Explorer les Livres électroniques
Catégories
Explorer les Livres audio
Catégories
Explorer les Magazines
Catégories
Explorer les Documents
Catégories
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/hommesmigrations/927
DOI : 10.4000/hommesmigrations.927
ISSN : 2262-3353
Éditeur
Musée national de l'histoire de l'immigration
Édition imprimée
Date de publication : 1 novembre 2012
Pagination : 96-103
ISSN : 1142-852X
Référence électronique
Fatima Ait Ben Lmadani, « Femmes et émigration marocaine », Hommes & migrations [En ligne],
1300 | 2012, mis en ligne le 01 novembre 2014, consulté le 19 avril 2019. URL : http://
journals.openedition.org/hommesmigrations/927 ; DOI : 10.4000/hommesmigrations.927
Femmes et
émigration marocaine
Entre invisibilisation et survisibilisation :
pour une approche postcoloniale
Par Fatima Ait Ben Lmadani,
professeur assistant à l’Institut des études africaines, université Mohammed V-Soussi Rabat
rées uniquement comme les victimes de ces accords, sans que soient analysés les
facteurs structurels qui ont conditionné leur émigration ou les stratégies de résistance
qu’elles ont mises en œuvre pour faire face à leurs conditions de vie au Maroc. Les
quelques travaux qui ont eu le mérite de traiter de cette migration(13) ont insisté sur
les aspects négatifs de cette émigration et dénoncé ces pratiques contraires aux droits
des femmes. Ils ont de ce fait participé à ce processus de survisibilisation de cette
migration et renforcé cette orientation particulariste qui a eu pour conséquence
l’occultation des femmes en tant que sujets autonomes capables de prendre la décision
d’émigrer en étant conscientes des limites de cette opportunité. Les conditions certes
“déplorables” dans lesquelles les migrantes saisonnières vivent ne doivent pas nous
faire oublier les transformations de la société marocaine qui ont conduit à leur
émigration. Une émigration régie par des politiques migratoires qui réduisent les
possibilités d’émigrer dans de meilleures conditions et marquée par une histoire
coloniale qui continue d’agir sur les représentations et les stigmates dont font l’objet
les migrants dans les pays d’installation et d’origine.
contexte historique qui l’a produite. Ainsi, par une acculturation forcée(19), similaire
à celle décrite par Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad en Algérie(20), et qui a
participé à la destruction de l’organisation sociale et familiale, le régime colonial a
imposé un nouveau modèle où les femmes étaient appelées à occuper d’autres places
au sein du système de production(21). En transformant les structures traditionnelles,
la colonisation a “ jeté sur le marché du travail une main-d’œuvre à bon marché, venue des
campagnes et où les femmes pauvres, seules, veuves ou divorcées, sont partie prenante(22)”.
Reprendre l’initiative
Cette entrée des femmes dans le secteur du travail salarié est venue à la suite des
mutations dont a fait l’objet la société marocaine et qui ont modifié profondément
la structure socio-économique en incitant à émigrer certaines femmes parmi les plus
pauvres. Comme l’explique Daniel Rivet(23), la réforme agraire mise en place par le
régime colonial dans les différents pays du Maghreb a provoqué l’appauvrissement
des paysans et a déclenché un grand mouvement d’exode rural. Ces paysans sont
venus rejoindre le nombre déjà important des indigents installés dans les périphéries
des villes, avec lesquels ils ont constitué la masse de main-d’œuvre bon marché et
sans qualifications(24) que l’on retrouve encore aujourd’hui dans les grandes capitales
d’Afrique du Nord. C’est dans cette “masse” qu’on trouvait également les femmes
qui ont servi comme domestiques pour des colons. Par ailleurs, le régime colonial
a provoqué un double phénomène d’individualisation et d’individuation qui a
répondu au désir d’autonomie et de liberté des individus, et qui a favorisé
l’émergence d’élites modernes et de nouvelles aspirations(25). Bien que ce
phénomène ait d’abord concerné ces élites, les femmes de classes populaires qui
étaient en contact avec les colons se sont saisies de ce contexte défavorable afin
d’accroître leur capacité d’agir. Dans ce cas, l’émigration apparaît, pour certaines
d’entre elles, comme la possibilité de réaffirmer leur individualité et de s’assurer
une autonomie financière. C’est dans ce contexte où certaines femmes de classes
populaires, domestiques alors chez d’anciens colons, ont effectué une autre
émigration, cette fois internationale, vers la France dès les années 1960.
