incessante,
pure
et
simple,
dans
le
spectacle
de
l’explosion.
Antonioni
filme
l’explosion
comme
s’il
s’agissait
d’une
scène
musicale
ou
d’un
mouvement
de
danse,
où
ce
qui
intéresse
sont
le
rythme
et
le
trajet
incertain
des
éclats,
la
manière
dont
ils
composent
le
cadre
et
créent
des
vecteurs,
des
lignes
de
force,
des
contrastes
de
couleurs.
Il
filme
l’explosion
en
faisant
attention
à
la
plasticité
de
l’image,
en
permettant
au
spectateur
un
temps
considérable
pour
qu’il
absorbe
ce
nouveau
registre,
ce
moment
très
particulier
dans
le
film.
L’explosion
est
filmée
tel
un
spectacle,
et
la
séquence
montée
et
100
sonorisée
est
spectaculaire.
Cette
dimension
spectaculaire,
on
le
verra,
est
inhérente
à
presque
toute
explosion,
et
concerne
aussi
l’éclatement
du
personnage
filmique
tel
je
propose
de
l’étudier
ici.
Le
personnage
dont
l’éclatement
se
présente
comme
une
explosion
fait
tout
d’abord
appel
aux
images
littérales
d’explosion
physique,
explosion
du
corps
du
personnage.
C’est
encore
Georges
Méliès
qui
explore,
possiblement
pour
la
première
fois,
ce
motif,
dans
L’homme
à
la
tête
en
caoutchouc
(1901).
Dans
ce
film
court,
un
homme
scientifique
(joué
par
Méliès
lui-‐même)
utilise
un
soufflet
pour
agrandir
et
réduire
une
tête
vivante
séparée
de
son
corps
(qui
d’ailleurs
n’est
autre
qu’une
copie
de
sa
propre
tête),
jusqu’à
la
faire
exploser.
Méliès
fait
la
tête
disparaître
en
fumée
dans
un
coup
du
montage,
et
renforce
l’agressivité
du
phénomène
en
faisant
tomber
par
terre
les
meubles
de
la
salle.
Cette
explosion,
observe
Diane
Arnaud,
«
prolonge
le
versant
explosif
des
sketches
magiques
dans
son
théâtre,
telle
la
prise
d’une
pilule
de
dynamite
au
cours
du
Charlatan
fin
de
siècle
(1892).
»154
Le
tout
se
passe
comme
un
tour
de
magie
dont
l’explosion
serait
le
climax
et
la
conclusion.
Ce
même
motif
–
l’explosion
de
la
tête
–
a
reçu
un
traitement
beaucoup
plus
sanglant
dans
Scanners
(David
Cronenberg,
1981).
Pendant
une
assemblée
de
scientifiques
dans
un
amphithéâtre,
un
«
scanner
»
(médium
avec
des
pouvoirs
télépathiques)
fait
exploser
la
tête
du
spécialiste
qui
l’interroge.
Visuellement,
la
tête
de
ce
personnage
devient
deux
fois
plus
large
avant
de
se
rompre
complètement
dans
une
éruption
de
sang.
Il
n’y
a
ici
ni
feu
ni
fumée
:
l’idée
d’explosion
tient
à
la
brutalité
de
l’action
et
au
mouvement
explosif
de
sang
et
chair
qui
en
résulte,
bien
qu’à
son
traitement
sonore
(l’éclat
sonore
qui
accompagne
l’action
est
similaire
à
celui
d’une
bombe).
Il
est
intéressant
d’observer
que
Cronenberg
situe
cette
explosion,
qui
est
le
moment
le
plus
emblématique
du
film,
dans
une
scène
organisée
autour
d’un
débat
devant
un
public,
l’amphithéâtre
rappelant
fortement
une
salle
de
théâtre
ou
de
cinéma
(décor
plutôt
sombre,
avec
des
fauteuils
rouges
alignées
devant
le
plateau
où
se
passe
l’action,
quelques
figurants
jouant
le
rôle
de
spectateurs).
L’instant
de
l’explosion
est
filmé
frontalement,
le
personnage
faisant
face
aux
spectateurs
–
ce
154
ARNAUD,
Diane.
Changements
de
têtes
:
De
Georges
Méliès
à
David
Lynch.
Pertuis
:
Rouge
101
qui
fait
que
le
spectateur
du
film
soit
placé,
par
le
cadrage,
aux
côtés
des
spectateurs
de
l’assemblée
de
scientifiques.
Comme
dans
le
film
de
Méliès,
pour
qui
l’explosion
était
une
espèce
de
climax
d’un
spectacle
de
magie
(et
c’était
là
aussi
un
plan
frontal),
Scanners
met
en
scène
l’explosion
du
personnage
tel
un
spectacle,
peut-‐être
non
plus
de
magie,
mais
de
télépathie.
Pourtant,
pour
bien
prendre
en
compte
l’explosion
comme
catégorie
de
l’éclatement
du
personnage
–
et
comme
réflexion
sur
le
sujet
contemporain
–,
il
me
paraît
tout
d’abord
nécessaire
de
ne
pas
restreindre
l’explosion
à
son
sens
littéral
et
usuel.
Mon
idée
ici
n’est
pas
simplement
de
discuter
les
moments
d’explosion
physique
de
la
tête
du
personnage
(moments
qui
par
ailleurs
abondent
dans
les
films
d’action
et
d’horreur),
mais
de
comprendre
l’explosion
dans
le
sens
plus
large
d’une
manifestation
soudaine
et
violente
qui
engendre
une
déflagration
d’éclats,
une
série
de
dissociations,
une
profusion
de
procès
de
subjectivation.
Dans
ce
sens,
le
film
Requiem
for
a
dream
(Darren
Aronofsky,
2000)
nous
offre
une
articulation
intéressante
entre
explosion
et
spectacle
tout
en
travaillant
l’éclatement
du
personnage
à
travers
la
perspective
de
l’usage
de
drogues
:
là
où
Lost
highway
(David
Lynch,
1997)
ou
Black
swan
(Aronofsky,
2010)
laissaient
comprendre
un
fond
de
trouble
psychique,
de
schizophrénie
ou
de
fugue
psychogénique,
Requiem
for
a
dream
travaille
sur
le
fond
de
la
dépendance
chimique.
Sara
Goldfarb
(interprétée
par
Ellen
Burtstyn)
est
une
veuve
solitaire
dont
le
fils
unique
Harry
(Jared
Leto)
est
consommateur
d’héroïne.
La
première
scène
du
film
montre
la
relation
difficile
entre
les
deux
:
venu
rendre
visite
à
sa
mère,
Harry
décide
de
lui
prendre
à
force
l’appareil
de
télévision
pour
le
vendre
de
façon
à
pouvoir
financer
son
addiction
;
terrorisée,
la
vieille
femme
s’enferme
dans
un
placard
mais
finit
par
lui
permettre
de
prendre
l’appareil,
qui
était
curieusement
attaché
au
mur
par
une
chaîne
métallique
:
«
La
chaîne
n’est
pas
pour
toi,
c’est
pour
les
voleurs
»,
s’excuse-‐t-‐elle
à
son
fils.
À
l’aide
de
sa
copine
Marion
(Jennifer
Connelly)
et
de
son
ami
Tyrone
(Marlon
Wayans),
eux
aussi
dépendantes
d’héroïne,
Harry
va
essayer
de
se
lancer
dans
le
trafic
de
drogues,
mais
les
conséquences
seront
catastrophiques
pour
tous
les
trois.
Pendant
ce
temps,
la
trajectoire
de
sa
mère
va
également
être
marquée
par
l’addiction.
102
Passionnée
de
la
télévision,
Sara
reçoit
un
jour
un
appel
d’une
société
de
communication
qui
lui
offre
la
possibilité
de
participer
à
une
émission.
Pendant
que
les
détails
n’arrivent
par
mail,
elle
rêve
que
ce
sera
une
occasion
pour
participer
à
son
émission
préférée
et
qu’alors
il
faut
bien
se
préparer.
Afin
de
pouvoir
rentrer
dans
son
ancienne
robe
rouge
–
celle
qui
elle
portait
le
jour
de
la
remise
de
diplôme
de
Harry,
la
robe
favorite
de
son
mari
décédé
–,
Sara
décide
de
commencer
un
régime
à
base
de
pilules
amaigrissantes
desquelles
elle
finit
par
tomber
dépendante.
Les
pilules
lui
donnent
des
sensations
d’euphorie
et
des
moments
d’hyperactivité,
et
elle
commence
à
halluciner
qu’elle
va
devenir
une
star
de
télévision
:
«
Bientôt,
des
millions
de
personnes
vont
me
voir
à
la
télévision
et
ils
vont
tous
m’aimer
».
Stylistiquement,
le
film
emploie
plusieurs
procédés
pour
exprimer
la
fragilité
des
liens
entre
les
personnages
et
les
états
de
conscience
altérés
par
les
drogues.
Par
exemple,
l’hyperactivité
des
personnages
est
montrée
avec
des
images
photographiées
en
time-‐lapse,
alors
que
le
dialogue
du
début
du
film
entre
Harry
et
Sara,
et
puis
en
autre
entre
Harry
et
Marion,
ont
été
montés
en
split
screen
de
manière
à
emphatiser
la
distance
émotionnelle
entre
ces
personnages,
malgré
leur
proximité
physique.
Aronofsky
utilise
aussi
des
superpositions,
des
ralentis,
des
très
gros
plans,
des
distorsions
provoquées
par
l’objectif
grand
angle,
des
animations
stop
motion,
de
la
caméra
portée,
des
encadrements
du
type
snorricam…
Le
procédé
le
plus
employé,
pourtant,
est
celui
du
montage
rapide,
qui
figure
l’instant
précis
de
l’ingestion
des
drogues.
Ces
séquences
comportent
plusieurs
plans
alors
qu’ils
ne
durent
que
quelques
secondes
à
l’écran
:
les
images
(la
télécommande,
le
flacon
de
médicament,
l’aiguille,
la
circulation
sanguine,
la
main,
la
piqûre,
la
bouche,
la
poudre,
l’affichage
du
pèse
personne,
la
fermeture
éclair
de
la
robe
rouge,
la
veine
perforée)
se
succèdent
très
rapidement
de
manière
syncopée
et
répétée,
grâce
aussi
à
des
«
textures
»
sonores
synchronisées,
tout
au
long
du
film.
À
chaque
fois,
ces
séquences
viennent
abruptement
briser
la
continuité
de
l’action,
c’est-‐à-‐
dire
interrompre
la
souffrance
des
personnages
pour
quelques
instants,
avant
de
les
renvoyer
au
manque
de
sens
et
d’affects
de
leurs
vies.
Ces
séquences
représentent
le
geste
mécanique
de
consommation
de
la
drogue,
et
opèrent
en
même
temps
des
ellipses
temporelles
qui
correspondent
à
la
fois
à
quelques
103
minutes
ou
à
quelques
semaines
ou
mois
dans
le
récit
:
d’une
scène
à
l’autre,
Sara
perd
plus
de
10
kilos,
Marion
est
forcée
à
se
prostituer,
une
petite
infection
dans
la
veine
de
Harry
devient
une
inflammation
généralisée.
Dans
la
mesure
où
ces
séquences
en
montage
rapide
apparaissent
comme
des
«
manifestations
soudaines
et
violentes
»
qui
éclatent
la
trajectoire
des
personnages
et
la
chronologie
même
du
récit,
je
propose
de
les
prendre
en
tant
que
moments
d’explosion.
D’ailleurs,
l’image
de
la
pupille
qui
se
dilate,
qui
est
souvent
la
dernière
image
à
figurer
sur
ces
séquences,
évoque
un
mouvement
similaire
à
celui
de
l’expansion
du
feu
et
de
la
fumée
dans
une
explosion
littérale.
2
–
Encore
la
plasticité
Le
chapitre
précédent
m’a
permis
de
définir
et
de
discuter
la
notion
de
plasticité
sous
l’angle
du
sujet
:
c’est
parce
qu’il
est
plastique
qu’il
se
fait
dissociable,
c’est-‐
à-‐dire
capable
de
se
donner
des
formes,
de
se
métamorphoser
et,
finalement,
de
se
dédoubler.
Nous
avons
vu
que,
notamment
à
partir
de
la
philosophie
de
Hegel,
c’est
la
subjectivité
qui
a
fait
du
sujet
une
créature
plastique.
Parler
de
sujet
revient
peut-‐être
à
parler
d’un
seul
corps
biologique,
mais
en
même
temps
signifie
parler
d’une
multitude
de
procès
de
subjectivation
capables
qu’il
est
capable
d’opérer
perpétuellement.
Si
je
propose
de
revenir
à
la
notion
de
plasticité
maintenant,
c’est
qu’elle
implique
encore
une
autre
dimension
tout
à
fait
pertinente
lorsqu’on
parle
de
l’explosion
en
tant
que
catégorie
de
l’éclatement
du
personnage
dans
le
cinéma.
Tout
comme
Hegel
s’est
servi
de
la
subjectivité
pour
«
transformer
»
le
sujet
en
matière
plastique
»,
quelques
auteurs,
notamment
pendant
la
période
de
l’Avant-‐
garde
des
années
1920,
se
sont
servis
du
cinéma
(dispositif
et
image
cinématographique
elle-‐même)
pour
«
transformer
»
le
temps
en
matière
plastique.
Plus
intéressant
encore,
dans
le
cadre
de
ce
mémoire,
est
de
constater
que,
pour
décrire
cette
dernière
transformation,
ces
différents
auteurs
ont
employé
de
manière
récurrente
une
même
métaphore
:
celle
de
l’éruption
volcanique,
qu’on
peut
bien
comprendre
comme
une
forme
d’explosion.
Dans
son
article
sur
la
matière
plastique,
Roland
Barthes,
avant
de
partir
vers
une
critique
idéologique
de
son
artificialité
(une
critique
générale
aux
104
valeurs
capitalistes
et
de
la
culture
de
masse
incarnés
en
quelque
sorte
par
la
culture
nord-‐américaine
des
années
1950),
affirme
que,
par
rapport
aux
autres
matériaux,
«
plus
qu’une
substance,
le
plastique
est
l’idée
même
de
sa
transformation
infinie
(…).
Le
plastique
reste
tout
imprégné
de
cet
étonnement
:
il
est
moins
objet
que
trace
d’un
mouvement.
»155
Transformation
infinie,
trace
d’un
mouvement
;
or,
ces
termes,
que
Barthes
applique
à
la
matière
plastique,
décrivent
aussi
la
coulée
de
lave
et
cendres
du
volcan
Etna
comme
l’a
perçue
Jean
Epstein156,
ou
encore
celle
du
volcan
Vésuve,
comme
l’a
perçue
Élie
Faure
:
«
J’ai
vu
en
1906,
à
Naples,
la
grande
éruption
du
Vésuve.
(…)
À
son
intérieur
même,
d’énormes
volumes
de
cendre
se
formaient
et
se
déformaient
sans
cesse,
(…)
et
produisaient
à
sa
surface
une
ondulation
sans
cesse
mouvante
et
variable
mais
maintenue,
comme
par
une
attraction
centrale,
dans
la
masse
dont
rien
ne
semblait
altérer
la
forme
ni
les
dimensions.
