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l'improviste, en traitre, a Washington, au Prado, a
Londres, a la Pinacotheque de Munich, ou a Vienne.
Analogue au léger coup de fievre que peut vous donner
dans une foule la subite apparition d'un visage de femme
naguere aimée, ou d'un complice, ou d'un ennemi
intime, peut-etre d'un bourreau entrevu de biais il y a
bien longtemps au fond d'une cave humide. Ce dont
j'ai a parler n'est pas du tout convenable. Plus qu'in-
convenant, moins que morbide : charbonneux.
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grands angulaires, la fuite des plafonds, la lumiere
rasante, le désaxement, la profondeur de champ, le
plan-séquence, tout cela a surgi de la lagune dans la
seconde moitié du xv1e siecle et l'accueil a été plutót
froid. L'innovation fit meme scandale aupres de la cri-
tique qui lui préféra la pompe statique et bienséante
des metteurs en scene de théatre comme Titien et Véro-
nese.
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couleurs sont muettes, comme l'est la sensation physique
et en l'occurrence cénesthésique que procure une image
immobile et plane, un tableau au fond d'une église
obscure et vide. Et dans ce cas particulier, le silence
buté des images tire la langue aux concepts car la plas-
tique du Tintoret appartient a un genre chez nous mau-
dit, marginal et censuré, qu'on a appelé « baroque » au
siecle dernier, qu'on pourrait aussi baptiser, avant la
lettre, « expressionniste ». La France, qui s'est toujours
officiellement exclue de l'Eur pe baroque, répugne a
cette gestic-ulation d'ivrognes, tout juste bonne pour les
Teutons, ces agités de Latins, les lndiens du Mexique
ou d'ailleurs. Quand il faut naturaliser un Italien, c'est
sur Raphael que se porte le choix national, des l'age
classique et jusqu'aux pompiers inclus, en •passant par
Poussin, David et Ingres. Cela s'appelait « beau comme
l'antique », <técente castration qui guinde encore, malgré
nos dérisions et sauf accident, la pierre, les mots et les
gestes de l'Hexagone. Notre romantisme ne fut-il pas,
somme toute, un baroque a retardement, un exercice
de rattrapage pour bon éleve un peu coincé, Hugo cou-
rant, non sans mérite, apres Shakespeare?
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/
Le Tintoret, Crucijixion. Scuola di San Rocco, Venise. Photo © A
et les chauds. Animus et anima. Meme parmi ses freres
en sensualité, « le plus terrible cerveau, d'apres Va:sari,
qu'aitjamais eu la peinture » róde a l'écart. Ce sauvage
cherchait la synthese - « la couleur de Titien et le dessin
de Michel-Ange », selon la devise célebre qu'on disait
affichée aux murs de son atelier. II trouva la solitude.
II eut beau avoir un atelier, des commandes, une famille,
une, fille, Marietta, peintre elle aussi, et un fils Dome-
nico, qui allait le seconder dans sa vieillesse. Au contraire
de Véronese, de Giorgione ou de Titien, les références
de Vélasquez, le Tintoret n'a pas fait école. Le Greco
mis a part, pas de légataire reconnu. L'école vénitienne
a marginalisé d'emblée ce Vénitien de souche comme
si la fete a Venise avait voulu refouler la mort a Venise.
Non que cette fievre du trait ait disparu avec lui: la
lave rejaillira ici et la, mais sans blason, par hasard.
Cette tension obsessionnelle n'aura pas d'héritiers, seu-
lement des résurgences.
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dans le recueillement la musique intérieure du monde,
assister sans mot dire a la déroute de l'intellect. Faire
parler ce silence noir et pourpre ajoute le dérisoire a
l'ingrat.
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terriblement ennuyeux. 11 faut bien vivre. Et il y a le
plus secret des peintres sacrés, celui de San Giorgio
Maggiore, de la Scuola di San Rocco et de la Madonna
dell'Orto, la petite église de banlieue ou il est enterré.
11 y a toujours beaucoup d'hommes superposés en un
homme, et le plus visible est le moins vrai. Le Tintoret
ne se livre qu'affronté aux mysteres de la foi, comme
s'il ne se sentait libre qu'aux extremes du fabuleux,
Naissance de la Vierge, Cene ou Mise au tombeau. Comme
si l'officialité profane lui restait extérieure, et qu'il la
rendait de l'extérieur. Comme si le sacré était son uni-
vers le plus privé, celui ou l'on regle les comptes avec
soi-meme. Quand il peint le visage de ses contempo-
rains, il raconte des anecdotes; quand il peint les apotres
et le Bon Dieu, il raconte ses terreurs. Les autoportraits
sont rarement ceux qu'on croit.
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mal faites, défectueuses. Le xvne italien le fit déraper
vers la morale, comme synonyme d'escroquerie et de
fraude, et le xvme frarn;ais lui donna un sens figuratif.
Curieusement, l'un de ses tout premiers usagers, de
Pernety, l'applique au Tintoret en 1757, dans son Dic-
tionnaire portatif de peinture, sculpture et gravure : preuve
de sa mauvaise réputation. Ce caméléon fit ensuite for-
tune dans le péjoratif, comme dépotoir de tous les
déchets d'académie, la classe des cancres inclassables.
C'est a la fin du siecle dernier (Renaissance und Barock
de Wolffiin date de 1888) que les esthéticiens des pays
germaniques le sortirent de l'enfer pour en faire un
póle magnétique des boussoles, le pendant du classique
comme príncipe d'alternance du mouvement des formes,
tant en architecture et musique qu'en peinture. L'infla-
tion l'a dévalué. Aujourd'hui, ce trop commode fourre-
tout irrite, non sans raison.
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relle : comme les affections physiques ou psychiques.
Chaque époque a sa nosologie, sa description et classi-
fication raisonnée des maladies; « baroque » en ce sens
« date », tout comme « rococo », ou « maniériste » (pour
rester dans le meme groupe), comme schizophrene et
hystérique, comme dionysiaque et apollinien. Nos caté-
gories esthétiques ont le meme a.ge que nos entités psy-
chiatriques. Mais si les mots passent comme les modes,
les hystériques sont toujours la, les tableaux de San
Rocco aussi, et nos vertiges, ces vrais points fixes. Le
Tintoret est universel. Je n'en veux pas au spécimen
mais je plaide, a travers luí, pour une espece.
