Vous êtes sur la page 1sur 46

Le Tintoret

ou Le sentiment panique de la vie

Un vertige noir. La-bas, au fond de l'église a droite:


ce rectangle de détresse, 280 x 160. San Giorgio est
vaste. Je lui tourne le dos, il m'aspire a distance, comme
un aimant au fond de la nuit. Je voudrais m'évader, je
musarde, fais le distrait. En vain. L'reil revient au bord
du gouffre, le vertige s'élargit en introspection, c'est au
fond de moi-meme que je glisse, tombe a corps perdu
et a la fin, au fin fond de cette Mise au tombeau; voila
que je respire plus large, comme si l'intuition de l'abime
redonnait a l'espace alentour sa diffi.cile splendeur,
comme si d'avoir entr'aper u le néant redonnait a la
lumiere du jour toute sa véhémence. Métaphores?
Bavardages? Exorcisme? Non: tableau clinique.

Dire l'accélération du pouls, l'augmentation du tonus


musculaire, la rougeur et les vasoconstrictions? 11 fau-
drait etre biochimiste et neurophysiologue pour décrire
comme il sied les symptómes organiques de cette bru-
lure, de ce saisissement, de cet ébranlement qui est le
nótre a Venise, ou la chose est attendue, mais aussi a

13
l'improviste, en traitre, a Washington, au Prado, a
Londres, a la Pinacotheque de Munich, ou a Vienne.
Analogue au léger coup de fievre que peut vous donner
dans une foule la subite apparition d'un visage de femme
naguere aimée, ou d'un complice, ou d'un ennemi
intime, peut-etre d'un bourreau entrevu de biais il y a
bien longtemps au fond d'une cave humide. Ce dont
j'ai a parler n'est pas du tout convenable. Plus qu'in-
convenant, moins que morbide : charbonneux.

Un tableau du Tintoret a les mémes propriétés


compromettantes qu'un cadrage d'Orson Welles. Fran-
<;ois Truffaut : « Si le cinéma muet nous a apporté de
grands tempéraments visuels: Murnau, Eisenstein,
Dreyer, Hitchcock, le cinéma parlant n'en a amené qu'un
seul, un seul cinéaste dont le style soit immédiatement
recmmaissable sur trois minutes de film et son nom est
Orson Welles. » Si le Cinquecento vénitien pousse vers
nous un triomphant cortege de sensualité, avec Gio-
vanni Bellini, Giorgione, Titien ou Véronese, le lyrisme
de la lumiere n'a produit qu'un seul peintre dont le
style soit reconnaissable a cent metres et sur un coup
d'reil et son nom est Jacopo Robusti, le petit teinturier
de San Cassiano.

On sait que le Tintoret est l'inventeur du septieme


art. Les freres Lumiere ont recommencé le travail a un
point que le premier des cinéastes avait déja dépassé,
des 1548. La caméra au ras du sol, la contre-plongée
comme procédé dramatique (car l'invention elle-meme
du sottinsu revient a Mantegna), l'objectif 8,5 et les

14
grands angulaires, la fuite des plafonds, la lumiere
rasante, le désaxement, la profondeur de champ, le
plan-séquence, tout cela a surgi de la lagune dans la
seconde moitié du xv1e siecle et l'accueil a été plutót
froid. L'innovation fit meme scandale aupres de la cri-
tique qui lui préféra la pompe statique et bienséante
des metteurs en scene de théatre comme Titien et Véro-
nese.

Je ne suis pas neurologue et ne connais rien aux


hormones. Je voudrais seulement ici comprendre
l'énigme, lever l'hypnose; m'expliquer l'envoutement
que font peser sur moi, depuis l'adolescence, les scin-
tillements nocturnes de la Crucifixion, de L'lnvention du
corps de saint Marc et du Bapteme du Christ. Dans le mince
infini qui sépare une présence d'une représentation, ce
furieux extralucide de la niaise opulence d'un Véronese
ou de l'épanouissement tout paren de Titien, ses rivaux
et voisins, je devine un secret intime et capital, comme
le lancinant défi que jettent a la raison un ciel d'orage
au crépuscule, le énieme massacre des innocents et ce
qui peut bien faire courir ces trébuchantes marion-
nettes, les hommes.
J'écris ceci pour respirer.

Sans trop d'illusions. Un battement de cceur condamne


la frivolité des mots, dénonce le creux du commentaire
auquel faute de mieux il condamne. C'est une ambition
idiote que la mienne, vouloir définir une chose deux
fois indéfinissable. Dans son principe, car formes et

15
couleurs sont muettes, comme l'est la sensation physique
et en l'occurrence cénesthésique que procure une image
immobile et plane, un tableau au fond d'une église
obscure et vide. Et dans ce cas particulier, le silence
buté des images tire la langue aux concepts car la plas-
tique du Tintoret appartient a un genre chez nous mau-
dit, marginal et censuré, qu'on a appelé « baroque » au
siecle dernier, qu'on pourrait aussi baptiser, avant la
lettre, « expressionniste ». La France, qui s'est toujours
officiellement exclue de l'Eur pe baroque, répugne a
cette gestic-ulation d'ivrognes, tout juste bonne pour les
Teutons, ces agités de Latins, les lndiens du Mexique
ou d'ailleurs. Quand il faut naturaliser un Italien, c'est
sur Raphael que se porte le choix national, des l'age
classique et jusqu'aux pompiers inclus, en •passant par
Poussin, David et Ingres. Cela s'appelait « beau comme
l'antique », <técente castration qui guinde encore, malgré
nos dérisions et sauf accident, la pierre, les mots et les
gestes de l'Hexagone. Notre romantisme ne fut-il pas,
somme toute, un baroque a retardement, un exercice
de rattrapage pour bon éleve un peu coincé, Hugo cou-
rant, non sans mérite, apres Shakespeare?

On con'nait le grand partage des nomenclatures de la


Renaissance, entre Florence la platonicienne et Venise
l'aristotélicienne, entre le dessin et le colorís, entre les
intellectualistes de la beauté que sont les Raphael, les
Vinci, les Piero della Francesca, les Botticelli, et, dans
l'orbite de la Sérénissime, « la dame de Trébizonde et
d'Ispahan », les sensualistes du monde extérieur déja
tournés vers l'Orient, ses flous e ses fastes. Les froids

16

/
Le Tintoret, Crucijixion. Scuola di San Rocco, Venise. Photo © A
et les chauds. Animus et anima. Meme parmi ses freres
en sensualité, « le plus terrible cerveau, d'apres Va:sari,
qu'aitjamais eu la peinture » róde a l'écart. Ce sauvage
cherchait la synthese - « la couleur de Titien et le dessin
de Michel-Ange », selon la devise célebre qu'on disait
affichée aux murs de son atelier. II trouva la solitude.
II eut beau avoir un atelier, des commandes, une famille,
une, fille, Marietta, peintre elle aussi, et un fils Dome-
nico, qui allait le seconder dans sa vieillesse. Au contraire
de Véronese, de Giorgione ou de Titien, les références
de Vélasquez, le Tintoret n'a pas fait école. Le Greco
mis a part, pas de légataire reconnu. L'école vénitienne
a marginalisé d'emblée ce Vénitien de souche comme
si la fete a Venise avait voulu refouler la mort a Venise.
Non que cette fievre du trait ait disparu avec lui: la
lave rejaillira ici et la, mais sans blason, par hasard.
Cette tension obsessionnelle n'aura pas d'héritiers, seu-
lement des résurgences.

Tout Vénitien qu'il est, Carpaccio met ses idées en


place, chacune la sienne. II les chiffre, les juxtapose, les
recroise; un reil instruit prendra plaisir a déchiffrer ces
idéogrammes tranquilles. Une telle peinture est struc-
turée comme un langage. A coté, le Tintoret fera
désordre. II culbute ses figurines, les fait tourbillonner
pele-mele. Peinture-bourrasque, du type atektonisch,
a-structurée comme peuvent l'etre un cri, le vent, ou
un zigzag de foudre dans le ciel. Ou l'inconscient. La
beauté a Venise commence symbolique et finit dyna-
mique. Elle s'éveille a elle-meme théocratique et dorée,
encore tout empesée de raideur byzantine, engoncée
dans la plate solennité des icones, les reliquaires d'or
massif, avant de s'élancer, avec !'aventure impériale qui
recule les frontieres du monde adriatique, dans les péril-
leux clairs-obscurs de la profondeur. La conscience sur
la lagune, un peu comme l'Esprit chez Hegel, se leve
orientale et se couche a l'Occident, dans le miroitement
des eaux et le tremblé des corps. Elle glisse, en l'espace
d'un petit siecle, d'une rétrospective hiératique de
l'Éternel a une prospective de la fugacité, déja profane
sous l'habillage des mythes. Un meme homme eut pu
assister, au cours de sa vie, a cette explosive montée en
énergie. Carpaccio, né autour de 1465 : palais et ponts,
gonfanons et gondoles, processions d'hommes bien
d'aplomb sur leurs deux jambes, fa<;:ades de maisons
entieres, avec tours, balcons et cheminées, architectures
heureuses et pleines, profils de femme bien découpés,
calmes chevaux de bois, un saint Georges statufié en
cuirasse noire ou. ne manque pas un rivet de guetre,
bref, des volumes, des lignes et des signes. Le Tintoret,
né en 1518 : vitesses, accélérations, rotations, torsions,
fuites ou chutes, énigmatique arabesque de bolides et
d'acrobates, bref, de l'énergie a l'état brut. Carpaccio
cisele des formes, le Tintoret surprend des forces. In
Jraganti. Forme se <lit en grec eidos, idée en fran<;:ais:
l'intelligence en nous a partie liée avec cette plastique
claire et distincte, avec ces figurations lentes et ryth-
mées, stables, équilibrées. Invisibles a l'reil nu, mais
sensibles a la peau et aux muscles, les forces s'éprouvent
dans les ténebres de l'évidence sensorielle. Comme une
mélodie a l'oreille. Cela ne se traduit pas. Pas d'équi-
valent-signe de l'image-son. L'reil ne peut qu'écouter

18
dans le recueillement la musique intérieure du monde,
assister sans mot dire a la déroute de l'intellect. Faire
parler ce silence noir et pourpre ajoute le dérisoire a
l'ingrat.