Certes, cette émigration féminine était moins importante numériquement que celle
qui a touché à la même période les hommes, mais elle marque les prémices d’un
changement profond dans la structure socio-économique du pays et, partant de là, des
rapports hommes/femmes dans cette société. C’est dans ce contexte que nous pouvons
analyser l’émigration plus récente des femmes saisonnières. Plutôt que d’y voir un
effet récent et accidentel, il faudrait la lier au contexte historique et mondial dans
102
Dossier I Les nouveaux modèles migratoires en Méditerranée I
lequel elle prend son sens. Cette émigration de travail s’inscrit dans les nouveaux
modes de monétarisation des sociétés rurales et c’est dans cette perspective qu’il
faudrait en analyser les causes et l’impact.
Conclusion
Notes
1. Voir Souad El hariri, “Les transferts monétaires et commerciaux des Marocaines et le développement local
au Maroc”, in Revue Passerelles, n° 28, printemps-été 2004, pp. 69-79 ; Jocelyne Streiff-Fénart, “Transpositions
et réinterprétations du rôle féminin traditionnel en situation d’immigration”, in Vivre dans deux cultures.
La condition socioculturelle des travailleurs migrants et leurs familles, Paris, Unesco, 1983, pp. 325-335 ; Ahsène Zehraoui,
“Images de l’autre : la population maghrébine au regard de la société française”, in Migrations Sociétés,
vol. IX, n° 2, 1997, pp. 7-20.
2. Mohamed Charef, Les Migrations au féminin, Agadir, Sud-Contact, 2002 ; Abdelkrim Belgunedouz, L’Ahrig
du Maroc. L’Espagne et l’UE. Plus d’Europe sécuritaire, Kénitra, Maroc, Boukili, 2002.
3. Elkebir Atouf, “Les Marocains en France de 1910 à 1965, l’histoire d’une immigration programmée”, colloque
“Entre mondialisation et protection des droits – dynamiques migratoires marocaines : histoire, économie, politique
et culture”, Casablanca, juin 2003 ; Mustapha Belbah, Patrick Veglia, “Pour une histoire des Marocains en France”,
Hommes & Migrations, n° 1242, 2003, pp. 18-31
4. Fatima Ait ben Lmadani, “La vieillesse illégitime ? Migrantes marocaines en quête de reconnaissance sociale”, thèse
de doctorat, Paris VII-Denis Diderot, 2007 ; Nasima Moujoud, “Effets de la migration sur les femmes
et sur les rapports sociaux de sexe : au-delà des visions binaires”, in Jules Falquet, Aude Rabaud, Fransesca Scrinzi,
et Jane Freedman, Femmes, genre, migrations et mondialisation. Un état des problématiques. Cahiers du CEDREF,
Paris, Publications universitaires Paris-Diderot, 2008, pp. 57-79.
103
I hommes & migrations n° 1300
5. Ces travaux montrent d’une part que, dès le début de l’émigration marocaine, des femmes sont parties
vers l’Europe, seules ou accompagnées, et que cette migration est bien antérieure aux années 1970, et d’autre part,
que l’épouse rejoignant son mari par le regroupement familial n’est pas la seule figure de la migrante marocaine.
Les travaux montrent des cas bien plus fréquents qu’on ne le croit de femmes chefs de famille (à la suite de séparation
ou veuvage, de migration économique autonome, de migration qualifiée et d’étudiantes, etc.).
6. En France, en Belgique et aux Pays-Bas, les femmes représentent près de la moitié de la population marocaine,
33 % en Espagne, 30 % en Italie, et elles seraient estimées à 70 % dans les pays du Golfe.
7. Nicole-Claude Mathieu (dir.), L’Arraisonnement des femmes. Essais en anthropologie des sexes, Paris, EHESS,
1985, p. 139.
