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(1948)
Des conditions
de la morale absolue.
FONDEMENTS DE L’ÉTHIQUE.
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Classiques des sciences sociales, un organisme à but non lucratif
composé exclusivement de bénévoles.
À partir du texte de :
[5]
ÊTRE ET PENSER
CAHIERS DE PHILOSOPHIE
========================================
N. LOSSKY
DES CONDITIONS
DE
LA MORALE ABSOLUE
FONDEMENTS DE L’ÉTHIQUE
S. JANKÉLÉVITCH
MARS 22 1948
ÉDITIONS DE LA BACONNIÈRE, NEUCHATEL
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 8
[6]
[179]
Chapitre X. — De l’Amour.
1. L’essence de l’Amour [226]
2. Amour de la personne [231]
3. L’éthique concrète [238]
4. Elévation vers l’Amour [243]
5. Conflits entre intérêts personnels et valeurs impersonnelles [255]
Chapitre XI. — Des forces qui contribuent au Bien et des forces qui s’y opposent.
Dieu et le Royaume de Dieu. L’Eglise [261]
[7]
Chapitre I
HÉDONISME, EUDÉMONISME,
BIOLOGISME, ÉVOLUTIONNISME
NATURALISTE
LA VALEUR DU PLAISIR
ET DU BONHEUR
[8]
Le métropolite de Moscou, Philippe, condamnait ouvertement les
exécutions, les violences et les tortures dont se rendait coupable le tzar
Jean le Terrible, alors que personne avant lui n’avait osé élever la voix
pour la défense de ces victimes innocentes. Un jour, après l’office,
lorsque le tzar s’approcha de lui pour recevoir sa bénédiction, le
métropolite lui dit : « Alors que nous offrons ici un sacrifice non
sanglant, tu verses le sang chrétien de tes fidèles sujets. Jusqu’à quand
l’injustice et l’illégalité vont-elles régner en Russie ? Tous les peuples,
même les Tatares, possèdent des lois et respectent la vérité ; seule la
Russie ne connaît ni les unes ni l’autre. Dans le monde entier existent
la charité et une défense contre les méchants ; la Russie est le seul pays
où l’on n’épargne pas les innocents et les justes. N’oublie pas que, bien
que Dieu t’ait élevé à un haut rang dans ce monde-ci, tu n’es qu’un
homme mortel. » 1 Le métropolite fut finalement destitué et enfermé
dans un couvent où, sur l’ordre du tzar, il fut étranglé par le cruel
Maliouta Skouratov.
Des actes dans le genre de ceux que nous venons de citer montrent
évidemment que l’homme est capable de prendre à cœur, d’une façon
tout à fait désintéressée, les intérêts des autres et d’en prendre la défense
avec la même énergie, voire avec un zèle plus grand encore, que les
siens propres. Et il ne s’agit là nullement de rares exceptions ; sous des
formes plus modestes, moins frappantes, des actes pareils sont
accomplis à tout instant dans la vie quotidienne. Une mère qui aime ses
enfants, un médecin consciencieux, un maître qui aime son métier et les
enfants qui lui sont confiés accomplissent tous les jours des actes dont
le caractère désintéressé ne fait pas de doute.
Non moins désintéressés sont les actes du savant qui cherche et
défend la vérité au risque de sa vie, d’un Galilée, par exemple, qui a
subi la prison et failli être brûlé sur un bûcher, [9] d’un peintre qui
supporte les plus grandes privations pour pouvoir créer de la beauté, de
l’homme public qui sacrifie sa vie pour la réalisation de son idéal social,
du capitaine d’un navire qui reste à son poste en cas de naufrage, sans
se préoccuper de son propre salut, etc. Ce qui motive la conduite
désintéressée dans tous les cas de ce genre, c’est moins le désir de
sauver des vies étrangères que celui de réaliser des valeurs telles que la
vérité, la beauté, la liberté, l’honneur.
Ne sont pas moins nombreuses les conduites d’un caractère tout à
fait opposé, c’est-à-dire dictées par un égoïsme poussé à l’extrême, par
la préférence accordée à des intérêts personnels, même tout à fait
insignifiants, sur les intérêts souvent très importants des autres, voire
sur les plus hautes valeurs telles que la vérité, la beauté, etc.
Lorsque des passions telles que l’ambition ou l’orgueil entrent en
jeu, on peut s’attendre aux crimes les plus graves, même de la part de
personnes d’un esprit par ailleurs très élevé. L’empereur romain
Hadrien ayant fait construire à Rome un temple consacré à Vénus,
d’après des plans élaborés par lui-même, l’architecte Apollodore, de
Damas, homme de grand mérite, s’était permis de signaler quelques
défauts, et notamment un manque de proportion entre la grandeur des
statues et la hauteur de leurs supports. Or, il paya de sa vie cette « liberté
de critique » 2.
D’après la théorie de l’hédonisme (du mot grec ἡδονὴ qui signifie
plaisir), toutes les variétés de la conduite humaine se laisseraient
ramener à une seule source, à un seul mobile qui consiste à rechercher
le plaisir et à éviter la souffrance. Le plaisir, prétendent les hédonistes,
est le seul état ayant de la valeur et désirable pour lui-même ; aussi bien
les hommes n’agiraient-ils que dans le seul but d’obtenir du plaisir et
d’éviter la souffrance. Quant au contenu objectif de nos aspirations,
[10] désirs et volitions, que nous réalisons par nos actes (éducation d’un
enfant, réalisation d’un tableau, conquête de la liberté politique ou
nationale, etc.), il ne serait qu’un moyen en vue du seul but véritable,
qui est la recherche du plaisir.
Une théorie très proche de l’hédonisme et qui occupe une grande
place dans l’Ethique est celle de l’eudémonisme (du mot grec
εὐδαιμονία, qui signifie bonheur).
Ce qui distingue l’hédonisme de l’eudémonisme, c’est le fait que,
d’après le premier, la conduite consisterait dans la recherche de plaisirs
isolés (telle est du moins la théorie d’Aristippe, disciple de Socrate),
tandis que, d’après ce dernier, la conduite aurait pour fin dernière le
[14]
C’est un fait depuis longtemps connu que ceux qui poursuivent
consciemment le bonheur, comme un but final, ne l’atteignent jamais.
Il ne saurait d’ailleurs en être autrement, s’il est vrai que, comme nous
le disons, le sentiment de plaisir, de bonheur, de satisfaction n’est qu’un
indice de l’acte réalisant la valeur ou de la perception d’un être ayant
une valeur ; et s’il en est ainsi, l’homme trouve le contenu le plus élevé
de sa vie, non dans ces sentiments, c’est-à-dire dans les indices
subjectifs des valeurs, mais dans la valeur que représente la structure
même de l’Etre, par exemple dans la saine activité musculaire des bras
qui manient les rames, dans la recherche de la vérité, dans la création
ou la contemplation de la beauté, etc. Il en résulte que l’eudémonisme
ne nous donne aucune explication de la conduite humaine : il ne donne
pas de réponse à la question de savoir à quoi tient la différence qui
existe entre les hommes et qui fait que les uns se contentent des valeurs
de leurs processus corporels (des sensations gustatives, par exemple),
d’autres des valeurs de leur être personnel (ambition, amour du
pouvoir), tandis que d’autres encore recherchent des valeurs supra-
personnelles (philanthropie, recherche de la vérité, de la beauté, etc.).
Au lieu de porter sa principale attention sur ces différences radicales,
l’eudémonisme insiste seulement sur une circonstance secondaire, à
savoir que, quels que soient les buts derniers poursuivis par l’homme,
leur réalisation s’exprime dans sa conscience par le sentiment de
satisfaction 4.
L’éthique à tendance biologique (biologisme), et notamment
l’évolutionnisme naturaliste, cherche à expliquer les différences qui
existent entre les conduites humaines en partant des lois qui régissent
la vie de l’organisme et en gardant un caractère eudémonistique. Les
partisans de l’évolutionnisme naturaliste se représentent tout être
vivant, et l’homme en [15] particulier, comme un organisme isolé de
tous les autres organismes, en ce sens que tout son être serait confiné
dans un espace déterminé, extérieurement à tous les autres organismes,
et aussi en ce sens que chaque être n’aurait conscience que de ses
propres expériences internes, c’est-à-dire de ses expériences
[18]
Chapitre II
L’IDÉAL DE PERFECTION
ABSOLUE
DIEU ET LA DÉIFICATION
DE LA CRÉATURE
à fait de consistance. Le monde est d’une nature qui n’a rien de commun
avec le Supra-Néant Divin. Il ne peut être ni extrait ni déduit du
Principe Divin, tout en ne pouvant pas exister indépendamment de lui ;
d’où il résulte que l’origine du monde ne peut être expliquée autrement
que comme une création de rien : le Principe Divin est le créateur et le
monde est sa créature. Les mots « création de rien » ne doivent pas être
interprétés comme si le « rien » était une matière, une sorte d’argile
dans laquelle Dieu aurait modelé le monde. Par « création de rien », on
exprime la puissance absolue qui se manifeste dans cette création, le
Principe Divin n’ayant besoin de rien, d’aucune matière préexistante
pour créer le monde.
Le Principe Supra-mondain n’est pas impersonnel, mais supra-
personnel ; d’où il résulte que l’être personnel lui est accessible ; mais
s’il prend la forme de l’être personnel, celui-ci ne l’épuise pas tout
entier. Ceci n’est pas une simple supposition découlant de données
spéculatives et de l’intuition mystique : cette idée devient une
connaissance certaine pour beaucoup [22] de gens, et principalement
pour ceux qui, au cours de leur expérience religieuse, ont éprouvé, ne
serait-ce qu’une fois, le sentiment d’une rencontre avec le Principe
Supra-mondain, comme avec un Dieu vivant et personnel.
À la différence de l’homme, qui est une personne et trouve sa
complète expression dans son être uni-personnel, Dieu ne s’exprime
pas tout entier dans l’être uni-personnel. La révélation chrétienne nous
parle de lui comme d’un Dieu unique en Trois Personnes. Aucune
spéculation philosophique n’aurait été capable de révéler à l’homme la
vérité de la Trinité. Mais celui qui accepte avec foi et amour cet
enseignement de l’Eglise, ne manque pas d’en trouver la vérification
dans l’élargissement et l’enrichissement de son expérience religieuse,
qui lui révèle la sublime hauteur de la vie intra-trinitaire qui est celle de
l’Amour de Dieu le Père, du Fils et du Saint-Esprit. La doctrine de la
Trinité se révèle en outre comme la source de conclusions
significatives, relatives non seulement à Dieu, mais à la structure
métaphysique du monde, ainsi qu’à son aspect axiologique. C’est ainsi
que la doctrine de la Trinité devient la fondation et la coupole, l’alpha
et l’oméga de la conception philosophique du monde.
La philosophie est en droit d’inclure dans sa structure les doctrines
religieuses sur Dieu, considéré comme une personne, et sur l’Unité des
Trois Personnes en Dieu. Elle doit en effet s’appuyer non seulement sur
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 24
bonheur, rien que par la conscience qu’un Etre aussi excellent que Dieu
existe, alors même que je ne serais pas jugé digne de participer de Sa
vie. A la joie que procure son Etre s’ajoute encore le désir de contribuer
à ce que toutes les autres créatures participent de sa perfection. L’apôtre
Paul était prêt à sacrifier le bonheur de sa vie, afin d’obtenir ce bonheur
pour les autres hommes : « Je souhaiterais, en effet, d’être anathème,
privé de Christ, pour mes frères, mes parents selon la chair » (Romains,
9, 3).
La déification de la créature ne peut signifier son identification à
Dieu : la limite qui sépare le monde des créatures de Dieu est
infranchissable. Mais séparée de Dieu et abandonnée à ses propres
forces, la créature bornée est incapable de parvenir à cette plénitude
absolue de l’être qui est impliquée dans la notion de déification. Il ne
reste donc finalement que la troisième voie : tout en restant jusqu’au
bout distincte de Dieu, la créature peut se rendre digne d’une étroite
union avec Lui, grâce à laquelle toutes ses activités se dérouleront en
union intime avec la vie divine, et elle prendra ainsi une part active à la
plénitude absolue de l’être. Les Pères de l’Eglise appellent cette
élévation au niveau de la vie divine, avec l’aide de Dieu, « déification
par la grâce ». C’est l’extrême limite de la perfection qu’on puisse
désirer. Il reste maintenant à montrer en détail en quoi elle consiste,
quelles sont les conditions de sa possibilité, et si ces conditions sont
réalisées dans la nature de l’homme, ainsi que dans la structure du
monde. On trouvera la discussion détaillée de ces questions dans mon
livre : Valeur et être. Dieu et le royaume de Dieu comme base de toute
valeur (en russe). Aussi me bornerai-je à résumer ici brièvement mes
idées sur ce sujet, afin d’en faciliter la compréhension aux lecteurs qui
ne connaissent pas ce livre.
Quelle doit être la nature métaphysique des créatures, pour qu’elles
puissent contracter une union intime avec Dieu et participer à sa vie
parfaite ? Elles doivent être, d’une part, [25] relativement
indépendantes de Dieu et, d’autre part, unies à Lui d’une façon
relativement intime. Il en résulte, tout d’abord, que le monde ne peut
pas être le produit d’une multiplicité d’événements créés par Dieu,
c’est-à-dire de processus temporels et spatio-temporels. En effet, des
événements tels que, par exemple, le mouvement dans l’espace, le
sentiment de plaisir, etc., sont absolument dépourvus d’indépendance :
ils ne peuvent être que des manifestations de la vie de celui qui les a
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 26
créés. Si donc le monde avait été créé par Dieu comme une multiplicité
d’événements, le monde ainsi fait serait l’expression de sa propre vie ;
ce qui signifierait, en premier lieu, que le Supra-Quelque-Chose se
manifeste dans la vie indivisible, supra-spatiale et unanime des Trois
Personnes que sont le Père, le Fils et le Saint-Esprit et, d’autre part,
qu’il condescend jusqu’aux formes temporelles et aux processus
temporo-spatiaux de la vie. Ce fut là une des formes de la conception
panthéiste du monde. On ne tarde pas à constater son inconsistance,
ainsi que celle de tout panthéisme d’ailleurs, dès qu’on pose la question
de l’origine du mal dans le monde, de la cause de la rupture de
l’harmonie, de l’hostilité réciproque des créatures. L’existence de ces
faits prouve que Dieu crée le monde, non comme une pluralité
d’événements, mais comme un ensemble de créatures qui,
indépendantes de Dieu et les unes des autres, créent elles-mêmes les
événements, en contractant entre elles des rapports d’amour ou
d’hostilité.
La créature qui crée les événements et qui en est le porteur est une
substance ou, pour souligner son activité, nous dirons plutôt qu’elle est
un agent substantiel. En créant des événements ayant une forme
temporelle et temporo-spatiale, les agents substantiels sont eux-mêmes
privés de ces formes : ils sont intemporels et étrangers à la spatialité.
Plus que cela : ils disposent de ces formes : en créant en effet des
événements tels que les mouvements, les sons, les aspirations, les
sentiments, etc., ils ne les projettent pas dans un espace et un temps
ayant [26] une existence indépendante, mais impriment eux-mêmes à
leurs manifestations une forme temporelle et spatiale ; ils portent donc
en eux les principes de ces formes comme modes de leur activité. Nous
soulignerons ce fait en disant que les agents substantiels sont supra-
temporels et supra-spatiaux.
C’est son propre moi qui est pour chaque homme le modèle de
l’agent substantiel, celui qu’il connaît intimement. Le moi n’est pas un
simple être, mais un être-pour-soi ; de même, les actes du moi existent
pour lui comme ses propres expériences vécues ; le moi est immanent
à toutes ses manifestations et lié à elles d’une façon tellement intime
que ces manifestations sont toujours quelque chose qui est à la fois
supra-temporel et temporel, supra-spatial et spatial. Par eux-mêmes, les
événements n’occupent qu’une certaine fraction de temps et une
certaine portion d’espace, qu’ils ne peuvent dépasser, mais, grâce au
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 27
moi qui les appréhende et les lie au-dessus du temps et de l’espace, ils
transcendent les limites de leur temps et de leur espace et deviennent
significatifs pour chacun des moments de la vie du moi.
Dans sa signification pour la vie, et notamment pour sa plénitude
absolue, l’être est une valeur, une valeur positive, lorsqu’elle nous
rapproche de la plénitude absolue, une valeur négative, lorsqu’elle nous
en éloigne.
Étant donné que les actes du moi ont pour lui la signification d’une
valeur, ils sont accomplis en vue de fins : étant en effet supra-temporel,
le moi est capable d’accomplir un acte dans le présent, en utilisant les
expériences passées et en vue d’un avenir anticipé. Par la suite, il
importera de distinguer deux variétés d’actes : les actes psychiques et
les actes corporels. Les manifestations psychiques ont une forme
temporelle, les corporelles ont une forme à la fois temporelle et spatiale.
En accomplissant des actes de répulsion, l’agent actif se crée une
corporéité sous la forme d’un volume relativement impénétrable : c’est
ce qu’on peut appeler le corps matériel de l’agent. [27] Et pour autant
que l’agent accomplit également des actes ayant une forme spatiale,
comme les qualités sensibles des couleurs, des sons, de la chaleur, etc.,
ils forment sa corporéité immatérielle.
L’être-en-soi de l’agent et l’expérience qu’il a de ses propres actes
ne constituent pas encore la conscience, mais en sont la condition la
plus importante. Pour qu’il y ait conscience, il faut que l’expérience
vécue subisse une élaboration : il faut que l’attention soit concentrée
sur certains côtés de l’être, détachés de son ensemble. En l’absence de
cette élaboration, de cette simplification, les actes ont un caractère
inconscient ou subconscient ; l’expérience qu’on en a sous cette forme
simplifiée est celle de la préconscience ; et pour autant qu’elle
s’accompagne de la perception ou non-perception des valeurs qui leur
correspondent, l’expérience subconsciente constitue un pressentiment.
On peut donner à tous ces actes simplifiés le nom de psychoïdes
lorsqu’ils n’ont qu’une forme temporelle (ils sont analogues aux
processus psychiques).
Le monde tout entier se compose d’un nombre incalculable d’agents
substantiels et d’événements créés par eux. Tous ces agents possèdent
les propriétés fondamentales que nous avons énumérées, telles que
supra-temporalité, supra-spatialité, activité dirigée vers des fins, etc.
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 28
c’est-à-dire d’avoir une intuition mystique ayant pour objet Dieu lui-
même. Les degrés de plénitude de cette contemplation présentent de
grandes variations, en rapport avec le degré de l’amour qu’on éprouve
pour Dieu et avec la pureté du cœur de l’homme. Mais quelque
profonde que soit cette communion avec Dieu, il n’en reste pas moins
que la contemplation passive ne constitue pas encore la vivante
plénitude d’être du contemplateur. Cette plénitude [33] ne s’obtient que
par la participation au Bien Divin, cette participation comportant
l’activité créatrice de la personne elle-même qui réalise dans le monde
spirituel et matériel un être représentant des valeurs absolues : amour,
bien moral, beauté, etc. C’est seulement cette activité créatrice,
étroitement associée à l’activité créatrice de Dieu, sans toutefois se
confondre avec elle, qui est la source de la vivante plénitude d’être de
la personne. Elle n’ajoute rien à Dieu lui-même, mais constitue pour la
personne une vie active en Dieu.