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attachés a leur idole, mais des visiteurs pressés et peut-
etre indifférents qui passent de leurs toiles a celles du
voisin et butent sur la différence. 11 se peut que le
baroque n'existe pas et que cette entité inventée par
l'age moderne soit aussi fictive et arbitraire que l'hys-
térie inventée par Charcot. Mais quand on assiste dans
un salon a la rencontre d'un hystérique et d'un schi-
zophrene, on se convainc que les maladies mentales ne
sont pas qu'une affaire de vocabulaire. << Le mirage
baroque » se dissipe des l'instant que, regardant l'un a
coté de l'autre un Giotto et un Mantegna, un Piero et
un Rembrandt, un Ingres et un Delacroix, un Jean
Renoir apres un Buñuel ou un Mizoguchi avant un
Kurosawa, éclate l'incompatibilité physique des ames en
présence, a vous inspirer une sorte de racisme de la
sensibilité. En art comme ailleurs, les évidences sont de
polarité. Nos familles sont des camps retranchés. On
vous dégoute avec les antitheses, on vous moque leur
rhétorique, remplacez par antagonisme, et vous
comprendrez. L'opposition des styles, c'est ce qui reste
quand on a tout oublié des répulsions de l'épiderme.
« La nature humaine est ainsi faite, note Stendhal en
Italie, le meme homme ne peut pas adorer Raphael et
Rubens. » •
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peint l'immuable et le Tintoret l'instant. Le tableau du
premier, construit en largeur, de gauche a droite,
déroule devant nous une cérémonie, par une juxtapo-
sition ordonnée de volumes statiques ou chaque per-
sonnage est un indice hiérarchique. Celui du Tintoret,
construit en profondeur, de has en haut, communique
un mouvement de spirale ascendante dans la drama-
tique surprise d'un instantané. Ici, une histoire est
racontée du dehors par un témoin exact mais extérieur,
un regard poli et scrupuleux, le monde est mis a dis-
tance, c'est fastueux, inerte et rassurant: une célébra-
tion. La, nous voila précipités au pied d'un escalier a
gravir, au beau milieu de la scene, soulevés par une
hélice, happés par une trouée lumineuse tout au fond
du tableau, et l'introduction de la distance dans le monde
en fait un autre monde : une irruption. Contre, tout
contre l'étendue, l'intensité; contre le figuratif, l'émo-
tif; contre l'étendue visible, l'espace psychique; contre
le corps représenté, le corps vécu. La légende veut que
le jeune Robusti ait fait ses premieres armes comme
apprenti dans la bottéga de Titien et que le patriarche
au comble des honneurs, déja jaloux, l'ait rapidement
mis a la porte. Se non e vero, e bene trovato.
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téret ne réside plus dans ce qui est mais dans ce qui se
transforme 1• » Tous les parametres du binóme sont bien
la sous nos yeux: ligne et tache, surface et profondeur,
forme fermée et forme ouverte, juxtaposition statique
des parties et unité dynamique d'un tout, clarté absolue
et clair-obscur.
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République ne commémoraient pas sa puissance dans
le moment ou elle l'acquiert par des luttes, mais dans
celui ou elle digere apres des victoires. Tandis qu'a ses
rivales la contention arrache des cris, elle attend la
plénitude pour trouver sa propre voix, a qui les hymnes
seuls conviennent.
« Hors Tintoret, il n'y a que }'aventure dans le songe
vénitien; avec lui, il y entre le drame 1• »
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devient moins un spectacle qu'un récit. Comme dans le
roman en effet, ce n'est pas seulement le dialogue, la
clarté descriptive mais le style imprimé au langage qui
crée le sens. » Et ce sens est universel parce que ce style
est singulier. La connaissance de la syntaxe baroque,
cet entre-deux nécessaire, n'est qu'un moment a tra-
verser, mais dans quel sens? On peut aller vers l'amont
d'une existence remise en situation, l'obscur combat
d'une conscience et d'une ville, et c'est ce qu'a réussi
Sartre, dans Le Séquestré de Venise. Quand j'ai lu cet
assaut magnifique d'un écrivain contre son ombre, je
n'ai pas avancé d'un pas dans l'élucidation du symptóme
- le Tintoret: la vie m'a caché l'reuvre,j'en sors rompu
mais aveugle. Au regard de ces lumineux mysteres, les
reuvres peintes, expériences toujours a notre portée,
une vie d'artisan dans l'histoire, c'est abstrait.Je préfere
aller en aval, quitter le fantóme d'un peintre pour
prendre sa peinture a bras-le-corps, m'en tenir a un
tressaillement, dussé-je produire ses raisons. Faisons done
comme si cet homme n'avait pas eu de biographie, ni
de sociologie, ni de géographie. Regardons cet individu
comme lui-meme figurait les hommes et les femmes, de
loin, de dos ou de profil, sans s'attarder sur les visages
et l'anecdote. Aurait'-il suggéré l'inquiétante expressi-
vité des corps s'il n'avait fait l'impasse sur les expressions
contingentes de tel ou tel? La nuque ou le dos d'une
femme peuvent en dire plus sur le féminin qu'un beau
sourire. La vie du Tintoret a fini au demeurant par
décalquer son art, c'est une longue ellipse dont nous ne
savons presque rien. Sartre fait parler les blancs et inter-
