Vous êtes sur la page 1sur 58

Discours d’un homme trans,

d’un corps non-binaire,


devant l’École de la cause freudienne
en France
À Judith Butler
Le 17 novembre 2019, j’ai été invité au Palais des congrès de Paris à
prendre la parole devant 3 500 psychanalystes réunis lors des journées
internationales de l’École de la cause freudienne pour le thème
« Femmes en psychanalyse ». Le discours a provoqué un séisme.
Lorsque j’ai demandé s’il y avait dans la salle un, une ou un/e
psychanalyste homosexuel/le, trans, ou du genre non-binaire, le silence
s’est fait, fissuré par quelques fous rires. Lorsque j’ai demandé aux
institutions psychanalytiques de prendre leur responsabilité face à la
transformation actuelle de l’épistémologie sexuelle et du genre, une
moitié de la salle a rigolé, tandis que d’autres ont hurlé, ou m’ont
demandé de quitter les lieux. Une femme a déclaré, assez fort pour que
je l’entende depuis ma tribune : « Il ne faut pas le laisser parler, c’est
Hitler. » L’autre moitié de la salle a applaudi. Les organisateurs m’ont
rappelé que mon temps de parole était dépassé, j’ai essayé de me
dépêcher, sauté quelques paragraphes, je n’ai pu lire qu’un quart du
discours que j’avais préparé.
Les jours suivant ce discours, les associations psychanalytiques se
déchirent. L’École de la cause freudienne se divise, les positions pro- ou
contre- s’aiguisent. Le discours, filmé à l’arrache par des dizaines des
téléphones portables, est posté sur Internet, des fragments du texte sont
retranscrits sans solliciter mon texte original, puis ils sont traduits en
espagnol, en italien, en anglais et publiés sur Internet sans souci de
l’exactitude des propos, ni de la qualité des traductions. Ainsi des
versions approximatives du discours circulent en Argentine, en
Colombie, en Allemagne, en Espagne ou en France. Afin d’élargir le
débat, je veux aujourd’hui publier le texte dans son intégralité, tel que
j’aurais voulu le partager avec l’assemblée des psychanalystes.
Chères Mesdames et chers Messieurs de l’École des psychanalystes
de France, mesdames et messieurs de l’École de la cause freudienne, et
je ne sais pas s’il vaut la peine que je salue également tous ceux qui ne
sont ni mesdames ni messieurs, parce que je doute qu’il y ait parmi
vous quelqu’un qui aurait renoncé légalement et publiquement à la
différence sexuelle et qui aurait été accepté comme psychanalyste à part
entière, après avoir réussi avec succès le processus que vous appelez
« la passe », qui vous autorise à devenir analyste. Je parle ici d’un
psychanalyste trans, ou non-binaire, admis parmi vous en qualité
d’expert. S’il existe, permettez-moi d’adresser dès à présent à ce cher
mutant mes salutations les plus chaleureuses.
J’ai l’honneur de me présenter devant l’Académie pour vous faire un
rapport sur ma vie d’homme trans.
Je ne sais pas si je pourrais vous fournir des données que vous,
mesdames et messieurs les universitaires et psychanalystes, ne
connaissiez de première main, étant donné que vous vivez, comme moi,
dans un régime de différence sexuelle. Par conséquent, la quasi-totalité
de ce que je peux vous dire, vous pouvez le constater par vous-mêmes
d’un côté ou de l’autre de la frontière des sexes. Bien que vous vous
considériez probablement comme des hommes ou des femmes naturels
et qu’une telle supposition vous ait empêché d’observer, avec une saine
distance, le dispositif politique dans lequel vous êtes inscrits. Vous me
pardonnerez si, dans l’histoire que je vais vous raconter, je ne prends
pas pour acquis l’existence naturelle de la masculinité et de la féminité.
Rassurez-vous, vous n’avez pas besoin d’abdiquer vos croyances – car
ce sont des croyances – pour m’écouter. Considérez mon propos, puis
retournez ensuite à votre vie « naturalisée », si vous le pouvez.
Pour me présenter, permettez-moi, puisque vous êtes
3 500 psychanalystes et que je me sens un peu seul de ce côté de la
scène, de courir et de grimper sur les épaules du maître de toutes les
métamorphoses, le meilleur analyste des excès qui se cachent derrière
la façade de la raison scientifique et de la folie qui prend le nom
commun de santé mentale : Franz Kafka.
En 1917, Franz Kafka écrit Ein Bericht für eine Akademie, un
Rapport pour une académie. Le narrateur du texte est un singe qui,
après avoir appris le langage des humains, se présente face à une
académie des plus hautes autorités scientifiques pour leur expliquer
ce que l’évolution humaine a représenté pour lui. Le singe, qui dit
s’appeler Pierre le Rouge, raconte comment il a été capturé lors d’une
expédition de chasse organisée par le cirque de Hagenbeck, puis
transporté en Europe dans un bateau, amené dans un cirque animal, et
comment il est ensuite parvenu à devenir un homme. Pierre le Rouge
explique que pour maîtriser le langage des humains et entrer dans la
société de l’Europe de son temps, il a dû oublier sa vie de singe. Et
comment, pour supporter cet oublié et la violence de la société des
hommes, il est devenu alcoolique. Mais le plus intéressant dans le
monologue de Pierre le Rouge, c’est que Kafka ne présente pas son
processus d’humanisation comme une histoire d’émancipation ou de
libération par rapport à l’animalité, mais plutôt comme une critique de
l’humanisme colonial européen et de ses taxonomies anthropologiques.
Une fois capturé, le singe dit ne pas avoir eu de choix : s’il ne voulait
pas mourir enfermé dans une cage, il devait passer à la « cage » de la
subjectivité humaine.

Comme le singe Pierre le Rouge s’est exprimé devant les


scientifiques, je m’adresse aujourd’hui à vous, académiciens de la
psychanalyse, depuis ma « cage » d’homme trans. Moi, corps marqué
par le discours médical et juridique comme « transsexuel », caractérisé
dans la plupart de vos diagnostics psychanalytiques comme sujet d’une
« métamorphose impossible », me situant, selon la plupart de vos
théories, au-delà de la névrose, au bord ou même dans la psychose,
incapable selon vous de résoudre correctement un complexe d’Œdipe
ou ayant succombé à l’envie du pénis. Eh bien, c’est à partir de cette
position de malade mental où vous me renvoyez que je m’adresse à
vous en tant que singe-humain d’une nouvelle ère. Je suis le monstre
qui vous parle. Le monstre que vous avez construit avec vos discours et
vos pratiques cliniques. Je suis le monstre qui se lève du divan et prend
la parole, non pas en tant que patient, mais en tant que citoyen, en tant
que votre égal monstrueux.

Moi, en tant que corps trans, en tant que corps non-binaire, à qui ni la
médecine, ni le droit, ni la psychanalyse, ni la psychiatrie ne
reconnaissent le droit de parler avec un savoir expert sur ma propre
condition, ni la possibilité de produire un discours ou une forme de
connaissance sur moi-même, j’ai appris, comme Pierre le Rouge, la
langue de Freud et de Lacan, celle du patriarcat colonial, votre langue,
et je suis là pour m’adresser à vous.

Vous vous étonnerez peut-être que j’aie recours à un conte kafkaïen


pour le faire, mais ce colloque me semble plus proche de l’époque de
l’auteur de La Métamorphose que de la nôtre. Vous organisez une
rencontre pour parler des « femmes en psychanalyse » en 2019, comme
si nous étions encore en 1917, comme si ce type particulier d’animaux
que vous appelez de façon condescendante et naturalisée « femmes »
n’avait toujours pas acquis une pleine reconnaissance en tant que sujets
politiques, comme si elles étaient une annexe ou une note de bas de
page, une créature étrange et exotique, à laquelle il vous faut réfléchir
de temps à autre, lors d’un colloque ou à l’occasion d’une table ronde.
Il aurait plutôt fallu organiser une rencontre sur « les hommes blancs
hétérosexuels et bourgeois en psychanalyse », car la plupart des textes
et des pratiques psychanalytiques tournent autour du pouvoir discursif
et politique de ce type d’animal. Un animal nécropolitique1 que vous
avez tendance à confondre avec « l’humain universel » et qui demeure,
en tout cas jusqu’à présent, le sujet de l’énonciation centrale dans les
discours et les institutions psychanalytiques de la modernité coloniale.

Je n’ai, par ailleurs, pas grand-chose à déclarer sur les « femmes en


psychanalyse », si ce n’est que je suis, comme Pierre le Rouge, un
transfuge. J’ai été, un jour, « une femme en psychanalyse ». On m’avait
assigné le sexe féminin et comme le singe mutant, je me suis extirpé de
cette « cage » étriquée, certes pour entrer dans une autre cage, mais au
moins, cette fois-ci, de ma propre initiative.