»157
L’idée
de
ces
auteurs
est
que,
comme
le
formule
le
cinéaste
et
académicien
Érik
Bullot,
«
l’éruption
volcanique
représente
la
métaphore
extrême
de
la
plasticité
du
cinéma
»
;
pour
Epstein
comme
pour
Faure,
le
cinéma
et
l’éruption
volcanique
ont
en
commun
«
une
formidable
puissance
de
modulation.
»158
Quand
Faure
parle
de
cinéplastique,
son
attention
est
tournée
essentiellement
vers
cette
question
de
la
transformation
et
du
mouvement,
du
rythme,
du
«
‘drame
plastique’
qui
recouvre
la
trame
sentimentale’
»159
;
pour
lui,
«
Le
cinéma
est
plastique
d’abord
:
il
représente,
en
quelque
sorte,
une
architecture
en
mouvement
qui
doit
être
en
accord
constant,
en
équilibre
dynamiquement
poursuivi
avec
le
milieu
et
les
paysages
où
elle
s’élève
et
155
BARTHES,
Roland.
«
Le
plastique
»
in
Mythologies.
Paris
:
Seuil,
1957,
p.
192.
156 EPSTEIN, Jean. « Le cinématographe vu de l’Etna » in Écrits sur le cinéma, tome 1 : 1921-‐1947.
Dictionnaire de la pensée du cinéma. Paris : Presses Universitaires de France, 2012, p. 162.
105
s’écroule.
»160
La
plasticité
au
cinéma
est
aussi
saluée
par
Fernand
Léger
dans
son
fameux
article
«
La
Roue,
sa
valeur
plastique
»,
où
il
affirme
que
le
film
d’Abel
Gance
(dont
l’affiche
a
été
fait
par
Léger
lui-‐même)
«
a
haussé
le
cinéma
au
rang
des
arts
plastiques
»161 .
C’est
donc
pendant
la
période
de
l’Avant-‐garde
des
années
1920
que
la
notion
de
plasticité
commence
à
être
pensée
dans
le
domaine
du
cinéma.
Ceux
qui
l’amènent
le
plus
loin,
ce
sont
Epstein,
Faure
(avec
la
notion
de
cinéplastique)
et
Louis
(avec
la
notion
de
photogénie).
Pour
eux,
la
plasticité
du
cinéma
–
sa
«
photogénie
»
–
réside
dans
une
certaine
«
qualité
d’abstraction
»162,
c’est-‐à-‐dire
dans
une
tension
entre
le
mimétique
(l’ontologie
réaliste
de
l’image
cinématographique)
et
le
non-‐mimétique
ou
le
dissemblable
(le
motif
du
film,
la
diégèse)
:
«
Dans
les
années
1920,
Delluc
pose
les
véritables
prémisses
de
la
notion
[de
photogénie],
établissant
une
équivalence
entre
photogénique
et
cinématographique.
L’idée
initiale
d’agrément,
de
joliesse,
n’est
plus
associée
au
terme
mais
est
remplacée
par
‘l’impression
de
la
vie’,
fruit
non
d’une
imitation
mais
au
contraire
d’une
dissociation
du
réel
et
de
l’ouverture
à
son
envers
ou
à
son
pendant
secret
:
pour
‘faire
vivant’,
le
cinéma
doit
embrasser
le
domaine
fécond
du
rêve
et
de
l’imagination.
C’est
de
l’inconnu
et
de
l’irréel
que
dépend
le
surgissement
photogénique
»163.
De
ce
fait,
la
plasticité
cinématographique
(soit-‐elle
appelé
cinéplastique
ou
photogénie)
n’a
pas
tardé
à
être
définie
comme
une
forme
de
dissociation
du
réel,
dissociation
qui
confèrerait
au
cinéma
sa
«
dimension
artistique
»
dans
la
mesure
où
elle
«
modifie
la
perception
du
temps
et
des
êtres,
animés
mais
aussi
inanimés,
fait
émerger
le
sentiment
(ou
la
prescience)
de
l’invisible
»164.
160
FAURE,
Élie.
«
De
la
cinéplastique
»
Op.
cit.,
p.
21.
161 LÉGER, Fernand. « Essai critique sur la valeur plastique du film d’Abel Gance La Roue » in
163 THIÉRY, Natacha. « Photogénie » in BAECQUE, Antoine de, et CHEVALLIER, Philippe (dir.).
Dictionnaire
de
la
pensée
du
cinéma.
Op.
cit.,
p.
539.
164
Ibid.,
p.
540.
106
Même
s’il
n’est
toujours
pas
clair,
comme
observe
Érik
Bullot,
quel
est
son
lieu
d’appartenance
–
serait-‐il
le
motif
(par
exemple
un
visage
qu’on
dit
«
photogénique
»),
un
procédé
(la
manière
dont
un
ralenti
ou
un
gros
plan
favorisent
le
«
saut
photogénique
»),
un
don
du
regard
?165
–,
la
plasticité
au
cinéma
est
finalement,
très
clairement,
une
«
puissance
à
modeler
le
temps
»166.
Or,
nous
l’avons
vu,
la
plasticité
est
la
qualité
de
ce
qui
peut
donner
et
recevoir
de
la
forme,
qui
peut
changer
de
forme
sans
pour
autant
devenir
une
chose
autre,
c’est-‐à-‐dire
qui
peut
se
transformer
sans
se
déformer
;
ce
qui,
dans
le
cinéma,
peut
notamment
être
analysé
sous
cet
aspect,
c’est
le
temps.
C’est
le
temps
qui
y
est
représentable
de
manières
infiniment
variables,
qui
se
fait
malléable,
qui
se
laisse
opérer
(fondamentalement
par
le
montage)
comme
une
matière
plastique
pour
«
sculpter
le
sentiment
de
la
durée.
Le
temps
tendrait
ainsi,
par
un
tour
de
passe-‐passe
métaphorique,
à
devenir
matière.
»167
Telle
qualité
plastique
du
temps
cinématographique
se
fait
particulièrement
perceptible
à
travers
des
procédés
tels
l’avance
rapide,
le
ralenti
ou
le
jump
cut.
Tous
ces
procédés
de
montage
font
instantanément
distinction,
sans
cérémonie,
entre
le
réel
(le
référent)
et
le
filmique.
C’est
la
raison
pour
laquelle
on
peut
considérer
par
exemple
le
ralenti,
comme
le
fait
Dominique
Païni,
une
mise
en
évidence
de
la
plasticité
du
cinéma.
D’après
lui,
des
procédés
tels
le
ralenti
détromperaient
l’œil
de
l’illusion
du
mouvement,
tout
en
créant
la
nouvelle
illusion
de
la
malléabilité
du
temps
:
«
Le
ralenti
est
une
sorte
de
conscience
plastique
du
défilement
cinématographique.
Il
détrompe
l’œil
du
fait
que
le
défilé
des
photogrammes,
accentué
optiquement,
trouble
la
transparence
entre
les
phases
d’un
mouvement.
(…)
En
revanche,
le
temps
se
représente
illusoirement
élastique,
extensible,
plastique,
et
cela
confère
au
réel
un
état
incertain
entre
liquide
et
solide.
»168
165
«
(…)
la
photogénie
n’appartient
à
aucun
de
ces
termes
en
particulier
;
elle
traduit
la
spécificité
de
chacun
des
termes
–
le
motif,
le
médium,
et
le
procédé
–
et
leur
écart
respectif.
Elle
en
est
le
principe
régulateur.
(…)
C’est
sans
doute
pourquoi
elle
autorise
une
pensée
de
la
plasticité
au
cinéma.
»
BULLOT,
Érik.
«
Photogénie
plastique
»
Op.
cit.,
p.
198-‐199.
166
Ibid.,
p.
198-‐200.
167 PAÏNI, Dominique. « Ralentir » in MALABOU, Catherine. Plasticité. Op. cit., p. 190.
107
On
retrouve
ici,
dans
cette
réflexion
de
Païni
sur
le
ralenti,
le
même
lien
que
Faure
et
Epstein
avaient
tissé
entre
le
cinématographe
et
l’éruption
volcanique,
lien
que
Bullot
a
si
bien
analysé
dans
son
article
«
Photogénie
plastique
».
L’état
incertain
entre
liquide
et
solide,
qui
est
celui
du
temps
au
cinéma,
renvoie
à
l’image
de
la
coulée
de
lave
et
de
cendres
et
à
la
définition
même
de
plasticité.
De
ce
fait
on
peut
bien
considérer
le
cinéma
en
tant
qu’un
moyen
privilégié
d’opérations
plastiques
:
il
procède
sans
cesse
et
presque
inévitablement
par
transformations,
et
son
essence
même
–
la
représentation
du
mouvement
–
n’est
qu’un
trompe
l’œil
révocable,
dotée
d’une
incertitude
primordiale.
C’est
ainsi
que
la
métaphore
de
l’éruption
volcanique
–
de
l’explosion
–
rend
plastique
le
temps
cinématographique.
Il
me
paraît
nécessaire
de
souligner
que,
si
tant
d’auteurs
ont
démontré
préférence
par
cette
métaphore,
si,
comme
l’a
dit
Bullot,
elle
est
devenue
une
représentation
extrême
de
la
plasticité
du
cinéma,
c’est
que
l’explosion
suscite
une
toute
particulière
fascination.
L’image
de
l’explosion
est,
avant
tout,
une
image
qui
fait
spectacle,
qui
étonne,
qui
frappe
l’imagination.
C’est
ainsi
qu’Antonioni
l’a
traité
dans
Zabriskie
Point,
et
de
Méliès
à
Cronenberg
l’image
de
l’explosion
a
très
souvent
été
placée
au
cœur
d’un
dispositif
spectaculaire
(sketch
de
magie,
scène
théâtrale,
climax
narratif
etc.).
Et
plus
indirectement,
c’est
ainsi
qu’Aronofsky,
au-‐delà
de
mettre
en
évidence
la
malléabilité
du
temps
avec
ses
nombreux
procédés
stylistiques,
a
traité
les
séquences
en
montage
rapide
–
séquences
explosives
–
dans
Requiem
for
a
dream.
Dans
ce
sens,
l’effet
premier
de
toute
explosion
serait
d’attirer
et
retenir
le
regard,
l’attention,
de
manière
abrupte
et
inévitable.
Il
s’agit
là
d’un
effet
en
quelque
sorte
merveilleux,
comme
on
peut
lire
dans
l’admiration
de
Jean
Epstein
lorsqu’il
se
trouvait
devant
l’éruption
de
l’Etna
:
«
En
face
de
nous
:
l’Etna,
grand
acteur
qui
fait
éclater
son
spectacle
deux
ou
trois
fois
le
siècle,
et
dont
j’arrivais
cinématographier
la
fantaisie
tragique.
Tout
un
versant
de
la
montagne
n’était
qu’un
gala
de
feu.
L’incendie
se
communiquait
au
coin
rougi
du
ciel.
À
vingt
kilomètres
de
distance,
la
rumeur
parvenait
par
instants
comme
d’un
lointain
triomphe,
de
milliers
d’applaudissements,
d’une
immense
108
ovation.
Quel
tragédien
de
quel
théâtre
connut
jamais
un
tel
orage
de
succès,
la
terre
souffrante,
mais
dominée,
se
fêlant
en
rappels.
»169
3
–
Les
spectacles
du
feu
Dans
sa
réflexion
sur
le
feu
d’artifice,
Philippe-‐Alain
Michaud
analyse
de
manière
approfondie
cette
association
entre
explosion
et
spectacle.
Il
observe
que
les
premiers
spectacles
pyrrhiques
étaient
réalisés
en
Italie
au
XVIe
siècle,
et
que
les
feux
d’artifice
visaient
alors
à
«
représenter
tous
les
états
de
la
nature
et
l’instabilité
de
ses
propriétés
»170
:
«
Les
feux
d’artifice
donnent
à
voir
le
spectacle
de
l’instabile
materia
ou
du
chaos
transformé
en
harmonie,
la
volatilité
des
états
et
les
échanges
entre
les
éléments,
transformant
la
flamme
en
jet
ou
le
brasier
en
fontaine
et
ce
n’est
pas
un
hasard
si
la
grande
époque
des
feux
d’artifice
coïncide
avec
l’apogée
de
la
culture
baroque
en
Europe
qui
devait
trouver
dans
la
pyrotechnie
un
modèle
stylistique
général
–
Leibniz
ira
jusqu’à
faire
du
feu
d’artifice
le
modèle
de
la
pensée
en
définissant
celle-‐ci
comme
‘une
fulguration
d’instant
en
instant’.
»171
Michaud
parcourt
l’histoire
des
représentations
picturales
des
feux
d’artifice
de
la
Renaissance
et
de
l’âge
classique,
où
la
question
principale
était
de
capturer
et
de
traduire
en
peinture
«
le
caractère
instantané,
transitoire
et
évanescent
des
apparences
du
monde
»172 .
En
le
faisant,
l’auteur
parvient
à
articuler
un
lien
étroit
entre
le
feu
d’artifice
(et
l’explosion)
et
le
cinéma,
lui
aussi
impliqué
dans
la
capture
et
la
traduction
–
la
représentation
–
du
mouvement
apparent
des
choses.
Dans
son
analyse,
Michaud
conclut
que
les
représentations
de
guerres,
incendies,
éruptions
etc.
dans
le
cinéma,
grâce
à
différentes
techniques
d’effets
spéciaux,
reprennent
une
certaine
stylistique
de
l’explosion
similaire
à
celle
des
feux
d’artifice
des
siècles
passés.
Dans
les
deux
cas,
les
récits
(d’un
côté,
les
festivités
où
les
feux
d’artifice
étaient
censés
représenter
les
169
EPSTEIN,
Jean.
«
Le
cinématographe
vu
de
l’Etna
»
Op.
cit.,
p.131.
170 MICHAUD, Philippe-‐Alain. Sketches. Paris : Kargo & L’Éclat, 2006, p.161.
109
différents
états
de
la
nature
et,
de
l’autre,
les
narrations
filmiques)
ne
sont
que
des
véhicules
pour
les
images
spectaculaires,
«
de
sorte
que
le
spectateur
de
cinéma
moderne
se
trouve
dans
une
situation
identique
à
celle
des
spectateurs
de
feux
d’artifice
de
la
Renaissance
et
de
l’âge
classique
découvrant
une
collection
d’effets
interchangeables
portés
par
un
récit
mythologique
ou
historique
qui
se
consume
dans
le
temps
même
de
son
évocation.
»173
À
travers
cette
argumentation,
un
lien
s’établit
entre
les
spectateurs
des
feux
d’artifice
dans
la
Renaissance
et
l’âge
classique,
l’admiration
d’Epstein
devant
l’Etna,
et
l'attirance
des
scènes
d’explosion
(dans
le
sens
large
du
terme)
dans
le
cinéma
depuis
ses
origines
avec
Méliès.
Pourtant,
ce
ne
sont
pas
seulement
les
places
des
spectateurs
qui
font
cette
proximité
entre
le
feu
d’artifice
et
le
cinéma.
Tout
comme
le
feu
d’artifice,
la
projection
cinématographique
se
constitue
comme
un
phénomène
lumineux
qui
se
déroule
dans
le
temps.
Tout
comme
le
feu
d’artifice,
«
l’image
de
cinéma,
projetée
sur
l’écran,
est
indépendante
de
la
surface
sur
laquelle
elle
s’inscrit
:
elle
est
instable,
éphémère
et
flottante.