prete les racontars d'une mauvaise langue, Ridolfi, qui
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cinquante ans apres sa mort, en 1648, expédie au pur-
gatoire « le farouche et dur vieillard ». Sans doute,
puisqueje ne peux regarder L'Invention du corps de saint
Marc ou la Cene de San Giorgio sans revoir Le Proces ou
le générique a la grue de Touch of Evil, il ne me déplait
pas de retrouver dans cet emmerdeur de Robusti le
profil du type impossible qui ne finit jamais rien, du
panier percé taraudé par !'argent qui porte la poisse a
ses protecteurs et court apres la commande comme
l'autre apres ses budgets de production; il me plait d'ap-
prendre que le sulfureux wonder boy de la lagune annonce
la couleur et casse la baraque avec Le Miracle de l'esclave
a l':ige de vingt-neuf ans, celui ou Welles impose Citizen
Kane. II m'importe plus de savoir que selon le Tintoret,
qui ne s'adonne aux joies du colorís que pour les sujets
mythologiques qui l'intéressent le moins, « il faut a toutes
les couleurs préférer le blanc et le noir », ce que Welles
n'a cessé de répéter, trois cents ans plus tard, face au
technicolor. Cela m'en dit plus long sur l'essentiel, qui
est le concret sans :ige des peurs humaines et combien
un contre-jour peut etre utile a la dramatisation de la
vie, que de savoir si ce bourreau de travail fut ou non
bon époux, bon pere et bon chrétien; si cet intrigant
sédentaire et grippe-sou avait ou non un compte a régler
avec les méteques de la terre ferme qui venaient a Venise
piquer la di entele des autochtones; si ce margoulin des
beaux-arts voulait ou non renverser les lois du marché;
si l'inquiétude d'un misanthrope frénétique et traqué
rejoint, ou non, celle d'une ville menacée. La lutte des
roturiers et du patriarcat vénitien au xvre siecle a un
intéret documentaire. La dynamique des diagonales
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qu'on retrouve partout chez l'auteur de L'Enlevement
du corps de saint Marc a, elle, valeur testamentaire; la
preuve en est qu'elle organise presque tous les plans du
Proces, dont l'auteur ignorait sans doute tout du Véni-
tien, et que les transversales de fuite ici et la me sug-
gerent la meme complicité que j'appellerai le sentiment
panique de la vie. Chevillant l'évidence de l'échec au
travail de l'reuvre, il fait ressort de la menace et du
pessimisme un dynamisme. Ce sentiment durera autant
qu'il y aura sur terre de la mort, de l'espace et des
hommes au milieu. Peu importe les répertoires ou il
trouve a percer, l'époque propose, la diagonale dispose:
La clientele du xv1e voulait des Annonciations et des
Crucifixions, la nótre du policier ou de l'érotique (pour-
quoi La Dame de Shanghai? parce qu'un livre portant ce
titre attractif se trouvait a coté du téléphone d'ou Welles
appelait un producteur pour décrocher cinquante mille
dollars absolument vitaux), la toujours moderne direc-
trice en diagonale traverse indifféremment Kafka, Sher-
wood King et l'Ancien Testament.
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sur la place de L'Enlevement du corps de saint Marc: un
mouvement latéral, perpendiculaire a l'axe du tableau,
entraine les pai'ens en fuite de droite a gauche, vers les
arcades; une deuxieme radiale magnétique vient du fond
du tableau vers le spectateur, en avant et a droite,
entraí'nant avec lui les porteurs du corps; et a gauche,
un long couloir vide repart en sens inverse, du specta-
teur vers la fat;ade onirique de l'église, aux pierres trans-
lucides, comme surimprimées sur le del noir. Voyez ce
gout pour les diptyques - comme Le jugement dernier ou
La Mort d'Abel qui mettent l'antinomie en scene. Le
contraste peut échouer en rhétorique, mais il n'acquiert
chez les plus grands sa tension expressive qu'a traduire
une tension intérieure, done insoluble et irréconciliable.
La conscience baroque est malheureuse - mais rare-
ment sinistre, comme nous le verrons - car « !'esprit
baroque ne sait pas ce qu'il veut, il veut en meme temps
le pour et le contre. 11 veut... graviter et s'enfuir... lever
le bras et descendre la main » (Eugenio d'Ors). Le sérieux
de cette disposition d'esprit-j'entends celle du baroque
souffrant et non triomphant, plutót Mantegna que Tie-
polo, plutót Welles qu'Ophuls - lui vient précisément
de ne jamais séparer les contraires car choisir c'est mou-
rir. Si je ne veux pas deux choses a la fois, je n'aurai ni
l'une ni l'autre. Voyez le Tintoret: il veut les valeurs
et le modelé, l'optique et le tactile, la grace et la pesan-
teur, la Beauté et la Nature, le Ciel et la Terre. Chacun
de ses tableaux est un oxymoron - du genre « obscure
clarté » et « soleil noir ». Lui qui éclaire la vie a la paleur
de la mort, il peint des féeries funebres, des nocturnes
incandescents, ou si vous préférez, comme dans La Fuite
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en Égypte, la Cene, ou la Mise au tombeau, ses dernieres
toiles, des aurores boréales a la tombée de la nuit.
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furie de brosses, une audace de raccourci incroyable...
