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COLE
Sombre convoitise
Sombre convoitise
En semi-poche
Lanthe n’était pas du genre pessimiste, mais là, elle ne voyait vraiment
pas comment ils allaient pouvoir s’en sortir sans une seule blessure
contagieuse.
Thronos était désormais un seigneur de guerre qui avait fait ses preuves
au combat, attaquant les foyers du Pravus entre deux voyages à la recherche
de Melanthe, mais il n’avait pas d’arme et s’apprêtait à combattre dans le pire
environnement qui fût pour lui. Quant à Lanthe, elle ne pouvait pas recourir à
ses pouvoirs et n’avait même plus son épée. Par habitude, elle écarta les
doigts, pour générer un pouvoir dans lequel elle ne pouvait plus puiser, et
attendit un assaut qu’elle serait incapable de repousser.
Pendant ces quelques instants, elle fit ce qu’elle n’avait pas eu l’occasion
de faire depuis des années : laisser courir son regard sur Thronos.
Chaussé de bottes noires, il portait un pantalon de cuir noir râpé qui
moulait ses cuisses musclées et une chemise en lin blanc dans le dos de
laquelle avaient été pratiquées deux fentes, boutonnées en haut et en bas de la
naissance des ailes.
Elle leva les yeux vers ses cornes argentées. Si la plupart des démons en
possédaient deux, les vrekeners en arboraient en général quatre. Mais
Thronos en avait perdu deux – retirées, sans doute, parce que trop abîmées
par sa « chute ». Celles qui restaient étaient plus grandes que la normale et
recourbées vers les côtés de son crâne, un peu comme celles d’un démon
volar.
Il baissa les mains, regardant ses griffes noires s’arrondir au bout de ses
doigts. Tandis que chaque muscle de son corps se tendait en vue de
l’affrontement, il ramena ses ailes sur ses flancs. Ses articulations étaient
dans un tel état qu’elle les entendait presque bouger, frotter, grincer.
Plus jeune, il avait été capable de « coller » ses ailes à son dos, au point
de pouvoir les dissimuler complètement à ses adversaires sous une épaisse
chemise. Aujourd’hui, à cause de ses blessures, les membranes dépassaient
sur les côtés. Ses ergots autrefois noirs avaient été « argentés » lorsqu’il était
devenu chevalier – affûtés, limés, aiguisés jusqu’à ce qu’ils changent de
couleur.
Peu de sorceri avaient pu s’approcher assez près d’un vrekener pour voir
à quoi ressemblaient exactement ses ailes, et parmi eux, rares étaient ceux qui
avaient survécu pour en témoigner. Lanthe se rappelait sa surprise lorsqu’elle
avait découvert ce qui les recouvrait réellement…
Un hurlement à glacer le sang résonna dans la galerie. Des goules
sonnaient la charge.
Tel un raz de marée, une vague de tueuses féroces et contagieuses se
déversait dans leur direction. Leurs yeux jaunâtres et chassieux brûlaient de
fureur. Elles grimpaient aux parois de la galerie pour mieux retomber sur leur
proie.
Quinze mètres.
Dix.
Thronos battit des ailes, comme s’il était impatient d’en découdre. La
dernière chose que verrait Lanthe sur cette terre serait peut-être les ailes d’un
vrekener. Pas si surprenant que ça…
Neuf. Six… Cette fois, elles étaient assez proches pour frapper.
Une aile de Thronos jaillit, rapide comme l’éclair. L’autre suivit.
Plusieurs goules tombèrent à terre, décapitées. Il y en avait plus d’une
dizaine, dont les gorges béantes déversèrent une glu épaisse, verdâtre. Leur
sang.
Lanthe en resta bouche bée.
— Mais c’est quoi, ça ?
Au bout des ailes de Thronos, les ergots argentés dégoulinaient de vert.
Ils avaient tranché les gorges à la manière d’un rasoir.
Comme la faux de feu de son père.
Ouvrant de grands yeux, Lanthe se glissa le long de la paroi pour mieux
l’observer. Elle ignorait que Thronos était aussi rapide – et que ses ailes
étaient aussi meurtrières.
L’odeur du sang des goules se répandit dans la galerie et fit hésiter le
deuxième rang. Sans jamais cesser de gémir, elles regardaient fixement les
corps des leurs, agités de soubresauts, puis levaient les yeux vers Thronos,
visiblement déconcertées.
Quand la deuxième vague se lança, les ailes de Thronos entrèrent de
nouveau en action. Le sang éclaboussa les parois et les corps déjà à terre. Une
énorme flaque verte se forma, s’étalant lentement en direction de Lanthe et de
Thronos.
Les ailes du vrekener bougeaient si vite qu’elle les voyait à peine, sentait
juste l’air qu’elles déplaçaient balayer son visage. Pourtant, elles ne faisaient
aucun bruit. Les corps sans tête s’accumulèrent, et peu à peu, Lanthe
éprouva… de l’espoir.
À l’époque où elle comptait parmi les alliés de l’armée du Pravus, elle
avait regardé des soldats s’entraîner – vampires, centaures, démons de feu, et
bien d’autres. Tous, lorsqu’ils frappaient, émettaient grognements et cris.
Thronos, lui, était absolument silencieux. C’était très étrange, ce mâle
silencieux face à cette horde de monstres glapissants.
Seigneurs, sa puissance était impressionnante.
Techniquement, c’était un ange démon, même si les vrekeners niaient
avec véhémence avoir la moindre goutte de sang démon dans leurs veines. En
l’occurrence, il avait vraiment l’air démoniaque. Plus elle l’observait, plus il
lui paraissait évident qu’à chacun de leurs affrontements, au cours des siècles,
Thronos avait retenu ses coups.
Sans doute ne souhaitait-il pas éliminer son âme sœur. Mais il aurait pu
supprimer la protectrice de Lanthe, sa sœur Sabine. Or il ne l’avait pas fait.
De même, dans la galerie, il aurait pu tuer Carrow sans le moindre effort.
Mais il l’avait épargnée. Pourquoi ?
Devant les cadavres qui s’amoncelaient et la mare de sang empoisonné
qui approchait lentement de ses pieds, Lanthe se sentit mal. Le sol trembla
encore, l’envoyant valser contre la paroi rocheuse et faisant bouger le tas de
corps. L’ampleur du massacre était incroyable.
Quand le coup suivant fit tomber une nouvelle série de goules, les autres
cessèrent d’avancer. On eût dit qu’elles restaient en retrait, tapies près de la
sortie.
Thronos se tourna vers Lanthe, le souffle court. Son visage couvert de
poussière et de sueur était grave. Des mèches trempées de ses cheveux
collaient à ses joues.
À contrecœur, elle reconnut qu’il était… beau comme un dieu. Pendant
longtemps, elle n’avait vu que son visage balafré, ses faiblesses. Elle avait
sous-estimé cet homme.
— Viens, dit-il d’une voix sourde.
En cas de problème, mets les bouts. C’était simple, et c’était sa devise.
Mais, ne voyant pas ce qu’elle pouvait faire d’autre, Lanthe s’approcha
de lui. Il la prit dans ses bras et la souleva, un bras enlaçant sa taille, l’autre
ses épaules.
Des images de son enfance lui revinrent, des souvenirs de l’époque où le
vrekener n’avait pas cet air fermé, où il lui parlait gentiment. Il lui avait
même donné un surnom et appris à nager…
— Accroche-toi à moi, Melanthe.
Elle ne put qu’obtempérer avec un hochement de tête.
D’un coup de pied, il écarta les corps, puis se mit à courir en boitant. Elle
savait ce qu’il voulait faire : pour échapper aux goules qui attendaient à la
sortie de la mine, il allait devoir s’envoler sitôt le ciel en vue.
Il l’avait déjà emmenée dans les airs, quand elle était petite fille et lui
faisait entièrement confiance. Des années plus tard, elle avait vu un vrekener
entraîner Sabine haut, très haut dans le ciel, juste pour le plaisir de la lâcher
sur le pavé d’une rue.
La tête de sa sœur avait éclaté comme un œuf, mais grâce à sa magie,
Lanthe avait réussi à la tirer des mâchoires de la mort.
Depuis, Lanthe faisait des cauchemars dans lesquels elle volait.
Thronos réussirait-il seulement à la porter en volant ? La rumeur racontait
qu’en vol, il endurait d’indicibles souffrances, que ses ailes distordues ne
fonctionnaient jamais comme il le fallait – à force d’égorger des ennemis,
elles devaient être fatiguées. Et la gauche saignait encore après le coup de
Carrow.
Elle s’agrippa à lui, ses griffes métalliques s’enfonçant dans sa peau, et
ferma les yeux – ce qui ne fit qu’accroître la conscience déjà aiguë qu’elle
avait de son corps.
Elle sentait les battements de son cœur ; le mouvement de ses muscles,
étonnamment développés, sous sa peau ; son souffle dans le creux de son
oreille tandis qu’il la serrait un peu plus contre lui, comme on serre un trésor
longtemps convoité.
Tout alla très vite. Il donna soudain un coup de pied sur le sol et ouvrit
ses ailes. Ils s’envolèrent si vite qu’elle eut un haut-le-cœur.
Quand des gouttes de pluie martelèrent son visage, elle osa jeter un
regard en contrebas. Les goules sautaient pour tenter de les attraper, mais
Thronos était déjà trop haut.
Tellement haut. Le sol s’éloigna… et s’éloigna encore…
— Seigneurs…
Je vais vomir.
3
Enfin libre !
Thronos inspira de longues bouffées d’air frais. Melanthe et lui avaient
jailli de la fumée et des débris sanguinolents pour trouver la pluie purifiante
et les bourrasques de vent marin.
Luttant pour refouler la douleur qu’il éprouvait toujours en volant, il
repensa à son plan. Concentre-toi : survivre, s’évader, puis se venger.
De l’autre côté de l’île, il avait ce qu’il fallait pour quitter cet endroit.
Mais atteindre la côte ne serait pas facile, avec autant d’ennemis assoiffés de
sang lancés dans la bataille.
Il y avait des démons volars, ailés, qui attaqueraient dans les airs, et en
meute. Les sorceri pouvaient utiliser leurs pouvoirs depuis le sol. Même avec
cette pluie, les démons de feu pouvaient lancer leurs flammes, qui dévoraient
la peau à la manière de l’acide. Et les mortels de l’Ordre enverraient
probablement des renforts, terrestres ou aériens.
Thronos allait devoir déjouer toutes ces menaces, alors que ses ailes
hurlaient déjà leur douleur. Ses os frottaient les uns contre les autres, tel un
mécanisme sans lubrifiant. Ses muscles étaient noués au niveau des
articulations. En général, il évitait de voler, mais là, il ne voyait pas comment
faire autrement.
Partout sur l’île gisaient des créatures alliées du Vertas, décapitées ou
blessées. Des cerunnos rampaient derrière des feys, des vampires
supprimaient des membres des bonnes démonarchies. Et ceux du Pravus
éliminaient tout ce qui passait, de la même façon qu’ils avaient éliminé les
mortels.
Toute sa vie, Thronos avait combattu pour le bien. Mais pas ce soir.
Même si l’envie était forte d’aller se battre aux côtés de ses alliés, il ne
prendrait pas le risque de perdre sa proie.
Seigneurs, c’est vrai. Je l’ai enfin, se répéta-t-il.
Il resserra son étreinte, son cœur battant plus fort de la sentir contre lui. Il
ne l’avait plus tenue ainsi depuis leur enfance. Et malgré la douleur
insupportable, ses pensées étaient tout sauf innocentes.
La tenue provocante de sorceri que portait Melanthe ne cachait presque
rien de sa silhouette toute en courbes. En dehors des gantelets, elle portait un
pectoral en métal et une jupe minuscule faite de mailles métalliques très
lâches et de bandelettes de cuir. Quand il l’avait traînée par terre, dans la
galerie, sa jupe était remontée, révélant un string noir microscopique et le
galbe parfait, laiteux, de ses fesses.
Maintenant, les bonnets moulés de son pectoral s’appuyaient contre lui.
Sa taille et ses hanches étaient d’une féminité telle qu’elles éveillaient
instantanément le désir, suscitaient des envies lubriques…
Ce corps, il aurait dû pouvoir en profiter depuis cinq siècles.
Ce corps aurait dû lui donner au moins dix descendants.
La colère montait en lui.
— Pose-moi ! hurla-t-elle soudain.
— Tu veux que je te pose ? Je devrais ouvrir les bras et te laisser tomber,
histoire que tu voies ce que cela fait, de chuter.
À vrai dire, Lanthe était assez surprise que sa sœur ne l’ait pas déjà
retrouvée. D’ordinaire, Sabine y parvenait toujours. Elles n’avaient jamais été
séparées aussi longtemps…
Lanthe ouvrit de grands yeux. D’où elle se trouvait, elle venait
d’apercevoir Carrow, Ruby et le nouvel époux vémon de Carrow, Malkom
Slaine. Ce vampire-démon était une des créatures les plus dangereuses et les
plus craintes du Mythos, mais en l’occurrence, il semblait les protéger et les
emmener vers un endroit sûr, tel un berger mettant ses brebis à l’abri.
Faut croire qu’il a décidé de ne pas tuer Carrow, finalement.
Les savoir en sécurité lui fit du bien. Elle inspira un grand coup pour les
appeler, mais Thronos plaqua sa main calleuse sur sa bouche.
Elle tenta de le repousser à coups de pied, en vain. Sans vraiment faire
d’efforts, il la maîtrisa et attendit que Carrow ne soit plus visible pour retirer
sa main.
— Elles vont s’inquiéter pour moi !
— Parfait. Si la sorcière est stupide au point de se faire du souci pour un
être comme toi, elle mérite tout le mal qui lui arrivera.
— Tu parles d’expérience ?
Elle pivota et se retrouva face au large torse de Thronos. Le lin trempé de
sa chemise collait à sa peau, laissant deviner la fermeté de ses pectoraux et
les multiples cicatrices qui les zébraient.
Comment se fait-il que je n’aie jamais remarqué une musculature aussi
développée, moi ? Sans doute cela était-il dû au fait qu’à chacune de leurs
rencontres, elle avait pris la fuite.
Elle renversa la tête pour regarder son visage balafré. Une profonde
cicatrice courait le long de sa mâchoire tandis que deux autres barraient ses
joues en diagonale, à la manière de peintures de guerre celtes.
Une fois le corps devenu immortel, il ne changeait plus. Même si
Thronos, en tant que créature du Mythos, pouvait acheter un enchantement à
une sorcière pour camoufler ces marques, il lui était impossible de s’en
débarrasser.
Mais, malgré ces cicatrices, les femmes devaient le trouver beau. Très
beau.
— Qu’est-ce que tu regardes ? demanda-t-il sèchement.
Son regard scrutateur semblait le déranger. Mais bon, il donnait
l’impression que tout le dérangeait, d’une manière générale.
— Mon ennemi de toujours.
Elle avait passé sa vie à fuir les attaques de vrekeners. Et aujourd’hui,
elle était prisonnière de l’objet de toutes ses peurs. Voilà qui n’allait pas
arranger son syndrome de stress post-traumatique.
Mais elle s’échapperait, tôt ou tard. Comme toujours.
Et il se lancerait à sa poursuite, comme toujours.
— Bon, Thronos, tu m’as attrapée, OK. On fait quoi, maintenant ?
Il lui sembla détecter un éclat de surprise dans son regard, comme s’il
avait du mal à croire qu’il avait réussi, après tant de siècles.
— Maintenant, je vais nous emmener loin de cette île.
— Comment ? On est à des milliers de kilomètres de toute terre, et les
eaux sont infestées de requins. Tu ne peux pas voler sur une distance pareille.
Les humains s’étaient certainement préparés à tout pour empêcher une
évasion. Enfin, à tout sauf à une Dorada furax de chez furax.
Thronos s’empressa de masquer sa réaction, mais elle avait perçu son
léger sursaut. Ses traits s’étaient tendus, et il avait pâli.
Dans la mesure où ceux de son espèce pouvaient voler sur des centaines,
voire des milliers de kilomètres d’une traite, elle se demanda quelles étaient
ses limites.
— Enfin, je veux dire, pas avec moi en remorque.
On aurait dit qu’il ravalait sa colère, comme si le simple son de sa voix
suffisait à déclencher sa fureur.
— J’ai d’autres moyens à ma disposition.
— Han han, je crois pas. Écoute, il y a une clé qui ouvre mon torque, là
en bas.
Enfin, une sorte de clé.
Chaque torque s’ouvrait et se verrouillait grâce à l’empreinte du pouce du
gardien-chef, un troll appelé Fegley (enfin, pas vraiment un troll). Aussi
Lanthe avait-elle coupé la main de Fegley, parce que c’était plus facile à
transporter. Mais Ardente, la Reine des Flammes, la lui avait piquée avant
qu’elle puisse s’en servir et avait incinéré ce qui restait de Fegley.
Voilà pourquoi Lanthe et ses amies s’étaient retrouvées dans ces
galeries…
— Si tu m’aides à retirer ce torque, poursuivit-elle, je pourrai ouvrir un
portail vers l’endroit où tu veux m’emmener.
Elle pourrait aussi lui ordonner de se donner plusieurs coups de couteau
dans les parties. Ensuite, elle s’enfuirait le plus vite possible – pas facile,
dans la mesure où elle serait pliée de rire.
Encore fallait-il que son pouvoir de persuasion pour le moins sporadique
accepte de fonctionner. Mais elle avait confiance ; après tout, ces trois
dernières semaines, elle avait emmagasiné pas mal de puissance.
Thronos planta son regard de dément dans le sien.
— Tu porteras ce torque pour le restant de ton existence d’immortelle.
C’est une grande chance, pour moi, que tu ne l’aies pas perdu.
Il ne plaisantait pas, elle le savait. Donc, elle allait devoir lui fausser
compagnie pour retrouver cette main.
— Tu as toujours voulu que je t’obéisse, hein ? Que je fasse comme
toutes les femelles vrekeners ?
Lanthe avait entendu dire qu’elles ne riaient jamais, ne buvaient pas, ne
dansaient pas, ne chantaient pas et ne portaient que des vêtements informes
qui les couvraient entièrement.
On était loin du monde joyeux, hédoniste des femmes sorceri, avec leurs
tenues en cuir et en métal super sexy, leurs masques aux couleurs vives et
leur maquillage franchement chamarré.
Pour couronner le tout, horreur parmi les horreurs, les femmes vrekeners
n’aimaient pas porter d’or. Pour une sorcière comme Lanthe, qui vouait un
véritable culte à ce métal précieux, c’était du blasphème.
— Tu aurais rêvé que je naisse soumise et sans pouvoir.
— Sans pouvoir, tu l’es déjà, ou presque. Au cours de tous ces siècles, je
t’ai rarement vue capable de faire usage de tes dons. Même sans le torque.
Aïe. Le pire, c’était qu’il avait raison. La persuasion était son pouvoir de
base – celui avec lequel elle avait vu le jour, qui s’apparentait à son âme –,
mais elle l’avait pratiquement épuisé à force de guérir sa sœur, victime
d’attaques continuelles de la part des vrekeners.
Chaque fois que la menace ailée les retrouvait, Sabine prenait l’initiative
et chargeait, fonçant sur le danger. Ensuite, Lanthe recollait les morceaux,
ordonnant au corps de Sabine de guérir et de retrouver son intégrité.
Il était de notoriété publique que le pouvoir de Lanthe était HS. Les
sorceri lui avaient volé d’autres dons, mais personne n’avait voulu de son
âme défectueuse.
— Regarde-moi ces yeux qui brillent. Aurais-je touché un point sensible,
créature ?
En situation d’urgence, elle était tout de même parvenue à obtenir
quelques bouffées de persuasion. Un soir, l’alignement des étoiles avait été
parfait, et elle avait réduit Omort, un sorcier presque omnipotent, à
l’impuissance, afin que le roi Rydstrom puisse le combattre. Sans l’aide de
Lanthe, ce dernier n’aurait jamais réussi à libérer les démons furie du joug
d’Omort.
Elle aurait tant aimé que tout le Mythos le sache, qu’on la respecte enfin !
Elle plissa les yeux, tandis que lui revenait le souvenir d’une autre
occasion au cours de laquelle elle avait su user de son pouvoir.
— La dernière fois qu’on s’est croisés, j’ai fait usage de mon pouvoir sur
toi, il me semble.
Thronos se renfrogna. Un an plus tôt, il avait organisé un piège près de
l’un des portails de Lanthe et avait attendu son retour, en embuscade avec ses
hommes. En les voyant, elle avait réussi à produire un peu de persuasion,
suffisamment en tout cas pour réussir à franchir le portail.
— Et si tu te souviens bien, sorcière, j’ai résisté à tes ordres !
Au moment où elle refermait le portail, Thronos avait réussi à glisser son
pied dans l’entrebâillement. Malheureusement pour lui, le portail s’était
refermé quand même, lui coupant le pied.
À cause de lui, elle n’avait pas réussi à sortir sa sœur d’une situation
périlleuse, alors, naturellement, pour se venger, elle s’était défoulée sur son
pied.
— Je te jure que j’arriverai à me débarrasser de ce torque. Ce jour-là, tu
auras droit à une démonstration de ma puissance !
Il pleuvait toujours à verse. En bas, les goules hurlaient à la mort. Mais
Lanthe était trop en colère pour leur prêter attention.
— Je te donnerai l’ordre d’oublier jusqu’à mon existence !
Un muscle tressauta dans la mâchoire contractée de Thronos. Ses
cicatrices se tendirent.
— Jamais !
— Et pourquoi pas, démon ? Il ne se passe pas une journée sans que je
regrette de m’être trouvée dans cette prairie le jour où tu l’as survolée.
Il ouvrit ses ailes. Leur envergure était terrifiante. Au moins six mètres.
— Je ne suis pas un démon !
— C’est cela, oui.
Peut-être qu’à force de te le répéter, ça finira par être vrai, qui sait ?
— Même si tu réussis à me sortir de cette île, tu ne pourras pas me
garder, reprit Lanthe. Mes amis viendront me chercher.
Le roi Rydstrom – son beau-frère, désormais – jurait à qui voulait
l’entendre qu’il éliminerait quiconque chercherait à faire du mal à Sabine ou
à sa sœur.
Sans Lanthe, son épouse adorée n’aurait pas survécu toutes ces années.
Rydstrom le savait et se sentait redevable envers elle. Mais Rydstrom et
Sabine ignoraient la vérité : c’était à cause de Lanthe que les vrekeners
avaient commencé à les attaquer, parce qu’elle était bêtement devenue amie
avec Thronos. Un détail qu’elle n’avait jamais révélé à sa sœur.
— Tu as peut-être entendu parler de mon beau-frère Rydstrom, roi de
Rothkalina, seigneur du château de Tornin ? Eh bien, c’est mon protecteur !
Rydstrom en avait informé le souverain des Territoires de Cyel, le frère
de Thronos. Tout complot visant à faire du mal à Sabine ou à Lanthe serait
considéré comme une déclaration de guerre par tous les démons furie.
— Ce démon ne me fait pas peur. De la même manière que ton protecteur
précédent, Omort, ne me faisait pas peur.
Elle ne pouvait qu’imaginer ce que Thronos avait entendu dire à propos
du règne d’Omort. Après avoir volé la couronne de Rydstrom, il avait
instauré un régime de terreur à Rothkalina. Sabine et sa sœur avaient vécu
avec lui, leur frère – enfin, demi-frère –, au château de Tornin, mais cela ne
signifiait pas pour autant qu’elles avaient eu le même comportement.
Elles avaient voulu fuir, mais il avait mis en place des sortilèges de
contrôle meurtriers, qui garantissaient leur retour.
— S’il décapite encore un oracle, je hurle, se rappelait-elle avoir dit à
Sabine.
Il en avait massacré des centaines, leur arrachant la tête à mains nues.
— Qu’est-ce qu’on peut y faire ? avait répondu Sabine, résignée. Aller se
plaindre à la direction ?
Quiconque contredisait Omort était abattu – ou pire.
L’espace d’un instant, Lanthe fut tentée de raconter à Thronos ce qu’avait
réellement été son existence sous le règne d’Omort. De lui expliquer qu’elle
avait vécu sous l’égide de deux rois et qu’aujourd’hui elle remerciait
infiniment Rydstrom d’avoir changé sa vie à Tornin. Puis elle se souvint
qu’elle n’allait pas passer suffisamment de temps en sa compagnie pour que
cela en vaille la peine. Et, de toute façon, il ne la croirait pas.
Elle préféra opter pour une nouvelle tentative d’intimidation.
— Alors, peut-être auras-tu peur de Nïx la Savante.
La Valkyrie, âgée de trois mille ans, était une devineresse sur le point,
disait la rumeur, de devenir une déesse à part entière. Bien que complètement
déjantée – elle voyait l’avenir et le passé plus clairement que le présent –, Nïx
était seule à la barre de l’imminente Accession, la grande tuerie destinée à
faire de la place parmi les immortels.
— Nïx ? Voilà autre chose ! fit Thronos, moqueur.
Bon, d’accord, Nïx et elle n’étaient pas proches à proprement parler –
elles ne s’étaient pratiquement jamais vues. Mais Nïx avait participé au plan
visant à éliminer Omort et avait apporté son aide à Sabine, à Lanthe et à
Rydstrom. Ce dernier la considérait comme une amie.
— C’est l’une de mes meilleures amies.
— Avec l’entraînement que tu as, je pensais que tu mentirais un peu
mieux, tout de même, répondit Thronos en montrant les crocs. À ton avis, qui
m’a dit où je pourrais te trouver ?
Lanthe vacilla – mais était-ce à cause du choc, ou parce que la terre avait
encore tremblé ?
— Non. Elle n’a pas fait ça !
Ça lui apprendrait à accorder sa confiance à une Valkyrie, tiens !
— Oh si, elle l’a fait. Elle m’a même donné quelques conseils, te
concernant.
— Lesquels ?
Il se contenta de lui répondre d’un sourire mauvais.
— Tu t’es laissé capturer parce qu’elle te l’a conseillé ?
Elle ne voyait pas d’autre explication. Comment des humains auraient-ils
réussi à capturer un mâle capable de voler, sinon ?
Mais, après tout, comment avaient-ils réussi à capturer la moitié de tous
ces immortels ? Elle-même avait sans doute été parmi les prises les plus
faciles. Elle venait de quitter Tornin pour le royaume des mortels afin de
trouver un amant, après une traversée du désert sexuelle. Dans la rue, une
femme lui avait proposé de l’or à prix cassé ; Lanthe l’avait suivie comme un
chien affamé – et avait foncé droit dans un piège.
— Tu as pris un sacré risque, sur la seule parole d’une Valkyrie folle à
lier, commenta-t-elle.
Il laissa courir son regard sur elle.
— Ma récompense est à la hauteur du risque. Ma vengeance le sera aussi.
Lanthe se mit à aller et venir en se massant les tempes, restant à distance
du vide et de la présence imposante de Thronos. Elle avait passé des siècles à
filer dès qu’il pointait son nez, et le sentir si proche l’empêchait de réfléchir.
Les attaques répétées des vrekeners avaient affecté Lanthe et Sabine
différemment. Sabine était désormais insensible à la peur, tandis que Lanthe
souffrait de nervosité chronique, s’attendant sans arrêt à une attaque surprise.
En l’occurrence, son instinct de survie était en alerte rouge du fait de la
proximité de Thronos…
Soudain, le sol s’ouvrit, comme une bûche que l’on fend. En voyant une
faille se creuser entre elle et Thronos, elle poussa un hurlement.
Quand le sol s’immobilisa et qu’elle reprit ses esprits, le plateau était
coupé en deux, et ils se trouvaient de part et d’autre d’un profond abîme.
Les montagnes continuaient leur ascension, bouleversant tout le relief de
l’île.
— Hé ! lança Lanthe. Si tu ne fais rien, je vais finir par crever ici, moi !
Mais Thronos avait déjà pris son envol.
Le sol se déroba sous les pieds de Lanthe. Au moment où elle tombait, il
l’attrapa et s’éleva dans les airs.
Elle enfouit son visage contre son torse. Non, ça craint, là. Ça craint
vraiment…
— Ta peur de voler me dérange. Quand est-elle apparue, sorcière ?
— Quand un de tes chevaliers a emmené Sabine dans les airs et l’a
laissée tomber. Elle avait quatorze ans.
Au souvenir de la tête de Sabine explosant sur le sol, Lanthe eut de
nouveau un haut-le-cœur.
— Que racontes-tu encore comme mensonge ? Aucun vrekener n’a
jamais attaqué ta sœur.