La vie de l’homme en Dieu ne peut être une vie d’activité isolée de
celle des autres hommes : le parfait amour de Dieu comprend
nécessairement l’amour pour tous les êtres créés par Dieu. Il en résulte
que la créativité de tous les êtres vivants en Dieu doit être une créativité
œcuménique, unanime. Chaque membre du Tout unanime doit verser
dans la créativité œcuménique son apport individuel, c’est-à-dire un
contenu unique, à nul autre pareil, irremplaçable. C’est ainsi seulement
que tous les membres pourront se compléter par leurs activités et, au
lieu de répéter les mêmes actes, créer un Tout unique, une Beauté
incomparable. D’où il suit que chaque être créé est, dans son essence
individuelle, conforme au dessein de Dieu, une personne individuelle,
tout à fait à part, unique et qu’aucune autre créature ne saurait
remplacer.
La complète unanimité des agents individuels n’est possible que
parce qu’ils n’ont pas été créés comme des êtres isolés les uns des
autres ; ils sont, si l’on peut s’exprimer ainsi, en partie coalescents,
c’est-à-dire qu’il existe entre eux un rapport que nous avons appelé plus
haut l’être-un-abstrait. C’est pourquoi tout au monde est immanent à
tout. Dans son activité théorique chaque être est capable d’intuition,
c’est-à-dire de contemplation directe de la vie d’autrui, telle qu’elle est
dans sa réalité authentique ; et, dans son activité pratique, chaque être
est capable de sympathie ou, plus exactement, d’amour pour la vie
d’autrui dans sa réalité authentique (c’est-à-dire [34] d’un amour qui
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 33
n’est pas seulement fondé, ainsi que le pense Spencer, sur des
déductions faites par analogie avec notre propre vie). En partant de leur
être-un-abstrait, les agents, dont la conduite s’inspire de l’amour de
Dieu et du monde entier, s’élèvent à un être-un-concret ; en utilisant
toutes leurs facultés qui représentent l’image de Dieu dans la créature,
ils réalisent leur ressemblance à Dieu. L’ensemble des agents vivant
ainsi en Dieu forme la région parfaite de l’Etre, le Royaume de Dieu.
Certes, nous autres hommes, nous ne vivons pas dans le royaume de
Dieu : innombrables sont dans le royaume de notre être terrestre les
manifestations de l’hostilité que les agents nourrissent les uns à l’égard
des autres, les manifestations d’un état de lutte qui est incompatible
avec la plénitude de l’être et qui est la source du mal sous ses différentes
formes, autrement dit des valeurs négatives. L’être-un-abstrait n’assure
que la forme générale du monde, mais quant aux contenus qui
remplissent cette forme, ils peuvent être très variés et même opposés ;
ils dépendent de l’activité autonome, propre des êtres de ce monde et
peuvent être des manifestations non seulement de leur amour
réciproque, mais aussi de leur hostilité ; ils peuvent faire partie non
seulement du royaume du Bien, mais aussi de celui du Mal.
Comment se peut-il que le Dieu tout-puissant, le Dieu de Bonté, ait
créé un monde contenant des êtres capables de créer le Mal ? Dieu
n’aurait-il pas mieux fait de créer des êtres doués d’une nature telle que
toute leur conduite tendît nécessairement au Bien, que tous leurs actes
n’eussent pour but que le Bien ? Un bon horloger fabrique d’excellents
mécanismes d’horlogerie, d’une structure qui fait d’eux des automates
donnant des indications exactes du temps. Dieu n’aurait-il pas pu créer
des automates de la vertu ?
Ainsi se trouve posé un problème qui n’est autre que celui du libre
arbitre, du déterminisme et de l’indéterminisme. Le [35] monde ne se
composerait de créatures incapables, de par leur nature, de créer du mal
que si les déterministes qui nient l’existence de la liberté avaient raison.
Essayons de nous faire une idée de ce que seraient des êtres
prédéterminés à une certaine conduite. Seraient-ils capables de créer le
Bien authentique, et notamment les valeurs absolues telles que l’amour,
la beauté, la vérité, la plénitude de vie ?
Pour être prédéterminée à un certain type de conduite, la créature
doit être pourvue d’une certaine nature pouvant être exprimée à l’aide
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 34
[41]
Chapitre III
LE BIEN ET LE MAL
1. LE MAL RSADICAL
ET LE MAL DÉRIVÉ
finit tôt ou tard par s’élever jusqu’au seuil du Royaume de Dieu, par se
rendre digne de déification et par réaliser en créateur, à la faveur de la
parfaite connaissance qu’il a acquise, les valeurs individuelles absolues.
L’agent restant en contact, même dans son état de chute, avec l’Univers
entier, garde dans sa subconscience l’idée de son activité créatrice
future et parfaite, et cette idée, toute subconsciente qu’elle est, constitue
comme le phare éclairant sa conduite, comme une échelle de valeurs
qui lui permet de juger celle-ci. C’est là ce que nous appelons idée
normative individuelle.
La théorie que nous défendons ici peut être définie comme étant
celle de l’éthique de l’amour, éthique chrétienne théonome (ordonnée
par Dieu). C’est la confrontation de cette éthique et de la théorie de
Spencer et des autres positivistes qui nous permettra de nous en faire
une idée plus précise.
D’après Spencer et beaucoup d’autres positivistes, ce serait
l’expérience qui, par l’accumulation d’associations et par le transfert
des sentiments d’un objet à un autre, transformerait ce qui est sans
valeur pour le sujet en objets de valeur et créerait les formes de conduite
supérieures. D’après l’éthique théonome, l’expérience fournirait
seulement des occasions pour la prise de conscience de la valeur
objective des objets, pour autant qu’elle ne renforce pas les obstacles
qui s’opposent à ce que l’attention soit concentrée sur ces objets ; c’est
lorsque les valeurs supérieures deviennent objets de conscience [50] et
de connaissance que naissent les formes de conduite supérieures et,
avec elles, la conscience du devoir de réaliser ces valeurs et la
conscience de l’obéissance qu’exige ce devoir, ou encore la conscience
qu’on est libre de ne pas lui obéir. Cette désobéissance provoque un
sentiment spécifique qui est celui du mécontentement de soi et qu’on
appelle remords.
D’après le déterminisme biologique et le positivisme de Spencer, les
buts de la conduite humaine et les moyens de réaliser ces buts seraient
une conséquence nécessaire des lois qui président à l’évolution. Cette
manière de voir, qui nie la liberté, nie en même temps la différence
spécifique qui existe entre deux domaines : celui de l’être et celui du
devant-être, ainsi que la différence qui existe entre les jugements de fait
et les jugements portant sur les normes, ces dernières pouvant être
librement acceptées ou violées. Par le terme « devant-être » il entend
seulement le devoir de suivre jusqu’au bout une conduite une fois
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 47
s’ajoute à cette coutume celle de laisser les enfants manger leurs parents
devenus vieux. Le déterminisme biologique voit dans ces coutumes des
effets découlant nécessairement des conditions de vie des peuples en
question ; tandis que l’éthique normative théonome voit également
dans ces coutumes des normes librement adoptées dans des conditions
qui favorisent le rétrécissement de la conscience, l’étouffement de la
voix de la conscience et la concentration de celle-ci sur les côtés
prétendûment ou réellement utiles des actes de ce genre (ne pas infliger
aux vieillards les fatigues d’un changement d’habitat, étant donné le
primitif état des moyens de communications et de déplacements ;
transfert de l’âme du vieillard dans le corps du jeune homme qui l’a
mangé, etc.). En citant des coutumes qui diffèrent si radicalement de
celles de peuples civilisés, le déterminisme biologique aboutit au
relativisme en matière d’éthique. Or, l’éthique normative théonome nie,
ainsi que nous le verrons plus loin, la relativité en matière de morale, et
cela malgré les différences de coutumes et de mœurs ; elle défend le
caractère absolu de l’éthique, autrement dit elle affirme l’existence
d’un seul idéal moral, d’un idéal moral absolu.
C’est ainsi que l’éthique normative théonome, tout en utilisant les
données des recherches portant sur la morale, telle qu’elle existe en fait
chez différents peuples et aux différentes époques, découvre en même
temps des degrés supérieurs de l’idéal, des normes absolues qui ne
peuvent être réalisées et [55] expliquées que si l’on admet que le monde
est la création d’un Dieu tout-puissant, d’un Dieu de Bonté, autrement
dit que sur la base de la conception chrétienne du monde.
Les partisans de l’agnosticisme positiviste pourraient nous objecter
qu’il s’agit là d’une hypothèse échappant à toute démonstration
scientifique et sans aucune utilité pratique. Or, les partisans de l’éthique
chrétienne peuvent réfuter ces deux objections de la manière suivante.
Sans doute, les exigences de l’éthique normative chrétienne ne se
prêtent pas à une démonstration scientifique, c’est-à-dire à une
démonstration fondée sur l’expérience sensible et sa démonstration
mathématique. Mais en plus de ces deux sources de la connaissance,
l’homme dispose de formes d’expérience et de raisonnement plus
raffinées, et notamment de l’intuition intellectuelle. Celle-ci a pour
point de départ l’expérience axiologique, la perception immédiate de
valeurs objectives absolues et de sentiments d’un ordre élevé,
intentionnellement orientés vers ces valeurs (les principes qui sont à la
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 51
qu’étape sur le chemin qui conduit à la vie éternelle et parfaite qui nous
attend dans le Royaume de Dieu.
N’étant pas la plénitude absolue de l’être, la vie biologique ne
satisfait complètement aucune créature ; c’est pourquoi elle se
compose, non pas tant d’actes de conservation que d’actes de
transfiguration créatrice et de recherches ayant pour but de découvrir
des voies nouvelles. D’après Max Scheler, « la tendance primaire de la
vie consiste, non dans l’adaptation à un milieu donné, mais dans les
efforts de dépasser les limites de tout milieu donné, d’élargir ce milieu
et d’en conquérir un nouveau ; il en résulte que le principe de la lutte
pour l’existence ne s’affirme que lorsque la tendance primaire à
dépasser les limites du milieu subit une stagnation (stagniert), pour
faire place à la tendance à l’adaptation pure et simple au milieu ». Les
efforts incessants que déploie chaque créature pour dépasser les limites
de son milieu sont la conséquence de son aspiration à l’idéal absolu.
Même aux phases les plus primitives de l’évolution de la nature, même
dans le monde préhumain se manifeste la tendance à ne pas se contenter
de la satisfaction des besoins de conservation dans la vie courante, mais
à créer aussi quelque [61] chose n’ayant pas de rapport avec l’utilité et
les avantages personnels. La vie d’une créature qui fait preuve d’une
tendance pareille est marquée, sous un rapport ou sous un autre, du
cachet de la noblesse, de la dignité et de la beauté. Ce sont là les
précurseurs de la conduite morale de l’homme ; il convient de les
examiner de près, car ils nous permettront de nous orienter dans
certaines particularités de la morale humaine.
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 56
[62]
Chapitre IV
LA MORALE HUMAINE
CHEZ LES PRÉCURSEURS
DE L’HUMAIN
gloire de Dieu, fait monter ses pleurs vers le Christ, sans le savoir. »
(Les Frères Karamazov, livre VI, 2.)
Il est dangereux de sortir des limites de l’existence équilibrée et
bornée, mais le vivant dédaigne ces dangers.
Si les degrés inférieurs de la nature sont au service des degrés plus
élevés, si des valeurs telles que la beauté, par exemple, sont largement
répandues, même chez les êtres les plus primitifs, il n’en résulte
nullement que, dans chaque cas donné, on se trouve en présence des
effets de l’activité isolée et particulière de tels ou tels êtres inférieurs.
La nature tout entière est un [72] tout organique, de structure
hiérarchique. De même que la feuille et la racine sont des organes d’un
tout représenté par la plante et que, chez les animaux, le cœur, les yeux,
les muscles sont subordonnés à l’organisme tout entier, de même tous
les animaux, à leur tour, font partie d’un tout organique infiniment plus
complexe, représenté par notre planète Terre, qui est le seul être vivant,
dont toute la biosphère (ensemble des plantes et des animaux) est un
organe. Dans beaucoup de cas, le fait que certains êtres se trouvent au
service d’autres ne peut être expliqué autrement que par l’influence
d’un agent supérieur qui les domine et les incite à accorder leurs
actions. Le philosophe E. Becher a observé et étudié un remarquable
cas de ce genre dans la vie des plantes et des animaux. Les plantes,
piquées par certains insectes, donnent naissance à des galles dans
lesquelles se développent les larves de ces mêmes insectes et rendent
ainsi à ceux-ci un très grand service, et plutôt à leur propre préjudice :
les œufs et les larves qui en sortent sont protégés contre toute attaque
ennemie par la dure enveloppe de la galle ; à l’intérieur de celle-ci se
forme un tissu humecté de suc qui sert de nourriture aux larves ; lorsque
vient pour celles-ci le moment de sortir de leur retraite pour subir leur
transformation ultérieure, les galles s’ouvrent, mais d’une façon qui
varie d’une espèce à l’autre ; c’est ainsi, par exemple, que chez
certaines espèces la partie intérieure est projetée au dehors à travers
l’enveloppe extérieure, etc. Ces étonnantes manifestations de
l’ « altruisme » à la faveur duquel certaines créatures se mettent au
service d’autres ne se laissent expliquer ni par le darwinisme ni par le
lamarckisme. Leur seule explication possible serait, d’après Becher,
celle qui admet l’existence d’un être psychique supra-individuel
réalisant en lui l’unité du monde végétal et du monde animal (E.
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 65
[78]
Chapitre V
MULTICIPLICITÉ DES CODES
DE MORALE ET UNICITÉ
DE LA MORALE
Il n’en reste pas moins que les codes de morale partiels cèlent
toujours le danger d’une rupture du lien bienveillant qui rattache un
peuple aux autres peuples. Lorsqu’on détache de la totalité de l’idéal de
perfection une ou même plusieurs de ses parties, il est difficile d’éviter
des déformations partielles de cette totalité. Ces déformations
consistent dans la violation de la hiérarchie des valeurs, dans la
négation de certaines valeurs positives, dans l’attribution d’un caractère
positif à des valeurs négatives, autrement dit dans la substitution du mal
au bien. C’est ainsi que la morale guerrière et chevaleresque exige la
réparation d’un outrage par le duel ; et si celui qui s’est rendu coupable
de l’outrage déclare avoir honte de ce qu’il a fait, qu’il s’en repent et
est prêt à présenter des excuses, il s’attirera le mépris de ses camarades
et sera obligé de s’en séparer, alors même que ses regrets et ses excuses
lui seront dictés non par la lâcheté, mais par la reconnaissance sincère
de sa faute, par la désapprobation sincère de cette faute par sa propre
conscience morale. L’irréversibilité des décisions et des actes de la
personne, qui est censée se comporter en toute occasion en pleine
souveraineté, est considérée ici comme une valeur positive, supérieure
à celle que représente la maîtrise de soi au nom de la loi morale.
Tolstoï caractérise dans des termes d’une grande beauté un de ces
codes dans son roman Anna Karénine. « La vie de Vronski était
particulièrement heureuse, du fait qu’il possédait un code de règles
indiquant d’une façon indiscutable ce qu’il fallait faire ou ne pas faire.
Ce code ne comprenait qu’un très petit nombre de règles, mais, en
revanche, ces règles n’admettaient [81] aucune contestation, et Vronski,
qui ne sortait jamais du cercle de ces règles, n’éprouvait jamais la
moindre hésitation quant à ce qu’il devait faire. Ces règles lui disaient
d’une façon péremptoire qu’il fallait rembourser le tricheur, mais qu’il
n’y avait aucune urgence à payer le tailleur ; qu’il ne fallait pas mentir
aux hommes, mais qu’il était permis de mentir aux femmes ; qu’il ne
fallait tromper personne, mais qu’on pouvait tromper les maris ; qu’il
ne fallait pas pardonner les outrages, mais qu’il était permis d’outrager
les autres, etc. Toutes ces règles pouvaient être absurdes, laides, mais
elles étaient incontestables, et Vronski se sentait, en s’y conformant,
tranquille et en droit de porter la tête haute. » (Partie III, chap. 20.)
Parmi les déformations que présentent les codes, il faut distinguer
celles du volume et celles du contenu. Les déformations du volume
consistent en ce que les devoirs moraux ne sont définis que par rapport
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 73
à un cercle plus ou moins étroit, par exemple par rapport aux membres
d’une famille, d’une nation, d’une religion, et cessent d’être applicables
aux représentants d’autres catégories. C’est ainsi que le nationalisme
chauvin, poussé à l’extrême, consiste moins dans l’amour positif pour
son propre peuple ou Etat que dans le sentiment de haine pour les autres
peuples ou Etats. Nous avons assisté nous-mêmes au développement de
ces dispositions dans l’Europe de nos jours, ce qui a eu pour
conséquence la rupture de la solidarité de l’humanité civilisée et sa
division en groupes refermés sur eux-mêmes et hostiles les uns aux
autres. On a en même temps déclaré comme légitime le fait de garder
le secret de certaines découvertes scientifiques faites dans un pays, afin
de ne pas en faire bénéficier les autres ; de passer sous silence les
contributions, même les plus méritoires, des autres peuples aux progrès
de la civilisation ; de rédiger les manuels scolaires dans un esprit propre
à inculquer à la jeunesse la haine ou le mépris des autres peuples, et on
est parfois allé jusqu’à approuver ou même à contribuer d’une façon
active aux organisations terroristes [82] dirigées contre un peuple
étranger, etc. En présence de ces dispositions entretenues dans les
masses, il faut, pour se rendre compte que la haine raciale ou la haine
de l’étranger est un mal, posséder une sensibilité morale exceptionnelle.
Jugée de ce point de vue, Jeanne d’Arc qui, tout en faisant la guerre aux
Anglais et tout en faisant preuve, par ses exploits, d’un patriotisme
héroïque, ne cessait pas d’éprouver de l’amour pour ses ennemis, était
vraiment une sainte.
On peut encore considérer comme une déformation du volume de la
morale la tentative d’Aristote de justifier l’esclavage. Etre esclave, dit
Aristote, c’est être la propriété d’une autre personne, autrement dit
devenir un instrument de son activité pratique. Et voilà comment il
démontre la justice de ces rapports entre hommes. L’homme, dit-il, se
compose d’une âme et d’un corps, et il est juste que l’âme soit la
maîtresse du corps. C’est là une règle qui peut être étendue aux rapports
entre les hommes. Il y a des hommes dont la plus haute mission consiste
à utiliser leur force physique, et qui ne participent de la raison que dans
la mesure où ils comprennent les ordres qu’on leur donne, sans la
posséder autrement ; ces hommes sont naturellement esclaves ; la
subordination constitue leur meilleur sort ; leur utilité ne diffère pas
beaucoup de celle des animaux domestiques, car les uns et les autres
contribuent par leur corps à l’acquisition par les hommes des biens
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 74
qui l’a utilisée pendant des siècles pour justifier l’esclavage légal en
l’associant à la doctrine de la chute.