Je vous parle aujourd’hui depuis cette cage choisie et redessinée de


« l’homme trans », du « corps de genre non-binaire ». Certains diront
qu’il s’agit toujours d’une cage politique : en tout cas cette cage est
meilleure que celle des « hommes et des femmes » car elle a le mérite
de reconnaître son statut de cage.
Cela fait plus de six ans que j’ai abandonné le statut juridique et
politique de femme. Un temps peut-être court quand on le considère
installé dans le confort assourdissant de l’identité normative, mais
infiniment long quand tout ce qui a été appris dans l’enfance doit être
désappris. Quand de nouvelles frontières administratives et politiques,
des barrières invisibles mais efficaces s’élèvent devant vous et que la
vie quotidienne devient une course d’obstacles. Six années de la vie
adulte d’un trans prennent alors la qualité qu’elles ont pour le bébé dans
les premiers mois de sa vie, quand les couleurs apparaissent devant ses
yeux et que les formes prennent un volume, que les mains peuvent pour
la première fois saisir, quand la gorge, auparavant capable uniquement
de cris gutturaux, et les lèvres, jusqu’alors faites uniquement pour téter,
articulent un mot pour la première fois. J’évoque le plaisir d’apprendre
dans l’enfance car un plaisir semblable surgit de l’appropriation d’une
nouvelle voix et d’un nouveau nom, de l’exploration du monde par-delà
la cage de la masculinité et de la féminité qui accompagne le processus
de transition. Ce temps court chronologiquement devient très long
lorsqu’on fait le tour du monde, qu’on se retrouve au premier plan des
médias en tant que trending topic « trans » ; et qu’en réalité on est seul
lorsqu’on doit se présenter devant le psychiatre, le garde-frontière, au
cabinet médical ou au juge.
Pour répondre à votre demande d’en savoir plus sur ma
« transition », demande à laquelle j’accède avec joie, quoiqu’avec
quelques réserves – j’exposerai dans ces paragraphes la ligne directrice
par laquelle un individu qui a vécu comme femme jusqu’à atteindre
38 ans, ayant commencé par se définir comme personne de genre non-
binaire, s’est ensuite incorporé au monde des hommes sans pour autant
s’installer complètement dans ce genre – parce que pour être reconnu
véritablement homme, je devrais me taire et me fondre dans le magma
naturalisé de la masculinité, sans jamais révéler mon histoire dissidente
ni mon passé politique. Il convient d’ajouter que je ne pourrais pas vous
dire les banalités qui vont suivre si je n’étais pas totalement sûr de moi-
même, si ma position de trans n’avait été déjà affirmée de manière
incontestable dans tous les grands spectacles numériques du monde
civilisé. Depuis le 16 novembre 2016, je suis détenteur d’un passeport
avec un nom et un sexe masculin, et il n’y a donc plus d’obstacles
administratifs à ma liberté de mouvements ni à ma possibilité de prise
de parole.
On m’a attribué le genre féminin à la naissance, dans une ville
catholique d’une Espagne qui était encore franquiste. Les dés étaient
jetés. Les filles n’étaient pas autorisées à faire la plupart des choses que
les garçons faisaient. On attendait de moi que j’effectue un travail
efficace, silencieux de genre et reproduction sexuelle. J’aurais dû
devenir une gentille petite amie hétérosexuelle, une bonne épouse, une
bonne mère, une femme discrète. J’ai grandi en écoutant chuchoter les
histoires secrètes de jeunes filles violées, de jeunes femmes qui se
rendaient à Londres pour se faire avorter, d’amies éternellement
célibataires qui vivaient ensemble sans jamais affirmer leur sexualité en
public – « les gouines » comme les appelaient mon père avec mépris.
J’étais piégé. Si l’on m’avait cloué au sol, cela n’aurait pas diminué
mon espace d’action. Pourquoi les choses étaient-elles ainsi ? Qu’y
avait-il dans mon corps d’enfant qui permettait de prédire toute ma
vie ? On aura beau se gratter jusqu’au sang, on ne trouvera pas
d’explication. On aura beau se cogner la tête contre les barreaux de la
grille du genre jusqu’à se diviser en deux, on n’en verra pas la raison.
Il m’était également impossible d’expliquer ce paradoxe qui exigeait
que les femmes, assujetties, violées, assassinées, doivent aimer et
consacrer leurs vies à leurs oppresseurs, les hommes hétérosexuels. Je
ne voyais aucune issue, mis il fallait pourtant que j’en trouve une : je
sentais que, à force d’être écrasé entre les deux murs de la masculinité
et de la féminité, je finirais par crever, inévitablement. J’étais une
enfant calme qui restait dans sa chambre, je ne faisais pas de bruit, mes
parents en conclurent que je serai un corps particulièrement docile et
réceptif à une bonne éducation. Mais j’ai résisté à cette domestication,
j’ai survécu au processus systématique d’anéantissement de ma
puissance de vie qui s’organisait autour de moi durant toute mon
enfance et mon adolescence.
Je ne dois cette force de survie ni à la psychanalyse ni à la
psychologie, mais, bien au contraire, aux livres féministes, punks,
antiracistes et lesbiens. Je n’avais guère de disposition pour la
sociabilisation, et les livres furent pour moi d’authentiques guides dans
le désert du fanatisme de la différence sexuelle. Des livres qui – comme
au XVIe siècle les œuvres de Giordano Bruno ou de Galilée mirent fin au
géocentrisme – avaient été écrits pour mettre fin à la conviction
psychanalytique selon laquelle défier le binarisme équivalait à pénétrer
dans le domaine de la psychose. Je me souviens de la première fois où
j’ai trouvé, chez un bouquiniste à Madrid, une traduction espagnole du
Corps lesbien de Monique Wittig, dans une édition de 1977 de Pre-
Textos. Je me souviens de la couverture rose et des pages
prématurément jaunies. Comme si le titre en lui-même ne suffisait pas,
un paragraphe du livre était reproduit sur la couverture : « le corps
lesbien, la cyprine, la bave, la salive, le mucus, les larmes, le cérumen,
l’urine, les fesses, les excréments, le sang, la lymphe, la gélatine,
l’eau… » En l’achetant, j’ai essayé de cacher autant que possible la
couverture au vendeur, incapable d’assumer la honte que représentait,
en 1987, vouloir acquérir un livre dont le titre était Le Corps lesbien. Et
je me souviens que le libraire m’a regardé avec mépris, mais aussi avec
soulagement, car il avait enfin réussi à se débarrasser d’un ouvrage qui,
comme s’il s’agissait d’un récipient perforé duquel suintait un liquide
infect, souillait ses étagères. Cela m’a coûté 280 pesetas. Sa vraie
valeur pour moi est incalculable. Pour découvrir les autres livres qui
devaient me conduire là où je suis aujourd’hui, j’ai dû voyager, j’ai dû
apprendre d’autres langues : ainsi j’ai trouvé Sappho et Socrate de
Magnus Hirschfeld, Orlando de Virginia Wolf, Voir une femme de
Annemarie Schwarzenbach, le Rapport contre la normalité du Front
homosexuel d’action révolutionnaire, Le Désir homosexuel de Guy
Hocquenghem, L’Homme féminin de Joanna Russ, Alchimie du corps
de Loren Cameron, Dans ma chambre de Guillaume Dustan, les
journaux de Lou Sullivan, les romans de Kathy Acker, la relecture
féministe de l’histoire des sciences de Londa Schiebinger, Donna
Haraway et Anne Fausto-Sterling, les textes théoriques de Gayle Rubin,
Susan Sontag, Judith Butler, Teresa de Lauretis, Eve K. Sedgwick, Jack
Halberstam, Sandy Stone et Karen Barad. Grace à toutes ces lectures,
j’ai appris à voir la beauté au-delà de la loi du genre. Je me suis emparé
de ces livres et, comme un fugitif, j’ai couru comme si j’avais les talons
en feu, et je continue de courir, encore aujourd’hui, pour échapper à la
servitude du régime binaire de la différence sexuelle. C’est grâce à ces
livres hérétiques que j’ai survécu et que je suis arrivé, ce qui était plus
important encore, à imaginer une issue.
Eh bien, puisque dans le cirque du régime binaire hétéro-patriarcal,
les femmes ont alternativement le rôle de la belle et celui de la victime,
et puisque je n’étais pas et ne me sentais pas capable d’être l’une ou
l’autre, j’ai décidé de cesser d’être une femme. Pourquoi l’abandon de
la féminité ne pourrait-il devenir une stratégie fondamentale du
féminisme ? Ce fut une admirable association d’idées, claire et
magnifique, qui a dû éclore quelque part dans mon utérus, puisqu’on dit
des femmes que l’unique partie créative en elles est l’utérus. De mon
utérus rebelle et non-reproductif ont donc dû surgir toutes les autres
stratégies : la rage qui m’a fait me méfier de la norme, le goût de la
désobéissance… De même que les enfants répètent sans cesse les gestes
qui leur procurent du plaisir et leur permettent d’apprendre, j’ai répété
les gestes qui enfreignent la norme afin de trouver une issue.
Je n’avais cependant aucun désir de devenir un homme comme les
autres hommes. Leur violence et leur arrogance politique n’exerçaient
sur moi aucune séduction. Je n’avais pas la moindre envie de devenir ce
que les enfants de la bourgeoisie blanche appelaient êtres normaux ou
en bonne santé. Je voulais juste une issue : n’importe laquelle. Pour
avancer, pour échapper à cette parodie de la différence sexuelle, pour ne
pas être arrêté, les mains en l’air, acculé aux limites de cette taxonomie.
C’est ainsi que j’ai commencé à m’injecter de la testostérone, entouré
d’un groupe d’amis qui cherchaient eux aussi une issue. C’est ainsi que
cette chose que vous appelez « la condition féminine » s’est échappée
de moi à une allure folle, cul par-dessus tête, m’amenant plus loin que
je n’aurais jamais pu imaginer. Je le répète : je cherchais une porte de
sortie.
Je crains qu’on ne comprenne pas bien ce que j’entends par le terme
« sortie ». J’utilise le mot dans son sens le plus concret et le plus
courant. J’évite avec soin le mot liberté, je préfère parler de trouver une
sortie au régime de différence sexuelle, ce qui ne signifie pas devenir
immédiatement libre. En ce qui me concerne, je n’ai pas connu la
liberté alors que j’étais enfant dans l’Espagne de Franco, ni plus tard
quand j’étais lesbienne à New York, et je ne la connais pas non plus
maintenant que je suis, comme on dit, un homme trans.
Ni à l’époque, ni aujourd’hui, je n’ai demandé qu’on me « donne » la
liberté. Les puissants ne cessent de promettre la liberté, mais comment
pourraient-ils donner aux subalternes quelque chose qu’ils ne
connaissent pas eux-mêmes ? Paradoxe : celui qui attache est aussi
emprisonné que celui dont les mouvements sont entravés par les cordes
nouées. Cela est également valable pour vous, honorables
psychanalystes, grands experts du déliement et surtout du re-liement de
l’inconscient, grands promoteurs de promesses de santé et de liberté.
Nul ne peut te donner ce qu’il n’a pas et qu’il n’a jamais connu.
D’ailleurs on se dupe avec enthousiasme entre « hommes » et
« femmes » autour de la ritournelle de la « libération » sexuelle, tant la
liberté fait partie des valeurs promotionnées le plus volontiers – aussi le
faux-semblant qui lui correspond est le plus banalisé dans le domaine
des genres et de la sexualité. De nos jours le féminisme réformiste est à
la mode, aussi de plus en plus d’hommes et surtout de femmes
n’hésitent pas à s’affirmer féministes, non sans insister sur le fait,
essentiel pour eux, que les femmes doivent rester des femmes et les
hommes doivent rester des hommes. Mais de quelle nature parlent-ils ?
De même, lorsqu’un « homme » prend en charge une petite partie du
travail domestique on évoque et salue une avancée vers l’égalité des
sexes et la libération des femmes. Ces actes de libération me font
tellement rire que ma poitrine vibre comme un tambour sur lequel
danserait un mille-pattes. La liberté de genre et sexuelle ne peut être en
aucun cas une répartition plus équitable de la violence, ni une
acceptation plus pop de l’oppression. La liberté est un tunnel qui se
creuse avec les mains. La liberté est une porte de sortie. La liberté –
comme ce nouveau nom sous lequel vous m’appelez maintenant, ou ce
visage vaguement hirsute que vous voyez devant vous –, ça se fabrique.