Elle se tut. Mentait-il ou ignorait-il réellement que ses chevaliers les
avaient poursuivies, elle et sa sœur ? En tant que prince des Territoires des
Airs, Thronos commandait aux chevaliers.
Certains d’entre eux poursuivaient-ils leur propre dessein ?
S’il la forçait à l’accompagner à Cyel, qu’est-ce qui empêcherait ces
chevaliers de s’en prendre à elle ?
Lorsqu’il ralentit, elle s’écria :
— Oui, c’est ça, va moins vite !
Il tourna sur lui-même et retint brusquement son souffle. La curiosité
poussa Lanthe à lever la tête.
— Seign’or !
La nouvelle montagne jaillie au cœur de la prison en écartelait les murs.
Chaque bloc de béton qui s’en détachait était pris dans un tourbillon qui le
faisait remonter au-dessus du sommet, à la manière d’un cyclone. Du Portia
tout craché. Elle devait prendre son pied !
Les flammes d’Ardente s’étaient emparées de l’ensemble. Le brasier était
tel que la pluie devenait vapeur avant de toucher le sol.
Ces deux-là faisaient partie des sorceri les plus puissants à avoir jamais
existé. Leurs pouvoirs pouvaient rivaliser même avec ceux de Sabine.
Malgré elle, Lanthe ne pouvait s’empêcher de s’émerveiller, comme elle
l’aurait fait devant une œuvre d’art.
— Offensements, grogna Thronos tout près de son oreille.
Le mot que les vrekeners utilisaient pour « faute ».
— Ceci est l’œuvre de ton peuple, siffla Thronos tout près de son oreille.
De ton… engeance. Et tu te demandes pourquoi les vrekeners ont été chargés
de combattre les sorceri ?
Ce qui avait été la prison des mortels était désormais un véritable enfer.
Thronos ne regrettait pas la défaite de l’Ordre – il trouvait ces humains
méprisables –, mais désormais régnait un mal plus grand encore.
Il devait y mettre fin, songea-t-il en contemplant la hauteur des flammes.
Pour le moment, les actes des sorceri lui rappelaient opportunément à qui
il avait affaire. Le pouvoir de Melanthe n’était pas aussi impressionnant, mais
il était plus insidieux. Tout l’était, chez elle. Déjà, elle tentait de semer le
trouble dans son esprit, avec ce mensonge à propos de prétendues attaques de
vrekeners…
Il se détourna du spectacle de la prison en feu et fonça droit devant lui,
serrant les dents pour lutter contre la douleur.
— Je déteste voler, je déteste voler, je déteste voler, psalmodiait Lanthe,
le visage plaqué contre son torse.
Lui aussi détestait cela. Il était sans doute le seul vrekener de toute
l’histoire de son peuple à avoir horreur de voler, et il devait cette haine à son
âme sœur.
Au cours des quatre mois qu’il avait passés avec Melanthe, lorsqu’ils
étaient enfants, une sorcière folle lui avait prédit : « Melanthe ne sera jamais
ce que tu as besoin qu’elle soit. » À l’époque, il s’était dit que Melanthe et lui
prouveraient au reste du monde qu’elle se trompait.
Comme il avait été naïf !
Ils ne pouvaient pas être plus mal assortis, son âme sœur et lui. Même s’il
mettait de côté leur passif – et tous les offensements qu’elle avait commis –,
Melanthe était la représentante d’une espèce dont il trouvait la façon d’agir
particulièrement confondante. Les sorceri faisaient systématiquement
l’inverse de ce qu’on pouvait attendre.
Ils couvraient leurs visages de masques et prétendaient qu’il s’agissait
d’ornementation, et non de dissimulation. Ils n’avaient aucune confiance en
leur propre espèce, ne connaissaient pas l’unité. Ils adoraient faire la fête avec
d’autres créatures du Mythos, mais en possession d’objets de valeur, se
retranchaient dans de lointains fortins, comme des dragons en hibernation. En
situation de combat, bien qu’ils fassent preuve de courage, la peur de perdre
un pouvoir les affaiblissait considérablement.
Le funeste pouvoir de Melanthe n’était pas perdu, seulement sous
contrôle – mais c’était un début.
Elle voulait qu’on lui retire ce torque ? Il allait enserrer son cou pour
l’éternité !
— Où est-ce qu’on va, maintenant ?
Elle ne tremblait plus. Elle frissonnait dans ses bras.
Il en déduisit qu’elle n’allait pas tarder à vomir de nouveau.
— Je te l’ai dit. J’ai les moyens de quitter cette île.
Thronos possédait des informations que les autres ignoraient. Dans la
prison, sa cellule se trouvait près de la salle des gardiens, et il les avait
entendus discuter du système d’évacuation de l’Ordre en cas d’urgence. Des
rumeurs couraient concernant la présence d’un navire à l’autre bout de l’île.
Tous les membres de l’Ordre avaient péri. Aucun mortel n’avait pu
survivre et s’emparer du bateau. Et même si d’autres créatures du Mythos en
avaient entendu parler, elles ne parviendraient pas à franchir à temps les
montagnes qui les en séparaient.
Il se doutait que le bateau ne serait pas visible du ciel – l’Ordre avait eu la
présence d’esprit de dissimuler toutes ses structures sous un voile
d’invisibilité. Mais, dès que la pluie cesserait, Thronos sentirait les moteurs
de l’embarcation.
Il s’en servirait pour parcourir suffisamment de chemin avec Melanthe
avant de s’envoler pour Cyel. Là-bas, une fois l’esprit reposé, il déciderait de
l’avenir de la sorcière.
Elle lui avait demandé s’il envisageait de la tuer. Jamais. S’il parvenait à
lui apprendre à distinguer le bien du mal, il se servirait d’elle pour prolonger
sa lignée. Se reproduire était un devoir pour lui, et elle était sa seule option
dans ce domaine, étant son âme sœur. La famille de Thronos avait été
décimée, et aujourd’hui, il était l’héritier de son frère, le roi Aristo.
Mais, pour cela, il devrait commencer par épouser Lanthe. Une union
physique n’était envisageable que dans le cadre d’un mariage officiel. Le
simple baiser qu’ils avaient échangé était déjà une faute.
Il baissa les yeux sur elle. Comment pourrait-il l’épouser, après ce qu’il
avait entendu dire d’elle, et alors qu’il ignorait la part qu’elle avait prise dans
les atrocités commises sous le règne d’Omort ?
— Ta promise et sa sœur se sont alliées à leur frère Omort l’Immortel,
chef du Pravus, lui avait dit Aristo. Des informations ont filtré de leur
château. Thronos, ce que cette famille est en train de faire… c’est au-delà de
l’horreur.
Inceste, orgies de sang, sacrifices d’enfants…
Melanthe, sœur – et peut-être concubine – d’Omort, mère de mon
enfant ?
Fureur. Il eut le sentiment de s’y noyer, d’en être submergé.
— Hé ! Tu me fais mal !
Il ne fut pas surpris de voir que ses griffes s’étaient enfoncées dans la
peau de Melanthe. Et il n’ouvrit pas les mains.
— À quoi tu penses, pour être dans une rage pareille ?
Il serra les mâchoires, incapable de parler, et écouta les battements du
cœur de Melanthe, se concentrant sur eux. Maîtrise-toi, Thronos. Très tôt
dans sa vie, il avait compris qu’il suffisait d’une brève perte de contrôle pour
engendrer des tragédies.
Des éclats de verre plantés dans ma chair. Il secoua brusquement la tête,
augmenta sa vitesse.
— Nïx ne m’aurait pas trahie, si elle avait su que tu allais me faire du
mal, reprit Melanthe d’une voix plus douce.
C’était discutable. Thronos avait rencontré la Valkyrie un an plus tôt, à
La Nouvelle-Orléans, alors qu’il se remettait de la blessure infligée par
Melanthe à son pied, lequel était alors en train de se régénérer. Nïx ne lui
avait pas paru très en phase avec la réalité lorsqu’elle lui avait dit où se
trouver pour être capturé – et quand y être : la semaine précédente. Tous ces
mois d’attente, ensuite, avaient été insupportables.
— Qu’est-ce qu’elle t’a raconté sur moi, cette Valkyrie ? demanda-t-elle.
Elle t’a donné quoi, comme conseil ?
La devineresse n’avait prononcé qu’une phrase, pour le moins
énigmatique : « Avant que Melanthe ne devienne ceci, elle était cela… »
Et il avait eu beau insister, Nïx n’avait pas prononcé un mot de plus.
— Elle n’a rien dit sur la façon dont je devais te traiter, lâcha-t-il d’une
voix rauque.
Dans ses ailes, la douleur s’intensifiait. Et avec la douleur, la colère
montait.
Douleur et colère… À cause de la créature qu’il avait dans les bras, elles
étaient ses fidèles compagnes depuis des siècles.
5
Engourdie par la pluie et le froid, Lanthe avait sombré dans une sorte de
stupeur épuisée. Le vol n’en finissait pas. Quand ils étaient passés au-dessus
d’une immense forêt, le bruit des combats avait diminué.
Elle jeta un regard en arrière, vit des éclats de lumière, entendit des
explosions. Bientôt, le chaos se répandrait dans l’île tout entière. Thronos le
savait forcément.
Il affichait une expression tendue, comme s’il se concentrait pour refouler
la douleur. Lui faire la causette n’était pas indiqué. Pense à autre chose,
Lanthe. N’importe quoi.
Mais, maintenant qu’elle était sa captive – temporairement, attention –,
elle ne pensait plus qu’à lui. Un souvenir lui revint, celui de la première fois
où il avait tenté de la nourrir, ce qui était sa façon à lui de faire la cour.
Malheureusement, il ignorait qu’elle était végétarienne.
Thronos jeta fièrement la carcasse ensanglantée devant elle.
— Pour toi.
Elle éclata en sanglots.
— Quoi ? Qu’est-ce qui ne va pas ? Mon cadeau ne te plaît pas ?
Malgré son assurance, il semblait déconcerté. Peiné aussi, comme si ses
larmes le tourmentaient.
— C… c’était mon lapinou chéri !
Une de ces créatures des bois qu’elle appelait ses amis.
— C’est de la bonne viande. Et tu meurs de faim.
Elle vit rouge.
— Même pas vrai !
— Bien sûr que si ! Tu mordillais des brindilles, petit agneau.
— C’étaient des baies ! J’aime bien les baies !
Le lendemain, quand, mue par la curiosité, elle était retournée dans la
clairière, elle l’avait trouvée jonchée de baies de toutes sortes. Thronos se
tenait en son centre, les doigts tachés, le menton bien droit, l’air fier de lui.
Ravie, elle s’était penchée et avait déposé un petit baiser léger sur ses lèvres.
Les ailes de Thronos s’étaient déployées, réaction qui avait semblé
l’embarrasser.
Après ces débuts un peu maladroits, ils étaient devenus les meilleurs amis
du monde, exactement comme il l’avait promis.
Plus tard, il lui avait demandé pourquoi ses parents n’achetaient pas à
manger. Elle n’avait pas réussi à lui faire comprendre que sa mère et son père
vénéraient l’or plus que tout ce que le précieux métal pouvait acheter. Sans
parler du fait que, pour eux, Lanthe était assez grande pour voler sa
subsistance toute seule…
Soudain, Thronos desserra les bras, alors qu’ils étaient en plein vol.
— Attends ! cria-t-elle avant de se rendre compte qu’il l’avait juste
installée plus confortablement dans ses bras.
Elle finit par comprendre que c’était pour le reste du vol, qu’il n’allait pas
la larguer comme un fagot de bois sec, et elle se détendit un peu.
Elle qui faisait le cauchemar récurrent de vrekeners fondant sur elle pour
l’attraper au vol se retrouvait coincée sous une paire d’ailes. Rien de tel que
de soigner le mal par le mal, n’est-ce pas ?
Elle leva les yeux sur les ailes grandes ouvertes de Thronos. Le vent
sifflait dans le trou laissé par l’épée. Lorsqu’elle était enfant, ces ailes la
fascinaient tant qu’elle ne pouvait s’empêcher de les toucher. Leur dos était
couvert d’écailles semblables à celles d’un dragon. Comme dans une
mosaïque, ces écailles noires et argentées étaient disposées de façon à donner
l’illusion d’un plumage.
Dans la journée, l’intérieur des ailes était gris foncé. La nuit, le gris
devenait noir, si bien qu’on ne voyait plus que la structure électrique qui
suivait l’ossature des ailes et brillait d’une lumière presque phosphorescente.
Une nuit où ils s’étaient retrouvés en secret, Thronos avait ouvert ses
ailes pour lui montrer le fonctionnement de ses pulsars. On l’aurait dit cerné
par des dizaines d’éclairs. Elle avait aussi découvert qu’il pouvait jouer avec
la lumière pour camoufler ses ailes, afin qu’elles soient invisibles dans la
nuit.
Sous le regard admiratif de Lanthe, le rythme de ses pulsations
électriques s’était accéléré, comme s’il rougissait.
— Je ne savais pas que c’étaient des écailles, et pas des plumes, avait-elle
dit. Je crois que personne, parmi ceux de mon espèce, n’a jamais regardé de
près le dos des ailes des vrekeners.
Il avait paru troublé.
— C’est parce qu’aucun vrekener ne bat jamais en retraite devant un
sorceri.
Aujourd’hui, les ailes de Thronos étaient tordues à certains endroits. Elle
s’était toujours dit que les os avaient dû se ressouder de travers, mais non, ils
s’étaient remis bien droit. Peut-être les muscles s’étaient-ils contractés,
gênant leur propre fonctionnement ?
En se mordant la lèvre, elle osa tendre la main et effleurer un pulsar.
Aussitôt, son battement s’accéléra, et elle sentit Thronos resserrer sa prise
autour d’elle.
C’était la première fois depuis leur enfance qu’elle le touchait
délibérément.
Il lui jeta un regard meurtrier, et une nouvelle fois, elle crut voir un
éventreur, avec des airs de juge vertueux. Ses ergots argentés brillèrent, aussi
menaçants que la lame d’une épée.
— Pourquoi as-tu fait cela ? demanda Thronos.
— Tu aimais bien que je le fasse, avant.
— Parce que tu penses que je me souviens de ce temps-là ? demanda-t-il
d’un ton brusque.
Disait-il vrai ? Sa mémoire pouvait avoir été affectée. Pour quelque
raison obscure, cette idée lui serra le cœur. Elle se souvenait de chaque
seconde des quatre mois passés avec lui. Malgré ce qui les opposait
désormais, elle y pensait encore – et pensait à lui, aussi – beaucoup trop
souvent.
Alors qu’ils prenaient de l’altitude pour franchir une crête, ses oreilles se
bouchèrent. La pluie redoublait, les gouttes la bombardaient, le vent les
faisait tanguer. Soudain, elle entendit le bruit des vagues. Avaient-ils atteint
la côte ? Elle cligna des yeux sous la pluie et vit qu’ils longeaient la rive en
direction du nord. Ou du sud. Foutu sens de l’orientation !
On aurait dit qu’il cherchait une odeur. Il tourna autour d’un point,
repartit vers la côte, vola plus loin dans la direction opposée. Puis il
recommença, visiblement frustré de ne pas trouver ce qu’il cherchait.
— Même si vous avez les sens aussi développés que les Lycae, quand il
tombe des cordes, votre nez ne vous sert à rien.
— Silence, ordonna-t-il.
Il plongea pour aller tourner au-dessus d’un arbre planté tout au bord
d’une falaise balayée par la tempête.
Dans le vent, l’arbre pliait, ses branches fouettaient le vide. Et, malgré
cela, cet enfoiré de vrekener la lâcha juste au-dessus de l’une d’elles. Elle
agrippa le bois, se retint comme elle put.
Tomber, c’était dégringoler sur les pentes abruptes de la montagne et se
disloquer. Apparemment, il avait oublié à quel point les sorceri étaient
fragiles !
Ou alors, il n’avait rien oublié du tout.
Elle réussit à s’approcher du tronc, mais le bois glissait sous ses mains et
ses genoux. D’un coup sec, elle planta les griffes de ses gantelets dans le
tronc et leva la tête, clignant des yeux à cause de la pluie. Aucun feuillage ne
la protégeait du vent. Au-dessus d’elle, les branches s’étendaient vers le ciel,
comme si elles cherchaient à se connecter aux éclairs qui zébraient la voûte
céleste.
Thronos s’était posé sur le faîte, parfaitement à l’aise, suivant le
balancement de l’arbre. Une main en visière protégeait ses yeux de la pluie,
qui tombait à l’horizontale.
Priant les dieux pour qu’il reste coincé là-haut, Lanthe se mit bientôt à
claquer des dents, puis à trembler de tout son corps, et pas seulement à cause
du vertige. Elle n’avait pas dormi plus d’une ou deux heures d’affilée en trois
semaines et avait rarement avalé le brouet qu’on leur servait à la prison.
Elle aurait dû être douillettement installée dans son lit, au sommet de la
tour chauffée du château de Rothkalina, à regarder un DVD sur la télé
alimentée à l’énergie solaire en mangeant des produits délicieux et en buvant
le doux vin des sorceri, avec un personnel aux petits soins pour elle. Au lieu
de quoi, elle était coincée en compagnie de son pire cauchemar et luttait
contre une terrible envie de l’assassiner.
Un rire nerveux jaillit de ses lèvres. Lanthe et Thronos, assis dans un
arbre… Ri-di-cu-le.
Merde, mais pourquoi Sabine ne l’avait-elle pas encore retrouvée ? Peut-
être que Nïx l’agent double avait envoyé sa sœur dans la mauvaise direction,
tout en donnant des instructions précises à Thronos, lequel l’avait trouvée du
premier coup.
Si Sabine découvrait qu’il avait enlevé sa sœur, elle ferait un malheur.
Cette nuit-là, des siècles et des siècles auparavant, quand Thronos avait
conduit les siens jusqu’à l’abbaye, Sabine avait remarqué la façon dont il
regardait Lanthe.
— Ce jeune vrekener te fixait d’un regard languissant. Les siens ont dû
découvrir que tu étais son âme sœur. Ils ont attaqué notre famille pour assurer
la descendance de l’héritier, pour te préparer. Pour te dresser, comme ils le
font avec tant d’autres enfants sorceri.
C’était sans doute vrai. Mais Lanthe n’avait rien dit à sa sœur de son
histoire avec Thronos, et aujourd’hui encore, Sabine ignorait tout des liens
qui existaient entre eux.
Qu’allait-il faire d’elle une fois qu’ils auraient quitté l’île ? Envisageait-il
de coucher avec elle ? Elle se souvint de la façon dont il l’avait embrassée,
dans la mine.
Pas de doute, il l’envisageait.
Elle entendit un bruissement d’ailes, et l’instant d’après, il se posa
derrière elle. Il était dans son élément, cela se voyait. Tandis que la tempête
faisait rage autour d’eux, des éclairs illuminaient ses cornes, ses ailes et ses
crocs.
Un vrai démon.
Elle l’avait traité de démon une fois, quand ils étaient enfants. Cela
l’avait horrifié, et il avait disparu de la clairière pendant trois jours. Plus tard,
elle avait compris qu’il était rentré chez lui pour demander : « Papa, maman,
c’est vrai que je suis un démon ? »
Lorsqu’il avait reparu, il lui avait aussitôt répété ce qu’on lui avait
répondu, à savoir que les vrekeners étaient profondément, définitivement et
sans aucun doute différents des démons.
Ils ne pouvaient pas se téléporter, leurs yeux ne devenaient pas noirs sous
le coup d’une émotion, et les mâles ne marquaient pas leur femelle lors de
l’accouplement. Les cornes des démons avaient une fonction dans les rituels
d’accouplement (Thronos avait rougi en mentionnant ce détail), tandis que
celles des vrekeners servaient uniquement à menacer les ennemis, à leur faire
peur. Quant à leurs ailes, elles leur permettaient de capturer rapidement leurs
proies, d’éradiquer le mal le plus vite possible, car celui-ci pouvait se
répandre.
Elle avait pris son menton dans sa main et demandé d’un ton
impertinent :
— Et tes crocs, ils éradiquent le mal, aussi ?
Il avait été tout bizarre, ensuite.
Aujourd’hui, en le voyant dans cette lumière, elle avait la confirmation de
ce qu’était son espèce : quand les créatures du Mythos disaient des vrekeners
qu’ils étaient des anges démoniaques, ce n’était pas juste parce qu’ils
ressemblaient à des démons.
Elle se souvint de Sabine et de Rydstrom débattant des origines des
vrekeners.
— Ce sont des êtres moralisateurs, déséquilibrés, qui se bercent
d’illusions, avait dit Rydstrom. Mon espèce n’a aucun point commun avec
eux.
Lanthe cligna des yeux, et Thronos disparut. Alors que le tonnerre faisait
vibrer la nuit, il passa de branche en branche, étrange prédateur. Il finit par se
poser juste au-dessus d’elle. Il aurait pu ouvrir les ailes et la protéger de la
pluie et des bourrasques, mais il se contenta de la regarder souffrir avec un
sourire en coin.
S’était-elle jamais sentie à ce point désemparée, impuissante ? Elle ne
s’en souvenait pas. La clé de son torque se trouvait à l’autre bout de l’île.
Thronos l’avait éloignée de la seule possibilité qu’elle avait de se débarrasser
de ce truc. Non qu’elle eût envisagé d’aller voir Ardente et Portia et de leur
demander gentiment de la lui rendre, mais elle aurait pu organiser une attaque
surprise, quelque chose… n’importe quoi !
Le pouvoir qu’elle avait d’ouvrir des portails lui aurait été bien utile, là,
tiens.
Thronos changea de branche, s’approcha, se pencha vers elle.
— Je t’ai dit que bientôt, tu serais à moi.
— Tu m’as aussi dit que tu avais un moyen de quitter cette île. Mais tu ne
le trouves pas, c’est ça ?
— Nous y serons demain matin.
— C’est ça.
Et merde.
Elle lui tourna le dos. Il lui sauta par-dessus et se posa de l’autre côté,
avant de se pencher de nouveau vers elle.
— Dans la galerie, tu as lâché la main de la sorcière pour qu’elle puisse
protéger la petite. Je me demande ce qui peut bien pousser quelqu’un comme
toi à aider son prochain.
Il recommence avec son « quelqu’un comme toi » ?
— Qu’est-ce que tu veux que je te réponde ? De toute façon, tu ne me
croiras pas.
— Reconnais que le mensonge franchit allègrement tes lèvres cramoisies.
Mais j’apprends beaucoup des contrevérités que tu profères.
Elle eut un geste franchement vulgaire à son intention.
— Va te faire mettre, démon.
— Ne m’appelle pas démon, traînée, rétorqua-t-il, les dents serrées.
Elle détestait ce mot ! C’était tout de même incroyable que, parmi les
innombrables langues parlées sur cette planète, chez les mortels comme chez
les autres, aucune ne propose d’équivalent masculin à « traînée » !
Sous l’effet d’une bourrasque, la pluie fouetta son visage et la fit tousser.
— Un homme ne devrait pas être soulagé de voir souffrir sa compagne.
Mais ce spectacle me ravit.
— Moi, ta compagne ? Ça me ferait mal. Plutôt mourir.
Il la couvrit d’une aile, plaçant son ergot au niveau de son visage.
L’appendice argenté était arrondi, aussi lisse que de l’ivoire, mais Lanthe
avait vu combien sa pointe était acérée.
— J’aurais pu te tuer si facilement, tant de fois, dit-il en faisant glisser le
dos de son ergot sur la gorge de Lanthe.
— T’as préféré envoyer tes chevaliers faire le boulot !
— Encore ces mensonges ?
Arrivait-il à Lanthe de mentir ? Certes. Dans la noble quête de l’or, elle
s’autorisait tout. Elle mentait aussi pour éviter les ennuis. Ceux qui
n’appartenaient pas à sa nouvelle famille en avaient entendu des vertes et des
pas mûres. Mais peu de choses l’irritaient plus que de ne pas être crue quand
elle disait la vérité.
— Vous autres infects sorceri tirez de la fierté de vos mensonges.
« Quelqu’un comme toi », et maintenant « infects sorceri »…
— Tu me gaves, là ! Au bout de cinq cents ans, on aurait pu croire que tu
aurais pigé : jamais je ne voudrai de toi comme tu veux de moi !
— Moi ? Je veux de toi ? s’écria Thronos.
Sa main hérissée de griffes jaillit et déchira l’écorce du tronc, comme si
Lanthe avait touché un nerf à vif.
— Ne te méprends pas sur l’intérêt que je te porte. Le destin t’a mise sur
mon chemin, m’a condamné à supporter une femelle dont les failles, à mes
yeux, sont innombrables. Mon instinct me dicte de te poursuivre, de te
protéger. Sans cela, je t’arracherais moi-même la tête ! Oui, je te veux…
comme un homme dont la jambe cassée mal remise veut qu’on lui brise de
nouveau le fémur ! C’est une nécessité douloureuse. Tu es la plus
douloureuse des nécessités qui soient !
Son ton avait monté à mesure qu’il parlait, et il avait prononcé ces
derniers mots en hurlant. Mais Lanthe ne s’en émut pas. Ce n’était pas la
première fois qu’un homme lui criait dessus. Et l’opinion d’un vrekener
balafré et complètement dingue, elle n’en avait rien à faire.
Elle s’en contrefichait. Il ne comptait pas pour elle.
Elle se contenta donc de lever les yeux vers lui en battant des paupières,
et il sembla se calmer un peu.
— Ce que nous voulons, l’un comme l’autre, n’entre pas en ligne de
compte. Je t’ai capturée parce que c’est ce que le destin a décidé. Tu es à moi
selon les lois du Mythos. Des lois que je respecte.
— Et tu les suis toujours, les lois, peut-être ? À t’entendre, les vrekeners
sont des parangons de vertu ! J’ai vu le mal chez ceux de ton espèce plus
souvent que chez la plupart des sorceri que je connais !
— Maintenant, je suis sûr que tu mens ! Tu as vécu avec Omort !
À chaque Accession naissait un guerrier du bien absolu ou du mal absolu.
Le demi-frère de Lanthe avait été ce guerrier, quelques Accessions plus tôt, et
avait plongé le Mythos dans le mal pendant des siècles. Après lui avoir donné
le jour, sa mère avait été bannie de la noble famille des deie sorceri à laquelle
elle appartenait. Quand le père de Lanthe et de Sabine était arrivé dans le
paysage, Elisabet était… dérangée.
Lors de la dernière Accession, des jumelles étaient nées, sous le signe du
bien cette fois, filles du frère de Rydstrom, Cadeon, et de son épouse
valkyrie, Holly. Lanthe était pour elles une vraie tata gâteau.
— Tu es restée aux côtés d’Omort pendant son règne, qui rimait avec
sacrifices d’enfants, orgies et inceste, grogna Thronos.
Omort avait effectivement organisé des orgies et fait de sa demi-sœur
Hettiah sa concubine. Tous deux étaient morts le même jour. Vers la fin de
son règne, quand Omort exigeait des sacrifices, il avait coutume de hurler :
— Quelque chose de jeune !
Jusqu’à ce jour fantastique où Lanthe avait défié Omort, pas un seul
instant elle n’avait été en mesure de l’arrêter. Elle savait qu’elle serait hantée
à jamais par les horreurs qu’elle l’avait vu perpétrer. Voyez ça avec la
direction.
— C’est vrai, je suis restée avec lui pendant des années, reconnut-elle.
— Alors quelles horreurs, d’après toi, les vrekeners ont-ils commises
pour se hisser à la hauteur de cet infâme personnage ?
— La torture, le meurtre, le vol. Tu le sais bien, que ton espèce vole des
pouvoirs aux sorceri.
La faux de feu qu’avait maniée le père de Thronos ne servait pas
seulement à décapiter les parents. Elle retirait aussi leurs pouvoirs à ses
victimes, un procédé que les sorceri appelaient ironiquement « stérilisation ».
On racontait que certains vrekeners « bienveillants » avaient ordonné aux
chevaliers de siphonner les pouvoirs magiques plutôt que de prendre des vies.
Mais, au cours du siècle précédent, ils s’étaient mis à faire les deux – pour
que ces pouvoirs ne soient jamais réincarnés…
— Nous les récoltons et nous les stockons, afin d’empêcher qu’ils servent
à faire le mal.
— Pour nous, un pouvoir fondamental est comme une âme. Vous volez
les âmes !
— Les sorceri se volent leurs pouvoirs les uns aux autres ! C’est
pratiquement du cannibalisme ! Combien en as-tu volés, toi ?
