« Il est vrai que ces gens ne vivent pas, disons, comme nous
les Occidentaux, les gens civilisés, bien qu’ils soient plus
proches de nous que ne le sont les souris de laboratoire. »
Merril Eisenbud*
Pour les Etats, le progrès était ailleurs. Ils plaçaient beaucoup d’espoir dans
le nucléaire car ils y voyaient l’une des bases essentielles, sans commune mesu-
re dans l’histoire, de l’accumulation de la puissance du capital. Dans l’esprit des
hommes d’Etat de l’époque, il constituait la forme d’énergie primaire la mieux
adaptée au mode d’industrialisation issu de la Seconde Guerre mondiale et au
type de destruction massive des cités qu’ils envisageaient au cours de la Guerre
froide. En France, le pouvoir d’Etat, issu du conseil de la Résistance, comprit l’im-
portance de doter le pays du nucléaire, en particulier de l’électronucléaire, pour
qu’il puisse prendre place sur l’échiquier mondial, dominé par les Etats-Unis et
l’URSS. D’où, dans les conditions de l’époque, la mise en place du monopole d’Etat
sur la recherche et la réalisation de sites expérimentaux. Le PCF, grand vainqueur
de la Résistance, joua, via les Joliot-Curie et consorts, le rôle de promoteur dans la
création de l’institution d’Etat qui allait devenir la chose des nucléaristes français :
le CEA. Pour ces compagnons de route du PCF, le communisme aux couleurs de
la France, c’était la démocratie plus l’atome. Le nucléaire à la française était né,
même si c’est au lendemain de la crise du pétrole que la priorité fut accordée à la
réalisation à grande échelle du programme électronucléaire.
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De plus, le nucléaire présentait l’immense avantage de renforcer la soumission
des simples citoyens à leurs Etats respectifs. Au cours de la Guerre froide, la pro-
pagande officielle sur l’horreur de la solution finale par la bombe nucléaire permit
d’occulter les horreurs quotidiennes du nucléaire civil et militaire, et de paralyser
la masse de la population. En France, terre d’asile du scientisme, la propagande
d’Etat sur la sûreté nucléaire a atteint, lors du lancement du programme électro-
nucléaire, les sommets du fanatisme : quiconque osait émettre quelques réserves,
par la plume ou par d’autres moyens, était mis à l’index, dénoncé comme obscu-
rantiste, voire stigmatisé comme traître à la nation. Le tandem chauvin PCF-CGT,
bien qu’il ait perdu des plumes au CEA dès la guerre de Corée, s’illustra toujours
par la suite dans la chasse aux sorcières et par le matraquage des contestataires du
nucléaire, qualifiés, dans la pure tradition marxiste-léniniste, d’agents de l’étran-
ger. Le fonctionnement quotidien des sites nucléaires, sans même parler des dé-
rapages alors occultés (2), raffermit le mythe de la sûreté garantie par l’autorité
suprême, le pouvoir d’Etat. Pour la première fois dans l’histoire du capitalisme, la
notion de sûreté des installations industrielles pouvait être étendue bien au-delà
de leurs murs. Nucléaire rime avec contrôle de la population et transformation
en profondeur du territoire. Les plans de sécurité nucléaire n’ont jamais eu d’autre
sens, en France et ailleurs, comme le souligna avec cynisme Pierre Tanguy, di-
recteur de l’Institut de protection nucléaire du CEA : « L’objectif de la sûreté nu-
cléaire est d’assurer que le niveau de risque est assez bas pour que la population
puisse l’accepter » (3). Pour l’Etat, en cas de danger « d’excursions nucléaires » (4),
l’essentiel est toujours d’instaurer la loi martiale, de parquer les irradiés irrécu-
pérables, de les laisser crever dans les périmètres de sûreté, et, en priorité, de
prévenir et d’écraser les velléités de révolte. Le reste n’est que broutilles, destinées
à rassurer les populations parfois inquiètes.
Il n’en fallait pas plus pour que des écologistes se croient investis de la mis-
sion de sauver la France du péril nucléaire. « En nous rassemblant, nous pouvons
peser afin de nous faire entendre des décideurs », « pour sortir notre pays du
bourbier nucléaire dans lequel il est empêtré depuis près de vingt-cinq ans », (10)
affirment ainsi les fondateurs du réseau Sortir du nucléaire. Remarquons la mo-
destie du propos et les omissions sur l’origine du nucléaire français. L’acte de nais-
sance est antidaté, sans doute pour ne pas froisser les camarades pronucléaires
des camarades écologistes aujourd’hui au pouvoir.