Cela est violent, mélodramatique, mais revetu d'une
qualité supreme de force.» Taine est saisi a la gorge
par cette clameur d'enfer, admire en maugréant quand
meme Le Massacre des Innocents - « ce délire, cette bac-
chanale forcenée du désespoir » -, ou tel jaillissement
des bras dans Le Miracle de l'esclave - « gerbe d'eau
lancée d'un canal trop plein » (1881). Plus sévere, Burck-
hardt condamne « un art fruste et barbare».« Un héros
bestial », <lira meme Élie Faure plus tard, que le lyrisme
n'était pas pour décourager. Ce qui indisposait chez cet
enfant terrible, en fait aujourd'hui un complice. 11 sen-
tait le soufre, nous aussi : cette conspiration involontaire
releve de l'air du temps. Ce tete-a-queue est d'abord
historique, c'est celui de deux siecles convulsés, le xv1e
et le nótre, qui fraternisent a distance par-dessus les
calmes certitudes intermédiaires. Tout rapproche ces
deux vacillements guerriers et d'abord la cruauté. Notre
xvne siecle étale sur le sol ses parterres et ses toiles, ses
palais et ses livres, une puissance d'établissement, stable
et pesante : apres avoir réglé dans le sang leurs démelés
avec le ciel, les lieutenants de Dieu sur terre s'offrent
une longue paix de compromis. On baptisa l'ennui
majesté, on confia aux diverses académies le détail des
cérémonies, et la violence se résorba dans les institu-
tions. La puissance au xv1e siecle n'est pas de position
mais d'impetu; ce n'est pas encore un état, mais un élan;
pas une configuration, une propulsion; et la virtu de
l'ame y flirte ouvertement avec la chair pulsive et cri-
minelle. Ce xv1e a la spiritualité du tigre. Elle se policera
au fur et a mesure, mais saint Ignace lui-meme - qui
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passa deux ansa Venise (1536-1537), quand le Tintoret
y apprend son métier - transformera bientót les enfants
de Marie en miliciens casqués et bottés. La folie des
guerres de Religion nous est fraternelle, quand la pre-
miere Renaissance des images d'Épinal - les chromo:;
de Botticelli et de Raphael - rejoint le style bonbon
dans un sourire hollywoodien et mievre. Comparé au
nótre, l'age d'or de la férocité, victime du changement
d'échelle et du progres technique de l'extermination, a
perdu son terrifiant éclat: nous sommes blasés. Mais
sur le moment, aux yeux de ces naYfs de contemporains,
le sac de Rome avec ses quarante mille morts (cette date
de 1527 marquant la fin officielle du Rinascimento pro-
prement <lit, mais on peut lui préférer la mort de Vinci,
huit ans plus tót), la guerre des Paysans en Allemagne,
la Saint-Barthélemy en France, les crimes de guerre du
duc d' Albe aux Pays-Bas avaient de quoi assombrir ici
et la la platonique lumiere venue de Toscane. Les artistes
bien sur ne sont pas des barometres. A l'abri sur leur
ilot de jubilation, Titien et ce décorateur de Véronese
continuent de caresser le bonheur d'etre comme au
théatre, comme par-devant. Ríen n'est mécanique, et la
peinture n'a pas a recueillir les couleurs du temps sur
une plaque photographique. Tout bousculé qu'il füt de
batailles et d'émeutes, le siecle d'or hollandais n'a pas
mis a feu et a sang les intérieurs de Vermeer ni les
campagnes d'Hobbema. Les paradis domestiques ou
champetres peuvent aussi servir de valeur refuge. Le
Tintoret ne ruse pas, il jettera en vrac les désordres du
temps au beau milieu des vérités de la foi catholique.
Non qu'il sacrifie a la propagande ou s'enróle dans les
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phalanges de l'art jésuite. II a cinquante ans quand
s'acheve le concile de Trente. Prudent, il tiendra compte
ostensiblement des instructions : pas de nudité ni
d'abandon lascif dans l'art religieux, mais seulement
chez Homere et Virgile. Et soulignez autant que possible
les mérites de l'Eucharistie sabotés par les hérétiques:
il fera voir dans La Cene de San Giorgio Jésus adminis-
trer en personne la communion aux apótres. Pour le
reste, qui est l'essentiel, le Tintoret ne cede ríen a l'or-
thodoxie du triomphe et de la gloire, vertus recom-
mandées par la Contre-Réforme. Sous son pinceau, la
Bonne Nouvelle tourne au sauve-qui-peut général, les
miracles ressemblent a une catastrophe naturelle, et les
Rois mages échappent de peu a l'apocalypse. Ce puritain
traqué qui donne aux apótres des airs de détenus en
cavale ne risquait pas de finir en vignette sur les boites
de chocolat.
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Vasari qui déplorait ce relaché: « Ses croquis sont si
rudes que les traits de son crayon manifestent plus de
force que de jugement. » Mais l'esquisse inachevée qu'on
voit en plein milieu du Doge Mocinego devant le Rédemp-
teur, au Metropolitan Museum, en fait un Picasso. Le
cursif, plus conducteur que l'ampoulé, transmet l'élec-
tricité jusqu'a nous. Des toiles comme Saint Georges et le
dragon ou La Fuite en Égypte sont menées et nous menent
au galop - on ne sait ou, c'est l'astuce. Ce virtuose, en
somme, passait pour avoir des impatiences de mauvais
ouvrier. Les critiques, qui sont en général des hommes
d'ordre, n'aiment pas les gens pressés. Ils les jugent
désinvoltes. Ce mauvais bon éleve vexait ses clients. En
1660, l'un d'eux, Boschini, inventa meme de classer les
artistes en diligente et manieroso. Ce n'est pas idiot; les
noms se bousculent aussitót derriere l'une ou l'autre
banniere : Franz Hals, Rembrandt, Michel-Ange et
Guardi (dont les tremblantes vedute rendent la lagune
luminescente et haillonneuse), mais aussi Matta et Pol-
lock seraient du cóté des diligenti; Dou et Vermeer,
Vinci et Canaletto mais aussi Dali (ou Delvaux) et Rosen-
quist, manierosi; il y a peut-etre la aussi, en sommeil, un
secret de famille a redécouvrir. Ce qui est certain, c'est
que dans l'emporte-piece ou le regard classique décelait
un manque de fini, nous voyons les marques inquietes
d'une ouverture a l'infini, lequel préfere se manifester
en pointillé plutót qu'en trait plein. Le sublime répugne
aux détails, done au léché. Un certain inachevement
ajoute au lieu de retrancher - formule dangereuse qui
peut porter en elle << la fin de la peinture » comme dis-
cipline et artisanat. Mais au xv1e siecle, ou tous les éleves
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des Beaux-Arts savaient dessiner un cheval ou une ana-
tomie, la concision était une audace et non un relache-
ment. La technique picturale releve ici d'une chasse
spirituelle. II ne cherche pas la beauté, cette « promesse
du bonheur », disait Stendhal dans La Peinture en ltalie,
car il n'est pas homme a prendre sa retraite. Ilfa presto
pour faire vrai, sa vérité est un tourment, le Tintoret
peint comme un dératé parce qu'il est possédé. II a
affaire a la transcendance, les apparences ne doivent
pas le retarder.