[84]
On trouve dans les religions non chrétiennes des exemples étonnants
de déformation du contenu de la morale. Le Bouddhisme, par exemple,
voit un mal dans l’être ayant une existence personnelle, et en général
dans tout être, et jusque dans celui du monde. Aussi le Bouddhisme
conçoit-il la conduite normale comme une lutte, jusqu’à la victoire,
contre la volonté de vivre, dans la destruction de l’être personnel et, par
voie de conséquence, dans l’abolition du monde. Le seul amour que
comporte cette conception du monde et de la vie est un amour passif,
c’est-à-dire la pitié, qui commande de s’abstenir d’infliger des
souffrances aux autres êtres et ordonne de contribuer à les délivrer de
leurs souffrances. Une doctrine prêchant la suppression du monde ne
pouvait évidemment pas voir un bien dans l’acceptation de la
personnalité d’autrui avec toutes ses particularités concrètes et dans la
contribution à son développement individuel, à sa révélation créatrice
et à l’enrichissement de son contenu.
Les recherches ethnographiques sur la vie de peuples primitifs, ainsi
que sur celle de peuples faisant partie d’autres civilisations que la nôtre
ont révélé l’existence de mœurs incompatibles avec la morale
chrétienne (voir Westermark, Ursprung und Entwickelung der
Moralbegriffe, 2 tomes, 1907 ; L. Lévy-Bruhl, Les fonctions mentales
dans les sociétés inférieures et L’âme primitive ; V. Cathrein, S.J., Die
Einheit des sittlichen Bewusstseins der Menschheit. Eine
ethnographische Untersuchung, 3 tomes, 1914).
Examinons, à titre d’exemple, un seul groupe de faits : les idées
relatives au meurtre, en vigueur chez différents peuples.
Chez beaucoup de peuples primitifs, dit Westermark, tous les
hommes faisant partie de tribus étrangères sont considérés comme des
ennemis dont le meurtre constitue un acte digne d’éloges. Certaines
tribus du groupe malais interdisent le mariage d’un compatriote qui n’a
pas tué au moins un ennemi. Chez beaucoup de tribus indiennes de
l’Amérique du Nord, [85] celui qui a pu réunir le plus grand nombre de
scalps jouit du plus grand respect (Westermark, tome I, pp. 282-284).
Ce qui est particulièrement frappant, c’est le comportement de divers
peuples à l’égard des vieux parents, des malades et des nouveau-nés.
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 76
Chez les Chinois, les Egyptiens, les Grecs, les Romains et chez les
peuples de culture chrétienne, ainsi d’ailleurs que chez beaucoup de
peuples primitifs, le parricide et le matricide sont considérés comme les
plus graves des crimes. Mais il y a aussi des peuples, surtout parmi les
chasseurs nomades, chez lesquels règne la coutume de tuer ou
d’abandonner à leur sort les parents devenus vieux ; les vieillards eux-
mêmes, qui subissent ce sort, approuvent cette coutume dont ils sont
victimes. En Mélanésie les vieillards sont enterrés vifs. Chez les
Fidjiens, le fils, après s’être fait prier pendant longtemps, embrasse le
père, le pleure et finit par accéder à son désir en l’enterrant. Chez
certains peuples la coutume veut que les parents devenus vieux soient,
non pas enterrés, mais mangés (ibid., pp. 322-327). Les Tchouktchi,
lorsqu’ils tombent dans un état de dépérissement par suite de la
vieillesse, de maladies ou de pertes quelconques, acceptent facilement
de renoncer à la vie ; pour mettre sa décision à exécution, un Tchouktchi
réunit ses parents et connaissances, s’entretient avec eux et indique
finalement par un signe adressé à son entourage que le moment est venu
de le supprimer à l’aide du couteau ou de la lance qu’il avait préparés
ou en l’étranglant avec une courroie (Cathrein, ouvr. cité, I, 255). Dans
certains cas, des peuples primitifs considèrent le meurtre d’un nouveau-
né comme un devoir ; c’est ainsi, par exemple, que doivent être
supprimés les monstres, les malades, les enfants qui sont considérés,
d’après certains signes, comme devant porter malheur : jumeaux,
enfants naissant avec des dents, etc. Chez certaines tribus d’Amérique,
ainsi qu’en Polynésie, existe la coutume de limiter le nombre des
enfants ; en Australie, par exemple, on n’élève que deux garçons et une
fille, tous les [86] autres enfants étant tués aussitôt nés (Westermark, I,
329-342). On sait que la coutume de supprimer les enfants qui naissent
faibles et les monstres existait également à Sparte et à Rome.
On voit souvent dans la multiplicité des codes de morale un
argument en faveur du relativisme de la morale, doctrine qui nie
l’existence du bien moral absolu et du critère absolu de la moralité. En
d’autres termes, les partisans de la théorie relativiste de la morale
prétendent que tous les jugements que divers peuples, époques, classes
sociales, etc., portent sur une action quelconque, seraient, malgré les
différences qui peuvent les séparer, et même malgré leurs oppositions
possibles, également justifiés, puisque correspondant aux points de vue
respectifs de leurs auteurs. Ce sont donc ces points de vue qui
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 77
importeraient, étant donné qu’il n’y a pas de point de vue qui s’élève
au-dessus de l’horizon borné d’un individu ou d’un groupe d’individus.
Nous allons essayer de montrer que cette manière de voir est inexacte
et que la multiplicité de codes de morale n’est pas exclusive de l’unicité
de la morale. Nous ne nous occuperons pas pour le moment de la
conduite que nous avons appelée satanique. Nous lui consacrerons un
chapitre spécial.
2. UNICITÉ DE LA MORALE
dire à la réalisation des plus hautes valeurs dans la vie terrestre. Cette
différence que nous venons de signaler entre les codes de morale
chrétien et bouddhique ne nous autorise pas à conclure à la relativité de
la morale : l’élargissement des horizons de ces deux morales amènera
nécessairement leur fusion.
Dans son important travail en trois volumes, intitulé : Unité de la
conscience morale de l’humanité, le savant catholique V. Cathrein croit
pouvoir conclure, en s’appuyant sur un grand nombre d’observations
ethnographiques, que toutes les idées morales fondamentales contenues
dans les dix commandements constituent le patrimoine commun de
l’humanité entière : le meurtre (à part certains cas bien définis),
l’infidélité conjugale, le vol, le faux témoignage, etc., sont considérés
par tous les peuples comme inadmissibles. L’examen d’un grand
nombre de codes de morale appartenant aux peuples les plus divers et
aux époques les plus variées apporte une large confirmation à la théorie
de l’unité de la conscience morale de l’humanité. L’amour de la vérité,
la générosité, l’hospitalité, la politesse, la reconnaissance, etc., sont
considérés partout comme caractéristiques d’une conduite morale, tout
en s’exprimant parfois ailleurs sous des formes qui diffèrent des nôtres.
Pour se rendre compte de l’unité de la morale, il faut distinguer entre
les principes fondamentaux de la conduite d’une part, et leurs
applications concrètes, ainsi que les conclusions qu’on en tire dans
telles ou telles conditions données, de l’autre. Lorsqu’on étudie, en
outre, la conscience morale des peuples primitifs, il faut distinguer entre
les principes de leur morale et leurs violations dans la pratique,
violations dont les peuples civilisés eux-mêmes se [96] rendent
coupables à chaque instant. C’est ainsi que beaucoup de peuples
primitifs se servent couramment du mensonge, considéré comme
moyen de défense à l’usage des faibles, mais condamnent sévèrement
le mensonge susceptible de nuire à autrui ; l’invocation à Dieu au cours
d’un faux témoignage est considérée comme un acte particulièrement
grave et entraîne des sanctions, ce qui signifie que Dieu est considéré
comme un ennemi du mensonge. Le vol est condamné d’une façon
générale ; ce qui n’empêche pas les primitifs de voler aux blancs, et ils
justifient leur acte en disant qu’il est provoqué par l’injustice des blancs
qui sont riches et, cependant, avares (Cathrein, I, pp. 12 ss ; III, pp. 563
ss). Dans des cas de ce genre, le vol est considéré comme un mal,
destiné à compenser un mal plus grand.
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 85
valeurs absolues positives, c’est-à-dire des valeurs qui sont telles par
elles-mêmes, autrement dit objectives ; elles portent en elles-mêmes
leur justification absolue ; elles sont un bien à tous les points de vue,
sous tous les rapports et pour tous les sujets. Mais il y a aussi des valeurs
positives relatives, qui ne sont un bien que sous un certain rapport et
pour des sujets définis, alors que sous d’autres rapports et pour d’autres
sujets cette même valeur peut être un mal ou, tout au moins,
nécessairement liée au mal. Mais ces valeurs, dans lesquelles le bien est
nécessairement lié au mal, ne sont possibles que dans le royaume de
l’être psycho-matériel, dont les agents sont relativement isolés les uns
des autres, sont plus refermés chacun sur soi.
Il n’existe pas d’égalité entre les valeurs : il y a des valeurs
supérieures et des valeurs inférieures ; leurs différences de rang sont
également objectives et d’une signification générale. Etant donné le
caractère objectif des valeurs, l’homme est capable d’en prendre
conscience et connaissance avec la même certitude que celle inhérente
à la conscience et à la connaissance qu’on a, par exemple, des couleurs,
des sons, etc.
L’éthique absolue contient nécessairement des impératifs
catégoriques, c’est-à-dire des commandements inconditionnels. Ces
impératifs ne peuvent être observés, et ils n’ont, par conséquent, de sens
que si l’on admet l’existence du libre arbitre. Kant a très bien exprimé
ce lien entre le devoir inconditionnel et la liberté, lorsqu’il a dit : « Tu
dois, donc tu peux. » Mes ouvrages sur Le Libre arbitre et sur La Valeur
et l’Etre contiennent des preuves à l’appui du libre arbitre et de
l’objectivité des valeurs.
La troisième condition essentielle d’une éthique absolue suppose
une organisation du monde telle que la personne, au lieu d’être refermée
sur elle-même, se trouve dans un rapport des plus étroits, dans un
rapport intime avec toutes les créatures du monde tout entier. D’après
la description de la structure [101] du monde que nous avons donnée
plus haut, cette condition se trouve effectivement réalisée : tous les
agents du monde entier sont étroitement liés les uns aux autres par leur
« être-un », qui fait que tout est immanent à tout, que tout existe non
seulement pour soi, mais aussi pour tous les autres agents ; toute
personne porte dans sa préconscience tout le contenu du monde avec
toutes ses valeurs, non sous la forme d’une copie subjective, mais sous
celle de l’original lui-même. Plus que cela : toute personne est capable
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 89
mon amour, soit mon double, mon alter ego, un spectre fugitif de ce
tout cosmique indéterminé qui se manifeste également en moi, comme
dans une de ses parties : ne voyez-vous pas qu’en admettant cela, je fais
aussitôt s’évanouir le sentiment sacré qui m’élevait au-dessus de moi-
même et me remplissait de bienveillance désintéressée à l’égard du
prochain, et que la sympathie qui me portait vers lui me devient odieuse
puisqu’en le regardant je me fais l’effet d’un homme qui caresse sa
propre image renvoyée par un miroir ou qui baise sa propre main ? »
(Œuvres complètes du métropolite Antonins Khrapovitski, t. III : Deux
extrêmes : Papistes et Tolstoïens, p. 173. En russe.)
Si, en effet, il n’existait dans le monde qu’un seul sujet de conduite,
et non pas une multiplicité de personnes dont chacune est un être
autonome, il ne saurait être question de conduite véritablement
désintéressée : la fine sensibilité de l’homme plein de pitié aurait pour
effet un élargissement de la conscience qui lui ferait voir sa propre
souffrance dans la [103] souffrance d’autrui ; et en se portant au secours
de ceux qui souffrent, il ne penserait qu’à lui-même dans toutes ses
manifestations. Autrement dit, on se trouverait en présence d’un
égoïsme élargi à l’excès.
L’inconsistance de cette théorie tient avant tout à ce qu’elle implique
une conception incorrecte de la structure de la pitié : c’est bien la
souffrance d’autrui sous sa forme authentique qui entre dans la
conscience de l’observateur, mais elle y entre justement comme
souffrance d’autrui, en tant qu’objet d’observation ; le sujet qui assiste
ainsi à la souffrance d’autrui peut bien y réagir par un sentiment de
souffrance qui lui soit propre, mais ce n’est pas nécessaire : ce sont, au
contraire, les gens ayant la pitié la plus active qui, en présence d’une
souffrance d’autrui, au lieu de souffrir eux-mêmes, se mettent dans la
situation de celui-ci, gardent toute leur lucidité d’esprit et font tout ce
qui est en leur pouvoir pour soulager la souffrance. C’est ainsi que ce
phénomène, qui exige une explication, est encore plus énigmatique que
ne le pensait Schopenhauer. Il n’y a pas de sujet unique formé par la
fusion de toutes les personnes : il y a seulement des personnes
particulières, chacune douée d’une force créatrice, chacune étant, par
conséquent, autonome : jamais et d’aucune manière le moi n’est un toi.
Chaque moi n’en est pas moins capable de laisser entrer dans sa
conscience la souffrance authentique d’autrui. Ceci s’explique par le
lien qui existe entre les sujets et qu’on peut désigner par le terme :
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 91
[110]
Chapitre VI
DE LA NATURE SATANIQUE
1. LE MAL SATANIQUE
plus la force de crier, il étouffe : Papa, papa, petit père, petit père ! »
(Œuvres complètes de Dostoïevski, en russe ; édit. 1904, XIII, p. 225.)
Voici, à mon avis, comment naissent ces horreurs : la punition,
comme toute attaque, donne lieu à de violentes émotions, qui
rétrécissent considérablement la conscience de l’homme [115] et le
mettent ainsi dans un état qui favorise le réveil des instincts les plus
archaïques, les plus ataviques, et lorsque l’enfant saisit de sa petite main
le doigt de son tortionnaire, comme s’il en attendait justement son salut,
l’autre y voit un signe de méchanceté et devient encore plus furieux ; à
chaque nouveau pas, l’homme s’enfonce davantage dans les
profondeurs de la vie pré-humaine, éprouve davantage les griseries de
la lutte et se livre davantage aux manifestations bestiales pour affirmer
sa victoire, pour la mener jusqu’au bout, pour pousser au plus haut
degré d’intensité les sentiments et les actes qu’elle comporte, etc. (Sur
les émotions, considérées comme le rudiment des instincts bestiaux pré-
humains, voir mon livre : Les principales théories psychologiques,
envisagées du point de vue du volontarisme, chapitre « Emotions ». En
russe.)
Beaucoup plus compliquées et raffinées sont les manifestations du
mal chez les curieuses créations de l’imagination de Dostoïevski. (Voir
le chapitre « Le petit diable », dans Frères Karamazov, XIV, pp. 265-
270. Edit. russe.)
Lise Khokhlakova offre à Aliocha qu’elle aime tout un bouquet de
perversités de la plus vilaine qualité. « Vous n’êtes pas fait pour être un
mari, dit-elle, mais je vous épouserai, et un jour je vous chargerai d’aller
porter un petit mot à celui que j’aimerai après vous, et je suis certaine
que vous le ferez et que vous m’apporterez même la réponse. » Elle lui
déclare qu’elle n’a pas honte devant lui et qu’elle ne le respecte pas. Et
elle continue :
« — J’ai une envie irrésistible de mettre le feu à la maison. Voici
comment je m’imagine la chose : j’irai et je mettrai le feu sans faire de
bruit, surtout sans faire de bruit. Les autres chercheront à éteindre le
feu, mais la maison brûlera. Moi, je sais ce que c’est, mais je ne dis rien.
Ah ! bêtises que tout cela. Et ce que je m’ennuie !
Elle fit de la main un geste de dégoût.
— Vous vivez richement, dit doucement Aliocha.
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 101
[116]
— Oui, je veux être riche, et que les autres soient pauvres ; je sucerai
des bonbons et je mangerai de la crème et je ne donnerai rien à
personne...
— Vous prenez le mal pour le bien, dit Aliocha, c’est une crise
momentanée, due peut-être à votre ancienne maladie.
— Je vois bien que vous me méprisez ! Je ne veux tout simplement
pas faire de bien, je veux faire du mal, et la maladie n’a rien à y voir.
— Mais pourquoi faire du mal ?
— Pour qu’il ne reste rien nulle part. Ah ! que ce serait beau, s’il ne
restait rien. Savez-vous, Aliocha, j’ai parfois envie de faire beaucoup
de mal, beaucoup de méchancetés, de les faire sans bruit, oui, tout le
monde l’ayant appris, on m’entourera, on me montrera du doigt, et moi,
je regarderai tout le monde. C’est très agréable. Vous croyez peut-être
que je vous raconte tout cela pour vous taquiner ?
— Je ne le pense pas, bien que vous éprouviez peut-être un peu ce
besoin.
— Un peu, oui ; je ne vous mentirai jamais, répondit-elle, et une
petite étincelle s’alluma dans ses yeux.
Mais c’est à la fin qu’elle le gratifia de la chose la plus odieuse.
— J’ai lu le récit d’un procès qui a eu lieu quelque part, celui d’un
juif qui, après avoir coupé les doigts des deux mains à un garçon de
quatre ans, l’a mis en croix sur le mur et l’y a fixé avec des clous. Il
raconta ensuite aux juges que le garçon mourut rapidement, au bout de
quatre heures. Il appelait cela rapidement. Le garçon, paraît-il,
gémissait, se plaignait, mais l’autre se tenait devant et jouissait du
spectacle. Voilà ce qui est beau !
— Beau ?
— Oui, il me semble parfois que c’est moi qui l’ai crucifié. Je vois
le garçon pendu et gémissant, pendant que je suis assise devant lui et
mange une compote d’ananas. J’aime beaucoup la compote d’ananas.
Et vous ? »
[117]
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 102
[118]
Et voici comment lui serait venue pour la première fois cette idée de
la compote d’ananas :
« Savez-vous, lorsque j’ai lu l’histoire de ce juif, j’ai passé toute la
nuit en pleurant et en tremblant. Je voyais l’enfant crier et pleurer (les
enfants de quatre ans commencent déjà à comprendre) et je ne pouvais
pas me débarrasser de cette idée de compote. » (XIV, p. 269.)