Je n'entends pas remonter ce handicap. Tout au plus


en comprendre la fatalité.

Précisons. J'entends ici par le Tintoret celui qui ne


ressemble a aucun autre, celui qui ne veut pas faire la
nique a ses concurrents pour remporter un appel d'offres
en se pla ant comme « mieux-peignant » a l'instar des
« mieux-disants », celui qui ose s'abandonner a son
démon. Il y a un Tintoret qui mime Titien, c'est le
portraitiste. Ríen de fondamental ne le distingue de son
ainé, l'illustre professionnel auquel s'adressaient Charles
Quint, les doges et les papes. On voit défiler des séna-
teurs, des fonctionnaires et des clames du monde, de
face, a mi-corps. C'est réaliste, intéressant et un peu
fade. II y a un Tintoret qui mime Giorgione et Véro-
nese, c'est le décorateur des plafonds princiers qui
meuble médaillons et caissons vides avec des scenes
mythologiques et des fantaisies parennes sous dehors
bibliques. Ríen de fondamental ne le distingue de ses
rivaux, avec lesquels il se partage le marché du Palais
ducal apres !'incendie de 1574, les commandes des Gon-
zague a Mantoue ou de l'Arétin a Venise. On voit la
comme partout des Vénus et des Mercure, des David
et des Bethsabée, un festín de Balthazar digne des Noces
de Cana, sans oublier les scenes de la vie d'Hercule et
des Sainte Famille en série. C'est agréable, enlevé et

19
terriblement ennuyeux. 11 faut bien vivre. Et il y a le
plus secret des peintres sacrés, celui de San Giorgio
Maggiore, de la Scuola di San Rocco et de la Madonna
dell'Orto, la petite église de banlieue ou il est enterré.
11 y a toujours beaucoup d'hommes superposés en un
homme, et le plus visible est le moins vrai. Le Tintoret
ne se livre qu'affronté aux mysteres de la foi, comme
s'il ne se sentait libre qu'aux extremes du fabuleux,
Naissance de la Vierge, Cene ou Mise au tombeau. Comme
si l'officialité profane lui restait extérieure, et qu'il la
rendait de l'extérieur. Comme si le sacré était son uni-
vers le plus privé, celui ou l'on regle les comptes avec
soi-meme. Quand il peint le visage de ses contempo-
rains, il raconte des anecdotes; quand il peint les apotres
et le Bon Dieu, il raconte ses terreurs. Les autoportraits
sont rarement ceux qu'on croit.

Je cherche un secret de famille. Car c'en est une, que


cette diaspora de batards, d'irréguliers, de suspects qui,
d'un siecle a l'autre, se donnent la main en ayant l'air
de se tourner le dos. Vous voulez des noms? Notez-en
quelques-uns : Mantegna, Dürer, Baldung, Rembrandt,
le Greco, Guardi, le Delacroix des études, le Van Gogh
de la fin, Munch, Schiele, Kokoschka, Bacon... Qu'ont-
ils done en commun, ces accidentés de la vie? Une sorte
d'imperfection, de felure intérieure, de grincement,
quelque chose d'excessif et d'insistant, qu'on exorcise
a la hate sous l'étiquette d'art « baroque », qui fait
constellation de ces météores. C'était a la fin du
x1ve siecle le terme technique dont se servaient les joail-
liers pour dévaluer des pierres ou les perles bizarres,

20
mal faites, défectueuses. Le xvne italien le fit déraper
vers la morale, comme synonyme d'escroquerie et de
fraude, et le xvme frarn;ais lui donna un sens figuratif.
Curieusement, l'un de ses tout premiers usagers, de
Pernety, l'applique au Tintoret en 1757, dans son Dic-
tionnaire portatif de peinture, sculpture et gravure : preuve
de sa mauvaise réputation. Ce caméléon fit ensuite for-
tune dans le péjoratif, comme dépotoir de tous les
déchets d'académie, la classe des cancres inclassables.
C'est a la fin du siecle dernier (Renaissance und Barock
de Wolffiin date de 1888) que les esthéticiens des pays
germaniques le sortirent de l'enfer pour en faire un
póle magnétique des boussoles, le pendant du classique
comme príncipe d'alternance du mouvement des formes,
tant en architecture et musique qu'en peinture. L'infla-
tion l'a dévalué. Aujourd'hui, ce trop commode fourre-
tout irrite, non sans raison.

Ce n'est certes pas une catégorie de l'entendement,


mais peut-etre une forme a priori de la pathologie occi-
dentale, disons une aptitude physique a la douleur morale
propre a engendrer, de fat,;on constante et compulsive,
une certaine maniere de creuser le monde. Rappelons-
nous que la perle, cette verrue des mollusques a coquille,
est une maladie de l'huit.re, quelque chose comme une
tumeur maligne. L'Espagnol Eugenio d'Ors, a la mode
gnostique, sublimait le baroque en une puissance mys-
tique, un attribut immanent de l't:.tre supreme faisant
agir les hommes depuis la préhistoire : un éon. J'en ferai
plus prosaiquement une névrose individuelle, cette souf-
france productive qui releve d'une histoire, mais natu-

21
relle : comme les affections physiques ou psychiques.
Chaque époque a sa nosologie, sa description et classi-
fication raisonnée des maladies; « baroque » en ce sens
« date », tout comme « rococo », ou « maniériste » (pour
rester dans le meme groupe), comme schizophrene et
hystérique, comme dionysiaque et apollinien. Nos caté-
gories esthétiques ont le meme a.ge que nos entités psy-
chiatriques. Mais si les mots passent comme les modes,
les hystériques sont toujours la, les tableaux de San
Rocco aussi, et nos vertiges, ces vrais points fixes. Le
Tintoret est universel. Je n'en veux pas au spécimen
mais je plaide, a travers luí, pour une espece.

A ceux qui parlent par lieux et dates et font de la


chronologie une logique, répondons que peu nous chaut
que Jacopo Robusti soit le contemporain de Palladio et
l'ainé de Zurbaran. Nous parlons style et non histoire
de l'art. Nous savons bien qu'un classique peut succéder
a un baroque, au lieu de l'inverse, et que les Italiens du
Seicento finissant et meme du Settecento comme Sal-
vator Rosa, Magnasco ou Traversi, tout hors champ
qu'ils soient, nous en disent plus sur cette seve intime
que beaucoup de baroques de la période officielle. Nous
n' enquetons pas sur un moment de la peinture véni-
tienne, nous voudrions fixer un tempérament visuel,
baladeur et tout-terrain, souvent doublé chez les sujets
individuels d'un mauvais caractere - « let's drink to.cha-
racter », <lit Arkadin, en morale de la fable de la gre-
nouille et du scorpion. La signature saute aux yeux, non
des artistes eux-memes, qui ont d'autres chats a fouet-
ter, pas meme des fanatiques de leur art, tout entiers

22
attachés a leur idole, mais des visiteurs pressés et peut-
etre indifférents qui passent de leurs toiles a celles du
voisin et butent sur la différence. 11 se peut que le
baroque n'existe pas et que cette entité inventée par
l'age moderne soit aussi fictive et arbitraire que l'hys-
térie inventée par Charcot. Mais quand on assiste dans
un salon a la rencontre d'un hystérique et d'un schi-
zophrene, on se convainc que les maladies mentales ne
sont pas qu'une affaire de vocabulaire. << Le mirage
baroque » se dissipe des l'instant que, regardant l'un a
coté de l'autre un Giotto et un Mantegna, un Piero et
un Rembrandt, un Ingres et un Delacroix, un Jean
Renoir apres un Buñuel ou un Mizoguchi avant un
Kurosawa, éclate l'incompatibilité physique des ames en
présence, a vous inspirer une sorte de racisme de la
sensibilité. En art comme ailleurs, les évidences sont de
polarité. Nos familles sont des camps retranchés. On
vous dégoute avec les antitheses, on vous moque leur
rhétorique, remplacez par antagonisme, et vous
comprendrez. L'opposition des styles, c'est ce qui reste
quand on a tout oublié des répulsions de l'épiderme.
« La nature humaine est ainsi faite, note Stendhal en
Italie, le meme homme ne peut pas adorer Raphael et
Rubens. » •

Expérimentation. Prenez un sujet imposé - La Pré-


sentation de la Vierge au temple-, deux grands contem-
porains, Titien et le Tintoret, et comparez. 11 suffit pour
ce faire d'aller del'Accademia a la Madonna dell' Orto,
cinq cents metres a vol d'oiseau: le jour et la nuit. Le
premier fait un bas-relief, le second un thriller. Titien

23
peint l'immuable et le Tintoret l'instant. Le tableau du
premier, construit en largeur, de gauche a droite,
déroule devant nous une cérémonie, par une juxtapo-
sition ordonnée de volumes statiques ou chaque per-
sonnage est un indice hiérarchique. Celui du Tintoret,
construit en profondeur, de has en haut, communique
un mouvement de spirale ascendante dans la drama-
tique surprise d'un instantané. Ici, une histoire est
racontée du dehors par un témoin exact mais extérieur,
un regard poli et scrupuleux, le monde est mis a dis-
tance, c'est fastueux, inerte et rassurant: une célébra-
tion. La, nous voila précipités au pied d'un escalier a
gravir, au beau milieu de la scene, soulevés par une
hélice, happés par une trouée lumineuse tout au fond
du tableau, et l'introduction de la distance dans le monde
en fait un autre monde : une irruption. Contre, tout
contre l'étendue, l'intensité; contre le figuratif, l'émo-
tif; contre l'étendue visible, l'espace psychique; contre
le corps représenté, le corps vécu. La légende veut que
le jeune Robusti ait fait ses premieres armes comme
apprenti dans la bottéga de Titien et que le patriarche
au comble des honneurs, déja jaloux, l'ait rapidement
mis a la porte. Se non e vero, e bene trovato.