Et ma porte de sortie fut, entre autres choses, la testostérone. Dans ce


processus, l’hormone n’est en aucun cas une fin en soi : elle est une
alliée dans la tâche de s’inventer un ailleurs. Ainsi ai-je
progressivement abandonné le cadre de la différence sexuelle. L’artiste
Del LaGrace Volcano dit qu’être trans, c’est être intersexuel by design.
Et c’est exactement ce qui s’est passé. Au fur et à mesure que la
testostérone travaillait mon visage et mon corps, ma voix et mes
muscles, il devenait difficile de garder mon identité administrative de
femme. Ici commencèrent les problèmes pour passer les frontières.
Nous vivons immergés dans le filet politique de la différence sexuelle,
et je ne me réfère pas exclusivement aux questions administratives,
mais à toute une série de pouvoirs microscopiques qui opèrent sur nos
corps, et modèlent nos comportements. Quand j’ai compris que quitter
le régime de la différence sexuelle signifiait quitter la sphère de
l’humain et entrer dans un espace subalterne, de violence et de contrôle,
j’ai fait – comme Galilée à son époque quand il a rétracté ses
hypothèses héliocentriques – tout ce qui était nécessaire pour pouvoir
continuer à vivre le mieux possible et j’ai exigé une place dans le
régime du genre binaire.
Assigné au genre féminin à ma naissance, et vivant comme une
femme supposément libre, j’ai commencé à creuser un tunnel, j’ai
accepté le joug de m’identifier comme transsexuel et, par conséquent,
j’ai accepté que ma condition, mon corps, ma psyché soient considérés,
selon les connaissances que vous professez et défendez, comme
pathologiques. Laissez-moi cependant vous dire que j’ai trouvé dans
cette condition d’assujettissement apparent davantage de liberté que je
n’en avais eu en tant que femme supposément libre dans la société
technopatriarcale du début du XXIe siècle, si par liberté on entend sortir,
apercevoir un horizon, construire un projet, avoir la possibilité de faire
l’expérience, ne serait-ce que pour de brefs instants, de la communauté
radicale de toute vie, de toute énergie, de toute matière, au-delà des
taxonomies hiérarchiques que l’histoire humaine a inventées. Si le
régime de la différence sexuelle peut être figuré comme un réseau
sémio-technique et cognitif qui limite notre perception, notre façon de
ressentir et d’aimer, le parcours de la transsexualité, aussi tortueux et
inégal qu’il puisse paraître, m’a permis de faire l’expérience de la vie
hors de ces limites.
Et aussi paradoxal que cela puisse paraître, le tunnel vers la sortie
allait passer, dans mon cas, par un apprentissage strict et académique
des langages mêmes avec lesquels mon corps et ma subjectivité avaient
été enchaînés. De la même façon que le professeur de La Casa de papel
étudia l’architecture invisible d’une banque afin d’élaborer une stratégie
permettant non pas d’y entrer, ce qui était facile, mais d’en sortir avec
le butin, ce qui était complexe – j’ai étudié l’architecture cognitive de la
différence sexuelle, sachant pertinemment qu’il me serait encore plus
difficile que dans le cas de La Casa de papel de trouver le butin et de
m’enfuir avec. Dans le labyrinthe infini des institutions de notre société
en charge de la vérité de genre et sexuelle, j’ai eu beaucoup
d’instructeurs : j’ai fait le tour de nombreuses universités, j’ai appris le
langage des philosophes, des psychanalystes et des sociologues, des
médecins et des historiens, des architectes et des biologistes. Ah, quand
il faut apprendre, on apprend ; quand il faut trouver une issue, on
apprend impitoyablement ! On se contrôle avec le fouet, en se flagellant
à la moindre faiblesse. Que de progrès ! Que de progrès dans tous les
domaines de la connaissance, dans le cerveau stupide d’un simple
transsexuel qui se met en marche ! Et comme les savoirs qui permettent
la déconstruction de la pensée dominante sont entrés dans les centres de
production de connaissances à partir des années 70, après la critique
post-coloniale et l’émancipation progressive des mouvements
féministes, homosexuels et ouvriers, j’ai pu accéder non seulement aux
connaissances normatives mais aussi à de nombreuses formes
subalternes de connaissances qui regroupaient les expériences de
résistance, de lutte et de transformation de ceux qui avaient été
historiquement les objets d’extermination, de violence et de contrôle.
J’ai étudié les traditions du féminisme noir et lesbien, la critique
anticoloniale et les mouvements post-marxistes. Tout cet apprentissage
m’a rendu heureux. Avec un effort qui semblait excessif, compte tenu
de mon état supposé de malade mental et de dysphorique, j’ai atteint la
culture académique d’un bourgeois occidental. Quand on m’a remis un
doctorat à l’université de Princeton et que j’ai vu un groupe de
formateurs m’applaudir, j’ai réalisé que je devais être prudent. La voilà
de nouveau, la cage : dorée cette fois, mais aussi solide que toutes les
précédentes. Mon prédécesseur Pierre le Rouge disait de lui qu’il s’était
« faufilé dans les buissons » et c’est exactement ce que j’ai fait, je me
suis faufilé dans les buissons universitaires…
Et c’est sans doute à ma condition de « docteur » que je dois d’avoir
vu le chemin se simplifier, alors que ce chemin représente pour la
plupart des transsexuels une épreuve redoutable : celle de parvenir à
obtenir de nouveaux papiers d’identité dans une société binaire. Après
diverses visites auprès de divers psychologues qui pouvaient
m’accorder un certificat de « bon transsexuel » permettant d’obtenir
mes nouveaux papiers d’identité, j’ai vite compris que devant moi
s’ouvraient deux possibilités : d’une part le rituel pharmacologique et
psychiatrique de la transsexualité domestiquée, et avec lui l’anonymat
de la masculinité normale ou, d’autre part et en opposition aux deux, le
show de l’écriture politique. Je n’ai pas hésité. La masculinité normale
et naturalisée n’était rien d’autre qu’une nouvelle cage. Celui qui y
pénètre n’en sortira plus jamais. Et j’ai choisi. Je me suis dit : parle
publiquement. Ne te tais pas. Et donc, j’ai fait de mon corps et de mon
esprit, de ma monstruosité, de mon désir et de ma transition, un
spectacle public : j’avais encore trouvé une issue. C’est comme ça que
j’ai échappé à mes dresseurs médicaux qui vous ressemblaient
beaucoup, chers universitaires et psychanalystes. Disons que je n’avais
pas d’autre voie, toujours à supposer qu’il ne s’agissait pas de choisir la
liberté, mais de la fabriquer.
Bien que je me sois administré régulièrement de la testostérone, ce
n’est que beaucoup plus tard que j’ai été reconnu comme un homme sur
le plan social. D’abord, et même si j’avais déjà un peu de barbe et une
moustache, les êtres binaires de la société hétéro-patriarcale
s’obstinaient à m’appeler « madame », ils le faisaient en me regardant
avec mépris, parfois le mot « gouine » leur échappait quand je tournais
le dos. Jusqu’au jour où, après m’être injecté pendant trois mois une
dose de 250 milligrammes de testostérone tous les 21 jours, j’ai ouvert
la bouche et une voix rauque et rocailleuse est sortie de ma gorge. J’en
ai été le premier effrayé, comme si mes organes phonatoires avaient été
possédés par une entité étrangère. Ce n’est pas la masculinité de la voix
qui m’a terrifié, mais sa différence avec la voix grâce à laquelle tout le
monde me reconnaissait alors. Puis je suis sorti dans la rue et j’ai
commencé à parler avec cette voix qui était à la fois la mienne et celle
d’un autre. Mes premiers mots m’ont fait basculer dans la communauté
de ceux qui se croient être des hommes et qui m’ont accueilli comme
jamais auparavant : « Ecoutez-le parler, c’est un homme ! » Je
ressentais ces mots comme un fer qui, avec du feu, me marquait en tant
qu’homme, en m’acceptant finalement dans la communauté virile. Le
premier jour, le triomphe a été de courte durée, car immédiatement
après ma voix s’est brisée et m’a de nouveau fait défaut. Peu à peu,
cette voix étrangère s’est installée en moi. C’est avec cette voix,
fabriquée mais biologique, étrange mais entièrement mienne, que je
m’adresse à vous aujourd’hui, chères et chers membres de l’École.
Lorsque j’ai entamé ce processus de transition, il m’a fallu un certain
temps pour comprendre les codes de la masculinité dominante. Et,
croyez-le ou non, rien n’a été aussi difficile que de s’habituer à la
puanteur et à la saleté des toilettes des hommes. J’étais tourmenté par
l’odeur, par les jets d’urine répartis sur et tout autour des lieux
d’aisances et, malgré mes bonnes intentions, il m’a fallu des semaines
avant de parvenir à surmonter cette répulsion. Jusqu’à ce que je réalise
que cette saleté et cette puanteur correspondaient à une forme de
relation strictement homo-sociale : les hommes avaient créé un cercle
fétide pour chasser les femmes. À l’intérieur de ce cercle, en secret, ils
étaient libres de se regarder, libres de se toucher, libres de se vautrer
dans leurs propres fluides, en dehors de toute représentation
hétérosexuelle. Alors que les femmes entrent dans les toilettes pour
refaire leur masque de féminité, les hommes s’y rendent pour oublier un
instant leur hétérosexualité et affirmer un plaisir caché d’être seuls, sans
ces étranges alter ego que sont les femmes dont ils se doivent
socialement d’être accompagnés pour exercer une fonction reproductive
et hétéro-consensuelle. À travers cette expérience et d’autres, plus
fantastiques encore, que je n’ai pas le temps d’énumérer ici, les choses
ont commencé à me sembler plus ridicules, mais aussi plus complexes
et multiformes que ce que j’avais pu imaginer lorsque j’occupais encore
la position politique d’une femme. Derrière les masques de la féminité
et de la masculinité dominantes, derrière l’hétérosexualité normative, se
cachent en fait de multiples formes de résistance et de déviance.
La première chose que j’ai apprise en tant que trans a été de marcher
dans la rue en étant regardé par les autres comme si j’étais un homme.
J’ai appris à regarder droit devant moi et vers le haut au lieu de déplacer
mes yeux de côté et vers le bas. J’ai appris à croiser le regard des autres
hommes sans baisser les yeux et sans sourire. Mais la chose la plus
importante que j’ai comprise, c’est qu’en tant que soi-disant « homme »
et soi-disant « blanc », dans un monde patriarcal-colonial, je pouvais
accéder pour la première fois au privilège de l’universalité. Un lieu
anonyme et paisible où l’on vous fout sacrément la paix. Je ne m’étais
jamais sentie universelle. J’ai été une femme, j’ai été lesbienne, j’ai été
migrante. J’avais connu l’altérité, pas l’universalité. Si je renonçais à
m’affirmer publiquement comme « trans » et acceptais d’être reconnue
comme un homme, je pourrais abandonner une fois pour toutes le poids
de l’identité.
Mais pourquoi êtes-vous convaincus, chers amis binaires, que seuls
les subalternes ont une identité ? Pourquoi êtes-vous convaincus que
seuls les musulmans, les juifs, les pédés, les lesbiennes et les trans, les
habitants de la banlieue, les migrants et les Noirs ont une identité ? Et
vous, êtes-vous les normaux, les hégémoniques, les psychanalystes
blancs de la bourgeoisie, les binaires, les patriarches-coloniaux, sans
identité ? Il n’y a pas d’identité plus sclérosée et plus rigide que votre
identité invisible. Que votre universalité républicaine. Votre identité
légère et anonyme est le privilège de la norme sexuelle, raciale et de
genre. Ou bien nous avons tous une identité. Ou alors, il n’y pas
d’identité. Nous occupons tous une place diverse dans un réseau
complexe de relations de pouvoir. Être marqué d’une identité signifie
simplement ne pas avoir le pouvoir de nommer sa position identitaire
comme étant universelle. Il n’y a pas d’universalité dans les récits
psychanalytiques dont vous parlez. Les récits mythiques-
psychologiques repris par Freud et élevés au rang de science par Lacan
ne sont que des histoires locales, des histoires de l’esprit patriarcal-
colonial européen, des histoires qui permettent de légitimer la position
encore souveraine du père blanc sur tout autre corps. La psychanalyse
est un ethnocentrisme qui ne reconnaît pas sa position politiquement
située. Et je ne dis pas cela pour m’incliner devant l’ethnopsychiatrie :
ses hypothèses sont également patriarco-coloniales et ne diffèrent pas
de celles de la psychanalyse en termes de naturalisation de la différence
sexuelle.
Comme la psychanalyse et la psychologie normatives donnent un
sens aux processus de subjectivation en accord avec le régime de la
différence sexuelle, du genre binaire et hétérosexuel, toute sexualité
non hétérosexuelle, tout processus de transition de genre ou toute
identification de genre non-binaire déclenche une prolifération de
diagnostics. Une des stratégies fondamentales de ce discours
psychanalytique est de détecter dans le développement prénatal ou
infantile de l’homosexuel et du « transsexuel » ou de la personne de
sexe non-binaire les signes de la maladie, d’enquêter sur le traumatisme
qui déclenche l’inversion. Certains d’entre vous diront qu’en devenant
« trans », j’ai renié ma véritable nature féminine. D’autres diront qu’il y
avait déjà en moi une nature masculine (qu’elle soit décrite en termes
génétiques, endocrinologiques ou psychologiques) qui cherchait à
s’exprimer. D’autres diront encore que ce sont les désirs cachés de mes
parents (toujours imaginés comme un couple binaire et hétérosexuel, si
possible blanc) qui ont fini par se matérialiser pour faire de moi ce que
je suis maintenant. Foutaises. Ce ne sont que des simplifications
grotesques. Je ne suis pas du tout ce que vous imaginez. Je ne sais
même pas ce que je suis. Il n’est pas plus facile de savoir ce que chacun
est que de déterminer la position exacte d’un électron dans un
accélérateur de particules.
Contrairement à ce que prétendent la psychiatrie et la psychanalyse
hétéropatriarcales et coloniales, il n’y a pas eu dans mon enfance de
désir d’être un « homme » qui puisse légitimer ou justifier ma
transition. Si je m’étais obstinément accroché à ce que vous appelez
« mes origines », si je n’avais suivi que les évocations de mon enfance,
limitées par l’éducation, la punition et la peur, il m’aurait été impossible
de réaliser ce que j’ai accompli. Pour pouvoir muter, je me suis donné
deux lois plus fortes que toutes les règles que la société patriarcale et
coloniale voulait m’inculquer. La première loi que j’ai considérée
comme allant de soi pendant tout mon processus de transition a été
d’abolir la terreur d’être anormal qui avait été semée dans mon cœur
d’enfant. C’est cette terreur-là qu’il est nécessaire de détecter, isoler et
extraire de la mémoire. La seconde loi, presque plus difficile à suivre, a
été de me garder de toute simplification. Cesser de supposer, comme
vous le faites, que je sais ce qu’est un homme et une femme, ou un
homosexuel et un hétérosexuel. Extraire ma pensée de ces grilles et
expérimenter, essayer de percevoir, de sentir, de nommer, en dehors de
la différence sexuelle.
Aujourd’hui, je le vois clairement : si je n’avais pas été indifférent au
monde ordonné et soi-disant heureux de la norme, si je n’avais pas été
chassé de ma propre famille, si je n’avais pas préféré ma monstruosité à
votre hétérosexualité normale, si je n’avais pas opté pour ma déviance
sexuelle face à votre santé sexuelle, je n’aurais jamais pu m’échapper…
ou pour être plus précis, me décoloniser, me désidentifier, me
débinariser. En sortant de la cage de la différence sexuelle, j’ai connu
l’exclusion et le rejet social, mais rien de tout cela n’aurait été aussi
désastreux et douloureux que la destruction de ma puissance vitale que
l’acceptation de la norme aurait exigée. En réalité, tout ce que je suis
devenu, je le dois peut-être à cette indifférence pour la santé mentale
qui s’est développée en moi pendant l’adolescence, soutenue par des
livres, dans cette ville espagnole où mon avenir semblait avoir été écrit
par Dieu lui-même et plus tard traduit en plusieurs langues par les
médecins et les psychanalystes.
Ma vie en dehors du régime de la différence sexuelle est plus belle
que tout ce que vous auriez pu me promettre comme récompense pour
consentir à la norme. Si j’ai accepté le nouveau joug du nom masculin
au milieu de ce tunnel vers la sortie, c’est pour mieux montrer le
sophisme qui sous-tend toutes les identifications de genre. Ce joug m’a
également apporté certains avantages que j’accepte de temps en temps
comme un verre d’eau dans un désert politique. Ceux qui ignorent mon
statut de trans me traitent avec les prérogatives et la déférence avec
lesquelles les hommes blancs sont traités dans la société patriarcale et
coloniale. Je pourrais sans doute profiter de ces faveurs stupides, mais
pour ce faire il faudrait que j’aie (tâche impossible !) perdu la mémoire.
Non seulement les souvenirs de ma vie passée en tant que femme
n’ont pas été effacés, mais ils restent vivants dans mon esprit de sorte
que, contrairement à ce que la médecine ou la psychiatrie croit et
préconise, je n’ai pas complètement cessé d’être Beatriz pour ne
devenir que Paul. Mon corps vivant, je ne dirais pas mon inconscient ou
ma conscience, mais mon corps vivant qui englobe tout dans sa
mutation constante et ses multiples évolutions, est comme une ville
grecque, où coexistent, avec des différences des niveaux énergétiques,
des bâtiments trans contemporains, une architecture lesbienne post-
moderne et de belles maisons Art déco, mais aussi des vieilles bâtisses
champêtres, sous les fondations desquelles subsistent des ruines
classiques animales ou végétales, des fondations minérales et chimiques
volontiers invisibles. Les traces que la vie passée a laissées dans ma
mémoire sont devenues de plus en plus complexes et reliées, formant
un amas de forces vives, de sorte qu’il est impossible de dire qu’il y a
encore six ans j’étais simplement une femme et que désormais je suis
devenue simplement un homme. Je préfère ma nouvelle condition de
monstre à celle d’homme ou de femme, car cette condition est comme
un pied qui avance dans le vide en indiquant la voie vers un autre
monde. Je ne parle pas ici du corps vivant comme un objet anatomique,
mais comme ce que j’appelle « somathèque », une archive politique
vivante. De la même manière que Freud évoquait un appareil psychique
plus large que la conscience, il est aujourd’hui nécessaire d’articuler
une nouvelle notion de l’appareil somatique pour prendre en compte les
modalités historiques et externalisées du corps, celles qui existent
médiatisées par les technologies numériques ou pharmacologiques,
biochimiques ou prothétiques. La somathèque est en mutation.
Le monstre est celui qui vit en transition. Celui dont le visage, le
corps et les pratiques ne peuvent encore être considérés comme vrais
dans un régime de savoir et de pouvoir déterminés.

Faire une transition de genre, c’est inventer un agencement


machinique avec l’hormone ou avec un autre code vivant – le code peut
être une langue, une musique, une forme, une plante, un animal ou un
autre être vivant. Faire une transition du genre c’est établir une
communication transversale avec l’hormone, qui efface ou mieux
éclipse ce que vous appelez le phénotype féminin et qui permet l’éveil
d’une autre généalogie. Ce réveil est une révolution. Il s’agit d’un
soulèvement moléculaire. Un assaut contre le pouvoir de l’ego hétéro-
patriarcal, de l’identité et du nom. C’est un processus de décolonisation
du corps.

C’est cette possible révolution inhérente à tout processus de


transition qui terrifie la psychologie et la psychanalyse normatives qui
s’affairent à neutraliser sa puissance. Dans le discours médical et
psychologique dominant le corps trans est une colonie.

Le corps trans est à l’hétérosexualité normative ce que Lesbos est à


l’Europe : une frontière dont l’étendue et la forme ne se perpétuent que
par la violence. Couper ici, coller là, enlever ces organes, les remplacer
par d’autres.

Le corps trans est la colonie. Chaque jour, dans n’importe quelle rue
de Tijuana ou de Los Angeles, de Saint-Pétersbourg ou de Goa,
d’Athènes ou de Séville, un corps trans est tué avec la même impunité
qu’une nouvelle occupation s’élève d’un côté ou de l’autre du Jourdain.
La psychologie clinique et la médecine participent à une guerre pour
l’imposition et la normalisation des organes du corps trans.

Le migrant a perdu l’État-nation. Le réfugié a perdu sa maison. La


personne trans perd son corps. Ils traversent tous la frontière. La
frontière les constitue et les traverse. Les destitue et les renverse.
Le corps trans est à l’épistémologie de la différence sexuelle ce que
le continent américain était à l’Empire espagnol : un lieu d’immense
richesse et de culture qui dépassait l’imaginaire de l’Empire. Un lieu
d’extraction et d’anéantissement de la vie. Nos organes trans sont pour
le système hétéropatriarcal les mines de Potosí dont se nourrit
l’inconscient patriaco-colonial. L’argent est séparé de la terre et le
mineur est enterré dans un puits. Nos organes sont le caoutchouc de
l’Amazonie et l’or de la montagne. Nos organes sont l’huile dont la
machine sexuelle normative a besoin pour fonctionner. Partout, le corps
trans est haï, en même temps que fantasmé, désiré et consommé.