À peine cette âme humaine s’est-elle laissé pénétrer de pure
sympathie pour l’enfant souffrant que, par un bizarre jeu d’association,
l’inconscient fait remonter à la surface cette absurde histoire de
compote. Comment l’âme ne s’indignerait-elle pas devant une pareille
ignominie, d’autant plus que cette bizarre association d’idées est loin
d’être purement une succession théorique et involontaire d’images ;
sous les associations même les plus chaotiques, même sous celles qui
sont l’effet d’une maladie psychique, il y a toujours des tendances
volontaires subconscientes qui en sont la source. Il est difficile de dire
quel était le mobile caché, subconscient de Lise. Il est possible que
l’effrayante image de l’enfant crucifié ne l’ait pas seulement
bouleversée en lui inspirant une profonde pitié pour ses souffrances,
mais l’ait également effrayée, sans qu’elle s’en soit rendu compte, pour
son propre sort, comme il arrive souvent, lorsqu’on voit ou que l’on se
représente seulement quelque chose d’affreux ; mais, dans les
conjonctures normales, on ne tarde pas à reprendre conscience et à se
dire qu’en réalité on n’a rien à craindre, qu’on est en sécurité et qu’on
a tout lieu d’être content, comme lorsqu’on mange la « compote
d’ananas qu’on aime tant ». Cette crainte pour soi, s’ajoutant à la
crainte pour autrui et suivie d’une assurance aussi absurde, détruit la
croyance au bien, remplit l’âme de mépris pour soi-même et pour le
monde entier. « Tout est mauvais », « ah ! que ce serait beau, s’il ne
restait rien ! » Ce brusque passage de la constatation du mal à la
négation du bien, aussi bien chez soi que chez les autres, a
naturellement [119] pour condition une corruption de l’âme plus
profonde que celle due à la simple crainte : elle a notamment pour
condition l’orgueil qui n’admet pas que les autres puissent être bons,
alors que je suis moi-même malfaisant. Le scrutateur d’âmes qu’était le
staretz Zosime connaissait bien le chemin qui conduit directement aux
portes du mal, et c’est pourquoi il mettait en garde contre la méfiance à
l’égard de soi-même et des autres.
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 104
audacieuses, d’un ordre souvent très élevé, en disant, par exemple, qu’il
aime les hommes plus [123] que ne les aime Dieu, qu’il voudrait leur
procurer un plus grand bonheur que celui que leur dispense le
Créateur. » « Méphistophélès, dit le diable de Karamazov, s’est
présenté à Faust comme celui qui veut du mal, mais ne fait que du bien.
Libre à lui, mais je suis tout le contraire. Je suis peut-être le seul homme
au monde aimant la vérité et voulant sincèrement le bien. » (XIV, p.
336.)
La nature d’une créature pareille et toute sa conduite sont d’une
extrême complexité et, telles que les décrit Dostoïevski, elles paraissent
tissées de contradictions. Une pareille créature affiche son intention,
non de détruire, mais de créer, seulement ce qu’elle veut créer, c’est son
royaume à elle, d’après son plan à elle, en dehors de Dieu et à l’encontre
de Dieu. Le moyen le plus simple d’atteindre ce but consiste à séduire
l’homme par des biens d’un ordre inférieur, à orienter tous ses efforts
vers la construction, à l’aide de la science, d’une « fourmilière » (image
favorite de Dostoïevski) où chacun soit assuré d’avoir son pain
terrestre. En courant hâtivement vers ce but, l’homme qui a répudié
Dieu se croit en droit de commencer par l’extermination de tous ceux
qui, par leur structure, ne semblent pas faits pour la vie de fourmilière,
et c’est ainsi que ce n’est pas l’amour, mais la haine qui conquiert la
première place dans le monde. « Ils déclarent ouvertement, dit
Dostoïevski dans son Journal d’un écrivain, qu’ils ne veulent rien pour
eux-mêmes, mais qu’ils travaillent pour l’humanité, que c’est pour le
bonheur de l’humanité qu’ils veulent instaurer un nouvel ordre de
choses. Mais là le bourgeois les attend sur un terrain assez solide, en
leur montrant que c’est à coups de bâton et d’effusions de sang qu’ils
veulent le rendre, lui, le bourgeois, égal au prolétaire et le forcer à
partager avec lui ses biens. Bien que ce soit assez proche de la vérité,
les meneurs de jeu répondent aux bourgeois qu’ils ne croient pas du tout
possible d’établir une égalité entre la bourgeoisie et le peuple, qu’à
l’égard de la bourgeoisie on ne peut user que de la force, que [124] les
bourgeois sont exclus de la fraternité, laquelle s’instaurera plus tard,
entre prolétaires. Quant à vous, bourgeois, vous représentez cent
millions de têtes condamnées à l’extermination, et rien de plus. C’en
est fini de vous, en ce qui concerne le bonheur de l’humanité. » (VII, p.
368.)
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 108
moyens entre les mains des grands et des forts ? Non, les faibles nous
sont également chers. » (P. 269.)
Nous avons ici devant nous un grand humaniste qui se dresse contre
Dieu au nom de l’amour des hommes, et décidé à « amender l’œuvre
du Christ » (p. 276). Il n’exige pas de l’homme une grandeur d’esprit,
il ne lui demande pas de porter la croix du Seigneur, de se signaler par
de libres exploits. Mais, en revanche, ce qu’il promet à l’homme, ce
n’est pas cette félicité éternelle que procure la possession du bien
absolu, mais un « bonheur calme et humble, bonheur d’êtres faibles, ce
qu’ils sont en réalité » (p. 274). « Oh ! nous leur permettrons même de
pécher, car ils sont faibles et impuissants, et ils nous aimeront comme
des enfants, à cause de cette permission de pécher. Nous leur dirons que
chacun de leurs péchés sera pardonné, parce qu’il sera fait avec notre
permission ; et nous leur permettrons de pécher, parce que nous les
aimons, et quant aux châtiments pour ces péchés, tant pis : nous les
prendrons sur nous. Nous les prendrons sur nous, et eux vont nous
adorer comme des bienfaiteurs ayant assumé devant Dieu la
responsabilité de [126] leurs péchés. » « Ils mourront sans bruit, ils
s’éteindront paisiblement en glorifiant Ton nom et ils ne trouveront que
la mort au-delà du tombeau. Mais nous garderons le secret, et c’est pour
leur propre bonheur que nous les maintiendrons dans l’illusion d’une
récompense céleste. Car, à supposer qu’il y ait quelque chose dans
l’autre monde, ce n’est certainement pas à leur intention. » (P. 275.)
« Pour calmer leur conscience, nous leur dirons que nous obéissons à
Tes ordres et que nous régnons en Ton nom » (p. 269), en fondant la
religion sur « le miracle, le mystère et l’autorité » (p. 273). « Avions-
nous raison d’enseigner et d’agir ainsi ? Dis-le-moi. Peut-on nous
accuser de ne pas aimer l’humanité, pour la seule raison que nous
avons, en toute humilité, reconnu son impuissance, que nous avons avec
amour soulagé son fardeau et avons laissé à sa faible nature la liberté
de pécher, mais avec notre permission ?... » (P. 273.)
On retrouve souvent dans les œuvres de Dostoïevski cette idée de
l’instauration du bonheur sur la terre en encourageant les faiblesses
humaines, et même en abaissant la nature humaine. Dans Le Grand
Inquisiteur, Rozanov insiste tout particulièrement sur cette idée. Cette
idée est exprimée d’une façon tout à fait crue par Chigaliov (dans Les
Possédés) et reprise par Pierre Verhovenski qui dit à Stavroguine : « Ses
cahiers sont à jour, l’espionnage aussi. Chez lui chaque membre de la
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 110
[134]
Chapitre VII
CARACTÈRE ABSOLU
DE LA RESPONSABILITÉ
MORALE
Le mal moral et le bien moral sont des valeurs inhérentes aux actes
de la créature, mais en même temps des valeurs inhérentes à la
personne, auteur de ces actes. Toute personne étant une créature libre et
douée de facultés dont l’exercice normal doit conduire à la perfection
absolue porte la responsabilité morale absolue de ses actes. Nous
voulons dire par là que toute personne est responsable non seulement
du côté subjectif, mais aussi du côté objectif de ses actes, non seulement
de leur forme, mais aussi de leur contenu. C’est pourquoi les systèmes
de morale qui ne tiennent compte, dans les jugements moraux, que des
mobiles de la conduite, c’est-à-dire du côté subjectif de celle-ci (intérêt,
désintéressement, etc.) sont des systèmes pour ainsi dire unilatéraux. Ils
font partie de ce que les Allemands appellent Gesinnungsethik ; mais
non moins unilatéraux sont les systèmes qui ne jugent de la valeur
morale d’un acte que d’après son contenu objectif et d’après ses
conséquences objectives que l’expérience nous permet de prévoir. Ces
systèmes forment ce que les Allemands appellent Erfolgsethik.
La conscience subjective de la pureté de l’intention, la conscience
que celle-ci est exempte de toute considération [135] personnelle et
même le sacrifice que comporte l’accomplissement d’un acte ressenti
comme désintéressé ne sont pas une preuve de la perfection morale
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 117
sont chères. C’est ainsi que l’évolution d’une maladie est déterminée
dans chaque cas par l’idiosyncrasie du malade.
Il est des cas où la personnalité d’un homme subit un changement
radical au cours d’une maladie et où ses manifestations deviennent
totalement différentes des manifestations antérieures. Le botaniste A.-
N. Békétov, homme d’une grande noblesse de caractère et de haute
culture, ayant survécu à une hémorragie cérébrale, suivie de paralysie,
resta immobilisé au lit pendant plusieurs années. Il devint un homme
tout à fait différent de ce qu’il avait été avant sa maladie. Il ne vivait
plus que d’une vie animale, presque bestiale. Ceux qui ne voient dans
la personnalité humaine qu’une superstructure des manifestations
corporelles, se refuseront naturellement à admettre qu’une maladie
puisse provoquer un changement aussi radical. Dans le cas particulier
dont nous parlons, on peut admettre, avec une certaine vraisemblance,
l’hypothèse suivante : la mort de Békétov était déjà survenue au
moment de l’hémorrhagie, autrement dit, lorsque l’agent substantiel qui
se reconnaissait lui-même comme étant son moi, avait abandonné le
corps à moitié détruit pour passer à une vie nouvelle, dans une ambiance
à nous inconnue ; quant au corps lui-même, s’il a continué à vivre
pendant quelques années encore, c’est parce qu’un facteur qui avait
présidé précédemment au fonctionnement de l’un des centres [142]
nerveux a assumé la direction de l’organisme tout entier et l’a rendu
capable de continuer une vie, sinon humaine, du moins quasi humaine.
C’est ainsi que tout mal que j’inflige à un être quelconque est dans
une certaine mesure une conséquence de mon imperfection morale,
alors même que je n’y ai contribué que de très loin : si j’étais membre
du Royaume de Dieu, je serais pour toutes les créatures une source de
bien pur, dans tous les sens de ce mot, et je n’infligerais de mal à aucune
créature. Les voyageurs d’un tramway qui vient d’écraser un passant
ont contribué à ce malheur rien que par leur poids. Leur corporéité
matérielle, avec toutes ses répulsions et son impénétrabilité, est une
conséquence du péché qui consiste en ce que chacun vit isolé des autres,
les répulsions et l’impénétrabilité réciproques étant l’expression active
de cet isolement. C’est donc cette corporéité matérielle, cause des
répulsions et de la réciproque impénétrabilité, qui est aussi la cause du
malheur qui venait d’arriver. Les membres du Royaume de Dieu ont
des corps transfigurés et réciproquement pénétrables, des corps
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 123
impondérables et, par conséquent, incapables d’un acte aussi brutal que
l’écrasement d’un homme.
La responsabilité qui incombe à l’homme non seulement du fait de
ses mobiles, mais aussi du fait du contenu objectif de ses actes peut être
fondée sur la démonstration suivante. La responsabilité morale a pour
condition la liberté de l’agent : je ne suis en effet responsable que de ce
qui est en mon pouvoir. Mais pour savoir exactement ce qui est en mon
pouvoir et ce qui ne l’est pas, il faut distinguer entre la liberté du vouloir
et la liberté de l’agir. La liberté du vouloir signifie que je suis la source
créatrice de mes volitions et de mes décisions, que ces volitions et
décisions échappent à toute influence extérieure, même à celle de mon
caractère empirique. Tout autre est la liberté de l’agir : elle existe à la
condition que les volitions et les décisions puissent se réaliser sans se
heurter à des résistances. [143] Ces résistances proviennent très souvent
de circonstances qui sont en dehors de mon pouvoir ; quand il en est
ainsi, je me trouve privé de ma liberté et je ne suis pas responsable de
la non-réalisation de mon bon vouloir. Ce raisonnement, qui semble à
première vue absolument juste, a amené beaucoup de théoriciens à
donner pour base à la morale la structure subjective de l’âme, c’est-à-
dire à adopter la théorie d’après laquelle un acte tirerait sa valeur
morale, non de son contenu objectif, mais de ses mobiles. Il s’agit là
d’une erreur qui devient évidente à la lumière d’une distinction entre la
liberté formelle et la liberté positive, matérielle. Celle-ci est sous la
dépendance de la puissance créatrice de l’agent. Elle atteint sa limite,
qui est reculée à l’infini, chez les membres du Royaume de Dieu :
chacun de ceux-ci, grâce à l’association de sa puissance créatrice avec
celle de tous les autres membres du Royaume de Dieu et avec celle de
Dieu lui-même, dispose d’une puissance infinie qui lui permet de
réaliser la beauté et la bonté absolues et d’acquérir la vérité absolue ; la
liberté du vouloir de chacun de ces membres est en même temps sa
liberté illimitée d’agir, c’est-à-dire de réaliser le bien absolu dans tous
les sens du mot.
Tout autre est la situation de ceux qui se trouvent en dehors du
Royaume de Dieu. Plus ou moins éloignés de Dieu et, grâce à leur
égoïsme, isolés les uns des autres, ils possèdent une liberté positive et
une liberté d’agir très limitées. Mais ils gardent toute leur liberté
formelle, qui consiste en ce que le moi agissant, en possession d’une
force créatrice sur-qualitative, est maître de toutes ses manifestations
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 124
[145]
Chapitre VIII
SANCTIONS
DE LA LOI MORALE
1. SANCTION IMMANENTE
trouvent les unes par rapport aux autres et de la dysharmonie qui règne
entre eux, isolement et dysharmonie [151] qui sont des conséquences
de la violation de la loi morale, des sanctions immanentes et des
châtiments immanents que les créatures subissent pour avoir, sans y
avoir été obligées, librement et en pleine indépendance, choisi une
mauvaise voie pour leur conduite dans la vie. C’est pourquoi la
responsabilité de ce choix nous incombe entièrement et, en subissant
les misères de cet enfer qu’est le monde, nous devons reconnaître que
nous en sommes les seuls coupables et que nous n’avons pas le droit
d’en accuser qui que ce soit.
Ce qu’il importe surtout de reconnaître et ce dont il importe surtout
de se rendre compte, c’est que Dieu, le Créateur du monde, n’est en
aucune façon responsable du mal dont souffre le monde et n’y a
contribué d’aucune manière. Dieu a créé le monde comme un ensemble
de créatures douées du pouvoir d’agir d’une façon autonome et de se
rendre dignes de déification, c’est-à-dire d’atteindre à la perfection
absolue. Seul un monde ainsi fait a mérité d’être créé par Dieu. Mais
des créatures, même douées de facultés et de pouvoirs aussi élevés, sont
capables d’user de leur liberté pour s’engager dans la voie de l’arbitraire
moral, c’est-à-dire d’un mal qui est la source de tous les autres maux.
Les conditions qui rendent possible le bien absolu sont les mêmes qui
rendent possible le mal. Mais le bien, pour se réaliser véritablement,
n’exige nullement que le mal soit réalisé à ses côtés. Le mal serait resté
à jamais une possibilité irréalisable, si personne n’avait abusé de sa
liberté. Et le bien seul régnerait alors dans le monde. Ce sont la
connaissance et l’approfondissement de cette vérité qui sont à la base
de la théodicée, science qui cherche à démontrer la non-participation de
Dieu à la réalisation du mal.
Toutes les tristes conséquences de la violation de la loi morale, que
nous venons d’énumérer, au lieu d’être reconnues comme étant des
conséquences du péché, provoquent un sentiment d’insatisfaction de la
vie qui incite à chercher de nouvelles voies pour la conduite, ces voies
pouvant aboutir dans [152] les cas d’évolution normale, non seulement
à une perfection plus grande des processus biologiques, de l’activité
intellectuelle et de la création artistique, mais aussi à une élévation du
niveau moral. Il est cependant des cas où l’insatisfaction que provoque
le spectacle de la vie assume un caractère purement moral, en ce sens
qu’elle est éprouvée comme un pénible remords ou un douloureux
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 131
ses exigences, alors que l’assassinat commis par Raskolnikov lui a été
dicté par sa présomptueuse théorie qui impliquait une perversion du
contenu même de la loi morale. C’est pourquoi le remords qu’il éprouve
est particulièrement pénible, sans qu’il puisse être question, dans son
cas, de repentir, c’est-à-dire d’une condamnation par lui-même de son
orgueil. Ce qui le tourmente plutôt, c’est qu’il n’ait pas pu commettre
son assassinat de sang-froid, en pleine possession de soi, d’où il conclut
qu’il n’est qu’une « créature tremblante et qu’il n’a rien de commun
avec un Napoléon ; qu’il est un [155] « pou », et non un homme. Il a
fini par se rendre compte que c’est le « diable qui l’a poussé », mais il
ne cesse de reprocher à Sonia son insistance à vouloir trouver chez lui
ne serait-ce que des traces d’un véritable repentir. « Admettons que je
reconnaisse tout de suite que j’ai mal agi. Quel intérêt cela aurait-il pour
toi ? Pourquoi tiens-tu à obtenir cet absurde triomphe sur moi ? »
On peut dire d’une façon à peu près certaine que Satan lui-même,
rongé par le remords, doit souvent être prêt à se repentir, mais l’idée
que la vue du « diable repenti » provoquerait un sourire malveillant
chez les uns et une pitié encore plus humiliante chez les autres ne fait
qu’exciter son orgueil et arrêter son élan vers le bien.
« Je lutterai encore, s’écria Raskolnikov, et un sourire méprisant se
dessina sur ses lèvres » (V, 4). Après sa confession à Sonia, il a des
moments où il éprouve pour elle de la haine, tout en se rendant compte
de la « bassesse » de ce sentiment, « surtout depuis qu’il l’avait rendue
encore plus malheureuse ». Après être tombé si bas, il se dit qu’après
tout Sonia a peut-être raison, que « le bagne vaut peut-être mieux » (V,
5).
Ce qui aggrave les souffrances que Raskolnikov éprouve du fait de
sa dissociation, c’est la douloureuse conscience de la laideur esthétique
de l’acte qu’il avait commis ; mais il se méprise en même temps à cause
de ce jugement esthétique et attribue à sa lâcheté le pénible sentiment
qu’il éprouve : « Je suis un pou esthétique, et rien de plus » (III, 6).