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Comme si personne ne savait se tenir droit, de face,
dans l'axe, bien sagement. Comme si le centre de gravité
de chacun n'était pas fait pour son polygone de susten-
tation. Si quelqu'un marche, c'est qu'il n'est pas encore
tombé; s'il est debout, au repos, il paiera cher cette
inadvertance. Le sol? un plancher de bateau par gros
temps, sans rambardes ou se retenir, le danger est par-
tout, nous pouvons glisser d'une seconde a l'autre dans
les ténebres. Turbulence généralisée qui fait de chacun
un trompe-la-mort a bout de souffie, improbable acro-
bate promis au cataclysme. Le Tintoret débusque la
déclivité secrete des horizontales - tout comme Welles,
chez qui les plafonds donnent le vertige. Le pathétique
alors réside dans l'évidence qu'il ne sert pas a grand-
chose de résister et que celui qui fait ce qu'il peut pour
ne pas se casser la figure ignore que les jeux sont faits.
11 se bat, tatonne, cherche l'issue. A quoi bon? Ces
athletes sont des impotents, on a piégé ces indomp-
tables. Comment s'en sortir, de l'entonnoir? En accé-
lérant, mais cette fuite en avant est une fuite en rond.
J'appelle autrui, chacun de mes gestes est un S.O.S., je
me débats,je sais queje n'en réchapperai pas etje fais
tout pour m'échapper. C'est la scene originaire du noyé,
clou du répertoire baroque. L'espace s'enfonce sous mes
pieds comme le pécheur glisse au néant, l'a-pic du péché
origine! me pousse a la renverse, ces culbutes suspen-
dues procedent d'un pessimisme plutót augustinien qui
fait la grace a la fois efficace et incertaine. Nous ne
sommes pas jetés dans le monde pour nous y reposer;
pour regarder la scene de loin; nous sommes sous les
spots, sur les planches, il faut inventer et courir, et notre
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course ne mene avec certitude nulle part. L'intenable
dedans a peut-l!tre un dehors mais pas de sortie évi-
dente. On comprend que les saints aient ici l'air affolé;
et que, malgré ses Vierges et ses saints sacrements - ou
a cause d'eux? -, le Tintoret ait pu fróler d'assez pres,
au plus noir de son cceur, l'hérésie réformée toute
proche.
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Gardons-nous en effet d'opposer l'effusion au recueil-
lement. Dans ce carrousel mystique, le tumulte des corps
emmelés traduit la concentration des ames; et le cha-
rivari, une contention mystique. Sans doute une figure
isolée devient-elle aussitot statique: le mouvement
appelle l'effet de foule, la guirlande des formes et l'en-
trelacement des volumes, l'illusion picturale est a ce
prix, certains l'estiment élevé dans Le Massacre des Inno-
cents ou les éboulis de meres et d'enfants peuvent don-
ner a la fin plus une sensation de glu que de fuite. Chez
Tintoret, la frénésie va de l'ame au geste. L'intériorité
est naturellement furieuse, personne ne se force. Les
maniéristes en rajoutent, les vrais baroques s'agitent
sous la contrainte. Klee assigne au peintre la tache« non
de rendre le visible mais de rendre visible». Lui, il se
tient a califourchon sur l'ame et le corps, la vision du
visionnaire et la chose vue du naturaliste, l'espace en
l'homme et l'homme dans l'espace. Ce point d'équilibre
est précieux parce que précaire, on passe vite de l'autre
coté du cheval. Pas assez d'ame, vous revoila dans le
maniérisme, frénésie glacée, feu refroidi; trop, vous
glissez a l'expressionnisme, ou la réalité extérieure
devient un état d'ame, et bientot un exhibitionnisme
de l'intériorité. Dans le sillage du Tintoret, il y a le
Greco bien sur et ses flammes de chair, Munch et ses
cris de terreur, mais aussi Nosferatu, Caligari, et l'art
déco des studios allemands des années vingt. L'exces de
stylisation finit par engloutir les bípedes et toute indi-
viduation dans un partí pris d'horreur obsessionnelle,
les acteurs jouent un seul et meme role, figurants ou
comparses. Déja, tous les Greco se ressemblent, la
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marque de fabrique les a mangés. Le Tintoret roule les
etres dans une meme cendre lumineuse mais leur laisse
encore un visage, leur caractere, une physionomie. 11
tient balance égale entre l'obsession et la représenta-
tion. Ses ascensions, ses chutes, ses vertiges, ont l'insis-
tance évasive et ténue de la fantasmagorie; c'est dans
notre poitrine que gronde l'orage a Alexandrie, quand
les chrétiens profitent de la tornade pour s'enfuir avec
le corps de saint Marc que les pai'ens voulaient bruler,
apres son martyre; au fond de notre gorge que résonnent
leurs cris sous la voute ou saint Marc apparait soudain,
le bras tendu, pour arreter la profanation des tombes.
Nous pouvons entendre et voir ces phosphenes d'effroi
en fermant les yeux, ils nous surprennent du dedans
comme un pan de nuit en nous, ineffai;ables comme le
noir, mais il ne sera pas inutile de rouvrir les yeux plus
tard, pour scruter la pénombre et fouiller l'hallucina-
tion dans les coins. Ces fantasmes bien tempérés n'ont
pas largué les amarres avec l'ordre dense de l'objecti-
vité, un espace reconnaissable et jalonné, toute la vrai-
semblance des choses du dehors. Compromis centriste?