Elle ne répondit pas. Elle plaidait coupable. Mais elle n’avait pas eu le
choix : elle se faisait sans arrêt piquer les siens par des mâles sorceri
enjôleurs comme pas deux. Combien de fois s’était-elle laissé séduire et
avait-elle découvert au bout du compte que monsieur s’était servi du sexe
pour lui faire baisser la garde ?
Mais elle n’avait jamais volé les sorceri honnêtes, ceux qui voulaient
juste qu’on les laisse boire, forniquer, jouer tranquilles et vénérer l’or qu’ils
avaient détourné, volé ou créé par magie.
— Car il fallait bien que tu voles, n’est-ce pas ? demanda sèchement
Thronos. Puisqu’on te volait sans arrêt tes pouvoirs.
Parce qu’il était au courant ? Découvrir que son pire ennemi sait qu’on
s’est fait avoir n’est jamais agréable.
— Est-ce que c’est comme cela que les mortels t’ont attrapée ?
poursuivit-il en penchant la tête, l’air presque préoccupé. Tu avais quitté
Rothkalina pour retrouver un pouvoir ?
— Je ne pense pas que tu veuilles vraiment connaître la réponse à cette
question.
— Réponds, ou je te jette moi-même du haut de cette falaise.
Il tendit le bras, sa main ouverte sur la gorge de Lanthe, le regard
menaçant.
C’était un monstre, à des années-lumière de l’enfant qui, autrefois, lui
trouvait à manger et la tenait dans ses bras – l’enfant auquel elle avait
murmuré des paroles qu’elle ne pourrait jamais effacer.
Oh, et puis flûte, il l’avait bien cherché.
— J’étais partie pour tout autre chose. J’avais perdu un pari avec ma
sœur, et j’avais dû renoncer au sexe pendant un an. J’étais à la recherche d’un
nouvel amant quand on m’a mis le grappin dessus.
Il poussa un cri très bref et la saisit par le menton pour la soulever. Elle
planta ses griffes dans son avant-bras, mais il ne réagit pas.
— Qu… qu’est-ce que tu fais ?
Dans l’arbre agité par le vent, il continua de la soulever jusqu’à ce qu’ils
soient face à face.
Malh’or, il va vraiment me jeter dans le vide ! Elle ne put retenir un
gémissement.
Il lança sa tête vers elle. Lanthe se prépara à un méchant coup de cornes.
Mais, au lieu de la frapper, il frotta la base d’une de ses cornes sur son épaule
et dans son cou, la marquant de son odeur, comme si, en faisant cela, il la
tirait des bras d’un homme sans visage.
Un tel comportement était parfaitement démoniaque.
Quand il se redressa enfin, ses yeux brillaient de fureur.
— Tu m’as mutilé ; pendant des années, tu m’as cocufié à qui mieux
mieux. La douleur que tu m’as infligée par le passé ne te suffisait donc pas ?
Tu cherches à me faire encore plus mal ?
Là ? Tout de suite ? Oh oui ! Désespérément ! Elle aurait voulu lui
arracher les yeux, griffer ce visage déjà balafré.
— Tu le mérites !
Il la reposa violemment sur sa branche.
— Regarde ce que tu as fait, Melanthe !
Tandis qu’elle cherchait à se rapprocher du tronc, il ouvrit sa chemise,
révélant des cicatrices qu’elle n’avait jamais vues, grossières, irrégulières. Du
poing, il se frappa le torse.
— Était-elle profonde, celle-ci, à ton avis ? Un centimètre de plus, et elle
me perçait le cœur !
Elle cligna des yeux à cause de la pluie, à cause des larmes qui
semblaient décidées à couler, aussi. Pas des larmes de tristesse, non, des
larmes de fureur et d’impuissance.
— Pour moi, chaque seconde de vol est une torture ! À cause de toi !
— Et si c’était à refaire, je le referais !
Il jeta la tête en arrière et poussa un rugissement en direction du ciel
zébré d’éclairs. Quand il posa de nouveau les yeux sur elle, la sauvagerie
qu’elle y lut la fit se recroqueviller.
— Maudite sois-tu, sorcière ! Tu n’as aucune raison de me haïr autant
que je te hais !
— Aucune raison ? bredouilla-t-elle. Sais-tu ce que c’est que d’être pris
de panique et de courber l’échine, le souffle court, le cœur battant, chaque
fois qu’un nuage passe devant le soleil ? Toi et ta figure balafrée, vous hantez
tous mes cauchemars !
Aujourd’hui, des siècles plus tard, Thronos tendait une nouvelle fois la
main vers elle.
Mais, tout comme elle l’avait fait cette nuit-là, Lanthe lui tourna le dos et
s’enfuit.
8
Lanthe avait cru sa fin proche, convaincue qu’à cette vitesse, ils allaient
être projetés contre la montagne et soit s’écraser sur les rochers, soit prendre
un bain de lave.
Au lieu de quoi Thronos avait mis en plein dans le mille et effectué un
dérapage presque contrôlé pour finir en beauté. Elle s’écarta pour le regarder.
OK. Plutôt cool comme atterrissage, je reconnais. Question précision de
tir, tu assures.
Il lui sembla qu’il mettait un peu plus de temps que d’habitude avant de
lui adresser un regard de reproche. Puis il la déposa sur le sol et l’aida à
trouver l’équilibre en posant sa grande main sur son épaule.
Merci.
Il retira brusquement sa main – visiblement, il s’en voulait. Puis il pivota
sur lui-même pour examiner l’endroit où ils se trouvaient.
Grâce au halo lumineux du torrent de lave qui coulait juste à l’entrée de
la grotte, on y voyait suffisamment, et Lanthe put constater que les parois de
la grotte avaient été taillées, aplanies, comme si l’on avait voulu créer une
toile destinée à recevoir les innombrables hiéroglyphes qui y étaient gravés.
Des piliers soutenaient le plafond, et au fond de la grotte, contre la paroi, se
trouvait une étagère de pierre. L’ensemble était couvert de poussière.
Elle avait déjà vu des ruines antiques. Mais cet endroit semblait si ancien
qu’à côté, les autres avaient un petit air postmoderne.
Thronos parcourut la grotte, s’arrêtant ici et là pour humer l’air. Que
n’aurait-elle pas donné pour posséder ses sens surdéveloppés ! Et sa force,
aussi, pensa-t-elle en le voyant écarter un pilier brisé de son chemin, le
soulevant comme s’il s’agissait d’une allumette.
— Tu n’as aucune idée de la raison pour laquelle on a atterri ici ?
demanda-t-il.
Elle secoua la tête. Tout au fond de la grotte, sur la gauche, elle perçut
quelque chose qui fit se dresser les petits cheveux sur sa nuque. Il n’y avait
que dans un domaine que ses sens l’emportaient sur ceux de Thronos : l’or.
Pourtant, les parois semblaient massives. À la recherche d’une porte, elle
examina certains hiéroglyphes, les dépoussiéra. Du bout d’une griffe, elle
gratta légèrement la pierre, mais ne trouva rien.
Elle finit par s’éloigner, sans pouvoir s’empêcher de jeter un regard de
regret par-dessus son épaule. Peut-être un filon majeur était-il emprisonné
dans ces rochers, mais personne ne le découvrirait jamais dans cette
dimension infernale.
Cette idée lui mina le moral. Maintenant que la montée d’adrénaline
provoquée par leur fuite du marais aux serpents était retombée, la fatigue
prenait le dessus et, combinée à son importante perte de sang, lui faisait
tourner la tête. Sa langue en cours de régénération était douloureuse. Des
élancements irradiaient dans sa bouche et dans toute sa tête.
— Reconnais-tu ces inscriptions, sorcière ?
À Rothkalina, elle avait appris la langue démon et la maîtrisait bien, mais
aucun signe sur ces parois ne lui était familier.
Proto-pandémonien, peut-être ? Ou une sorte de langue démon
primitive ?
Thronos passa une main dans ses cheveux. Il semblait plus perdu encore.
Visiblement, quelque chose, dans cette grotte, le remuait.
— Tu voudrais que je croie que c’est par hasard que tu as ouvert un
portail vers Pandémonia ?
Mon portail pouvait s’ouvrir n’importe où, partout dans l’univers. Crois-
moi, ç’aurait pu être pire.
— Pire que Pandémonia ?
Absolument.
Les dimensions étrangères étaient souvent très dangereuses, au point que
seul un immortel pouvait y survivre. Dans le Mythos, beaucoup considéraient
les immortels comme de quasi-divinités. D’autres pensaient qu’ils avaient été
obligés d’évoluer pour s’adapter à ces dimensions inconnues et étaient
devenus toujours plus courageux, jusqu’à, un jour, atteindre l’immortalité.
Ensuite, ils avaient retraversé les réalités pour venir s’installer dans le monde
des mortels, attirés par l’existence relativement facile qu’offrait cette
dimension.
Du coup, les sorceri avaient assez peu évolué par rapport aux humains,
développant leurs sens mais gardant un corps assez faible par rapport aux
autres créatures du Mythos, et une espérance de vie susceptible d’être
écourtée par bien d’autres choses qu’une décapitation ou un feu magique.
L’un dans l’autre, son espèce avait zéro en évolution.
— Quelle dimension peut être pire que celle-ci, Melanthe ?
Ici, au moins, il y a de la pluie, dit-elle en essorant ses cheveux. On
aurait pu atterrir à Oubli et être forcés de combattre d’autres démons pour
avoir de l’eau.
Les ailes de Thronos frémirent d’agacement.
— D’autres démons ?
Tu aurais préféré Feveris, peut-être ?
Tous ceux qui pénétraient dans cette dimension étaient pris d’un désir
charnel incontrôlable et infini.
— Feveris ? La Terre de Luxure ?
Tiens, sa voix était devenue plus rauque, non ? Si elle avait eu plus de
sang dans les veines, il l’aurait peut-être bien fait rougir.
— Y es-tu déjà allée ?
Elle y était allée. Y avait glissé juste un doigt de pied, pour voir si les
rumeurs disaient vrai. Ses domestiques avaient attaché une corde autour de sa
taille pour pouvoir la sortir de là au cas où on l’ensorcellerait, ce qui n’avait
pas manqué de se produire. Quelques instants à peine après son arrivée,
Lanthe avait commencé un strip-tease pour un gnome.
Peut-être.
Elle n’avait jamais oublié cette dimension où le soleil brillait sans
discontinuer, où la mer était chaude et l’air chargé des odeurs mêlées de
crème à bronzer, de fleurs tropicales et de sexe. Et puis ces rayons de soleil
qui vous chauffaient la peau…
— Tu devais être comme un poisson dans l’eau, là-bas, grommela-t-il.
Lanthe n’avait pas oublié qu’il l’avait déjà traitée de traînée.
Peut-être que c’est toi qui m’as influencée pour que j’ouvre ce portail
vers Pandémonia, démon ! J’ai passé la nuit prisonnière d’un démon, alors il
était naturel que j’ouvre un passage vers ton monde d’origine.
Il se rapprocha d’elle, furieux.
— Ne me traite pas de démon !
Sans bouger, elle répéta ce qu’il lui avait dit sur l’île-prison :
Aurais-je touché un point sensible, créature ?
— Les démons sont brutaux. Les vrekeners ont de la grâce et un objectif
sacré. Nous descendons des dieux !
D’où tiens-tu ça ?
— Des contes de Troth, des textes sacrés transmis de génération en
génération depuis des millénaires.
Je vais devoir t’interrompre, tu m’ennuies déjà. En tout cas, mon beau-
frère Rydstrom n’est pas un sauvage. C’est un des meilleurs hommes que je
connaisse.
— Ça suffit avec Rydstrom ! On dirait que tu es amoureuse de lui.
Il est super sexy.
— Et c’est ce qui compte pour toi, hein ? Ce que tu peux être
superficielle, sorcière !
Et ce que tu peux être jaloux, toi !
— C’est beaucoup plus profond que de la jalousie. Les hommes avec qui
tu as couché m’ont volé quelque chose. Tu m’as volé quelque chose.
On peut savoir quoi ?
— Des années et des enfants. Pour ce crime, j’aurais tué n’importe qui
d’autre !
C’est ce que tu voulais de moi, pendant tout ce temps ? Des années et des
enfants ? Même si ces années étaient synonymes de malheur ?
— Je sais que notre vie ensemble sera sinistre, et je l’accepte. J’espère
seulement que nous parviendrons à élever nos enfants sans nous entre-tuer.
L’horloge biologique de Lanthe, ignorant que Thronos était un enfoiré de
kidnappeur qui se permettait de juger tout le monde, s’emballa en entendant
les mots « nos enfants ».
Déjà, quand Lanthe s’était occupée des jumelles, elle s’était mise à
tourner plus vite. Et devoir protéger la petite Ruby, en prison, l’avait fait
passer en mode turbo.
Le fait que Lanthe soit proche de la fin de son cycle fertile y était sans
doute aussi pour quelque chose.
Mais des enfants avec Thronos ? Jamais. Être retenue à Cyel contre son
gré, subir un lavage de cerveau serait suffisamment difficile comme cela.
Lanthe ne tenait pas à ce que, par-dessus le marché, ses enfants grandissent
sans avoir le droit de rire.
— On dirait que tu n’es pas contre l’idée d’avoir des enfants, remarqua
Thronos.
Pas du tout. Et ce n’était pas comme si elle ne s’était pas préoccupée de
trouver un partenaire, ces dernières années. Malheureusement, elle n’en avait
rencontré aucun qui puisse faire un père convenable. Soit elle tombait sur un
admirateur bizarre, soit sur un salopard qui lui piquait ses pouvoirs, soit elle
avait droit à la scène redoutée, celle du type qui regarde sa montre en
grimaçant, lâche : « Je me lève très tôt demain matin, mon chou » et met les
bouts.
Un petit coup vite fait. « Je te prends, je te laisse. » Mais jamais « je
t’engrosse et je me tire », parce qu’elle avait toujours pris ses précautions.
— Comment as-tu fait pour ne pas avoir d’enfants ? demanda Thronos.
Tu as pourtant eu maintes occasions de tomber enceinte.
Elle notait bien toutes ces petites remarques méprisantes destinées à
l’humilier et se jura de lui balancer ses origines démoniaques en pleine face à
la première occasion.
Écoute-moi bien : je vais te laisser la possibilité d’abattre deux cartes
« traînée » par jour. Si tu en joues une troisième, je te jure que je contre-
attaquerai et que tu le sentiras passer.
— Réponds à ma question.
Mon désir d’enfant est relativement récent, et il s’est éteint brusquement
lorsque tu m’as capturée. Quand j’aurai recouvré ma liberté, il est possible
que je me penche de nouveau sur la question.
— Jamais tu ne seras débarrassée de moi. À chaque seconde que nous
passons ensemble, je te deviens plus nécessaire.
Autant discuter avec un mur. Un mur démoniaque, et volant.
Tu envisages quoi, maintenant ?
— D’éviter la bataille qui fait rage sur le plateau, en dessous de nous.
Le tumulte du combat montait jusqu’à eux, omniprésent, tel un bruit de
fond.
— Ce qui veut dire que nous allons rester dans cette grotte jusqu’à ce que
tu puisses ouvrir un portail vers la dimension des mortels. De là, je
t’emmènerai à Cyel.
Tu n’as pas écouté ce que je t’ai dit, Thronos. Si tu ignorais que Sabine
et moi étions attaquées, c’est que tes chevaliers obéissaient aux ordres de
quelqu’un d’autre. Qu’est-ce qui les empêchera de me régler mon compte,
une fois qu’on sera à Cyel ?
— Mes chevaliers n’auraient jamais osé te faire du mal.
Il faisait moins le fier, pourtant, et ne semblait plus aussi sûr de lui. Il
fallait absolument qu’elle continue dans ce sens, qu’elle ébrèche ses
convictions petit à petit.
Moi, la sorcière, je te prédis de grands changements dans ton avenir. Tu
vas devoir admettre que les vrekeners peuvent ne pas tenir parole. Il va
falloir te faire à l’idée que tes valeureux chevaliers ont non seulement éclaté
de rire en lâchant une jeune fille terrifiée dans le vide, mais aussi essayé
d’assassiner ton âme sœur à coups de fourche alors qu’elle n’avait que onze
ans !
L’espace d’un instant, Thronos eut l’air effaré. Lanthe savait depuis peu
ce que cela faisait de voir remis en question les fondements de son existence.
C’était comme si Portia faisait bouger une montagne… dans votre tête. Si elle
n’avait pas connu Thronos, elle l’aurait plaint.
Mais elle le connaissait. Très bien.
Comme je te l’ai dit, tu peux en parler avec Nïx, elle te confirmera tout.
En attendant, ta douloureuse nécessité est trop fatiguée pour continuer cette
discussion. De toute façon, tu n’es pas à la hauteur.
Elle lui tourna le dos et chercha un endroit où faire un petit somme. La
pierre plate, au fond de la grotte, lui parut être le meilleur lit qui soit.
— Que veux-tu dire par « tu n’es pas à la hauteur » ? demanda Thronos.
Comme elle ne répondait pas, il enchaîna sur la légende sacrée, les
chevaliers du bien et tutti quanti. Elle cessa de lui prêter attention et s’éloigna
en direction du fond de la grotte.
— Et c’est moi qui n’écoute pas ? lança-t-il.
Il n’aime pas qu’on l’ignore. C’est bon à savoir. Elle passa une main sur
la pierre plate. L’air était doux dans la grotte, mais la pierre glacée. Nécessité,
loi, et patati, et patata. Elle s’allongea, se pelotonna sur elle-même et ferma
les yeux.
Une seule journée s’était-elle vraiment écoulée depuis le moment où elle
toussait de la poussière dans le tunnel ? Entre-temps, elle avait vécu un crash
de vrekener, pris une bûche en pleine figure et été amputée de la langue.
Et tout cela après des semaines de captivité.
J’ai connu des jours meilleurs, tout de même. Pour couronner le tout, elle
était coincée dans une grotte avec de l’or pas loin, ce qui la rendait nerveuse.
Elle le sentait, le humait, mais il lui était impossible de l’atteindre pour le
toucher, le vénérer. C’était comme une démangeaison qu’elle ne pouvait pas
gratter. Non, pire que ça. Comme un couteau planté dans son dos qu’elle ne
pouvait pas attraper.
Pense à autre chose. Grelottante, mal en point, elle se concentra sur
l’image de sa chambre, au château de Tornin. Elle aurait pu y être bien au
chaud dans son lit, à regarder des DVD – comédies romantiques et grandes
sagas – ou à lire un nouveau bouquin de développement personnel.
Le plus drôle, c’était qu’avant, elle s’ennuyait à Tornin. Elle avait
souvent le sentiment d’être la cinquième roue du carrosse à côté de Rydstrom
et de Sabine. Les choses allaient un peu mieux quand les sœurs de Rydstrom
leur rendaient visite, ou lorsque Cadeon et Holly venaient avec les filles, mais
cela arrivait trop rarement au goût de Lanthe.
Partager un château avec Rydstrom et Sabine n’était pas forcément une
sinécure. Même si Lanthe disposait de sa propre tour, elle voyait quand
même Rydstrom embrasser Sabine dans le jardin ou lui tenir la main pour
aller dîner. L’adoration évidente qu’ils se vouaient la rendait… jalouse.
Sa sœur méritait ce bonheur, bien sûr, mais Sabine n’avait jamais cherché
le grand amour. Lanthe, elle, en avait rêvé pendant des siècles, et c’était elle
qui se retrouvait célibataire, sans espoir de le rencontrer.
La seule relation durable qui se dessinait dans son avenir pour l’instant,
c’était avec un vrekener meurtrier. Beurk !
Comment avait-elle pu penser, ne serait-ce qu’un instant, que Thronos
avait un physique séduisant ? Encore un coup de ses hormones en ébullition !
Si elle parvenait à regagner Rothkalina, jamais plus elle ne s’y ennuierait.
Elle le jurait sur tout l’or de son coffre secret
Les yeux fermés, elle fit la moue. Elle s’imaginait rentrer chez elle, mais
si elle ne parvenait pas à mater l’homme qui faisait les cent pas dans cette
grotte, elle était partie pour passer le restant de ses jours dans un enfer
suspendu dans les airs.
La seule issue serait alors de sauter.
14
Sacrifie les purs, vénère les puissants, adore un temple sans égal.
Lanthe dut lutter pour maîtriser son souffle après ce qu’elle venait de
voir : le souvenir qu’avait Thronos de leur première rencontre après sa
chute…
Elle avait senti son bouleversement quand il l’avait trouvée dans le lit de
Marco, avait éprouvé son malaise, son incrédulité, aussi. La force de sa
jalousie l’avait profondément troublée, de même que la douleur causée par
ses blessures.
Il s’était cru incapable d’attendre deux ans avant de la posséder… il avait
attendu des siècles.
Sans savoir comment, elle réussit à garder les yeux mi-clos et à conserver
une respiration égale. L’identité du compagnon de Thronos l’avait choquée
autant que tout ce qu’elle venait de découvrir.
L’homme à la fourche, celui qui avait lâché sa sœur dans le vide, était…
Aristo.
Le roi des vrekeners. Le frère aîné de Thronos.
De toute évidence, Aristo se moquait complètement que Lanthe soit
l’âme sœur de Thronos. Il voulait leur mort, à Sabine et à elle. Si Thronos
imposait la présence de Lanthe à Cyel, Aristo l’achèverait-il une bonne fois
pour toutes ?
Et comment allait-elle faire pour convaincre Thronos de tout cela ?
Comment te dire, vrekener ? Je me baladais dans ton cerveau, glanant
des infos ici et là, quand, boum ! je suis tombée sur un souvenir… que tu
n’aurais sûrement pas voulu que je voie. Et j’ai découvert que la brute
sadique qui jouit de me faire souffrir est ton frère ! Ah, et ton roi, aussi ! Et
sans doute celui qui t’a élevé après que ma sœur a décapité ton père.
Elle comprenait maintenant pourquoi Thronos n’avait jamais rien su des
attaques dont elle et Sabine avaient été victimes. Quel vrekener aurait
dénoncé son propre roi ?
Visiblement aussi bouleversé que cette fameuse nuit, Thronos s’adossa à
un pilier et se laissa glisser à terre, les genoux pliés. La tête en arrière, il fixa
le plafond d’un regard hanté. Il se demandait s’il serait un jour libéré d’elle.
Dans l’au-delà, peut-être, songea-t-il.
Elle regarda son visage, puis la peau de son torse, couverts de cicatrices à
cause d’elle. Il haïssait ces marques avec une telle force !
Et elle avait meurtri son esprit, aussi. Plus gravement encore.
Elle savait que la voir avec un autre homme le ferait souffrir, mais elle
n’avait pas saisi la profondeur de sa douleur. Malgré ce qu’elle avait enduré
entre les mains des siens, elle eut mal pour le jeune homme qu’il était alors.
À cet âge, il avait vu en elle la femme idéale. Avait décidé de lui
pardonner.
Jusqu’à ce que, sans y prendre garde, elle lui inflige une blessure dont il
ne s’était jamais remis.
Elle avait encore du mal à digérer tout ce qu’elle venait d’apprendre.
Quelqu’un d’autre avait-il révélé au père de Thronos où se trouvait l’abbaye ?
Qu’était-il réellement arrivé cette nuit-là ? Thronos avait semblé tellement sûr
d’obtenir son pardon.
Découvrir à quel point elle souhaitait qu’il n’ait rien à se reprocher lui fit
peur. Au même instant, elle comprit une chose : s’il ne l’avait pas trahie,
alors il n’avait mérité aucune des blessures qu’elle lui avait infligées,
délibérément ou pas.
J’ai brisé le corps d’un enfant.
Et le cœur d’un jeune homme.
16
Quand Lanthe rouvrit les yeux, il faisait encore nuit, et les combats se
poursuivaient. Peut-être l’une et les autres étaient-ils permanents dans cette
dimension.
Thronos n’était plus là – sans doute était-il parti à la recherche de
nourriture. Lanthe ne mangeant pas de viande, elle n’avait guère d’espoir
pour son petit-déjeuner. Se souviendrait-il de l’époque où il avait essayé de
chasser pour elle ?
Qu’il l’ait laissée seule la surprit. Mais, après tout, elle ne pouvait guère
s’enfuir. Elle se leva, testa sa langue – comme neuve ! – et étira ses muscles
ankylosés. Elle se sentait tout engourdie après sa nuit sur la dalle de pierre, et
ce devait être pire pour Thronos. En admettant qu’il ait dormi.
Impatiente de laver la saleté qui collait à sa peau et à ses cheveux, elle se
dirigea vers l’entrée de la grotte, retirant en chemin ses gantelets et ses bottes.
Il tombait des cordes. En touchant la lave, les gouttes de pluie provoquaient
des vrilles de vapeur. Lanthe avança jusqu’au bord de la falaise et s’ordonna
de ne pas regarder en bas tandis qu’elle s’offrait à l’eau tiède.
La plupart des espèces du Mythos étaient très délicates, or, ces dernières
semaines, elle n’avait pas pris de douche, n’avait eu pour se laver que l’eau
glacée d’un lavabo.
Elle but dans ses mains, se rinça la bouche pour en ôter le goût du sang,
puis retira ses sous-vêtements et son pectoral pour les laver, et se laver dans
la mesure du possible. Ce faisant, elle réfléchit à tout ce qu’elle avait appris
ces deux derniers jours et en arriva à une surprenante conclusion : Je n’ai
aucune raison de haïr Thronos.
Au moins pour le passé. Il était innocent des crimes qu’elle lui avait
reprochés. Il n’avait pas joué de rôle dans les morts de Sabine, avait même
tenté de les empêcher. Et elle était désormais convaincue qu’il n’avait pas
révélé à son père l’endroit où se trouvait l’abbaye.
Regrettait-elle qu’il ne l’ait pas informée que son père allait attaquer ce
soir-là ? Oui. Tout comme elle regrettait que Thronos n’ait pas eu le moyen
de contrôler ses hommes – son frère –, mais comment aurait-il pu en être
autrement ? Quelle que soit la dimension dans laquelle il vivait, jamais il
n’aurait pu faire autrement que de croire la parole d’un autre vrekener.
Après les événements de la veille, l’angoisse chronique qu’elle avait des
attaques surprises avait commencé à faiblir. Elle connaissait désormais
l’identité de son ennemi : Aristo. Et elle savait que leur prochaine rencontre
se tiendrait à Cyel, si Thronos parvenait à les y emmener.
Si Lanthe réussissait à se débarrasser de son angoisse, ses pouvoirs en
seraient-ils renforcés ?
Elle défit ses tresses et rinça ses cheveux. Puis elle les tressa de nouveau
tout autour de son visage, laissant le reste boucler dans son dos.
Ce moment de solitude lui faisait du bien, lui permettait de digérer tout ce
qui s’était passé et de réfléchir à l’intérêt nouveau qu’elle portait à Thronos.
En se rendormant, le cœur brisé par les souvenirs du vrekener, elle avait rêvé
de lui. Des rêves pour le moins saisissants.
Dans l’un d’eux, il l’embrassait sous la pluie. Prenant son visage entre ses
mains, il laissait glisser ses pouces sur ses pommettes, puis se penchait sur
ses lèvres, retenant à peine des gémissements de douleur, et s’emparait
goulûment de sa bouche, jusqu’à ce que leurs souffles se confondent, jusqu’à
ce qu’il la caresse pour apaiser son désir.
Personne ne l’avait jamais embrassée de la sorte. Elle avait eu le
sentiment qu’il risquait de mourir si elle n’ouvrait pas les lèvres pour lui
rendre son baiser.
Dans un autre rêve, elle laissait courir le bout de ses doigts sur chaque
cicatrice de son corps nu, avant d’y poser les lèvres et la langue. Il frémissait,
tout en se cambrant pour en redemander…
Elle soupira. Elle refusait de penser à lui de cette façon, ou même
d’admettre que la pointe de ses seins avait durci malgré la douceur de l’air.
Mais elle se cambra elle aussi, offrant sa poitrine à la pluie, en quête de
fraîcheur. Elle aurait aimé que ces rêves sensuels soient les premiers, mais il
n’en était rien. Durant l’année qui s’était écoulée depuis leur dernière
rencontre, elle avait souvent rêvé de lui.
Son regard scruta la nuit. Thronos n’allait sans doute pas tarder. Elle se
rhabilla, tendit la main vers ses gantelets…
Soudain, elle perçut un bruit, derrière elle, et fit volte-face.
Le fond de la grotte s’ouvrait, directement sur l’endroit où elle avait senti
de l’or. Thronos en sortit, visiblement las, tandis que derrière lui
apparaissait…
Le paradis.
Son âme sœur avait vu le temple d’or qu’il avait découvert et semblait sur
le point de défaillir.