C’est à tort qu’il voit une lâcheté dans le dégoût esthétique qu’il
éprouve en pensant à son crime. La perfection morale et la beauté ne
sont certes pas identiques, mais sont intimement liées l’une à l’autre.
On peut en dire autant du mal parfait et de la laideur esthétique. Rien
d’étonnant si la conscience de la laideur de l’acte accompli aggrave les
souffrances que provoque le remords.
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 134
agent, même celui qui, comme Peer Gynt, n’est pas encore
suffisamment mûr pour savoir, par expérience intime, ce que sont les
souffrances morales, réussit avec le temps à s’élever à un plus haut
niveau de vie morale ; il devient, tôt ou tard, capable de manifester avec
force sa volonté et acquiert finalement une conscience profonde du
devoir moral qui le conduit à une condamnation impitoyable, à une
négation, qui comporte souvent des souffrances intolérables, de tout le
mal dont il est porteur ; il se rend alors nettement compte que les
souffrances infligées par le remords sont plus terribles que tout
châtiment extérieur. Pour Othello, lorsqu’il eut appris l’innocence de
Desdémone qu’il venait de tuer, des souffrances physiques auraient
certainement apporté un heureux soulagement à ses souffrances
morales. Voici les paroles qu’il prononce devant le cadavre de
Desdémone : « Ah ! quelle mine tu as maintenant, fille infortunée ! Pâle
comme ta chemise ! Quand nous nous rencontrerons au jour du
jugement, ton apparition précipitera mon âme du ciel, et les démons
l’attraperont. Froide ! froide, ma chérie ! froide comme ta chasteté !...
O maudit, maudit scélérat !... Que vos fouets, démons, m’arrachent à la
jouissance de cette vision céleste ! Soufflez-moi dans vos ouragans !
Rôtissez-moi dans le soufre ! Lavez-moi aux torrents profonds de votre
flamme liquide ! » (Othello, fin de la scène XVI.)
Il ne faut cependant pas traiter avec mépris la conviction très
répandue, d’après laquelle les pécheurs seraient « lavés » dans l’enfer
aux « torrents profonds de la flamme liquide ». Toutes les souffrances
s’expriment à travers le corps ; et plus ces [158] souffrances sont
profondes et fortes, plus leurs manifestations et leurs conséquences
extérieures sont douloureuses. Une brutale rupture intérieure entre le
présent et le passé provoque également une rupture extérieure et trouble
profondément l’harmonie du corps, qui est l’auxiliaire de l’âme ; ces
troubles corporels peuvent probablement atteindre un degré où l’on
éprouve la sensation de la destruction par le feu. S’il en est ainsi, on
n’use pas d’une simple métaphore en disant de quelqu’un qu’il « brûle
de honte » ; on sous-entend par là qu’il s’agit d’une souffrance
dévorante comme le feu, plus pénible et plus douloureuse que les
souffrances causées par l’action du feu extérieur.
D’une façon générale, le remords n’aboutit pas au repentir dans les
cas où l’homme est incapable de surmonter son orgueil, sa présomption,
sa volonté de puissance, etc. C’est ce que Dostoïevski a fort bien montré
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 136
rive opposée où vivaient des hommes libres. Tout d’un coup Sonia
s’approcha et s’assit timidement à côté de lui. C’est à ce moment-là
qu’il se rendit compte combien elle lui était chère ; pris à l’improviste,
il ne put retenir ses larmes et lui avoua qu’il l’aimait. La maladie, la
contemplation de la grandiose nature et son amour naissant pour Sonia
ont brisé son orgueil, et c’est à partir de ce moment que commença le
renouvellement de son âme, son approfondissement religieux que
Dostoïevski n’a d’ailleurs pas décrit, se réservant d’en « faire le sujet
d’un nouveau récit ».
[160]
Dans son roman Les Misérables, Victor Hugo a réussi à donner une
description tout à fait convaincante du repentir qui régénère l’âme. Il
est vrai que la tâche qu’il avait devant lui était plus simple que celle qui
se posait dans le roman de Dostoïevski. Son héros, Jean Valjean, était
un simple paysan, un homme modeste, étranger à toute manifestation
extrême de l’orgueil. Dans sa jeunesse, il avait exercé le dur métier de
bûcheron qui lui permettait d’élever les enfants de sa sœur qui était
veuve. Au cours d’une année d’extrêmes privations, il avait essayé de
dérober un pain dans la boutique d’un boulanger, afin d’apaiser la faim
des enfants. Condamné pour vol avec effraction à cinq années de bagne,
il passa en prison dix-neuf ans, à cause de quatre tentatives d’évasion.
Au début, il croyait lui-même avoir mérité ce châtiment et convenait
qu’il valait mieux demander l’aumône que voler. Mais à la longue, la
conscience de la disproportion entre la faute et le châtiment, les
innombrables injustices dont il fut à la fois victime et témoin, la cruauté
de la société qui se refusait à voir un homme dans le forçat, l’ont amené
au dernier degré d’exaspération et l’ont fait désespérer de la possibilité
du bien. Lorsqu’il fut rendu à la liberté, son passeport jaune, qui le
désignait comme un « homme dangereux », lui ôta toute possibilité de
rapports normaux avec les hommes. V. Hugo fait une description très
dramatique de la situation sans issue de l’homme condamné à
l’isolement, chassé de partout et arrivant un soir dans la modeste petite
maison du saint monseigneur Bienvenu qu’il avait pris pour un simple
prêtre, lui qui jusqu’alors ne trouvait pas d’abri même dans la niche
d’un chien. Ayant perdu toute croyance au bien, Jean Valjean résiste
intérieurement aux impressions qui tendent à se substituer à la haine
qu’il éprouve pour les hommes. Il refuse de se rendre et de reconnaître
que le bien existe vraiment. Au cours de la nuit, il vola les couverts
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 138
Fils de Dieu Vivant, venu au monde pour sauver les pécheurs, dont je
suis le premier. » Plus la vie du chrétien est exempte de mal dans ses
actes extérieurs, plus s’affermit et s’enracine en lui la conviction de sa
culpabilité intérieure ; il saisit en effet avec une extrême sensibilité ses
penchants intimes, même les moins perceptibles, au contentement de
soi, à la glorification, à l’admiration de soi-même, tous ces penchants
étant une conséquence de l’orgueil ; et il sait que, tant que ces
sentiments persistent, rien n’est fait, puisque le mal, alors même qu’il
existe à l’état de germe insignifiant, peut déterminer, au moindre
encouragement, [165] une chute diabolique. On trouvera des
observations très fines sur ces aspects de l’âme dans le livre du moine
du Mont Athos, Nicodème Sviatogoretz, La Lutte invisible.
L’homme, devenu sensible au mal qu’il porte en lui, se dira à chaque
malheur qui pourra lui arriver : « Je n’ai que ce que j’ai mérité. » En
effet, toutes les misères de notre monde psycho-matériel sont la
conséquence naturelle du mal moral, de notre vie d’où l’amour de Dieu
et des autres créatures est absent. Toutes les souffrances que nous
éprouvons sont le châtiment immanent, direct ou indirect, qui nous est
infligé pour ce mal moral ; elles représentent une diminution de notre
bien-être, cette diminution ayant pour but, d’une part, une
compensation équitable du mal que nous avons apporté dans le monde
et étant, d’autre part, un moyen qui doit nous permettre de combattre
notre imperfection morale et d’en guérir. Ce sont là deux aspects
inséparables du châtiment. Mais au sens strict du mot, le terme
châtiment se rapporte à la diminution de notre bien-être, pour autant
que cette diminution constitue une compensation, une sanction du mal.
Les créatures et le monde sont ainsi faits que le mal sera fatalement
puni tôt ou tard et, conséquence non moins certaine, chaque créature,
après toutes sortes d’épreuves, s’engagera librement dans la voie du
bien.
Ne serait-ce pas à cela que font allusion les paroles de l’Evangile :
« À Moi la vengeance, et Je vengerai » ?
3. CHÂTIMENTS PÉDAGOGIQUES
ET SOCIAUX
adjectif toutes les fois qu’il sera clair, d’après le contexte, de quoi il
s’agit.
En examinant la nature du châtiment social, nous porterons notre
principale attention sur sa structure morale et sur son sens. Nous aurons
également à parler, à ce propos, du châtiment comme d’un phénomène
légal ou juridique, mais ici encore nous le considérerons, non sous son
aspect spécifiquement légal, mais sous son aspect moral.
Le côté légal et le côté moral du châtiment social se ressemblent et
sont étroitement liés l’un à l’autre ; le châtiment pénal est une sanction
de la violation de normes juridiques, le châtiment moral une sanction
de la violation de normes morales. Très souvent la norme juridique,
appuyée à une sanction, est en même temps une norme morale ; mais
alors même que la norme juridique ne serait pas une expression directe
des exigences de la loi morale, il n’en resterait pas moins que le devoir
d’obéir aux lois de l’Etat est non seulement un postulat juridique, mais
aussi un postulat moral. Il existe tout au moins un ensemble de normes
juridiques auquel s’applique la formule de Soloviev : « Le droit est la
limite inférieure ou un minimum défini de la morale » (La justification
du Bien, chap. XVII). [170] « L’idée de droit, dit N. Reimers dans son
traité Droit et Morale, est un moyen grâce auquel on fait descendre du
ciel sur la terre, en l’assimilant aux lois de la nature, l’idée du droit,
envisagé par son côté purement formel » (p. 30).
Etant donné les rapports étroits qui existent entre le problème du
droit et celui de la morale, on peut, en examinant l’un d’eux, tenir
également compte des recherches consacrées à l’autre. C’est pourquoi
je prendrai pour point de départ de mon étude la thèse fondamentale
formulée par S.-I. Hessen dans son article sur la « Philosophie du
châtiment », consacré à l’étude du problème juridique (revue Logos,
1912-1913, livr. 1-2. En russe).
« Du point de vue formel, dit cet auteur, le crime est une violation
du droit, commise par le sujet du droit » (p. 211). « Dans les cas où la
loi est juste et ne comporte pas d’abrogation, le rétablissement de la
justice après la violation du droit s’obtient par la ré-confirmation de la
norme du droit qui se traduit par la condamnation du criminel. C’est le
châtiment sous sa forme pure » (p. 216). « Comme toute activité qui
tend à faire régner la justice dans la société, le châtiment est au service
du droit et, par là-même, au service du criminel puni, comme sujet du
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 146
droit. Ce châtiment lui est infligé dans son propre intérêt, puisque, en
tant que sujet du droit, il a autant d’intérêt que ses juges à ce que la
justice soit rétablie » (p. 217). « Que le châtiment tienne compte de son
propre droit, c’est ce que le criminel doit considérer comme un
honneur. » « C’est parce qu’on le considère comme un être de raison
qu’on lui inflige un châtiment », dit Hessen en citant les paroles de
Hegel (Philosophie du droit, § 100). A la forme du châtiment s’ajoute
généralement sa matière, à savoir une diminution de certains droits
concrets du criminel : droit de propriété, liberté de déplacement, etc. (p.
221).
« La question de savoir quels sont les droits qui doivent être
diminués ou dont le criminel doit être privé, se décide uniquement,
[171] dans chaque cas donné, d’après des considérations d’ordre
matériel. Ces considérations portent, entre autres, sur des fins
secondaires dans la poursuite desquelles l’Etat se sert du châtiment
comme d’un moyen, par exemple, destiné à mettre l’Etat et la société à
l’abri des atteintes d’individus dangereux soit en leur inspirant la
crainte des châtiments qui les attendent, soit en cherchant à les
régénérer, à les corriger. L’Etat tient compte, dans le châtiment, de tous
les moyens dont il dispose, mais aussi de l’individualité des forces
psychophysiques concrètes des personnes ayant commis un crime » (p.
221).
Ayant ainsi défini le châtiment comme un acte juridique ou légal,
Hessen trace sa limite inférieure et, surtout, sa limite supérieure au delà
de laquelle le châtiment cesse d’être un acte juridique, pour devenir une
vengeance, une mesure de sécurité publique, etc., ce qui n’a plus rien à
voir avec la justice. Sa limite inférieure correspond à la proclamation
publique de la sentence (p. 225), tandis que sa limite supérieure
correspond à la « privation de tous les droits, sauf un seul qui permette
encore de considérer le criminel comme un sujet du droit » (p. 226). Il
en résulte que la privation de tous les droits, sans en excepter aucun,
équivaut à une véritable spoliation, à la déclaration que le criminel est
un « hors-la-loi », ce qui n’est plus un acte juridique (p. 227). De même,
continue Hessen, si l’exécution d’un homme peut être parfois un acte
de sagesse politique, il importe de reconnaître sans ambages que la
peine de mort est un acte qui n’a rien à voir avec le droit. La peine de
mort faisant disparaître le sujet du droit, le châtiment perd toute
signification juridique. Plus exactement : « ce qui se trouve supprimé,
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 147
ce n’est pas le sujet du droit (car tout ce qui est significatif ne saurait
disparaître), mais la possibilité de sa matérialisation » (p. 228).
Les considérations de Hessen sur le châtiment comme acte de droit
s’appliquent en grande partie au châtiment comme acte d’ordre moral.
Mais la différence essentielle entre mes idées [172] sur ce sujet et celles
de Hessen consiste en ce que je développe les miennes en partant, non
d’un idéalisme transcendantal, mais d’une métaphysique du
personnalisme et de la théorie ontologique des valeurs ; c’est pourquoi
je vois dans le sujet du droit et de la morale, non une entité symbolique,
mais un agent individuel, supra-temporel, ayant une valeur absolue, se
manifestant librement dans ses actes temporels et temporo-spatiaux.
Comme dans la sphère du droit, la principale forme du châtiment
moral consiste dans la condamnation. Par la condamnation se trouve
réaffirmée la norme morale, et cela dans l’intérêt de tous, y compris le
sujet même ayant commis le délit ou le crime. Mais la condamnation
morale a une signification plus haute que la condamnation juridique :
elle vise à défendre non seulement des intérêts particuliers, mais aussi
la valeur même du sujet ayant commis une mauvaise action ; elle
cherche à favoriser sa perfection morale, son élévation, par la correction
même qu’elle lui inflige.
La limite inférieure du châtiment moral correspond à la
condamnation, alors même qu’elle est prononcée, non publiquement,
mais en tête à tête avec le sujet. Pour un sujet doué d’une certaine
finesse morale, de même que pour un sujet orgueilleux, autoritaire,
ayant beaucoup d’amour-propre, la condamnation morale est un
châtiment auquel ils sont très sensibles. Dans la famille où règnent un
amour réciproque et l’autorité des alliés, et même à l’école, lorsqu’elle
est dirigée par des pédagogues capables et jouissant d’une autorité
morale, surtout lorsque l’école est fondée sur une organisation
comportant une autonomie intérieure, la condamnation morale
constitue dans la plupart des cas une mesure suffisante qui rend inutile
et, par conséquent, moralement indigne le recours à des châtiments plus
compliqués.
Dans les sociétés primitives, un crime provoque généralement une
vengeance, cause de souffrances plus ou moins graves. [173] Pour
autant que la vengeance est l’expression de l’égoïsme personnel,
familial ou tribal, elle n’est ni un châtiment juridique ni un châtiment
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 148
il est juste, en premier lieu, que la violation de la loi morale ait pour
effet la diminution du bien-être du criminel, et il est salutaire, en
deuxième lieu, pour l’âme du criminel, d’éprouver les conséquences de
cette diminution, ces conséquences pouvant l’amener tôt ou tard à
donner à sa vie une nouvelle direction et à réviser les rapports de
valeurs. La fonction compensatrice et la fonction salvatrice du
châtiment en sont les deux aspects inséparables.
[177]
D’après le raisonnement qui précède, le châtiment artificiel se révèle
en réalité comme l’expression naturelle de la séparation qui s’est
produite entre le criminel égoïste et la société animée également de
tendances égoïstes, comme l’expression de l’isolement de l’un par
rapport à l’autre. Ce raisonnement nous fournit l’explication de ce que
représentent les châtiments sociaux et une justification morale du
châtiment, du point de vue du criminel : le criminel doit en effet
reconnaître et, en général, il le reconnaît effectivement, que la
diminution de son bien-être qui lui est infligée, il l’a méritée, et qu’il la
méritera, du moins tant que la société, dans sa volonté de réagir contre
son crime, ne descendra pas plus bas que lui-même, c’est-à-dire ne se
montrera pas plus égoïste que lui. Mais les châtiments artificiels
auxquels ont recours les sociétés humaines ne sont pas encore
pleinement justifiés. Une société humaine se compose de créatures qui
ont conscience du devoir moral et qui savent, conformément à l’idéal
chrétien, qu’elles n’ont pas le droit de répondre à l’isolement égoïste du
criminel par leur propre isolement. En s’inspirant non seulement de
l’idée de justice et du désir de redressement, mais aussi de mobiles
égoïstes tels que le désir de vengeance, de défense, etc., on peut
facilement dépasser les limites que pose la fin morale. L’homme
vindicatif, qui a souffert des suites d’une mauvaise action commise par
un autre, se sent poussé à se venger de l’auteur de cet acte en lui
infligeant des souffrances au décuple. Et lorsqu’il veut donner au
châtiment l’aspect extérieur d’un acte de justice, il invoque la théorie :
« œil pour œil, dent pour dent ». Tout autre est le caractère du châtiment
qui ne s’inspire que de mobiles moraux. Il se compose de réactions qui
ne sont que la juste conséquence du crime : condamnation, juste
dédommagement pour les préjudices causés, amende, privation plus ou
moins grande de liberté, travail obligatoire, en rapport cependant avec
les forces et les capacités du coupable. Pour être juste, un châtiment
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 152
gravement, il est permis d’admettre qu’il s’agit d’un châtiment que les
victimes s’infligent elles-mêmes, ce châtiment pouvant aller jusqu’à
l’auto-destruction, sans que la personne intéressée s’en rende compte.