Juste milieu de prudence? Non : ce dosage est la meil-
leure formule chimique de l'angoisse. 11 y a beaucoup
de hauteurs dans le registre plastique du reve. 11 y a le
haut de gamme, la reverie rose et légere de Fragonard,
Watteau, Tiepolo meme. 11 y a, tout en has, le cauchemar
franc et massif, bestial et paroxystique de Bosch, Breug-
hel, Goya parfois. L'inconscient extraverti dans le fan-
tastique ne nous compromet pas vraiment, trop d'étran-
geté nuit a l'étrange. Entre les deux, bien plus menai;ant,
l'onirisme faux frere et tenace de ces scenes indécises,
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entre deuil et sang, chien et chat, nous fait perdre nos
reperes. Nous ne savons plus si nous sommes ou non
réveillés. Le préconscient est pire car plus sournois que
le sommeil de la raison : un soup on de monstruosité
sera plus anxiogene qu'une hydre a cinq tetes ou un
Cyclope unijambiste. Chez Orson Welles aussi, le malaise
onirique est subtil et nous préférerions sans doute que
Romy Schneider, dans Le Proces, ait plus de difformité
a montrer a Perkins qu'une main légerement palmée
parce qu'elle serait alors repoussante et non vertigi-
neuse. Nous serions en cecas a l'abri dans notre fauteuil,
blindé et distant. 11 y a chez les baroques une situation
canonique de la peur, qui la rend synonyme d'hésitation
et non de pétrification, et qui s'exprime dans un certain
espace et un temps incertain. Ce n'est jamais la nuit
noire ni le désert a perte de vue. L'excellence panique
a son heure, qui est le crépuscule, ou l'aube a défaut,
l'instant de la transition ou l'indécis et l'imprécis
deviennent, par la lumiere, physiquement sensibles. Et
elle a aussi son site de prédilection, tout lieu de passage
construit dont l'architecture importe a la mise en écho
du vide, par réverbération des pas et de la voix: colon-
nades, terrasses, arcades, galeries, péristyles, escaliers,
couloirs, tunnels, portiques (travelling en diagonale bien
sur). Les alignements du néant aspirent le pauvre perdu
qui se débat, s'enfuit, court, vole (que e soit Othello,
Kane, Joseph K. ou Vargas...). Les bureaux du tribunal
dans l'ancienne gare d'Orsay répondent aux longs por-
tiques des palais vénitiens. La scene se joue vent debout,
bourrasque ou tornade étant indispensables a la gloire
des fétus de paille.
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Ceci n'est pas un décor, ceci n'est pas du théfttre. Le
Tintoret n'est pas un homme de cour, il ne joue pas
avec le feu, il le porte en lui et il le crache. A mille
lieues done de son collegue et voisin, Véronese. Celui-
la déclame, lui, i1 s'exclame. Ils n'habitent simplement
pas le meme monde, qui esta l'un spectacle et a l'autre
défi. Mobile, la caméra du Tintoret découvre le monde
au moment qu'elle le filme, chaque plan est une aven-
ture, notre champ visuel est un champ d'action. Véro-
nese, comme Titien, illustre des vérités révélées, i1 pro-
cede, lui, a leur révélation, en se jetant sur scene la tete
la premiere, et nous avec, torpille suiveuse. La Cene de
Titien, elle, a déja eu lieu quand nous y arrivons, elle
est finie avant de commencer, c'est une cérémonie qu'il
met dans la botte. La Cene de San Rocco, c'est une
histoire ouverte et incertaine, en train de s'accomplir
sous, par nos yeux, dramatiquement. L'effet de suspense
vient de ce que la plastique, dans cet action painting
premiere maniere, est entierement subordonnée a une
dynamique. Les volumes ici ne sont pas des figures, mais
des énergies ramassées qui explosent ou se déchargent
en élan, par quoi le mouvement n'est pas gesticulation
mais libération de charge électromagnétique. Dans ces
souffieries, les lignes de fuite sont des forces faites lignes,
les trajets, les trajectoires, les volutes des hélices, les
arabesques des turbulences. Si le vertige intérieur que
nous communiquent ces envols ou ces chutes suspendues
appellent de notre part un effort musculaire, c'est que
les athletes sacrés qui plongent dans le vide partent a
l'assaut de quelque chose, ce ne sont pas des culturistes
qui montrent leurs muscles ou leur détente pour le
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plaisir, la beauté ou l'effet, des acrobates pour voir et
se faire voir, martyrs sans cause de la pesanteur. lci, la
dynamique advient d'etre subordonnée a une métaphy-
sique chrétienne qui ne sépare pas la foi des reuvres.
Ces possédés chaotiques s'agitent beaucoup mais ils ont
quelque chose a faire ici-bas: leur salut. C'est ardu, mais
ils n'abdiquent pas. Les forces cosmiques qu'ils affron-
tent les dépassent sans doute, mais ils cherchent a meme
la terre les issues de l'au-dela. Le Tintoret nous donne
a contempler le contraire de la contemplation : l'acti-
visme mystique des miliciens de Jésus. A force d'hellé-
niser la Bible et de transformer le drame du rachat en
bucolique idylle, Raphael et les siens faisaient jouer
Daphnis et Chloé au Golgotha. Le Tintoret réintroduit
la tragédie dans la pastorale et le retour du sublime
chrétien dans la quiétude antique a pour forme d'ex-
pression l'intrusion du temps dans un espace immobile,
je veux dire de l'infini dans un rectangle. En filigrane
sous la sereine plénitude des choses, voici de l'ailleurs,
du manque, de l'outre-tombe. Pas de lointains campa-
gnards et décoratifs, de collines en bouche-trou, de ces
cieux verticaux et monochromes qu'un Carpaccio fait
tomber en rideau a l'horizon de ses toiles. II y a presque
toujours en arriere-fond d'un Tintoret, a la fois central
et désaxé, dynamisant mais asymétrique, un arriere-
monde en échappée, une trouée de lumiere tout au bout
des portiques de marbre ou l'infini se réverbere, dou-
teuse convocation. 11 y a la-has des spectres frissonnants
qui s'impatientent, phosphorescentes apparitions de
squelettes chancelants : les feux follets de la mort. Le
temps nous est compté, pressons-nous, une cendre
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argentée et déambulante est la pour nous accueillir.
Tres rares sont les expressions plastiques du temps, qui
a depuis toujours son porte-parole officiel, la musique.
Est-ce bien le seul? 11 peut exister des peintres musiciens,
la preuve. Vasari: « Dans la ville de Venise, vit un peinfre
appelé Jacopo Tintoretto, lequel a cultivé tous les arts,
et particulierement la musique. » Tous les témoignages
concordent: Robusti raffolait de musique. Mais nous
n'en voulons pas au mélomane, bien sur, ni a on ne sait
quel musicien manqué; ni meme a l'appariement un
peu convenu d'une atmosphere musicale et d'un style
pictural, qui assortit Mozart a Watteau, Beethoven a
Michel-Ange, et donnerait envíe par exemple de cou-
pler le Tintoret avec Haendel. Jacopo n'est pas seule-
ment musicien dans sa peinture, par son sens du rythme,
de la cadence ou du contrepoint visuel. Ses dernieres
ceuvres - la Mise au tombeau, la Cene de San Giorgio,
Sainte Marie-Madeleine ou Le Baptéme du Christ - volent
a la musique son privilege supreme, qui est de faire
parler la mort.