»174
C’est
à
travers
cette
association
que
l’on
peut,
avec
Michaud,
aborder
la
projection
d’un
film
comme
un
événement
explosif
–
est
c’est
aussi
ce
que
fait
Ingmar
Bergman
dans
la
toute
première
scène
de
Persona
(1966),
film
dont
le
titre
originel
voulu
par
le
réalisateur
était
tout
simplement
Cinématographe175 .
Dans
cette
scène,
la
jonction
des
filaments
de
la
lampe
d’un
projecteur
déclenche
une
explosion
lumineuse
(l’écran
devient
par
moments
complètement
blanc)
et
met
en
rotation
une
bobine
de
pellicule.
Le
flux
d’images
qui
suit
comprend
des
représentations
de
la
pellicule
elle-‐même,
un
sexe
en
érection,
un
dessin
animé,
une
araignée,
les
viscères
et
l’œil
d’un
animal
(œil
qui
fait
par
ailleurs
penser
à
Un
chien
andalou
de
Buñel,
de
1928),
un
clou
enfoncé
dans
une
main,
jusqu’à
un
garçon
qui,
devant
un
écran,
essaye
de
173
Ibid.,
p.169.
175 FORD, Hamish. « The radical intimacy of Bergman » in Senses of cinema, nº23, décembre 2002,
110
toucher
le
visage
projeté,
dans
une
image
qui
peut
bien
synthétiser
la
«
stylistique
des
fantômes
»
que
Michaud
attribue
au
cinéma
:
«
défini
comme
projection
de
lumière
intermittente
dans
l’obscurité,
le
dispositif
cinématographique
relève
du
pyrotechnique
jusque
dans
sa
structure.
Essentiellement
instable,
il
nous
donne
à
voir,
comme
les
feux
d’artifice,
des
phénomènes
de
‘brillance’,
c’est-‐à-‐dire
la
formation
de
spectres
se
séparant
de
leur
masse.
L’apparition
des
figures
au
cinéma
est
indissociable
de
la
disparition
des
corps
:
dès
lors
qu’elle
s’ouvre
à
cette
intuition
pyrotechnique,
l’analyse
du
film
se
transforme
en
stylistique
des
fantômes.
»176
La
réflexion
sur
le
feu
d’artifice
et
sur
l’image
cinématographique
nous
permet
donc
de
complémenter
la
définition
d’explosion
que
nous
avait
donné
le
dictionnaire.
Il
s’agit
tant
d’un
phénomène
soudain
et
destructif
que
d’une
instabilité,
tant
d’une
force
matérielle
physique
et
abrupte
que
d’une
immatérialité,
une
brillance,
une
énergie.
Non
par
hasard,
c’est
aussi
en
ces
termes
ambivalents
que
le
philosophe
Gaston
Bachelard
discute
la
phénoménologie
et
la
psychologie
du
feu
ou
de
la
flamme
:
«
la
flamme
est
un
être
sans
masse
et
cependant
un
être
fort.
»177
Pour
Bachelard,
le
caractère
éphémère
et
mouvant
du
feu
fait
qu’il
se
prête
à
nombreuses
images
et
métaphores.
Le
feu
peut
être
le
bon,
le
mal,
l’amour,
la
vie,
la
mort…
«
La
flamme
est
naissance
facile
et
mort
facile.
Vie
et
mort
peuvent
être
ici
bien
juxtaposées.
»178
Dans
La
flamme
d’une
chandelle,
il
expose
dans
la
toute
première
page
son
idée
:
la
flamme
est
un
des
plus
grands
«
opérateurs
d’images.
La
flamme
nous
force
à
imaginer.
»179
Pour
revenir
au
dispositif
de
projection
cinématographique,
j’ajouterai
que
Bachelard
comprend
le
feu
un
peu
comme
un
écran
sur
lequel
des
images
diverses
peuvent
être
projetées,
ou
plutôt
comme
le
faisceau
lumineux
lui-‐même,
porteur
d’images
diverses.
L’agitation,
le
tremblement
de
la
flamme
–
du
faisceau
lumineux
–
176
MICHAUD,
Philippe-‐Alain.
Sketches.
Op.
cit.,
p.171.
177 BACHELARD, Gaston. La flamme d’une chandelle. Paris : Presses Universitaires de France,
1964,
p.20.
178
Ibid.,
p.25.
111
serait
l’évidence
en
quelque
sorte
matérielle
du
changement
des
images,
immatérielles.
Par
ce
raisonnement,
le
feu
devient
représentation
du
changement
–
de
tout
changement.
Ici,
l’important
n’est
pas
de
bien
connaître
les
éléments
qui
vont
être
changés,
ni
de
savoir
quels
éléments
résulteront
de
ce
changement,
mais
tout
simplement
–
quoique
c’est
peut-‐être
le
plus
complexe
et
difficile
à
faire
–
d’observer
le
changement
lui-‐même,
c’est-‐à-‐dire
les
possibilités,
les
potentialités
du
feu
:
«
En
effet,
on
ne
peut
parler
d’un
monde
du
phénomène,
d’un
monde
des
apparences
que
devant
un
monde
qui
change
d’apparences.
Or,
primitivement,
seuls
les
changements
par
le
feu
sont
des
changements
profonds,
frappants,
rapides,
merveilleux,
définitifs.
(…)
ce
que
lèche
le
feu
a
un
autre
goût
dans
la
bouches
des
hommes.
Ce
que
le
feu
a
illuminé
en
garde
une
couleur
ineffaçable.
Ce
que
le
feu
a
caressé,
aimé,
adoré,
a
gagné
des
souvenirs
et
perdu
l’innocence.
(…)
Par
le
feu
tout
change.
Quand
on
veut
que
tout
change,
on
appelle
le
feu.
»180
Le
feu
correspond
ainsi
assez
précisément
aux
phénomènes
d’éclatement
du
personnage
dans
le
cinéma
contemporain,
phénomènes
analysés
par
Nicole
Brenez
dans
la
troisième
partie
de
son
ouvrage
De
la
figure
en
général
et
du
corps
en
particulier.
Je
profite
de
cette
correspondance
pour
renforcer
le
lien
entre
les
deux
catégories
de
l’éclatement
que
j’essaye
de
développer
dans
ce
mémoire
:
la
dissociation,
traitée
dans
le
chapitre
précédent,
et
l’explosion,
objet
de
ce
chapitre-‐ci.
Brenez
argumente
que
l’éclatement
des
personnages
chez
Wong
Kar-‐
wai
ou
David
Lynch,
par
exemple,
ne
correspond
plus
à
une
«
plastique
de
la
dérivation
»,
mais
à
une
plastique
où
ce
sont
les
liens
eux-‐mêmes,
davantage
que
les
entités
liées,
qui
importent
:
«
où
la
même
figure
pouvait
réapparaître
sans
cesse
sous
toutes
sortes
de
noms
et,
en
s’enrichissant
de
chacun
d’eux,
devenait
inépuisable.
Il
s’agit
au
contraire
de
plastiques
où
rupture
et
disparition
importent
plus
que
ce
qui
disparaît,
où
la
substitution
est
plus
forte
que
les
termes
substitués
l’un
à
l’autre,
où
la
non-‐personne
est
bien
plus
180
BACHELARD,
Gaston.
La
psychanalyse
du
feu.
Paris
:
Collection
Folio/Essais,
1985,
p.101-‐102.
112
émouvante
que
la
personne
qu’elle
engloutit.
C’est
dire
que
les
films
contemporains
travaillent
avec
beaucoup
de
profondeur
ce
qui
appartient
en
propre
au
cinéma
:
le
génie
du
lien,
plutôt
que
l’établissement
d’entités.
»181
Cette
mise
en
valeur
du
changement,
soit
dans
le
sens
de
la
rupture
provoquée
par
une
explosion
soit
dans
l’éphémère
du
feu
d’artifice
et
dans
l’image
tremblante
de
la
flamme,
jusqu’à
l’image
cinématographique
et
à
au
statut
du
personnage
dans
cinéma
contemporain,
est
aussi
une
mise
en
valeur
d’un
état
transitoire,
donc
d’une
indéfinition,
d’une
inquiétude,
que
je
propose
maintenant
de
localiser
dans
une
figure
particulière
et
assez
récurrente
dans
les
films
qui
thématisent
la
question
du
sujet,
telle
je
la
pose
dans
ce
mémoire
:
la
figure
du
clignotement,
du
scintillement
de
la
lumière.
4
–
Le
scintillement
de
la
lumière
Je
reviens
un
moment
à
Requiem
for
a
dream.
J’ai
déjà
commenté
comment
la
trajectoire
des
personnages
est
marquée
par
un
manque
de
sens
et
d’affects
qu’ils
essayent
de
contourner
à
travers
l’usage
de
drogues,
et
aussi
comment
quelques
procédés
cinématographiques
essayent
de
rendre
compte
des
moments
d’angoisse
et
d’hallucination
qui
résultent
de
cet
usage.
Un
de
ces
procédés
est,
justement,
l’effet
de
clignotement
de
la
lumière
qui
ponctue
quelques
uns
de
ces
moments.
On
le
perçoit
dans
l’éclairage
du
bar
devant
lequel
Tyrone
se
drogue
(dont
le
mur
est
graffité
avec
le
message
«
Shoot
out
the
stars
and
win
»),
dans
les
lampes
du
décor
de
l’émission
à
la
télévision
regardée
par
Sara,
dans
les
reflets
projetés
par
la
télévision
dans
plusieurs
scènes,
dans
l’ascenseur
pris
par
Marion
après
qu’elle
se
laisse
violer
par
son
psychanalyste,
dans
l’hallucination
de
Sara
alors
qu’elle
prend
plusieurs
pilules
d’un
seul
coup
(scène
qui
comprend
aussi
un
moment
où
Sara
rencontre
son
image
idéelle,
son
double
horrifiquement
splendide
habillé
dans
la
robe
rouge,
sorti
directement
de
la
télévision
pour
se
moquer
d’elle),
dans
le
couloir
et
les
salles
de
l’hôpital
où
elle
est
amenée
dans
un
état
complètement
hallucinatoire,
dans
la
cabine
181
BRENEZ,
Nicole.
De
la
figure
en
général
et
du
corps
en
particulier.
Bruxelles
:
DeBoeck
113
téléphonique
d’où
Harry
appelle
Marion
pendant
son
voyage
à
Florida
pour
acheter
des
drogues,
dans
la
séance
de
sexe
de
groupe
où
Marion
se
fait
violer
encore
une
fois
(une
salle
éclairée
uniquement
par
des
lampes
de
poche
tournées
contre
son
visage
par
les
voyeurs
qui
assistent
à
la
séance),
pendant
le
traitement
par
électrochocs
subi
par
Sara,
dans
l’hôpital
où
Harry
se
fait
amputer
le
bras…
La
présence
de
l’effet
de
clignotement
dans
les
moments
les
plus
tendus
du
film
est
systématique
et
contribue
davantage
à
plonger
le
spectateur
dans
le
drame
des
personnages
:
le
scintillement
de
la
lumière
est
dérangeant,
agressif,
inquiétant.
On
peut
commencer
par
décrire
le
scintillement
de
lumière
comme
une
confrontation
de
deux
états
:
le
lumineux
et
le
sombre.
Une
telle
confrontation
suggère
inévitablement
une
tension,
un
mouvement
cyclique
de
construction
et
déconstruction,
au
sens
de
Michel
Guiomar
:
«
on
peut
dire
que
si
la
confrontation
de
deux
modes,
de
deux
registres,
comme
de
deux
espaces
lumineux
ou
sombres
éveille
l’idée
de
tension,
le
passage
même
de
l’un
à
l’autre,
du
lumineux
au
sombre,
du
registre
clair
ou
aigu
au
registre
sombre
ou
grave,
etc.,
éveille
un
sentiment
de
vide,
et
même
de
déstructuration
en
ce
que
le
premier
‘registre’
musical
ou
plastique,
est
une
plénitude
des
structures
de
tel
art,
tandis
que
le
second
est
une
destruction
de
ces
structures.
»182
Si
je
ne
contourne
pas
cette
description
facile
du
scintillement
de
lumière
(et
je
n’ai
pas
évité
non
plus
la
définition
courante
d’éclatement,
la
littéralité
de
l’idée
d’explosion
ou,
dans
le
chapitre
précédent,
les
définitions
de
dissociation
et
les
racines
littéraires,
mythologiques
et
religieuses
de
la
notion
de
dédoublement),
c’est
que,
avant
de
chercher
à
comprendre
les
rôles
ou
les
supposées
significations
du
scintillement
de
lumière
dans
les
films,
il
me
semble
pertinent
de
prendre
cet
effet
en
soi,
dans
sa
«
matérialité
».
En
le
faisant,
j’accepte
le
conseil
de
Guiomar
alors
qu’il
affirme
l’importance
de
comprendre
les
phénomènes,
y
compris,
explicitement,
les
jeux
de
lumière,
dans
le
simple
fait
de
leur
apparition
:
182
GUIOMAR,
Michel.
Principes
d’une
esthétique
de
la
mort
:
Les
modes
de
présences,
les
présences
immédiates, le seuil de l’Au-‐delà. Paris : Librairie José Corti, 1988, p. 61.
114
«
L’intérêt
premier
des
phénomènes,
images
ou
thèmes,
jeux
de
lumières
ou
de
lignes,
n’est
pas
dans
la
manière
dont
ils
s’organisent
en
signification
apparente
dans
le
déroulement
de
l’œuvre
;
l’intérêt
premier
réside
dans
leurs
apparitions
elles-‐mêmes,
indépendamment
des
rapports
et
liens
d’image
à
image,
de
thème
à
thème,
de
phénomène
à
phénomène.
L’important
n’est
pas
d’abord
de
savoir
quelles
relations
apparentes
s’établissent
entre
ces
phénomènes,
et
que
peuvent
en
effet
contraindre
le
déroulement
de
l’œuvre
et
son
organisation
formelle
;
l’important
est
qu’ils
se
soient
imposés
(…)
dans
leur
indépendance.
»183
C’est
ainsi
que,
à
propos
de
l’effet
de
clignotement,
je
retourne
à
Gaston
Bachelard.
Tandis
que
pour
Guiomar
la
confrontation
entre
le
lumineux
et
le
sombre
est
à
l’origine
d’une
tension
et
d’un
mouvement
cyclique,
pour
Bachelard
c’est
déjà
le
mot
clignoter
qui
révèle
la
nature
inquiète,
tremblante
et
dramatique
de
la
lumière
intermittente,
comme
celle
de
la
flamme
d’une
chandelle
:
«
Avec
quel
étonnement,
avec
quel
émerveillement,
j’ai
appris
que,
pour
l’oreille
de
Nodier,
le
verbe
clignoter
était
une
onomatopée
de
la
flamme
de
la
chandelle
!
Sans
doute
l’œil
s’émeut,
la
paupière
tremble
quand
la
flamme
tremble.
Mais
l’oreille
qui
s’est
donnée
tout
entière
à
la
conscience
d’écouter
a
déjà
entendu
le
malaise
de
la
lumière.
On
rêvait,
on
ne
regardait
plus.
Et
voici
que
le
ruisseau
des
sons
de
la
flamme
coule
mal,
les
syllabes
de
la
flamme
se
coagulent.
Entendons
bien
:
la
flamme
clignote.
Les
mots
primitifs
doivent
imiter
ce
qu’on
entend
avant
de
traduire
ce
que
l’on
voit.