Différence de factures? Incompatibilité d'humeur?


Beaucoup plus. Entre le maitre et son scandaleux éleve,
Wolffiin aurait pu repérer l'antinomie de ses principes
fondamentaux. « Au lieu du parfait et de l'achevé, [le
baroque] recherche le changement; au lieu de ce qui
est limité et saisissable, il recherche l'illimité et le colos-
sal. L'idéal de la beauté de proportions s'évanouit, l'in-

24
téret ne réside plus dans ce qui est mais dans ce qui se
transforme 1• » Tous les parametres du binóme sont bien
la sous nos yeux: ligne et tache, surface et profondeur,
forme fermée et forme ouverte, juxtaposition statique
des parties et unité dynamique d'un tout, clarté absolue
et clair-obscur.

Vous piaffez? Moi aussi. Nous partions a la recherche


d'une émotion, et nous voila avec des príncipes abstraits
sur les bras. Nous voulions interroger une permanence
de nature, nous revoila coincés dans l'histoire de l'art.
Un artiste n'estjamais homogene a une loi ni une ceuvre
la mise en ceuvre d'une méthode. Le Tintoret est a nos
yeux un tempérament baroque, mais tous les baroques
ne sont pas le Tintoret. La botanique des styles ne va- t-
elle pas enlever toute odeur a ce bouquet sauvage, cet
événement absolu qui, peu avant la bataille de Lépante,
quelque part entre le ghetto et San Giorgio Maggiore,
a cassé le ronron des cérémonies picturales? «Jusqu'a
lui, aucun ouvrier ne s'est a Venise emparé d'un ins-
trument que pour célébrer des opulences; la toute
mélancolie se résout en oisive félicité, nul reve qui ne
confine a un apparat; u fabuleux certes, mais dans le
magnifique, et sans tragique. La beauté vénitienne est
un vaste repos, une immobile pompe; elle ne dépasse
l'étage de la grace que par une accumulation de fastes;
que la véhémence s'y laisse surprendre, c'est seulement
dans les prodigalités. Comme si les serviteurs de la

l. Wolffiin, Principes fondamentaux de l'histoire de l'art, Paris, 70 l.

25
République ne commémoraient pas sa puissance dans
le moment ou elle l'acquiert par des luttes, mais dans
celui ou elle digere apres des victoires. Tandis qu'a ses
rivales la contention arrache des cris, elle attend la
plénitude pour trouver sa propre voix, a qui les hymnes
seuls conviennent.
« Hors Tintoret, il n'y a que }'aventure dans le songe
vénitien; avec lui, il y entre le drame 1• »

11 y a le problerne des conditions d'apparition d'une


ceuvre, c'est celui des historiens tout court. 11 y a la
question des formes d'apparition d'un style, c'est celle
des historiens d'art. Et il y a, livré a l'état brut avec
chaque rencontre d'un regard et d'un tableau, l'effet
nu de son apparition. Notre sujet ici.

La portée d'une plastique nait de ce qu'une technique


est mise au service d'un sens, et le « langage » du Tin-
toret nous parle parce qu'il parle d'autre chose que de
lui-meme : la grammaire du baroque nous aide a mieux
quadriller l'émotion, mais elle ne procede pas d'un exer-
cice de style. Les prouesses et procédés techniques d'Or-
son Welles non plus, et la remarque de Bazin, il faut la
transporter au Canareggio : « Chez Orson Welles, la
technique n'est pas seulement une fac;on de mettre en
scene, elle met en cause la nature meme de l'histoire.
Avec elle, le cinéma s'éloigne un peu plus du théatre,

l. Raymond Schwab, in Amour de l'art, juillet 1927.

26
devient moins un spectacle qu'un récit. Comme dans le
roman en effet, ce n'est pas seulement le dialogue, la
clarté descriptive mais le style imprimé au langage qui
crée le sens. » Et ce sens est universel parce que ce style
est singulier. La connaissance de la syntaxe baroque,
cet entre-deux nécessaire, n'est qu'un moment a tra-
verser, mais dans quel sens? On peut aller vers l'amont
d'une existence remise en situation, l'obscur combat
d'une conscience et d'une ville, et c'est ce qu'a réussi
Sartre, dans Le Séquestré de Venise. Quand j'ai lu cet
assaut magnifique d'un écrivain contre son ombre, je
n'ai pas avancé d'un pas dans l'élucidation du symptóme
- le Tintoret: la vie m'a caché l'reuvre,j'en sors rompu
mais aveugle. Au regard de ces lumineux mysteres, les
reuvres peintes, expériences toujours a notre portée,
une vie d'artisan dans l'histoire, c'est abstrait.Je préfere
aller en aval, quitter le fantóme d'un peintre pour
prendre sa peinture a bras-le-corps, m'en tenir a un
tressaillement, dussé-je produire ses raisons. Faisons done
comme si cet homme n'avait pas eu de biographie, ni
de sociologie, ni de géographie. Regardons cet individu
comme lui-meme figurait les hommes et les femmes, de
loin, de dos ou de profil, sans s'attarder sur les visages
et l'anecdote. Aurait'-il suggéré l'inquiétante expressi-
vité des corps s'il n'avait fait l'impasse sur les expressions
contingentes de tel ou tel? La nuque ou le dos d'une
femme peuvent en dire plus sur le féminin qu'un beau
sourire. La vie du Tintoret a fini au demeurant par
décalquer son art, c'est une longue ellipse dont nous ne
savons presque rien. Sartre fait parler les blancs et inter-
prete les racontars d'une mauvaise langue, Ridolfi, qui

27
cinquante ans apres sa mort, en 1648, expédie au pur-
gatoire « le farouche et dur vieillard ». Sans doute,
puisqueje ne peux regarder L'Invention du corps de saint
Marc ou la Cene de San Giorgio sans revoir Le Proces ou
le générique a la grue de Touch of Evil, il ne me déplait
pas de retrouver dans cet emmerdeur de Robusti le
profil du type impossible qui ne finit jamais rien, du
panier percé taraudé par !'argent qui porte la poisse a
ses protecteurs et court apres la commande comme
l'autre apres ses budgets de production; il me plait d'ap-
prendre que le sulfureux wonder boy de la lagune annonce
la couleur et casse la baraque avec Le Miracle de l'esclave
a l':ige de vingt-neuf ans, celui ou Welles impose Citizen
Kane. II m'importe plus de savoir que selon le Tintoret,
qui ne s'adonne aux joies du colorís que pour les sujets
mythologiques qui l'intéressent le moins, « il faut a toutes
les couleurs préférer le blanc et le noir », ce que Welles
n'a cessé de répéter, trois cents ans plus tard, face au
technicolor. Cela m'en dit plus long sur l'essentiel, qui
est le concret sans :ige des peurs humaines et combien
un contre-jour peut etre utile a la dramatisation de la
vie, que de savoir si ce bourreau de travail fut ou non
bon époux, bon pere et bon chrétien; si cet intrigant
sédentaire et grippe-sou avait ou non un compte a régler
avec les méteques de la terre ferme qui venaient a Venise
piquer la di entele des autochtones; si ce margoulin des
beaux-arts voulait ou non renverser les lois du marché;
si l'inquiétude d'un misanthrope frénétique et traqué
rejoint, ou non, celle d'une ville menacée. La lutte des
roturiers et du patriarcat vénitien au xvre siecle a un
intéret documentaire. La dynamique des diagonales

28
qu'on retrouve partout chez l'auteur de L'Enlevement
du corps de saint Marc a, elle, valeur testamentaire; la
preuve en est qu'elle organise presque tous les plans du
Proces, dont l'auteur ignorait sans doute tout du Véni-
tien, et que les transversales de fuite ici et la me sug-
gerent la meme complicité que j'appellerai le sentiment
panique de la vie. Chevillant l'évidence de l'échec au
travail de l'reuvre, il fait ressort de la menace et du
pessimisme un dynamisme. Ce sentiment durera autant
qu'il y aura sur terre de la mort, de l'espace et des
hommes au milieu. Peu importe les répertoires ou il
trouve a percer, l'époque propose, la diagonale dispose:
La clientele du xv1e voulait des Annonciations et des
Crucifixions, la nótre du policier ou de l'érotique (pour-
quoi La Dame de Shanghai? parce qu'un livre portant ce
titre attractif se trouvait a coté du téléphone d'ou Welles
appelait un producteur pour décrocher cinquante mille
dollars absolument vitaux), la toujours moderne direc-
trice en diagonale traverse indifféremment Kafka, Sher-
wood King et l'Ancien Testament.