Le corps trans est une puissance de vie, c’est l’Amazone inépuisable


qui se répand dans les jungles, résistant aux barrages et aux extractions.

Le corps trans est à l’anatomie normative ce que l’Afrique était à


l’Europe : un territoire à découper et à distribuer au plus offrant. Les
seins et la peau pour la chirurgie esthétique, le vagin pour la chirurgie
d’État, le pénis pour la psychiatrie ou pour les anamorphoses de Lacan.
Ce que le discours scientifique et technique occidental considère
comme les organes sexuels emblématiques de la masculinité et de la
féminité, le pénis et le vagin, n’est pas plus réel que le Rwanda ou le
Nigeria, que l’Espagne ou l’Italie. Il y a une différence entre une colline
verte qui pousse de l’autre côté d’un fleuve et un désert qui s’étend du
côté balayé par le vent. Il y a le paysage érotique d’un corps. Il n’y a
pas d’organes sexuels mais des enclaves coloniales de pouvoir.

Le corps trans est une colonie d’institutions disciplinaires, de la


psychanalyse, de médias, de l’industrie pharmaceutique, du marché.

Le corps trans est l’Afrique et ses organes pour êtres vivants


s’expriment dans des langues inconnues du colonisateur, ils font des
rêves que vous, les psychanalystes, ignorez.

Quand vous aurez coupé tous les arbres et percé toutes les
montagnes, quand vous aurez analysé tous nos rêves, vous ne pourrez
plus rien défoncer d’autre. La Terre sera alors une décharge, un énorme
corps trans démembré et dévoré. Les corps des colonisateurs et vos
corps à vous, chers psychanalystes, seront enterrés avec les organes
trans que vous nous aurez pris. Mais les organes que nous n’avions pas
ne pourront jamais être enterrés. Nos organes utopiques vivront
éternellement. Ils seront les guerriers des frontières.

Au milieu de cette guerre patriarco-coloniale, la transition du genre


est une antigénéalogie. Il s’agit d’activer les gènes dont l’expression
avait été annulée par la présence d’œstrogènes en les reliant maintenant
à la testostérone, en initiant une évolution parallèle de ma propre vie, en
libérant l’expression d’un phénotype qui autrement serait resté muet.
Pour être trans, il faut accepter l’irruption triomphale d’un autre futur
en soi, dans toutes les cellules de son corps. Faire une transition revient
à comprendre que les codes culturels de la masculinité et la féminité
sont anecdotiques comparés à l’infinie variation des modalités de
l’existence.

Le mimétisme est un mauvais concept pour penser la transition du


genre car il dépend encore de la logique binaire. Être ceci ou cela, être
telle chose et imiter telle autre. Soit vous êtes un homme, soit vous êtes
une femme. La personne trans n’imite rien, de même que le crocodile
n’imite pas le tronc d’arbre, ni le caméléon les couleurs du monde. Être
trans, c’est cesser d’être un crocodile et se connecter avec son avenir
végétal, comprendre que l’arc-en-ciel peut devenir une peau.
Lorsqu’elle est acceptée comme un processus de technochamanisme
activé par la présence du langage et des hormones, l’expérience trans
est un tourbillon d’énergie de transformation qui recodifie tous les
signifiants politiques et culturels sans qu’il soit possible de faire la
césure nette (cardinale selon la caractérisation médicale) entre hier et
aujourd’hui, entre le féminin et le masculin. Je suis la petite fille qui
traverse un village de Cantabrie et grimpe sur les cerisiers en se grattant
les jambes. Je suis le garçon qui dort dans l’étable avec les vaches. Je
suis la vache qui gravit la montagne et qui se cache des regards
humains. Je suis Frankenstein qui essaie de trouver quelqu’un qui
l’aime en se promenant avec une fleur à la main, alors que tous ceux
qui passent le fuient. Je suis le lecteur dont le corps devient un livre. Je
suis l’adolescent qui embrasse une fille derrière la porte de l’église. Je
suis la jeune fille qui se déguise en jésuite et qui apprend par cœur des
paragraphes de l’Éthique de Spinoza. Je suis la lesbienne au crâne rasé
qui assiste aux séminaires BDSM au Lesbian, Gay, Bisexual &
Transgender Community Center sur la 13e Rue à Manhattan. Je suis la
personne qui refuse de s’identifier en tant que femme et qui
s’administre de petites doses de testostérone chaque jour. Je suis un
Orlando dont l’écriture est devenue chimie. Mais je voudrais éviter le
récit héroïque de ma transition. Il n’y avait rien d’héroïque à cela. Je ne
suis pas le loup-garou et je n’ai pas l’immortalité d’un vampire. La
seule chose qui était héroïque était le désir de vivre, la force avec
laquelle le désir de changement se manifestait et se manifeste encore
aujourd’hui à travers moi. Loin d’être individuelles, les observations
sur mon corps et mes vicissitudes personnelles décrivent des manières
politiques de normaliser ou de déconstruire le genre, le sexe et la
sexualité, et peuvent donc être intéressantes pour la constitution d’un
savoir dissident face aux langages hégémoniques de la psychologie, de
la psychanalyse et des neurosciences.
Je vous parle de tout cela publiquement car il est crucial que la parole
des subalternes sexuels et de genre ne soit pas confisquée par le
discours de la différence sexuelle. Je sais que j’ai fait de mon corps un
showroom : mais je préfère faire de ma vie une légende littéraire, un
show biopolitique, plutôt que de laisser la psychiatrie, la
pharmacologie, la psychanalyse, la médecine ou les médias construire
une représentation de moi en tant qu’homosexuel ou transsexuel
intégrationniste, binaire et instruit, en tant que monstre cultivé capable
de s’exprimer dans le langage de la norme, Mesdames et Messieurs les
universitaires et psychanalystes.

La médecine et la loi du binarisme du genre représentent le processus


de la transsexualité comme un chemin étroit et dangereux, une mutation
définitive et irréversible, qu’il n’est possible d’accomplir que dans des
conditions extrêmes, de telle sorte que seuls quelques-uns, les moins
nombreux possibles, seraient capables de suivre ce chemin. Je dirais
cependant que cette voie est plus facile et plus agréable que la plupart
des expériences proposées par le discours dominant comme obligatoires
et souhaitables et qui ont été légitimées par les institutions médicales et
juridiques. La transition du genre est en soi un processus plus facile à
réaliser que d’aller à l’école tous les jours à la même heure pendant les
longues années de l’enfance et de l’adolescence, plus facile qu’un
mariage monogame et fidèle, plus facile que la grossesse et
l’accouchement, plus facile que de fonder une famille, plus facile que
de trouver un emploi satisfaisant pour une période indéterminée, plus
facile que d’être heureux dans la société de consommation, plus facile
que de vieillir et d’être enfermé dans une maison de retraite. J’irais
même jusqu’à dire que, contrairement à ce que l’on prétend souvent, le
processus de mutation qui accompagne la transsexualité est l’une des
choses les plus belles et joyeuses que j’aie jamais faites dans ma vie.
Tout ce qui est terrible et effrayant dans la transsexualité ne se trouve
pas dans le processus de transition en lui-même, mais dans la façon
dont les frontières entre les sexes punissent et menacent de tuer
quiconque tente de les franchir. Ce n’est pas la transsexualité qui est
effrayante et dangereuse, mais le régime de la différence sexuelle.
Enfin, le processus de transition dont je parle ici n’est en aucune
façon irréversible. Au contraire, il ne faudrait que quelques mois sans
administration de testostérone et la décision consciente de me « ré-
identifier » en tant que femme, pour pouvoir passer de nouveau pour un
corps féminin habitant l’espace social. L’unidirectionnalité supposée de
ce voyage est l’un des mensonges normatifs de l’histoire psychiatrique
et psychanalytique, une des conséquences erronées de la pensé binaire.
Dans un processus « trans », non seulement il n’est pas nécessaire de
devenir un homme, mais il reste tout à fait possible d’« être » à nouveau
une femme, ou encore toute autre chose encore, si cela était nécessaire
ou souhaité.
Pour le dire le plus simplement possible : vous tous, ici, éminents
sages de l’École de la cause freudienne, pourriez être homosexuels ou
devenir « trans ». N’importe lequel d’entre vous, n’importe qui
daignerait plonger dans le kaléidoscope qu’est son propre désir et son
propre corps, dans son réservoir de tension nerveuse, dans sa propre
mémoire, pourrait trouver en lui une excitation tonique, une énergie
libre qui l’amène à vivre autrement, à changer, à être différent, à être,
pour ainsi dire, radicalement vivant. Votre féminité ou votre
masculinité, assumée et défendue, n’est pas moins fabriquée que la
mienne. Il vous suffirait de passer en revue votre histoire de
normalisation et de soumission aux codes sociaux et politiques du genre
et de la sexualité dominants pour que vous sentiez le rouet de la
fabrication tourner encore en vous et le désir de sortir de la répétition,
de vous dés-identifier. Vivre au-delà de la loi patriarcale coloniale,
vivre en dehors de la loi de la différence sexuelle, vivre en dehors de la
violence sexuelle et du genre est un droit que tout corps vivant, même
un psychanalyste, devrait avoir.
Mais se situer et vivre en dehors d’un régime épistémique et
politique, alors qu’un nouveau cadre cognitif, une nouvelle carte du
vivant, n’a pas encore été reconnue collectivement, est aujourd’hui
terriblement difficile : dans ce processus de transition, je ne suis pas
parvenu là où je m’étais proposé d’aller. Il n’est pas facile d’inventer
une nouvelle langue, d’inventer tous les termes d’une nouvelle
grammaire. Il s’agit d’une tâche énorme et collective. Mais quand bien
même une seule vie peut sembler insignifiante, personne n’osera dire
que l’effort n’en valait pas la peine.

Cependant, même si moi, le monstre, je m’adresse à vous


aujourd’hui, Mesdames et Messieurs les praticiens et universitaires de
l’École française de psychanalyse, ce n’est pas parce que votre opinion
sur ma prétendue « transsexualité » m’intéresse. De ma propre
expérience, je vous dirai que la vie est tout aussi belle, peut-être même
plus belle et l’amour tout aussi intense, peut-être même plus intense,
lorsque la différence sexuelle et les formes d’amour hétérosexuel et
homosexuel que vous considérez plus ou moins normales ou
pathologiques sont reconnues pour ce qu’elles sont : de grands artefacts
de fiction que nous avons construits collectivement et que, s’ils furent
un jour, qui sait, nécessaires à la survie d’un certain groupe d’animaux
humains, ne sont plus aujourd’hui qu’une armure encombrante ne
produisant plus rien d’autre que de la mort et de l’oppression. Des
artefacts inventés et légitimés politiquement, des conventions
historiques, des institutions culturelles qui ont pris la forme de nos
propres corps au point que nous nous identifions à elles. La masculinité
et la féminité normatives, l’hétérosexualité et l’homosexualité, telles
qu’elles furent imaginées au XIXe siècle, sont entrées dans un processus
qu’à défaut d’appeler effondrement, on devrait au moins qualifier de
déconstruction, par euphémisme ou par conviction philosophique.
Permettez-moi simplement de vous demander de m’accompagner
derrière l’échafaudage de cette grande architecture politique que nous
appelons la différence sexuelle, cet ensemble de normes et de rapports
de force, que vous pensez peut-être comme conditions indispensables à
la vie en société, mais dont le maintien social est devenu insupportable.

Je veux simplement que vous sachiez, que tout le monde sache, à


travers mon expérience, à travers le savoir que les subalternes sexuelles
et du genre produisent, mais aussi à travers les débats qui secouent les
pratiques médicales et scientifiques contemporaines, de quoi la
différence sexuelle est-elle le nom. Ainsi éclairés, vous déciderez par
vous-mêmes.
Et pour que vous puissiez savoir et décider, si vous me le permettez,
avec la liberté inusuelle que me donne le fait de m’adresser à vous
depuis une position discursive aussi inattendue qu’impossible, celle du
monstre dysphorique du genre qui s’adresse à l’Académie des
psychanalystes, je voudrais vous transmettre aujourd’hui au moins trois
idées, car j’ai consacré toute ma vie à étudier les différents types de
cages sexuelles et de genre dans lesquelles les humains s’enferment.

Je voudrais commencer par dire que le régime de la différence


sexuelle avec lequel travaille la psychanalyse n’est ni une nature ni un
ordre symbolique, mais une épistémologie politique du corps et que,
comme tel, il est historique et changeant.

Deuxièmement, je voudrais vous informer, au cas où vous ne l’auriez


pas compris, que cette épistémologie binaire et hiérarchique est en crise
depuis les années 40, non seulement à cause de la contestation exercée
par les mouvements politiques des minorités dissidentes, mais aussi à
cause de l’apparition de nouvelles données morphologiques,
chromosomiques et biochimiques qui rendent l’attribution binaire du
sexe au moins conflictuelle, sinon impossible.

Troisièmement, je voudrais vous dire qu’ébranlée par de profonds


changements, l’épistémologie de la différence sexuelle est en mutation
et va céder la place, probablement dans les dix ou vingt prochaines
années, à une nouvelle épistémologie. Les mouvements transféministes,
queer et antiracistes, mais aussi les nouvelles pratiques de filiation, de
relations amoureuses, d’identifications de genre, du désir, de la
sexualité, de la nomination ne sont que des indices de cette mutation et
des expérimentations dans la fabrication collective d’une autre
épistémologie du corps humain vivant.

Face à cette transformation épistémologique en cours, il vous faudra


décider, Mesdames et Messieurs les psychanalystes de France, ce que
vous allez faire, où vous allez vous placer, dans quelle « cage » vous
voulez être enfermés, comment vous allez jouer vos cartes discursives
et cliniques dans un processus aussi important que celui-ci.