Les
trois
syllabes
de
la
flamme
de
chandelle
qui
clignote
se
heurtent,
se
brisent
l’une
contre
l’autre.
Cli,
gno,
ter,
aucune
syllabe
ne
veut
se
fondre
dans
l’autre.
Le
malaise
de
la
flamme
est
inscrit
dans
les
petites
hostilités
de
trois
sonorités.
Un
rêveur
de
mots
n’en
finit
pas
de
compatir
avec
ce
drame
de
sonorités.
Le
mot
clignoter
est
un
des
mots
les
plus
tremblés
de
la
langue
française.
»184
183
Ibid.,
p.
77.
184 BACHELARD, Gaston. La flamme d’une chandelle. Op. cit., p. 42-‐43.
115
Cette
analyse
«
onomatopéique
»
du
mot
clignotement,
mentionnée
par
Marc
Vernet
dans
son
article
«
Clignotements
du
noir-‐et-‐blanc
»185,
au-‐delà
de
renforcer
l’association
entre
le
scintillement
de
la
lumière
et
l’inquiétude
ou
le
changement,
nous
présente
subtilement
à
un
autre
aspect
relevant
de
la
lumière
:
sa
performativité.
«
Sans
doute
l’œil
s’émeut,
la
paupière
tremble
quand
la
flamme
tremble
»,
écrit
Bachelard
;
quelle
que
soit
la
métaphore
ou
l’image,
l’action
du
clignotement
nous
touche,
nous
attire
le
regard,
pas
seulement
dans
le
sens
de
capturer
notre
attention
mais
également
de
provoquer
une
réaction
concrète,
physique,
puisqu’il
fait
trembler
nos
paupières
et
dilater/contracter
nos
pupilles.
L’on
peut
dire
que
si
le
scintillement
de
la
lumière
est
assez
intense,
il
se
fait
perceptible
même
si
on
a
les
yeux
fermés.
Cette
«
performativité
»
de
la
flamme,
au
sens
de
Bachelard,
anticipe
en
quelque
sorte
un
usage
performatif
du
dispositif
cinématographique
classique,
du
montage
rapide
au
montage
photogrammique
aux
flicker
films,
où
le
clignotement
de
la
lumière
devient
un
vrai
bombardement
visuel.
Du
cinéma
d’Avant-‐garde
des
années
1920
à
ce
que
Laurent
Jullier
appelle
le
«
cinéma
du
feu
d’artifice
»
ou
«
films
concerts
»
postmodernes186,
en
passant
par
les
flicker
films
expérimentaux
d’auteurs
tels
Paul
Sharits
et
Peter
Kubelka
dans
les
années
1960
et
1970,
l’usage
performatif
du
clignotement
a
toujours
répondu
à
une
logique
qui
privilégie
le
sensoriel
au
narratif,
les
«
sensations
fortes
non
verbalisables
»187
au
récit.
Cela
suggère
que,
pour
un
film
tel
Requiem
for
a
dream,
l’effet
de
clignotement
s’occupe
moins
de
faire
avancer
le
récit
que
de
provoquer
des
sensations,
de
créer
une
ambiance
subconsciemment
perçue.
D’abord,
pour
l’Avant-‐garde
des
années
1920,
l’effet
de
clignotement
était
une
des
pratiques
associées
à
une
certaine
«
pureté
»
du
cinéma,
en
opposition
aux
influences
surtout
littéraires
et
théâtrales
qui
menaçaient
la
légitimité
et
l’autonomie
du
langage
proprement
cinématographique
:
185
VERNET,
Marc.
«
Clignotements
du
noir-‐et-‐blanc
»
in
AUMONT,
Jacques
et
al.
La
théorie
du
film
:
Colloque
de
Lyon
(novembre
1979).
Paris
:
Albatros,
1980,
p.
223.
186
Voir
JULLIER,
Laurent.
L’écran
post-‐moderne
:
un
cinéma
de
l’allusion
et
du
feu
d’artifice.
Paris
:
L’Harmattan,
1997.
187
Ibid.,
p.
27.
116
«
Cinéma
pur,
cinégraphie,
photogénie,
ciné-‐plastique,
sont
des
termes
qui
reviennent
fréquemment
dans
les
nombreux
manifestes
que
signent
les
membres
de
l’informelle
école
française
de
l’avant-‐garde.
Le
cinéma
que
désignent
ces
termes
est
un
cinéma
qui
a
cessé
de
copier
la
littérature
et
le
théâtre.
Il
s’inspire
du
rêve
(Epstein)
ou
de
la
musique
(Gance,
Dulac)
;
plus
simplement,
dans
l’idéal,
il
ne
subit
aucune
influence
des
autres
arts,
il
est
‘pur’.
»188
Quant
aux
flicker
films,
expérimentations
qui
ont
marqué
notamment
le
cinéma
Underground
américain
des
années
1960
et
1970,
la
question
était
moins
de
récupérer
une
«
pureté
»
du
cinéma
et
plutôt
de
stimuler
la
perception
et
de
tester
les
effets
potentiels
du
dispositif
de
projection
cinématographique,
comme
en
explique
le
chercheur
William
C.
Wees
:
«
Ainsi,
par
leur
nature
même,
tous
les
films
de
clignotement
[flicker
films]
tirent
avantage
du
fait
que
la
perception
de
l’alternance
rapide
de
lumière
et
d’obscurité
peut
avoir
des
puissants
effets
physiologiques
et
psychologiques.
Parmi
les
effets
les
plus
déplaisants
il
y
a
les
maux
de
tête,
la
nausée,
et
même,
pour
un
très
petit
nombre
de
personnes,
des
crises
d’épilepsie.
»189
Finalement,
en
ce
qui
concerne
le
cinéma
narratif,
le
clignotement
est
une
figure
souvent
associée
aux
films
d’action
et
d’horreur
(ce
qui
rend
davantage
évident
son
côté
«
explosif
»),
notamment
dans
le
cadre
d’un
cinéma
dit
postmoderne
dont
l’intérêt
majeur
est
de
«
court-‐circuiter
l’intellect
du
spectateur
pour
toucher
‘directement’
son
système
sensoriel.
»190
L’exemple
le
plus
emblématique
de
ce
cinéma
postmoderne,
toujours
selon
Laurent
Jullier,
serait
le
Star
Wars
(1977)
de
George
Lucas
:
188
Ibid.,
p.117.
189 « By their very nature, then, all flicker films take advantage of the fact that perception of
rapidly
alternating
patterns
of
light
and
dark
can
have
powerful
physiological
and
psychological
effects.
Among
the
more
unpleasant
effects
are
headaches,
nausea,
and
even,
for
a
very
small
number
of
people,
epileptic
seizures.
»
WEES,
William
C.
Light
moving
in
time
:
studies
in
the
visual
aesthetics
of
Avant-‐Garde
film.
Berkeley
:
University
of
California
Press,
1992,
p.
147.
Traduction
par
MAGNAN,
Richard.
Le
clignotement
et
le
spectateur-‐écran
:
Phénoménologie
des
actes
de
langage
cinématographiques.
Thèse
de
Doctorat
en
Études
cinématographiques
et
audiovisuels
à
l’Université
Sorbonne
Nouvelle
Paris-‐3,
dir.
Roger
Odin,
1999,
annexes.
190
JULLIER,
Laurent.
L’écran
post-‐moderne
:
un
cinéma
de
l’allusion
et
du
feu
d’artifice.
Op.
cit.,
p.
37.
117
«
Avec
naïveté
ou
cynisme,
on
ne
sait,
G.
Lucas
déclare
:
‘Mes
films
sont
plus
proches
d’un
tour
de
manège
(amusement
park
ride)
que
d’une
pièce
de
théâtre
ou
d’un
roman’
(Time
du
15/6/1981).
Au
lieu
du
tour
de
manège
il
aurait
tout
aussi
bien
pu
prendre
pour
élément
de
comparaison
les
tirs
de
feu
d’artifice.
»191
Ce
«
cinéma
du
feu
d’artifice
»,
conclut
Jullier,
serait
la
réponse
des
créateurs
aux
demandes
d’un
nouveau
spectateur,
un
spectateur
«
à
la
recherche
d’émotions
fortes,
car
il
est
sans
cesse
menacé
d’anhédonie,
cette
incapacité
à
éprouver
du
plaisir
définie
il
y
a
bien
longtemps
par
Th.
Ribot
(La
psychologie
des
sentiments,
1986).
»192
Ainsi,
le
bombardement
de
lumières
colorées
(et
aussi
par
exemple
de
fréquences
sonores
graves
qui
font
vibrer
toute
la
salle
de
cinéma
et
le
plexus
du
spectateur),
comme
dans
les
séquences
d’action
de
Star
Wars
–
pistolasers
et
sabre
lasers,
tunnels
de
lumière
qui
représentent
le
voyage
spatial,
etc.
–,
serait
l’exemple
d’une
nouvelle
stratégie
cinématographique
qui
vise
de
prime
abord
un
effet
cathartique,
une
réaction
subconsciente
ou
involontaire,
voire
physique,
de
la
part
du
spectateur.
Ce
spectateur,
pour
ainsi
dire
en
manque
d’émotions
fortes,
est
l’objet
d’étude
de
l’article
de
Roger
Odin
qui
a
servi
de
base
aux
réflexions
de
Jullier.
Odin
résume
bien
la
question
en
faisant
la
différence
entre
«
production
de
sens
»
et
«
production
d’affects
»
et
accordant
au
deuxième
l’intérêt
majeur
des
producteurs
d’un
cinéma
pour
le
«
nouveau
spectateur
»
:
«
le
film
agit
directement
sur
son
spectateur,
un
spectateur
qui
ne
vibre
plus
tant
aux
événements
racontés
(effet
de
fiction)
qu’aux
variations
de
rythme,
d’intensité
et
de
couleurs
des
images
et
des
sons.
Le
lieu
du
film
se
déplace
ainsi
de
l’histoire
vers
les
vibrations
diffusées
dans
la
salle
par
le
complexe
plastico-‐musical
agissant
en
tant
que
tel.
C’est,
désormais,
ce
complexe
qui
règle
le
positionnement
du
spectateur
sans
passer
par
la
médiation
d’un
tiers
symbolisant.
191
Ibid.,
p.37-‐38.
118
C’est
que
la
communication
n’a
plus
ici
pour
objet
privilégié
la
production
de
sens
mais
la
production
d’affects.
»193
Autrement
dit,
la
figure
du
scintillement
de
lumière,
dans
le
cinéma
narratif
dit
postmoderne,
témoigne
d’une
mise
en
valeur
de
l’expérience
filmique
en
détriment
du
texte
filmique,
d’une
mise
en
valeur
de
l’empirique
en
détriment
de
la
diégèse.
Il
s’agit
là
du
même
déplacement
identifiée
par
Michel
Chion,
du
passage
à
un
«
cinéma
sensoriel
»,
comme
il
le
définit
dans
le
chapitre
«
Vers
un
cinéma
sensoriel
»
de
son
ouvrage
L’audio-‐vision
:
«
Le
cinéma,
n’étant
pas
seulement
un
montreur
de
sons
et
d’images,
mais
aussi
générant
des
sensations
rythmiques,
dynamiques,
temporelles,
tactiles
et
kinétiques,
qui
empruntent
indifféremment
les
canaux
sonore
et
visuel
–
chaque
révolution
technique
du
cinéma
y
amène
une
poussée
de
sensorialité
:
les
sensations
de
matière,
vitesse,
mouvement,
espace,
étant
renouvelées,
y
sont
alors
perçues
en
elles-‐
mêmes,
et
pas
encore
comme
les
éléments
codés
d’un
langage,
d’un
discours
ou
d’une
narration.
»194
5
–
Le
clignotement,
le
spectacle
et
l’éclatement
du
personnage
La
tendance
du
«
cinéma
du
feu
d’artifice
»,
du
«
nouveau
spectateur
»
ou
encore
du
«
cinéma
sensoriel
»
fait
place
à
l’usage
récurrent
de
l’effet
de
clignotement,
qui
serait
pour
ainsi
dire
capable
de
dépasser
les
bornes
du
récit
pour
provoquer
de
sensations
«
immédiates
»,
pour
atteindre
la
place
même
du
spectateur.
Dans
sa
thèse
de
Doctorat
dirigée
par
Roger
Odin
et
soutenue
en
1999,
Richard
Magnan
étudie
l’effet
de
clignotement
comme
l’un
des
opérateurs
d’un
déplacement
fondamental
–
le
déplacement
du
film
de
l’écran
vers
la
salle
:
«
Le
déplacement
du
lieu
du
film,
de
l’écran
vers
la
salle,
caractérise
précisément
le
phénomène
de
clignotement,
qui
ne
se
déploie
pas
seulement
à
l’écran,
mais
se
diffuse
simultanément
dans
la
salle.
Le
spectateur
n’a
qu’à
détourner
le
regard
pour
observer
la
réflexion
du
193
ODIN,
Roger.
«
Du
spectateur
fictionnalisant
au
nouveau
spectateur
:
une
approche
sémio-‐
119
clignotement
sur
les
murs
et
le
plafond
de
la
salle
de
cinéma,
de
même
qu’au
visage
des
‘spectateurs-‐écrans’
que
met
en
jeu
le
phénomène
de
clignotement.
»195
L’intense
scintillement
de
la
lumière196
interpellerait
donc
directement
le
spectateur,
lui
renvoyant
à
sa
condition
de
même
spectateur,
tout
en
révélant
le
dispositif
de
projection
censé
être
transparent
au
profit
de
la
narration.
Pourtant,
observe
Magnan,
cette
attitude,
qui
pourrait
paraître
brechtienne,
anti-‐
illusionniste,
autodestructive
pour
le
bon
déroulement
de
la
fiction,
promue
un
effet
plutôt
immersif
que
de
distanciation
:
«
L’usage
performatif
du
dispositif
cinématographique,
dont
le
clignotement
constitue
un
exemple
frappant
d’interpellation,
aurait
pour
effet
d’impliquer
le
spectateur
dans
l’œuvre
qui
se
déroule
dans
la
salle
aussi
bien
qu’à
l’écran,
plutôt
que
de
provoquer
un
effet
de
distanciation.
Cette
question
de
la
distanciation
semble
être
un
mythe
persistant
dans
la
théorie
de
l’art
moderne.
»197
L’usage
du
clignotement
dans
le
cinéma
narratif
contemporain
viserait
ainsi
non
pas
l’affirmation
d’un
langage
proprement
cinématographique,
comme
c’était
en
gros
le
cas
pour
les
Avant-‐gardes
des
années
1920
;
et,
à
la
différence
de
l’Underground
américain
des
années
1960
et
1970,
les
effets
physiologiques
et
psychologiques
causés
par
les
stimuli
lumineux
auraient
l’objectif
principal
de
ratifier
une
narration
et
d’approfondir
l’immersion
du
spectateur
dans
une
histoire
racontée.
Cela
signifie
également
qu’on
ne
peut
pas
supposer
une
«
signification
immanente
»
à
l’effet
de
clignotement,
mais
qu’on
doit
«
considérer
ce
phénomène
lumineux
toujours
en
fonction
du
contexte
singulier
195
MAGNAN,
Richard.