L’hostilité à l’atome fut toujours faible en France, à cause de la distance prise
par De Gaulle envers l’OTAN au cours de la Guerre froide, et du rôle décisif du
couple PCF-CGT dans le ralliement de la population au nucléaire. Il n’en reste
pas moins vrai que l’opposition à l’installation des centrales nucléaires fut réelle,
parfois radicale, même si les réflexions et les actes les plus subversifs restèrent mi-
noritaires. De cette époque, il ne reste que quelques irréductibles isolés, les moins
résolus sont rentrés dans le rang, brisés par la violence de la répression mais sur-
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tout désemparés par les promesses non tenues du PS, relayées par les lobbies éco-
logistes alors en formation. Ils n’avaient pas compris que les promesses du Prince
n’engagent que ceux qui y croient. Le reste a vivoté sous la forme de groupes de
contre-expertise et de surveillance placés sous la houlette de chercheurs de sen-
sibilité écologiste, encore en activité au CNRS, voire au CEA, ou déjà en retraite,
dont le rôle a grandi au fur et à mesure que l’activité critique rétrécissait comme
peau de chagrin. L’évolution vers le lobbying des comités « Stop », qui ont survécu
à la mise en place de « leurs » centrales respectives, en est le meilleur exemple,
quelles que soient la sincérité et l’hostilité au nucléaire de leurs membres.
Désormais, c’est sous le signe du « réalisme », et du refus de « l’utopie », que
les gestionnaires de la défaite veulent faire entendre leur voix. Mais leur scénario
de « sortie non différée du nucléaire » relève de la pure escroquerie. Car, c’est sans
doute la première fois dans l’histoire que l’activité humaine a généré des ravages à
pareille échelle, et aux conséquences incalculables pour l’ensemble de la vie plané-
taire. Par suite, la seule chose que nous pouvons affirmer avec quelque raison, c’est
que la société nucléarisée a réussi à faire reculer le rêve d’en finir avec le monde de
l’exploitation et de la domination à bref délai : bon gré, mal gré, des révolutions
dignes de ce nom hériteront de la masse de décombres radioactifs sur de longues
périodes, et elles devront bien s’en occuper à leur manière.
Les mêmes qui parlent du nucléaire comme du diable en personne peaufinent
des plans de réformes introuvables et, de façon plus prosaïque, préconisent ce qui
est déjà en cours de réalisation hors de l’Hexagone. Leur sens des réalités consiste
à faire de la surenchère sur les recommandations de l’Agence européenne, en ma-
tière d’alternatives au nucléaire, lesquelles, vu les avancées technologiques, com-
mencent à devenir rentables. « Sortir du nucléaire, c’est possible », (11) affirment
ainsi les Belbéoch dans leur livre, qui résume à merveille l’esprit gestionnaire des
milieux écologistes. Leur soucis de réalisme va très loin : ils font l’impasse sur le
nucléaire militaire. L’oubli n’est pas innocent : leur scénario de sortie instantanée
du nucléaire civil, basé sur la remise en service et le perfectionnement des cen-
trales à charbon, l’exige. En réalité, tous, en véritables conseillers du prince, cher-
chent à prouver que le capitalisme peut très bien fonctionner sans l’atome et font
la promotion de leurs recettes particulières qu’ils présentent comme exemptes
des tares de l’énergie nucléaire, du moins comme le moindre mal. Mais à suppo-
ser que l’installation des générateurs d’énergie qu’ils appellent de leurs vœux soit
généralisée dans le proche avenir, il est douteux que la vie des damnés de la Terre
en soit améliorée pour autant. Surtout lorsque nous voyons les prouesses techno-
logiques diverses et variées que nous concoctent les laboratoires de recherche en
énergie. Nul besoin d’être prophète pour comprendre que la diversification des
sources d’énergie traduira l’augmentation de la puissance du capital.
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Les écologistes affirment sans rire que, à condition de prendre appui sur la pré-
tendue hostilité des citoyens au nucléaire, il est possible de faire pression sur
l’Etat, pour sortir du jour au lendemain du bourbier. Ils l’auraient déjà obligé à
fermer SuperPhénix et à abandonner le site du Carnet, vitrine de l’EPR. Soyons
sérieux : la marche des Européens contre SuperPhénix et les festivités au Carnet
furent la caricature des résistances à l’installation de Creys-Malville et de Plogoff,
dans les années 70, des mises en spectacle à usage des médias, rien de plus. Mais
les promoteurs ont décidé de faire passer des décisions d’Etat pour leurs propres
victoires. La faiblesse a toujours puisé sa force dans la croyance aux miracles de
la démocratie.
En France, les oppositions au nucléaire sont très timides. Les plus marquan-
tes refusent l’enfouissement des déchets dans les sites sélectionnés. Des habitants
du cru ne veulent pas que leurs communes soient transformées en dépotoir sous
prétexte d’y installer des pseudo-laboratoires. Le mot d’ordre « Pas de nucléaire,
ni ici, ni ailleurs » rassemble ici et là quelques radicaux, mais l’esprit de clocher,
tare originelle de l’antinucléaire en France, continue à faire des ravages. L’hostilité
au pouvoir central n’empêche pas les gens concernés d’écouter les amis de Voynet,
qui veulent recycler les déchets au lieu de les enfouir, ou encore les entasser autour
des usines de la Cogema. A force de vouloir racoler large, les recycleurs des asso-
ciations écologistes en viennent à caresser dans le sens du poil le régionalisme le
plus borné. Les centrales de proximité alternatives sont à la mode et elles seraient,
aux dires des écologistes, l’avenir des régions autogérées en énergie. Cette version
idyllique et modernisée du « small is beautiful » permet d’oublier que les micro-
centrales proposées désormais sur le marché de l’énergie décentralisée comme
panacée universelle sont en réalité créées par le « big », le capital très concentré et
centralisé qui contrôle le secteur des technologies de pointe.