Je vous demande encore quelques minutes d’attention, si toutefois


vous pouvez écouter un corps non-binaire et lui accorder un potentiel
de raison et de vérité.
1. Inventé par le théoricien de post-colonialisme et historien camerounais Achille Mbembe en partant de la notion de Foucault « thanatopolitique », ce terme désigne une forme de
souveraineté qui réside dans le pouvoir de décider ce qui pourra vivre et ce qui doit mourir. La nécropolitique est le gouvernement des populations à travers les techniques de la violence
et de la mort.
1.
Tout d’abord, le régime de la différence sexuelle que vous considérez
comme universel et quasi métaphysique, sur lequel repose et s’articule toute
théorie psychanalytique, n’est pas une réalité empirique, ni un ordre
symbolique fondateur de l’inconscient. Ce n’est qu’une épistémologie du
vivant, une cartographie anatomique, une économie politique du corps et une
gestion collective des énergies reproductives. Une épistémologie historique
qui se construit en rapport avec une taxonomie raciale à l’époque du
développement mercantile et colonial européen, et qui cristallise dans la
seconde moitié du XIXe siècle. Cette épistémologie, loin d’être la
représentation d’une réalité, est une machine performative qui produit et
légitime un ordre politique et économique spécifique : le patriarcat hétéro-
colonial.

Lorsque je parle du régime de la différence sexuelle comme d’une


épistémologie, je me réfère à un système historique de représentations, à un
ensemble de discours, d’institutions, de conventions, de pratiques et
d’accords culturels (qu’ils soient symboliques, religieux, scientifiques,
techniques, commerciaux ou communicatifs) permettant à une société de
décider de ce qui est vrai et de le distinguer de ce qui est faux. Pour
expliquer le fonctionnement des régimes épistémologiques, je me référerai
ici aux études sur les déplacements de paradigmes scientifiques menées par
l’historien des sciences Thomas Kuhn et prolongées depuis par Ian Hacking,
Bruno Latour et Donna Haraway.

Un paradigme détermine un ordre du visible et de l’invisible, il amène


donc avec lui une ontologie et un ordre du politique, c’est-à-dire qu’il établit
la différence entre ce qui existe ou ce qui n’existe pas, socialement et
politiquement, et instaure une hiérarchie entre des êtres divers. Il détermine
une manière spécifique de faire l’expérience de la réalité à travers le
langage, un ensemble d’institutions qui régulent les rituels de production et
de reproduction sociale. Bruno Latour nous rappelle qu’un paradigme,
malgré les exemples empruntés à la psychologie de la Forme, n’est pas une
métaphore optique. Un paradigme n’est pas une simple vision du monde. Il
n’est pas une interprétation et encore moins une simple représentation
subjective. « Il est, explique Latour, la pratique, le modus operandi qui
autorise des faits nouveaux à émerger. Il ressemble plus à une route qui
permet d’accéder à un site expérimental, qu’à un filtre qui colorerait à jamais
les données. Un paradigme agit plutôt à la manière du tarmac d’un aéroport.
Il rend possible, si l’on peut dire, “l’atterrissage” de certains faits. On
comprend mieux l’importance pour Kuhn de tous les aspects sociaux,
collectifs, institutionnels de ces paradigmes. Rien de toute cette matière
n’allait affaiblir, à ses yeux, la vérité des sciences, leur commensurabilité,
leur accès à la réalité. Au contraire, en insistant sur les aspects matériels de
ce qui permet aux faits “d’atterrir”, on allait comprendre aussi, d’après lui,
pourquoi les sciences avancent d’une façon aussi conservatrice, aussi lente,
aussi visqueuse. Pas plus qu’un hydravion ne peut atterrir à Orly, un
quantum1 ne peut “se poser” chez Newton2. »

Une épistémologie est une fermeture de notre système cognitif qui non
seulement donne des réponses à nos questions, mais encore définit les
questions mêmes que nous pouvons nous poser en fonction d’une
interprétation préalable des données sensorielles. Les paradigmes
scientifiques sont des engagements partagés par une communauté sociale
qui, sans avoir le caractère d’axiomes infaillibles ou pleinement démontrés,
sont largement acceptés jusqu’à devenir presque incontestables dans la
mesure où ils servent à résoudre toutes sortes de problèmes. Les paradigmes
sont des « univers de discours » dans lesquels règne une certaine cohérence,
une certaine paix sémiotico-technique, un certain accord. Mais ce ne sont
pas des mondes de signification immuable. Ce qui est propre à
l’épistémologie, c’est précisément d’avoir une souplesse suffisante pour
permettre la résolution d’un certain nombre de problèmes. Jusqu’à ce que les
problèmes créés par l’épistémologie soient, pour ainsi dire, plus nombreux
que ceux qu’elle résout. De sorte que l’épistémologie, par définition
conservatrice, lente et visqueuse, devient alors récalcitrante, nocive voire
délétère, jusqu’à ce qu’elle soit remplacée par une nouvelle épistémologie,
un nouveau dispositif, capable de répondre aux nouvelles questions.

On pourrait donc dire que le régime de différence sexuelle est une


épistémologie historique, un paradigme culturel et scientifico-technique, qui
n’a pas toujours existé et qui est sujet, comme toute épistémologie, à la
critique et au changement. Les historiens de la science et de la société de la
Renaissance s’accordent aujourd’hui pour admettre qu’au Moyen Âge et
probablement jusqu’au XVIIe siècle, une épistémologie « mono-sexuelle »
dominait en Occident, où seul le corps masculin et la subjectivité masculine
étaient reconnus comme anatomiquement parfaits. Dans les textes
hippocratiques et dans ceux de Galeno, dans les traités anatomiques de
Vesalius, le corps des femmes partageait la même anatomie que celui des
hommes : seule leur absence de chaleur interne signifiait que les organes
génitaux des femmes restaient à l’intérieur de leur corps, alors que chez les
hommes, le sexe le plus chaud et parfait, les organes génitaux étaient
externalisés. On parlait d’hommes et de femmes, mais aussi d’anges et de
démons, de monstres et de chimères. Mais, dans cette épistémologie, les
hommes et les anges avaient plus de réalité ontologique et politique que les
femmes et les chimères. Avant le XIXe siècle, la « femme » n’existait ni
anatomiquement ni politiquement comme subjectivité souveraine. Le
paradigme mono-sexuel fonctionnait selon un « système de ressemblances »
dans lequel le corps féminin était représenté comme une variation
hiérarchiquement mineure du masculin. Le corps des femmes n’était pas
reconnu comme entité anatomique, comme sujet politique, ayant une
existence ontologique, autonome et pleine. Avant le XVIIIe siècle, un vagin était
un pénis inversé, le clitoris et les trompes de Fallope n’existaient pas et les
ovaires étaient des testicules intériorisés. La gynécologie n’était que de
l’obstétrique. Il n’y avait pas de femmes. Il y avait des mères potentielles. Ce
sont les menstruations et la capacité de gestation qui définissent la féminité
et non la forme des organes génitaux. La génitalité en tant qu’indice
anatomico-politique de la différence sexuelle est une invention beaucoup
plus récente. Dans le régime patriarcal, seul le corps masculin et sa sexualité
étaient reconnus comme souverains. Le corps et la sexualité féminins étaient
subalternes, dépendants, minoritaires – non en nombre, bien entendu, mais
dans le sens que Deleuze et Guattari donnent à ce terme, en tant que variable
d’assujettissement à un rapport de pouvoir.

Tout au long des XVIIIe et XIXe siècles, de nouvelles techniques médicales et


visuelles ont progressivement donné naissance à une « esthétique de la
différence sexuelle3 » qui oppose l’anatomie du pénis à celle du vagin, les
ovaires aux testicules, la production de sperme et la reproduction utérine, les
chromosomes X et Y, mais aussi le travail productif masculin et la
domesticité reproductive féminine. Une nouvelle épistémologie binaire qui
repose sur un « système d’oppositions » entre les sexes s’établit avec les
traités biologiques de Carl von Linné, Georges Cuvier et Georges du Buffon,
avec les théories génétiques d’Hermann Henking – qui « découvrit » et
nomma le « chromosome X » en 1891 –, avec les traités obstétriques
d’Alfred Louis Velpeau, Charles Clay, et avec la gynécologie coloniale de
J. Marion Sim4.

Différents historiens de la science ont fait différentes lectures des


processus de changement et de transition qui ont conduit d’un paradigme
mono-sexuel à un paradigme de la différence sexuelle. Pour Thomas
Laqueur, ce changement a été brutal, il a eu lieu au XVIIIe siècle et a coïncidé
avec une série de processus d’émancipation politique du corps des femmes.
Cependant, selon l’historienne Helen King, il n’y a pas eu de passage
drastique d’une épistémologie à l’autre, mais plutôt, tout au long de
l’Antiquité et de la Renaissance, le modèle mono-sexuel n’a pas réussi à
dominer complètement l’épistémologie anatomico-politique et a coexisté
avec des moments de semi-émergence d’un modèle de différence sexuelle,
jusqu’à ce que celui-ci prédomine à la fin du XVIIIe siècle5. Malgré leurs
différences de méthodologie et analyse, la plupart des historiens s’accordent
pour dire que, pour la fin du XVIIIe siècle, l’invention de l’esthétique
anatomique de la différence sexuelle a servi à étayer l’ontologie politique du
patriarcat en établissant des différences « naturelles » entre les hommes et
les femmes, à une époque où l’universalisation d’un seul corps humain
vivant aurait pu venir légitimer l’accès des femmes aux techniques du
gouvernement et à la vie politique6.

Il est intéressant de penser que la psychanalyse freudienne, en tant que


théorie de l’appareil psychique et en tant que pratique clinique, fut inventée
précisément au moment où se cristallisent les notions centrales de
l’épistémologie des différences raciale et sexuelle : races évoluées et races
primitives, l’homme et la femme définis comme anatomiquement différents
et complémentaires par leur puissance reproductive, comme figures
potentiellement paternelles et maternelles respectivement dans l’institution
familiale coloniale bourgeoise ; mais aussi l’hétérosexualité et
l’homosexualité respectivement comprises comme normales et
pathologiques. La psychanalyse, vue sous l’angle de l’histoire des corps
abjects, de l’histoire des monstres et de leur rapport à la sexualité normative,
est la science de l’inconscient patriarco-colonial, la théorie de l’inconscient
de la différence sexuelle.

La psychanalyse ne travaille pas seulement dans et avec cette


épistémologie de la différence sexuelle, mais, si j’ose dire, elle a été
fondamentale dans la conquête et la fabrication de la « psyché » féminine et
masculine, ainsi que des typologies hétérosexuelles et homosexuelles qui
forment un des axes majeurs du régime patriarco-colonial. L’épistémologie
de la différence sexuelle n’est pas externe à la psychanalyse : c’est la
condition interne et immanente de toute la théorie psychanalytique de la
sexualité. Les notions psychanalytiques d’organisation de la libido, activité-
passivité, envie de pénis, complexe de castration, femme phallique, amour
génital, hystérie, masochisme, bisexualité, androgynie, phase phallique,
complexe d’Œdipe, position œdipienne, états prégénital et génital,
perversion, coït, plaisir préliminaire, scène originaire, homosexualité,
hétérosexualité – la liste est presque infinie – n’ont pas de signification en
dehors d’une épistémologie de la différence sexuelle. Avec l’invention de
nouvelles techniques sécularisées et hygiénisées d’accès au corps vivant
(c’est-à-dire, libérées des rituels du toucher et du sang), à cette partie du
corps vivant « invisible » et « intouchable » que la psychanalyse appelle
l’« inconscient », « la guérison par la parole » réalise ce qu’aucune autre
institution du régime de la différence sexuelle ne peut faire : élaborer un
langage sur la sexualité, inoculer un sentiment d’identité sexuelle et du genre
normal ou pathologique, donner une explication patriarcale et coloniale aux
rêves, former peu à peu un noyau d’identification binaire basé sur
l’autofiction.

Je vous demande, s’il vous plaît, de ne pas essayer de nier la complicité de


la psychanalyse avec l’épistémologie de la différence sexuelle
hétéronormative. Je vous offre la possibilité d’une critique épistémologique
de vos théories psychanalytiques, l’opportunité d’une thérapie politique de
vos propres pratiques institutionnelles. Mais ces processus ne peuvent se
faire sans une analyse exhaustive de vos présupposés. Ne les refoulez pas, ne
les niez pas, ne les réprimez pas, ne les déplacez pas.
Ne me dites pas que la différence sexuelle n’est pas cruciale dans
l’explication de la structure de l’appareil psychique en psychanalyse. Tout
l’édifice freudien est pensé à partir de la position de la masculinité
patriarcale, du corps masculin hétérosexuel compris comme un corps avec
un pénis érectile, pénétrant et éjaculant ; c’est pourquoi les « femmes » en
psychanalyse, ces animaux étranges avec (parfois) utérus reproducteur et
clitoris, sont toujours et encore un problème. C’est pourquoi vous avez
encore besoin en 2019 d’une journée spéciale pour parler des « femmes en
psychanalyse ».

Ne me dites pas que l’institution psychanalytique n’a pas considéré


l’homosexualité comme une déviation par rapport à la norme : Comment
expliquer autrement que jusqu’à très récemment il n’y avait pas de
psychanalystes qui s’identifiaient publiquement comme homosexuels ? Je
vous demande : combien d’entre vous se définissent aujourd’hui, ici même
dans cette École de la cause freudienne, publiquement comme
psychanalystes et homosexuels7 ?

Vous gardez le silence ? Personne ne dit rien ?

Panique dans la salle. Terreur épistémique sur le divan.

Je ne force pas le dévoilement de positions subjectives privées, mais la


reconnaissance d’une position d’énonciation politique dans un régime de
pouvoir hétéro-patriarcal colonial. Contrairement à ce que pense la
psychanalyse, je ne crois pas que l’hétérosexualité soit une pratique sexuelle
ou une identité sexuelle, mais, comme Monique Wittig, un régime politique
qui réduit la totalité du corps humain vivant et son énergie psychique à son
potentiel reproducteur, une position de pouvoir discursive et institutionnelle.
Le psychanalyste est épistémologiquement et politiquement un corps binaire
et hétérosexuel… jusqu’à ce que l’on prouve le contraire.