8. Colette Guillaumin, Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de Nature, Paris, Côté-femmes, 1992.
9. Catherine Quiminal, Anne Golub, Mirjana Morokvasic, “Évolution de la production des connaissances sur
les femmes immigrées en France et en Europe”, in Migrations Société, vol. 9, n° 52, juillet-août 1997, pp. 19-36.
10. Fatima Ait ben Lmadani, op. cit.
11. Le Rapport sur l’état de la migration dans le monde de 2008 de l’OIM définit la migration circulaire comme
“le mouvement fluide de personnes entre pays, y compris le mouvement temporaire ou de long terme pouvant être profitable
à tous ceux qu’il implique, s’il est volontaire et lié aux besoins de travail des pays d’origine et de destination”.
12. Les informations sur les conditions légales de l’émigration saisonnière ont fait l’objet d’une note interne
au Conseil de la communauté marocaine à l’étranger rédigée par Walid Benabdni, que je tiens à remercier ici et dont
j’ai largement repris les notes dans ce papier.
13. Houria Alami M’chichi, “Les Marocaines saisonnières dans la province de Huelva : aléas d’une forme
de migration des femmes”, 2009. sur www.euromed-migration.eu ; Chadia Arab, “La migration circulaire féminine,
vecteur de développement”, 2010, sur http://www.migration4development.org.
14. Mirjana Morokvasi , “Émigration des femmes : suivre, fuir ou lutter”, in Nouvelles questions féministes, n° 13,
1986, pp. 65-75.
15. Lorsqu’on utilise l’expression “rôle mineur”, cela traduit surtout la non-reconnaissance de ce rôle par les hommes
qui sont détenteurs de la norme et non pas la valeur réelle du travail des femmes dans la production locale.
16. Fatima Ait ben Lmadani, “La vieillesse illégitime ? Migrantes marocaines en quête de reconnaissance sociale”,
op. cit. ; Nasima Moujoud, “Effets de la migration sur les femmes et sur les rapports sociaux de sexe : au-delà des visions
binaires”, op. cit.
17. Nasima Moujoud, Jules Falquet, “Cent ans de sollicitude en France. Domesticité, reproduction sociale, migration
et histoire coloniale”, in Agone, n° 43, 2010, pp. 169-195.
18. Meriem Rodary, “Le travail des femmes dans le Maroc précolonial, entre oppression et résistance”, in Cahiers
d’études africaines, n° 187-188, 2007.
19. Cette acculturation n’a certes pas revêtu les mêmes formes qu’en Algérie mais elle a eu des conséquences
similaires en termes de transformation des structures familiales et d’introduction du système capitaliste.
Zakia Daoud l’écrit : “Fin 1940, on dénombre 25 000 salariées saisonnières de l’agro-alimentaire et 40 000 domestiques,
sans compter les petites bonnes de la bourgeoisie marocaine. (…) Dans les années cinquante, l’exode rural se fait tel que de 10 %,
la population urbaine est passée à 25 % et qu’une femme sur 8 travaille : 30 % comme domestiques, 20 % comme ouvrières, 30 %
comme saisonnières et 20 % dans le textile à domicile. 43 % sont mariées et 41 % seules (26 % veuves et 16 % divorcées).
En 1952, on dénombrera 112 244 travailleuses”, Zakia Daoud, Féminisme et politique au Maghreb, Soixante ans de lutte,
Casablanca, EDDIF, 1993, p. 249.
20. Pierre Bourdieu, Abdelmelk Sayad, Le Déracinement, Paris, éd de Minuit, 1964.
21. Zakia Daoud montre bien cette transformation de la société marocaine sous les effets de la colonisation
et l’impact sur le travail des femmes. Zakia Daoud, op. cit.
22. Zakia Daoud, ibid., p. 249.
23. Daniel Rivet, Le Maghreb à l’épreuve de la colonisation, Paris, Hachette, 2002.
24. Nous entendons la qualification dans le sens que lui donne Danièle Kergoat, à savoir un état qui “ne mesure
pas un savoir-faire, mais qui reflète un rapport social à un moment historique donné (rapport capital/travail)
qui doit être analysé conjointement au triple niveau du secteur, de l’entreprise et de la société globale”.
Danielle Kergoat , “ Ouvriers = ouvrières ?”, in Critique de l’économie politique, n° 5, 1978, p. 72.
25. Daniel Rivet, op. cit.