La Montée au Calvaire rythme une diagonale de gauche


a droite avec une autre de droite a gauche (filmant
L'Espoir, le cortege dans la sierra des brancards d'avia-
teurs, Malraux reprendra le meme balancement en sens
inverse). Jamais de scene éclairée de plein fouet. L'im-
portant est dans l'aller-retour des ombres et des lumieres,
et que les obliques - lignes et éclairages - s'équilibrent
en se contrariant. L'intensité nait de l'alternance et le
baroque, comme l'Espagne des prospectus, est terre de
contrastes. Voyez le va-et-vient fébrile des directrices

29
sur la place de L'Enlevement du corps de saint Marc: un
mouvement latéral, perpendiculaire a l'axe du tableau,
entraine les pai'ens en fuite de droite a gauche, vers les
arcades; une deuxieme radiale magnétique vient du fond
du tableau vers le spectateur, en avant et a droite,
entraí'nant avec lui les porteurs du corps; et a gauche,
un long couloir vide repart en sens inverse, du specta-
teur vers la fat;ade onirique de l'église, aux pierres trans-
lucides, comme surimprimées sur le del noir. Voyez ce
gout pour les diptyques - comme Le jugement dernier ou
La Mort d'Abel qui mettent l'antinomie en scene. Le
contraste peut échouer en rhétorique, mais il n'acquiert
chez les plus grands sa tension expressive qu'a traduire
une tension intérieure, done insoluble et irréconciliable.
La conscience baroque est malheureuse - mais rare-
ment sinistre, comme nous le verrons - car « !'esprit
baroque ne sait pas ce qu'il veut, il veut en meme temps
le pour et le contre. 11 veut... graviter et s'enfuir... lever
le bras et descendre la main » (Eugenio d'Ors). Le sérieux
de cette disposition d'esprit-j'entends celle du baroque
souffrant et non triomphant, plutót Mantegna que Tie-
polo, plutót Welles qu'Ophuls - lui vient précisément
de ne jamais séparer les contraires car choisir c'est mou-
rir. Si je ne veux pas deux choses a la fois, je n'aurai ni
l'une ni l'autre. Voyez le Tintoret: il veut les valeurs
et le modelé, l'optique et le tactile, la grace et la pesan-
teur, la Beauté et la Nature, le Ciel et la Terre. Chacun
de ses tableaux est un oxymoron - du genre « obscure
clarté » et « soleil noir ». Lui qui éclaire la vie a la paleur
de la mort, il peint des féeries funebres, des nocturnes
incandescents, ou si vous préférez, comme dans La Fuite

30
en Égypte, la Cene, ou la Mise au tombeau, ses dernieres
toiles, des aurores boréales a la tombée de la nuit.

En quoi il échappe au programme somptuaire du


baroque officiel, cet art d'apparat dont Rubens et ses
niaises splendeurs nous offrent la plus navrante illustra-
tion. II y a dans le baroque triomphant une vulgarité de
nouveau riche, épanouie et grassouillette, un empate-
ment dans la clorure et les boursoufl.ures qui cadre mal
avec ces visions maigres et brulées. Au vitalisme pan-
théiste des Flamands, il faudrait opposer le nécrologisme
du Vénitien, secret d'un timbre qui n'avait pas sa place
parmi les cuivres et les percussions de la kermesse euro-
péenne. La terribilita, ici, est psychique: elle n'est pas
dans le spectacle mais dans la sensation qu'il suscite. Si
théatre il y a, il est d'abord intérieur avant d'etre scé-
nique. L'reil est sollicité, mais pour penser.

II fallait a l'éternité un moteur de secours pour atter-


rir jusqu'a nous. L'art sacré nous laisse de marbre quand
il n'est que sacré, cette rebutante et rétractile piété,
celle du Bernin et de la Contre-Réforme, n'a plus grand-
chose a nous souffler. L'auxiliaire capital de l'halluciné
de San Marco, c'est sa violence, qui nous le rend contem-
porain. Elle incommoda sa postérité immédiate. L'age
classique, qui pardonna Titien et Giorgione, la jugea
incongrue et morbide. Quand le romantisme le tire du
Purgatoire, au début du x1xe siecle, l'auteur du Paradis
effraie encore les découvreurs venus du Nord. Théo-
phile Gautier, dans son Voyage en Italie: « Tintoret est
le roi des violents. II a une fougue de composition, une

31
furie de brosses, une audace de raccourci incroyable...
Cela est violent, mélodramatique, mais revetu d'une
qualité supreme de force.» Taine est saisi a la gorge
par cette clameur d'enfer, admire en maugréant quand
meme Le Massacre des Innocents - « ce délire, cette bac-
chanale forcenée du désespoir » -, ou tel jaillissement
des bras dans Le Miracle de l'esclave - « gerbe d'eau
lancée d'un canal trop plein » (1881). Plus sévere, Burck-
hardt condamne « un art fruste et barbare».« Un héros
bestial », <lira meme Élie Faure plus tard, que le lyrisme
n'était pas pour décourager. Ce qui indisposait chez cet
enfant terrible, en fait aujourd'hui un complice. 11 sen-
tait le soufre, nous aussi : cette conspiration involontaire
releve de l'air du temps. Ce tete-a-queue est d'abord
historique, c'est celui de deux siecles convulsés, le xv1e
et le nótre, qui fraternisent a distance par-dessus les
calmes certitudes intermédiaires. Tout rapproche ces
deux vacillements guerriers et d'abord la cruauté. Notre
xvne siecle étale sur le sol ses parterres et ses toiles, ses
palais et ses livres, une puissance d'établissement, stable
et pesante : apres avoir réglé dans le sang leurs démelés
avec le ciel, les lieutenants de Dieu sur terre s'offrent
une longue paix de compromis. On baptisa l'ennui
majesté, on confia aux diverses académies le détail des
cérémonies, et la violence se résorba dans les institu-
tions. La puissance au xv1e siecle n'est pas de position
mais d'impetu; ce n'est pas encore un état, mais un élan;
pas une configuration, une propulsion; et la virtu de
l'ame y flirte ouvertement avec la chair pulsive et cri-
minelle. Ce xv1e a la spiritualité du tigre. Elle se policera
au fur et a mesure, mais saint Ignace lui-meme - qui

32
passa deux ansa Venise (1536-1537), quand le Tintoret
y apprend son métier - transformera bientót les enfants
de Marie en miliciens casqués et bottés. La folie des
guerres de Religion nous est fraternelle, quand la pre-
miere Renaissance des images d'Épinal - les chromo:;
de Botticelli et de Raphael - rejoint le style bonbon
dans un sourire hollywoodien et mievre. Comparé au
nótre, l'age d'or de la férocité, victime du changement
d'échelle et du progres technique de l'extermination, a
perdu son terrifiant éclat: nous sommes blasés. Mais
sur le moment, aux yeux de ces naYfs de contemporains,
le sac de Rome avec ses quarante mille morts (cette date
de 1527 marquant la fin officielle du Rinascimento pro-
prement <lit, mais on peut lui préférer la mort de Vinci,
huit ans plus tót), la guerre des Paysans en Allemagne,
la Saint-Barthélemy en France, les crimes de guerre du
duc d' Albe aux Pays-Bas avaient de quoi assombrir ici
et la la platonique lumiere venue de Toscane. Les artistes
bien sur ne sont pas des barometres. A l'abri sur leur
ilot de jubilation, Titien et ce décorateur de Véronese
continuent de caresser le bonheur d'etre comme au
théatre, comme par-devant. Ríen n'est mécanique, et la
peinture n'a pas a recueillir les couleurs du temps sur
une plaque photographique. Tout bousculé qu'il füt de
batailles et d'émeutes, le siecle d'or hollandais n'a pas
mis a feu et a sang les intérieurs de Vermeer ni les
campagnes d'Hobbema. Les paradis domestiques ou
champetres peuvent aussi servir de valeur refuge. Le
Tintoret ne ruse pas, il jettera en vrac les désordres du
temps au beau milieu des vérités de la foi catholique.
Non qu'il sacrifie a la propagande ou s'enróle dans les

33
phalanges de l'art jésuite. II a cinquante ans quand
s'acheve le concile de Trente. Prudent, il tiendra compte
ostensiblement des instructions : pas de nudité ni
d'abandon lascif dans l'art religieux, mais seulement
chez Homere et Virgile. Et soulignez autant que possible
les mérites de l'Eucharistie sabotés par les hérétiques:
il fera voir dans La Cene de San Giorgio Jésus adminis-
trer en personne la communion aux apótres. Pour le
reste, qui est l'essentiel, le Tintoret ne cede ríen a l'or-
thodoxie du triomphe et de la gloire, vertus recom-
mandées par la Contre-Réforme. Sous son pinceau, la
Bonne Nouvelle tourne au sauve-qui-peut général, les
miracles ressemblent a une catastrophe naturelle, et les
Rois mages échappent de peu a l'apocalypse. Ce puritain
traqué qui donne aux apótres des airs de détenus en
cavale ne risquait pas de finir en vignette sur les boites
de chocolat.

La violence est d'abord dans l'exécution. La promp-


titude du trait passait pour une impolitesse. Le Tintoret
peint pressé, il est trop oppressé pour prendre son temps.
Trop rapide pour faire joli. II fa presto. Vélocité d'hu-
meur mais aussi de préparation technique. On sait qu'il
faisait ses ébauches a la détrempe, choisissant a cette
fin une certaine émulsion d'reuf, d'huile et d'essence de
térébenthine qui avait la propriété de sécher vite; et
passait aussitót sur son travail un glacis a l'huile, pour
sécher le tout au plus vite. Cette sprezzatura est d'un
homme en colere. Vivacité de touche qui a fait beau-
coup pour cette sténographie de l'éternel et sa moder-
nité. Elle luí a valu le courroux des censeurs, comme