Voici un exemple de crimes qui rendent l’homme indigne de
continuer de vivre. En 1854, un criminel ayant la conscience très
chargée, puisqu’il a commis dix-huit assassinats et a tenté à plusieurs
reprises de s’évader du bagne, était enfermé dans la prison de Tobolsk,
soumise à un régime très rigoureux. Mais Korenev (ainsi s’appelait le
criminel en question) réussit à s’évader également de cette prison, et
lorsqu’il fut repris quelques jours après, il fit le récit suivant de ses
aventures : « Je me rendis après l’évasion chez un camarade, je
changeai de vêtements, je me munis d’un peu d’argent et je partis à
travers les forêts, en suivant la chaussée d’Irbite. Je recrutai quelques
braves compagnons, peu nombreux, mais bien choisis. C’est que des
forçats comme moi, on en trouve dans les forêts tant que l’on veut. Nous
nous mîmes en route gaiement, joyeusement [181] (ajouta-t-il avec
délices), en pillant, en tuant le cas échéant, en incendiant, mais c’est
cette sacrée vodka qui a tout gâté. Un jour, nous entrons dans une
auberge qui se trouvait à la lisière d’une forêt, très riche en apparence,
et nous nous trouvons en présence du propriétaire qui était seul dans
l’auberge. Sans lui donner le temps de pousser un cri, nous l’avons
liquidé ; nous nous mettons ensuite à vider les tiroirs, les coffrets, nous
ramassons un peu d’argent, et voilà que nous arrivons à l’endroit où se
trouvait la maudite vodka. Nous nous jetons dessus et nous en avalons
tant que nous pouvons. Tout d’un coup nous entendons le grincement
sec de roues d’une télègue. « Attention, camarades, dis-je, voilà du
nouveau butin ! » Nous nous réfugions chacun dans une autre cachette,
et nous voyons en effet arriver une télègue attelée d’un cheval que
conduisait un vieillard ; à côté de lui était assise une jeune femme tenant
dans ses bras un nourrisson. Pour le vieillard l’affaire n’a pas traîné : il
a été tué tout de suite. Mais à peine ai-je vu ce sang, continua le bandit,
que son récit semblait animer de plus en plus, j’ai eu la sensation d’un
coup que j’aurais reçu sur la tête et, ne me rendant plus compte de ce
que je faisais, j’ai arraché l’enfant des bras de la mère et j’ai commencé
à le tourner comme un moulinet en le tenant par les pieds. Le sacré
gosse se mit à hurler d’une façon alarmante. Voyant que je n’en
viendrais pas à bout autrement, je l’ai projeté la tête contre la roue, avec
une force telle que son crâne éclata, la cervelle se répandit par terre et
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 155
son sang chaud rejaillit sur moi. Pendant que nous nous amusions à
faire ce travail, la jeune femme — que le diable l’emporte ! — s’enfuit
vers la forêt, courut jusqu’au prochain village et alerta le monde. Des
gens accoururent, et nous fûmes pris sur le lieu même de nos exploits.
Et ce fut tout », conclut cette bête humaine. (Baron Wrangel, Souvenir
sur Dostoïevski en Sibérie pendant les années 1854-1856, pp. 117 ss.
En russe.)
[182]
Les crimes politiques exigent de la part des juges une sensibilité
particulièrement grande pour la structure psychique de l’inculpé, ces
crimes ayant généralement pour mobile une aspiration désintéressée à
des valeurs positives, réelles ou imaginaires.
On peut m’objecter que, d’après la thèse que je viens de formuler, le
châtiment doit toujours avoir un double but : celui de sanction et celui
de redressement ; or, comme la peine de mort est toujours une sanction
irréparable, il ne peut pas, à son propos, être question de redressement,
puisqu’elle supprime l’existence même du criminel. A quoi je répondrai
qu’il y a d’autres châtiments qui n’ont pas pour effet immédiat le
redressement du criminel, mais qui, devenant partie intégrante de sa vie
intérieure, à côté d’autres expériences internes, finissent tôt ou tard, si
ce n’est pas dans la phase actuelle de sa vie, dans ses phases ultérieures,
par transfigurer sa conduite, par l’orienter vers la perfection. C’est
surtout une expérience aussi bouleversante que la peine de mort qui doit
exercer une influence d’une profondeur imprévisible sur la conduite
post mortem du criminel. Quant à l’opinion de Soloviev, d’après
laquelle la peine de mort supprimerait l’existence même de l’individu,
elle ne serait pas faite pour étonner dans la bouche d’un matérialiste ou
d’un philosophe plus ou moins enclin au matérialisme, mais elle est
sans valeur aucune pour celui qui reconnaît l’éternité du moi humain.
La peine de mort ne détruit que la vie corporelle et visible, sans
empêcher le sujet de se créer de nouvelles conditions de vie, conformes
à sa volonté et à son degré de développement.
L’affirmation d’après laquelle la peine de mort équivaut à la
privation de l’homme de tous les droits humains, est inexacte : l’homme
garde beaucoup de ses droits, non seulement au moment de l’exécution
de la sentence, mais même après : ne garde-t-il pas, par exemple, le
droit d’être défendu contre la calomnie ?
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 156
[183]
Il est des gens qui sont obsédés par une peur pathologique de la mort.
Pour eux, l’attente du châtiment suprême est une source d’incroyables
souffrances. On trouve une description saisissante de cet état dans un
certain nombre d’œuvres littéraires, comme par exemple, dans Le
dernier jour d’un condamné, de Victor Hugo. Le châtiment atteint déjà
son but moral, en humiliant l’homme au point de lui déclarer qu’il est
indigne de continuer de vivre et qu’il est éliminé de la société des
hommes vivants. C’est pourquoi il importe, autant que possible, de
soulager ou de supprimer les souffrances causées par la peur de la mort.
C’est ce qu’on peut obtenir, par exemple, en laissant le condamné libre
de choisir son genre de mort.
D’après les considérations qui précèdent, il est permis d’affirmer,
théoriquement du moins, que la peine de mort est un châtiment juste et,
par conséquent, moralement justifié. Mais dans la pratique, lorsque la
société a recours à une mesure aussi extrême, elle assume le rôle d’un
juge qui a l’audace de s’attribuer une connaissance du cœur humain
tellement profonde qu’elle dépasse nos possibilités. C’est pourquoi, en
s’inspirant de la règle d’après laquelle il vaut mieux pécher par
l’insuffisance du châtiment que violer les exigences de la justice, on
fera bien, dans la pratique, d’éviter cette mesure.
Aux raisons d’ordre moral et légal qu’on peut invoquer en faveur de
la peine de mort s’en ajoutent d’autres, telles que la nécessité de
protéger la société contre ses membres nuisibles, de prévenir les crimes
en inspirant la crainte du châtiment suprême, etc. Lorsque la société se
trouve dans des conditions anormales, comme celles créées par une
guerre, une menace d’insurrection, de guerre civile, etc., la peine de
mort devient une nécessité d’Etat. Il est cependant évident qu’en ayant
recours à la force pour combattre ou supprimer le mal, on avoue son
impuissance à obtenir le même résultat par des moyens plus élevés, et
c’est cette imperfection qui est notre faute. D’où la situation paradoxale
de la créature chargée de péchés, situation [184] qui lui fait un devoir
moral de recourir pour combattre le mal à des moyens imparfaits, parce
que, du fait de notre chute, nous nous trouvons relégués dans un
royaume d’être inférieur, où il n’y a pas d’autres moyens de lutter contre
le mal.
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 157
Ainsi que nous l’avons montré plus haut, tous les maux indirects,
tels que la maladie, la mort, les cataclysmes naturels, sont autant de
conséquences inévitables du mal moral [185] dont l’égoïsme est la
source et la cause, de la vie d’isolement et de luttes qui est celle de notre
être ici-bas. Tout en étant cependant des manifestations de la structure
générale de notre nature, ces malheurs ne présentent pas, le plus
souvent, de rapports directs avec tels ou tels de nos actes précis et
définis, de sorte qu’en les subissant nous ne les considérons
généralement pas comme des châtiments provoqués par tel ou tel acte
donné. Mais c’est une conviction très répandue parmi les Chrétiens que
la Providence contribue souvent à un enchaînement de circonstances tel
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 158
La bonté de Dieu n’est pas une bonté aveugle : elle est toujours à
base d’une stricte justice, et aucun de nous ne sortira de la prison des
créatures déchues, qu’il n’ait payé « jusqu’à la dernière obole » (Matth.
5, 26). Dans la justice rétributive se révèle l’aspect de Dieu qui
s’exprime dans les mots : « feu dévorant ». Anthropomorphiquement,
nous nous le représentons sous l’aspect sévère d’un être qui châtie
impitoyablement et sans discernement tout acte mauvais. Mais, en
réalité, il ne saurait être question de châtiments infligés directement par
la lourde main de Dieu lui-même. Dieu se borne à se tenir à l’écart [188]
du mal, à ne pas y participer, à nous laisser faire, et c’est cette séparation
d’avec Dieu qui entraîne pour nous, pour autant qu’il s’agit du mal,
toutes sortes de destructions et de souffrances, et cela jusqu’au moment
où les ténèbres dans lesquelles est plongée notre âme se seront
complètement dissipées, pour faire place à la lumière divine.
5. RÉCOMPENSE IMMANENTE
6. EUDÉMONISME
ET ÉTHIQUE THÉONOME CHRÉTIENNE
7. RÉCOMPENSE EXTÉRIEURE
d’un humble saint chrétien demande une force de volonté plus grande
que le courage de l’homme animé de la volonté de puissance.
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 171
[200]
Chapitre IX
LA LUTTE CONTRE LE MAL
1. EXCÈS DE ZÈLE
Dans les chapitres qui précèdent, nous avons déjà eu plusieurs fois
l’occasion d’attirer l’attention sur la complexité du problème de la lutte
contre le mal, et nous aurons à y revenir dans les chapitres qui suivent,
en nous bornant à signaler ici quelques-unes des difficultés essentielles
de ce problème.
La défense du bien prend souvent le caractère d’une lutte
exagérément zélée contre certaines formes du mal, comme si telle ou
telle forme était la seule source du mal en général. Et cependant tout
bien partiel, détaché de ses rapports harmonieux avec les autres formes
du bien, subit le plus souvent une déformation et engendre des maux
encore plus graves que celui qu’on voulait combattre. Voici quelques
exemples à l’appui de ce que nous disons.
L’ivrognerie est certainement un vice très grave. Mais s’acharner
contre ce vice, au point d’introduire, pour le combattre, comme cela
s’est fait aux Etats-Unis, l’abstinence obligatoire, c’est engendrer un
autre mal, encore plus grave : la tempérance obligatoire a en effet donné
naissance en Amérique au gangstérisme, à des fraudes de toute sorte, a
provoqué la fabrication de toutes sortes de surrogats, aussi nuisibles,
sinon plus que l’alcool.
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 172
[201]
Abattre des animaux pour en consommer la chair est un mal. Mais
le passage au végétarisme exclusif est, dans les conditions de vie
actuelles, un mal encore plus grand. La physiologie de la nutrition n’est
pas encore suffisamment au point, et l’agriculture et le commerce ne
sont pas assez adaptés à un régime comportant une substitution, dans
une mesure plus ou moins grande, de l’alimentation végétale à
l’alimentation carnée. C’est pourquoi les végétariens ne peuvent pas le
plus souvent disposer d’une nourriture suffisamment variée et
répondant à toutes les exigences de l’organisme. D’où certaines
conséquences fâcheuses, comme, par exemple, le ralentissement des
processus psychiques.
L’eugénisme qui ne tient pas compte des buts et des fonctions
suprabiologiques de l’organisme est un mal. L’eugénique qui se fonde
sur une conception purement naturaliste du monde n’apprécie que la
force et la santé de l’homme moyen et ne tient pas compte du fait que
l’épilepsie, par exemple, et beaucoup d’autres déviations de la norme
sont souvent, dans les conditions de notre vie terrestre, les
accompagnements presque nécessaires de la génialité. Je ne veux pas
dire par là que tout homme de génie soit nécessairement un homme
atteint de déficiences physiques et psychiques. Tout ce que je veux dire,
c’est que l’homme de génie naît le plus souvent dans une famille où
l’équilibre stable qui caractérise le type de vie moyen se trouve troublé,
ce qui rend possible l’apparition de plusieurs individus atteints de
troubles morbides, et celle d’une seule exception heureuse, d’un
homme créateur de nouvelles formes, de formes originales, faites pour
enrichir l’humanité. Si ce fait est exact, l’application des données de la
science moderne à la reproduction humaine aurait pour effet une baisse
de la spiritualité humaine et l’apparition d’une race de médiocrités
biologiquement saines et d’une beauté « standardisée ».
La guerre est un grand mal. Mais le pacifisme à tout prix, celui qui
préconise le refus du service militaire, pourrait, s’il [202] réussissait à
s’imposer à un pays quelconque, aboutir à la destruction de l’Etat et à
l’anarchie chaotique qui est plus terrible qu’une guerre. C’est ainsi que
le pacifisme abstrait, qui ne tient pas compte des conditions concrètes
de la complexe ambiance historique, est un mal encore plus grand que
la guerre.
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 173
Nombreuses sont de nos jours les personnes dont tous les efforts
tendent à combattre le mal qui découle de l’exploitation du travail par
le capital dans nos sociétés bourgeoises, capitalistes. L’obsession par ce
problème rend ces personnes aveugles aux réalités de la vie ; incapables
d’observer les faits objectivement, de se livrer à leur analyse
approfondie, ces personnes deviennent des partisans fanatiques du
socialisme et du communisme intégral et ne veulent pas comprendre
que le problème tout particulier de l’exploitation du travail par le capital
se prête, comme tous les problèmes d’ordre technique, à des solutions
variées et qu’ils s’agit de trouver le moyen de parvenir au but en
rompant le moins possible avec le passé, c’est-à-dire avec le moins de
souffrances. La passion fanatique des révolutionnaires russes a eu pour
effet l’extermination de millions d’êtres, tandis qu’elle a valu à des
millions d’autres êtres des infirmités physiques et des maladies de
l’âme, et qu’elle a abouti à l’exploitation du travail par l’Etat dans des
proportions qui étaient inconnues sous le régime de l’économie
capitaliste privée. Plus que cela : l’abolition, poussée à l’excès, de la
propriété privée a eu pour effet la suppression de certaines libertés
essentielles, non seulement des anciens propriétaires, mais aussi des
ouvriers, la disparition de la force disciplinante de la propriété et de la
force susceptible de stimuler le travail personnel, sans avoir mis à sa
place des mobiles plus élevés pour stimuler le travail au profit du bien
commun. C’est ainsi que les destinées de la Russie à la suite de la
révolution communiste nous offrent une preuve convaincante que la
concentration exclusive sur l’une quelconque des formes du mal et la
lutte [203] révolutionnaire contre cette forme, qui constitue comme une
intervention chirurgicale dans la vie de l’organisme social, ne peuvent
créer que de nouvelles formes du mal, tandis que le mal ancien se
reproduit ailleurs, comme une tumeur cancéreuse qui, après avoir
ravagé un organe se reproduit, après excision, sur un autre.
Dans le système de l’existence cosmique dirigée par la Providence,
le mal lui-même n’est jamais absolu, puisqu’il comporte toujours,
parmi ses effets, certaines formes de bien. Dans les sociétés où règne la
propriété privée, le désir de s’enrichir favorise le développement de
l’industrie et du commerce ; l’ambition et la jalousie qui poussent le
savant à tendre son esprit pour découvrir des côtés faibles dans les
travaux de ses confrères ont souvent pour effet la découverte de
nouvelles vérités et de connaissances plus précises. En étouffant chez
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 174
et de la [206] pureté morale et, ayant échoué dans ces tentatives, ils
finissent par former des communautés détachées du monde.
En réalité, l’indulgence de l’Eglise pour les pécheurs ne vise pas à
rabaisser l’idéal. Cela ressort du fait que l’Eglise glorifie ses grands
saints et crée en son sein des conditions favorables pour ceux qui
veulent s’élever aux degrés les plus hauts de la sainteté, aussi bien pour
les moines qui vivent isolés du monde que pour ceux qui restent en
contact avec le monde. C’est en cela que consiste la différence entre
l’Eglise et le sectarisme : étrangère à l’intolérance, au fanatisme, à
l’impatience, elle est un refuge pour tous ceux qui font appel à son
secours.
2. LA LUTTE VIOLENTE
CONTRE LE MAL
3. ORGUEIL
ET RÉVOLTE CONTRE DIEU
ce serait également tomber dans une erreur que rejeter toute la faute sur
l’impuissance et de s’en tenir là, sans s’inquiéter davantage. Le staretz
ne se lasse pas de montrer que c’est le libre arbitre de l’homme qui est
la [218] source première de toute mauvaise action : « Ce ne sont ni les
hommes de ton entourage ni tel ou tel concours de circonstances qui
sont la cause de ton péché. Il découle uniquement de ton arbitraire. Fais-
en le reproche à toi-même », mais fais-le de façon que ce reproche
exprime en même temps ta désolation et tes cuisants regrets d’avoir
commis le péché, désolation et regrets dictés non par le sentiment
d’ « humiliation que tu éprouves à la suite du péché, mais par la
conscience de l’outrage que par ce péché tu as infligé à Dieu ».
Les recommandations des saints chrétiens indiquent le chemin
qu’on doit suivre pour guérir des blessures spirituelles et des complexes
découverts par Freud, mais elles diffèrent des conseils donnés par Freud
par le fait qu’elles sont plus simples et mènent plus droit au but, sans
les sondages psychanalytiques de l’âme. Le staretz Nicodyme conseille
de ne pas trop se concentrer inutilement sur son propre moi, car les
pensées et les sentiments relatifs au moi, et qui sont provoqués par la
chute ou le succès, ne sont que des manifestations de l’amour de soi ; il
apprend à l’homme à franchir les limites de son moi et à concentrer son
attention sur les côtés repoussants d’une passion vicieuse et sur Dieu
comme sur l’Etre parfait, pour lequel ces passions équivalent à un
outrage.
Développer en soi l’humilité chrétienne, tel est le moyen de guérison
radical de l’âme, parce qu’il supprime la cause première de ses
maladies : l’amour de soi, l’orgueil, la vanité, bref toutes les passions
qui découlent de l’importance exagérée qu’on attache à l’amour-propre.
L’attitude négative à l’égard de l’idée d’humilité, attitude si fréquente
de nos jours, tient avant tout à l’esprit prométhéen de notre époque,
mais aussi à l’incompréhension de l’esprit même de l’humilité qu’on
confond souvent avec le complexe d’infériorité, c’est-à-dire avec
l’auto-humiliation.
Le complexe d’infériorité implique des sentiments, des aspirations
et des représentations en rapport avec la crainte [219] douloureuse
d’être moins avancé que les autres, de se laisser dépasser par eux sous
un rapport quelconque ; l’homme obsédé par ce complexe ne cesse pas
de se comparer aux autres, cette comparaison maintenant son âme dans
un état d’angoisse permanente. On peut distinguer deux variétés de ce
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 187
autres simples mortels, à peu près aucun moyen de leur venir en aide,
sauf celui qui consiste à les inciter à observer attentivement l’orgueil
des autres, afin de se rendre compte de sa qualité négative. Il n’y a
cependant pas lieu de désespérer et de croire qu’ils sont menacés de la
terrible éventualité de l’éloignement infini de Dieu dans le sens de
l’évolution satanique. L’âme humaine est complexe, et nombreuses et
variées sont les conditions qui favorisent la naissance de l’orgueil et de
l’hostilité à l’égard de Dieu. L’âme de l’homme orgueilleux, parvenue
jusqu’à l’hostilité contre Dieu, peut contenir beaucoup d’autres
penchants et sentiments, comme par exemple une vivante et immédiate
sympathie pour les hommes frappés d’un sort malheureux ou l’amour
d’une certaine personne, et ces sentiments, en entrant en conflit avec
l’orgueil, peuvent adoucir le cœur et lui apprendre à oublier son moi. Il
y a des cas où l’orgueil constitue non la première manifestation de la
valeur exagérée attribuée au moi, mais un phénomène secondaire,
provoqué par l’attachement exagéré à d’autres valeurs ou par le
sentiment de répulsion éprouvé en présence de quelque chose de
négatif.