— J’ai bien vu, n’est-ce pas ?
Ah, sa langue fonctionnait de nouveau. Bientôt, il allait pouvoir
l’entendre proférer d’autres mensonges. Mais elle n’était pas si douée que
cela dans ce domaine. Pas autant qu’il s’y attendait, en tout cas. Elle se
trahissait parfois, et il s’en rendait de plus en plus compte.
Elle s’était lavée en son absence. Sa peau était propre, semblait plus rose,
ce qui soulignait le bleu de ses yeux. Sa chevelure noire séchait, partagée en
boucles abondantes et tresses brillantes.
Que n’aurait-il donné pour glisser la main dans cette crinière, pour la voir
balayer son torse tandis qu’il tiendrait Melanthe contre lui…
Il réprima un frisson. Sans ses gantelets, elle semblait plus délicate
encore. Plus petite, aussi. Il parcourut le reste de sa tenue d’un regard
désapprobateur. Quand ils seraient à Cyel, il ferait en sorte qu’elle soit plus
correctement vêtue.
— C’est de l’or, derrière cette pierre, Thronos ?
— Oui. Tout un temple bâti en briques d’or, du sol jusqu’au plafond
vertigineux. Même moi, j’ai été émerveillé par un tel spectacle.
Avait-elle étouffé un gémissement ?
Quand la lourde porte commença à se refermer, elle se rua vers le fond de
la grotte. Mais elle arriva trop tard.
— Rouvre-la ! ordonna-t-elle, prise de frénésie. S’il te plaît !
Il ne répondit pas, se dirigea vers l’entrée de la grotte. Derrière lui, il
l’entendit gratter la terre à la recherche d’un passage qu’elle ne trouverait pas.
Pour une fois, c’était lui qui allait l’ignorer. Il fixa l’horizon, contempla
la tempête qui faisait rage, la foudre éclairant d’une lumière pâle les nuages
violacés. Tout cela était si différent de son royaume des cieux.
Les Territoires des Airs étaient composés d’un ensemble d’îles aériennes,
énormes monolithes qui flottaient au-dessus des nuages. Son royaume était
éternellement couronné d’un ciel infini – bleu immaculé ou noir étoilé.
Cyel était le siège du royaume, mais chaque île avait sa ville, dessinée
avec précision. Tous les bâtiments y étaient carrés et uniformes, avec des
murs blanchis par le soleil. Son royaume était un hommage à l’ordre, le port
d’attache des êtres fermes et honnêtes qu’étaient les vrekeners.
Contrairement à Pandémonia.
La scène que contemplait Thronos était l’illustration même du chaos.
Pourtant, il trouvait cela étonnamment… désarmant. Cet endroit avait-il donc
quelque chose d’attachant ?
Sa nervosité augmenta, ce fichu sentiment d’espoir redoubla. Il fallait
qu’il regagne Cyel le plus rapidement possible.
— Comment as-tu ouvert cette porte, Thronos ?
Il avait lu les instructions, voilà tout. Au cours de son interminable nuit, il
était arrivé à cette conclusion : ne pas déchiffrer les hiéroglyphes était lâche.
Et il n’était pas lâche.
Cette langue n’était peut-être même pas démoniaque à l’origine. Il
pouvait s’agir d’une langue magique que seules certaines créatures du
Mythos étaient capables de déchiffrer. Les plus dignes d’estime, peut-être.
Comme lui.
Et puis, s’était-il dit, décrypter ces symboles l’aiderait à mieux
appréhender cette dimension. Alors il avait commencé, près de l’entrée de la
grotte, en progressant vers l’intérieur. Certaines parties avaient beaucoup
souffert avec le temps, mais il avait tout de même réussi à comprendre que
cette grotte marquait l’entrée d’un temple antique dédié au culte d’un dragon,
et où l’on pratiquait des sacrifices rituels.
Cela ne l’avait pas inquiété. Il était peu probable que des dragons
viennent traîner dans un Pandémonia ravagé par la guerre ; ils avaient disparu
de la plupart des dimensions.
Ensuite, il avait trouvé les instructions relatives à l’ouverture de la porte.
Et il avait découvert le spectacle qui serait à coup sûr, pour son âme sœur, la
réalisation de son fantasme absolu.
Tout le monde savait que les sorceri aimaient l’or. Thronos avait vu de
ses yeux à quel point.
Il se souvenait d’un jour où Melanthe n’était pas venue dans la clairière.
La veille, elle ne se sentait pas bien, et il était inquiet. Il avait volé jusque
chez elle, avait regardé à travers le toit pour tenter de repérer sa chambre
malgré toute la sorcellerie ambiante. Puis, se glissant le long de l’abbaye, il
avait jeté un coup d’œil par une fenêtre…
Une femme aux cheveux noirs et aux yeux bleus immenses, le front ceint
d’un imposant diadème en or, frottait des pièces sur son visage masqué en
murmurant :
— L’or, c’est la vie ! C’est la perfection !
Puis elle se mit à parler à chaque pièce, comme si elle l’avait rencontrée
sur le marché et échangeait quelques commérages avec elle. Thronos fut pris
de frissons. C’était la première fois qu’il voyait une folle, et il était presque
sûr qu’il s’agissait de la mère de Melanthe.
Elle se mit ensuite à psalmodier, et la sorcellerie envahit
progressivement la chambre où elle se trouvait.
— Or sur ton cœur en guise d’armure, ton sang jamais ne coulera. Or
sur ton visage et ta chevelure, et tous les hommes tu séduiras. D’or la
sorcière jamais ne sature, ses gardiens sans faillir tu abattras…
Son regard croisa soudain celui de Thronos. Il s’écarta brusquement de
la fenêtre, mais elle lança :
— Je te vois ! Viens, petit faucon. Rends visite à une sorcière dans son
antre.
La gorge serrée, il se posa sur le rebord de la fenêtre, prêt à fuir.
Derrière la femme étaient empilés plus de pièces et de lingots d’or qu’on
n’aurait pu en dépenser en une vie. La famille de Melanthe était riche ;
pourquoi n’avait-elle pas assez à manger ?
— C’est donc grâce à toi que ma Melanthe a retrouvé le sourire, dit la
femme. Elle ne fait plus que regarder le ciel et semble flotter quand elle
marche, comme si elle volait encore avec toi.
Et lui ne faisait plus que regarder la terre, comme s’il pouvait la
protéger, de là-haut.
— Tu regardes la terre, alors, Thronos Talos, de Cyel ?
La sorcière lisait dans ses pensées !
— Cela ne durera pas. Melanthe ne sera jamais ce que tu as besoin
qu’elle soit. Tu ne peux pas briser ma fille, et elle ne t’aimera pas
autrement…
Thronos ne voulait pas de l’amour de Melanthe, n’en avait que faire. Il
allait la briser, mais uniquement pour qu’elle devienne celle dont il avait
besoin. Et il allait commencer par se servir de ce temple contre elle, pour lui
arracher des réponses.
— Pourquoi veux-tu me tenir éloignée d’un endroit pareil ? s’écria-t-elle.
Il se retourna et savoura l’expression d’inquiétude sur son visage. Elle
vibrait pratiquement d’impatience.
— Pourquoi pas ? rétorqua-t-il.
Lanthe n’avait pas repris son souffle depuis qu’elle était entrée dans ce
temple. Son regard, captivé, en notait les moindres détails.
Le bonheur courait dans ses veines. Comment ce futé de Thronos avait-il
réussi à trouver cet endroit ?
Bien qu’entourée d’or, Lanthe reporta son attention sur le vrekener
accroupi sur sa corniche. Les muscles de son torse se tendaient à chacun de
ses mouvements. Son expression sinistre, intense, et cette position de
gargouille lui donnaient un air vraiment très démoniaque.
Elle n’avait encore jamais couché avec un démon. Hou !
Pourtant, tout en déambulant dans le temple, elle constata que
l’expression mécontente qui creusait en permanence un pli sur son front
s’adoucissait peu à peu. Et que, lorsqu’il ne fronçait pas les sourcils, il était…
beau comme un dieu.
C’était incontestable, tout comme l’était son attirance pour lui.
Certaines femmes auraient trouvé ses cicatrices repoussantes, mais
Lanthe était d’avis qu’elles conféraient à Thronos un air de dur, de seigneur
de guerre. Et puis, qui se souciait de ces cicatrices, quand il y avait cet intense
regard argenté et ce corps de guerrier qui semblait avoir été sculpté dans le
granit ?
Thronos pensait autrefois qu’elle était tout ce qui manquait à son
existence. Pensait-il la même chose aujourd’hui ? Et pourquoi se posait-elle
toutes ces questions au lieu de chercher un moyen de transporter cet or
jusqu’à Rothkalina ou de calculer combien de carats elle avait à portée de
main ?
Pourquoi n’arrivait-elle pas à se retenir de le regarder ? Elle le dévisagea.
Il sembla surpris, mais soutint son regard.
Oserait-elle le dire ? Ils partageaient un moment de bien-être.
— Tu me regardes, alors que nous sommes entourés d’or ? Peut-être que
je suis à la hauteur, finalement ?
Son expression contrariée reparut, comme s’il s’imposait cette dureté.
Elle aurait voulu crier : « Non, non, non, encore quelques minutes ! »
— On avait passé un accord, dit-il. Je m’impatiente.
Elle l’imaginait sans peine – il avait attendu si longtemps pour la voir ! Et
elle savait maintenant qu’il avait lutté toute sa jeunesse contre son désir et sa
curiosité.
Un marché était un marché. Elle allait s’imprégner de la vision de cet or,
en faire un souvenir éternel. À moins que je n’arrive à revenir…
— J’attends, sorcière.
Comme elle avait prévu de l’envoûter, lui offrir un strip-tease serait un
bon début. Mais la position du vrekener, accroupi légèrement en avant,
comme s’il allait bondir, la fit hésiter.
— Si je me déshabille, qu’est-ce qui me dit que tu n’essaieras pas de me
toucher ? Tu n’es pas censé poser la main sur moi, n’est-ce pas ?
— Ma seule intention est de regarder, répondit-il.
Elle crut néanmoins percevoir un accent agressif dans sa voix.
— C’est cela, oui…
— Allez, fais-le.
Et, comme elle hésitait encore, il ajouta :
— Ne joue pas les timides. Je sais que tu t’es déshabillée devant des
dizaines d’hommes avant moi.
En un instant, l’intérêt que Lanthe avait éprouvé pour lui s’évanouit. Elle
ne tirait ni honte ni fierté du nombre d’hommes qu’elle avait fréquentés, mais
la remarque de Thronos la blessait cruellement.
Au moins comprenait-elle mieux son ressentiment, maintenant.
— Je ne crois pas que ce soit une bonne idée de me mettre dans une
situation… sexuelle avec toi.
Il émit un grognement.
— Après ton année de célibat, j’aurais cru que tu saisirais l’occasion
d’attirer l’attention du premier homme venu. Et si je ne m’abuse, tu es en
période de fécondité.
Elle rougit, les lèvres pincées.
— J’ai entendu beaucoup de choses sur les femmes comme toi.
Elle haussa les sourcils, alors il articula :
— Les filles faciles.
Comment un vrekener à l’esprit dérangé pouvait-il la blesser à ce point ?
Parce qu’il t’a autrefois considérée avec le plus indulgent des regards,
Lanthe. Et parce qu’elle avait cherché ce regard depuis l’instant où elle
l’avait perdu.
Pour qu’elle s’intéresse à un homme, celui-ci devait lui donner
l’impression qu’elle comptait pour lui, même si elle savait qu’il feignait son
attachement. Thronos, avec son corps à couper le souffle et son passé à
fendre le cœur, ne faisait aucun effort dans ce sens.
— Même nous, les « filles faciles », avons certaines exigences. Et toi,
Thronos Talos, tu me laisses froide.
Il pouffa.
— Je pourrais te séduire sans difficulté. Avant moi, tu en as accueilli
dans tes bras qui n’avaient fait que d’infimes efforts pour te plaire. Mais je
n’ai pas l’intention de te posséder, ni même de te toucher. Ce serait dans les
deux cas des offensements. Tout ce que je veux, c’est voir ma promise.
— Tu penses pouvoir te contenir devant ton âme sœur nue ?
Un éclat rusé brilla dans le regard de Thronos.
— Tu m’en crois incapable ? Vous aimez le jeu, vous autres sorceri,
non ? Vous aimez parier. Alors, je vais parier avec toi – ce sera la première
fois, pour moi. Si ton corps me tente au point de le toucher, je te dirai
comment j’ai trouvé ce temple et comment j’en ai ouvert la porte.
— Et s’il ne te tente pas ?
— La gifle qu’aura prise ton orgueil me suffira.
Alors là, ça commence à bien faire ! Ce petit sourire satisfait, elle allait le
dégommer, et vite fait !
— Tenu. Mais pas de sexe.
Elle distingua un éclair de surprise dans le regard de Thronos, comme si
elle avait suggéré quelque chose de ridicule.
— Il n’est pas question que j’enfante un bâtard ! s’exclama-t-il. Déjà que
mes rejetons seront à moitié sorceri, tu ne crois tout de même pas que je
laisserais le premier être illégitime, par-dessus le marché ?
Quel enfoiré ! Il n’y avait que Thronos pour gâcher un moment comme
celui-là : elle dans un temple bourré d’or avec un homme au physique
irrésistible. Il se comportait comme l’anti-sorceri absolu, créé uniquement
pour la dégoûter.
Il pouvait toujours courir pour être ensorcelé, tiens ! Il ne méritait pas les
efforts de séduction qu’elle s’apprêtait à faire pour lui.
— Je m’en souviendrai, de ça.
— De quoi ?
— Tu tues la joie partout où tu passes, dit-elle en se retournant pour
défaire le premier clip, sur le côté de son pectoral.
Le souffle du vrekener s’était-il fait plus haletant ?
Jetant un regard par-dessus son épaule, elle vit que ses griffes
s’enfonçaient dans l’or de la corniche et que sa pomme d’Adam montait et
descendait dans sa gorge. Sa voix grimpa d’une octave quand il ordonna :
— Dépêche-toi.
Elle défit le deuxième clip.
— C’est mieux, murmura-t-il, la voix chargée de désir réprimé.
Elle défaisait le dernier clip lorsqu’elle entendit un bruit au fond de la
grotte. Elle suspendit son geste. Le bruit retentit de nouveau, plus fort –
quelque chose bougeait en bas de la falaise. Quelque chose de gros
approchait.
— Thronos, c’était quoi, ça ?
— Je n’ai rien entendu. Continue.
— Arrête un peu, dit-elle en refermant son pectoral.
— Il n’y a rien de dangereux là-dehors !
Le temple tout entier se mit à trembler.
— Ah bon ? Vraiment ? lança-t-elle d’un ton sec.
Thronos poussa un soupir de frustration, et elle entendit le mouvement de
ses ailes. Quand elle se retourna, il fonçait droit sur elle, avec ce regard
sérieux, déterminé…
Ses yeux s’étaient assombris, et elle aurait juré que ses cornes avaient
grandi – exactement comme chez un démon animé de désir sexuel.
En d’autres termes, Thronos n’était plus celui qu’il croyait être.
— J’en ai besoin, pour tenir, lâcha-t-il en tendant les bras vers elle.
Ben c’est nouveau, ça !
Un rugissement résonna dans la grotte. Semblant sortir d’une profonde
torpeur, Thronos secoua la tête et laissa retomber ses bras. Et, Lanthe en était
quasiment sûre, ce coincé de vrekener lâcha :
— Bordel de merde.
18
Thronos se jeta sur elle et la poussa derrière la porte de pierre qui menait
à la grotte. Puis, se serrant contre elle, il la couvrit d’une aile protectrice.
— Qu’est-ce que c’est ? murmura-t-elle.
— Je sens une créature, mais j’ai du mal à y croire… Je pensais qu’ils
avaient disparu de toutes les dimensions.
Il ne parlait tout de même pas d’un dragon ? Quand elle entendit respirer
ce qui semblait être une énorme bête, à l’entrée de la grotte, elle frémit. Deux
faisceaux lumineux balayèrent l’intérieur, tels les phares d’une voiture.
Thronos se pencha un peu pour voir de quoi il retournait, et Lanthe sentit
son cœur s’emballer. Elle fit une incursion dans l’esprit du vrekener… et
retint un cri.
Un dragon avait passé la tête dans l’entrée de la grotte. Ses grands yeux
jaunes brillaient ; de la vapeur sortait de ses naseaux. Ses écailles couleur
onyx et argent brillaient comme du métal.
Elle repassa en mode télépathie.
Cet endroit. Les bancs…
— Sacrifie les purs, vénère les puissants, adore un temple sans égal,
récita Thronos à mi-voix.
Cet endroit était donc dédié au sacrifice des vierges pour les puissants
dragons ? Elle n’était pas surprise. Un grand nombre de démonarchies
vénéraient les dragons. Rydstrom en avait un tatoué sur le flanc.
Dans le domaine du Tombeau, les terres maudites de Rothkalina, les
basilics erraient en toute liberté. Lanthe était allée les voir avec Sabine,
plusieurs fois. Sa sœur avait le pouvoir de communiquer avec les animaux et
avait lié connaissance avec un ou deux d’entre eux.
Mais Lanthe n’était pas Sabine. Et ce dragon semblait avoir faim de
sacrifice.
Si elle n’avait pas été pétrifiée, elle aurait peut-être ri. Lanthe n’avait rien
d’une vierge de jadis ; le dragon la recracherait comme un vulgaire noyau.
Dans la grotte, la lumière vacilla. Seigneurs, le dragon avait cligné des
yeux. Puis toute la montagne trembla, et des griffes labourèrent le sol de la
grotte. La bête avait-elle introduit une patte à l’intérieur ? Il lui sembla
qu’elle tâtait à l’aveugle, comme si elle avait senti quelque chose. Eux,
probablement !
Tap… tap… tap… tap…
Oui, le dragon avait senti leur présence et voulait sa récompense.
— Calme-toi, Melanthe, murmura Thronos. Ne bouge pas.
Se calmer ? Il croyait qu’elle allait faire une crise d’hystérie ou quoi ? La
honte !
Calme-toi toi-même ! J’ai un peu d’expérience de ce genre de situation,
figure-toi. Par exemple, dans le grenier à foin, je n’ai pas laissé échapper un
seul gémissement, même quand la fourche m’a transpercée.
Elle leva la main pour lui montrer les deux marques laissées par les
pointes qui l’avaient traversée. D’accord, il fallait vraiment les chercher, et la
plupart du temps, elle portait des gantelets, mais tout de même…
Il lui prit la main, la tourna, la retourna entre les siennes. Lanthe sentit la
colère et le désarroi en lui, mais il ne fit aucun commentaire.
Quand le dragon s’ébroua, impatient, Thronos posa la main de Lanthe sur
son flanc et serra son aile un peu plus fort. Elle fronça les sourcils en la
regardant.
Des écailles onyx et argent à l’aspect métallique. Exactement comme
celles du dragon. À Rothkalina, celles des basilics étaient d’une teinte rouge.
La curiosité lui donna du courage, et elle osa jeter un regard dans la
grotte avant que Thronos ne la tire en arrière. Il y avait une autre différence
entre ce dragon et ses cousins de Rothkalina.
Celui-ci avait quatre cornes au lieu de deux. Comme les vrekeners.
Le dragon battit des ailes contre la paroi rocheuse, provoquant une
avalanche de cailloux et de poussière. Il semblait énervé. Pour finir, il poussa
un rugissement à glacer le sang et s’envola.
— Thronos, murmura Lanthe. Tu viens de cet endroit.
— Viens vite !
Thronos prit Melanthe dans ses bras et courut en direction du pont, se
ruant vers la sortie qu’il avait sentie.
— Mon épée !
Elle tenta de l’attraper.
— On n’a pas le temps, répliqua Thronos.
Déjà, ils débouchaient sur un chemin en corniche semblable à celui qu’ils
avaient parcouru un peu plus tôt. Les dragons étaient-ils là eux aussi ? Je ne
peux pas m’envoler tant que je n’en suis pas sûr.
Une voûte feuillue aux teintes sombres et argentées couvrait le chemin à
cet endroit, les protégeant de toute attaque aérienne et du soleil voilé qui
s’était enfin levé.
— On est suivis ! s’écria Melanthe tandis qu’ils dévalaient le chemin
caillouteux.
Thronos jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. De deux, leurs
poursuivants étaient passés à une dizaine. Il s’agissait de démons pathos, une
espèce particulièrement cruelle. Ses ergots ne pouvaient rien contre leurs
armures.
— Où est-ce qu’on va ?
Le chemin descendait vers une vallée boisée, nichée au creux des deux
massifs montagneux.
— Il y a une forêt en bas. On pourrait les perdre, là-dedans, suggéra
Thronos.
— Tu envisages d’entrer dans une forêt de Pandémonia ?
— Tu as une meilleure idée ?
En descendant, ils se rapprochaient aussi de la rivière de lave. Thronos
dégoulinait de sueur, les cendres lui séchaient la bouche. Et les démons
étaient sur leurs talons.
— J’ai l’impression de cuire !
— On y est presque.
Le chemin finit par s’éloigner de la lave et les mena droit à la forêt.
Alors qu’ils approchaient de la lisière, Melanthe s’écria :
— Ils sont trop près ! On ne les sèmera pas !
— Alors, je vais me battre.
Il s’arrêta, la posa et se prépara à l’affrontement.
— Reste derrière moi. Mais pas trop loin.
Il se retourna pour faire face à leurs adversaires, ouvrant ses ailes en
position de combat.
Du coin de l’œil, il remarqua alors deux bornes en marbre plantées de
part et d’autre du chemin. Elles étaient gravées de hiéroglyphes, mais il n’eut
pas le temps de les déchiffrer.
Épée en main, les sentinelles chargèrent comme un seul homme… et
s’arrêtèrent devant lui, juste assez loin pour qu’il ne puisse pas les atteindre,
exactement sur la ligne que formaient les deux bornes.
Il battit des ailes pour les provoquer.
— Allez ! Battez-vous !
Mais les démons refusèrent de franchir cette ligne. Ils marmonnaient,
visiblement contrariés, mais ils ne bougeaient plus.
Il y avait donc dans cette forêt une chose que même un bataillon de
démons redoutait ?
Quelques secondes plus tard, un bourdonnement assourdissant s’éleva au-
dessus de leurs têtes. Le son était si intense que l’air vibrait littéralement.
Melanthe poussa un cri. Thronos se retourna et vit une vague noire filtrer
comme un liquide à travers la canopée.
— Lanthe, attends ! lança-t-il en la voyant prendre la fuite en direction
des profondeurs de la forêt.
Déjà, la nuée les séparait. C’étaient des guêpes, énormes, noires, au dard
ruisselant. Leur vrombissement et les vibrations qu’il provoquait lui
emplissaient la tête, lui donnant l’impression que son cerveau était réduit en
bouillie.
BZZZZZZZZZZ…
Melanthe avait plaqué ses mains sur ses oreilles et continuait à courir.
— C’est trop fort, je ne peux pas supporter ce bruit !
BZZZZZZZZZZ…
Battant des ailes pour écarter les guêpes, Thronos se fraya un passage à
travers le nuage d’insectes pour la rejoindre, ravalant des cris de douleur à
chaque piqûre – il lui semblait que des pics à glace lui trouaient la peau.
Et ce bruit, ce bruit… il allait le rendre fou.
Il était sur le point de la rattraper lorsqu’il trébucha sur une autre borne en
marbre. Comme les précédentes, elle avait une jumelle, de l’autre côté du
chemin. Et, cette fois, il put déchiffrer les hiéroglyphes gravés dessus.
Il se redressa.
— Melanthe ? Ça va ?
— J’ai encore l’impression qu’on me tape sur la tête avec un marteau,
répondit-elle, le souffle court.
Il se releva, puis lui tendit la main pour l’aider à faire de même.
— Tu as été piquée ?
Il l’examina, tout en passant les mains sur ses propres bras pour en
arracher les dards.
— Juste un peu, avant que tu me couvres.
Elle retira les dards, qui avaient laissé sur sa peau d’horribles boutons
rouges.
— Pourquoi se sont-elles arrêtées ?
— Je pense que tu avais raison. Cet endroit doit être truffé de pièges. Je
commence à croire que différentes zones de danger sont disséminées dans
cette île et que nous sommes sur la limite de l’une d’elles.
Il aurait donné n’importe quoi pour une carte !
— Et elles disent quoi, ces bornes ?
— De l’autre côté, elles disent : « La vermine qui était. » De ce côté, « La
vermine qui est. »
Elle écarta une mèche de cheveux de son visage.
— Ça ressemble bien à des panneaux de circulation en milieu
démoniaque. Du style « Attention, zone dangereuse », si on se dirigeait vers
la nuée.
— Donc, « La vermine qui était », cela voudrait dire que nous avons
quitté la zone dangereuse ?
— Pour pénétrer dans une autre ? demanda-t-elle, l’air las.
Il remarqua alors que Lanthe ne transpirait pas. Avec cette chaleur ? Ce
n’était pas bon signe. N’était-ce pas là un symptôme d’insolation ?
Il sentait la présence d’eau, mais assez loin, à plusieurs kilomètres de là.
La plupart des immortels pouvaient se passer d’eau pendant des jours, mais
Melanthe n’était pas comme eux. C’était une créature fragile, il fallait qu’il
s’en souvienne.
— Viens, Melanthe, dit-il en lui tendant la main.
— Je vais bien.
Ignorant ses protestations, il la prit dans ses bras. Elle était si légère ! Il se
remit en route, faisant tout son possible pour minimiser les effets de sa
claudication. À chaque pas, il la sentit se détendre un peu plus contre lui,
même si elle continuait à grommeler qu’elle pouvait marcher.
— Repose-toi. Le chemin va être long jusqu’au point d’eau.
Peut-être trouverait-il aussi quelque fruit sauvage dont elle pourrait se
nourrir. Elle avait vomi son dernier repas.
Y avait-il déjà deux nuits de cela ?
En si peu de temps, elle l’avait conquis, jetant le chaos dans ses pensées
et dans ses émotions.
— Essaie de dormir, Melanthe.
— Dans tes bras ? Alors que l’endroit est truffé de serpents de mer, de
démons, de dragons et de vermine ?
— Je te protégerai.
— Ah. Tu me rassures, j’ai déjà les paupières lourdes…
Dix minutes plus tard, elle avait sombré, le visage tourné vers lui, les
poings fermés. Elle s’était endormie dans ses bras, et il voyait là une de ses
plus grandes réussites.
Car cela signifiait assurément qu’elle avait confiance en lui, non ? Il
redressa les épaules. Elle le savait capable de la protéger de tous les dangers
qu’ils ne manqueraient pas d’affronter.
Il se rembrunit. Ça, ou bien elle avait une insolation.
Chassant cette pensée, il observa le visage détendu de Melanthe, ses
lèvres entrouvertes. Ce n’était pas la première fois qu’il la tenait endormie
contre lui. Quand ils étaient jeunes, ils s’allongeaient ensemble dans la
clairière, pour regarder les nuages et imaginer ce qu’ils représentaient. Il
arrivait à Melanthe de s’assoupir dans ses bras, et il soulevait ses boucles de
jais dans le soleil pour les voir briller.
Le jeu des nuages avait toujours amusé Thronos, car, quelle que soit leur
forme, Melanthe leur trouvait une ressemblance avec une créature à fourrure.
— Celui-là, on dirait un arbre, déclarait-il.
Et elle répondait :
— Ou un écureuil sur ses pattes arrière, avec les joues pleines de graines.
Il proposait :
— Là, on dirait une chaumière avec une cheminée.
Elle soupirait.
— Ou un énorme lapin. Avec des oreilles très courtes.
Un jour, en se réveillant, elle avait levé la tête et lui avait demandé d’une
voix ensommeillée :
— Quand nous ne sommes pas ensemble, est-ce que tu regardes aussi les
nuages ? Est-ce que je te manque autant que tu me manques ?
Bien plus, Melanthe. Tellement plus.
Après cela, il n’avait plus su que croire. Thronos avait entendu parler des
âmes sœurs, savait que la seule présence de celui ou de celle que le destin
vous réservait était un baume capable de guérir tous les maux. Son âme sœur
à lui était aussi apaisante qu’un cyclone.
Après l’Inferno, sa frustration sexuelle chronique avait grimpé de
plusieurs degrés, devenant douloureuse. Mais il s’était aussi découvert une
nouvelle fascination pour la sorceri qu’il tenait dans ses bras. C’était une
femme aux désirs singuliers, qu’il voulait apprendre à connaître, pour
pouvoir la séduire et la rendre folle de lui.
