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Moi, en tant que corps trans, en tant que corps non-binaire, à qui ni la
médecine, ni le droit, ni la psychanalyse, ni la psychiatrie ne
reconnaissent le droit de parler avec un savoir expert sur ma propre
condition, ni la possibilité de produire un discours ou une forme de
connaissance sur moi-même, j’ai appris, comme Pierre le Rouge, la
langue de Freud et de Lacan, celle du patriarcat colonial, votre langue,
et je suis là pour m’adresser à vous.
Le corps trans est la colonie. Chaque jour, dans n’importe quelle rue
de Tijuana ou de Los Angeles, de Saint-Pétersbourg ou de Goa,
d’Athènes ou de Séville, un corps trans est tué avec la même impunité
qu’une nouvelle occupation s’élève d’un côté ou de l’autre du Jourdain.
La psychologie clinique et la médecine participent à une guerre pour
l’imposition et la normalisation des organes du corps trans.
Quand vous aurez coupé tous les arbres et percé toutes les
montagnes, quand vous aurez analysé tous nos rêves, vous ne pourrez
plus rien défoncer d’autre. La Terre sera alors une décharge, un énorme
corps trans démembré et dévoré. Les corps des colonisateurs et vos
corps à vous, chers psychanalystes, seront enterrés avec les organes
trans que vous nous aurez pris. Mais les organes que nous n’avions pas
ne pourront jamais être enterrés. Nos organes utopiques vivront
éternellement. Ils seront les guerriers des frontières.
Une épistémologie est une fermeture de notre système cognitif qui non
seulement donne des réponses à nos questions, mais encore définit les
questions mêmes que nous pouvons nous poser en fonction d’une
interprétation préalable des données sensorielles. Les paradigmes
scientifiques sont des engagements partagés par une communauté sociale
qui, sans avoir le caractère d’axiomes infaillibles ou pleinement démontrés,
sont largement acceptés jusqu’à devenir presque incontestables dans la
mesure où ils servent à résoudre toutes sortes de problèmes. Les paradigmes
sont des « univers de discours » dans lesquels règne une certaine cohérence,
une certaine paix sémiotico-technique, un certain accord. Mais ce ne sont
pas des mondes de signification immuable. Ce qui est propre à
l’épistémologie, c’est précisément d’avoir une souplesse suffisante pour
permettre la résolution d’un certain nombre de problèmes. Jusqu’à ce que les
problèmes créés par l’épistémologie soient, pour ainsi dire, plus nombreux
que ceux qu’elle résout. De sorte que l’épistémologie, par définition
conservatrice, lente et visqueuse, devient alors récalcitrante, nocive voire
délétère, jusqu’à ce qu’elle soit remplacée par une nouvelle épistémologie,
un nouveau dispositif, capable de répondre aux nouvelles questions.
Nul n’a besoin d’être fidèle aux erreurs du passé. Ni vous, ni personne. Je
ne dénonce pas ici la misogynie de Freud, ni le racisme ou la transphobie de
Lacan. Ce que je dénonce, c’est la fidélité de la psychanalyse, élaborée au
cours du XXe siècle, à l’épistémologie de la différence sexuelle et à la raison
coloniale dominante en Occident. Ce n’est pas un problème qui se résout
avec une bonne intention individuelle, tout comme la bonne intention de
Bartolomé de las Casas n’a pas servi à surmonter l’épistémologie raciale et
les pratiques politiques coloniales d’extermination des populations indigènes
du continent américain. Mais vous avez une responsabilité collective.
Enfin, je voulais vous dire que le malaise que vous ressentez lorsque je
parle, l’envie irrépressible de nier mes mots, l’urgence d’expliquer ce que je
dis par rapport à mon apparente condition de « dysphorique du genre » fait
déjà partie de la crise que suscite en vous la controverse épistémologique qui
traverse la psychanalyse contemporaine. Cette crise est vitale, elle est
productive.
1. En mécanique quantique, le quantum représente la plus petite unité de mesure indivisible, aussi bien en termes d’énergie qu’en termes de masse ou mouvement. Pour la
physique newtonienne, les « quanta » n’existent pas.
2. Bruno Latour, Chroniques d’un amateur de sciences, « Avons-nous besoin des paradigmes ? », Presses des Mines, Paris, 2006, p. 29-30.
3. Thomas Laqueur, Making Sex: Body and Gender from the Greeks to Freud, Harvard University Press, 1992, p. 163.
4. En 2013, le collectif antiraciste Black Youth Project 100 proteste contre la statue de J. Marion Sim à la Faculté de médecine de l’Université de New York. J. Marion Sim
achetait des esclaves noires avec lesquelles il pratiquait ses expériences gynécologiques, notamment la vivisection et la stérilisation.
5. Helen King, The One-Sex Body on Trial : The Classical and Early Modern Evidence. The History of Medicine in Context, Farnham Burlington, Ashgate, 2012.