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parait pagailleuse et lassante pour n'etre plus chevillée
a une quete intime. Cet art de cour et d'ostentation a
pourtant avec celui dont nous parlons un dénominateur
commun, a la force et aux tours de force du Parmesan,
du Bronzino ou du Pontormo: la virtuosité. Un ríen
sépare le stylisé du maniéré, sauf qu'un envol de dra-
perie pourpre au premier plan de Saint Georges et le
Dragan n'est pas une élégance mais une panique. Les
maniéristes ont peut-etre pati d'un redoutable avantage,
celui d'avoir pu ignorer l'interdit tridentin qui élevait
une barriere entre mondain et sacré. Le Parmesan met
tant de volupté dans le surnaturel que sa Madone au
col de cygne et aux doigts de fée prend une froideur
de Vénus grecque. Quand une chair, fut-elle divine,
n'est plus soulevée par une transcendance, la rhétorique
s'installe; avec l' art de paraitre, l'angoisse d' etre s'abime
tantót en maladie de langueur, tantót en frénésie : cette
furie sophistiquée s'étale aujourd'hui sur nos murs, dans
nos pubs et nos clips, modes et rocks, les corps se
désarticulent a froid, mais sans vraie force expressive.
Cérémonies hurlées, endiablement sans diable, panto-
mimes de sauvagerie trop cultivée. Puissance et spiri-
tualité ont partie liee.
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physique univoque et monocolore du Tintoret a partir
de ce qui ressemble fort a un contresens. Ce texte qui
a pour titre Saint Marc et son double retrace en fait les
mésaventures de Sartre et de son double 1. Commune
malédiction, quiproquo obligé. Stendhal nous avait pré-
venus au détour d'une Promenade dans Rome : « Le voya-
geur doit se rappeler que dans ce qui plait, nous ne
pouvons aimer que ce qui nous plait... Quand vous
approcherez les artistes célebres, vous serez surpris d'une
chose : leurs jugements les uns sur les autres ne sont
que des certificats de ressemblance. » Jugez vous-meme. Ce
vif-argent de Beyle salue au passage dans le Tintoret
« le premier des peintres pour la vivacité d'action de ses
personnages ». Et Sartre, féru d'épaisses contingences
et de déréliction, s'attarde longuement sur son acca-
blante lourdeur, l'indestructible densité des masses,
« caillots bruts de matiere », qui feraient du Tintoret
,, un prophete de la pesanteur, prise comme signe du
.1 délaissement existentiel de l'homme.
l,
Sartre échafaude son raisonnement sur Le Miracle de
l'esclave dont il fait embleme, et qui montre assurément
l
un saint Marc qui pique du nez vers le sol les jambes
'l en l'air - position plutót insolite chez les petits télégra-
¡ phistes de Dieu -, ainsi que sur un on-dit emprunté a
Ridolfi, selon lequel le Tintoret avait pour príncipe et
l. 11 existe a notre connaissance trois textes de Sartre consacrés au Tin-
toret, tous trois fragments d'un « ouvrage a paraitre » et malheureusement
inachevé: Le Séquestré de Venise (Les Temps modernes, nº 141, novembre 1957);
Saint Georges et le dragan (L'Arc, nº 30, octobre 1966); et enfin Saint Marc et
son double, inédit posthume publié par la revue Obliques (« Sartre et les arts »,
1981).
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habitude de travailler d'apres les platres qu'il suspendait
a des ficelles ef qu'il faisait tourner sous la lumiere ou
bien d'apres des poupées de cire placées dans des mai-
sons de carton percées de fenetres. Fa<;onner des per-
sonnages dans la glaise ou la cire avant de commencer
un tableau, voila qui montre comme un sculpteur
mariqué, acharné a reproduire l'opacité massive des
objets plutót que de simples apparitions optiques. Hanté
par la chose en soi et les servitudes de la matérialité, le
Tintoret - pas un reil, une main - la veut tangible,
pon9éreuse, impénétrable. C'est la recherche du modelé
et non du mouvement qui escamote les physionomies
individuelles: « Ce croyant sombre n'admet qu'un
absolu, la matiere. » D'ou viendrait qu'il sente le fagot.
Au lieu de monter au Ciel ou de flotter en l'air, les
saints et les puissants, affectés de la meme inerti'e que
le pékin, tombent parterre sous l'effet d'une gravitation
égalitaire qui renverse les hiérarchies établies et soumet
le sacré aux lois de la nature. Emporté par le sentiment
du péché et de sa propre lourdeur, le Tintoret aurait
érigé en loi de la nature une affection intime, en prenant
« pour regle technique et impératif esthétique l'intui-
tion la plus profonde de sa sensibilité ». Un mauvais
plais nt pourrait retourner le compliment (et ainsi a
l'infini): notre philosophe a Venise, ptis de lourdeur
postprandiale par une chaude apres-midi d'été, suite a
une « pasta » trop succulente, fait de son indigestion un
signe du destin, et accablé par l'ordre inflexible du
féculent, croyant peser une tonne, ne voit plus sous les
cimaises et dans les chreurs qu'accablement et humeur
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noire. « La laideur, c'est cela: un ordre de cérémonie
rongé par le cancer de la matérialité. »
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rivée. Dans Le jugement dernier, la moitié inférieure du
panneau, qui montre l'engloutissement des damnés au
fil d'une diluvienne dénivellation, supporte en piédestal
la remontée des corps ressuscités vers le Créateur qui
couronne la moitié supérieure. La pesanteur, inertie
mortelle et décourageante, se voit refoulée par la grace,
supreme aisance qui vous fait bondir en haut des esca-
liers, remonter les déluges, venir a bout des pires escar-
pements. La musculature en ronde bosse <lit l'épaisseur
terrestre mais elle disparait dans l'élongation générale
a l'espece, effet de la grace au travail dans les muscles.