Du point de vue de la loi des vrekeners, il avait commis faute sur faute,
mais il n’éprouvait aucun remords. Tenir la main de Melanthe de la sorte, en
regardant le volar et sa bien-aimée, avait été l’acte le plus sensuel de sa vie.
Il brûlait toujours de prendre le baiser qu’il avait été sur le point
d’obtenir. Sur le moment, il lui avait semblé qu’elle en avait envie autant que
lui.
Et après ce baiser ? D’autres délices l’attendaient ! Si un jour tu me
regardes comme il la regarde, il se pourrait que je réfléchisse à la question.
Thronos avait prédit un triste avenir à leur couple. Mais peut-être qu’en
partageant leur plaisir et en bâtissant quelque chose là-dessus…
Melanthe est mon malheur. Avait-il réellement pensé une chose pareille,
la veille seulement ? Aujourd’hui, il comprenait une chose : Melanthe, c’est
le doute.
Elle l’avait toujours fait douter. Il se souvenait du jour où il avait tenté de
lui expliquer ce qu’elle était pour lui. Elle n’avait que neuf ans à l’époque, et
pourtant, elle avait remis en question une chose qu’il tenait pour certaine.
— Lanthe, quand on sera grands, tu seras à moi.
Elle leva les yeux de la guirlande de fleurs qu’elle était en train de
tresser.
— Comment pourrais-je être à toi alors que je suis à moi ?
— Tu es mon âme sœur. Tu sais ce que cela veut dire ?
— Les sorceri n’ont pas d’âmes sœurs.
— Mais tu seras à moi.
— Je ne trouve pas ça très juste.
— Ah bon ?
— Je préfère qu’on reste amis. Ça me semble plus juste.
Et voilà que maintenant, après moins de trois jours passés avec elle, il
doutait de la parole des vrekeners. Il la croyait quand elle lui racontait les
attaques dont elle avait été victime.
Il baissa les yeux sur sa main si pâle, délicatement refermée et posée sur
son torse. Voir les fines traces laissées par la fourche le mettait dans une rage
folle. Elle avait dit avoir ravalé ses cris. Comment y était-elle parvenue, à un
si jeune âge ? Était-ce parce que, déjà, elle avait l’habitude de la douleur ? Ou
parce qu’elle était terrifiée à l’idée d’être découverte ?
Pendant des siècles, il avait cru que son existence n’avait été que
festivités et débauche, la vie de rêve pour une sorcière. Il savait désormais
que les années passées auprès d’Omort, à prendre ses poisons, avaient été un
enfer pour elle. Fuir les attaques de vrekeners ? Un enfer de plus.
Enfant, Melanthe avait pleuré toutes les larmes de son corps pour la mort
d’un lapin.
Et, plus tard, elle avait dû ramasser la cervelle de sa sœur.
Peut-être Thronos devait-il s’estimer heureux qu’elle ne soit pas devenue
aussi méchante que tous les sorceri qu’il avait rencontrés en dehors des
Territoires.
Mais, méchante ou pas, quand elle retrouverait son pouvoir de
persuasion, elle s’en servirait contre lui. Chaque jour, chaque heure, ses
pouvoirs se régénéraient, il le savait, et il était sans défense face à cela.
S’il parvenait à l’emmener jusqu’à Cyel avant qu’elle ne soit totalement
remise, il pourrait faucher ses pouvoirs à l’aide d’une des quatre faux de feu
que possédait son peuple.
Elle le haïrait, alors, mais il ne la perdrait plus jamais.
À peine eut-il songé à cette solution qu’il en éprouva du remords. Les
vrekeners ne croyaient pas qu’un pouvoir soit une âme, mais Melanthe, si.
Jamais il ne pourrait lui infliger une chose pareille. Ce qui faisait de lui un bel
hypocrite. C’était lui qui avait insisté pour que son peuple collecte les
pouvoirs magiques, afin d’épargner des vies.
S’il ne se résignait pas à retirer son pouvoir à Melanthe, le seul espoir
qu’il avait de la garder auprès de lui était de la convaincre de ne pas s’en
servir contre lui. Il soupira. En d’autres termes, elle disparaîtrait à la première
occasion.
Comment faire en sorte qu’elle l’accompagne à Cyel et y reste ?
Son cœur se mit à battre plus fort lorsqu’il trouva la réponse : elle
s’attacherait au père de son enfant.
Et elle était en période de fécondité. Mais pour combien de temps
encore ?
Certes, l’engrosser serait un grave offensement, mais aux grands maux…
Même si Melanthe réussissait à s’enfuir et à regagner Rothkalina,
Thronos aurait plus de chances de la revoir un jour. Rydstrom le Bon était un
démon, mais pas un être mauvais au point de fermer les portes de son
royaume à un père venu voir son enfant.
Thronos pouvait la féconder. Ce soir. La clé du portail attendrait. Avant
toute chose, il devait la posséder.
Adoptait-il ce raisonnement parce que c’était la seule chose sensée à
faire, ou parce qu’il la désirait tellement qu’il était prêt à tout, même au pire,
pour la posséder ?
24
Lanthe ouvrit les yeux. Thronos la regardait avec une expression étrange.
Elle n’arrivait pas à croire qu’elle s’était endormie. Le souffle régulier du
vrekener l’avait bercée, de la même manière que sur l’île.
— J’ai dormi combien de temps ?
Elle avait encore soif et faim, mais elle se sentait reposée.
— Deux heures.
— Je me sens mieux, maintenant, dit-elle en constatant que ses piqûres
avaient disparu. Je peux marcher.
Il la posa sur le sol, visiblement à contrecœur, et laissa un instant sa
grande main sur son épaule pour l’empêcher de perdre l’équilibre. Elle
regarda autour d’eux. Ils se trouvaient dans une forêt dense, entourés d’arbres
si imposants qu’à côté, des séquoias auraient fait figure d’allumettes. Ce
devaient être des cacatois, ou racle-lunes, une essence assez courante dans les
dimensions démoniaques.
Le sol était noir, et le feuillage essentiellement argenté ou anthracite.
Même l’écorce, lisse, des cacatois, était noire.
Il y avait peu de lumière – seuls quelques rayons de soleil filtraient à
travers la canopée –, mais d’énormes fleurs poussaient partout, parfumant
subtilement l’atmosphère.
Elle en examina une. Ses larges pétales de couleur sombre étaient
brillants. Au centre se trouvait un pistil argenté de la taille d’une batte de
base-ball. Son pollen brillait comme de la poudre d’or blanc.
D’autres plantes, évoquant des saules pleureurs, balançaient leurs
branches au-dessus d’eux. Leurs feuilles argentées scintillaient dans les rares
rais de lumière, comme les ailes de Thronos. Sorcière obsédée par le métal,
Lanthe était fasciné par ce spectacle, mais semblait ne plus pouvoir cesser de
penser à lui.
Comme elle l’avait fait dans le temple, elle détourna le regard de ces
infinies merveilles pour reporter son attention sur ce seigneur de guerre
massif du peuple des vrekeners.
— Bon, y a-t-il d’autres dangers imminents dont je devrais être au
courant ?
Il secoua la tête.
— Depuis quand n’avais-tu pas dormi ?
— Depuis ma capture, il y a trois semaines. Et toi ?
Haussement d’épaules.
— Plusieurs semaines.
— Et maintenant, on fait quoi ?
— J’ai pris ce chemin dans le sous-bois parce que j’ai senti de l’eau, pas
loin. Il y a aussi du gibier, partout autour de nous. Je pourrais attraper
quelque chose, mais je doute que tu le manges.
— Comme la première fois où tu m’as apporté à manger ?
— Ce lapin l’avait bien cherché, répondit-il du tac au tac.
Un éclat de rire s’échappa des lèvres de Lanthe, si brusque, si inattendu
qu’elle faillit plaquer une main sur sa propre bouche.
— Tu t’en souviens ?
— Je me souviens de tout.
Il se pencha, ramena une petite tresse derrière l’oreille de Lanthe.
Pourquoi était-il si gentil avec elle ? L’avait-elle séduit aussi vite ? En
dormant la majeure partie du temps ?
Il pencha la tête sur le côté, puis reprit son chemin, songeur.
Quand son instinct de l’or s’éveilla soudain, elle fronça les sourcils. Il
s’était manifesté en dehors de l’Inferno, mais elle avait attribué cela à la
proximité du temple. Cette fois, elle regarda autour d’elle, cherchant d’où
pouvait provenir l’appel de l’or. Et son regard ne cessa de revenir sur
Thronos.
Elle était prête à parier son plus beau diadème que le vrekener avait de
l’or sur lui. Mais comment était-ce possible ?
Mince. Avait-il pris le médaillon ? Si c’était le cas, et s’il le lui donnait ce
soir…
Le vrekener perdrait enfin sa virginité.
Non, non ! Pas de sexe avec Thronos. Vilaine Lanthe ! Elle toussota.
— Euh… donc, ce soir, on vole une clé et on ouvre un portail ?
— C’est ce qu’on a dit, oui.
— Mais l’angélique Thronos ne va-t-il pas renâcler ? Le vol, c’est pas joli
joli… dit-elle d’un ton enjoué. Je me souviens, autrefois, quand je t’ai
demandé de voler quelque chose pour moi. Tu étais tout gêné, et tu as relevé
le nez en disant : « Jamais je ne prendrais une chose qui ne m’appartient
pas. »
— Tu m’avais demandé de vider les coffres du royaume de Cyel !
— Et alors ?
Il ouvrit la bouche, sur le point de s’expliquer, puis comprit qu’elle devait
plaisanter… non ?
— Si on ouvre un portail, comment peux-tu être sûr que je ne vais pas le
diriger vers Rothkalina ?
— La dernière fois que tu as essayé, on a atterri à Pandémonia. Je pense
que tu viseras la dimension des mortels, cette fois. C’est un objectif bien plus
vaste. Et, de là, je pourrai voler jusqu’à Cyel.
— Tu as toujours l’intention de m’emmener au ciel ? Écoute, je ne dis
pas que je n’y mettrai jamais les pieds. Mais je ne dis pas non plus que j’irai,
bien sûr.
Il haussa les sourcils.
— Nous ne pouvons nous marier que là-bas. Et je dois te posséder dans
un Lit de Troth, mon lit de toujours.
Elle savait que d’autres factions avaient cette tradition – en gros, celles
qui ne passaient pas leur temps à essayer de survivre. À la naissance d’un
mâle, un lit était fabriqué, dans lequel il dormait toute sa vie, et où le
rejoignait son âme sœur le moment venu.
— Quel est le lien entre le lit et le mariage ?
— C’est de cette façon que les vrekeners se marient. Une fois que je
t’aurai possédée dans un Lit de Troth, nous serons unis à jamais.
— Pas de cérémonie avec des tas de gens ? Pas de robe de princesse, ni
de lingots d’or en cadeau ? Pas de fiesta avec beaucoup trop de vin doux ?
— Nous n’avons pas besoin de cérémonie. Quoi qu’il en soit, ma maison
est le seul endroit où je sais que tu seras en sécurité.
Ah.
— Et quelqu’un comme moi mangerait quoi, là-bas ?
Les vrekeners étaient omnivores, mais ils préféraient la viande.
— Nous avons consacré toute une île à l’agriculture. C’est la seule qui
flotte au-dessous des nuages.
— J’ai entendu dire que c’était assez austère, là-haut. Au château de
Tornin, je vis dans le luxe absolu, avec tout le conf’mod.
— J’ignore ce qu’est le conf’mod, Melanthe.
Elle soupira. Le confort moderne, évidemment qu’il ne connaissait pas.
— Ce sont toutes les choses sans lesquelles je ne peux pas vivre.
Lanthe et Sabine avaient connu des années de vaches maigres dans leur
enfance et estimaient normal qu’on les gâte un peu désormais. Après son
passage dans la prison de l’Ordre, la sorcière réclamait le retour à une
certaine aisance.
— Si ton royaume est au-dessus des nuages, cela veut dire qu’il dépasse
en altitude les plus hautes montagnes de la dimension mortelle, non ? Les
vrekeners ont peut-être l’habitude de l’altitude et des changements de
température, mais moi, je sais que ça ne me conviendra pas. Les autres
sorceri qui sont là-haut doivent souffrir.
— Pas du tout. Les forces et protections qui dissimulent les Territoires et
relient les îles les unes aux autres fournissent également de l’air respirable et
de la chaleur.
— Forces et protections ? On dirait que tu parles de magie, là. Je serais
prête à parier qu’à un moment de votre histoire, un vrekener a fait ami-ami
avec l’un d’entre nous.
— C’est possible, concéda-t-il. Nous avons des machines qui déplacent et
donnent leur forme aux îles, et des ingénieurs qui s’occupent de ces
machines, mais nous ignorons d’où vient l’énergie qui les fait fonctionner.
Intéressant, songea Lanthe, qui imaginait d’impressionnants dispositifs
façon steampunk, mus par la magie. Dans une autre vie, elle aurait peut-être
aimé aller y jeter un coup d’œil. Mais là…
— Ce n’est pas parce que je ne veux pas aller à Cyel qu’on ne peut pas se
voir. Si tu m’accompagnes à Rothkalina, je pourrai te présenter des dragons
sympas.
— S’il m’arrive un jour d’envisager un truc pareil, c’est que tu m’auras
ensorcelé. Ta sœur chercherait à m’assassiner à la seconde où je mettrais le
pied dans ce royaume. Tu oublies que j’ai été le témoin de la manifestation de
ses pouvoirs.
Il avait vu Sabine forcer son père à vivre son pire cauchemar. Ce qu’elle
lui avait fait voir l’avait poussé à s’arracher les yeux.
— Ta sœur a l’air de s’être plutôt bien remise de ses… morts.
— Pas étonnant. À force, elle s’est habituée et ne sent plus grand-chose.
Complètement blasée devant le tragique.
Quand Lanthe l’avait accusée de ne s’intéresser à rien, Sabine avait
répondu : « C’est faux. Le rien m’intéresse beaucoup, au contraire. »
— Enfin, elle était comme ça jusqu’à ce qu’elle rencontre Rydstrom,
ajouta Lanthe. Mais elle tisse des illusions sur son visage, alors on sait
rarement ce qu’elle ressent, de toute façon.
— Combien de fois est-elle morte ?
— Plus d’une dizaine. Pas toujours à cause des vrekeners. Les sorceri ont
comploté contre elle, aussi. Les humains l’ont exécutée parce que c’est ce
qu’ils font aux sorcières. Et j’en passe.
Elle se tut un instant, puis reprit :
— Et ton frère ? Est-ce qu’il n’essaierait pas de m’assassiner ?
Autant tâter le terrain.
— Aristo ? Il déteste les sorceri, ça, c’est sûr. C’est une pomme de
discorde entre nous.
— Donc il est comme ton père ?
— Oui. Mais Aristo ne pourrait te faire du mal à toi, mon âme sœur, sans
me faire du mal à moi. Ce serait éliminer d’office mes futurs enfants. Chez
nous, les âmes sœurs, c’est sacré.
Thronos ne me croira jamais. Lanthe se souvint de Sabine se plaignant de
ce que Rydstrom, guerrier du Vertas, ne lui faisait pas confiance juste parce
qu’elle avait été membre du Pravus, lui avait menti et l’avait piégé dans un
cachot. Sabine avait soupiré : « Je ne pouvais pas savoir que tenir parole était
un truc bien. » C’est noté, sœurette.
— Aristo accepterait-il tes futurs enfants ? Tu m’as clairement dit
qu’avoir du sang sorceri dans les veines aurait des conséquences fâcheuses
pour eux.
— J’étais en colère quand j’ai dit ça. J’aimerai mes enfants, qu’ils soient
halfelins ou non.
— Mais les autres les mépriseraient.
L’expression de Thronos se glaça.
— Je ne tolérerais aucun manque de respect envers nos enfants.
Nos enfants.
— Tu n’as pas peur de la folie qui a contaminé ma famille ?
Il passa une main sur son visage.
— Là encore, j’étais en colère lorsque j’ai parlé de ça.
— Mais tu disais vrai. Ma mère n’avait pas toute sa tête. Avec moi, tu
risques d’avoir des enfants fous.
— J’ai rencontré ta mère, une fois.
— Quoi ? Quand ?
Il lui raconta leur bref entretien, quand il l’avait vue en train de vénérer
son or. Elle l’avait appelé « petit faucon ».
— Attends. Tu veux dire qu’Elisabet savait qu’on était amis ?
Il hocha la tête.
— Ta mère était inoffensive, Melanthe. Pourtant, mon père a assassiné
les parents de mon âme sœur. Ce soir-là, à l’abbaye, j’ai levé les yeux vers
lui, et j’ai vu un étranger. J’ai pleuré sa mort, mais je lui en ai terriblement
voulu. Car c’est à cause de lui que je t’ai perdue.
Il se redressa brusquement, le regard dur, comme s’il regrettait d’en avoir
tant dit.
— Pourquoi ne m’as-tu jamais raconté que tu avais rencontré ma mère ?
— J’en avais l’intention. Mais ce n’était jamais le bon moment.
Elle avait du mal à croire que sa mère connaissait leur secret. Pourquoi
Elisabet n’avait-elle pas redouté une attaque de vrekeners, alors ? Il faudrait
qu’elle pose la question à Sabine.
— Les halfelins sorceri ont-ils des pouvoirs ? demanda Thronos.
— En général, oui. Mais les vrekeners ont volé tant de pouvoirs qu’ils ne
se réincarnent pas. Les enfants naissent sans âme.
Il serra les lèvres, mais continuait visiblement de réfléchir à tout cela.
— Quel âge avais-tu quand tu as découvert ton pouvoir de persuasion ?
— J’étais très jeune. J’ai dit à Sabine de la fermer. Pendant une semaine,
elle n’a pas pu ouvrir la bouche, même pour manger. Elle mourait de faim, et
personne n’arrivait à comprendre ce qu’elle avait. C’est typiquement le genre
de truc qui se produit avec les enfants sorceri.
Plutôt que de sembler horrifié par cette perspective, il déclara d’un ton
ferme :
— On y arrivera.
C’est alors qu’elle remarqua à quel point il semblait plus sûr de lui, et
plus calme ici que sur l’île. Elle aurait parié que l’assurance était programmée
par défaut chez lui – sauf lorsqu’il soupçonnait son âme sœur d’avoir fait
figurer son propre frère au palmarès bien garni de ses conquêtes.
Ce qui ne signifiait pas qu’elle allait avaler ses bobards.
— Arrête, Thronos… Que ferais-tu avec des enfants sorceri ? Si on avait
une fille et qu’à l’adolescence, elle portait des jupes courtes, je trouverais que
plus court encore, c’est mieux. Comment réagirais-tu ? Et si elle n’avait pas
volé de l’or à l’âge de douze ans, je l’emmènerais chez un psy.
— Tu exagères.
— Pas du tout. Tu n’y comprendrais plus rien.
Mais il n’y avait pas lieu de discuter de tout cela, car même si elle et
Thronos finissaient ensemble et qu’elle tombait enceinte, les choses seraient
bien différentes : elle lui annoncerait la nouvelle, toute joyeuse, et il lui
demanderait s’il était le père. Dans un accès de rage, elle lui couperait la tête,
et rideau…
— Puisqu’on parle de ça, vrekener, comment voudrais-tu que je
m’habille, là-haut ? Différemment, je suppose ?
Il laissa son regard courir sur sa silhouette.
— Derrière des portes closes, non.
Il dut comprendre à quel point cette réponse la hérissait, car il ajouta :
— Je suis sûr que tu n’aimerais pas avoir la réputation d’être la femme la
moins habillée des Territoires.
— Tu viens de me donner un objectif, là : décrocher ce titre à tout prix.
Et, pour info, derrière des portes closes, je ne mettrais rien du tout.
Il haussa les sourcils.
— Sauf si je suis d’humeur cuir ou dentelle…
Il déglutit.
— Cuir. Ou dentelle…
Mais elle se rembrunit.
— Au fait, c’est quoi, cette histoire de maisons sans toit ?
Apparemment perdu dans ses pensées – ses fantasmes ? –, il ne répondit
pas tout de suite.
— Nous nous sentons mieux quand nous n’avons rien d’autre au-dessus
de nos têtes que le ciel.
— OK, mais pour l’intimité, bonjour ! Vous entendez les gens quand ils
s’envoient en l’air, non ?
Il se frotta la nuque.
— On est assez discrets dans ce domaine.
Elle se figea.
— Ça veut dire quoi, discrets ? Il y a des fois où on ne peut pas se
contrôler !
— Les vrekeners se donnent du mal pour ne pas… trop s’exciter.
— Je ne comprends pas. Et les jeunes mariés en surdose hormonale ? Et
toi, Thronos ? J’ai eu l’occasion de constater que tu n’étais pas complètement
de glace…
— Éviter les actes les plus licencieux aide, en principe.
Il détourna le regard avant de continuer :
— J’ai vu des hommes avec des morsures sur les bras. Une manière
comme une autre d’étouffer leurs réactions dans les moments critiques. C’est
assez courant.
Elle savait que son expression était celle d’une stupéfaction affligée, mais
ce genre de comportement était tout simplement incompréhensible pour elle.
— Mais à quoi ça rime, de ne pas se laisser emporter par le désir quand
on couche avec quelqu’un ? Je suppose que tu n’as jamais entendu
l’expression « grimper aux rideaux » ou « au plafond » ?
Non, forcément, puisqu’ils n’avaient pas de plafonds. Et sans doute pas
de rideaux, non plus…
Devant le regard interdit de Thronos, elle reprit :
— Quand on a vraiment beaucoup de plaisir et qu’on le fait savoir, quoi.
Vous autres, les mâles, vous rugissez, par exemple. Allez, quoi, le
rugissement, c’est pas que pour le combat.
— Dans le cadre d’une relation sexuelle, cela indiquerait… une perte de
contrôle significative.
L’expression qu’il affichait maintenant, Lanthe commençait à la
connaître un peu. Elle signifiait : « Tout cela va à l’encontre de ce que je
connais. Mais, je t’en prie, donne-moi d’autres détails. »
— Si nous faisions l’amour, « trop s’exciter » ne serait que le début,
expliqua-t-elle. Ensuite, il y aurait « franchir le point de non-retour », quand
on se met en colère contre nos vêtements parce qu’ils nous gênent dans nos
mouvements, quand nos bassins basculent l’un vers l’autre sans qu’on n’y
puisse rien, que nos baisers sont de plus en plus profonds et passionnés et que
tes mains pétrissent mes fesses pendant que j’enfonce mes ongles dans tes
muscles.
— Et ensuite ? demanda-t-il d’une voix rauque.
— Ensuite commence la partie vraiment sympa du programme.
Elle se laissait prendre au jeu, savourait la réaction du vrekener puceau :
la fascination absolue.
— Celle où l’on se met à haleter, à lécher, à grogner, à gémir, à sucer, où
l’on perd la notion de tout, où l’on redevient un animal sur le point
d’exploser, d’entrer en éruption, bref, de s’abandonner à l’orgasme.
Le souffle de Thronos s’était fait plus court. Elle adorait ça.
— Ensuite ?
— La dernière partie est difficile à traduire en mots. Le mieux, c’est
encore l’illustration par l’exemple. Mais disons juste qu’il n’y aurait rien de
silencieux là-dedans.
Quand il voulut parler, sa voix était plus basse d’une octave. Il toussota et
réussit enfin à lâcher :
— Je vois.
Elle crut qu’il allait faire un commentaire sur sa vie sexuelle passée, un
truc du style : « Avec combien d’hommes as-tu “haleté” ? T’ont-ils tous fait
“exploser” de plaisir ? »
Mais il ne dit rien, alors elle demanda :
— Et les voyeurs qui passent en vol au-dessus des maisons ?
— Hein ? Oh. C’est très mal vu de voler au-dessus de la maison d’un
autre.
— J’ai entendu dire que, dans ton royaume, toutes les maisons étaient
identiques, avec des murs blancs, sans couleur pour les distinguer.
— C’est vrai, elles sont toutes semblables.
— Et il n’y a pas une goutte de vin, dans ton royaume ? Pas de jeux
d’argent, pas de bringue possible ?
— C’est exact.
Autant dire un enfer flottant passé à la chaux, stérilisé, bridé, triste à
mourir.
Elle était surprise qu’il le reconnaisse, alors qu’il savait à quel point cela
l’horrifierait.
— Et je ferais quoi, moi, pour occuper mes journées ?
— Peut-être des activités désintéressées. Pour aider les autres. Ou même
des études. Tu pourrais découvrir notre culture, étudier l’histoire vrekener.
Elle avait aimé l’histoire, autrefois, mais uniquement quand elle était
positive.
— Ce serait si terrible que ça ? demanda Thronos.
Oui, oui, mille fois oui. Ce qui posait la question suivante : comment
envisageait-il de la retenir là-bas, exactement ? Une fois ses pouvoirs
régénérés, personne ne pourrait l’empêcher de partir. Elle préféra changer de
sujet.
— Thronos, s’il existe un groupe dissident, là-haut, qui suit ses propres
plans, qu’est-ce qui empêchera quiconque – ton frère, songea-t-elle – de
m’attaquer ?
Elle s’attendait qu’il nie et se mette en colère, mais il répondit
simplement :
— Si quelqu’un désobéit à mes ordres et tente de te faire du mal ou de
faire du mal à ta sœur, il le paiera.
— Quelqu’un ? Absolument n’importe qui ? Sans exception ?
Il répondit d’un petit hochement de tête sec.
— Je t’en fais le serment, dit-il.
Il n’avait pas la moindre idée du type d’obligation qu’il venait de se
créer.
C’était pour cela que Lanthe tenait rarement ses promesses.
— Tu me crois, alors ?
— J’ai appris à reconnaître le mensonge dans tes paroles.
Holà. Très mauvaise nouvelle, ça. À quoi voyait-il une chose pareille ?
Si Thronos remarqua son désarroi, il n’en laissa rien paraître.
— Il y a de l’eau, pas loin. Mais je sens aussi des puits de résine.
Quelques secondes plus tard, il indiqua une dépression peu profonde
emplie d’un liquide épais couleur ambre.
— Attention. La résine peut t’engluer comme un goudron à la force
immortelle. Place tes pas dans les miens.
Un peu plus loin, dans un autre puits, ils découvrirent un animal mort,
sorte de monstre reptilien qu’elle ne réussit pas à identifier. Ses pattes avaient
été prises dans la résine, et des prédateurs l’avaient éviscéré.
Lanthe frissonna. Qu’arriverait-il à une immortelle comme elle si elle
tombait dans un de ces puits ? Les prédateurs viendraient se repaître, mais il
était possible qu’elle survive à ce calvaire, pour se régénérer et être dévorée
de nouveau.
Peut-être pour l’éternité.
L’immortalité avait ses inconvénients.
— Je me demandais une chose, dit Thronos. Comment Rydstrom a-t-il
fait pour pardonner à Sabine ?
Ah ah. Donc le vrekener envisageait d’accorder son pardon à Lanthe ? La
confiance toute relative qu’il avait en elle lui faisait entrevoir la possibilité
d’un avenir avec elle. Il devait s’imaginer qu’en lui pardonnant, il pourrait
apaiser la colère qui le rongeait.
Le problème, c’était que Lanthe ne voyait pas en quoi sa vie sexuelle
nécessitait une absolution.
Surtout de la part de Thronos.
Regrettait-elle qu’il l’ait surprise avec Marco ? Bien sûr. Souhaitait-elle
qu’il lui pardonne d’avoir couché avec ce vampire ?
Certainement pas.
Lanthe était dans une situation difficile. Elle désirait Thronos. Elle
éprouvait même pour lui une attirance bien plus forte que pour n’importe
quel autre homme.
Mais toucher menait à posséder.
Elle allait devoir faire confiance à Thronos pour qu’il résiste au plus
primaire des instincts. D’une manière générale, les hommes ne lui avaient
jamais vraiment donné de raison de leur faire confiance. Et celui-ci bandait
déjà comme un âne – elle voyait son membre contraint par le cuir de son
pantalon.
Tout en avançant, Thronos délaça sa braguette. Alors, elle put suivre le
chemin de poils sombres qui descendait de son nombril jusqu’à…
Le pantalon tomba, et elle resta bouche bée. Eh bien ! Thronos a grandi
de partout.
Il envisageait de la posséder avec ça ?
Elle voyait qu’il n’était pas à l’aise, visiblement peu habitué à être nu en
présence de quelqu’un d’autre. Mais, de toute évidence, son désir avait eu
raison de sa pudeur.