34
Vasari qui déplorait ce relaché: « Ses croquis sont si
rudes que les traits de son crayon manifestent plus de
force que de jugement. » Mais l'esquisse inachevée qu'on
voit en plein milieu du Doge Mocinego devant le Rédemp-
teur, au Metropolitan Museum, en fait un Picasso. Le
cursif, plus conducteur que l'ampoulé, transmet l'élec-
tricité jusqu'a nous. Des toiles comme Saint Georges et le
dragon ou La Fuite en Égypte sont menées et nous menent
au galop - on ne sait ou, c'est l'astuce. Ce virtuose, en
somme, passait pour avoir des impatiences de mauvais
ouvrier. Les critiques, qui sont en général des hommes
d'ordre, n'aiment pas les gens pressés. Ils les jugent
désinvoltes. Ce mauvais bon éleve vexait ses clients. En
1660, l'un d'eux, Boschini, inventa meme de classer les
artistes en diligente et manieroso. Ce n'est pas idiot; les
noms se bousculent aussitót derriere l'une ou l'autre
banniere : Franz Hals, Rembrandt, Michel-Ange et
Guardi (dont les tremblantes vedute rendent la lagune
luminescente et haillonneuse), mais aussi Matta et Pol-
lock seraient du cóté des diligenti; Dou et Vermeer,
Vinci et Canaletto mais aussi Dali (ou Delvaux) et Rosen-
quist, manierosi; il y a peut-etre la aussi, en sommeil, un
secret de famille a redécouvrir. Ce qui est certain, c'est
que dans l'emporte-piece ou le regard classique décelait
un manque de fini, nous voyons les marques inquietes
d'une ouverture a l'infini, lequel préfere se manifester
en pointillé plutót qu'en trait plein. Le sublime répugne
aux détails, done au léché. Un certain inachevement
ajoute au lieu de retrancher - formule dangereuse qui
peut porter en elle << la fin de la peinture » comme dis-
cipline et artisanat. Mais au xv1e siecle, ou tous les éleves

35
des Beaux-Arts savaient dessiner un cheval ou une ana-
tomie, la concision était une audace et non un relache-
ment. La technique picturale releve ici d'une chasse
spirituelle. II ne cherche pas la beauté, cette « promesse
du bonheur », disait Stendhal dans La Peinture en ltalie,
car il n'est pas homme a prendre sa retraite. Ilfa presto
pour faire vrai, sa vérité est un tourment, le Tintoret
peint comme un dératé parce qu'il est possédé. II a
affaire a la transcendance, les apparences ne doivent
pas le retarder.

II a d'abord a se coltiner avec l'espace, incarnation


premiere et généralement inapen;ue de la finitude
humaine. C'est le lot des peintres, auxquels le temps
échappe, parole et musique, et qui n'ont qu'un rectangle
de toile pour y loger, d'un coup et une fois pour toutes,
la destinée des créatures, naissance, abandon et trépas.
L'étendue chez le Tintoret n'est pas un cadre de poli-
tesse ou l'on entrepose ses personnages, la réjouissance
du sens externe ou l'on inscrira leur glorieuse souve-
raineté sur les choses. C'est son instrument de torture,
a ce masochiste. De torsion toujours, de torticolis dans
le meilleur des cas et quelle que soit la posture, de
déséquilibre. La plus voyante caractéristique de cet uni-
vers, son stigmate le plus flagrant, est que nul, qu'il soit
martyr, juge ou bourreau, vieillard, femme ou ange,
vivant ou mort, homme ou dieu, ne tient en place ni
sur ses jambes. Aplomb impossible. Tous les corps sont
hors d'haleine, en perte d'équilibre - penchés, ren-
versés, le cou dévissé, le buste cassé, repoussés, bous-
culés, chavirant, quand ils ne piquent pas une tete.

36
Comme si personne ne savait se tenir droit, de face,
dans l'axe, bien sagement. Comme si le centre de gravité
de chacun n'était pas fait pour son polygone de susten-
tation. Si quelqu'un marche, c'est qu'il n'est pas encore
tombé; s'il est debout, au repos, il paiera cher cette
inadvertance. Le sol? un plancher de bateau par gros
temps, sans rambardes ou se retenir, le danger est par-
tout, nous pouvons glisser d'une seconde a l'autre dans
les ténebres. Turbulence généralisée qui fait de chacun
un trompe-la-mort a bout de souffie, improbable acro-
bate promis au cataclysme. Le Tintoret débusque la
déclivité secrete des horizontales - tout comme Welles,
chez qui les plafonds donnent le vertige. Le pathétique
alors réside dans l'évidence qu'il ne sert pas a grand-
chose de résister et que celui qui fait ce qu'il peut pour
ne pas se casser la figure ignore que les jeux sont faits.
11 se bat, tatonne, cherche l'issue. A quoi bon? Ces
athletes sont des impotents, on a piégé ces indomp-
tables. Comment s'en sortir, de l'entonnoir? En accé-
lérant, mais cette fuite en avant est une fuite en rond.
J'appelle autrui, chacun de mes gestes est un S.O.S., je
me débats,je sais queje n'en réchapperai pas etje fais
tout pour m'échapper. C'est la scene originaire du noyé,
clou du répertoire baroque. L'espace s'enfonce sous mes
pieds comme le pécheur glisse au néant, l'a-pic du péché
origine! me pousse a la renverse, ces culbutes suspen-
dues procedent d'un pessimisme plutót augustinien qui
fait la grace a la fois efficace et incertaine. Nous ne
sommes pas jetés dans le monde pour nous y reposer;
pour regarder la scene de loin; nous sommes sous les
spots, sur les planches, il faut inventer et courir, et notre

37
course ne mene avec certitude nulle part. L'intenable
dedans a peut-l!tre un dehors mais pas de sortie évi-
dente. On comprend que les saints aient ici l'air affolé;
et que, malgré ses Vierges et ses saints sacrements - ou
a cause d'eux? -, le Tintoret ait pu fróler d'assez pres,
au plus noir de son cceur, l'hérésie réformée toute
proche.

De l'ancienne perspective des opuc1ens a celle de


cet anxieux, on est passé d'un arpentage a un corps
a corps. D'une passion de la géométrie a une géométrie
de la Passion. Le monde n'est plus a mesurer, mais
ce a quoi j'ai, moi, a me mesurer. L'espace du peintre
sacré ne sollicite plus l'ceil d'un curieux, il défie les
cuisses, le jarret, les muscles d'un fidele pris d'angoisse.
La profondeur devient stéréophonique,et, signe de notre
désarroi spirituel plutót que de notre maitrise intel-
lectuelle du monde extérieur, nous renvoie en écho
le délaissement de la créature. Ce n'est plus un rébus
bien peigné, a la mode fl.orentine, pour coder les apai-
sants mysteres d'une création diaphane, mais tout un
entrelacs de cols, marches, défilés, ressauts, corniches,
galeries, qui nous signale la sauvage opacité de notre
condition. Tant que la perspective était un outil d'ex-
ploration du monde, elle rassurait. La voici outil d'ex-
ploration de l'a.me : le creux a l'estomac. La terribilita
du baroque souffrant n'a pas besoin de télamons en
granit ou de Jugement dernier. Plus modeste que
Michel-Ange, le Tintoret ne meten scene, si l'on peut
dire, qu'un grandiose intime.

38
Gardons-nous en effet d'opposer l'effusion au recueil-
lement. Dans ce carrousel mystique, le tumulte des corps
emmelés traduit la concentration des ames; et le cha-
rivari, une contention mystique. Sans doute une figure
isolée devient-elle aussitot statique: le mouvement
appelle l'effet de foule, la guirlande des formes et l'en-
trelacement des volumes, l'illusion picturale est a ce
prix, certains l'estiment élevé dans Le Massacre des Inno-
cents ou les éboulis de meres et d'enfants peuvent don-
ner a la fin plus une sensation de glu que de fuite. Chez
Tintoret, la frénésie va de l'ame au geste. L'intériorité
est naturellement furieuse, personne ne se force. Les
maniéristes en rajoutent, les vrais baroques s'agitent
sous la contrainte. Klee assigne au peintre la tache« non
de rendre le visible mais de rendre visible». Lui, il se
tient a califourchon sur l'ame et le corps, la vision du
visionnaire et la chose vue du naturaliste, l'espace en
l'homme et l'homme dans l'espace. Ce point d'équilibre
est précieux parce que précaire, on passe vite de l'autre
coté du cheval. Pas assez d'ame, vous revoila dans le
maniérisme, frénésie glacée, feu refroidi; trop, vous
glissez a l'expressionnisme, ou la réalité extérieure
devient un état d'ame, et bientot un exhibitionnisme
de l'intériorité. Dans le sillage du Tintoret, il y a le
Greco bien sur et ses flammes de chair, Munch et ses
cris de terreur, mais aussi Nosferatu, Caligari, et l'art
déco des studios allemands des années vingt. L'exces de
stylisation finit par engloutir les bípedes et toute indi-
viduation dans un partí pris d'horreur obsessionnelle,
les acteurs jouent un seul et meme role, figurants ou
comparses. Déja, tous les Greco se ressemblent, la

39
marque de fabrique les a mangés. Le Tintoret roule les
etres dans une meme cendre lumineuse mais leur laisse
encore un visage, leur caractere, une physionomie. 11
tient balance égale entre l'obsession et la représenta-
tion. Ses ascensions, ses chutes, ses vertiges, ont l'insis-
tance évasive et ténue de la fantasmagorie; c'est dans
notre poitrine que gronde l'orage a Alexandrie, quand
les chrétiens profitent de la tornade pour s'enfuir avec
le corps de saint Marc que les pai'ens voulaient bruler,
apres son martyre; au fond de notre gorge que résonnent
leurs cris sous la voute ou saint Marc apparait soudain,
le bras tendu, pour arreter la profanation des tombes.
Nous pouvons entendre et voir ces phosphenes d'effroi
en fermant les yeux, ils nous surprennent du dedans
comme un pan de nuit en nous, ineffai;ables comme le
noir, mais il ne sera pas inutile de rouvrir les yeux plus
tard, pour scruter la pénombre et fouiller l'hallucina-
tion dans les coins. Ces fantasmes bien tempérés n'ont
pas largué les amarres avec l'ordre dense de l'objecti-
vité, un espace reconnaissable et jalonné, toute la vrai-
semblance des choses du dehors. Compromis centriste?
Juste milieu de prudence? Non : ce dosage est la meil-
leure formule chimique de l'angoisse. 11 y a beaucoup
de hauteurs dans le registre plastique du reve. 11 y a le
haut de gamme, la reverie rose et légere de Fragonard,
Watteau, Tiepolo meme. 11 y a, tout en has, le cauchemar
franc et massif, bestial et paroxystique de Bosch, Breug-
hel, Goya parfois. L'inconscient extraverti dans le fan-
tastique ne nous compromet pas vraiment, trop d'étran-
geté nuit a l'étrange. Entre les deux, bien plus menai;ant,
l'onirisme faux frere et tenace de ces scenes indécises,