7. Le silence de la salle n’est interrompu que par une poignée de rires et de huées.
8. Vous trouverez une analyse plus détaillée dans mon prochain livre : Le Parlement des métèques, à paraître.
2.
L’épistémologie de la différence sexuelle avec laquelle la psychanalyse
freudienne a travaillé hors critique va entrer en crise après la Seconde Guerre
mondiale. La politisation des subjectivités et des corps considérés comme
abjects ou monstrueux dans cette épistémologie, l’organisation des
mouvements de lutte pour la souveraineté reproductive et politique des corps
des femmes, et pour la dépathologisation de l’homosexualité, ainsi que
l’invention de nouvelles techniques de représentation et de manipulation des
structures biochimiques du vivant (lecture chromosomique, diagnostic
prénatal, administration hormonale, etc.) vont conduire à une situation sans
précédent dans les années 40 du siècle passé.
Aussi n’allez pas croire, après ce détour par Freud et Lacan, qu’il soit
facile pour moi de me présenter comme « transsexuel » devant une
assemblée de psychanalystes. Pas plus qu’il n’aurait été facile pour Pierre le
Rouge, le singe sauvé d’un cirque et devenu homme, aussi libre soit-il et
aussi loin que soient les chaînes, de parler devant une assemblée de
scientifiques, de vétérinaires et de dresseurs, si gentils et réformistes soient-
ils, quand bien même il y aurait des pianos et des fleurs sur la scène. Les
pratiques d’observation, d’objectivation, de punition, d’exclusion et de mort
mises en place par la psychanalyse et la psychiatrie lorsqu’elles travaillent
avec des personnes dissidentes du régime de la différence sexuelle et de
l’hétéropatriarcat colonial, avec des individus ainsi considérés comme
« homosexuels », avec des hommes ou des femmes qui ont été violés, avec
des travailleurs du sexe, avec des transsexuels, avec des personnes
racisées… sont peut-être moins spectaculaires que celles du cirque et du zoo,
mais pas moins efficaces. Je ne pense pas que la comparaison soit excessive,
non seulement parce qu’en tant qu’homosexuels, transsexuels, travailleurs
du sexe, corps racisés ou travestis, nous avons été aussi altérisés et
animalisés, mais encore parce que ce que la médecine, la psychiatrie et la
psychanalyse ont fait avec les minorités sexuelles au cours des deux derniers
siècles est un processus comparable d’extermination institutionnelle et
politique.
Pour Lacan, les transsexuels sont les victimes psychotiques d’une erreur :
« ils confondent l’organe avec le signifiant ». Il est possible de se
débarrasser de l’organe, mais il n’est pas possible de se débarrasser du
« signifiant » de la sexuation, de l’ordre symbolique qui divise tous les êtres
en masculins et féminins, soutient Lacan. Nous, les trans, sommes des
malades sémiotiques : nous ne voyons pas la différence entre une castration
symbolique et une castration réelle, entre un vagin et un simple trou, entre
un « phallus » et un quelconque lambeau, non, pas du tout. Mais la médecine
fait-elle la différence entre un vagin et un simple trou, entre un « phallus » et
un quelconque lambeau lorsqu’ils assignent un sexe à un bébé en regardant
une échographie ou à la naissance ? Et si l’épistémologie de la différence
sexuelle en elle-même était une pathologie du signifiant ?
En 1989, votre collègue psychanalyste Catherine Millot a publié, avec les
félicitations du journal Le Monde, Hors Sexe, un essai sur la transsexualité
dans lequel elle considérait que tout processus de transition de genre était
une tentative désespérée et psychotique de dépasser les limites de la réalité et
de la différence sexuelle. Elle décrit le corps trans comme un corps hideux et
grotesque, une incarnation ridicule et monstrueuse que seul un malade
mental peut préférer à son corps « sain » et « original ». « L’homme qui rêve
d’être une femme transsexuelle doit être confronté, dit Millot, au drame de la
vraie castration. » Et la castration de nos libertés ne cesse pas. Plus
récemment, la psychanalyste Colette Chiland affirmait l’impossibilité pour
les personnes transsexuelles de surmonter la vérité du binarisme sexuel, ce
qui les conduit, selon elle, à vivre dans « une condition border line », à
tomber dans une pathologie proche du « délire narcissique ». Malgré son
opposition à Lacan, on trouve des arguments similaires dans les travaux de
Janine Chasseguet-Smirgel selon lesquels l’obsession des personnes
transsexuelles à changer leur apparence corporelle découle de l’échec à
résoudre le complexe d’Œdipe et de la propension perverse à la régression
sexuelle vers un état prégénital. Ah… Œdipe, toujours Œdipe, il a bon dos
Œdipe…
ISBN : 978-2-246-82557-9
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Le 17 novembre 2019, j’ai…
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