Le
clignotement
et
le
spectateur-‐écran
:
Phénoménologie
des
actes
de
«
scintillement
»,
«
clignotement
»
et
«
papillotement
»
:
le
premier
désignerait
une
variation
d’intensité
de
lumière
«
qui
n’implique
pas
nécessairement
une
discontinuité
complète
de
l’éclairement
»,
le
deuxième
une
«
discontinuité
complète
e
l’éclairement
»
et
le
troisième
«
un
éparpillement
de
points
lumineux
qui
entraine
le
regard
dans
un
mouvement
incessant
».
Dans
ce
mémoire,
je
ne
garde
pas
cette
distinction,
considérant
tant
«
scintillement
»
comme
«
clignotement
»
comme
des
effets
de
variation
sensible
d’intensités
lumineuses.
197
MAGNAN,
Richard.
Le
clignotement
et
le
spectateur-‐écran
:
Phénoménologie
des
actes
de
120
dans
lequel
il
est
utilisé
»198.
Par
conséquent,
l’usage
du
clignotement,
dans
le
cinéma
narratif
contemporain,
trouve
en
quelque
sorte
dans
le
contenu
référentiel
du
film,
dans
la
diégèse,
des
justificatives
pour
mettre
en
évidence
l’actualité
de
la
projection
–
tout
comme,
dans
un
film
d’action,
l’explosion
d’une
voiture
(qu’on
pourrait
considérer
essentiellement
spectaculaire,
du
pur
feu
d’artifice,
au
sens
de
Philippe-‐Alain
Michaud)
trouve
une
explication
dans
les
mauvaises
intentions
et
actions
de
l’antagoniste
méchant.
Pour
reprendre
l’exemple
de
Star
Wars,
l’effet
de
clignotement
engendré
dans
les
scènes
d’action
se
trouve
«
justifié
»
dans
la
diégèse
par
le
fait
que
les
armes
utilisées
par
les
personnages
émettent
des
«
rayons
laser
»,
qui
sont
effectivement
des
lumières
intenses,
alors
que
dans
Requiem
for
a
dream
ce
même
effet
répond
à
une
logique
hallucinatoire
et
est
toujours
ancré
dans
quelques
éléments
du
décor
(l’appareil
de
télévision,
les
lampes
de
poche,
l’équipement
de
traitement
par
électrochocs).
L’effet
de
clignotement
est
largement
utilisé
par
Gaspar
Noé
dans
Irréversible
(2002)
et
Enter
the
void
(2009).
Dans
le
premier,
le
générique
de
début
est
présenté
avec
un
lettrage
scintillant,
suivi
d’une
séquence
avec
des
mouvements
de
caméra
très
fluides
qui
révèle
l’extérieur
d’un
bâtiment
éclairé
par
des
lampes
vacillantes.
Cet
effet
est
récupéré
plusieurs
fois
au
long
du
film,
la
plupart
du
temps
associé
à
l’ambiance
des
boîtes
de
nuit
où
le
récit
se
déroule.
Considérant
la
violence
de
l’histoire
racontée
–
celle
de
deux
hommes,
Marcus
(interprété
par
Vincent
Cassel)
et
Pierre
(Albert
Dupontel),
qui
cherchent
vengeance
contre
l’homme
qui
avait
violé
leur
amie
Alex
(Monica
Belluci)
–
et
le
réalisme
brutal
de
la
mise
en
scène
de
Noé
–
comme
dans
la
fameuse
séquence
du
viol
d’Alex,
réalisé
en
un
plan
séquence
qui
dure
plus
de
dix
minutes
–,
l’effet
de
clignotement
suggère
plutôt
brutalité
qu’inquiétude,
violence
qu’instabilité.
L’intermittence
de
la
lumière
semble
avoir
pour
objectif
tout
simplement
agresser
davantage
le
spectateur,
tout
comme
le
constant
bruit
de
fond
dans
une
fréquence
de
27
hertz
«
spécialement
conçu
par
Noé
pour
causer
des
nausées
dans
le
public
»
pendant
la
première
heure
de
film199.
Néanmoins
la
trajectoire
198
Ibid.,
p.75.
199 Traduction libre de l’anglais : « The pulsing score that accompanies the film contains, for the
first
sixty
minutes
of
the
film,
a
constant
27-‐hertz
tone
specifically
designed
by
Noé
to
cause
nausea
in
the
audience
».
BAILEY,
Matt.
«
Gaspar
Noé
»
in
Senses
of
cinema,
Great
Directors,
nº
28,
121
des
personnages
d’Irréversible
n’illustre
pas
seulement
(ou
pas
gratuitement,
pour
ainsi
dire)
l’abus
sexuel
et
la
violence,
mais
aussi,
d’une
manière
plus
profonde,
une
faiblesse
irrévocable
de
l’homme
:
la
quête
pour
vengeance,
réussie
ou
pas
(et
le
fait
que
Marcus
et
Pierre
vont
finir
par
assassiner
quelqu’un
d’autre
que
le
violeur
d’Alex
n’est
qu’un
aspect
ironique
du
récit),
ne
parvient
pas
à
enlever
la
douleur
et
les
conséquences
de
l’événement
déplaisant.
Monté
en
ordre
chronologique
inversé,
le
film
termine
par
une
scène
joyeuse
où
Alex
lit
tranquillement
dans
un
parc
entourée
par
des
enfants
en
train
de
jouer.
La
caméra
monte
en
hauteur
et
graduellement
se
stabilise
;
un
ciel
jaunâtre
occupe
l’écran
;
la
symphonie
de
Beethoven
dans
la
bande
son
est
substitué
par
un
bruit
rugissant
;
et
l’écran
commence
à
clignoter
avec
violence
pendent
le
dernier
minute
de
film.
Dans
Enter
the
void,
l’ambiance
des
boîtes
de
nuit
se
trouve
élargie
et
occupe
tout
un
arrondissement
de
Tokyo
connu
par
son
intense
vie
nocturne,
où
habitent
le
jeune
trafiquant
de
drogues
canadien
Oscar
(interprété
par
Nathaniel
Brown)
et
sa
sœur
Linda
(Paz
de
la
Huerta).
Déjà
le
générique
de
début
complexifie
le
procédé
utilisé
dans
Irréversible,
intensifiant
la
pulsation
stroboscopique
et
alternant
les
polices
du
lettrage
dans
un
résultat
qui
a
été
comparé
à
une
«
explosion
dans
une
usine
de
polices
»200.
La
prémisse
du
film
est
celle
d’une
dissociation
entre
corps
et
esprit
au
moment
de
la
mort,
dissociation
qui
peut
être
comprise
dans
une
dimension
religieuse201
:
après
sa
mort
par
la
police,
l’esprit
d’Oscar
commence
à
errer
pour
toute
Tokyo,
traversant
les
murs,
observant
les
gens,
témoignant,
sans
pouvoir
rien
faire,
le
malheureux
sort
de
Linda
et
de
ses
amis.
L’esprit
d’Oscar
traverse
aussi
le
temps
pour
raconter
en
flashback
l’histoire
de
la
mort
de
ses
parents
dans
un
accident
de
voiture,
de
son
arrivée
au
Japon
et
de
comment
il
a
réussit
à
y
amener
aussi
sa
sœur.
Le
film
est
entièrement
présenté
en
caméra
subjective
suivant
la
perspective
d’Oscar.
De
octobre
2003,
disponible
sur
http://sensesofcinema.com/2003/great-‐directors/noe/#b21,
dernière
consultation
le
13
août
2013.
200
Traduction
libre
de
l’anglais
:
«
[…]
go
for
the
astonishing
opening
credits,
which
look
like
an
explosion
in
a
font
factory
».
LANE,
Anthony.
«
Enter
the
void
»
in
The
New
Yorker,
disponible
sur
http://www.newyorker.com/arts/reviews/film/enter_the_void_noe,
dernière
consultation
le
13
août
2013.
201
Le
film
fait
explicitement
référence
au
bouddhisme
et
au
«
Bardo
Thödol
»,
le
«
Livre
des
morts
tibétain
»,
selon
lequel
il
y
a
une
succession
de
perceptions
et
d’états
de
conscience
entre
la
mort
et
la
réincarnation.
122
cette
manière,
l’effet
de
clignotement
relève
non
seulement
du
scintillement
de
la
lumière
des
affiches
néon
et
des
boîtes
de
nuit
fréquentées
par
les
personnages,
mais
aussi
du
clignotement
des
yeux
d’Oscar,
alors
qu’il
est
encore
vivant,
et
du
caractère
hallucinatoire
de
son
expérience
hors-‐corps
après
sa
mort.
Ainsi,
si
le
clignotement
était
une
figure
qui
ponctuait
le
questionnement
moral
autour
de
l’idée
de
vengeance
dans
Irréversible,
il
est
devenu
un
vrai
motif
visuel
du
questionnement
moral
et
mystique
autour
de
l’idée
de
mort
dans
Enter
the
void.
La
séquence
finale
se
passe
dans
un
psychédélique
«
Love
hotel
»
aux
lumières
colorées
clignotantes,
où
l’esprit
d’Oscar
observe
plusieurs
relations
sexuelles
avant
de
retrouver
Linda
avec
son
ami
Alex
(interprété
par
Cyril
Roy).
À
ce
moment,
l’esprit
d’Oscar
«
se
plonge
»
dans
sa
sœur,
témoigne
l’instant
exact
de
l’éjaculation
d’Alex
et
la
fécondation
d’un
ovule
de
Linda…
après
une
ellipse
représentée
par
un
fondu
au
noir,
la
caméra
subjective
qui
nous
présentait
le
point
de
vue
d’Oscar
devient
celui
du
bébé
que
Linda
vient
d’accoucher,
complétant
le
cycle
de
mort
et
réincarnation
d’Oscar
et
faisant
un
contrepoint
à
la
phrase
qui
concluait
Irréversible
:
«
Le
temps
détruit
tout
».
Une
fois
ouverte
cette
voie
de
compréhension
de
l’effet
de
clignotement
–
qui
est
à
la
fois
élément
d’immersion
du
spectateur,
effet
spectaculaire
et
figure
catalyseur
de
réflexions
sur
le
sujet
–,
nous
pouvons
revenir
à
quelques
films
déjà
étudiés
pour
en
observer
la
récurrence
et
la
fonction
de
cet
effet.
Par
exemple,
dans
Eternal
sunshine
of
the
spotless
mind
(Michel
Gondry,
2004),
c’est
souvent
un
spot
lumineux
(comme
celui
d’une
lampe
de
poche)
qui
représente
le
«
regard
»
de
l’appareil
responsable
pour
effacer
les
souvenirs
du
protagoniste
–
de
cette
manière,
le
mouvement
intermittent
de
ce
spot
soutient
l’effet
de
clignotement
tout
en
exprimant
la
dissociabilité
entre
le
personnage
et
sa
mémoire
(dissociation
comprise
comme
une
forme
d’éclatement
du
personnage
et
donc
d’actualisation
de
la
notion
de
sujet).
Un
autre
exemple
possible
est
celui
des
scènes
qui
représentent
la
transformation
de
Fred
Madison
en
Pete
Dayton
au
milieu
et
à
la
fin
de
Lost
highway,
où
l’effet
de
clignotement
est
associé
au
montage
rapide
et
aux
surimpressions
pour
rendre
plastique
la
dissociation
psychique
et
physique
du
personnage
:
«
la
transformation
visuelle
de
Fred
en
123
Pete
s’opère
par
un
transfuge
explosif.
Il
procède
par
fragmentation
et
par
ellipse,
le
tout
dans
une
ambiance
enfumée
et
flashée.
»202
Dans
Mulholland
Dr.
(David
Lynch,
2001),
l’effet
de
clignotement
marque
trois
scènes
capitales
pour
le
déroulement
du
récit.
Dans
la
première,
le
réalisateur
Adam
Kesher
rencontre
le
«
cowboy
»
(interprété
par
Monty
Montgomery)
dans
un
corral
éloigné.
C’est
véritablement
la
première
scène
du
film
où
prévaut
une
ambiance
qu’on
pourrait
considérer
«
surréaliste
»
:
une
lampe
(lumière
vacillante)
s’allume
toute
seule,
le
«
cowboy
»
arrive
d’on
ne
sait
où,
et
le
dialogue
qui
s’établit
entre
les
deux,
sous
la
forme
d’une
menace
à
Adam,
est
aussi
un
avertissement
pour
que
le
spectateur
(qui
ne
se
rend
pas
encore
compte
que
cette
première
partie
de
l’histoire
n’est
qu’un
rêve
de
la
protagoniste)
fasse
plus
attention
aux
détails
du
film
et
accepte
sa
logique
tortueuse
(et
dans
ce
sens,
le
«
cowboy
»
joue
un
rôle
similaire
à
celui
de
l’homme
mystérieux
au
visage
pâle
de
Lost
highway)
:
Cowboy
:
Prends
ton
temps
et
réfléchis.
Tu
ferais
ça
pour
moi
?
Adam
:
Ok.
Je
réfléchis.
Cowboy
:
Non,
tu
ne
réfléchis
pas.
Tu
cherches
trop
à
faire
le
malin
pour
réfléchir.
Je
veux
que
tu
réfléchisses
et
que
t’arrêtes
de
faire
le
malin.
Tu
veux
bien
essayer
?
Adam
:
Où
voulez-‐vous
arriver
?
Que
voulez-‐vous
que
je
fasse
?
Cowboy
:
Imaginons
une
carriole.
Une
carriole
a
combien
de
conducteurs
?
Adam
:
Un
seul.
Cowboy
:
Alors
disons
que
c’est
moi
qui
conduis
la
carriole
et
que
si
tu
changes
d’attitude
tu
pourras
voyager
avec
moi.
Adam
:
Ok.
La
deuxième
scène
capitale
de
Mulholland
Dr.
où
l’effet
de
clignotement
règne
est
celle
au
«
Club
Silencio
»,
déjà
commentée
dans
le
chapitre
précédent,
qui
constitue
le
moment
où
le
film
rend
explicite
que
toute
ce
que
le
spectateur
vient
de
voir
va
bientôt
s’écrouler.
On
entend
une
musique
mais
il
n’y
a
pas
d’orchestre
:
l’histoire
de
Betty
et
Rita
n’existe
pas
vraiment
puisqu’elle
n’est
qu’un
rêve
de
Diane.
Et
à
la
fin
du
film,
troisième
moment
d’intense
scintillement
202
ARNAUD,
Diane.
Changements
de
têtes
:
De
Georges
Méliès
à
David
Lynch.
Op.
cit.,
p.
187.
124
de
lumière,
Diane
se
réveille
(après
une
apparition
du
«
cowboy
»
devant
la
porte
de
sa
chambre
:
«
Salut,
la
belle
!
C’est
l’heure
de
se
réveiller
!
»),
se
rend
compte
que
Camilla
est
morte
et,
tourmentée,
entre
dans
un
état
hallucinatoire
avant
de
commettre
suicide.
Nous
pouvons
également
reprendre
Copy
shop
et
retrouver,
dans
les
décentrements,
tremblements,
plissements
et
déchirements
du
papier,
les
mêmes
enjeux
qui
concernent
le
clignotement
de
la
lumière.
La
matérialité
du
clignotement
de
la
lumière
dans
les
photogrammes
serait
ainsi
transposée
vers
la
matérialité
des
manipulations
des
feuilles
de
papier
émises
par
la
machine
photocopieuse
qui
est
le
moteur
des
dédoublements
du
récit
et,
en
même
temps,
le
support
sensible
du
dispositif
alternatif
de
prise
d’images
et
de
montage
élaboré
par
le
réalisateur
Virgil
Widrich.