Je ne demande pas aux psychanalystes homosexuels de sortir du placard.


Ce sont les psychanalystes hétérosexuels normatifs qui doivent sortir
d’urgence du placard de la norme.
La psychanalyse freudienne a commencé à fonctionner à la fin du
XIXe siècle comme une technologie de gestion de l’appareil psychique
« enfermé » dans l’épistémologie patriarcale et coloniale de la différence
sexuelle. Freud est reconnu aujourd’hui comme un des penseurs les plus
importants de la modernité, à la hauteur de Nietzsche ou de Marx. Mais
comme celles de Nietzsche ou de Marx, ses élaborations discursives doivent
êtres questionnées et critiquées à la lumière des nouveaux processus
d’émancipation politique et de transformation scientifico-technique. Je ne
pense pas dévoiler un secret si j’affirme que la psychanalyse freudienne a
mis au centre du récit clinique la normalisation de la féminité et la
masculinité hétérosexuelles, ainsi que le désir et l’autorité du père. Il est
urgent de faire une relecture féministe et queer du complexe d’Œdipe selon
Freud. Je ne peux pas faire ici une herméneutique de ses textes8, mais je peux
dire, très rapidement, qu’en portant la faute sur Œdipe et en mettant tout le
poids de l’analyse sur son supposé « désir incestueux », Freud et la
psychanalyse ont contribué à la stabilité de la domination masculine, en
rendant la victime responsable du viol et en transformant en loi psychique
les rituels sociaux de normalisation du genre, de violence sexuelle et d’abus
des enfants et des femmes qui fonde la culture patriarco-coloniale.

Il n’y a aucune tentative dans la psychanalyse freudienne de surmonter


l’épistémologie hétéronormative, de la différence sexuelle, du genre binaire,
mais plutôt d’inventer une technologie, un ensemble de pratiques discursives
et thérapeutiques permettant de « normaliser » les positions d’« homme » et
de « femme » et leurs identifications sexuelles et coloniales dominantes et
déviantes. On pourrait dire que le sujet patriarco-colonial moderne utilise la
majeure partie de son énergie psychique à produire son identité binaire
normative : angoisse, hallucination, mélancolie, dépression, dissociation,
opacité, répétition… ne sont que les coûts psychologiques et sociaux générés
par le double dispositif d’extraction de la force de production et la force de
reproduction. La psychanalyse n’est pas une critique de cette épistémologie,
mais la thérapie nécessaire pour que le sujet patriarcal-colonial continue à
fonctionner malgré les coûts psychiques énormes et la violence
indescriptible de ce régime. Face à une psychanalyse dépolitisée nous aurons
besoin d’une clinique radicalement politique qui commence par un processus
de dépatriarcalisation et de décolonisation du corps et de l’appareil
psychique.
Je ne suis pas ici pour vous parler avec animosité. J’ai moi-même été
psychanalysé pendant dix-sept ans par différents analystes, freudiens,
kleinians, lacaniens, guattariens… Tout ce que je vous énonce ici, je vous le
dis non pas comme un « étranger », mais comme un corps de la
psychanalyse, comme un monstre du divan.

En premier lieu, il ne me serait pas possible de qualifier ces multiples


expériences analytiques avec un seul adjectif, qu’il soit bon ou mauvais. Le
succès ou l’échec de mes analyses dépendait en grande partie, non de la
fidélité des analystes à Freud, Klein ou Lacan, mais plutôt, au contraire, de
leur infidélité ou, pour le dire autrement, de leur créativité, de leur capacité à
sortir de la « cage ». Au cours de différentes sessions, j’ai pu observer
comment tous mes analystes ont dû lutter avec et contre le cadre théorique
dans lequel ils avaient été formés pour pouvoir écouter une personne
« trans » non-binaire sans mettre en avant le diagnostic, la critique, la
réforme ou la guérison. Dans certains cas, ma guérison dépendait
précisément de ma capacité à m’enfuir et à échapper à la norme de la
psychanalyse, comme lorsque j’ai quitté une analyse dans laquelle l’analyste
essayait par tous les moyens de me faire me débarrasser de ce qu’il pensait
être « les multiples formes de fétichisme qui menaçaient ma sexualité
féminine ». Ce que l’analyste voyait comme des déviations fétichistes
constituait pour moi des expérimentations fondamentales vers une nouvelle
épistémologie du vivant sexuel, au-delà de la dichotomie homme-femme,
pénis-vagin, pénétrateur-pénétré. Dans d’autres cas, j’ai pu faire une partie
du chemin accompagné de psychanalystes que je qualifierais de dissidents en
pratique mais discrets et silencieux en théorie. Je veux penser que la plupart
des psychanalystes qui sont ici aujourd’hui et qui m’écoutent font partie de
ce groupe. C’est à vous que je m’adresse en premier lieu.

Nul n’a besoin d’être fidèle aux erreurs du passé. Ni vous, ni personne. Je
ne dénonce pas ici la misogynie de Freud, ni le racisme ou la transphobie de
Lacan. Ce que je dénonce, c’est la fidélité de la psychanalyse, élaborée au
cours du XXe siècle, à l’épistémologie de la différence sexuelle et à la raison
coloniale dominante en Occident. Ce n’est pas un problème qui se résout
avec une bonne intention individuelle, tout comme la bonne intention de
Bartolomé de las Casas n’a pas servi à surmonter l’épistémologie raciale et
les pratiques politiques coloniales d’extermination des populations indigènes
du continent américain. Mais vous avez une responsabilité collective.

Enfin, je voulais vous dire que le malaise que vous ressentez lorsque je
parle, l’envie irrépressible de nier mes mots, l’urgence d’expliquer ce que je
dis par rapport à mon apparente condition de « dysphorique du genre » fait
déjà partie de la crise que suscite en vous la controverse épistémologique qui
traverse la psychanalyse contemporaine. Cette crise est vitale, elle est
productive.
1. En mécanique quantique, le quantum représente la plus petite unité de mesure indivisible, aussi bien en termes d’énergie qu’en termes de masse ou mouvement. Pour la
physique newtonienne, les « quanta » n’existent pas.

2. Bruno Latour, Chroniques d’un amateur de sciences, « Avons-nous besoin des paradigmes ? », Presses des Mines, Paris, 2006, p. 29-30.

3. Thomas Laqueur, Making Sex: Body and Gender from the Greeks to Freud, Harvard University Press, 1992, p. 163.

4. En 2013, le collectif antiraciste Black Youth Project 100 proteste contre la statue de J. Marion Sim à la Faculté de médecine de l’Université de New York. J. Marion Sim
achetait des esclaves noires avec lesquelles il pratiquait ses expériences gynécologiques, notamment la vivisection et la stérilisation.

5. Helen King, The One-Sex Body on Trial : The Classical and Early Modern Evidence. The History of Medicine in Context, Farnham Burlington, Ashgate, 2012.

6. Michelle M. Sauer, Gender in Medieval Culture, Bloomsbury, London, 2015.

7. Le silence de la salle n’est interrompu que par une poignée de rires et de huées.

8. Vous trouverez une analyse plus détaillée dans mon prochain livre : Le Parlement des métèques, à paraître.
2.
L’épistémologie de la différence sexuelle avec laquelle la psychanalyse
freudienne a travaillé hors critique va entrer en crise après la Seconde Guerre
mondiale. La politisation des subjectivités et des corps considérés comme
abjects ou monstrueux dans cette épistémologie, l’organisation des
mouvements de lutte pour la souveraineté reproductive et politique des corps
des femmes, et pour la dépathologisation de l’homosexualité, ainsi que
l’invention de nouvelles techniques de représentation et de manipulation des
structures biochimiques du vivant (lecture chromosomique, diagnostic
prénatal, administration hormonale, etc.) vont conduire à une situation sans
précédent dans les années 40 du siècle passé.

Le discours médical et psychiatrique semble avoir des difficultés


croissantes à faire face à l’apparition de corps auxquels on ne peut pas
immédiatement assigner un sexe féminin ou masculin à la naissance. À partir
de 1940, avec les nouvelles techniques chromosomiques et
endocrinologiques et avec la médicalisation de l’accouchement, de plus en
plus de bébés, autrefois appelés « hermaphrodites », sont diagnostiqués.
Face à ces nouveau-nés, la communauté scientifique médicale dit inventer
une nouvelle taxonomie. Le pédopsychiatre John Money, travaillant à
l’université Johns Hopkins aux États-Unis sous les auspices de Lawson
Wilkins, fondateur de l’endocrinologie pédiatrique, laisse de côté la notion
moderne du « sexe » comme réalité anatomique et invente la notion de
« genre » pour parler de la possibilité de produire techniquement la
différence sexuelle. La notion moderne de transsexualité apparaît également
entre 1947 et 1960.
En 1966, le pédiatre suisse Andrea Prader invente et introduit dans la
pratique du diagnostic de genre le « schéma de l’orchidée » appelé aussi
« orchidomètre » ou « chapelet endocrinien » : une palette de 25 boules de
tailles différentes qui servent, selon Prader, à mesurer le degré de virilisation
des testicules des enfants prépubères. Paradoxalement, sa croyance dans la
« normalité » du binarisme et son obsession pour la taxonomie vont conduire
Prader à donner une visibilité à 25 types différents de morphologie
testiculaire. Son « orchidomètre » pourrait être la preuve de la multiplicité
des variations morphologiques du vivant… Mais Prader, incapable de
surmonter l’épistémologie de la différence sexuelle, considère la plupart de
ces différences comme des « pathologies » et recommande toute une batterie
de thérapies permettant la réassignation sexuelle. Pour la première fois, la
médecine et la psychiatrie réalisent avec effroi l’existence d’une multiplicité
de corps et de morphologies génitales au-delà du binaire. Les controverses
scientifiques, sociales et politiques se multiplient. Mais au lieu de changer
l’épistémologie, ils décident de modifier les corps, de normaliser les
sexualités, de rectifier les identifications.

Je voudrais partager avec vous l’hypothèse selon laquelle toute la


psychanalyse lacanienne, qui naît précisément après les années 40, sa
relecture de Freud, son détour par la linguistique, est déjà une première
réponse à cette crise de l’épistémologie de la différence sexuelle. Je pense
qu’il est possible de dire que Lacan essaie, comme John Money, de
dénaturaliser la différence sexuelle, mais, que comme Money, il finit par
produire un méta-système presque plus rigide que les notions modernes de
sexe et de différence anatomique. Dans le cas de John Money, ce méta-
système introduit la grammaire du genre pensée comme construction sociale
et endocrinologique. Chez Lacan, ce méta-système n’est pas non plus
anatomique, il prend la forme de l’inconscient structuré comme un langage,
de l’ordre symbolique et du « réel »… Mais, comme dans le cas de John
Money et même s’il n’est pas réduit à l’anatomie, il s’agit d’un système de
différences qui n’échappe pas au binarisme sexuel et à la généalogie
patriarcale du langage. Mon hypothèse est que Lacan ne réussit pas à se
défaire du binarisme sexuel à cause de sa propre position à l’intérieur du
patriarcat hétérosexuel comme régime politique. Sa dénaturalisation était
conceptuellement en marche, mais Lacan lui-même n’était pas politiquement
prêt. Et donc, la psychanalyse, tant freudienne que lacanienne, contribuera
amplement à la normalisation des enfants intersexués et à la pathologisation
de la transsexualité.

Aussi n’allez pas croire, après ce détour par Freud et Lacan, qu’il soit
facile pour moi de me présenter comme « transsexuel » devant une
assemblée de psychanalystes. Pas plus qu’il n’aurait été facile pour Pierre le
Rouge, le singe sauvé d’un cirque et devenu homme, aussi libre soit-il et
aussi loin que soient les chaînes, de parler devant une assemblée de
scientifiques, de vétérinaires et de dresseurs, si gentils et réformistes soient-
ils, quand bien même il y aurait des pianos et des fleurs sur la scène. Les
pratiques d’observation, d’objectivation, de punition, d’exclusion et de mort
mises en place par la psychanalyse et la psychiatrie lorsqu’elles travaillent
avec des personnes dissidentes du régime de la différence sexuelle et de
l’hétéropatriarcat colonial, avec des individus ainsi considérés comme
« homosexuels », avec des hommes ou des femmes qui ont été violés, avec
des travailleurs du sexe, avec des transsexuels, avec des personnes
racisées… sont peut-être moins spectaculaires que celles du cirque et du zoo,
mais pas moins efficaces. Je ne pense pas que la comparaison soit excessive,
non seulement parce qu’en tant qu’homosexuels, transsexuels, travailleurs
du sexe, corps racisés ou travestis, nous avons été aussi altérisés et
animalisés, mais encore parce que ce que la médecine, la psychiatrie et la
psychanalyse ont fait avec les minorités sexuelles au cours des deux derniers
siècles est un processus comparable d’extermination institutionnelle et
politique.