40
entre deuil et sang, chien et chat, nous fait perdre nos
reperes. Nous ne savons plus si nous sommes ou non
réveillés. Le préconscient est pire car plus sournois que
le sommeil de la raison : un soup on de monstruosité
sera plus anxiogene qu'une hydre a cinq tetes ou un
Cyclope unijambiste. Chez Orson Welles aussi, le malaise
onirique est subtil et nous préférerions sans doute que
Romy Schneider, dans Le Proces, ait plus de difformité
a montrer a Perkins qu'une main légerement palmée
parce qu'elle serait alors repoussante et non vertigi-
neuse. Nous serions en cecas a l'abri dans notre fauteuil,
blindé et distant. 11 y a chez les baroques une situation
canonique de la peur, qui la rend synonyme d'hésitation
et non de pétrification, et qui s'exprime dans un certain
espace et un temps incertain. Ce n'est jamais la nuit
noire ni le désert a perte de vue. L'excellence panique
a son heure, qui est le crépuscule, ou l'aube a défaut,
l'instant de la transition ou l'indécis et l'imprécis
deviennent, par la lumiere, physiquement sensibles. Et
elle a aussi son site de prédilection, tout lieu de passage
construit dont l'architecture importe a la mise en écho
du vide, par réverbération des pas et de la voix: colon-
nades, terrasses, arcades, galeries, péristyles, escaliers,
couloirs, tunnels, portiques (travelling en diagonale bien
sur). Les alignements du néant aspirent le pauvre perdu
qui se débat, s'enfuit, court, vole (que e soit Othello,
Kane, Joseph K. ou Vargas...). Les bureaux du tribunal
dans l'ancienne gare d'Orsay répondent aux longs por-
tiques des palais vénitiens. La scene se joue vent debout,
bourrasque ou tornade étant indispensables a la gloire
des fétus de paille.

41
Ceci n'est pas un décor, ceci n'est pas du théfttre. Le
Tintoret n'est pas un homme de cour, il ne joue pas
avec le feu, il le porte en lui et il le crache. A mille
lieues done de son collegue et voisin, Véronese. Celui-
la déclame, lui, i1 s'exclame. Ils n'habitent simplement
pas le meme monde, qui esta l'un spectacle et a l'autre
défi. Mobile, la caméra du Tintoret découvre le monde
au moment qu'elle le filme, chaque plan est une aven-
ture, notre champ visuel est un champ d'action. Véro-
nese, comme Titien, illustre des vérités révélées, i1 pro-
cede, lui, a leur révélation, en se jetant sur scene la tete
la premiere, et nous avec, torpille suiveuse. La Cene de
Titien, elle, a déja eu lieu quand nous y arrivons, elle
est finie avant de commencer, c'est une cérémonie qu'il
met dans la botte. La Cene de San Rocco, c'est une
histoire ouverte et incertaine, en train de s'accomplir
sous, par nos yeux, dramatiquement. L'effet de suspense
vient de ce que la plastique, dans cet action painting
premiere maniere, est entierement subordonnée a une
dynamique. Les volumes ici ne sont pas des figures, mais
des énergies ramassées qui explosent ou se déchargent
en élan, par quoi le mouvement n'est pas gesticulation
mais libération de charge électromagnétique. Dans ces
souffieries, les lignes de fuite sont des forces faites lignes,
les trajets, les trajectoires, les volutes des hélices, les
arabesques des turbulences. Si le vertige intérieur que
nous communiquent ces envols ou ces chutes suspendues
appellent de notre part un effort musculaire, c'est que
les athletes sacrés qui plongent dans le vide partent a
l'assaut de quelque chose, ce ne sont pas des culturistes
qui montrent leurs muscles ou leur détente pour le

42
plaisir, la beauté ou l'effet, des acrobates pour voir et
se faire voir, martyrs sans cause de la pesanteur. lci, la
dynamique advient d'etre subordonnée a une métaphy-
sique chrétienne qui ne sépare pas la foi des reuvres.
Ces possédés chaotiques s'agitent beaucoup mais ils ont
quelque chose a faire ici-bas: leur salut. C'est ardu, mais
ils n'abdiquent pas. Les forces cosmiques qu'ils affron-
tent les dépassent sans doute, mais ils cherchent a meme
la terre les issues de l'au-dela. Le Tintoret nous donne
a contempler le contraire de la contemplation : l'acti-
visme mystique des miliciens de Jésus. A force d'hellé-
niser la Bible et de transformer le drame du rachat en
bucolique idylle, Raphael et les siens faisaient jouer
Daphnis et Chloé au Golgotha. Le Tintoret réintroduit
la tragédie dans la pastorale et le retour du sublime
chrétien dans la quiétude antique a pour forme d'ex-
pression l'intrusion du temps dans un espace immobile,
je veux dire de l'infini dans un rectangle. En filigrane
sous la sereine plénitude des choses, voici de l'ailleurs,
du manque, de l'outre-tombe. Pas de lointains campa-
gnards et décoratifs, de collines en bouche-trou, de ces
cieux verticaux et monochromes qu'un Carpaccio fait
tomber en rideau a l'horizon de ses toiles. II y a presque
toujours en arriere-fond d'un Tintoret, a la fois central
et désaxé, dynamisant mais asymétrique, un arriere-
monde en échappée, une trouée de lumiere tout au bout
des portiques de marbre ou l'infini se réverbere, dou-
teuse convocation. 11 y a la-has des spectres frissonnants
qui s'impatientent, phosphorescentes apparitions de
squelettes chancelants : les feux follets de la mort. Le
temps nous est compté, pressons-nous, une cendre

43
argentée et déambulante est la pour nous accueillir.
Tres rares sont les expressions plastiques du temps, qui
a depuis toujours son porte-parole officiel, la musique.
Est-ce bien le seul? 11 peut exister des peintres musiciens,
la preuve. Vasari: « Dans la ville de Venise, vit un peinfre
appelé Jacopo Tintoretto, lequel a cultivé tous les arts,
et particulierement la musique. » Tous les témoignages
concordent: Robusti raffolait de musique. Mais nous
n'en voulons pas au mélomane, bien sur, ni a on ne sait
quel musicien manqué; ni meme a l'appariement un
peu convenu d'une atmosphere musicale et d'un style
pictural, qui assortit Mozart a Watteau, Beethoven a
Michel-Ange, et donnerait envíe par exemple de cou-
pler le Tintoret avec Haendel. Jacopo n'est pas seule-
ment musicien dans sa peinture, par son sens du rythme,
de la cadence ou du contrepoint visuel. Ses dernieres
ceuvres - la Mise au tombeau, la Cene de San Giorgio,
Sainte Marie-Madeleine ou Le Baptéme du Christ - volent
a la musique son privilege supreme, qui est de faire
parler la mort.

Dirons-nous que sans tragique pas de sensualité? Voyez


le maniérisme, ce narcissisme du baroque, qui lui est
comme l'opérette a l'opéra, ou le bel canto a }'oratorio.
La métaphysique partie, la tension plastique s'affaisse
en préciosité, restent les académiciens du mouvement
réduit a ses procédés, les ceuvres sans la foi, l'émotivité
sans l'émotion. Du gongorisme sans Gongora. Distin-
guons bien la contorsion des corps de la convulsion des
ames, la linea serpentinata de la sténo des ondes: la
seconde seule est lacérante. L'agitation maniériste nous

44
parait pagailleuse et lassante pour n'etre plus chevillée
a une quete intime. Cet art de cour et d'ostentation a
pourtant avec celui dont nous parlons un dénominateur
commun, a la force et aux tours de force du Parmesan,
du Bronzino ou du Pontormo: la virtuosité. Un ríen
sépare le stylisé du maniéré, sauf qu'un envol de dra-
perie pourpre au premier plan de Saint Georges et le
Dragan n'est pas une élégance mais une panique. Les
maniéristes ont peut-etre pati d'un redoutable avantage,
celui d'avoir pu ignorer l'interdit tridentin qui élevait
une barriere entre mondain et sacré. Le Parmesan met
tant de volupté dans le surnaturel que sa Madone au
col de cygne et aux doigts de fée prend une froideur
de Vénus grecque. Quand une chair, fut-elle divine,
n'est plus soulevée par une transcendance, la rhétorique
s'installe; avec l' art de paraitre, l'angoisse d' etre s'abime
tantót en maladie de langueur, tantót en frénésie : cette
furie sophistiquée s'étale aujourd'hui sur nos murs, dans
nos pubs et nos clips, modes et rocks, les corps se
désarticulent a froid, mais sans vraie force expressive.
Cérémonies hurlées, endiablement sans diable, panto-
mimes de sauvagerie trop cultivée. Puissance et spiri-
tualité ont partie liee.