De même, les oppositions au sein d’EDF, qu’ils montent au pinacle, se résu-
ment à peu de choses. Dans leur masse, les travailleurs du nucléaire ont toujours
brillé par leur absence, voire par leur haine des iconoclastes qui tentaient de ren-
verser leur idole radioactive. Leur attachement à l’entreprise d’Etat, et aux minces
privilèges qu’elle leur octroie, est toujours très fort, même lorsqu’elle les paye en
radiations. De toute façon, le sale travail est fait par les précaires, la chair à rem,
comme les appellent les bonzes syndicaux d’EDF. L’Autre Voie pour EDF n’est
que l’amalgame ultra-minoritaire de syndicalistes contestataires, dans le genre de
SUD. Ils sont surtout soucieux de défendre l’image, le rôle et le statut du ser-
vice d’Etat, ternie, à leurs yeux, par le lobby nucléariste et menacé par l’ouverture
européenne. En réalité, les leaders des associations écologistes tentent de créer, à
l’image de la multinationale de l’écologie, Greenpeace, leur propre lobby national,
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à gauche de la gauche officielle. Et, pour apparaître sur la scène comme force
présentable, ils doivent montrer qu’ils sont capables de canaliser les résistances
potentielles. Ainsi, les promoteurs du réseau Sortir du nucléaire annoncent : « Le
but du réseau est de mettre en place le rapport de force qui permette de mettre fin
au programme nucléaire français en maintenant l’équilibre entre la vie associative
de base et l’efficacité du groupe de pression doté de salariés. » Pour réaliser son
noble but, « le réseau dispose du savoir-faire médiatique et logistique », « né de
la réussite de la lutte contre SuperPhénix ». (12) Voilà qui a au moins le mérite de
la clarté. Les indignés en mal d’activisme qui veulent aujourd’hui y participer ne
sont même pas pris en traîtres. A eux le pain quotidien du militantisme de base
écologiste : confection et distribution de badges, jeûne sur des sites pressentis par
le CEA, conférence de presse, entretien de la microbureaucratie du réseau, etc.
Les plus exaltés peuvent pimenter l’affaire par quelques coups spectaculaires à la
mode de Greenpeace, destinés à augmenter l’audimat du lobby.
Comme l’a souligné Marx, il arrive que l’histoire soit répétitive, la première
fois comme tragédie, la seconde fois comme farce. La comédie des réseaux d’oppo-
sition au nucléaire français confirme la maxime. Mais, dans le monde illusoire de
la démocratie idéale, la question des conditions, des objectifs, et des difficultés de
la lutte n’est jamais posée. Les tentatives de « revitaliser » l’opposition au nucléaire
hexagonal telle qu’elle fut dans les années 70 relèvent au mieux de la nostalgie, au
pire du spectacle du plus mauvais goût. Les conditions générales étaient beau-
coup plus favorables qu’aujourd’hui dans la mesure où l’antinucléaire était partie
prenante, malgré des limites évidentes, des tendances radicales qui marquèrent
l’époque du sceau de leur utopie. Pourtant, il a échoué à retarder, sans même par-
ler d’entraver, la réalisation du programme électronucléaire. Désormais, il n’existe
rien de tel, sinon à l’état embryonnaire. La production nucléaire est devenue, en
France plus qu’ailleurs, partie intégrante de la survie quotidienne. Nul citoyen n’y
échappe comme consommateur. Et leur simple angoisse, en général refoulée, des
catastrophes nucléaires ne fera pas le printemps de la subversion s’ils ne remettent
pas en cause eux-mêmes, pour eux-mêmes, leur condition d’ilotes du capital. Le
bluff et les gesticulations de quelques spécialistes de l’intervention spectaculaire
ne leur seront d’aucun secours. Plus que jamais, il est impossible de combattre le
nucléaire sans combattre la société qui lui a donné naissance, sans rompre sans
retour avec les réformateurs des lobbies écologistes. Toute tentative de subversion
du monde nucléarisé doit reprendre les choses là où elles ont été abandonnées,
reprendre les questions laissées en suspens. Ainsi, il est impossible de se contenter
de l’ancienne contestation de l’énergie nucléaire mais, à travers elle, de pousser la
critique plus loin, vers la remise en cause du monde de l’énergie lui-même, sans se
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laisser séduire par les nouveaux costumes de scène qu’il revêt. Voilà qui paraîtra
sans doute de peu d’intérêt aux amateurs « d’efficacité ». Pourtant, c’est l’une des
conditions pour donner tout son sens à notre combat.
André Dréan
Mail : nuee93@free.fr
Décembre 1998