La majorité de ceux qui refusaient de vivre selon les normes de la


différence sexuelle patriarcale étaient d’une part persécutés par la police et le
système judiciaire comme potentiellement criminels, et d’autre part
pathologisés par l’appareil psychanalytique, enfermés dans des prisons
psychiatriques, violés pour prouver leur véritable « féminité » ou
« masculinité », soumis à des traitements de lobotomie, d’hormonothérapie,
d’électrochocs, ou d’une supposée « cure analytique ». Par rapport à nous,
qui sommes les monstres de la modernité patriarco-coloniale, la guérison par
la parole et les thérapies comportementales ou pharmacologiques n’étaient
pas en lutte, mais travaillaient de manière complémentaire. Un processus
d’extermination politique des minorités dissidentes du régime de la
différence sexuelle était à l’œuvre. Beaucoup de mes prédécesseurs sont
morts et meurent encore aujourd’hui assassinés, violés, battus, enfermés,
médicalisés… ou ont vécu ou vivent leur différence en secret. Tel est mon
héritage et c’est avec la force que je tire de toutes leurs voix réduites au
silence, bien que ce ne soit qu’en mon nom, que je m’adresse à vous
aujourd’hui.
L’abus terminologique auquel donnera lieu le mot « transsexuel », avec
lequel certains d’entre vous me caractérisent aujourd’hui, a commencé au
début des années 50 avec David Oliver Cauldwell, Harry Benjamin et Robert
Stoller, précisément au moment où Lacan développait ses théories
psychanalytiques, mais le génocide épistémique et la persécution
épistémique et psychiatrique avaient commencé beaucoup plus tôt, à la fin
du XIXe siècle, avec la caractérisation par Carl F. O. Westphal de certains sujets
« souffrant » de ce qu’il appelait « l’instinct sexuel contraire ». Pour
Westphal, il n’y avait toujours pas de différence entre ce que nous appelons
aujourd’hui « homosexualité » et « transsexualité », ce qui comptait c’était la
différence entre le désir naturel et celui contraire à la nature. Le problème
était l’« inversion », l’obstination à « imiter » les pratiques de l’« autre
sexe ». Au XIXe siècle, on pensait que l’homosexualité était l’effet d’une
« migration » d’une âme féminine dans un corps masculin, ou vice versa. Et
la migration pose toujours des problèmes, qu’elle soit pratiquée entre les
corps et les âmes, ou entre les États-nations. Par conséquent, et en prenant
comme modèle la sexualité reproductive hétérosexuelle avec pénétration et
insémination bio-pénis/bio-vagin, la psychologie représentait les hommes
homosexuels comme étant des mâles efféminés, de sexualité anale, passive
ou réceptive, tandis que les lesbiennes étaient imaginées comme des femmes
masculines de sexualité phallique ou active.

Le psychopathologiste allemand Richard von Krafft-Ebing catégorise une


sphère d’« inversion sexuelle » dans laquelle ceux qui souhaitaient vivre
comme je le fais aujourd’hui étaient considérés comme des anormaux :
des « hermaphrodites psycho-sexuels » ou des « paranoïaques souffrant de
métamorphose sexuelle » avant même que le terme « transsexuel » ne soit
inventé. La théorie de l’homosexualité comme inversion sexuelle sera
remplacée à la fin des années 40 par Alfred Kinsey qui définit pour la
première fois l’homosexualité en tant que rapport sexuel entre deux
personnes du même sexe.

C’est lorsque la représentation de l’homosexualité et de l’hétérosexualité


est en train de changer que Cauldwell utilise le terme de « psychopathe
transsexuel » pour caractériser « un individu malade qui décide de vivre et
de se présenter comme un membre du sexe auquel il n’appartient pas ». Bien
que les premières opérations de « changement de sexe » aient déjà été
réalisées dans les années 30, Cauldwell, qui préconise de « modifier l’esprit
et non le corps », s’oppose à toute transformation corporelle. Dans le même
temps, le pédopsychiatre John Money considère les transsexuels comme
« malades de l’identité de genre » puisqu’ils « manifestent un désir obstiné
et irrationnel de vivre en tant que membres du sexe opposé ».

L’abus terminologique continue : en 1973, Norman Fisk introduit le terme


« dysphorie de genre » qui sera finalement établi comme une caractérisation
pathologique de la transsexualité dans le Manuel diagnostique et statistique
des troubles mentaux (DSM). Le passage de la psychiatrie traditionnelle au
DSM marque aussi le déplacement du langage de la maladie mentale et de la
folie vers celui des « troubles du comportement », ainsi que la
transformation progressive des techniques externes de séquestration et de
surveillance vers des nouvelles techniques biochimiques et
pharmacologiques de production et de contrôle de la subjectivité. Encore
obsédés par la gradation entre le normal et le pathologique et par la
différence entre la réalité anatomique et la pratique du genre, Harry
Benjamin, Robert Stoller et Norman Fisk mettaient en place les bases des
taxonomies absurdes qui servent encore à nous caractériser : la différence
entre le travestisme, considéré uniquement comme un désir de se faire passer
pour l’autre sexe à travers les vêtements, et la « vraie » transsexualité
comme la métamorphose corporelle qui implique, pour Stoller, une série
d’opérations hormonales et chirurgicales. Toujours en 1987, le sexologue
américain Ray Blanchard mène une campagne « scientifique » pour inscrire
dans le DSM une typologie permettant de distinguer plusieurs degrés de
pathologie chez les personnes « travesties » et les « femmes transsexuelles ».
Sa théorie controversée établissait des relations entre performance de genre,
désirs homosexuels et hétérosexuels, et transsexualité. Elle est toujours
utilisée par de nombreux thérapeutes et est connue sous le nom de
« taxonomie de Blanchard ».

L’idée selon laquelle une personne transsexuelle doit être hétérosexuelle


ainsi que la question grotesque et insistante, trans opéré ? ou trans non-
opéré ?, que certains d’entre vous doivent se poser en m’écoutant, résultent
de ce cadre psychopathologique.
Laissez-moi vous soulager du doute : j’ai été opéré, j’ai retiré avec
beaucoup de soin et au cours de longues sessions politiques, pratiques et
théoriques, l’appareil épistémique qui diagnostique mon corps et mes
pratiques comme étant pathologiques.

Et vous, chers psychanalystes, êtes-vous opérés ?

La politisation croissante des mouvements trans et intersexe depuis les


années 90 et encore plus intensément au cours de la dernière décennie a
entraîné un déplacement de la notion de « dysphorie de genre » vers celle de
« trouble de l’identité de genre ». Les luttes pour la dépathologisation se
poursuivent, mais le problème ici n’est pas seulement la dépathologisation
de la prétendue « identité trans », c’est toute une épistémologie qui doit être
modifiée.

La psychanalyse n’est pas, par rapport à cette épistémologie, meilleure


que la pédiatrie ou que la psychiatrie pharmacologique. Vous vous êtes
opposés à la médicalisation de la névrose et à la transformation du patient en
consommateur de psychotropes dans les nouvelles thérapies cognitivo-
comportementales (TCC), mais vous ne vous êtes jamais refusés le droit de
participer à la normalisation de l’homosexualité et de la transsexualité, ni à
l’administration psychanalytique de la déviance de genre et sexuelle.

Pour Lacan, les transsexuels sont les victimes psychotiques d’une erreur :
« ils confondent l’organe avec le signifiant ». Il est possible de se
débarrasser de l’organe, mais il n’est pas possible de se débarrasser du
« signifiant » de la sexuation, de l’ordre symbolique qui divise tous les êtres
en masculins et féminins, soutient Lacan. Nous, les trans, sommes des
malades sémiotiques : nous ne voyons pas la différence entre une castration
symbolique et une castration réelle, entre un vagin et un simple trou, entre
un « phallus » et un quelconque lambeau, non, pas du tout. Mais la médecine
fait-elle la différence entre un vagin et un simple trou, entre un « phallus » et
un quelconque lambeau lorsqu’ils assignent un sexe à un bébé en regardant
une échographie ou à la naissance ? Et si l’épistémologie de la différence
sexuelle en elle-même était une pathologie du signifiant ?
En 1989, votre collègue psychanalyste Catherine Millot a publié, avec les
félicitations du journal Le Monde, Hors Sexe, un essai sur la transsexualité
dans lequel elle considérait que tout processus de transition de genre était
une tentative désespérée et psychotique de dépasser les limites de la réalité et
de la différence sexuelle. Elle décrit le corps trans comme un corps hideux et
grotesque, une incarnation ridicule et monstrueuse que seul un malade
mental peut préférer à son corps « sain » et « original ». « L’homme qui rêve
d’être une femme transsexuelle doit être confronté, dit Millot, au drame de la
vraie castration. » Et la castration de nos libertés ne cesse pas. Plus
récemment, la psychanalyste Colette Chiland affirmait l’impossibilité pour
les personnes transsexuelles de surmonter la vérité du binarisme sexuel, ce
qui les conduit, selon elle, à vivre dans « une condition border line », à
tomber dans une pathologie proche du « délire narcissique ». Malgré son
opposition à Lacan, on trouve des arguments similaires dans les travaux de
Janine Chasseguet-Smirgel selon lesquels l’obsession des personnes
transsexuelles à changer leur apparence corporelle découle de l’échec à
résoudre le complexe d’Œdipe et de la propension perverse à la régression
sexuelle vers un état prégénital. Ah… Œdipe, toujours Œdipe, il a bon dos
Œdipe…

Pour Lacan et ses partisans, le binarisme sexuel est un fait symbolique et


une esthétique du corps aussi indépassable que le Soleil tournant autour de la
Terre l’était pour Ptolémée. Il est possible de se débarrasser de l’organe,
mais il n’est pas possible, pour la psychanalyse, de se débarrasser de
l’épistémologie patriarco-coloniale de la différence sexuelle. Pour prolonger
l’argumentation de Bruno Latour sur la force d’un paradigme, on pourrait
dire qu’il serait plus difficile pour un corps du genre non-binaire d’exister
sur le divan psychanalytique, que pour un hydravion d’atterrir à Orly ou
pour un quantum de se « poser » chez Newton.
3.
Mais, à partir de 1950, avec l’émancipation grandissante des femmes
hétérosexuelles, la dépathologisation de l’homosexualité, la
commercialisation de la pilule contraceptive, la politisation des
positionnements du genre non-binaire, l’épistémologie de la différence
sexuelle entre dans un processus de questionnement politique inéluctable. La
contestation politique est redoublée par une controverse scientifique générée
par de nouvelles « données » chromosomiques ou biochimiques issues de
nouvelles techniques de lecture des chromosomes et du génome ou de
diagnostic endocrinien.

En 1993, un groupe de patients crée la Société des intersexes d’Amérique


du Nord (INSA) pour rendre visible leur lutte contre la médicalisation et la
modification chirurgicale de leur corps sans leur consentement. La même
année, la biologiste et historienne des sciences Anne Fausto-Sterling publie
un article très débattu dans lequel elle défend le passage d’une épistémologie
binaire à une épistémologie d’au moins cinq sexes, afin de respecter
l’intégrité des corps comportant des variations morphologiques et
génétiques. Dans les années qui ont suivi, le mouvements trans vont
demander la dépathologisation de la transsexualité et exiger la liberté de
choisir si un processus de transition du genre impliquerait une modification
hormonale et chirurgicale, ou seulement un changement de nomination.

À partir de 2010, l’Organisation mondiale de la santé (OMS), qu’on ne


peut décemment soupçonner de complicité avec les hypothèses féministes
radicales ou avec la théorie queer, nuance ses positions sur l’existence d’une
variation de la réalité morphologique, anatomique et chromosomique des
corps humains qui dépasse le binarisme sexuel et de genre.

L’OMS, et non une association TransPédéGouine Anarcoféministe,


affirme aujourd’hui que « le genre typiquement décrit comme masculin et
féminin est une construction sociale qui varie selon les cultures et les
époques ». Et elle reconnaît qu’il y a eu et qu’il y a encore des cultures
(Samoa dans le Pacifique, celles des peuples Premiers d’Amérique, les
Thaïlandais traditionnels) qui utilisent des taxonomies sexuelles et de genre
non-binaires, plus fluides et plus complexes que la taxonomie occidentale
moderne mondialisée à partir des années 70. En acceptant la viabilité non
pathologique des incarnations corporelles et des expressions sociales du
genre et de la sexualité, l’OMS reconnaît la dimension arbitraire et non-
naturelle de la taxonomie binaire avec laquelle les institutions sociales et
politiques travaillent en Occident et ouvre la porte non seulement à une
reformulation locale de ses termes, mais aussi à une révision plus profonde
du paradigme de la différence sexuelle.

Aujourd’hui, nous savons qu’un bébé sur 1000-1500 nouveau-nés (soit 6


bébés par jour aux États-Unis) est identifié comme « intersexe », ne pouvant
pas être reconnu dans le genre binaire. Au cours des vingt dernières années,
les enfants qui ont été opérés ou médicalisés comme « intersexes » se sont
organisés pour demander la fin des mutilations génitales et des processus de
réassignation forcée. Dans le même temps, de plus en plus de personnes
commencent à s’identifier comme « non-binaires ». Il y a quelques mois,
l’éminent.e philosophe Judith Butler s’est inscrit.e au registre d’état civil de
l’État de Californie en tant que personne du genre non-binaire. Différents
États aux États-Unis, mais aussi en Argentine ou en Australie, reconnaissent
le genre non-binaire comme une possibilité politique. L’Allemagne vient de
reconnaître un troisième sexe (O) comme possible assignation sexuelle.

Simultanément une nouvelle différenciation est établie entre les personnes


« cis » (celles qui s’identifient au sexe qui leur a été attribué à la naissance)
et les personnes « trans » (celles qui ne s’identifient pas à cette attribution et
qui adoptent des pratiques de transition, s’identifiant soit comme trans, soit
comme personnes non-binaires).

La transition de genre et l’affirmation d’un genre non-binaire mettent en


crise non seulement les notions normatives de masculinité et de féminité,
mais aussi les catégories d’hétérosexualité et d’homosexualité avec
lesquelles travaillent la psychanalyse et la psychologie normatives. Lorsque
le diagnostic de dysphorie de genre est rejeté, lorsque la possibilité d’une vie
sociale et sexuelle en dehors du binaire de la différence sexuelle est affirmée,
les identifications de l’homosexualité et de l’hétérosexualité, de l’actif et du
passif sexuel, du pénétrant et du pénétré, deviennent aussi obsolètes.

D’autre part, la définition de l’hétérosexualité comme seule sexualité


normale reproductive et les caractérisations patriarcales de la paternité et
biopolitiques de la maternité semblent anachroniques face à une multiplicité
de techniques de gestion de la reproduction et de procréation assistée : pilule
contraceptive, pilule du lendemain, paternité trans, PMA, gestation pour
autrui, externalisation de l’utérus, etc.

Je ne sais avec quel enthousiasme, avec quelle urgence vous


communiquer que nous vivons un moment d’une importance historique sans
précédent : l’épistémologie de la différence sexuelle est en mutation.