C’est
ainsi
que
l’effet
de
clignotement
se
présente
finalement
comme
une
figure
utile
à
l’analyse
de
l’inquiétude
du
sujet
à
travers
le
cinéma
contemporain
et
comme
une
figure
riche
en
soi,
mais
qui
passe
souvent
inaperçue
tant
elle
s’incorpore
aux
autres
procédés
esthétiques
mis
en
place
par
le
film
et
aux
récits
filmiques
eux-‐mêmes.
Dans
nombreuses
situations,
le
clignotement
apparaît
lié
à
des
foudres
qui
tombent
du
ciel,
comme
par
exemple
dans
l’ouverture
d’Amistad
(Steven
Spielberg,
1997),
qui
montre
un
combat
dans
un
navire
d’esclaves
dans
la
mer
pendant
un
orage.
À
propos
de
cette
séquence,
Richard
Magnan
a
écrit
:
«
Le
rythme
syncopé
du
flicker
crée
une
attraction
réflexe
qui
capte
l’œil
du
spectateur
–
même
lorsqu’il
ne
regarde
pas
directement
l’écran
ou,
à
la
limite,
même
s’il
ferme
les
yeux
–
par
la
réflexion
du
clignotement
sur
les
murs
ou
le
plafond
de
la
salle,
ou
encore
sur
les
spectateurs-‐écran.
»203
Les
foudres
permettent
à
la
diégèse
d’incorporer
l’effet
de
clignotement
aussi
dans
The
Straight
story
(David
Lynch,
1999)
:
l’orage
éclate
une
nuit,
précisément
au
moment
où
le
protagoniste
apprend
la
maladie
de
son
frère,
avec
qui
il
n’a
plus
aucun
contact
depuis
longtemps.
De
cette
manière
très
simple,
le
203
MAGNAN,
Richard.
Le
clignotement
et
le
spectateur-‐écran
:
Phénoménologie
des
actes
de
125
rythme
syncopé
crée
par
l’intermittence
des
éclairs,
qui
à
un
niveau
sensoriel
vient
frapper
le
spectateur,
fait
aussi
figurer,
au
niveau
diégétique,
une
autre
agression,
celle
des
émotions
du
vieux
Alvin
Straight
(interprété
par
Richard
Fransworth),
le
protagoniste.
Cette
scène
nous
apprend
que
Straight
a
du
mal
à
gérer
ces
émotions
ou
au
moins
essaye
de
les
cacher
de
sa
fille
Rose
(Sissy
Spacek),
qui
habite
avec
lui
:
son
visage
reste
impassible
pendant
qu’il
apprend
que
son
frère
va
bientôt
mourir,
et
pourtant
les
ombres
de
la
pluie
projetées
sur
lui,
assis
devant
une
fenêtre,
donnent
l’impression
qu’il
pleure.
Considérant
que
le
film,
marqué
par
des
images
ensoleillées
de
la
campagne
américaine,
s’ouvre
et
se
termine
avec
des
images
d’un
ciel
dégagé
et
étoilé,
la
scène
de
l’orage
devient
encore
plus
emblématique
et
se
détache
un
peu
du
reste
du
film.
Elle
consiste
un
hiatus
stylistique,
un
moment
de
rupture
;
diégétiquement,
c’est
un
moment
crucial,
puisqu’il
correspond
à
la
prise
de
décision
du
protagoniste
d’entreprendre
le
voyage
pour
visiter
son
frère
–
voyage
qui
est
en
fait
le
vrai
motif
du
film,
ce
que
Hitchcock
appellerait
son
MacGuffin,
le
propulseur
du
récit.
L’élément
de
la
diégèse
qui
déclenche
l’effet
de
clignotement
peut
donc
connaître
différents
degrés
de
«
réalisme
»,
du
«
surréalisme
»
de
Mulholland
Dr.
et
du
voyage
posthume
de
Enter
the
void
à
un
phénomène
naturel
tel
l’orage
d’Amistad
et
de
The
Straight
story,
du
trouble
psychique
profond
de
Lost
highway
à
la
machine
scientifique
de
Eternal
sunshine
of
the
spotless
mind,
des
hallucinations
provoquées
par
l’usage
de
drogues
de
Requiem
for
a
dream
aux
copies
sorties
de
la
photocopieuse
de
Copy
shop.
Pour
souligner
une
dernière
fois
le
rapport
entre
l’explosion
lumineuse,
la
notion
de
spectacle
et
l’éclatement
du
personnage
filmique,
je
me
permets
de
mentionner
encore
deux
exemples.
Dans
de
The
mask
(réalisé
par
Chuck
Russell
en
1994),
le
discret
Stanley
Ipkiss
interprété
par
Jim
Carrey
se
transforme,
grâce
à
un
masque
mystérieux,
en
une
créature
puissante
dont
la
personnalité
délirante
reflet
la
passion
d’Ipkiss
pour
les
personnages
des
dessins
animés
de
Tex
Avery.
Au
contraire
des
scènes
de
métamorphose
classiques,
qui
révèlent
en
détails
la
transformation
du
personnage
avec
des
techniques
diverses
de
morphing,
animation,
maquillage,
fondus,
montages
elliptiques,
etc.
(un
exemple
notable
est
la
transformation
du
docteur
Jekyll
en
l’effroyable
M.
Hyde
dans
le
film
réalisé
par
Rouben
Mamoulian
126
en
1931204),
la
métamorphose
dans
The
mask
est
mise
en
valeur
sans
qu’on
voie
effectivement
les
changements
sur
le
visage
de
l’acteur.
Dans
la
première
transformation,
les
effets
spéciaux
numériques
révèlent
que
le
masque
essaye
de
«
dévorer
»
la
tête
d’Ipkiss
et
ensuite
font
disparaître
le
corps
de
Jim
Carrey
dans
un
cyclone
violent
(hommage
à
Taz,
le
diable
de
Tasmanie
de
la
série
animée
Looney
Toones).
Pendant
quelques
secondes,
ce
cyclone
bouge
de
manière
incontrôlable
dans
la
maison
en
faisant
tomber
tous
les
meubles,
avant
de
présenter
le
«
nouveau
»
personnage,
la
tête
couverte
en
caoutchouc
vert.
Des
éclairs
lumineux,
sonorisés
par
des
coups
de
tonnerre
un
peu
cartoonesques,
ponctuent
toute
cette
première
transformation.
Lors
des
transformations
suivantes,
la
mise
en
scène
sera
plus
économique,
délaissant
à
l’effet
de
clignotement
la
représentation
du
changement
:
Ipkiss
se
cache
derrière
un
canapé
ou
un
buisson,
des
éclairs
lumineux
font
trembler
l’image
à
l’écran
(et
aussi
la
salle
de
cinéma),
et
le
voilà
qui
réapparaît
déjà
masqué
sortant
de
son
cyclone
avec
une
pose
triomphale.
L’effet
de
clignotement
synthétise
ainsi
la
métamorphose
sans
manquer
à
préciser,
pour
le
spectateur
dans
la
salle,
qu’il
s’agit
d’un
moment
spectaculaire,
que
la
«
fête
»,
le
spectacle
(qui
est
l’arrivée
du
personnage
masqué)
dans
le
spectacle
(qui
est
le
film
lui-‐même),
va
bientôt
commencer
:
«
It’s
party
time.
P-‐A-‐R-‐T-‐why
?
Because
I
gotta
!
».
Dernier
exemple,
dans
la
scène
finale
du
film
Le
regard
d’Ulysse
(Theo
Angelopoulos,
1995)
l’effet
de
clignotement
est
expliqué
dans
la
diégèse
par
la
mise
en
scène
d’une
projection
cinématographique
à
l’intérieur
du
film.
L’histoire
racontée
est
celle
d’un
cinéaste
nommé
tout
simplement
A
(interprété
par
Harvey
Keitel)
qui
part
à
la
recherche
de
quelques
bobines
de
film
des
frères
Manákis,
pionniers
du
cinéma
des
Balkans
du
début
du
XXe
siècle,
bobines
que
l’on
croyait
disparues
pour
toujours.
Dans
cette
scène
finale,
A
prononce
un
monologue
devant
une
projection
dont
il
n’y
a
pas
vraiment
de
film
projeté
:
il
204
Pierre
Berthomieu
souligne
l’inventivité
de
la
mise
en
scène
de
Mamoulian,
qui
a
utilisé
des
filtres
colorés
pour
créer
la
métamorphose
du
personnage
:
«
Rouben
Mamoulian
ne
voulait
pas
traiter
toutes
les
transformations
du
docteur
Jekyll
en
Mr.
Hyde
par
des
maquillages
successifs
et
des
fondus
enchaînés.
Il
voulait
au
contraire
offrir
au
spectateur
un
plan
où
la
transformation
s’opèrerait
en
continu,
permettant
à
Fredric
March
d’interpréter
l’arrivée
de
Hyde.
D’où
l’idée
célèbre
du
maquillage
rouge
et
vert
rendu
invisible
par
les
filtres
de
même
couleur
posés
sur
l’objectif
et
qui
absorbent
les
coloris
concernés.
En
les
retirant,
Mamoulian
donne
l’impression
d’un
visage
qui
se
modifie
et
crée
avant
la
lettre
une
forme
de
morphing.
»
BERTHOMIEU,
Pierre.
Hollywood
classique
:
Le
temps
des
géants.
Pertuis
:
Rouge
Profond,
2009,
p.476.
127
n’y
a
que
la
lumière
intermittente
émise
par
le
projecteur,
que
le
clignotement
du
noir
et
blanc.
Dans
sa
thèse,
Richard
Magnan
souligne
l’aspect
réflexif
de
la
scène
–
le
film
qui
parle
du
cinéma
lui-‐même
–
atteint
non
seulement
par
le
personnage
qui
regarde
la
caméra
mais
aussi,
bien
sûr,
par
la
figuration
de
ce
faisceau
lumineux
du
projecteur
cinématographique
:
«
Aucune
image
ne
subsiste
sur
la
pellicule.
Seul
un
clignotement
de
lumière
bat
l’écran
second
(l’écran
dans
l’écran)
et
se
reflète
au
visage
du
spectateur-‐écran
intra-‐diégétique,
A,
durant
son
discours
final.
Son
monologue
(auto-‐référentiel)
parle
d’une
histoire
qui
reste
à
raconter,
d’un
personnage
qui
reste
à
incarner.
L’avant
dernier
plan
du
film
montre
un
écran
sur
lequel
une
lumière
blanche
clignote.
Le
dernier
plan
montre
A,
en
gros
plan
frontal,
en
larmes,
alors
que
le
clignotement
se
reflète
sur
son
visage.
La
caméra
recule
lentement
pendant
qu’il
récite
son
monologue
final
:
‘Quand
je
reviendrai,
ce
sera
avec
les
vêtements
d’un
autre,
le
nom
d’un
autre.
Ma
venue
sera
inattendue.
Si
tu
me
regarde,
incrédule,
et
dis
:
Tu
n’est
pas
lui.
Je
te
montrerai
des
signes
et
tu
me
croiras.’
Le
récit
de
A
qui
clôture
le
film
concerne
le
cinéma
lui-‐même,
la
naissance
du
récit
cinématographique
à
partir
d’un
écran
battu
de
lumière,
essence
énergétique
de
la
représentation
filmique.
Face
à
la
caméra,
A
s’adresse
ainsi
(indirectement)
au
spectateur
empirique
qui
se
trouve
dans
la
même
position
que
lui,
battu
d’ombre
et
de
lumière.
(…)
La
quête
de
sens
qu’effectue
A
à
travers
l’horreur
de
la
guerre
culmine
sur
le
constat
d’une
absence
totale
de
sens,
figurée
par
le
flicker
qui
clôt
le
film,
sorte
de
tabula
rasa
de
la
représentation
cinématographique.
»205
À
travers
ces
exemples,
et
en
suivant
l’argumentation
exposé
dans
la
thèse
de
Magnan,
on
peut
considérer
l’effet
de
clignotement
comme
un
élément
qui
associe
des
aspects
diégétiques,
de
l’histoire
racontée,
du
contenu
du
film,
à
la
place
concrète
du
spectateur
devant
l’écran
en
train
de
regarder
le
film.
Autrement
dit,
le
clignotement
donne
à
voir
–
et
construit
–
un
lien
entre
la
place
du
spectateur
et
le
récit,
il
met
en
phase
le
spectateur
avec
le
drame.
205
MAGNAN,
Richard.
Le
clignotement
et
le
spectateur-‐écran
:
Phénoménologie
des
actes
de
128
Cette
notion
de
mise
en
phase
a
notamment
été
développée
par
Roger
Odin.
D’après
lui,
la
mise
en
phase
sert
à
«
faciliter
l’acceptation
du
message
par
le
spectateur
» 206 ,
elle
est
«
le
processus
qui
me
fait
vibrer
au
rythme
des
événements
racontés
» 207 .
Si
l’on
pense
à
un
film
d’horreur
traditionnel,
la
prédominance
de
scènes
nocturnes
fonctionne
bien
comme
un
élément
de
mise
en
phase,
dans
la
mesure
où
elle
rend
la
salle
de
cinéma
plus
sombre
que
d’habitude
et
plonge
davantage
le
spectateur
dans
l’univers
fictionnel.
À
peu
près
la
même
chose
peut
être
dite
à
propos
des
effets
sonores
«
subjectifs
»,
comme
les
battements
de
cœur
et
les
bruits
de
respiration
accélérée,
ou
encore
les
basses
fréquences
sonores
employées
par
Gaspar
Noé
dans
Irréversible,
qui
extériorisent
pour
le
spectateur,
à
travers
les
ondes
sonores
qui
vibrent
dans
la
salle,
au-‐delà
de
la
simple
situation
racontée,
les
états
physiologiques
et
psychologiques
des
personnages.
La
mise
en
phase
se
caractérise
donc
comme
une
relation
d’homologie
entre
le
«
positionnement
du
spectateur
et
la
dynamique
narrative
qui
se
manifeste
dans
la
diégèse
» 208 .
Il
me
semble
pertinent
de
signaler,
comme
l’a
fait
Magnan
dans
sa
thèse,
que
la
figure
du
clignotement,
de
l’intense
scintillement
de
la
lumière,
au-‐delà
de
récupérer
la
dimension
matérielle
de
la
projection
cinématographique,
collabore
aussi
avec
la
mise
en
phase,
c’est-‐à-‐dire
avec
l’immersion
du
spectateur
dans
la
narration.
6
–
Inland
Empire
La
traversée
de
ces
différentes
notions
–
le
scintillement
de
lumière
comme
une
transposition
cinématographique
du
feu
d’artifice
et
du
tremblement
de
la
flamme,
sa
dimension
performative
qui
correspond
aux
demandes
«
d’un
nouveau
spectateur
»
pour
un
«
cinéma
sensoriel
»,
sa
compréhension
comme
un
élément
opérateur
d’une
«
mise
en
phase
»
entre
le
récit
et
la
place
du
spectateur
et,
pour
ainsi
dire,
ses
aspects
réflexifs,
qui
permettent
au
film
d’élaborer
un
discours
sur
le
dispositif
cinématographique
lui-‐même
–
m’ont
permis
de
206
ODIN,
Roger.