Ne laissons pas a lui-meme ce mot casse-gueule, sa


plus forte pente nous emmenerait trop vite au ciel avec
les anges et autres ballonnets sacrés; il faut pour
comprendre la gravité du Tintoret mettre spiritualité
et matérialité ensemble, comme noir et blanc au cinéma.
Dans un copieux inédit, Sartre a développé une méta-

45
physique univoque et monocolore du Tintoret a partir
de ce qui ressemble fort a un contresens. Ce texte qui
a pour titre Saint Marc et son double retrace en fait les
mésaventures de Sartre et de son double 1. Commune
malédiction, quiproquo obligé. Stendhal nous avait pré-
venus au détour d'une Promenade dans Rome : « Le voya-
geur doit se rappeler que dans ce qui plait, nous ne
pouvons aimer que ce qui nous plait... Quand vous
approcherez les artistes célebres, vous serez surpris d'une
chose : leurs jugements les uns sur les autres ne sont
que des certificats de ressemblance. » Jugez vous-meme. Ce
vif-argent de Beyle salue au passage dans le Tintoret
« le premier des peintres pour la vivacité d'action de ses
personnages ». Et Sartre, féru d'épaisses contingences
et de déréliction, s'attarde longuement sur son acca-
blante lourdeur, l'indestructible densité des masses,
« caillots bruts de matiere », qui feraient du Tintoret
,, un prophete de la pesanteur, prise comme signe du
.1 délaissement existentiel de l'homme.
l,
Sartre échafaude son raisonnement sur Le Miracle de
l'esclave dont il fait embleme, et qui montre assurément
l
un saint Marc qui pique du nez vers le sol les jambes
'l en l'air - position plutót insolite chez les petits télégra-
¡ phistes de Dieu -, ainsi que sur un on-dit emprunté a
Ridolfi, selon lequel le Tintoret avait pour príncipe et
l. 11 existe a notre connaissance trois textes de Sartre consacrés au Tin-
toret, tous trois fragments d'un « ouvrage a paraitre » et malheureusement
inachevé: Le Séquestré de Venise (Les Temps modernes, nº 141, novembre 1957);
Saint Georges et le dragan (L'Arc, nº 30, octobre 1966); et enfin Saint Marc et
son double, inédit posthume publié par la revue Obliques (« Sartre et les arts »,
1981).

46
habitude de travailler d'apres les platres qu'il suspendait
a des ficelles ef qu'il faisait tourner sous la lumiere ou
bien d'apres des poupées de cire placées dans des mai-
sons de carton percées de fenetres. Fa<;onner des per-
sonnages dans la glaise ou la cire avant de commencer
un tableau, voila qui montre comme un sculpteur
mariqué, acharné a reproduire l'opacité massive des
objets plutót que de simples apparitions optiques. Hanté
par la chose en soi et les servitudes de la matérialité, le
Tintoret - pas un reil, une main - la veut tangible,
pon9éreuse, impénétrable. C'est la recherche du modelé
et non du mouvement qui escamote les physionomies
individuelles: « Ce croyant sombre n'admet qu'un
absolu, la matiere. » D'ou viendrait qu'il sente le fagot.
Au lieu de monter au Ciel ou de flotter en l'air, les
saints et les puissants, affectés de la meme inerti'e que
le pékin, tombent parterre sous l'effet d'une gravitation
égalitaire qui renverse les hiérarchies établies et soumet
le sacré aux lois de la nature. Emporté par le sentiment
du péché et de sa propre lourdeur, le Tintoret aurait
érigé en loi de la nature une affection intime, en prenant
« pour regle technique et impératif esthétique l'intui-
tion la plus profonde de sa sensibilité ». Un mauvais
plais nt pourrait retourner le compliment (et ainsi a
l'infini): notre philosophe a Venise, ptis de lourdeur
postprandiale par une chaude apres-midi d'été, suite a
une « pasta » trop succulente, fait de son indigestion un
signe du destin, et accablé par l'ordre inflexible du
féculent, croyant peser une tonne, ne voit plus sous les
cimaises et dans les chreurs qu'accablement et humeur

47
noire. « La laideur, c'est cela: un ordre de cérémonie
rongé par le cancer de la matérialité. »

Ne confondons pas le creur ténébreux de l'etre avec


celui du Tintoret. 11 suffit d'ouvrir les yeux: tout n'est
pas lumiere et la lumiere n'est pas partout mais elle
n'est nulle part absente et jaillit la ou on ne l'attendait
plus. Ce que diffuse ce poudroiement subit, c'est ce que
ces athletes volants infusent dans leur volume, l'énergie,
le souffle spirituel qui les souleve, ou les électrise.
Lumiere, éternel synonyme, forme visible de la spiri-
tualité. Comme le ciseau baroque fait chanter la pierre
au-dessus des corniches de Borromini, elle rend la nature
surnaturelle, évapore les contours des corps en irradiant
les carnations de l'intérieur. Dans Le Christ devant Pilate
par exemple, seul le Rédempteur s'habille de lumino-
sité, les autres personnages luisent faiblement dans
l'ombre. En regle générale, une lumiere jaune éclate
vers le haut du tableau ou dans le fond (sauf dans La
Fuite en Égypte ou un projecteur vient de détacher e
l'obscurité ambiante, en preniier plan, le crane deJoseph
et le visage de Marie); l'ombre stagne en bas, aux rangs
inférieurs, clairsemée le cas échéant, comme dans La
Montée au Calvaire, par des pastilles de clarté, qui
. s'accrochent ici et la a un turban, une main, une hanche;
c'est pourquoi les mouvements vont pour la plupart de
bas en haut, émergences, ascensions, ou escalades, telle
est la loi de déséquilibre qui structure le tumulte, faux
chaos cinétique. En haut du plan incliné, pour abrupt
qu'il soit (pensons a l'escalier falaise de la Présentation
de la Vierge), la ligne de crete se profile en ligne d'ar-

48
rivée. Dans Le jugement dernier, la moitié inférieure du
panneau, qui montre l'engloutissement des damnés au
fil d'une diluvienne dénivellation, supporte en piédestal
la remontée des corps ressuscités vers le Créateur qui
couronne la moitié supérieure. La pesanteur, inertie
mortelle et décourageante, se voit refoulée par la grace,
supreme aisance qui vous fait bondir en haut des esca-
liers, remonter les déluges, venir a bout des pires escar-
pements. La musculature en ronde bosse <lit l'épaisseur
terrestre mais elle disparait dans l'élongation générale
a l'espece, effet de la grace au travail dans les muscles.
Ce mouvement ascendant d'un moins a un plus de
h.1miere dématérialise les corps, anges de chair et d'os
qui n'ont plus besoin d'ailes pour vaincre la gravitation
parce qu'ils deviennent flammes, vibration, relais d'une
díatne: la spiritualité attrape et leche la matiere comme
une langue de feu. Et il arrive aussi, comme dans la
Cene de San Gi.orgio, que la lumiere se matérialise en
silhouettes, minces filaments d'incandescence tour-
noyant sous les plafonds, au-dessus de la tete des apótres.
Dans cet univers d'envols et non de dégringolade, ou
la clarté finit par triompher du tassement des corps,
tous les etres ont le vertige, certes, mais c'est le vertige
du haut.

Qu'il leur arrive de tomber, et plus que de raison,


c'est certain, mais ils le font de plein gré, gracieusement,
avec condescendance, sans brusquerie. Sartre croit que
le saint Marc catapulté du Miracle va s'écraser sur le sol
comme un bolide en perdition. Il ne voit pas que cette
chute délibérée, techniquement imposée par les regles

49
du trompe-l'reil et du raccourci, est dansée, que ce saint
parachutiste en vol plané maitrise fort joliment sa foudre.
Dans La Visitation de Bologne (comme dans Esther et
Assuérus), il transforme une double prosternation en
culbute, un voluptueux ballet de salutations mutuelles
entre sainte Anne et la Sainte Vierge en collision de
poids lourds. Il est vrai que les personnages ont leur
centre de gravité en dehors d'eux-memes, mais ils ne
perdent pas tout a fait le controle de leurs corps: un au-
dela de lumiere exhausse les héliotropes <!U lieu de les
écraser par terre.

Soit: la lumiere est lourde et cherement acquise. C'est


que le salut est un combat; entre le péché et la grace,
le lourd et le léger, la partie n'est pas jouée d'avance.
La spiritualité du baroque militant n'est pas radieuse ni
placide. Le Tintoret raconte le corps a corps de l'inertie
et du mérite. Gloire essoufHée. Ses funambules n'ont
pas l'apesanteur pour état naturel; les anges eux-memes
ne l'évitent pas, ils doivent ramer. Si l'on meta part le
gigantesque Paradis du Palais ducal, bouillonnement de
chairs célestes un rien pompier, la lumiere, marque d'un
manque, présence d'une absence a l'horizon de la terre,
ne mousse pasen apothéose. Elle transcende et exalte
les corps, mais dans la sueur d'une décharge de puis-
sance, a l'arraché. Rien a voir avec l'Exaltation de la
Sainte Croix chez Tiepolo, ou une allegre élévation au
son du buccin conduit les apótres au septieme del dans
un frou-frou d'ailes rose et bleu. Le sacré ici ne dispense
pas de la peine, il est lui-meme une force au travail
contre les forces contraires de la gravité terrestre, du

50
délaissement et de l'abandon au poids des choses. Le
Tintoret donne figure au paradoxe d'une détresse enle-
vée.

Matérialisme chromatique et chrétien qui culmine


dans la Crucifixion de San Rocco, sommet de cette luxu-
riance austere. Le titre de« plus beau tableau du monde»
a beaucoup de prétendants, celui-la ne serait pas le
moins légitime dans l'ordre du baroque, comme les
Ménines le seront au siecle suivant dans l'ordre classique.
L'immense symphonie-douze metres sur cinq- occupe
toute la largeur du mur de l'ancien réfectoire de la
Scuola. Sa composition prit une année entiere, en 1565.
Toutes les données de la décoration banalement céré-
monieuse sont la : ampleur des dimensions, construction
solidement symétrique, avec un Crucifix - chose rare -
en ligne axiale et médiane, une perspective apparem-
ment normale et une foule de figurants bien costumés.
Résultat: un tourbillon. Pourquoi? Parce qu'il y a au
moins dix tableaux dans le tableau, qu'aucun n'est sur
le meme plan que l'autre, un concavejouxte un convexe.
On voit d'abord un mouvement général de fuite vers
l'horizon selon les lignes convergentes du faisceau
optique le plus convent_ionnel. On s'aper oit bientót que
ce mouvement est contrarié par un autre en sens inverse
qui chasse la scene vers nous car le Christ, pris en plon-
gée, en haut de la toile, a la tete hors du tableau et les
pieds en retrait. Mais a gauche du spectateur (a la droite
du Christ), nouvelle inversion : le bon larron projette
ses pieds en avant et sa tete bascule vers l'arriere. A
notre droite (a la gauche du Christ), le mauvais larron

51
, qui s'appuie sur son coude et souleve le buste nous
tourne le dos, de biais, mais dans un sens opposé, les
épaules vers nous, le corps en fuite. Et ainsi de suite.
Les obliques se contredisent toutes et chacune amorce
un mouvement que nous prolongeons instinctivement
vers l'avant ou l'arriere avec tout notre corps. 11 en
ressort non une surface mais un systeme en arc-en-ciel
d'avances et de reculs, une alternance de saillies et de
creux, qui fait de cette toile mieux qu'un polyptyque,
un polyedre.