Quand il fut tout près, elle recula jusqu’à être dos contre le tronc lisse,
laissant le rideau d’eau les séparer. Se donnant une seconde de répit, elle
décida une nouvelle fois qu’elle n’irait pas au-delà d’un certain point avec
lui. Elle était capable de se contrôler, malgré ses hormones, malgré le
physique divin qu’il venait de lui révéler !
Il avança sous l’eau, secoua la tête. Ses mèches sombres lui fouettèrent le
visage. Entre ses hanches étroites, son sexe en érection se dressait, impatient.
— Et tu nies encore avoir du sang démon dans les veines ? dit-elle en
montrant le membre impressionnant. Preuve numéro un. Affaire classée.
En dehors de sa taille presque monstrueuse, son sexe était magnifique.
Droit, puissant, parcouru d’une veine dont elle percevait le pouls. Le gland
était tellement turgescent que la fente était à peine visible. Ses testicules
étaient lourds et semblaient en manque de caresses et de baisers.
Quand elle réussit à quitter ce sexe du regard, ce fut pour s’abandonner à
la contemplation du reste de son corps. Sa musculature était parfaite,
proportionnée à sa taille – plus de deux mètres. La largeur de ses épaules ne
faisait que souligner l’étroitesse de ses hanches. Au-dessus d’abdominaux
parfaitement sculptés, les pectoraux exsudaient leur virilité. Et ces mamelons
plats, sombres, étaient-ils sensibles ? À cette pensée, elle sentit sa langue
tourner dans sa bouche.
Son torse était zébré de cicatrices, dont l’une descendait jusqu’à la
hanche. Une autre, profonde, remontait le long de sa cuisse gauche. Mais elle
ne trouva pas cela repoussant, bien au contraire.
Et il était intégralement bronzé. Le soleil l’avait doré du haut du crâne
jusqu’aux pieds, en passant par ce sexe qui lui mettait l’eau à la bouche. Un
de ses mollets paraissait enflé, comme si les tendons étaient noués à cet
endroit, et son pied partait vers l’intérieur. Voilà pourquoi il boitait. Il lui
sembla que, sous son regard, il tentait de le maintenir droit.
Elle aurait préféré qu’il n’en fasse rien, mais les hommes étaient comme
ça. Surtout, ne pas montrer ses faiblesses, grrr.
Il l’avait vue nue, et elle en attendait autant de sa part. Alors elle se mit à
tourner autour de lui. Lorsqu’il comprit ce qu’elle faisait, il redressa le
menton et se tint immobile sous la cascade, prêt pour l’inspection.
Entre ses deux ailes luminescentes, ses fesses étaient une véritable œuvre
d’art. L’eau glissait sur la peau lisse de ces deux globes rebondis, si fermes
qu’elle se demanda si elle réussirait à les mordiller.
Il la laissa se rincer l’œil sans bouger. Sachant ce qu’il pensait de son
physique, elle trouva cela terriblement courageux.
Elle-même n’était pas toujours aussi courageuse qu’elle l’aurait pu –
certainement pas autant que tous ceux qui avaient vécu ou seulement passé
quelque temps à Tornin. Aussi applaudissait-elle ce trait de caractère quand
elle le trouvait chez quelqu’un.
Le courage de Thronos méritait d’être récompensé, non ?
Quand elle se tint de nouveau devant lui, il scruta son visage. Cherchait-il
à deviner ses pensées ?
— Thronos, si je te dis honnêtement ce que je pense de ton corps, me
diras-tu ce que tu penses du mien ?
Il n’avait pourtant pas parlé à voix haute.
— Tu es vraiment spéciale, sorcière. Oui, je te le dirai.
Et il retint son souffle.
— Tu es si massif. Si dur. Quand je regarde ton corps… je suis trempée
de désir.
Il entrouvrit les lèvres et laissa échapper un soupir.
Quand Lanthe, une fois rhabillée, se leva, elle comprit que ses pouvoirs
étaient de retour. En force.
Ce qui signifiait qu’elle n’avait plus à séduire Thronos. Elle se tourna
vers lui avec un sourire mauvais. J’irai où bon me semble, et je t’emmerde.
Il cessa son va-et-vient.
— Melanthe, nous ne sommes pas obligés de trouver une solution tout de
suite. On ne peut pas tout résoudre d’un coup, et si vite. Il va nous falloir du
temps, et du temps, nous en aurons lorsque nous serons à la maison.
L’espace d’un fol instant, elle pensa : Peut-être que je devrais partir avec
lui. La rumeur disait que les vrekeners stockaient toute la magie qu’ils
récupéraient dans un coffre du château de Cyel. Et c’était là que Thronos
avait prévu de l’emmener.
Bourrée d’énergie comme elle l’était maintenant, elle pouvait ordonner à
Aristo de lui lécher les bottes et de libérer tous les pouvoirs que son espèce
avait volés (en passant, elle pourrait en prendre un ou deux, ou dix, pour
Sabine et elle).
Lanthe deviendrait une superstar chez les sorceri. Plus jamais Portia,
Ardente et les autres n’oseraient la harceler !
Attends une minute. Thronos devait bien se douter qu’elle risquait de faire
du grabuge là-haut, non ?
— Je ne te comprends pas, Thronos. Comment espères-tu me garder en
captivité ? Tu n’as pas de torque à me passer au cou, et mon pouvoir de
persuasion se recharge, avec option vengeance…
Elle ne termina pas sa phrase. Elle venait de comprendre.
— Oh. Seigneurs dieux. T… tu envisages de prendre mon pouvoir.
Avait-il grimacé, l’espace d’un instant ?
Elle eut le sentiment d’avoir reçu un coup de poing dans le ventre. Le
souffle court, elle sentit ses yeux s’embuer.
— Tu volerais mon âme ? Tu me transformerais en pondeuse sans esprit,
rien que pour servir ton objectif ?
— Jamais je ne te ferais une chose pareille !
— Et tu te demandes pourquoi je ne veux pas avoir d’enfants avec toi ?
Tu leur prendrais leur âme, à eux aussi ? demanda-t-elle en posant un poing
sur sa poitrine. Tu planterais une faux de feu dans leur cœur ?
Elle tourna les talons. La magie tourbillonnait autour d’elle.
— Non ! C’est une option qui m’a traversé l’esprit, c’est vrai, mais j’ai
aussitôt décidé que je ne le ferais pas !
— Ça suffit, maintenant, lança Lanthe, qui frémissait sous l’effet de la
fureur. J’en ai fini avec tout ça. Fini avec toi. Terminé.
Quand il voulut s’approcher, elle ordonna :
— Reste où tu es.
La facilité avec laquelle elle projeta son pouvoir l’étonna. Sa magie était
fluide, libre de toute entrave. Sans doute ses angoisses l’avaient-elles
effectivement bloquée. Finalement, chaque fois qu’elle l’avait utilisée, par le
passé, elle avait peut-être attiré des vrekeners sur Sabine et elle. Mais c’était
terminé, tout ça.
Thronos lutta contre son ordre, mais fut forcé d’y obéir.
— Noms des dieux, Melanthe, ne te sers pas de ta magie contre moi ! Tu
ne peux pas comprendre ce que cela me fait de perdre le contrôle de mon
corps et de mon esprit !
Comme elle se contentait d’un haussement de sourcils, il ajouta :
— Ne fais pas cela maintenant. Nous étions dans la bonne direction. Tu
ne peux pas nier que les choses ont changé entre nous.
— Parce que j’ignorais ce que tu complotais ! Je t’ordonne de rester ici
pendant vingt-quatre heures. Cela devrait te donner le temps de réfléchir.
— Tu penses que je n’en ai pas déjà eu assez, du temps ? Et que comptes-
tu faire ? Aller voler une clé toute seule ?
— Exactement.
Elle pouvait visiter les deux repaires de démons avant l’aube. Elle aurait
le champ libre, les deux armées seraient encore occupées sur le champ de
bataille. Non seulement elle pourrait suivre l’évolution du combat à l’oreille,
mais elle avait l’assurance qu’il ne resterait que quelques démons sur place.
Seulement, avec son sens de l’orientation plus qu’approximatif, elle avait
toutes les chances de se perdre en chemin. Et, en admettant qu’elle atteigne le
campement des Abysses, celui-ci était protégé par un labyrinthe de ruines.
Comment s’en sortirait-elle, à l’aller, puis au retour, elle qui était incapable
de trouver la sortie d’une supérette chez les humains ?
— Comment sauras-tu quel chemin prendre ? demanda Thronos, comme
s’il avait lu dans ses pensées. Si tu repars par le chemin qu’on a pris après
avoir quitté l’Inferno, tu devras repasser par la zone piégée.
Ou alors, elle pouvait s’éloigner de l’Inferno, puis couper par le nord (ou
le sud ?) pour regagner le plateau. L’Inferno serait alors d’un côté, et le Puits
Profond de l’autre.
Elle tâterait le terrain, aviserait et trouverait son chemin.
— J’ai un plan.
Il secoua fermement la tête.
— Tu vas te faire tuer.
— Ça ira. Je m’en suis sortie sans toi, toutes ces années.
Évidemment, elle avait toujours eu Sabine pour la protéger.
— Tu t’en es sortie, mais tu n’es jamais allée en enfer.
— Ça, c’est discutable.
Peut-être que Lanthe pouvait enfin veiller sur elle-même, retirer les
petites roues et devenir une dure à cuire, comme sa sœur.
Elle se rappela avoir demandé à Sabine, un siècle plus tôt, pourquoi elle
était bien plus audacieuse et courageuse qu’elle.
— L’illusion, c’est la réalité, lui avait répondu Sabine. Si tu as l’air
puissante ou que tu te comportes comme telle suffisamment longtemps, tu le
deviendras.
Lanthe redressa les épaules.
— Une dernière chose. Je suis désolée d’avoir à te le dire – enfin non, en
fait, je ne suis pas désolée du tout –, mais c’est ton frère qui m’a planté une
fourche dans la main et a jeté Sabine dans le vide. Ce sont lui et ses hommes
qui nous ont traquées toutes ces années.
— Aristo ? Que veux-tu dire ? Tu n’as jamais rencontré mon frère.
— Je suis entrée dans tes pensées, et j’y ai trouvé ton souvenir de notre
première rencontre après ta chute. J’ai vu le visage de ton frère, et ce n’était
pas la première fois.
Tandis que Thronos la fixait, stupéfait, elle tendit la main.
— Maintenant, donne-moi ce médaillon.
Elle avait failli l’oublier, tant elle était fascinée par lui. Incroyable, non ?
À contrecœur, il tira le bijou de sa poche et le lui donna.
— Comment as-tu su que je l’avais ?
— Tu pensais vraiment que je ne sentirais pas cet or ?
Elle caressa le médaillon du bout des doigts. Il était doux, brillant,
lumineux. De l’or rouge. Elle avait de l’or rouge entre les mains.
Sur la surface du médaillon, de la taille d’une montre de gousset, il y
avait un dessin finement ciselé. Des flammes. Cela lui rappela le rêve qu’elle
avait fait sur l’île d’une femme qui lui disait : « Embrase les mondes. »
Elle passa la chaîne autour de son cou.
— J’attendais que tu m’en fasses cadeau, dit-elle. Je réalise aujourd’hui
que tu envisageais sans doute de t’en servir contre moi.
— C’est faux. J’avais effectivement l’intention de te l’offrir.
— Et quelle aurait été ma réaction, à ton avis ? Comment aurais-je
exprimé ma reconnaissance ? Tu as peut-être appris une leçon des sorceri, là :
ne remets jamais à plus tard ce dont tu peux profiter aujourd’hui.
— Si tu me laisses ici dans cet état, je ne pourrai pas me défendre.
— Alors je t’ordonne de rester dans cette clairière pendant vingt-quatre
heures, à moins que ta vie ne soit menacée.
— Bon sang, Melanthe ! Tu ne te rends donc pas compte de ce que cela
me fait, de sentir dans mon corps la puissance de ta magie ? C’est terrible !
Il tenta de bouger, banda tous ses muscles. Sans succès.
— Il n’y a pas pire sensation. Quand j’ai sauté par cette fenêtre et que
mes ailes ne se sont pas ouvertes… Je voyais le sol s’approcher, et je ne
pouvais rien faire. Je voulais juste pouvoir… bouger mes ailes. Regarde dans
mon esprit, maintenant. Vois ce souvenir !
Non, elle ne ferait pas une chose pareille. Ç’aurait été regarder derrière
elle, alors qu’elle était censée foncer droit devant. Elle avait déjà fait cela à
deux reprises avec lui et, chaque fois, l’avait regretté amèrement.
Lâchant un petit juron, elle entra dans l’esprit du vrekener.
Elle vit le sol approcher à toute vitesse, entendit l’instinct de Thronos lui
hurler de trouver une solution pour avoir la vie sauve. Elle sentit son trouble
lorsque son corps refusa de lui obéir, quand il comprit qu’il allait mourir.
La terreur l’étreignait. Une terreur absolue.
Chez un si jeune garçon.
— Est-ce que tu sais pourquoi je n’ai pas poussé un seul cri ? demanda
doucement Thronos. Parce que la peur m’a retiré mon souffle.
Elle quitta ses pensées aussi rapidement qu’elle les avait pénétrées. Les
larmes lui piquaient les yeux, mais elle s’ordonna de ne pas pleurer.
— Maintenant, tu sais ce que cela fait d’agir contre son instinct, y
compris contre l’instinct de survie ! Mais je serais prêt à revivre cette nuit-là
si cela te faisait rester avec moi.
Elle se força à se rappeler qu’il avait encore l’intention de la kidnapper. Il
avait envisagé de lui voler son âme ! Il allait la servir à son frère sur un
plateau. Elle se souvint qu’il l’avait jetée dans cet arbre et soulevée par le
menton. Et ce qu’il lui avait dit cette fois-là…
Quelqu’un comme toi… Je t’arracherais moi-même la tête… Je devrais te
lâcher.
Si elle s’était laissé traiter de la sorte, elle ne valait pas mieux que lui. En
cas de problème… Elle tourna les talons et s’éloigna.
— Melanthe me quitte, commenta-t-il. Rien de nouveau sous le soleil !
J’en ai marre de te courir après ! Toute ma vie, tu m’as tourné le dos, encore
et encore. Alors, va-t’en ! Et bon vent !
Elle l’entendit jurer tandis qu’elle s’éloignait, mais refusa de s’attendrir.
Plus vite elle serait chez les démons, plus vite elle regagnerait Rothkalina.
Elle pourrait peut-être même y être pour le dîner !
Elle retrouva le chemin par lequel ils étaient venus et prit la direction
opposée à celle qui menait à l’Inferno. En théorie.
Elle suivit ce chemin pendant une heure environ. La forêt s’éclaircit peu à
peu. Chaque fois que des images de Thronos lui revenaient à l’esprit, elle se
disait : Ne pense pas à sa chute, Lanthe.
Arrivée à une fourche, elle découvrit une autre de ces bornes portant une
inscription qu’elle ne pouvait pas déchiffrer. Elle avait le choix entre aller
tout droit et tourner à gauche. Imaginant que sur la borne était écrit : « Pour
ne pas vous perdre, prenez à gauche », elle opta pour cette direction et se
prépara à affronter le danger.
Comme rien ne se produisait, elle poursuivit sa route.
Et la poursuivit encore pendant ce qui lui sembla être une éternité. Le
jour n’allait pas tarder à se lever, assurément. Elle commençait à se demander
si le temps ne passait pas différemment dans cette dimension – ce qui n’était
pas rare dans les royaumes démoniaques. Mais enfin, le bruit de la bataille se
fit entendre.
Ne pense pas à sa chute.
Mais qui essayait-elle de leurrer ? Thronos n’était pas tombé. Elle s’en
était violemment prise au seul vrekener innocent du groupe. Certes, ce
qu’elle-même avait vécu était traumatisant, mais il n’avait pas mérité
l’horreur qu’elle lui avait infligée.
Elle venait d’admettre qu’elle s’était… trompée lorsqu’elle déboucha
dans un pré immense, les sous-bois cédant la place à un terrain accidenté.
L’espace d’un instant, elle crut que le soleil se levait, puis comprit qu’elle
était le témoin de manifestations surnaturelles orchestrées par les démons sur
le plateau. Des missiles de feu montaient dans le ciel, des bombes gelées
explosaient en répandant des cristaux, de la grêle fendait la nuit. Un spectacle
digne des feux d’artifice de chez Disney, mais garanti cent pour cent magie.
Elle avait retrouvé le chemin ! D’un côté coulaient des rivières de lave, et
de l’autre, à plusieurs kilomètres de là, se trouvaient des ruines. Les deux
factions avaient posté des sentinelles devant leur repaire. Ou, comme Lanthe
se plaisait à les appeler, des guides.
Bien. Restait à savoir dans quel repaire entrer en premier. Plouf, plouf…
Elle opta pour l’Inferno.
Sabine ne croirait jamais que sa petite sœur avait réussi à retrouver ce
chemin. Lanthe avait hâte de le lui raconter, et de lui parler de tout ce qu’elle
avait appris et senti.
Elle devrait aussi lui avouer qu’elle et Thronos avaient failli…
Thronos. Avec son regard à fendre le cœur et ses souvenirs affreux. Avec
son expression déterminée.
Avec son baiser à tomber et sa jalousie obstinée.
Mais elle se fichait de tout cela, parce qu’elle rentrait chez elle. Plus
question de penser à Thronos – ce n’était pas parce qu’elle lui avait fait du
mal qu’il avait le droit de la condamner à vivre dans les nuages !
Quand elle sentit la chaleur de la lave, ses remords avaient cédé sous le
poids du ressentiment. La magie se mit à jaillir de son corps, provoquant des
étincelles. Thronos l’avait kidnappée, s’attendant qu’elle renonce à sa vie
pour lui. Mais les enlèvements, les mauvais traitements, la sexualité bridée,
c’était ter-mi-né !
Melanthe des deie sorceri était une sorcière puissante, et elle était de
sortie ! Même l’enfer devait se faire du souci !
Quand les sentinelles approchèrent, épée en main, elle leur sourit.
— Bien le bonjour, les garçons.
D’un geste de la main, elle hypnotisa les deux hommes et leur ordonna de
la mener jusqu’à la grotte, de la protéger de leur vie si nécessaire et de dire
aux autres qu’elle était la femme de leur chef.
Ensuite, elle leur demanda de la conduire à la clé.
Cela marcha comme sur des roulettes.
30
Mais qu’est-ce que cela pouvait bien vouloir dire ? Il en avait plus
qu’assez de cet endroit à la con ! À quoi devait-il encore s’attendre ? La
douleur, cela ne l’inquiétait pas ; il en avait l’habitude, pouvait endurer
n’importe quel supplice. Mais Melanthe ?
Le soleil se levait, éclairant les nuages d’un jour violacé, formant une
sorte de halo autour de sa chevelure noire. Thronos venait de faire un pas
dans sa direction quand un mouvement attira son attention.
Il eut du mal à en croire ses yeux. Pas très loin derrière Melanthe se
trouvait une bête de la taille d’un char d’assaut, aux yeux injectés de sang,
aux crocs dégoulinants de bave et à l’épine dorsale hérissée de pointes
osseuses.
Un cerbère.
— Ne bouge pas, Melanthe.
Elle se figea.
— Il y a quelque chose derrière moi, c’est ça ? murmura-t-elle.
Il hocha brièvement la tête.
On disait que la fourrure couleur suie de la bête était si dense qu’elle
repoussait les lames d’épée. Et les ergots.
Mais si Thronos parvenait à atteindre Melanthe et à s’envoler…
Le molosse huma l’air. Percevant l’odeur de Melanthe, il poussa un
hurlement à glacer le sang. Quand il chargea, Thronos se rua sur elle.
Il n’atteignit pas son objectif. Arrivant sur le côté, un autre monstre le
heurta de plein fouet, avec une force qui faillit lui faire perdre ses bottes.
Un deuxième cerbère.
Thronos tomba. Quand il reprit ses esprits, une énorme patte le plaquait
au sol. Il ouvrit une aile, donna un coup d’ergot.
Le coup n’ébouriffa même pas la fourrure de la bête.
— Va-t’en, Lanthe !
Mais elle courait vers lui, à sa vitesse de fey. L’autre cerbère était sur ses
pas.
Et il était plus rapide.
Thronos tenta un nouveau coup, puis un autre, gagnant du temps,
cherchant une issue hors de cet enfer.
Derrière lui s’ouvrait une clairière bordée de cacatois. À l’ouest, un pic
montagneux complètement carbonisé s’élevait. Au sommet se bousculaient
des dizaines de dragons. Ils grattaient le sol de leurs griffes, bougeant les
pierres, libérant des torrents de feu. Les éboulements se succédaient.
Deux dragons s’envolèrent en direction de la vallée des démons. Même
en vol, ils se disputaient, s’arrachant des lambeaux de chair, laissant derrière
eux un sillage d’écailles déchirées.
Le soleil se levait, l’heure pour eux de se nourrir des démons morts au
combat. D’autres dragons suivraient.
— Arrête de jouer avec le tien et tue-le ! lui hurla Melanthe au passage.
Il plongea sur la droite pour éviter un claquement de crocs.
— Mais pourquoi n’y ai-je pas pensé ?
En dépit de sa peau extrêmement résistante, la bête devait avoir un ou
deux points faibles. D’un geste aussi rapide que possible, Thronos releva les
ailes et croisa ses ergots sur la gueule du chien, puis, sans lui laisser le temps
de mordre, il poussa un hurlement et planta ses ergots dans ses yeux, qu’il
déchira jusqu’à l’os, au fond de leur orbite.
Le sang jaillit. Hurlant de douleur, la bête partit en titubant vers le bois.
Grave erreur. Des dizaines de prédateurs reptiliens s’emparèrent d’elle et la
firent disparaître dans la pénombre de la forêt.
Dans un battement d’ailes, Thronos se releva, malgré sa jambe qui le
faisait souffrir. Cherchant Melanthe du regard, il l’aperçut enfin, le chien
toujours sur ses talons. Il fit un pas en avant et faillit s’enfoncer dans un puits
de résine.
— Attention à la résine !
Ce puits-là, recouvert de roseaux argentés, était presque invisible.
Prenant le risque de croiser des dragons, Thronos bondit dans les airs,
mais comprit qu’il n’arriverait pas à atteindre Melanthe avant le chien. Alors,
il replia ses ailes et se laissa tomber en piqué, droit sur la bête. Au dernier
moment, il changea de trajectoire et lui donna un coup d’épaule dans le flanc,
le renversant sur le côté.
Puis, profitant de sa confusion, il lui attrapa la queue et la plaqua contre
lui, avant d’y enfoncer ses griffes. Et, serrant les dents, usant de toute la force
dont il disposait, il se mit à tourner sur lui-même. À la manière d’un lanceur
de marteau, il fit tournoyer la bête de plus en plus vite et, dans un dernier cri,
la lâcha. Elle s’envola dans les airs et alla s’écraser contre la paroi rocheuse
avec un craquement d’os brisés. Son corps inerte retomba.
Enfin débarrassé des chiens, Thronos s’élança sur les pas de Melanthe…
et tomba face contre terre. Ses pieds étaient pris dans quelques centimètres à
peine de résine ! Il tira de toutes ses forces pour sortir de ce piège.
Au même moment, d’autres dragons s’élancèrent du sommet en direction
du plateau. La montagne se mit à trembler ; d’énormes blocs de pierre
dégringolèrent.
Melanthe s’apprêtait à s’engager dans un étroit ravin. D’où il se trouvait,
Thronos vit des pierres cascader vers elle.
— Lanthe ! Attention !
Elle leva les yeux, vit ce qui l’attendait, pila net. Et fit demi-tour pour
courir en direction de la clairière.
En direction de Thronos.
— Vite !
Il pleuvait littéralement des pierres, projectiles qui faisaient trembler le
sol de la clairière. Melanthe esquiva, se courba, sans cesser de courir. Un
énorme rocher pointu comme une flèche l’évita de justesse.
Un peu plus, et elle aurait été pulvérisée. Il lutta plus fort, s’aida de ses
ailes pour tenter de se sortir de la résine.
Elle avait failli se faire tuer. Une vraie mort. Bons dieux, il avait entendu
parler de sorceri qui avaient succombé à la maladie ou à un bête coup de
couteau !
Elle avait presque regagné la clairière et courait à couvert sous les
branches d’un cacatois, sautillant par-dessus ses racines.
Et puis, soudain, elle… s’arrêta. Faillit tomber en avant, se redressa.
Leurs regards se croisèrent.
— Melanthe ?
Elle baissa les yeux sur ses pieds.
Elle… Non ! Elle ne pouvait pas être prise dans un puits.
— Je viens te chercher !
Chaque muscle de son corps se tendit. La terre ne tremblait plus, mais les
pierres continuaient à tomber. Il les entendait rouler sur les pentes de la
montagne dans un vacarme assourdissant.
Un monolithe gigantesque se dirigeait vers l’arbre sous lequel elle se
trouvait. Elle leva un regard horrifié dans cette direction, s’accroupit.
— Non ! Non !
Il se débattit, tira sur ses jambes. La sueur coulait devant ses yeux. Ses
ailes battaient en vain. Merde ! L’air qu’il générait rafraîchissait la résine, ne
faisant qu’accélérer sa solidification.
Au sommet de l’arbre, une immense branche retint le rocher. Melanthe et
lui échangèrent un regard de soulagement.
Mais le bois craqua. La branche allait céder. Melanthe se mit à lutter à
son tour, frénétiquement.
Jamais il ne l’atteindrait à temps ! Il fit jaillir ses griffes pour sectionner
ses jambes, s’entama les chairs. Quand la branche céda, le rocher tomba sur
celle d’en dessous, qui plia…
Il ravala un cri de douleur lorsqu’il se trancha le muscle du mollet.
Attrapant sa jambe ensanglantée à deux mains, il tira. Mais l’os refusa de se
casser !
Melanthe murmura :
— Thronos ?
Elle était loin, mais il l’entendait distinctement, percevait la peur dans sa
voix. Elle savait qu’un rocher de cette taille la tuerait.
— J’arrive !
Son ergot coupait les morceaux de son autre jambe, mais cela prenait trop
de temps. Trop de temps ! Trois tentatives pour se casser une jambe, et trois
échecs !
Crrraaaac.
Son tibia céda en même temps que la branche. Il avait une jambe libre !
Mais le rocher dégringolait avec la puissance d’un poids lourd, brisant
branche après branche, jusqu’à celle qui se trouvait juste au-dessus de la tête
de Lanthe. Là, il s’arrêta.
Le dernier rempart. Arriverait-il à temps ? Aurait-il la force de l’arracher
à la résine ?
Elle s’était figée, comme si elle craignait de trop remuer.
— Toi aussi, tu dois te couper les jambes ! hurla-t-il en s’attaquant à son
autre jambe.
Elle ne répondit pas. Sans s’interrompre, il la regarda. Elle lui montrait
ses petites mains nues, aux doigts si fins. Pas de gantelets. Les larmes
roulèrent sur ses joues.
La branche était sur le point de céder. Des éclats de bois voletèrent jusque
dans ses cheveux.
Elle s’essuya les yeux.
— Dis à ma sœur que je l’aime… Et sache aussi, même si ça n’a plus
d’importance… sache que durant ces mois passés dans la clairière… j’ai été
heureuse. Comme jamais.
— Non. Non !
Enfin libre, usant de ses ailes, de ses mains et de ce qui restait de ses
jambes, il se rua vers elle.
Leurs regards se croisèrent encore. Elle pleurait à chaudes larmes. Puis
elle se redressa et lui adressa un salut militaire.
La branche céda. Le rocher tomba.
Melanthe disparut.
Morte.
— Nooooon ! hurla-t-il.
C’était impossible. Quand il atteignit le rocher, il sentit une odeur de sang
et… d’os écrasés. Il ne restait rien d’elle.
Avec un cri étranglé, il planta ses griffes dans la pierre. Se servant de ses
ailes, il poussa le roc de toute la force qu’il lui restait.
La pierre ne bougea pas d’un centimètre. Elle est morte.
Il poussa encore, toujours en vain.
Elle était morte. Il le sentait. Le savait.
Un rugissement d’agonie sortit de sa gorge. Il avait cinq siècles de haine
à déverser contre ce rocher – son nouvel ennemi. Il poussa encore. Et encore.
Et encore. Y cogna ses cornes jusqu’à ce que le sang coule dans ses yeux.
Au cœur de cette folie furieuse, des souvenirs de Melanthe lui revinrent.
Il se revit lui expliquer que, lorsqu’ils seraient grands, ils se
marieraient…
— Alors, je deviendrai princesse des airs ? demanda-t-elle avec un petit
rire. On aura beaucoup d’or, là-haut ?