L’évolution de l’âme de Nietzsche nous offre un exemple assez
complexe de cet orgueil et de cet athéisme secondaires. [221] Nietzsche
fut animé d’un zèle religieux dans son enfance ; il fut pratiquant à
l’extrême et ne supportait pas les grossiers propos de ses camarades. A
toutes les périodes de sa vie il manifesta une tendance à la bonté et à la
pitié, tendance allant parfois, ainsi que le dit Landsberg dans sa Maladie
de Nietzsche, jusqu’à la larmoyante sensiblerie. La timidité, le penchant
à la pitié, une tristesse mélancolique : telles étaient les composantes
cachées de son âme. Voici ce qu’il raconte de sa jeunesse dans Ainsi
parla Zarathoustra, c’est-à-dire dans l’ouvrage même où il conseille de
pousser celui qui est sur le point de tomber : « Ma pureté me disait
autrefois que toutes les créatures devaient être pour moi divines. » « La
sagesse de ma jeunesse me disait jadis que tous les jours devaient être
pour moi sacrés. » « Mais des ennemis voulaient faire profiter de ma
douceur les mendiants les plus insolents, ils recommandaient toujours
à ma pitié les incurables les plus impudiques et ils ont ainsi détruit la
foi qui animait ma vertu. » L’expérience de la bassesse, de la fausse
vertu et des faiblesses dont souffrent toutes nos vertus terrestres, les
rencontres avec les vices impudiques des humiliés parmi les hommes
et, à côté de cela, le mécontentement que lui faisait éprouver sa propre
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 189
sensibilité qui, comme tout ce qui existe ici-bas, n’exprimait que sous
une forme imparfaite, inadéquate, souvent ridicule et même pitoyable
les côtés les plus élevés de l’esprit : toutes ces conditions étaient bien
faites pour faire naître dans l’âme de Nietzsche la tendance à fuir le
monde et lui-même, tendance qui, en se développant, a fini par devenir
une stylisation affectée de l’orgueil, de la volonté de puissance, de la
cruauté et de la non-croyance en Dieu. Il se rendait lui-même compte
des raisons non pas tant de sa négation de Dieu, que de la répulsion que
lui inspiraient les représentations imparfaites de Dieu qu’il attribuait
aux autres hommes, tout en ayant contribué, pour une certaine part, à
leur formation.
Le dernier Pape ayant rencontré dans les montagnes [222]
Zarathoustra lui demande un abri, en lui disant : « Celui qui a le plus
aimé Dieu et l’a le plus possédé, l’a aujourd’hui le plus perdu. » Au
cours de l’entretien qui a lieu entre lui et le Pape, Zarathoustra reproche
à Dieu d’avoir parlé en se servant de mots « ambigus » et « manquant
de clarté », de nous avoir donné « des oreilles qui entendent mal et de
s’être, par-dessus le marché, vengé de ses créatures de ne lui avoir pas
obéi » ; cette vengeance a été un « péché contre le bon goût ». « A bas
un Dieu pareil ! » Après avoir entendu ces discours, le Pape dit : « O
Zarathoustra, malgré ton manque de foi, tu es plus croyant que tu ne le
penses. C’est un Dieu qui t’a converti à cette incroyance. » Zarathoustra
lui montre le chemin qui conduit à sa caverne, en ajoutant qu’il l’y
accompagnerait lui-même, parce qu’il aime tous les hommes pieux,
mais qu’il a hâte de partir, parce qu’il entend des appels au secours et
qu’il ne veut pas que dans son domaine quelqu’un souffre d’un
dommage quelconque : « Je voudrais avant tout réconforter tous ceux
qui sont accablés par la tristesse, je voudrais faire en sorte qu’ils sentent
sous leurs pieds un terrain solide. » La vraie nature de Nietzsche
s’exprime justement dans ces paroles, et non dans ses éloquentes
déclamations sur la volonté de puissance impitoyable. Ce qui l’a
toujours caractérisé, dit Landsberg, c’est une extrême sensibilité aux
souffrances des autres. Et nous en avons la confirmation dans les faits
cités par J. Burckhardt.
Lorsque la terrible maladie physique a détruit le cerveau de
Nietzsche au point de lui enlever la faculté de masquer les profondeurs
de sa tendresse d’âme, sa pitié naturelle s’est manifestée d’une façon
orageuse et irrésistible. Le 3 janvier 1889, ayant vu sur son passage un
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 190
homme rouer de coups de fouet son pauvre cheval qui venait de tomber
et qui était tellement exténué qu’il était incapable de faire le moindre
mouvement, il se jeta au cou du cheval, l’embrassa en pleurant et
s’évanouit. A partir de ce moment, et pendant les dix années [223] que
dura sa maladie, il s’est toujours montré doux et indulgent, avec
seulement, de temps en temps, des accès de colère. « Je voudrais, disait-
il, vous donner à vous, bonnes gens, le beau temps » ; il « voulait
embrasser et couvrir de baisers tous les gens qu’il rencontrait dans la
rue ».
Il n’existe qu’une ligne de démarcation très vague entre l’orgueil et
l’athéisme dérivés, d’une part, et son contraire, l’ardent amour de Dieu
et l’humble obéissance à ses commandements, de l’autre. Tout autre est
l’orgueil en tant que trait de caractère primaire chez un être doué de
forces surabondantes. L’âme d’un être pareil, obsédé par la grandeur de
son moi, est si peu accessible aux conversions qu’on en arrive à se
demander s’il n’y a pas de cas où l’orgueilleux, incapable de se détacher
de sa passion, est condamné à traverser toutes les phases de l’évolution
satanique et à subir en toute éternité les tourments de l’enfer, comme
conséquence naturelle d’une existence qui s’est écartée de Dieu et du
vrai Bien. Le libre arbitre est une condition qui rend possible une
éternelle persévérance, mais il est aussi une condition rendant possible
l’élévation vers le Bien à partir de la chute la plus profonde. Il est
permis de supposer que la Providence place chaque créature dans des
conditions telles qu’elle puisse, d’après son expérience personnelle, se
rendre compte de la grandeur des valeurs supérieures et concevoir pour
elles, en toute liberté, un amour plus grand que celui qu’elle éprouve
pour elle-même.
La contemplation de la beauté, la joie de la création qui a sa source
dans l’expérience vécue des valeurs supérieures, et surtout l’amour
ayant pour objet ne serait-ce qu’un seul être, peuvent accomplir le
miracle de la transfiguration de l’homme même le plus orgueilleux. Sur
l’importance de la création pour l’élévation de l’âme vers le Royaume
de Dieu on trouvera des idées très intéressantes dans le livre de N.
Berdiaeff sur la Destination de l’homme (chapitre intitulé : « Morale de
la création ». En russe). Et sur la contemplation de la beauté, voir [224]
le livre de M. Vicheslavtsev, La morale de l’Eros transfiguré.
Les lignes de développement et les formes d’imperfection sont
tellement variées qu’il est presque impossible de poser comme règle
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 191
[226]
Chapitre X
DE L’AMOUR
1. L’ESSENCE DE L’AMOUR
explique les liens rattachant les hommes les uns aux autres mieux que
le freudisme avec ses tendances pansexualistes. (Voir mon article : « Le
docteur Ossipov comme philosophe », dans le recueil Vie et mort, Ire
partie, consacrée à la mémoire d’Ossipov. Prague 1935. En russe.)
[231]
2. AMOUR DE LA PERSONNE
d’ordre supérieur : patrie, nation, Etat. Celui qui dit qu’il n’aime sa
patrie qu’à cause de ses « bonnes lois » ne l’aime pas d’un vrai amour.
Ouvrir son âme à la personne aimée, malgré tous ses défauts, ce
n’est nullement encourager ses défauts, ses passions mauvaises.
L’amour vrai, en pénétrant profondément dans l’essence de la créature
aimée, est à même de découvrir les meilleurs moyens de l’éduquer et
de la discipliner ; il rend surtout capable d’influencer l’aimé par le bon
exemple qu’on donne soi-même, par l’amour qu’on éprouve soi-même
pour telle ou telle valeur ou activité, dans laquelle cet amour se réalise
et se stabilise.
[236]
Toutes les fois qu’on encourage les vices de l’être aimé ou qu’on
contribue à leur développement, on peut dire avec certitude que l’amour
personnel désintéressé est entaché d’un amour égoïste, né du désir de
complaire à l’aimé, afin de se l’attacher par des liens plus forts. Dans
l’amour désintéressé, le désir de voir l’aimé atteindre un degré de
perfection de plus en plus élevé est plus fort que la crainte de perdre sa
faveur, en lui imposant une discipline et tous les inconvénients d’une
rééducation, en lui infligeant même parfois des punitions. Dans une
famille où les parents aiment vraiment leurs enfants, l’indignation que
ceux-là éprouvent en présence d’une mauvaise action de l’enfant est
dirigée non contre la personne même de ce dernier, mais contre un
défaut empirique ; c’est pourquoi la colère par laquelle s’exprime cette
indignation n’est faite ni pour vexer l’enfant ni pour l’humilier.
L’amour de la personne comporte une certaine dose de pitié, mais
en tant qu’élément secondaire ; le principal souci qui anime la personne
qui aime est celui de la plénitude de vie et d’activité de l’être aimé. Ce
contenu positif de l’amour va nécessairement de pair avec son élément
négatif qui consiste à délivrer l’aimé de souffrances, en lui apprenant à
en rechercher les causes, ou à s’élever au-dessus des souffrances. Cette
conception positive de l’amour se rattache étroitement à la conception
chrétienne, d’après laquelle la vie personnelle individuelle est une
valeur absolue. D’après la philosophie bouddhique, au contraire, la vie
personnelle et tout être cosmique en général serait un mal et une source
de souffrances ; aussi le but prêché par le bouddhisme est-il l’abolition
du monde, et surtout de l’être personnel. Dans cette conception, l’amour
se trouve réduit à la simple pitié.
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 202
3. L’ÉTHIQUE CONCRÈTE
formuler une théorie tenant compte de tous les détails. Il est seulement
nécessaire, dit Scheler, que l’éthique établisse et explique ce fait
incontestable qu’elle « est dominée elle-même par la connaissance
éthique de la sagesse, sans laquelle la connaissance directe des valeurs
d’une portée universelle (et, à plus forte raison, leur description) est
essentiellement imparfaite. Il en résulte que l’éthique [243] ne peut ni
ne doit jamais remplacer la conscience individuelle. » (Scheler, ouvr.
cité, p. 514.)
Grande cependant est aussi l’erreur de ceux qui, souffrant de la
morale légaliste, voudraient sauter d’un bond dans le royaume de la
perfection absolue et seraient prêts à abolir toutes les règles morales et
toutes les formes juridiques et légales de la vie sociale, pour n’obéir
qu’aux suggestions intérieures de l’amour. Il va sans dire qu’il n’existe
pas de lois juridiques dans le Royaume de Dieu, parce que rien n’y
justifie leur existence, et même les rapports moraux étant absolument
individuels ne sauraient être exprimés sous la forme de règles ; mais
une tentative d’introduire un ordre pareil dans notre existence terrestre
finirait en peu de temps par transformer notre vie en une vie d’enfer.
D’après Schelling, la substitution de la morale au droit instaurerait le
fanatisme le plus oppresseur. (« Système de l’idéalisme
transcendantal », dans Œuvres complètes, t. III. En allemand.)
intime unissant deux êtres, cette union commençant par le fait que l’un
d’eux fait partie pendant quelque temps du corps de l’autre. De même,
le lien qui unit le père aux enfants, le fiancé à la fiancée, l’époux à
l’épouse, les grands-parents aux petits-enfants réalise à un très haut
degré l’union des âmes et, dans une certaine mesure, celle des corps :
ce lien télépathique est parfois si étroit qu’il arrive souvent que
lorsqu’un membre de la famille pense à une chose quelconque, un autre
pense à la même chose et au même moment, ou répond à une question
qui n’a pas encore été posée, etc. Voici ce que raconte Tolstoï qui avait
une très fine sensibilité pour ces liens, en parlant du premier désaccord
qui était survenu entre Lévine et Kitty : « Il a compris que non
seulement elle lui était proche, mais qu’il ne savait plus où finissait son
propre moi et où commençait celui de Kitty. Il l’a compris d’après le
douloureux sentiment de dédoublement qu’il éprouvait en ce moment.
Il fut froissé tout d’abord, mais il se rendit compte au même moment
qu’il ne pouvait être froissé par elle, car elle était lui-même. » (Anna
Karénine. En russe. T. V, chap. 14.)
La vie de famille peut devenir intime au point de se prolonger après
la mort, et un membre disparu peut continuer de vivre d’une vie
invisible parmi les siens.
Le Dr Besdec rapporte dans son livre sur les Enigmes de la maladie
et de la mort, la singulière expérience d’un homme qui, après la mort
de sa femme, eut un jour la sensation de l’avoir à côté de lui et de
l’entendre lui dire : « Non seulement je ne suis pas morte, mais je vis
en toi ; je fais partie de ton esprit ; [246] je puis m’unir aussi aux âmes
d’autres hommes, lorsqu’ils se souviennent de moi..., mais ton âme et
la mienne forment désormais un tout indivisible. » (II, partie III.)
La dissolution d’une famille est une profonde blessure non
seulement pour ses membres directs, mais aussi pour tous ceux qui
gravitaient dans son orbite. La secrète entrevue d’Anna Karénine avec
son fils n’a été qu’une succession de douloureux soubresauts d’un
organisme blessé, qui ont été douloureusement ressentis par tous les
membres. » (V, chap. 28 et 30. En russe.)
Une nouvelle famille naît à la faveur de l’amour sexuel que deux
personnes éprouvent l’une pour l’autre. Dans la vie terrestre, lorsque
cet amour est associé à l’amour personnel spirituel, il constitue le plus
haut degré d’union du corps et de l’âme. « Nous nous sommes blottis
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 210
secouer, les caresser, etc. Tout cela ne plaît pas toujours aux enfants, ce
qui n’a rien d’étonnant, car tous ces gestes sont dictés non par l’amour
de l’enfant, mais par des mobiles égoïstes, par la recherche, par
exemple, d’un plaisir purement sensuel, par le désir de s’amuser, etc.
Ces gestes portent atteinte à l’énergie de l’enfant et troublent le cours
normal de sa vie ; tout autre est le comportement de l’enfant, lorsque
tous ces gestes viennent de sa mère à laquelle ils sont dictés par l’amour,
par le besoin d’abandon, d’oubli de soi-même.
Certains contacts entre les hommes sont des contacts forcés, qu’on
accepte à contre-cœur ; ils divisent, au lieu d’unir. Il est des gens qui
éprouvent une certaine répugnance à toucher certains objets : boutons
de porte, tables, fenêtres, etc. Les gens chez lesquels cet état prend le
caractère d’une psycho-névrose ne touchent aux objets et aux hommes
qu’avec des gants ou se lavent les mains après chacun de ces
attouchements. Grâce aux connaissances que nous possédons
concernant la transmission des maladies contagieuses, et sous
l’influence aussi parfois d’une répulsion subconsciente pour les
hommes, si répandue dans notre civilisation moderne, certains vont
même jusqu’à préconiser l’interdiction des poignées de main et des
baisers. En réalité, cependant, et exception faite pour les cas de
véritable menace d’épidémie plus ou moins dangereuse, il [252] vaut
souvent mieux courir le risque d’une contagion, qui est, dans la plupart
des cas, problématique qu’aggraver l’isolement dans lequel les hommes
se trouvent les uns par rapport aux autres. Les préoccupations de santé
excessives qui favorisent cet isolement font partie de ces tristes « fruits
de l’instruction » que Léon Tolstoï raille avec tant d’esprit dans sa
célèbre comédie. L’élargissement de l’amour, cultivé dans la sphère
familiale, de façon à lui faire franchir les limites de la famille, constitue
un premier pas vers l’amour universel. Il faut faire beaucoup de pas sur
cette voie pour parvenir à l’amour parfait, mais il y a des cas de
bouleversements profonds où l’amour universel envahit subitement
l’homme, remplit son cœur jusqu’à le faire déborder. C’est ce
bouleversement qu’a éprouvé le prince André Volkonski (dans Guerre
et Paix de Tolstoï) lorsque, revenu à lui après l’opération qu’il venait
de subir à la suite de sa blessure, il a entendu les sanglots d’un autre
blessé qui venait d’être amputé d’une jambe. C’était le bel Anatole
Kourakine qui avait failli, peu de temps auparavant, séduire Natacha
Rostova, la fiancée d’André, en détruisant ainsi l’amour d’André et ses
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 215
seule fois dans ses yeux et lui dire... » Juste en ce moment Natacha entra
dans la chambre et s’agenouilla devant le lit. »
C’est cet amour universel qui confère un caractère de béatitude au
style de vie de quelques saints, tels que saint François d’Assise, Sergius
de Radonège, saint Séraphin de Sarov qui [254] saluait chaque visiteur
par ces paroles : « Ma joie ! » Par toute sa conduite, il créait autour de
lui une atmosphère de vaillance et de gaieté. « La gaieté, dit-il à l’une
de ses visiteuses, n’est pas un péché : elle chasse la fatigue, or c’est la
fatigue qui est une cause de tristesse, et il n’y a rien de pire. Quand je
suis entré dans ce monastère, petite mère, j’ai étonné tout le monde par
ma gaieté. Lorsque tous étaient réunis, je me mettais à les égayer, et
toute leur fatigue disparaissait. Rien de mauvais ne doit être fait ni dit
dans un temple, mais dire un mot gentil, tendre, et gai par-dessus le
marché, afin que tous aient l’âme en gaieté devant notre Seigneur, afin
que tous soient gais, au lieu d’être tristes, il n’y a là aucun péché, petite
mère. » (V. Iliine, Le vénérable Séraphim de Sarov, 210. En russe.)
« Aux yeux contemplatifs du saint, dit Florenski, la créature se
dépouille de sa caducité. C’est pourquoi il ne voit partout que beauté et
bien. » (Pilier et confirmation de la vérité, chap. XI, Sophia, p. 321. En
russe.)
D’après saint Isaac le Syrien, « celui-là a le cœur pur, qui ne voit
que la bonté des hommes et ne voit nulle part impureté et flétrissure ».
Beaucoup de saints sont doués d’une perspicacité étonnante qui leur
permet de voir directement tout le contenu de l’âme des autres hommes.
« Celui qui s’est complètement délivré des passions, dit saint Jean
Lestvitchnik, voit l’âme du prochain, non point son essence, mais sa
structure, ses sentiments et ses dispositions ; or, celui qui s’y connaît
juge l’âme d’après ses manifestations et ses actions corporelles. »
(L’amour du Bien, tome II : « Instructions édifiantes de saint Isaac le
Syrien, § 32 ; saint Jean Lestvitchnik, De la vertu et des passions, § 64.
En russe.)