«
La
question
du
public.
Approche
sémio-‐pragmatique
»
in
Réseaux,
vol.
18,
nº99,
2000,
p.59.
207
Ibid.,
p.57.
208 ODIN, Roger. « Mise en phase, déphasage et performativité » in Communications, nº38, 1983,
p.225.
129
développer
l’idée
d’explosion
non
pas
dans
son
sens
littéral
(d’une
bombe,
d’un
volcan,
d’un
revolver),
mais
dans
le
sens
plus
vaste
et
plus
conséquent
–
pour
ce
qui
concerne
ce
mémoire
–
de
la
métaphore.
Ouverte
cette
voie,
j’ai
pu
revenir
à
la
notion
de
l’inquiétude
du
sujet,
l’effet
de
clignotement
fonctionnant
à
la
fois
comme
signe,
catalyseur
ou
représentant
de
l’éclatement
du
personnage
filmique
censé
constituer
un
effet
de
sujet.
Pour
conclure
ce
chapitre,
au
lieu
de
reprendre
et
synthétiser
l’argumentation
développée
jusqu’ici,
je
propose
de
retourner
au
film
qui
était
en
grande
partie
le
point
de
départ
de
ce
mémoire.
Dans
Inland
Empire
(2006),
David
Lynch
investit
dans
une
construction
labyrinthique
similaire
à
celle
de
ses
films
précédents,
notamment
Lost
highway
et
Mulholland
Dr.,
avec
la
dissociation
de
la
protagoniste
interprétée
par
Laura
Dern
et
aussi
de
la
chronologie
des
événements
et
du
temps
filmique.
À
la
différence
de
Lost
highway
et
de
Mulholland
Dr.,
pourtant,
il
paraît
que
dans
le
labyrinthe
d’Inland
Empire
il
n’y
a
pas
vraiment
de
sortie
pour
le
spectateur
:
après
la
fin
du
film,
nous
ne
savons
toujours
pas
exactement
qui
sont
chacun
des
personnages,
quels
sont
les
liens
entre
eux
ni
comment
interpréter
l’histoire
racontée.
Nous
savons,
pourtant,
qu’il
y
a
un
mystère
qui
concerne
la
réalisation
d’un
film,
que
la
trahison,
le
sexe
et
la
violence
sont
encore
une
fois
à
l’origine
d’un
trouble
identitaire,
que
le
statut
de
la
représentation
est
à
nouveau
mis
en
question,
et
que
nous
sommes
devant
(et
dedans)
différentes
«
couches
»
de
réalité
filmique
en
même
temps.
Et
nous
sommes
constamment
bombardés
par
la
pulsation
de
la
lumière
dès
les
premières
scènes.
Dans
ce
sens,
Inland
Empire
est
le
film
qui
s’approche
le
plus,
parmi
les
films
étudiés
ici,
des
conceptions
de
«
cinéma
sensoriel
»
ou
de
«
cinéma
du
feu
d’artifice
»,
en
plus
d’être
celui
qui
amène
le
plus
loin
la
possibilité
de
l’éclatement
du
personnage.
Et
c’est
aussi
un
film
qui
travaille,
de
manière
métalinguistique,
la
notion
de
spectacle,
avec
un
film
à
l’intérieur
du
film.
Laura
Dern
interprète
l’actrice
Nikki
Grace,
qui
vient
d’être
appelée
à
être
la
vedette
du
nouveau
projet
du
réalisateur
Kingsley
Stewart
(Jeremy
Irons),
où
elle
jouera
le
rôle
de
Sue
Blue,
amante
de
Billy,
personnage
joué
par
Devon
Berk
(Justin
Theroux).
Le
projet,
intitulé
«
On
high
in
blue
tomorrows
»,
est
en
fait
le
remake
d’un
film
allemand
inachevé
appelé
«
47
»,
qui
à
sa
fois
est
l’adaptation
130
d’un
conte
tsigane
polonais.
L’histoire
est
celle
d’un
homme
et
d’une
femme
qui
s’engagent
dans
une
relation
extraconjugale
sous
le
risque
d’être
découverts
et
violemment
réprimés
par
leurs
partenaires.
Pendant
une
réunion
avec
le
casting,
Kingsley
explique
à
Nikki
et
Devon
que
la
production
originale
allemande
n’a
jamais
été
finalisée
à
cause
du
meurtre
du
couple
de
protagonistes
:
apparemment,
les
acteurs
avaient
incarné
dans
leurs
vies
réelles
l’affaire
qu’ils
devaient
jouer
dans
la
fiction,
et
ont
ensuite
été
assassinés.
Depuis
cet
événement,
le
projet
a
été
considéré
un
projet
maudit
–
et
il
ne
va
pas
tarder
pour
que
Nikki
se
mette
dans
une
situation
similaire
avec
Devon.
L’actrice
va
se
confondre
inexplicablement
avec
Sue.
Pendant
le
tournage
d’une
scène,
Nikki/Sue
se
tourne
vers
Devon/Billy
et
exclame
:
«
Je
crois
que
mon
mari
sait
tout.
Il
nous
tuera,
tous
les
deux…
Merde
!
On
dirait
un
dialogue
de
notre
scénario
!
»
Cette
«
possession
»
de
Nikki
par
Sue
trouve
un
écho
dans
la
vie
personnelle
de
l’actrice,
qui
est
mariée
avec
un
possessif
homme
d’affaires
polonais.
Elle
n’est,
pourtant,
qu’une
première
doublure
dans
le
film.
Nikki/Sue
traversera
différentes
couches
plus
ou
moins
distinctes
de
réalité.
Elle
sera
une
femme
enceinte
dans
un
mariage
malheureux,
puis
une
prostituée,
elle
consultera
avec
un
psychanalyste
mystérieux,
se
retrouvera
parmi
une
troupe
qui
donne
des
spectacles
itinérants
et
parcourra
d’innombrables
couloirs
et
escaliers,
traversera
d’innombrables
portes,
et
rencontrera
d’innombrables
personnages
dont
le
spectateur
ne
connaît
même
pas
le
nom
(comme
ceux
désignés
pendant
le
générique
comme
«
Lost
Girl
»
ou
«
Phantom
»).
Elle
se
perdra
dans
les
décors,
dans
les
rues,
dans
les
studios
te
tournage,
dans
son
propre
habitat
(soit
la
mansion
de
Nikki
ou
la
petite
maison
de
Sue),
dans
la
chronologie
des
événements,
comme
l’Alice
de
Lewis
Carroll
dans
le
pays
des
merveilles
en
suivant
le
lapin
blanc
–
parallèle
facilité
par
le
fait
que
le
film
est
intercalé
avec
des
sketches
de
sitcom
d’une
énigmatique
famille
de
lapins
(humains
habillés
en
lapin).
Avant
la
fin,
Nikki/Sue
se
retrouvera
au
Hollywood
Boulevard
en
train
de
mourir
parmi
des
clochards,
et
elle
entendra
alors
Kingsley
crier
«
Coupez
!
»,
mais
cela
ne
lui
ramènera
pas
à
la
réalité
(ou
à
une
réalité,
quelle
qu’elle
soit).
131
Si
dans
Lost
highway
Pete
Dayton
redevenait
Fred
Madison
avant
la
fin
et
dans
Mulholland
Dr.
le
rêve
de
Diane
Selwyn
justifiait
l’apparition
de
Betty
Elms,
dans
Inland
Empire
chaque
«
version
»
de
Nikki/Sue
sera
complètement
indépendante
et
ne
trouvera
aucun
lien
avec
les
autres
versions
(hormis
le
fait
qu’elles
sont
toutes
jouées
par
Laura
Dern),
aucun
contexte
qui
puisse
permettre
au
spectateur
de
reconstituer
de
manière
logique
les
événements
–
pas
de
schizophrénie
ou
de
fugue
psychogénique,
pas
d’hallucination
provoquée
par
l’usage
de
drogues,
pas
de
trauma,
d’amnésie,
de
rêve,
pas
de
terrier
de
lapin
magique.
Pas
de
coulisses,
de
maquillage,
d’effets
spéciaux
:
la
transformation
de
Nikki
en
Sue,
bien
que
les
transformations
multiples
de
Nikki/Sue
qui
suivent,
font
de
ce
personnage
une
matière
plastique,
et
on
dirait
rien
de
plus
qu’une
matière
plastique.
Puisqu’il
n’y
a
guère
de
scénario
à
suivre,
guère
d’histoire
à
raconter,
David
Lynch
peut
opérer
librement
le
personnage,
comme
un
sculpteur
le
ferait
avec
une
argile
infiniment
malléable
:
«
le
personnage
de
cinéma
chez
Lynch
revient
sans
cesse
à
sa
dimension
évanescente
de
visage
déformable,
dédoublable,
remplaçable.
(…)
Certaines
forces
en
présence
sont
à
même
de
poursuivre
les
héros
et
de
leur
‘casser
la
figure’,
à
coups
de
poings,
de
rouges
et
de
bleus,
de
flous
et
de
flashes,
de
ralentis
et
de
surimpressions.
»209
C’est
ainsi
que,
à
un
moment
donné,
on
voit
Nikki/Sue
assise
dehors
dans
la
pluie,
et
on
est
frappé
par
l’impact
des
foudres.
Coupe.
On
la
voit
assise
à
l’intérieur
d’une
maison,
on
perçoit
les
foudres
par
la
fenêtre.
Coupe.
On
la
voit
à
nouveau
dehors
et
son
image
s’efface
dans
le
reflet
de
lumières
colorées.
On
la
voit
à
l’intérieur
avec
d’autres
femmes,
elle
regarde
autour
d’elle,
les
reflets
colorés
s’intensifient,
le
cadre
est
frénétiquement
décentralisé,
l’effet
de
clignotement
est
généralisé.
On
la
voit
crier
et
son
image
se
fond
avec
celle
d’un
groupe
de
prostituées
qui
lui
disent
«
Bonjour
»
en
rigolant.
Coupe.
On
voit
Nikki/Sue
dans
le
Hollywood
Boulevard,
souillée,
le
visage
tordu,
éclairée
par
une
lampe
vacillante.
«
Je
suis
une
pute
»,
dit
elle,
sérieuse.
«
Où
suis-‐je
?
»
Et
puis,
dans
une
grimace
qui
se
termine
en
rires
de
moquerie,
elle
affirme
:
«
J’ai
209
ARNAUD,
Diane.
Changements
de
têtes
:
De
Georges
Méliès
à
David
Lynch.
Op.
cit.,
p.
181.
132
peur
!
»
Elle
observe
ensuite,
de
l’autre
côté
de
la
rue,
Nikki/Sue
(elle
même
?)
qui
marche
avec
un
tournevis
à
la
main.
Cette
autre
Nikki/Sue,
perplexe,
la
regarde
:
c’est
un
des
plusieurs
«
face
à
face
»
de
Nikki/Sue
avec
des
«
versions
conditionnelles
»
d’elle-‐même210.
D’un
côté,
la
prostituée
;
de
l’autre,
la
femme
avec
un
tournevis
à
la
main.
La
prostituée
fait
une
grimace
et
continue
à
rire
de
manière
extravagante.
Toujours
perplexe,
la
femme
au
tournevis
perçoit
une
autre
femme,
en
T-‐shirt
blanc,
qui
marche
dans
sa
direction.
La
prostituée
arrête
de
rire
:
elle
aussi
voit
la
femme
en
T-‐shirt
blanc
qui
se
cache
derrière
un
arbre.
Coupe.
On
voit
une
autre
prostituée
qui
parle
dans
un
téléphone
public,
deux
autres
qui
attendent
contre
un
mur,
une
quatrième
assise
par
terre,
et
encore
une
qui
danse
en
fumant
sa
cigarette
sur
le
trottoir
du
Hollywood
Boulevard.
Les
deux
versions
de
Nikki/Sue
sont
momentanément
disparues.
Gros
plan,
la
prostituée
avec
la
cigarette
se
met
à
rire,
la
caméra
se
tourne
vers
la
gauche
et
on
voit
un
petit
chariot
qui
passe
dans
une
petite
rue
prise
par
la
neige
:
comme
si
de
rien
n’était,
nous
somme
maintenant
en
Pologne…
Dans
Inland
Empire
les
métamorphoses
et
dédoublements
n’ont
guère
besoin
de
racines
dans
la
diégèse
;
il
leur
suffit
le
corps
de
Laura
Dern
et
les
ellipses
qualifiées
de
David
Lynch,
toujours
ponctuées
par
l’effet
de
clignotement
–
et
aussi
par
des
éclairages
tremblantes
avec
des
lampes
de
poche
et
par
des
prises
de
vue
en
détail
des
sources
lumineuses,
avec
ses
conséquentes
aberrations
chromatiques
dans
l’objectif
de
la
caméra,
ces
deux
procédés
fonctionnant
aussi
comme
explosions
à
l’écran.
En
effet,
la
figure
du
clignotement
règne
déjà
dans
le
prologue
en
noir
et
blanc,
quand
on
voit
la
lumière
d’un
phare
qui
révèle
le
titre
du
film
avant
qu’une
image
presque
abstraite
prenne
l’écran
:
un
disque
de
vinyle
qui
tourne
dans
un
gramophone,
l’aiguille
tremblante.
Des
textures
se
superposent,
l’éclairage
est
intermittent.
Une
phrase
de
Mulholland
Dr.
revient
à
l’esprit
:
«
Tout
ceci…
n’est
qu’un
enregistrement.
Ceci
est
une
illusion.
»
Mais
ce
qu’on
entend
c’est
une
autre
étrange
annonce
:
«
Axxon
N,
l’émission
de
radio
la
plus
longue
de
l’histoire.
Ce
soir,
toujours
dans
les
régions
baltes
:
un
jour
gris
d’hiver
dans
un
vieil
hôtel
».
On
retrouvera
cette
expression
«
Axxon
N
»
par
écrit
plus
d’une
fois
210
«
Le
montage
de
Nikki
Grace
qui
se
retourne
sur
une
version
conditionnelle
d’elle-‐même
inaugure la fiction de ses rôles multiples. » Ibid., p. 199.
133
plus
tard
dans
le
film,
et
on
ne
sera
jamais
certain
de
ce
qu’elle
signifie.
Diane
Arnaud
souligne
la
proximité
phonétique
d’«
Axxon
N
»
avec
«
Action
»211
;
le
terme
est
aussi
phonétiquement
proche
d’«
axon
»,
axone,
qui
signifie
fibre
nerveuse,
la
partie
du
neurone
responsable
par
la
conduction
des
signaux
électriques
dans
le
cerveau.
Les
deux
associations
peuvent
être
utiles
dans
une
interprétation
du
film,
et
aucune
d’elles
n’est
explicitement
autorisée
par
le
film
;
curieusement,
toutes
les
deux
sont
ouvertes
à
la
figure
du
clignotement
de
la
lumière.
On
a
déjà
beaucoup
parlé
de
comment
David
Lynch
a
eu
une
énorme
liberté
dans
la
réalisation
d’Inland
Emprire.
Après
l’avoir
tourné
hors
le
système
des
grands
studios,
sans
scénario
et
avec
une
caméra
de
vidéo
numérique
de
basse
définition,
il
a
déclaré
que,
pour
lui,
le
film
était
mort212.