— Tu m’auras, moi – et tu m’aimes bien plus que l’or !
Il la chatouilla, lui courut après dans la clairière. Elle n’était qu’éclats
de rire.
Il se souvint de la première fois où il l’avait emmenée voler…
Elle leva les yeux, qu’elle avait aussi bleus que le ciel, osa regarder
autour d’elle.
— Thronos, c’est… c’est… Et si on ne redescendait jamais ?
… et du jour où ils avaient été surpris par la pluie. Le jour où son père
avait attaqué l’abbaye.
Quand les gouttes devinrent plus grosses, il ouvrit ses ailes au-dessus de
lui, créant un abri.
— J’ai toujours de la place pour toi, tu sais.
Elle se blottit contre lui. Ils regardèrent tomber la pluie.
— Je t’aime, Thronos.
Son cœur faillit exploser dans sa poitrine. Une boule se forma dans sa
gorge, et il dut déglutir pour lui répondre.
Il avait dilapidé le trésor que la vie lui avait offert.
Ses griffes, ses cornes étaient arrachées, mais le rocher, rouge de son
sang, n’avait pas bougé.
Ce rocher… pas un malheureux centimètre.
Immuable. Et bientôt, lui non plus ne bougerait plus.
Les larmes l’aveuglèrent lorsqu’il prit conscience que ce rocher serait la
pierre tombale de Melanthe. Il ferma les yeux. Savoir qu’ils la partageraient
le réconfortait.
32
Il ne lâcha pas Melanthe, gardant ses mains tremblantes sur ses joues.
Elle débordait de vitalité, de magie, de vie ! C’était miraculeux de sentir
les battements de son cœur. Et son souffle, son merveilleux souffle.
D’abord visiblement surprise – et heureuse, aussi –, elle se rembrunit
soudain.
— Mais qu’est-ce qui te prend ? demanda-t-elle en retirant ses mains de
son cou, avant de se dégager. Tu tombes raide, et tout à coup tu te relèves et
tout va bien ? Tu as brusquement compris à quel point c’était idiot de faire
une fixette sur mon passé ?
— J’ai failli te perdre, lâcha-t-il simplement, incapable d’expliquer ce qui
venait de lui arriver, ce qu’il avait vu et ressenti.
— Mais de quoi tu parles ?
— Tu… C’est toi qui m’en as sorti. Qui m’as délivré.
Il ouvrait et fermait les poings, impatient de pouvoir poser les mains sur
elle.
— Délivré de quoi ?
— De l’enfer. J’étais dans ma version personnelle de l’enfer.
— Et l’enfer t’a fait changer d’avis à propos de mon passé ?
Il hocha la tête.
— Tu as parlé de pièges, quand nous sommes arrivés, et d’épreuves
répétées. Je crois que je suis tombé dans une sorte de boucle. Chaque fois que
la même séquence recommençait, je n’arrivais pas à te sauver, quoi que je
fasse. Tu… mourais. Écrasée par un rocher.
Elle haussa les sourcils.
— Typique. La traînée a été lapidée.
— Ne parle pas comme ça, dit-il d’une voix rauque. Je t’en prie.
Il prit sa main entre les siennes et la serra comme s’il ne voulait plus
jamais la lâcher.
Elle scruta son visage comme pour deviner les émotions qui l’habitaient,
mais il ne cherchait plus à les dissimuler. Quel idiot il avait été ! Il voulait
bâtir sa vie avec elle, se marier, avoir une famille. Pour toutes ces choses, il
n’avait besoin que de regarder vers l’avenir. L’avenir, qui était là et
l’attendait !
Elle l’attendait.
À moins qu’il n’ait déjà fait trop de dégâts, irréparables.
— Que disent les bornes ? demanda-t-elle.
— « La douleur révèle tout. Et peu importe le temps. »
Il comprenait maintenant que ce qu’il venait de vivre n’était pas réel.
Mais la leçon, elle, l’était bel et bien.
— Le temps ne comptait pas, car il ne cessait de se répéter, dit-il en
ramenant une mèche d’un noir de jais derrière l’oreille de Melanthe. Et la
douleur m’a aidé à y voir plus clair à propos de nous.
— Drôlement… intense, on dirait, comme expérience.
Tu n’imagines pas à quel point.
— Nous devons nous éloigner de la frontière de cette zone. Si nous
l’avions franchie tous les deux, nous aurions pu y rester pour toujours. Et je
préférerais passer l’éternité avec « La vermine qui est ».
Du dos de la main, il effleura la joue de Melanthe, jurant devant tout le
Mythos, devant tous les dieux qu’il protégerait cette femme pour l’éternité.
— Tu n’arrêtes pas de me toucher, Thronos.
— Il va falloir que tu t’y habitues…
Un clairon de démon guerre résonna non loin de là.
Melanthe regarda par-dessus l’épaule de Thronos.
— Ils n’attaqueraient pas en plein jour…
— À moins qu’ils ne viennent chercher les clés. Je suggère que l’on
mette un peu de distance entre eux et nous.
— Mais où aller ? Nous ne pouvons pas revenir en arrière. Et nous ne
savons pas dans quelle direction cette zone s’étend.
Il leva les yeux vers le ciel et ravala un juron.
— Impossible d’aller vers le haut.
Une nuée de démons volars planait au-dessus de la zone, sur fond
d’éclairs. Un escadron chargé des repérages ? Quoi qu’il en soit, Thronos et
Lanthe étaient acculés contre la zone d’enfer.
Ils étaient dos au mur. Un mur invisible.
34
En sentant son goût sur son doigt, Thronos avait tout de suite su quelle
chose interdite il lui ferait. Qu’elle le suggère ensuite, qu’elle ait envie de son
baiser l’avait excité comme jamais.
Il avait du mal à réfléchir tant son sexe était douloureux. Ses cornes, qui
s’étaient dressées, le faisaient souffrir aussi.
Il n’était certain que de trois choses : son âme sœur était incomparable,
son sexe était une mer de beauté. Et il était l’homme le plus chanceux de
l’univers.
Il se rembrunit cependant lorsqu’une douleur fulgurante lui traversa le
ventre. Il baissa les yeux, cherchant une blessure, mais ne vit rien d’autre que
de vieilles cicatrices.
Il oublia la douleur lorsque Melanthe ondula des hanches, comme pour
attirer sa bouche. Il écarta délicatement les plis roses de son intimité avec les
pouces, fasciné par la fente qu’il découvrait. L’entrée céleste… Alors qu’il se
demandait une fois encore comment il allait tenir dans ce fourreau si étroit,
son sexe se redressa.
Concentré, il suivit la fente du bout du doigt, se glissa lentement dans la
moiteur glissante et douce.
Le goût enivrant de son âme sœur.
Sans se précipiter, il baissa la tête. Sa femme haletait déjà d’impatience,
ses yeux bleus scintillant comme du métal.
Elle poussa un cri quand il donna un premier coup de langue. Maintenant
qu’il connaissait son goût, il se demandait comment il avait pu s’en passer
toute sa vie. Il se lécha les lèvres, frissonna, puis reprit son baiser avec une
faim renouvelée.
— Oh… Oooh…
Elle bascula le bassin vers lui, et il suivit son sexe, titilla du bout de la
langue l’entrée de la fente, avant de lever les yeux pour voir sa réaction. Elle
avait posé les mains sur ses seins et les pétrissait. Quand la brise souffla, elle
se cambra, ses mamelons durcis.
Il caressa l’intérieur de ses cuisses, lui écartant les jambes un peu plus
encore. Puis il donna d’autres coups de langue, plus hardis, tandis qu’elle se
caressait la pointe des seins, qu’il ne tarderait pas à prendre entre ses lèvres.
À son tour, il se mit à bouger le bassin, son sexe en érection dressé,
conquérant. La pression devenait trop forte. Mais il sourit. Car Melanthe
semblait perdre la tête sous l’effet du plaisir.
Et lui aussi. Comment aurait-il en être autrement, quand ses plis brûlants
étaient de plus en plus trempés sous sa langue ?
— Lanthe, je ne vais pas pouvoir revenir en arrière, souffla-t-il entre deux
baisers.
Retourner à une vie sans elle. Sans ce partage. Impossible.
Elle replia un bras sous sa tête. Sa main libre descendit sur son ventre
plat, épousa l’arrondi de son mont de Vénus. Les sourcils froncés, il redressa
la tête, le souffle court contre ses chairs rosées.
Elle accrocha son regard et promena son index sur le petit bouton au
sommet de son sexe.
— Si tu lèches mon clitoris comme ça…
Lentement, elle se caressa, allant et venant tandis que sa langue humectait
ses lèvres.
Elle lui disait comment elle désirait être embrassée.
Puis sa main remonta vers ses seins, dont les pointes étaient si dures
qu’elles ne pouvaient qu’être douloureuses.
Il se pencha, impatient, et la lécha comme elle le lui avait indiqué.
— Oui, Thronos, comme ça ! Oui !
Il la gratifia d’un nouveau coup de langue.
— Ton doigt, maintenant ! Glisse-le en moi pendant que tu me lèches !
Il s’exécuta, entra dans l’étroit passage et imprima un mouvement de va-
et-vient à son doigt sans cesser de la lécher.
— Ah ! C’est si bon ! cria-t-elle en lui saisissant les cornes.
À ce contact, il poussa un cri. Elle le lâcha comme s’il l’avait brûlée.
— Pardon.
Pardon ? La sentir le tenir ainsi était d’un érotisme incroyable, au
contraire !
— Reprends-les !
Elle obtempéra, hésitante. Il fut secoué d’un long frisson, comme chaque
fois que leurs peaux se touchaient.
— Caresse-les pendant que je te bois, ordonna-t-il d’une voix grave.
— Mais qui es-tu vraiment ? souffla-t-elle, haletante.
Elle s’exécuta pourtant, obéissante, et l’abreuva de plaisir. Le caresser
l’excitait encore plus ! Il poussa un grognement et lécha de plus belle.
— Tu aimes ça.
Ce n’était pas une question.
— Encore, hoqueta-t-elle, le caressant plus vite, plus fort.
Les coups de langue de Thronos se firent plus appuyés, plus puissants.
Tandis que son bouton de rose s’engorgeait pour lui, il gémit, émerveillé.
Peut-être devrais-je…
Il le saisit entre ses lèvres.
— Seigneurs ! hurla-t-elle, lui arrachant un nouveau grognement.
Quand elle s’arc-bouta, exigeante, en réclamant plus encore, il faillit
jouir. Et il se mit à la sucer avec avidité, comme on suce un bonbon
délicieux.
Elle perdit la raison, se mit à secouer la tête, ses seins bougeant avec elle.
Une série de sons inarticulés sortit de sa gorge, puis elle réussit à dire :
— Continue, Thronos. Je vais jouir ! Ooooh !
Fierté. Je vais y arriver.
Elle se plaqua contre sa bouche sans cesser de gémir.
— Tu vas me faire jouir… si fort… pour toi…
Ses mouvements, ses paroles faillirent lui faire perdre tout contrôle. Son
membre palpitait, dressé comme jamais. Il venait de sentir son sexe se
contracter autour de son doigt quand elle s’abandonna à l’extase. La magie
jaillit de ses yeux et de ses mains, assez puissante pour éclairer un ciel
nocturne.
Et lorsqu’il goûta son orgasme, toute pensée déserta son esprit.
36
— Nïx, cette réunion a été décidée il y a des lustres, soupira Riora, déesse
de l’impossible. Tu aurais pu faire un effort, non ?
Nïx cligna des yeux. Riora et elles déambulaient dans les galeries taillées
dans le mont Ventredieu, un massif constamment secoué par le tonnerre.
— Je ne vois pas ce que tu veux dire.
— Tu es en tee-shirt et en tongs, une chauve-souris dort dans tes bras, et
tu pues le vomi.
La chauve-souris rota dans son sommeil, cracha une bouffée de brume
verte et fit claquer ses lèvres.
— On parle de réunion officielle, là. Kali porte douze crânes !
Nïx ouvrit de grands yeux.
— J’aurais dû me faire une déco de la chatte !
Son excitation réveilla la chauve-souris, qui grimpa sur son épaule en
s’accrochant à son tee-shirt. Nïx haussa et les épaules et sortit une liasse de
feuilles de son sac à dos.
Riora sembla rassurée, pensant sans doute qu’il s’agissait d’un résumé
des exploits de Nïx, un CV divin qui permettrait de plaider sa cause, mais
fronça les sourcils lorsqu’elle vit la Valkyrie s’arrêter et coller une annonce
« À vendre » pour une Bentley « état quasi neuf » sur un des murs sacrés de
la forteresse de Thrymheim.
— Écoute, parce que je suis ton amie, je vais te prévenir : les opinions
sont mitigées, dans la salle de réunion de Skathi. La plupart des déesses
pensent que tu n’as pas le niveau. Attends-toi à de nombreuses questions.
Bien qu’encore à l’extérieur de la salle, elles entendaient déjà les déesses
débattre pour savoir si Nïx avait vraiment « la niaque ».
— Qui est là ?
— Toutes les déesses. Enfin, toutes celles qui pratiquent la position
debout, la lévitation et la projection astrale.
— Et tu dirais que j’ai mes chances ?
— Avec toi, rien n’est impossible. C’est pour ça que je t’ai toujours
aimée.
Nïx hocha la tête, songeuse.
— En dehors de quelques autres divinités, tu as toujours été ma préférée.
Riora pinça les lèvres et s’effaça pour laisser entrer Nïx.
Au milieu de la salle se trouvait une immense table en bois formée de
trois cercles concentriques en rotation. Le premier mesurait tous les temps.
Le deuxième était une carte du monde mortel et de ses domaines voisins – en
évolution permanente. Le troisième contrôlait les mouvements célestes
répercutés dans toutes les dimensions. Le centre de la table était creux, et une
estrade y était installée.
De nombreuses déesses, ou leur avatar dans cette dimension, se
trouvaient là. En chair et en os, il y avait les divinités sorcières Hécate et
Hela ; Lamia, la déesse de la vie et de la fécondité ; Wohpe, la déesse de la
paix ; Saroh, la déesse du Djinn ; la Grande Ourse, protectrice des
changeformes, et bien d’autres encore.
Avec un petit hochement de tête d’encouragement, Riora laissa Nïx et
rejoignit sa place autour de la table.
La séance était présidée par la légendaire Skathi. Elle semblait exaspérée,
affichant clairement son opinion quant à la demande de Nïx.
La Valkyrie ne parut pas remarquer la mauvaise humeur de la déesse.
Avec sa chauve-souris sur l’épaule, elle se dirigea nonchalamment vers
l’estrade, au centre de la table. Un passage s’ouvrit devant elle, le bois
disparaissant puis réapparaissant derrière elle.
Une fois sur l’estrade, elle se tourna vers Skathi. Il était de notoriété
publique que celui ou celle qui regardait la déesse dans les yeux ressentait
toutes les peurs et tous les chagrins de ceux que Skathi avait pourchassés au
cours des siècles. Pourtant, Nïx soutint bravement son regard, ce qui sembla
surprendre la déesse.
Skathi toussota et déclara la séance ouverte, puis elle s’assit.
— Nous nous dispenserons des formalités pour la durée de cette séance.
Nous nous réunissons aujourd’hui pour étudier la demande de Phénïx la
Savante, qui désire nous rejoindre au panthéon des déesses.
Les doigts bien droits les uns contre les autres, elle se tourna vers Nïx et
demanda :
— Expose-nous, à ta façon, les raisons qui pourraient nous convaincre de
t’accueillir parmi nous.
— Eh bien… je sais mimer…
Elle leur fit une démonstration, pendant que Riora se laissait tomber front
contre table.
— Je gagne tous les concours de beuverie…
Nïx chercha du regard un tonnelet de bière pour le leur prouver.
— Deux de mes trois parents sont des dieux, et j’ai un pouvoir digne
d’une déesse.
Skathi leva les yeux au ciel.
— Si l’on excepte ton talent pour le mime, une chose joue définitivement
contre toi : le sang humain qui coule dans tes veines. Un de tes trois parents
était un mortel.
— Je n’ai pas l’impression que cela me ralentisse beaucoup. Après tout,
rien que pour cette Accession, j’ai orchestré la mort de Crom Cruach…
Le dieu du cannibalisme.
— … mais si je ne me trompe, c’était un peu sur ta liste, ça, Skathi, non ?
Bon… on réglera ça au bar.
Skathi la fusilla du regard, et les flammes dans son temple montèrent plus
haut. Mais le grondement de tonnerre qui suivit sembla la calmer.
— Une déesse se juge aux gens qu’elle fréquente. Or toi, tu es proche de
Loa, la prêtresse vaudoue, une simple commerçante devenue praticienne des
arts obscurs ?
— Loa préfère qu’on la dise « commercenaire ».
— As-tu conscience de l’importance de son pouvoir ?
— Je compte dessus, soupira Nïx.
— Sous ta direction, la Dorada, la Reine du Mal, a ressuscité, intervint
Lamia la Séductrice.
— On est comme ça, Dora et moi, dit Nïx en écartant les bras. Bon, je
suis la première à reconnaître qu’elle a des défauts. Au réveil, elle est
toujours d’une humeur de chien. Et avec elle, c’est toujours « moi, moi,
moi », « anneau, anneau, anneau ».
— Pourquoi l’avoir ramenée à la vie, alors ? demanda Skathi.
— Personne d’autre ne l’aurait fait !
La chauve-souris se pencha à l’oreille de Nïx. Cette dernière hocha la tête
et murmura :
— Retrouve-moi au coup de foudre.
Elle suivit d’un regard aimant la créature qui s’envola en poussant un cri.
— On se concentre un peu ! lança sèchement Skathi.
— Ah oui. On parlait de quoi ? Faisons vite, OK ? L’heure du dodo est
déjà passée pour Bertille.
L’impertinence de Nïx laissa l’assemblée bouche bée.
— Et aussi parce que nous allons avoir besoin d’elle, dit Nïx, à personne
en particulier.
— De qui ? demanda Skathi.
— De Dora. Tu me demandes pourquoi je l’ai ressuscitée, je te réponds,
dit Nïx comme si elle parlait à un enfant. Mais vous êtes toutes ivres ou
quoi ?
— Poursuivons, reprit Skathi. Tu déclares posséder le pouvoir d’une
déesse, tu te fais appeler la Savante, et pourtant, tu n’arrives même pas à
trouver ta sœur Furie.
— Trouver ? Comme dans « faire venir à la lumière » ? demanda Nïx,
laissant l’assistance plus que perplexe.
— Tu as contribué à réunir au sein d’alliances différentes factions
d’immortels pour l’Accession, intervint Hécate. Tu as aidé ainsi des créatures
de différentes espèces à trouver leur âme sœur. Si j’ai bien compris, nous
allons avoir droit à une avalanche d’halfelins dans les générations futures.
— C’est formidable, les halfelins, souligna Nïx. Pensez à la reine
Emmaline chez les Lycae, à la reine Bettina chez les démons meurtriers, à
Mariketa l’Attendue, chef de notre Maison des Sorciers. Et puis, les
Valkyries ont un faible pour les halfelins, vu qu’elles ont trois parents très,
très différents les uns des autres. D’une certaine manière, on pourrait nous
appeler des triolins…
Gros clin d’œil.
— Mais pourquoi favoriser sans relâche la naissance d’halfelins et le
rétablissement d’alliances anciennes ? demanda Hécate. Pour combattre un
ennemi ?
— Les Moriors, souffla Nïx.
À l’évocation des Porteurs de Malheur, l’assistance se tendit. On ne
parlait pas à la légère des Moriors.
Mais la Valkyrie ne parut pas saisir le malaise qu’elle provoquait.
— Tous les signes avant-coureurs sont là. Ils sont en train de descendre
sur nous. L’Accession existe pour limiter la population des immortels, mais
celle-ci, les mortels et les dieux devraient la redouter eux aussi.
— Nïx est bien placée pour sentir ce genre de chose, reconnut Lamia,
s’attirant des regards noirs.
Les flammes de Skathi grandirent encore.
— Tu as pris sur toi de préparer seule la défense contre les Moriors ? Tu
joues avec l’avenir de tout le Mythos, Valkyrie !
— Pas la défense. L’offensive. Pourquoi sortir du trou pour autre chose ?
Je suis pas une petite joueuse, moi. Et c’est pour cela que je suis ici. Seule
une divinité – avec son panthéon pour la soutenir – peut unir toutes les
factions du Mythos.
— Tu te crois capable de mener l’attaque ? Toi ? Contre eux ?
— Cf. plus haut dans les minutes de cette rencontre. Voir « petite
joueuse ».
— Ça suffit avec tes sarcasmes ! s’écria Skathi. Tu prends tout cela
beaucoup trop à la légère !
L’attitude joueuse et décontractée de Nïx disparut brusquement. En un
instant, ses iris devinrent des tourbillons de mercure.
— C’est parce que je connais déjà l’issue de cette rencontre. Je l’ai vue.
— C’est-à-dire ?
— Vous allez rejeter ma demande en me disant que je dois me consacrer
à une cause, me concentrer sur un pouvoir en particulier – me spécialiser,
quoi. Après tout, tu es la déesse de la chasse, la Grande Ourse celle des
changeformes, Lamia celle du couci-couça.
Comme Lamia fronçait les sourcils, Nïx haussa les épaules.
— Je dis ce que je vois, c’est tout.
Puis elle s’adressa à toute l’assemblée.
— Vous pensez que cette spécialité doit être cruciale. Dans la mesure où
« vision de l’avenir » est déjà pris – total respect à la déesse Pronoea –, vous
vous dites qu’il ne me reste plus rien. Mais je vais vous révéler ma spécialité,
et vous allez toutes comprendre combien c’est un incontournable.
Skathi pinça les lèvres.
— Épate-nous, Valkyrie.
Nïx se tut, ménageant le suspense.
— Je vais renaître des cendres des temps anciens pour devenir Phénïx, la
déesse des… Accessions.
39
Dans le ventre du monstre, les ténèbres n’étaient percées que par une
matière verte luminescente.
Thronos s’était réveillé plaqué contre une paroi molle, tenu par des veines
caoutchouteuses semblables à des tentacules qui lui enlaçaient le torse et les
jambes.
Chaque veine était couverte de cavités suintantes, dont l’une était
justement en train de vomir une pâte verte sur sa peau, ses ailes et ce qu’il
restait de ses vêtements.
La douleur se répandit en lui, de la fumée s’éleva. De l’acide ! L’odeur
putride qui s’insinuait dans ses narines lui brûla les poumons. Il se débattit,
mû par une incontrôlable envie de voler, mais ne parvint pas à se libérer.
Nïx ne lui avait laissé que quatre minutes pour se libérer et libérer
Melanthe.
Lanthe. Il regarda sur sa droite.
Elle était dans la même situation que lui, attachée à ce qui ressemblait à
une paroi d’estomac, entourée d’énormes pustules luminescentes. Elle n’avait
pas repris conscience et les croyait probablement toujours à Feveris.
L’acide avait rongé une partie de sa peau et l’essentiel de son pectoral en
métal. Dans une certaine mesure, l’or du dragon, indestructible, l’avait
jusque-là protégée.
Une pustule éclata juste à côté d’elle, et d’autres tentacules, plus épais,
jaillirent de la plaie pour arracher des lambeaux de sa chair si pâle.
Pour la manger.
Thronos poussa un hurlement, se débattit de toutes ses forces. Le
tentacule qui retenait son bras droit s’étira tandis qu’il se penchait en avant…
et découvrait des milliers d’autres immortels eux aussi attachés, inconscients
comme Lanthe. L’estomac semblait se prolonger sur des kilomètres.
Sous l’effet d’une poussée de bile, le tentacule, autour de son bras, se
déchira. De ses griffes, il coupa l’autre. Sur le point de lacérer ceux qui
emprisonnaient ses jambes, il hésita, regarda à ses pieds. Plusieurs dizaines
de mètres plus bas, un bassin d’acide vert bouillonnant attendait sa chute.
Dans quel état étaient ses ailes ?
Priant pour qu’elles aient la force de les porter, Melanthe et lui, il libéra
ses jambes et se laissa tomber, déployant ses ailes avec une grimace. Se
frayant un chemin parmi l’épaisseur des miasmes, il parvint à remonter vers
elle.
Malgré les supplications sinistres d’innombrables êtres, il ne pouvait
penser qu’à son âme sœur. Nïx lui avait dit que cet estomac était trop épais
pour être déchiré, qu’on le droguerait une nouvelle fois avant qu’il trouve le
chemin de la liberté. Elle l’avait prévenu : il n’avait que deux cent quarante
secondes à partir de son réveil avant qu’une brume empoisonnée ne soit
dispersée, effaçant sa mémoire et le renvoyant au pays de ses rêves les plus
chers.
Il jeta un regard par-dessus son épaule. De l’autre côté de l’estomac,
accrochée à la paroi, se trouvait une glande d’au moins cinq mètres de
diamètre, qui enflait. Pour souffler la brume empoisonnée ?
Il allait manquer de temps ! Ouvrir un portail était leur seul espoir. Il
rejoignit Melanthe.
Attrapant le tentacule qui lui tenait le bras, il en déchira la surface
caoutchouteuse, tout en écartant l’extrémité d’où jaillissait l’acide.
Elle ouvrit brusquement les yeux, inspira… et poussa un hurlement à
faire peur.
Redoublant d’efforts, il s’attaqua au tentacule suivant.
— Non, non ! Dis-moi que ce n’est pas vrai ! se lamenta Lanthe. Dis-moi
que ce truc ne mange pas ma peau !
— Calme-toi. Il va falloir que tu ouvres un portail.
Elle secoua la tête contre la paroi putride. Des mèches de ses cheveux
restèrent engluées, arrachées.
— C’est pour ça que j’éprouvais des sensations de brûlure, à Feveris !
Il la libéra enfin, et elle s’accrocha à lui.
— Fais en sorte que ça s’arrête ! Je te donnerai n’importe quoi, mais fais
en sorte que je me réveille !
— Nous sommes réveillés. Mais si nous ne quittons pas cet endroit, nous
y resterons pour l’éternité. À Feveris, ton pouvoir s’est rechargé.
— Tu disais que ce n’était pas réel !
— Mais toi, tu n’as pas eu la sensation que ça l’était ? Ton pouvoir est là,
maintenant. Et j’ai besoin que tu t’en serves. Souviens-toi, c’est un muscle.
Elle regarda autour d’eux, sans parvenir à retenir ses cris. La glande
gonflait toujours, menaçant d’éclater.
— Non, regarde-moi ! dit Thronos en lui prenant le menton. Je sais que tu
peux y arriver.
Elle était au bord des larmes, et il ne supportait pas cela.
— Tu peux le faire, petit agneau, murmura-t-il.
Alors, elle hoqueta :
— Je… je vais essayer.
Quand ses yeux se mirent à scintiller, il soupira :
— C’est bien.
Il la sentit se tendre dans ses bras. Malgré sa terreur, elle invoquait son
pouvoir. Il montait en puissance, devenait incontrôlable.
Les autres prisonniers le sentaient-ils aussi ? Autour d’eux, les
gémissements, les grognements se firent plus impérieux.
La magie crépita autour d’elle, encore et encore, sortant d’elle comme
apparaît l’aube – pure, d’un bleu immaculé prenant le pas sur le vert de
l’acide.
Brièvement, Thronos se demanda comment il avait pu un jour considérer
le pouvoir de Lanthe autrement que comme merveilleux.
Les secondes s’écoulèrent. Il la sentit se détendre contre lui.
— J’y suis arrivée !
— Où ? demanda-t-il en cherchant autour d’eux.
Pas d’ouverture. La brume allait jaillir d’un instant à l’autre.
— Il devrait être là ! J’ai ouvert un portail, je l’ai senti !
La glande explosa, soufflant un nuage vert.
— Merde, non !
Contre lui, Lanthe se détendit plus encore.
— Ah, c’est mieux.
Elle sourit et leva vers lui des yeux mi-clos.
— Non ! Reste avec moi ! Où est ce foutu portail ?
Puis il baissa les yeux, horrifié. À ses pieds, une étroite fente s’était
ouverte dans cette réalité… au centre d’une mare d’acide.
Déjà, elle commençait à se refermer. Il marmonna une prière, referma ses
ailes sur Lanthe…
… et sauta.
Comme ils tombaient dans le vide, il se rendit compte qu’une créature les
avait suivis.
40
Perdre Melanthe pour toujours, la regarder mourir sans rien pouvoir faire,
Thronos savait ce que cela lui ferait.
Mais il savait aussi désormais ce que la posséder provoquerait en lui.