Le saint voit non seulement les hommes, mais aussi la nature dans
toute sa beauté primitive, ce qui lui procure une perception joyeuse du
monde entier que A. Tolstoï a si bien décrite dans son poème Jean
Damaskinos : « Je vous bénis, forêts, vallées, prairies, montagnes,
eaux, je bénis la liberté [255] et l’azur des cieux, et je bénis mon bâton
et ce pauvre sac et la steppe d’un bout à l’autre, et la lumière du soleil
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 217
[261]
Chapitre XI
DES FORCES QUI CONTRIBUENT
AU BIEN ET DES FORCES
QUI S’Y OPPOSENT
Dieu et appelle sur lui la grâce de Dieu. » (L’Eglise est une, II, p. 14.
En russe.)
« Celui-là est déjà chrétien (du moins dans une certaine mesure) qui
a aimé la vérité et protégé le faible contre l’oppression du fort, qui a
lutté contre la corruption, les tortures et l’esclavage ; celui-là est déjà
chrétien (du moins en partie) qui s’est attaché à adoucir dans la mesure
du possible la vie de ceux qui peinent et à soulager le misérable sort de
ceux qui sont accablés par la pauvreté et que nous sommes encore
impuissants à rendre tout à fait heureux. » « En dehors du Christ et sans
l’amour du Christ l’homme ne saurait être sauvé ; mais ainsi que l’a
annoncé Dieu lui-même, ce n’est pas de l’apparition historique du
Christ qu’il s’agit dans ces cas. »
« Et si quelqu’un parle contre le Fils de l’homme, il lui sera
pardonné ; mais si quelqu’un parle contre le Saint-Esprit, il ne lui sera
pardonné ni dans ce monde ni dans le monde à venir. » (Matth. 12, 32.)
« Le Christ n’est pas seulement un fait : il est une Loi, une Idée
réalisée ; c’est pourquoi celui-là même qui, par décision de la
Providence, n’a jamais entendu parler du Juste qui a souffert en Judée,
n’en vénère pas moins dans son for intérieur notre Sauveur, tout en étant
incapable de prononcer Son nom, de bénir Son nom divin. N’aime-t-il
pas le Christ, celui qui aime la vérité ? N’est-il pas Son disciple, celui
dont le cœur, sans qu’il le sache, est ouvert à la pitié et à l’amour ? »
« Toutes les sectes chrétiennes ne comptent-elles pas, parmi leurs
membres, des hommes qui, malgré leurs doctrines erronées (erreurs le
plus souvent héréditaires), montrent par toutes leurs intentions, toutes
leurs paroles, tous leurs actes, par toute leur vie qu’ils s’inspirent
toujours de l’exemple de Celui qui est mort sur la Croix pour ses frères
égarés ? Tous, depuis l’idolâtre jusqu’à l’adepte d’une secte, sont
plongés dans les ténèbres ; mais tous aperçoivent à travers ces ténèbres
les faibles rayons [269] d’une lumière qui parvient jusqu’à eux par des
voies différentes. »
L’action bienfaisante de Dieu lui-même et du Royaume de Dieu est
la force suprême, la force toute-puissante qui contribue à l’ascension de
chaque agent vers le Bien, à son passage de notre être terrestre au
Royaume de Dieu. J’ai déjà insisté, dans les chapitres qui précèdent,
sur la structure singulière de ce Royaume, dans lequel l’idéal de
perfection absolue a reçu sa réalisation. Une de ses particularités
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 229
[270]
Chapitre XII
RAPPORT NORMAL
ENTRE LE RANG D’UNE VALEUR
ET SA FORCE
[271]
Il suppose que le Principe du monde présente dès le commencement
deux aspects : celui de l’esprit et celui de l’impulsion aveugle qui se
trouvent de toute éternité dans un état de tension réciproque. L’Esprit
est impuissant, mais l’aveugle impulsion est douée d’une force
créatrice, elle est la nature naturante (créatrice) qui donne naissance à
des précisions accidentelles de l’être. L’Esprit est supra-temporel et
supra-spatial (p. 95) ; il est le Logos, qui contemple les Idées et
découvre des Valeurs (voir sa brochure : L’homme et l’histoire, p. 52).
Ayant besoin d’une force pour ses manifestations, l’Esprit emprunte
l’énergie à une région inférieure, à celle des tendances biologiques, en
les éliminant, et il acquiert ainsi la possibilité de créer une culture, c’est-
à-dire de réaliser Idées et Valeurs (La place de l’homme dans le
Cosmos, p. 7 ss). « Chez l’homme, le Principe du monde prend
conscience de lui-même par l’acte même par lequel l’homme se
contemple comme enraciné dans ce Principe. » (P. 110.) C’est dans
l’homme que l’Esprit s’élève à la vie. Scheler admet même la
possibilité d’un renversement des conditions, grâce auquel l’esprit
primitivement impuissant se trouverait en possession de la force. C’est
pourquoi l’être humain mérite d’être appelé divin. L’erreur du théisme
consiste à avoir placé cette force divine de l’esprit au commencement
(p. 83). En réalité, Dieu est une création : il est une émanation du
Principe du monde (83).
Aux premiers degrés de son développement l’Esprit serait donc,
d’après Scheler, impuissant, ce qui n’empêche pas qu’il soit, par ses
origines, primaire et sublime, le Logos contemplant les Idées et les
Valeurs. Aussi Scheler oppose-t-il sa théorie à celle de certains penseurs
contemporains qui considèrent que les valeurs vitales (biologiques)
sont supérieures aux valeurs spirituelles et qui, en présence de
l’affaiblissement de la vie biologique dans le monde humain, se
comportent négativement, souvent même avec mépris, à l’égard du
spirituel et de l’humain en général. Scheler pense à ce propos à la
théorie de Lessing, [272] d’après lequel l’homme ne formerait qu’une
variété de singe de proie obsédée de la manie des grandeurs à cause de
son soi-disant « Esprit » ; et il pense aussi à la théorie de l’anatomiste
L. Bolk qui prétend que l’homme est un singe infantile atteint de
troubles des sécrétions internes, ainsi qu’à celle du médecin P. Alsberg
qui suppose que l’essence de l’humain consiste dans la substitution
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 232
d’outils aux organes qui se trouvent peu à peu éliminés, ce qui a pour
effet le « blocage » de la vie. Ce que nous appelons humain, ne serait
ainsi qu’une maladie. C’est L. Klages qui est le représentant le plus
doué et le plus important des théories d’après lesquelles l’Esprit ne
serait qu’un parasite métaphysique. Aussi ne serait-il pas inutile
d’examiner d’un peu près sa philosophie, afin de découvrir la principale
erreur sur laquelle elle repose.
D’après Klages, le moi constitue le point de contact entre la Vie et
l’Esprit (Der Geist als Widersacher der Seele, t. II : « Die Lehre vom
Willen », p. 516).
La vie est un processus qui se déroule dans l’espace et dans le temps
et consiste dans la réalisation des tendances biologiques, « vitales », de
l’individu. L’Esprit (Logos, Pneuma, Noũs) n’ayant pas de forme
spatio-temporelle, est omniprésent. Il complète la vie spatio-temporelle
de l’individu par ses actes qui n’ont pas d’extension temporelle et qui,
en faisant naître la conscience, fractionnent le processus vital en une
multitude d’unités intemporelles (p. 744 ss). L’acte de comprendre en
effet n’a pas d’extension temporelle ; il est un « à présent » intemporel
qui divise le temps (t. I, p. 12).
Conformément au principe d’identité « A = A », l’acte de
comprendre a aussi un objet à comprendre comme quelque chose
d’extra-temporel, comme un point sans durée (I, 31). Il en résulte que
des êtres doués de spiritualité aboutissent aux mêmes notions d’unité,
de nombre, de mesure, etc., et envisagent la réalité temporelle du point
de vue du système des points dénombrables (I, 31). La réalité étant la
vie, c’est-à-dire [273] un processus se déroulant dans le temps, l’esprit,
étant donné l’extra-temporalité de ses actes et des objets qu’il est appelé
à comprendre, se trouve, lorsqu’il pense, détaché de la réalité : l’esprit
forme des jugements (juge), la vie vit son processus. L’esprit est être
pur, la vie est processus (déroulement) ; l’être peut être pensé, mais non
vécu ; le processus vital est vécu, mais ne se laisse pas exprimer à l’aide
de notions (I, 68). « Rien de ce qui est vécu ne peut être conscient, et
aucune conscience ne peut vivre quoi que ce soit. » (I, 229.) Le
processus vital est continu, tandis que la conscience est discontinue :
elle fractionne la réalité en atomes d’être (I, 253).
L’Esprit est doué d’une volonté qui pose des buts conformes à des
notions. L’Esprit comme tel est par lui-même impuissant ; il ne fait que
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 233
tenir le gouvernail et poser des fins (II, 606, 614) et, pour les réaliser, il
fractionne l’élan biologique en le privant de son intensité au profit de
ses propres besoins (II, 689). Il divise, ainsi que nous l’avons dit plus
haut, les événements de la réalité en unités dénombrables, afin
d’appliquer l’idée de « causalité mécanique » et de conformité aux
« lois » à la mécanisation de la nature qu’il réalise à l’aide de toutes
sortes de machines ; il utilise dans ce but celui des aspects de la nature
qui se laisse interpréter par analogie avec la machine (II, 744). Il en
résulte un être auquel manque la chaleur du processus vital (II, 753 ss).
La vie s’étiole, parce que l’Esprit la dépouille de son énergie en vue de
la réalisation de ses actes volontaires. Le but final de l’Esprit consiste à
détruire la vie, ce qui ne peut avoir pour conséquence que la destruction
de l’Esprit par lui-même (II, 758), parce que c’est seulement à la vie
qu’il peut emprunter son énergie. Klages voit l’essence du processus
historique dans la lutte de l’esprit contre la vie et dans la destruction de
la vie (I, 68 ss). C’est par son intellect qu’il détruit la vie, en la
mécanisant, ou par ses idéaux religieux, en luttant contre la « chair »
(II, 758 ss) ; c’est le vide, le néant qui constitue l’aboutissement de la
lutte mystique contre la vie (II, 763).
[274]
Klages expose sa théorie avec beaucoup de talent ; il formule
chemin faisant beaucoup d’idées intéressantes sur la vie psychique des
plantes, par exemple (III, 813 ss), sur la philosophie du langage (III,
924 ss, 1143 ss). On ne peut pas ne pas être d’accord avec lui, lorsqu’il
parle de la civilisation moderne, technique et industrielle, avec sa
standardisation de toutes les manifestations de la vie, comme d’un
royaume de fantômes (II, 767 ss, III, 1228 ss). Mais son idée principale,
celle d’après laquelle l’Esprit serait un parasite métaphysique,
détruisant la vie biologique et aboutissant à la destruction de la vie et
de lui-même, nous paraît inconsistante, parce que fondée sur une fausse
conception de la psychologie de la pensée et de la théorie de la
connaissance.
Les actes de conscience et de connaissance sont, d’après Klages, en
dehors du temps, c’est-à-dire sans durée, d’où il s’ensuivrait que leur
objet est également en dehors du temps, c’est-à-dire séparé de la réalité.
A ce raisonnement, on peut répondre avant tout que Klages n’a pas
démontré l’intemporalité des actes spirituels et intellectuels. Mais
même en admettant que les actes de conscience et de connaissance
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 234
[287]
Chapitre XIII
MORALE
ET ORDRE SOCIAL
le niveau moral des individus, mais qu’il faut encore réformer dans le
sens de la justice et du bien l’ensemble du régime politique et social.
Beaucoup d’injustices sociales, ainsi que les réformes que nécessite
leur suppression, ne peuvent être efficacement discutées qu’à la lumière
de connaissances théoriques et pratiques portant sur la sociologie, la
science politique, l’économie politique, etc. Il en résulte que la religion
et la morale chrétiennes ne peuvent, en s’en tenant à leur point de vue,
établir que les bases générales, formuler les principes généraux de la
vie idéale, individuelle et sociale, en rapport avec les exigences de la
religion et de la morale, mais sans formuler des programmes concrets
de réformes politiques et sociales. Lorsque des membres du clergé se
servent de l’autorité de l’Eglise pour défendre l’ordre social existant,
en prétendant que c’est le seul ordre pouvant avoir l’approbation de
l’Eglise, ou lorsque, au contraire, d’autres se servent de l’autorité de
l’Eglise pour se livrer à une propagande en faveur d’une réforme sociale
déterminée, en présentant cette réforme, non comme une conception
personnelle, mais comme réclamée par l’Eglise elle-même, ils font
preuve, les uns et les autres, d’un excès de zèle.
Un régime social idéalement parfait doit assurer à chaque membre
de la société les conditions spirituelles et matérielles d’un
développement normal, susceptible de le conduire jusqu’au seuil du
Royaume de Dieu. Etant donné l’exclusivisme plus ou moins égoïste
des personnes qui font partie de notre monde [290] psycho-matériel,
étant donné aussi l’affaiblissement de la force créatrice qui en est la
conséquence, un régime social idéalement parfait est chez nous
irréalisable. On peut seulement déterminer la direction dans laquelle
doit s’effectuer le développement de la société, en vue de la réalisation
de cet idéal, mais les programmes concrets préconisés par les partis
politiques doivent tenir compte des conditions du peuple dont ils se
proposent de réformer la vie et de celles de l’époque en général, et ne
peuvent jamais, pour cette raison, être parfaits. C’est pourquoi tout
régime politique et social a toujours une valeur relative. Le procédé des
réactionnaires fanatiques, tout comme celui des révolutionnaires
fanatiques, consiste à ériger en absolu une forme politique donnée, telle
que la monarchie, la république, etc., ou une organisation économique,
telle que le capitalisme, le communisme, etc. Cette manière de conférer
au relatif le caractère d’un absolu est toujours un mal.
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 247
[291]
Chapitre XIV
DU PROGRÈS MORAL
[292]
Tous les autres agents du monde, animés de sentiments plus ou
moins égoïstes, c’est-à-dire s’étant éloignés de Dieu et du Royaume de
Dieu, mènent une vie plus ou moins appauvrie, une vie de personnes
qui sont seulement potentielles. Ils aspirent bien à la plénitude d’être
absolue, mais ne la possèdent pas. Le contenu de la vie des plus simples
d’entre eux, par exemple de celle des électrons, des protons, etc., est
proche de zéro. Selon la distance plus ou moins grande qui les sépare
de Dieu et de la plénitude de vie du Royaume de Dieu, on peut ranger
les agents le long d’une échelle ascendante, depuis zéro jusqu’à
l’infinitude positive. Il ne faut cependant pas oublier qu’il y a des
créatures encore plus éloignées de Dieu que celles dont la vie, en raison
de leur extrême concentration sur soi, approche de zéro. Ce sont les
créatures que l’orgueil pousse à entrer en rivalité avec Dieu et à haïr
Dieu. A leur tour, ces créatures peuvent, selon la distance qui les sépare
de Dieu, être disposées sur une échelle allant de zéro à l’infinitude
négative. C’est ainsi que l’échelle représentant les degrés de proximité
ou d’éloignement par rapport à la perfection du Royaume de Dieu peut
être figurée ainsi :
—∞...—1...0...+1...+∞
Tous les agents qui aspirent à la plénitude d’être absolue et sont
animés de tendances centripètes, dans lesquelles ils sont entretenus par
toute leur expérience, ne persistent jamais dans le même état invariable.
Leurs actes sont le produit d’efforts de création libre ; ils peuvent
également s’engager dans des voies différentes, voies de progrès, c’est-
à-dire voies d’approche vers le Royaume de Dieu, pour les uns, voies
de régression, c’est-à-dire d’éloignement du Royaume de Dieu, pour
les autres ; il peut y avoir également des déviations latérales du grand
chemin. Nous avons donné le nom d’évolution normale à la ligne idéale
des changements conduisant au seuil du Royaume de Dieu. La liberté
formelle subsiste partout, même sur la voie du satanisme. C’est
pourquoi [293] reste toujours sauvegardée la possibilité du repentir et
du changement de direction dans le sens de l’élévation à Dieu. Il en
résulte que dans le nombre infini des agents il doit y avoir des créatures
ayant franchi toute la distance qui sépare l’infinitude négative de la
positive. La biographie de ces créatures est susceptible de nous donner
l’idée d’un progrès réalisable à un degré que les partisans de la théorie
positiviste du progrès n’ont jamais été capables de soupçonner.
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 250
du rétablissement des tortures, sous les formes les plus cruelles, les plus
horribles ; d’assister à la création de l’institution des otages, des camps
de concentration pour des centaines de milliers d’êtres humains qui,
n’ayant aucun crime à se reprocher, y subissaient un sort affreux ; nous
avons vu réapparaître d’humiliantes restrictions de la liberté de la
presse et de l’activité littéraire en général, de la liberté de conscience,
de la science, l’intervention de l’Etat dans la vie des familles, dans le
but d’élever les enfants en leur inculquant des principes [296]
conformes au régime en vigueur, principes manifestement absurdes et
propres à révolter une conscience chrétienne ; l’égoïsme de l’Etat a pris
des proportions insupportables et a commencé à se manifester par des
actions et des desseins cyniques et impudiques contre d’autres Etats.
En présence de ces tristes phénomènes, si nombreux de nos jours, et
en tenant compte de la nature nécessairement bornée du pouvoir
intellectuel de l’homme, même de celui qui a atteint un niveau de
culture relativement élevé, on ne peut s’empêcher de reconnaître que la
fière appellation homo sapiens ne correspond nullement à la réalité et
qu’il serait plus juste de lui substituer celle d’homo imbecilis. On aurait
cependant tort de voir dans cette appellation une injure pure et simple,
car le terme « faiblesse d’esprit » implique, malgré tout, la présence de
l’esprit, mais ne se manifestant que par des éclairs sporadiques. On ne
peut pas dire d’une pierre qu’elle est atteinte de faiblesse d’esprit, et
cela justement parce qu’elle est privée d’intellect. L’homme est le
premier être raisonnable de la création, mais qui se trouve encore, au
point de vue du comportement raisonnable, à un niveau très bas. C’est
ce qui explique pourquoi, malgré la raison dont il est doué, les
manifestations de la faiblesse de celle-ci sont plus nombreuses que ses
manifestations de force.
Le mode de vie que l’homme réalise sur la terre n’est qu’un des
degrés intermédiaires possibles de son ascension vers des formes de vie
plus hautes.
La petite amplitude du progrès sur la terre s’explique justement par
le fait que certains agents ayant acquis toutes les qualités accessibles à
l’homme terrestre sortent de l’humanité et sont remplacés par d’autres
agents appartenant aux plans inférieurs de la nature. Aussi la nature
grossière de l’humanité, dont l’histoire ne cesse pas de fournir des
preuves et des exemples, n’est-elle pas faite pour nous étonner. Mais on
aurait tort de s’abandonner au désespoir et de cesser de s’intéresser au
Nicolas Lossky, Des conditions de la morale absolue. Fondements de l’éthique. (1948) 253
[298]
CONCLUSION
[300]
Fin du texte