Ce mouvement ascendant d'un moins a un plus de
h.1miere dématérialise les corps, anges de chair et d'os
qui n'ont plus besoin d'ailes pour vaincre la gravitation
parce qu'ils deviennent flammes, vibration, relais d'une
díatne: la spiritualité attrape et leche la matiere comme
une langue de feu. Et il arrive aussi, comme dans la
Cene de San Gi.orgio, que la lumiere se matérialise en
silhouettes, minces filaments d'incandescence tour-
noyant sous les plafonds, au-dessus de la tete des apótres.
Dans cet univers d'envols et non de dégringolade, ou
la clarté finit par triompher du tassement des corps,
tous les etres ont le vertige, certes, mais c'est le vertige
du haut.
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du trompe-l'reil et du raccourci, est dansée, que ce saint
parachutiste en vol plané maitrise fort joliment sa foudre.
Dans La Visitation de Bologne (comme dans Esther et
Assuérus), il transforme une double prosternation en
culbute, un voluptueux ballet de salutations mutuelles
entre sainte Anne et la Sainte Vierge en collision de
poids lourds. Il est vrai que les personnages ont leur
centre de gravité en dehors d'eux-memes, mais ils ne
perdent pas tout a fait le controle de leurs corps: un au-
dela de lumiere exhausse les héliotropes <!U lieu de les
écraser par terre.
50
délaissement et de l'abandon au poids des choses. Le
Tintoret donne figure au paradoxe d'une détresse enle-
vée.
51
, qui s'appuie sur son coude et souleve le buste nous
tourne le dos, de biais, mais dans un sens opposé, les
épaules vers nous, le corps en fuite. Et ainsi de suite.
Les obliques se contredisent toutes et chacune amorce
un mouvement que nous prolongeons instinctivement
vers l'avant ou l'arriere avec tout notre corps. 11 en
ressort non une surface mais un systeme en arc-en-ciel
d'avances et de reculs, une alternance de saillies et de
creux, qui fait de cette toile mieux qu'un polyptyque,
un polyedre.
52
de toute leur force pour dresser la croix du larron, et
a droite l'ahan du terrassier. Les outils trainent par
terre, sous nos yeux. A la périphérie, lije as usual: a
deux metres de la Croix, les joueurs de dés, distraits
comme u1,1e paire d'amoureux, abritent leur bonheur
sous un étai de bois. Des badauds accoudés regardent,
indifférents, méditatifs, le travail. D'élégants cavaliers
a la promenade, mains sur la hanche, plastronnent dans
les coins : on dirait un rallye dominical. Des chameaux
promenent au loin leur dédain de profil, des silhouettes
enturbannées filent sous les feuillages, un lansquenet
franchit en courant un pont de bois, des chiens s'en-
nuient, accroupis sous le ventre des chevaux. On aura
rarement vu dévotion plus irrévérencieuse.
53
oiseau de lumiere qui déchire le ciel. Et lui répondant
sur la terre, symétrique a lui, un triangle isocele de
lumiere inexplicable dont le sommet coincide avec la
base de la Croix et qui irradie, latéralement et par en
dessous, l'ensemble de la scene. D'ou vient-il? Certai-
nement pas du soleil. C'est un miracle. N'en déplaise a
Sartre, ces deux tachesjaunes ne sont pas angoisse, mais
résurrection, espérance, Paques. L'horreur du supplice
est hantée par une promesse qui a nom Salut.
54
L'apollinien se délivre du devenir par la belle apparence
qu'il veut éterniser: extase par détachement. Le dio-
nysiaque s'en délivre en adhérant voluptueusement a la
ronde de mort éternelle : extase par participation. II dit
oui au terrible, a la destruction sans fin des apparences,
a l'anéantissement jubilatoire des individus. Sortie
aérienne ou bien océanique. Le baroque reste a terre
et en guerre. II ne consent pasa la mort, se cabre, hurle.
Sa veine est polémique plus que pudique, intervention-
niste, querelleuse. L'idéal ne se livre pasa ses yeux dans
une contemplation, le réel immédiat ne suffit pas a son
action, il faut a ce batard la contemplaction pour explorer
jusqu'au bout l'écartelement, et le faire fructifier. Au
contraire de l'apollinien toujours tenté de faire du beau
sa propre fin pour qu'il luí masque ses terreurs, il ne
peut se défaire a bon compte de }'intime conviction du
néant. Au contraire du dionysiaque porté a glorifier la
plénitude du monde existant, il ne peut s'empecher de
le sentir qui sonne un peu creux, rongé par un manque
essentiel. Du dionysiaque notre écorché vif a cependant
gardé la surabondance vitale, l'hyperémotivité, un
bouillonnement de forces expressives; mais ce trop-plein
passionnel, qui le portera volontiers au mélo, au mou-
choir et a la facilité, recouvre la sensation d'une insur-
montable vacance, il en est l'exutoire. L'horreur du vide
pousse l'effréné mélancolique a colmater son agorapho-
bie par accumulation, en renchérissant sur les jeux de
scene, les accessoires, les sentiments et les mouvements
de caméra. On en fait un peu trop parce qu'on n'y croit
plus trop, en quoi le baroque atteste indubitablement
un génie de la décadence, qu'il refuse au demeurant
55
parce que sa propre incroyance le fait souffrir. D'ou le
coté histrion, « a la maniere de», din d'reil et facétie
(quoi de plus rigolo que le Suzanne et les vieillards de
Vienne, ou bien Mars planqué sous la table pendant
que Vulcain fait irruption dans la chambre conjugale
de Vénus?). Parfait baroque est le funebre d'une gaieté
intraitable. Qui pose ses conditions a la vie: « Fais-moi
peur ou je ne joue plus. » Car vaudrait-elle la peine
d'etre vécue si elle cessait d'etre invivable? Les grandes
douleurs creusent et l'enterrement culmine en bom-
bance.
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l'affolement intime de nos fuites en avant - et la repré-
sentation artistique du monde est un activisme qui en
vaut bien d'autres. Le but n'est rien, le mouvement est
tout: ainsi définirais-je l'opportunisme théologique du
Tintoret et de tous ceux qui croient moins au Paradis,
au Progres, au Bonheur et a la Paix entre les nations
qu'a la nécessité d'un bon mouvement qui nous poussera
a faire semblant. Le pathos de l'itinérance est hagard
ou n'est pas.