<;a grouille de vie, cette mise a mort. La cuisse est


rare mais on n'a pas l'air de s'embeter. Une vraie fete
foraine. Avec pour attraction centrale la crucifixion plu-
tót laborieuse de trois quidams, on a du arriver en
avance, avant la fin des préparatifs. Les ouvriers n'ont
pas encore retiré l'échelle, toujours dressée a revers
contre la croix du milieu. La-haut sur son perchoir, le
Christ, le seul, avec la tournoyante pyramide d'éplorés
en contrebas, a ne pas etre de la fete, reste dans la
pénombre, tache jaune et blafarde clouée sur le ciel
noir, avec pour nimbe un halo d'or gris. 11 ne tient pas
beaucoup de place, le Rédempteur - un petit vingtieme
de la superficie totale, peut-etre - et on ne s'occupe
guere de luí alentour. Pensez done, avec toute l'agita-
tion du chantier. Car on bosse dur ici, les bougres ont
retroussé leurs manches et leurs pantalons et chaque
bourreau mouille sa chemise a la pelle, a la corde, ou
au marteau. Pas de bras cassé : <;a tire et <;a cogne de
partout. On entend sur la gauche le « ho-hisse » des
manreuvres arc-boutés a la renverse tirant sur la corde

52
de toute leur force pour dresser la croix du larron, et
a droite l'ahan du terrassier. Les outils trainent par
terre, sous nos yeux. A la périphérie, lije as usual: a
deux metres de la Croix, les joueurs de dés, distraits
comme u1,1e paire d'amoureux, abritent leur bonheur
sous un étai de bois. Des badauds accoudés regardent,
indifférents, méditatifs, le travail. D'élégants cavaliers
a la promenade, mains sur la hanche, plastronnent dans
les coins : on dirait un rallye dominical. Des chameaux
promenent au loin leur dédain de profil, des silhouettes
enturbannées filent sous les feuillages, un lansquenet
franchit en courant un pont de bois, des chiens s'en-
nuient, accroupis sous le ventre des chevaux. On aura
rarement vu dévotion plus irrévérencieuse.

Ni plus poignante. Car le trivial affairement baigne


dans une surréalité violette et noire, un « camareu
d'orage ». Un crépuscule balayé par le vent, traversé de
lueurs shakespeariennes. Une désolation intérieure pla-
quant l'angoisse au sol. On pense a Buñuel, qui court-
circuite le burlesque par le sacré, le dérisoire par l'an-
goissant. Ici, le réalisme surnaturel nait du contraste
entre cette lumiere sourde et blafarde, cette étrangeté
de fin du monde, et le prosarsme des gestes, la presse
des personnages, la moire des draperies, tout le four-
millement familier de.la vie. Noces funebres, ou l'agonie
de l'homme-Dieu sert de liant entre les personnages,
ou la vie s'éclaire a la mort, scintillement nocturne en
pleinjour. Mais noces d'espoir. Quand on regarde dans
la direction du Christ, on découvre, triangle d'or au bas
de l'horizon, a la hauteur de ses genoux, un grand

53
oiseau de lumiere qui déchire le ciel. Et lui répondant
sur la terre, symétrique a lui, un triangle isocele de
lumiere inexplicable dont le sommet coincide avec la
base de la Croix et qui irradie, latéralement et par en
dessous, l'ensemble de la scene. D'ou vient-il? Certai-
nement pas du soleil. C'est un miracle. N'en déplaise a
Sartre, ces deux tachesjaunes ne sont pas angoisse, mais
résurrection, espérance, Paques. L'horreur du supplice
est hantée par une promesse qui a nom Salut.

Ou plutót par la quete d'un salut auquel le peintre


n'est pas sur de croire. Incertitude sur nos fins dernieres
qui, au deuxieme <legré, donne a la peinture religieuse
du Tintoret cette tonalité louche et crispée qui la sin-
gularise entre toutes. En va-t-il des tableaux comme des
livres? Malraux opposait la littérature du bonheur, disons
Stendhal ou Gide, a celle du salut, DostoYevski, et du
malheur, Faulkner. Nous connaissons une peinture du
bonheur - Renoir ou Ver eer -, et une peinture du
tragique - Goya ou Rembrandt. II y en a une du salut
qui n'est pas plus celle de la grace que le Tintoret n'est
le Greco, car pour le premier le Ciel n'est pas manifes-
tement, assurément, clairement, notre destination. Mais •
elle n'est pas non plus celle du malheur, ou nous
attendent Soutine, Schiele et Beckmann, car l'homme
ici n'est pas seulement un etre de nature.

II y a plusieurs manieres pour un artiste de faire sa


paix avec la mort, et l'antithese des deux dont Nietzsche
a fait des styles d'existence autant que des mythes phi-
losophiques n'enferme pas l'artiste de la Cruci.fixion.

54
L'apollinien se délivre du devenir par la belle apparence
qu'il veut éterniser: extase par détachement. Le dio-
nysiaque s'en délivre en adhérant voluptueusement a la
ronde de mort éternelle : extase par participation. II dit
oui au terrible, a la destruction sans fin des apparences,
a l'anéantissement jubilatoire des individus. Sortie
aérienne ou bien océanique. Le baroque reste a terre
et en guerre. II ne consent pasa la mort, se cabre, hurle.
Sa veine est polémique plus que pudique, intervention-
niste, querelleuse. L'idéal ne se livre pasa ses yeux dans
une contemplation, le réel immédiat ne suffit pas a son
action, il faut a ce batard la contemplaction pour explorer
jusqu'au bout l'écartelement, et le faire fructifier. Au
contraire de l'apollinien toujours tenté de faire du beau
sa propre fin pour qu'il luí masque ses terreurs, il ne
peut se défaire a bon compte de }'intime conviction du
néant. Au contraire du dionysiaque porté a glorifier la
plénitude du monde existant, il ne peut s'empecher de
le sentir qui sonne un peu creux, rongé par un manque
essentiel. Du dionysiaque notre écorché vif a cependant
gardé la surabondance vitale, l'hyperémotivité, un
bouillonnement de forces expressives; mais ce trop-plein
passionnel, qui le portera volontiers au mélo, au mou-
choir et a la facilité, recouvre la sensation d'une insur-
montable vacance, il en est l'exutoire. L'horreur du vide
pousse l'effréné mélancolique a colmater son agorapho-
bie par accumulation, en renchérissant sur les jeux de
scene, les accessoires, les sentiments et les mouvements
de caméra. On en fait un peu trop parce qu'on n'y croit
plus trop, en quoi le baroque atteste indubitablement
un génie de la décadence, qu'il refuse au demeurant

55
parce que sa propre incroyance le fait souffrir. D'ou le
coté histrion, « a la maniere de», din d'reil et facétie
(quoi de plus rigolo que le Suzanne et les vieillards de
Vienne, ou bien Mars planqué sous la table pendant
que Vulcain fait irruption dans la chambre conjugale
de Vénus?). Parfait baroque est le funebre d'une gaieté
intraitable. Qui pose ses conditions a la vie: « Fais-moi
peur ou je ne joue plus. » Car vaudrait-elle la peine
d'etre vécue si elle cessait d'etre invivable? Les grandes
douleurs creusent et l'enterrement culmine en bom-
bance.

. Welles : «Je suis un pessimiste complet mais je suis


allergique au désespoir. C'est mon probleme avec
Kafka. » C'est parce qu'iJ est en puissance et sous tension
de mort que l'homme peut se détendre comme la corde
d'un are. La peur du pire oblige a s'en sortir par n'im-
porte quel moyen - « mouvement et émotion a tout
prix ». Le pire, e'est-a-dire la damnation pour le chré-
tien, le manque de sens pour l'homme absurde, le défaut
d'reuvre pour l'agnostique. Autant la peinture hollan-
daise nous ote, face au monde, toute envie d'etre ail-
leurs, autant cette peinture, si peu humaniste, si peu
domestique nous met des fourmis dans les jambes, et
l'reilleton sur l'infini, par le trou d'une déchirure jaune
dans le ciel, une échappée sous les feuillages, une tran-
chée au bout des portiques. Ici, il y a de l'ailleurs au
milieu de nous, l'homme ne fait pas le poids a lui tout
seul, il n'est pas a lui-meme son propre destin, ni son
centre. Ici, gnke a Dieu; absence motrice, on ne cesse
d'y courir. Ou? Peu importe, nulle part peut-etre. D'ou

56
l'affolement intime de nos fuites en avant - et la repré-
sentation artistique du monde est un activisme qui en
vaut bien d'autres. Le but n'est rien, le mouvement est
tout: ainsi définirais-je l'opportunisme théologique du
Tintoret et de tous ceux qui croient moins au Paradis,
au Progres, au Bonheur et a la Paix entre les nations
qu'a la nécessité d'un bon mouvement qui nous poussera
a faire semblant. Le pathos de l'itinérance est hagard
ou n'est pas.

Vous aimerez peut-être aussi