Dans les années à venir, nous devrons élaborer collectivement une


épistémologie capable de rendre compte de la multiplicité radicale des
vivants et qui ne réduise pas le corps à sa force reproductive hétérosexuelle,
qui ne légitime pas la violence hétéro-patriarcale et coloniale.

Vous êtes libres de me croire ou de ne pas me croire, mais croyez au


moins ceci : la vie est mutation et multiplicité. Vous devez comprendre que
les futurs monstres sont aussi vos enfants et vos petits-enfants.

Nous assistons à un processus de transformation dans l’ordre de


l’anatomie politique et sexuelle comparable à celui qui a conduit de
l’épistémologie ptolémaïque à l’épistémologie héliocentrique copernicienne.
Ou du régime monosexuel à l’anatomie de la différence sexuelle entre 1650
et 1870. Ou à celle introduite par la physique quantique et la relativité par
rapport à la physique newtonienne au début du XXe siècle.

Les processus conduisant à un changement épistémologique impliquent de


profondes modifications technologiques, sociales, visuelles et sensorielles.
Ainsi, par exemple, les changements qui ont conduit d’un régime
géocentrique et de la physique aristotélicienne à un régime héliocentré et à la
physique newtonienne ont également impliqué l’invention de la presse à
imprimer et de la machine à vapeur. L’imprimerie a précipité le passage
d’une culture orale à une culture de l’écriture et de la lecture, ainsi que la
sécularisation progressive des textes bibliques, et a accéléré les processus
d’expansion et d’expropriation coloniale de l’Europe en Amérique. Le
déploiement de la science moderne, l’institutionnalisation normalisée de la
famille hétérosexuelle et l’extension d’une économie de marché mondiale, se
sont accompagnés d’une biopolitique de la population nationale, avec des
pratiques de segmentation des classes, de hiérarchisation sexuelle, de
ségrégation raciale et de nettoyage ethnique.

C’est ce régime du capitalisme mondial intégré, pour le dire avec Félix


Guattari, que nous sommes en train d’abandonner aujourd’hui. Si les
changements économiques, politiques et technologiques qui ont conduit au
régime de la différence sexuelle et au capitalisme colonial ont mis trois
siècles à se produire, la rapidité des changements techniques et l’urgence des
décisions politiques concernant la destruction de l’écosystème et la sixième
extinction nous placent dans une modalité de changement beaucoup plus
rapide, peut-être imminente. Internet, la physique quantique, la
biotechnologie, la robotisation du travail, l’intelligence artificielle,
l’ingénierie génétique, les nouvelles techniques de reproduction assistée, et
le voyage extraterrestre précipitent également des changements sans
précédent vers l’invention d’autres modalités d’existence entre l’organisme
et la machine, le vivant et le non-vivant, l’humain et le non-humain, tandis
que de nouvelles hiérarchies dans le domaine politique apparaissent et
disparaissent. Un bouleversement comparable à celui qu’a impliqué au début
du siècle dernier la mécanique quantique et les théories de la relativité en
physique se produit aujourd’hui dans le domaine des techniques de
reproduction de la vie ainsi que de la production collective de la subjectivité
sexuelle et du genre.

Face à cette crise épistémique, des processus de renaturalisation politique,


de régression discursive et de hold-up cognitif prolifèrent. Comme Kuhn
nous l’avait appris, tant qu’un paradigme scientifique n’est pas remplacé par
un autre, les problèmes non résolus accumulés ne donnent pas lieu,
paradoxalement, à une remise en question ou à un processus de critique
lucide, mais plutôt à une « rigidification » et une « affirmation
hyperbolique » temporaire des hypothèses théoriques du paradigme en crise.
Il est peut-être même possible d’expliquer le processus actuel de mise en
scène hyperbolique des idéologies patriarco-coloniales et de leurs appareils
de pouvoir populistes et néo-nationalistes comme un processus de
réaffirmation de l’ancien paradigme, de déni de la crise épistémologique et
de résistance face à la mutation.

Les nouveaux totalitarismes de la différence sexuelle peuvent retarder


mais ne pourront empêcher l’effondrement épistémique. Ce changement de
paradigme pourrait marquer le passage de la « différence sexuelle » (une
opposition binaire, peu importe qu’elle soit pensée comme dialectique ou
comme complémentaire, comme dualité ou comme duel) à un nombre
interminable de différences, des corps et des désirs non identifiés et non
identifiables. On n’appelle pas ici à neutraliser les différences, à revenir à un
monisme prémoderne, féminin, masculin ou neutre, ni à une sexualité
homogène et unitaire, ni d’un simple renversement des hiérarchies. On parle
plutôt d’une prolifération des pratiques et des formes de vie, d’une
multiplication de désirs capables de se déployer au-delà du plaisir génital.

Lorsque je parle d’une nouvelle épistémologie, je ne fais pas uniquement


référence à la transformation des pratiques scientifico-techniques, mais
plutôt à un processus d’élargissement radical de l’horizon démocratique pour
reconnaître en tant que sujet politique tout corps vivant sans que
l’assignation sexuelle ou du genre soit la condition de possibilité de cette
reconnaissance sociale et politique. C’est la violence épistémique du
paradigme de la différence sexuelle et du régime patriarco-colonial qui est
remise en question par les mouvements féministes, anti-racistes,
intersexuels, trans et handi-queer demandant une reconnaissance en tant que
corps vivant de plein droit de ceux et celles et cels qui avaient été marqués
comme politiquement subalternes.

Dans ce contexte de transition épistémique, honorables membres de


l’Académie de psychanalyse de France et de l’École de la cause freudienne,
vous avez une énorme responsabilité. C’est à vous de décider si vous voulez
rester du côté des discours patriarcaux et coloniaux et réaffirmer
l’universalité de la différence sexuelle et de la reproduction hétérosexuelle
ou entrer avec nous, les mutants et les monstres de ce monde, dans un
processus de critique et d’invention d’une nouvelle épistémologie permettant
la redistribution de la souveraineté et la reconnaissance d’autres formes de
subjectivité politique.

Vous ne pouvez plus recourir systématiquement aux textes de Freud ou de


Lacan comme s’ils avaient une valeur universelle non située historiquement,
comme si ces textes n’avaient pas été écrits à l’intérieur de cette
épistémologie patriarcale de la différence sexuelle. Faire de Freud et de
Lacan une loi est aussi absurde que de demander à Galilée de revenir aux
textes de Ptolémée, exiger qu’Einstein renonce à la relativité et continue à
penser avec la physique de Newton et d’Aristote.

Aujourd’hui, les corps autrefois monstrueux produits par le régime


patriarco-colonial de la différence sexuelle parlent et produisent un savoir
sur eux-mêmes. Les mouvements queer, transféministes, #MeToo, Ni una
menos, Handi, Black Lives Matter, indigènes…. opèrent des déplacements
décisifs. Vous ne pouvez plus continuer à parler du complexe d’Œdipe ou du
nom du père dans une société qui reconnaît pour la première fois dans
l’histoire ses fonctionnements féminicides, où les victimes de la violence
patriarcale s’expriment pour dénoncer leurs pères, leurs maris, leurs chefs,
leurs petits-amis ; où les femmes dénoncent la politique institutionnalisée du
viol, où des milliers de corps descendent dans la rue pour dénoncer les
agressions homophobes et les meurtres presque quotidiens des femmes trans,
ainsi que les formes institutionnalisées du racisme. Vous ne pouvez plus
continuer à affirmer l’universalité de la différence sexuelle et la stabilité des
identifications hétérosexuelles et homosexuelles dans une société où il est
légal de changer de genre ou de s’identifier comme une personne du genre
non-binaire, dans une société où il y a déjà des milliers d’enfants nés dans
des familles non hétérosexuelles et non-binaires. Continuer à pratiquer la
psychanalyse en utilisant la notion de différence sexuelle et avec des
instruments cliniques comme le complexe d’Œdipe est aujourd’hui aussi
aberrant que prétendre continuer à naviguer dans l’univers avec une carte
géocentrique ptolémaïque, à nier le changement climatique ou à affirmer que
la Terre est plate.

Nous ne rejetons pas seulement les pratiques sexuelles et patriarcales de


parenté et de socialisation hétéro-centrées et binaires. Nous refusons votre
épistémologie et nous devons le faire d’une manière violente. Notre position
est l’insoumission épistémologique.

Aujourd’hui, pour vous psychanalystes, il est plus important d’écouter les


voix des corps exclus par le régime patriarco-colonial que de relire Freud et
Lacan. Ne cherchez plus refuge chez les pères de la psychanalyse. Votre
obligation politique est de prendre soin des enfants, non de légitimer la
violence du régime patriarco-colonial. Le temps est venu de sortir les divans
sur les places et de collectiviser la parole, de politiser les corps, de
débinariser la sexualité et de décoloniser l’inconscient.

Libérez Œdipe, rejoignez les monstres, ne cachez pas la violence


patriarcale derrière les désirs soi-disant incestueux des enfants, et mettez au
centre de votre pratique clinique les corps et la parole de ceux, celles et cels
qui ont survécu au viol et à la violence patriarcale, de ceux, celles et cels qui
vivent déjà au-delà de la famille patriarcale nucléaire, au-delà de
l’hétérosexualité et de la différence sexuelle, de ceux, celles et cels qui
cherchent et fabriquent une issue.

Bientôt, nous ferons peut-être face à une nouvelle alliance nécropolitique


du patriarcat colonial et des nouvelles technologies
pharmacopornographiques. Nous sommes déjà sans aucun doute confrontés
à une pharmacologisation croissante des soi-disant « pathologies
psychiatriques », à une mercantilisation des industries de soin, à une
informatisation électronique du cerveau, ainsi qu’à une robotisation
sémiotico-informatique des techniques de production de la subjectivité via
Facebook, Instagram, Tinder, etc. Mais les dangers et les excès de cette
prolifération de nouvelles techniques de contrôle et de production de
segmentations de l’humain ne peuvent constituer une excuse pour empêcher
la psychanalyse de remettre en cause ses propres catégories.

Mon but n’est pas la défaite de la psychanalyse et la victoire de la


neuroscience encore moins de la pharmacologie. Ma mission est la
vengeance de l’« objet » psychanalytique et psychiatrique (à parts égales)
sur les dispositifs institutionnels, cliniques et micropolitiques qui
maintiennent la violence des normes de genre, sexuelles et raciales. Nous
avons besoin d’une transition de la clinique. Cela ne peut se faire que par
une mutation révolutionnaire de la psychanalyse et un dépassement critique
de ses présupposés patriarcat-coloniaux. Une transition dans la clinique
implique un changement de position : l’objet d’étude devient sujet et celui
qui était jusqu’à présent le sujet accepte de se soumettre à un processus
d’étude, de questionnement et d’expérimentation. Il accepte de changer. La
dualité sujet/objet (tant sur le plan clinique qu’épistémologique) disparaît et
à sa place apparaît une nouvelle relation qui conduit conjointement à muter
et à devenir autre. Il sera question de puissance et de mutation au lieu de
pouvoir et de connaissance. Il sera question d’apprendre ensemble à soigner
nos blessures, à abandonner les techniques de la violence et à inventer une
nouvelle politique de la reproduction de la vie à l’échelle planétaire.

La psychanalyse est face à un choix historique sans précédent : soit elle


continue à travailler avec l’ancienne épistémologie de la différence sexuelle
et légitime de facto le régime patriarco-colonial qui la soutient, devenant
ainsi responsable des violences qu’elle produit, soit elle s’ouvre à un
processus de critique politique de ses discours et de ses pratiques.

Cette deuxième option implique de commencer un processus de


dépatriarcalisation, de déshétérosexualisation et de décolonisation de la
psychanalyse, comme discours, comme récit, comme institution et comme
pratique clinique. La psychanalyse doit entrer dans une rétro-alimentation
critique avec les traditions de résistance politique transféministes si elle veut
cesser d’être une technologie de normalisation hétéropatriarcale et de
légitimation de la violence nécropolitique, pour devenir une technologie
d’invention des subjectivités dissidentes face à la norme.

Je me présente devant vous aujourd’hui non comme accusateur, mais


plutôt comme lanceur d’alerte de la violence épistémologique de la
différence sexuelle et comme chercheur d’un nouveau paradigme.

Psychanalystes pour la transition épistémique, rejoignez-nous !


Fabriquons ensemble une issue !
Contrairement à ce que les plus conservateurs d’entre vous pourraient
imaginer, ceux qui craignent qu’une psychanalyse dépourvue de
l’épistémologie de la différence sexuelle soit défigurée, je vous dis que seule
cette transformation profonde peut faire survivre la psychanalyse.

Et je vous le dis depuis ma position d’homme trans, de corps non-binaire


qui a dû se transformer pour pouvoir sortir de son ancienne « cage » et
survivre en inventant, jour après jour et de façon précaire, d’autres pratiques
de liberté. Si je considère mon évolution et son point d’aboutissement actuel,
je ne saurais ni m’en plaindre ni m’en satisfaire. Il y a encore trop à faire.

J’appelle de tous mes vœux à une mutation de la psychanalyse, à


l’émergence d’une psychanalyse mutante, à la hauteur de la mutation de
paradigme que nous vivons.

Peut-être que seul ce processus de transformation, aussi terrible et


démantelant qu’il puisse vous sembler, mérite aujourd’hui d’être à nouveau
appelé psychanalyse.
Je tiens à remercier Virginie Despentes pour la lecture de ce texte et
pour son soutien inconditionnel.

ISBN : 978-2-246-82557-9

© Éditions Grasset & Fasquelle, 2020.

Tous droits de traduction, de reproduction


et d’adaptation réservés pour tous pays.

Ce document numérique a été réalisé par PCA


Table
Couverture

Page de titre

Dédicace

Le 17 novembre 2019, j’ai…

Chères Mesdames et chers Messieurs…

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Copyright
Table of Contents
Page de titre
Dédicace
Le 17 novembre 2019, j’ai…
Chères Mesdames et chers Messieurs…
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Copyright
Table

Vous aimerez peut-être aussi