Mais
la
«
mort
»
de
la
pellicule
n’est
pas
la
mort
de
l’art
cinématographique,
et
Inland
Empire
va
même
jusqu’à
rendre
hommage
à
Sunset
Boulevard
(Billy
Wilder,
1950),
réemployant
la
phrase
du
lettrage
«
Chasse
ce
mauvais
rêve
qui
m’étreint
le
cœur
»
dans
un
monologue
de
Lost
Girl
(interprétée
par
Karolina
Gruzska)
–
dans
cette
scène,
Lost
Girl
apparaît
cadrée
exactement
comme
la
Gloria
Swanson
interprétée
par
Norma
Desmond
dans
le
film
de
Billy
Wilder213.
À
la
séduction
de
l’image,
peu
importent
les
aspects
techniques
de
la
prise
d’images
ou
de
leur
projection.
Lost
Girl
passe
tout
le
film
en
train
de
pleurer
devant
la
télévision,
où
elle
regarde
non
seulement
la
sitcom
avec
les
lapins
mais
aussi
toutes
les
aventures
de
Nikki/Sue.
On
dirait
qu’elle
regarde
Inland
Empire.
À
la
fin
du
film,
les
deux
femmes
se
rencontrent
et
s’embrassent,
dans
une
espèce
de
réconciliation
qui
laisse
peut-‐être
comprendre
que
Lost
Girl
était
le
«
trace
»
de
la
première
Sue,
celle
qui
jouait
l’actrice
de
la
production
allemande
«
47
»
avant
d’être
assassinée
;
en
accomplissant
son
rôle
comme
Sue,
Nikki
aurait
libérée
Lost
Girl/Sue
de
son
inachèvement.
Mais
ce
n’est
qu’une
des
interprétations
possibles
:
il
se
peut
par
exemple
que
ce
soit
le
contraire
et
que,
un
peu
comme
211
Ibid.,
p.
197.
212 LYNCH, David. Catching the Big Fish : Meditation, Consciousness and Creativity. New York :
Jennifer. « Laura Dern’s eternal return » in Screen, vol. 52 nº 4, hiver 2011, p. 481.
134
dans
Mulholland
Dr.,
Nikki
ne
soit
qu’un
double
«
rêvé
»
par
Sue,
celle-‐ci
le
vrai
personnage
«
réel
»
du
film…
Pourtant,
quelle
que
soit
l’interprétation,
avant
de
témoigner
la
réconciliation
avec
Lost
Girl,
le
spectateur
doit
parcourir
un
dernier
couloir,
monter
un
dernier
escalier,
franchir
une
dernière
porte.
Nikki/Sue
erre
dans
les
décors,
sort
un
révolver
d’un
tiroir
et
confronte
le
Phantom
(interprété
par
Krzysztof
Majchrzak).
Lorsqu’elle
lui
tire
dessus,
«
ce
geste
de
violence
touche
à
l’abstraction
car,
à
la
place
d’une
blessure
fictionnelle,
l’homme
est
ébloui
par
des
flashes
blancs
de
plus
en
plus
irradiants
»214 .
L’usage
du
clignotement
de
la
lumière
pour
représenter
le
coup
d’une
arme
remonte
au
Stagecoach
de
John
Ford
(1939),
où
un
photogramme
blanc
(un
flash
frame)
surprenait
le
spectateur
au
moment
du
tir,
et
au
dernier
acte
du
Rear
Window
de
Hitchcock
(1954),
où
le
photographe
Jeff
(James
Stewart)
«
tire
»
sur
l’assassin
Thorwald
(Raymond
Burr)
avec
le
flash
de
sa
caméra.
Ici,
la
lumière
est
encore
une
fois
une
vraie
arme
à
feu
;
elle
déforme
le
visage
du
Phantom
et
révèle
un
grotesque
visage
défiguré
de
Nikki/Sue
à
sa
place
–
défiguration
qui
est
toujours
«
aussi
une
force
de
création
qui
bouleverse
les
formes
stratifiées
du
sens
et
les
réanime
»215.
C’est
sur
ce
visage
défiguré
que
Nikki/Sue
tire
pour
la
dernière
fois.
La
dernière
porte
à
franchir
est
finalement
devant
elle
:
la
porte
numéro
47,
qui
l’amènera
à
Lost
Girl.
Que
le
film
puisse
proposer
une
telle
expérience
de
l’éclatement
du
personnage
sans
explicitement
répondre
aux
principales
questions
soulevées
par
son
récit
me
paraît
symptomatique
de
la
démarche
d’un
réalisateur
dont
la
formation
de
base
est
celle
de
plasticien
:
«
Avant
de
diriger
des
acteurs,
le
futur
cinéaste
a
filmé
des
figures,
en
a
dessiné
les
métamorphoses
et
les
a
rendues
souffrantes,
plus
d’une
fois.
»
216
L’initiative
de
Lynch,
dès
ses
premiers
court-‐
métrages
expérimentaux
comme
«
Six
men
getting
sick
(Six
times)
»
(1967)
ou
«
The
alphabet
»
(1968),
semble
privilégier
les
potentialités
plastiques
du
personnage
(dissociation
et
explosion)
et
prendre
en
compte
les
inquiétudes
214
ARNAUD,
Diane.
Changements
de
têtes
:
De
Georges
Méliès
à
David
Lynch.
Op.cit.,
p.
195.
215 GROSSMAN, Evelyne. La défiguration : Artaud -‐ Beckett -‐ Michaux. Paris : Les Éditions de
135
«
souterraines
»
du
sujet
(souvent
liées
à
la
sexualité
et
à
la
violence)
;
comme
conséquence,
les
récits
sont
infectés
par
étranges
événements.
Avant
d’être
choisie
pour
le
rôle
de
Sue
Blue,
Nikki
Grace
avait
reçu
la
visite
d’une
voisine
à
l’accent
étranger
(interprétée
par
Grace
Zabriskie).
Celle-‐ci
lui
avait
averti
des
dangers
qu’elle
allait
bientôt
faire
face
en
lui
racontant
une
brève
histoire
:
«
Un
petit
garçon
sortit
pour
jouer.
Lorsqu’il
ouvrit
la
porte,
il
vit
le
monde.
En
franchissant
le
seuil,
il
provoqua
un
reflet.
Le
Mal
était
né.
Le
Mal
était
né
et
suivit
le
garçon.
»
Leur
entretient
avait
terminé
lorsque
la
voisine
avait
expliqué
à
Nikki
que,
«
si
c’était
demain,
vous
seriez
assise
là
»,
signalant
du
doigt
un
sofa
de
l’autre
côté
de
la
salle.
C’est
à
ce
moment
exact
que
la
dernière
scène
du
film
revient.
Nikki
tourne
la
tête.
À
travers
la
caméra
subjective
dans
un
raccord
regard,
nous
découvrons
que
ce
qu’elle
voit,
en
accompagnant
le
geste
de
l’énigmatique
voisine,
c’est
encore
une
version
d’elle-‐même,
dans
un
dernier
face
à
face.
Une
Nikki
(/Sue
?)
inédite
jusqu’alors,
assise
immobile,
avec
une
robe
bleue,
dans
le
sofa,
le
visage
paisible.
Une
chanson
résonne
dans
la
bande
son
:
«
Something
is
happening…
something
is
happening…
»
(«
Il
se
passe
quelque
chose…
»).
Et
là
encore,
ce
qui
est
en
train
de
se
passer,
on
ne
le
saura
pas.
Il
ne
faut
peut-‐être
plus
insister
sur
l’éclatement
pour
le
moment,
il
suffit
de
l’accepter.
136
CONCLUSION
Avec
ce
projet
de
recherche,
j’ai
d’abord
essayé
d’actualiser
les
notions
de
sujet
et
de
personnage
à
la
lumière
d’un
certain
cinéma
contemporain.
Dans
cet
effort,
il
m’a
paru
nécessaire
non
seulement
de
récupérer
différentes
définitions
de
ces
deux
notions,
mais
aussi
de
les
complémenter
et
de
résoudre
en
quelque
sorte
leurs
contradictions,
de
les
articuler
toutes
les
deux
dans
un
objet
cohérent.
Ce
travail
théorique,
que
j’imaginais
un
simple
point
de
départ
pour
ma
réflexion
sur
le
personnage
éclaté,
s’est
révélé,
au
long
de
mon
premier
chapitre,
un
domaine
très
fécond
où
encore
d’autres
notions
peuvent
être
impliquées
–
comme
la
notion
de
fragmentation,
qui
a
fini
par
s’établir
comme
un
leitmotiv
du
mémoire
dans
son
ensemble.
D’une
manière
générale,
pendant
ce
premier
chapitre,
je
me
suis
servi
de
la
notion
de
«
procès
de
subjectivation
»
pour
avancer
l’idée
d’un
sujet
(dans
le
sens
philosophique
du
terme)
en
même
temps
indivisible
et
multiple
;
et
alors
que
son
indivisibilité
semblait
ne
pas
poser
beaucoup
de
problèmes
au
niveau
de
la
représentation
cinématographique
du
sujet
(c’est-‐à-‐dire
au
niveau
de
l’effet
de
sujet
que
le
personnage
est
censé
faire),
c’est
davantage
du
côté
de
sa
multiplicité
que
je
me
suis
concentré.
Dans
ce
sens,
le
recours
à
la
notion
de
«
procès
de
subjectivation
»
s’est
avéré
particulièrement
efficace
:
il
m’a
permis
d’articuler
le
sujet
et
le
personnage
filmique
sans
tomber,
d’un
côté,
dans
la
simplicité
trompeuse
des
définitions
du
sens
commun,
ni,
de
l’autre,
dans
la
complexité
paralysante
de
certaines
conceptions
philosophiques
et
littéraires
modernes.
C’est
à
partir
de
là
que
j’ai
finalement
pu
m’attaquer
à
l’expression
qui
donne
titre
à
ce
mémoire.
J’ai
proposé
de
comprendre
le
personnage
éclaté
comme
une
voie
pour
discuter
l’inquiétude
du
sujet
contemporain
–
inquiétude
qui
laisse
des
traces,
qui
se
trouve
thématisée
par
les
films
de
mon
corpus
–
et
pour
discourir
aussi
sur
le
cinéma
lui-‐même,
sa
relation
avec
la
littérature
et
le
théâtre,
le
dispositif
cinématographique,
les
origines
du
cinéma
«
fantastique
»
avec
Georges
Méliès,
les
fructueuses
théories
de
l’Avant-‐garde
des
années
1920,
la
composition
filmique.
Surtout,
j’ai
compris
le
personnage
éclaté
comme
une
137
clé
pour
analyser
ce
que
je
considère
une
tendance
du
cinéma
contemporain
:
mettre
en
évidence
cette
faiblesse,
cette
inquiétude
du
sujet,
les
doutes
et
peurs
qui
concernent
son
identité,
avec
des
procédés
qui,
justement,
s’efforcent
de
le
représenter,
narrativement
et
esthétiquement,
dans
sa
multiplicité.
La
définition
de
deux
catégories
à
partir
de
la
notion
d’«
éclatement
»
(les
catégories
de
la
dissociation
et
de
l’explosion)
et
de
deux
figures
concrètes,
récurrentes
et
bien
délimitées
à
partir
des
films
eux-‐mêmes
(le
dédoublement
et
le
clignotement
de
la
lumière),
qu’on
pourrait
reprocher
de
limiter
le
sujet
de
la
recherche,
est
aussi
ce
qui
m’a
permis
d’orienter
l’évolution
de
ce
mémoire.
J’avoue
pourtant
que,
au
long
du
procès,
nombreuses
figures
autres
que
celles
qui
ont
pris
le
relais
de
l’écriture
ont
émergé,
à
l’exemple
de
la
métamorphose,
la
chute,
la
disparition,
la
caméra
subjective
ou
la
défiguration.
Malgré
le
fait
que
je
n’ai
pas
vraiment
pu
développer
à
propos
de
ces
figures,
je
ne
me
suis
quand
même
pas
privé
de
signaler
leurs
émersions
–
elles
restent
une
possibilité
pour
la
poursuite
de
cette
recherche,
voire
peut-‐être
dans
le
cadre
d’une
nouvelle
catégorie
dans
la
typologie
de
l’éclatement.
Ce
sont
des
figures
qui,
à
mon
avis,
peuvent
faire
davantage
avancer
la
réflexion
sur
l’éclatement
du
personnage
filmique
en
tant
que
problématisation
de
l’inquiétude
du
sujet.
Il
me
paraît
aussi
que,
pendant
le
développement
de
ce
mémoire,
j’ai
eu
l’heureuse
occasion
d’ouvrir
quelques
portes
que
je
ne
m’attendais
pas
à
trouver
sur
le
chemin.
Alors
que,
devant
quelques-‐unes
de
ces
portes,
je
me
suis
contenté
d’observer
de
loin
les
possibilités
qui
se
présentaient
de
l’autre
côté,
devant
quelques
autres
je
n’ai
pas
hésité
de
franchir
le
seuil
:
c’est
ainsi
qu’une
partie
importante
de
ma
réflexion
s’est
irrémédiablement
tournée
non
seulement
vers
la
question
de
la
fragmentation,
comme
j’ai
d’ailleurs
déjà
mentionné,
mais
aussi
de
la
plasticité,
du
spectacle
(de
la
représentation
spectaculaire)
et
d’un
«
cinéma
sensoriel
»
(ou
«
cinéma
du
feu
d’artifice
»).
J’espère
que
ce
projet
aura
contribué
pour
une
meilleure
compréhension
des
notions
de
sujet
et
de
personnage,
d’inquiétude
et
d’éclatement
;
j’espère
qu’il
aura
davantage
encouragé
la
prise
en
compte
du
potentiel
du
cinéma
d’exprimer
et
de
problématiser
les
inquiétudes
identitaires
de
l’homme,
et
qu’il
aura
réaffirmé
de
manière
efficace
la
pertinence
des
études
qui
privilégient
l’analyse
narrative
et
esthétique
des
films
;
j’espère
aussi
qu’il
aura
établi
une
138
lecture
modeste,
mais
quand
même
enrichissante
et
durable,
d’un
certain
cinéma
contemporain.
Conscient
d’avoir
non
seulement
m’adressé
aux
questions
prévues
au
départ,
mais
d’avoir
aussi
soulevé
encore
d’autres
questions,
j’espère
également
que
ce
projet
puisse
éventuellement
être
poursuivi
–
soit
comme
motivation
et
balise
pour
encore
d’autres
recherches,
soit
dans
une
prochaine
étape
de
mon
parcours
académique.
139
FILMOGRAPHIE
FILMOGRAPHIE
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Deconstructing
Harry.
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États-‐Unis,
1983.
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Theo.
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d’Ulysse.
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France,
Italie,
1995.
ANTONIONI,
Michelangelo.
Zabriskie
point.
États-‐Unis,
1970.
ARONOFSKY,
Darren.
Black
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États-‐Unis,
2011.
____________.
Requiem
for
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dream.
États-‐Unis,
2000.
CARAX,
Leos.
Holy
motors.
France,
Allemagne,
2012.
COUTINHO,
Eduardo.
Jogo
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cena.
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2007.
CRONENBERG,
David.
Dead
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Eternal
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140
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Ne
te
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myself
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Qui
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João
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O
cinema
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David
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o
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para
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III
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Internacional
da
Associação
Brasileira
de
Estudos
Semióticos,
ABES/UFES,
Caderno
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Angelopoulo’s
Ulysse’s
Gaze
:
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