Aucun de ces deux événements ne s’était réellement produit, et du coup,
il se demandait s’il était vraiment avec elle en cet instant. Et elle ne
comprenait pas pourquoi il la touchait sans arrêt ?
Dans les deux dernières dimensions qu’ils avaient traversées, Melanthe et
lui avaient été mis à l’épreuve, et il s’était senti plus proche d’elle. Pourtant,
elle semblait vouloir s’éloigner de lui.
Mais elle avait été blessée et devait être frigorifiée sous l’effet de la
régénération. Sans compter qu’il était difficile de surmonter le choc d’une
expérience pareille.
Elle devait avoir une faim de loup, aussi. Il ne se souvenait même plus de
la dernière fois où ils avaient mangé. Combien de jours, ou de semaines,
sommes-nous restés dans le ventre de ce monstre ? Il s’était toujours douté
que le temps passait différemment à Pandémonia. Mais quand avaient-ils
quitté cette dimension démoniaque ? Il ne pouvait que tenter de deviner la
durée de leur disparition.
Il l’aida à franchir un ravin, l’esprit essentiellement occupé par quatre
choses : il était inquiet pour la sécurité de Lanthe, revivait sa mort sans arrêt,
se souvenait de la fierté éprouvée lorsqu’elle avait manipulé les démons pour
le sauver et savourait le souvenir de sa réaction dans leur rêve de Feveris.
S’attardant sur ce dernier point, il abaissa volontairement ses boucliers
mentaux afin qu’elle perçoive clairement ses pensées les plus agréables.
Il se remémora sa langue sur la fente de son gland… la pression de son
sexe alors qu’il s’introduisait en elle… son cœur battant parce qu’elle en avait
envie, elle aussi…
— Ce n’était pas la réalité ! insista-t-elle.
— Ça y ressemblait pourtant beaucoup ! Merde, je connais ton goût. Je
connais tes gémissements. Pourquoi cherches-tu tant à nier ce que nous avons
ressenti ?
On aurait dit qu’elle considérait son abandon comme un signe de
faiblesse. Alors que tout ce que je ressens, moi, c’est la force que cela m’a
donnée.
— Parce que cela n’est jamais arrivé ! Tiens, si cette hallucination a
vraiment eu lieu, la mèche de Nïx devrait être dans ma poche, non ?
Elle plongea une main dans une bande de cuir détrempé de sa jupe en
loques.
Et en sortit une mèche de cheveux de Valkyrie.
Il en resta bouche bée. Feveris avait été réel ?
Perplexe, Melanthe se pinça la base du nez.
— Non, non. Nïx a dû me fourrer ça dans la poche quand elle m’a
attaquée sur l’île. Elle a très bien pu le faire lorsque j’étais inconsciente. Ou
même quand j’étais dans le ventre du monstre… Ne me regarde pas comme
ça.
Elle remit la mèche dans sa poche.
— Comme ça ? Tu veux dire, comme si je t’avais fait hurler de plaisir ?
murmura-t-il en s’approchant. Regarde les choses en face, sorcière : j’ai failli
te posséder, et tu as pris ton pied. Tu avais envie que je sois en toi. Tu en
voulais plus. Rien ne pourra jamais effacer cela.
— Ç’aurait été la catastrophe !
Elle semblait mi-furieuse, mi-craintive.
Il se pencha, caressa ses lèvres avec le pouce.
— Je voudrais qu’on reprenne où nous avons été interrompus.
— Un mec qui veut coucher avec moi, dit-elle en se détournant. Quelle
originalité !
Il l’attrapa par le bras, l’attira contre lui.
— Tu sais très bien que je veux plus que coucher avec toi. Je veux tout de
toi.
Elle ouvrit la bouche, puis sembla se reprendre.
— Le regret ne fait partie du monde sorceri, mais cela ne veut pas dire
que l’on peut tout faire pour autant. Ce que tu voudrais entre nous est tout
simplement… impossible. Nous sommes trop différents. Nos familles et nos
factions ne l’accepteraient jamais.
— Peut-être qu’une relation entre une sorceri et un vrekener finirait par
s’avérer impossible. Mais nous avons déjà traversé tant d’épreuves. Nous
nous méritons l’un l’autre, tu ne peux pas le nier. Sans tous les conflits qui
nous accablent, m’accepterais-tu ?
Elle ne répondit pas, refusant de croiser son regard.
— Regarde-moi, Melanthe.
Lorsque, enfin, elle lui fit face, il lut dans ses yeux la même vulnérabilité
qu’au moment où il avait été sur le point de la posséder.
Et il lui sembla qu’il commençait à la comprendre…
À Pandémonia, il avait découvert que son âme sœur avait soif d’amour.
Elle ne l’avait jamais trouvé avec un autre et ne se contenterait pas d’un
substitut. Elle lui avait dit qu’elle ne donnerait son cœur qu’à l’homme de sa
vie.
Je suis cet homme.
En la regardant aujourd’hui, il comprenait pourquoi elle se sentait
vulnérable – son cœur s’était déjà ouvert. Melanthe pouvait tomber
amoureuse de lui, il le savait. Il pouvait posséder une partie d’elle.
— Lâche-moi, Thronos.
— Et si je dis « jamais » ?
À cet instant, il comprit comment il lui faudrait se comporter face à la
magie de Lanthe une fois à Cyel. C’était tellement évident qu’il faillit se
donner une claque sur le front.
Poussant un soupir d’agacement, elle lui donna un coup de pied dans le
tibia. Il la prit par la nuque et l’attira vers lui pour un baiser trop longtemps
attendu…
Un filet métallique leur tomba dessus.
Thronos poussa un cri, ouvrit ses ailes, se piégeant lui-même dans les
filins plombés.
— Seigneurs, c’est comme les tentacules ! s’écria Lanthe en tombant à
genoux pour tenter d’échapper au filet. Retire-le, retire-le !
— C’est ce que j’essaie de faire !
Quand il donna un coup de griffes, des étincelles jaillirent. Protection
magique.
Au moment où il percevait la présence de créatures étrangères, Melanthe
cria :
— Des sentinelles sthénos !
Mais il n’eut pas le temps de réagir. Déjà, elle était attrapée et tirée par-
dessous le filet. Il se rua derrière elle, se débattit avec toute l’énergie qu’il lui
restait, jusqu’à ce qu’une des créatures soulève Melanthe à bout de bras,
comme une poupée, et pointe un trident sur son cou.
Ils étaient encerclés par une dizaine de sthénos, des gorgones de deux
mètres cinquante de haut, vicieuses et cruelles, avec des serpents de mer
violets en guise de cheveux. Chacune était armée d’un trident.
— Relâchez-nous, ordonna Melanthe, dont les yeux et les mains
projetaient une lumière bleue.
Rien.
— Relâchez-nous immédiatement !
— Tes pouvoirs ne marcheront pas sur nous, sorcière, dit la plus grande
sthéno, visiblement la chef du groupe. Nous avons reçu un blindage divin.
Bien. Il allait donc falloir se battre. Les yeux de Thronos se posaient
partout à la fois tandis qu’il répétait mentalement l’enchaînement de ses
coups. Mais, soudain, la sthéno qui tenait Melanthe la menaça avec autre
chose qu’un trident.
Des serpents de mer s’étaient enroulés autour d’une de ses épaules, tous
crocs dehors, et dardaient leur langue fourchue.
Melanthe blêmit.
— Leur poison… Il est possible que je ne m’en remette pas.
Il se figea.
— Vous avez commis l’erreur de pénétrer sans autorisation à Sargasoe,
royaume de Nérée.
— Le dieu de la mer ? demanda Melanthe.
— Le dieu Nérée, notre seigneur et maître. Vous lui serez présentés dans
son donjon, où se tiennent les fêtes. Selon l’humeur de Son Altesse, vous
serez les invités… ou le spectacle.
41
Les sthénos avaient attaché leurs prisonniers et leur avaient bandé les
yeux. La descente jusqu’à la mer n’en était que plus périlleuse, et semblait
interminable. Lanthe aurait voulu leur dire que jamais, au grand jamais elle
n’aurait été capable de retrouver le chemin du donjon de Nérée. Mais la
conversation n’était pas leur fort, apparemment.
Il est comment, ce dieu ? lui demanda Thronos en chemin.
Le vrekener semblait avoir surmonté son aversion pour la télépathie.
Nérée est un escroc de première, un genre de croisement entre Pan et
Loki. Il joue avec les autres, les manipule.
Que se passera-t-il si on est « le spectacle » ?
Sans doute un truc qui te donnera envie de prendre une douche à l’eau
bouillante et de te nettoyer la peau avec de la paille de fer. Disons juste que
perso, je ne pense pas réussir à sortir mon popotin de là.
Je ne sais pas ce que veut dire « popotin », Melanthe.
Soupir.
J’ai entendu dire que Sargasoe était un royaume caché dans la
dimension humaine…
Comme Cyel.
Notre objectif doit être de convaincre Nérée de nous transporter chez les
mortels depuis ici, poursuivit-il.
Sans y laisser trop de plumes, si possible…
Penses-tu pouvoir l’ensorceler ?
S’il arrive à immuniser les sthénos contre mon pouvoir, c’est plié. Et il
est probable qu’il me tuerait si j’essayais.
Thronos se tut, perdu dans ses pensées.
Pendant leur longue marche, la peau de Lanthe se régénéra peu à peu,
mais marcher au rythme des sthénos était épuisant. La partie inférieure de
leur corps était constituée de larges queues de serpent, un peu comme chez
les cerunnos, sauf que les gorgones sthénos étaient toutes des femmes. Les
serpents qui leur servaient de cheveux ondulaient de façon hypnotique. Ah, et
leurs mains et leurs griffes étaient en cuivre. Quand Lanthe peinait dans les
sables mouvants, la gorgone qui était affectée à sa surveillance la soutenait, et
ses griffes s’enfonçaient dans son bras.
Après le ventre du monstre, ce n’était rien. N’est-ce pas ?
Faux.
Une bourrasque d’air marin la fit vaciller. Les griffes de la gorgone la
blessèrent une nouvelle fois, et elle ne put retenir un :
— Fais attention avec tes pinces, connasse !
Melanthe ?
Elle avait bien vu que Thronos lui faisait les gros yeux. Mais ce n’était
pas parce qu’il était calme et discipliné qu’elle devait l’imiter. Il avait fait son
caprice sur l’île de l’Ordre ; maintenant, c’était son tour.
J’en ai plus rien à foutre, OK, vrekener ?
Elle avait atteint sa limite. Elle n’en pouvait plus d’ouvrir des portails,
d’être capturée, de servir de nourriture.
Nous nous évaderons une nouvelle fois. Ne t’inquiète pas.
Mais pourquoi es-tu si calme ?
Il ne répondit pas tout de suite, resta silencieux un long moment.
C’est dans ma nature. Ce que tu as vu les premiers jours… ce n’était pas
moi.
Il était d’un tempérament calme, elle l’avait compris. C’est-à-dire qu’à
toutes ses autres qualités, elle pouvait ajouter : « Pas névrosé. »
Enfin, leur escorte ralentit le pas, et ils pénétrèrent dans un espace où le
son résonnait. Une grotte sous-marine ?
Ils descendirent longtemps, sans doute sur plusieurs kilomètres. Quand la
pression lui boucha plusieurs fois les oreilles, Lanthe comprit qu’ils étaient
loin sous la mer. Thronos ne pourrait pas s’envoler, même s’il parvenait à se
libérer.
Elle éprouva de la compassion pour lui. Sa peur des profondeurs était
semblable à celle qu’elle avait du vide. Cela devait être très difficile pour lui.
Sans doute aussi difficile que de vivre à Cyel pour elle. Malgré tout, elle
lui demanda :
Ça va ?
C’est temporaire.
En d’autres termes, ça n’allait pas, mais il s’en sortirait.
À Pandémonia, elle lui avait énuméré les difficultés qu’il y avait à élever
des enfants sorceri, et il avait déclaré, sûr de lui : « On y arrivera. »
On.
Thronos et elle s’en sortaient plutôt bien ensemble, effectivement.
Seigneurs, de là à conclure que le vrekener ferait un bon père… Son
horloge biologique lui hurla : « Le meilleur ! On ne fait pas mieux ! »
Lanthe entendit soudain des bruits mécaniques – roulements,
claquements –, comme si une porte s’ouvrait, et ils pénétrèrent dans une zone
humide et chaude. Les bruits recommencèrent, et derrière eux, le passage se
referma avec un sifflement. L’air sentait la saumure.
On leur retira leurs bandeaux. Thronos se tourna aussitôt vers elle,
comme si son seul désir était de la voir après tout ce noir.
Je vais bien. Toujours sur pied.
Ils se trouvaient dans Sargasoe, le repaire légendaire de Nérée.
La salle où on les avait emmenés avait été creusée dans une roche striée
de rose corail et de bleu. Partout, de l’eau coulait le long des parois, mais
c’était voulu, visiblement.
L’ensemble était éclairé par des… lustres – en réalité des bocaux dans
lesquels nageaient des méduses luminescentes. Partout ondulaient des reflets,
comme sous l’eau, donnant le sentiment que les murs bougeaient.
— Avancez, leur ordonna la chef.
Lanthe et Thronos obéirent. Sous leurs pas, la dalle rocheuse bougeait par
endroits, se rétractant pour laisser entrevoir l’océan. Cet endroit était
spectaculaire.
Il y avait aussi des miroirs, dans lesquels ombres et lumières se
disputaient la vedette. Des regards brillants les suivaient depuis des passages
plongés dans l’obscurité.
Tout à fait l’idée que l’on se faisait du repaire d’une divinité capricieuse
connue pour son tempérament joueur.
Lanthe sentait aussi la présence d’un portail permanent. Comment obtenir
de Nérée qu’il les laisse l’utiliser ?
Le petit groupe s’engagea dans une galerie sous-marine percée d’énormes
hublots qui se succédaient comme des tableaux jalonnant une galerie de
peinture.
Quand Lanthe passa devant le premier hublot, elle écarquilla les yeux. De
l’autre côté, des carcasses de bateaux étaient empilées les unes sur les autres,
comme dans une décharge. Elle se tourna vers Thronos.
Tu as vu ça ?
Il est assez logique que l’antre d’un dieu de la mer soit équipé d’un
vortex.
Un aimant magique.
Nous sommes dans un abysse ; tout coule jusqu’à cet endroit.
Au hublot suivant, elle scruta l’obscurité et aperçut des pierres précieuses
de la taille d’un ballon de foot éparpillées sur le fond sablonneux. Des bancs
de créatures marines passaient. Elles étaient humanoïdes, mais seulement
jusqu’à un certain point : à la place des jambes, les sirènes arboraient une
queue de poisson, et les tritons une série de tentacules.
Derrière le troisième hublot, elle vit un sous-marin dont la coque portait
une inscription en russe, et ce qui ressemblait à un porte-avions. C’était
complètement fou !
Malgré tout ce qu’elle avait subi avant d’atteindre Sargasoe, Lanthe était
fascinée par ce qu’elle découvrait dans cet endroit exotique. Mais qu’allait-il
arriver ensuite ? La prédiction de Nïx résonna dans son esprit : Dans le
premier monde, souffre. Dans le deuxième, fuis. Dans le troisième, suis ta foi.
Dans le quatrième, brille.
Donc Lanthe était censée suivre sa foi, ici ? Elle se mordit la lèvre,
regarda Thronos. « Suivre sa foi » pouvait signifier « rester fidèle à ses
origines ».
Elle avait déjà senti un portail. Et si Nérée proposait deux directions
différentes : Cyel et Rothkalina ?
Était-elle prête à quitter Thronos ? En dépit de ses fanfaronnades et de ses
dénégations, cette idée lui faisait battre le cœur. Si seulement la perspective
d’une relation entre eux n’avait pas posé autant de problèmes
insurmontables…
Ils passèrent devant un miroir, et elle détourna le regard pour ne pas voir
son reflet. Pourtant, soudain, toutes ses blessures se mirent à guérir. Autour
de ses poignets, les liens disparurent, et elle se sentit aussi fraîche que si elle
sortait du bain. Elle baissa les yeux et poussa un petit cri.
Elle portait désormais une jupe de cuir noir, des bas en résille métallique
et des bottes. Son haut était un débardeur tissé d’or et d’argent, avec des
renforts au niveau de la poitrine. D’élégants gantelets métalliques couvraient
ses mains et ses avant-bras, et elle sentait un masque sur son visage.
L’habit de cérémonie des sorceri ! Ses mains se portèrent immédiatement
à son cou. Le médaillon était toujours là !
Elle pivota vers le miroir. Son masque, bleu saphir, soulignait la couleur
de ses yeux. Ses cheveux, qui dépassaient d’un imposant casque en or,
avaient été en partie tressés, et de petites nattes encadraient son visage. Sur sa
nuque, de longues boucles avaient repoussé et descendaient en cascade dans
son dos.
Elle se sentait un peu plus sorcière, et un peu moins plat du jour.
Décidément, Sargasoe n’était pas sans certains agréments ! Elle se tourna
vers Thronos et resta bouche bée.
Le vrekener était beau à mourir.
Toutes ces blessures récentes avaient disparu, et lui aussi était vêtu de
neuf : pantalon et bottes de cuir, large ceinture qui soulignait l’étroitesse de
ses hanches. Une chemise de lin blanche épousait chaque muscle de son
torse, et ses ailes semblaient avoir été retaillées – elles l’avaient probablement
été, d’ailleurs, par une main divine.
Elle était fascinée par son amant démon, grand, musclé, diabolique.
Enfin, amant potentiel. Physiquement, il avait tous les atouts pour attirer
n’importe quelle femme, mais Lanthe admirait aussi sa façon d’être, fier,
fidèle, prêt à partir au combat une nouvelle fois.
Car Thronos et elle étaient de nouveau mis à l’épreuve. Et de nouveau, ils
surmontaient les obstacles, se protégeaient l’un l’autre. Peut-être avait-il
raison, peut-être formaient-ils ce couple vrekener-sorceri qui balaierait les
préjugés.
— Est-ce que c’est la réalité ? demanda-t-il en regardant ses gardes. Entre
les sauts dans l’inconnu et Feveris, je ne suis plus sûr de rien.
Elle avait l’habitude de ce genre de tour de magie, pas lui.
— Je pense, oui.
— Suivez les bruits jusqu’à la fête, leur dit la chef des sthénos en
désignant un couloir de son trident. N’envisagez même pas de vous échapper.
Pour ceux de votre espèce, il n’y a qu’une façon de quitter Sargasoe.
Comme elle faisait demi-tour pour rebrousser chemin, Lanthe se souvint
d’une chose.
— Attendez ! Où sont les vêtements que je portais en arrivant ? Il y avait
une mèche de cheveux…
— Ton offrande a été présentée, répondit la chef, dont les serpents, sur la
tête, bougeaient dans tous les sens. C’est pour cette raison que vous êtes
encore en vie.
— Oh. J’espère que Nïx n’en avait plus besoin, souffla-t-elle lorsque
Thronos et elle furent seuls.
Tandis qu’il la regardait, la tête penchée sur le côté, elle se rendit compte
qu’il ne l’avait encore jamais vue porter une tenue aussi soignée.
— Alors ? T’en penses quoi ?
— Ces vêtements en montrent plus qu’ils n’en cachent. Cela ne te gêne
pas, d’assister à une fête à moitié nue ?
Lanthe n’eut pas le temps de répondre. Un convoi de nymphes des mers
en très, très petite tenue sortit par l’un des accès taillés dans le sol. Des
néréides. D’une beauté éthérée, elles ne portaient qu’une courte jupe
d’écume.
Chaque fois qu’une nymphe émergeait de l’océan et rejetait ses cheveux
en arrière, elle semblait bouger au ralenti. C’était à couper le souffle.
D’après la rumeur qui courait dans le Mythos, Nérée avait été piégé à
Sargasoe soit par un autre pouvoir, soit par sa propre agoraphobie. Sa
solitude l’avait poussé à créer une nouvelle espèce de nymphes, qui lui
servaient de concubines et de domestiques.
Elles s’arrêtèrent devant Thronos et le dévisagèrent, désignant ses ailes
d’un air admiratif et pouffant derrière leurs mains. Lanthe supposa que c’était
la première fois qu’elles voyaient un homme avec des ailes. Parmi les
créatures du Mythos nées dans le ciel, rares étaient celles qui s’aventuraient
jusqu’au fond de l’océan.
Mais bientôt, leurs minauderies laissèrent la place à une concupiscence
non dissimulée. Que pensait Thronos de l’attention dont il était soudain
l’objet ? Lanthe tenta de lire dans ses pensées, mais les boucliers avaient
repris leur place.
Parce qu’il avait des pensées lubriques face à ces nymphes et ne voulait
pas qu’elle le sache ?
Connard. C’était bien les mecs, ça, tiens.
C’est donc ça, la jalousie. Comment avait fait Thronos pour vivre aussi
longtemps avec ce sentiment ?
Elle fusilla les nymphes du regard.
Pas touche, les nymphos, il est à moi.
À moi ?
À moi.
Le simple fait de penser cela provoqua en elle une avalanche d’émotions.
Thronos et elle avaient littéralement connu l’enfer ensemble. Soyons
partenaires… Ils formaient une équipe, désormais, et songer à le quitter, ou à
le partager avec des nymphes, était douloureux.
Quand les néréides s’éloignèrent enfin, elle lança :
— Je devrais peut-être enlever mon haut ? Les nymphes n’en portent pas,
et je ne voudrais pas faire trop habillé.
Il s’approcha d’elle.
— C’est hors de question.
— Tu es sûr ? Tu semblais aussi fasciné par elles qu’elles l’étaient par
toi.
La jalousie, ça craignait, quand même.
— Vraiment ? Mmm…
Il voulait dire quoi, exactement, là ?
— Puisque nous avons été guéris et habillés, reprit Thronos, changeant de
sujet, avons-nous échappé à notre sort d’amuseurs publics ?
Il fallait qu’elle arrête de se prendre la tête avec la jalousie. L’urgent était
de trouver une solution à leur situation.
— Non, pas nécessairement. Cela peut faire partie d’un plan. Méfie-toi. Il
paraît que lorsqu’un invité l’ennuie, Nérée le frappe.
Ils approchaient de la fête. Lanthe se redressa. Elle avait soudain le
sentiment de se retrouver à la cour de Rothkalina sous le règne d’Omort
l’Immortel. Sous l’égide de son demi-frère, le quotidien avait été fait
d’intrigues, de complots et de machinations. Baisser la garde un seul instant
pouvait entraîner la perte d’un pouvoir… ou la mort.
Elle se sentait prête, aujourd’hui. Elle avait fait ses armes dans une zone
de guerre bien pire que celle-ci.
— Notre objectif est de le pousser à nous ouvrir un portail, murmura-t-
elle devant l’entrée voûtée. Fais comme moi. Et souviens-toi : rien ne doit
empêcher notre évasion, d’accord ?
— D’accord.
Il plaqua ses ailes dans son dos jusqu’à ce qu’elles ne dépassent plus que
de quelques centimètres au-dessus de ses épaules.
— Ah, et aussi… Ce dieu de la mer se prend pour un don Juan. Je vais
devoir flirter avec lui, et il faudra que tu fasses comme si de rien n’était.
— Bien sûr, dit-il en posant un bras sur ses épaules. Je te suis.
Ils entrèrent dans la salle. La fête battait son plein. L’endroit, décoré de
coquillages scintillants et de guirlandes d’algues, brillait de mille feux. Des
perles de la taille de boules de bowling ornaient les murs et le plafond.
D’autres ouvertures, dans le sol, révélaient l’océan. Des nymphes chargées de
faire le service en sortaient avec des plateaux et des pichets à l’abri dans une
bulle.
Il y avait plusieurs centaines d’invités. À peu près toutes les espèces du
Mythos étaient représentées, des créatures de l’océan aux êtres de la forêt –
mais il n’y avait personne venant de l’air.
En plus des créatures marines, Lanthe aperçut des selkies, avec leurs
manteaux en peau de phoque, des nymphes arboricoles et des satyres. Au ras
du sol, des kobolds et des gremlins couraient dans tous les sens. Lanthe
aperçut même un fuath sans nez, une espèce particulièrement méchante
d’esprits aquatiques – pieds palmés, crinière blonde mal entretenue et queue
hérissée.
Absolument tous avaient l’air bourrés.
La table, un plateau de verre posé sur des pieds de corail, était immense.
Les chaises étaient en bois flotté verni. Des néréides souriantes passaient
entre les invités pour leur offrir à boire, tandis que d’autres dansaient ou
jouaient de la musique.
L’une d’elles souffla dans une conque pour annoncer leur arrivée, les
présentant comme « Melanthe des deie sorceri, Reine de la Persuasion, et le
prince Thronos de Cyel et de tous les Territoires des Airs ».
— Bienvenue, mes chers invités ! C’est un honneur ! lança l’homme qui
présidait la table.
Ce doit être Nérée. Il était très, très grand. Sa barbe et ses longs cheveux
roux étaient striés de blond. Il ne portait que la partie inférieure d’une toge,
offrant aux regards son torse nu, ses épaules et ses bras musclés et huilés. Des
brassards d’or ceignaient ses biceps impressionnants.
Ses yeux émeraude se promenèrent sur Lanthe avec une telle intensité
que Thronos la serra plus fort contre lui.
D’un geste, Nérée leur fit signe d’approcher. À première vue, il semblait
d’humeur gaie. Pourtant, derrière cette attitude avenante, il y avait quelque
chose de glaçant dans son regard, comme une ombre qui donnait la chair de
poule.
Mais la chair de poule, Lanthe en avait l’habitude. Elle lui lança un large
sourire. En avant la musique !
42
Lanthe reprit conscience dans une pièce caverneuse, allongée sur un lit
surmonté d’un baldaquin en coquillages.
— Où suis-je ? demanda-t-elle d’une voix pâteuse. Que s’est-il passé ?
Elle avait du mal à réfléchir, se sentait remuée comme sur un bateau.
Avait-elle tant bu que ça ? S’était-elle aventurée dans la mauvaise pièce,
avant de s’endormir tout habillée ? Et où était Thronos ?
Elle regarda autour d’elle. Une cascade dégringolait le long d’un des
murs. Des scènes sous-marines étaient visibles à sa surface. Drôle de télé.
Hou là, était-ce Nérée, là, qui traversait le rideau d’eau pour venir vers
elle ?
Puis tout lui revint d’un coup. Thronos et elle avaient été ensorcelés, ou
drogués.
— Tu es dans mes appartements privés, sorcière.
Nérée la regardait comme un kraken sur le point de faire un sacrifice.
À chacun de ses pas, son énorme membre balançait sous sa toge.
— J’ai dû me tromper d’endroit, dit-elle pour lui tendre une perche,
même si elle savait qu’il ne la saisirait pas.
Un ricanement monta sous elle.
— Mais qu’est-ce…
Noms des dieux ! Lanthe n’était pas sur un matelas, mais sur un groupe
de néréides allongées sur le ventre, bien serrées les unes contre les autres.
Nérée dormait sur elles ? Faisait l’amour sur elles ?
Elle se leva précipitamment.
— Non, mais ça va pas ? s’écria-t-elle. Il faut que je retrouve Thronos. Il
va se demander où je suis.
Quand il se réveillera. Où, c’était une autre histoire.
Nérée avançait toujours. Elle recula, jetant au passage un regard en
direction du hublot qui se trouvait sur sa gauche. Rien à espérer de ce côté-là.
Elle allait se retourner lorsqu’un cri étouffé fit vibrer le verre.
Elle se figea, scruta les profondeurs. Un champ de pierres précieuses
attira son regard. Elle ouvrit la bouche, sous le choc.
Tels les rayons du soleil, les pierres éclairaient une femme… attachée à
une ancre au fond de l’océan.
Ses longs cheveux noirs flottaient autour de son corps nu et au-dessus de
sa tête. Chaque mèche était phosphorescente et illuminait son visage d’une
pâleur cadavérique et ses yeux violets, hagards.
C’était Furie, la reine des Valkyries, ainsi nommée parce qu’elle était en
partie furie – une furie aux ailes de feu. Selon la rumeur, elle avait été
capturée par le vieux roi des vampires, qui l’avait emprisonnée sous la mer,
invisible pour ses sœurs valkyries et leurs alliés.
Créature du Mythos, donc immortelle, Furie était condamnée à se noyer
puis à ressusciter. Elle avait disparu plus de cinquante ans auparavant.
Cinquante ans à laisser ses poumons s’emplir d’eau.
Lanthe avait failli se noyer, une fois, et cela avait été horrible.
La Valkyrie plongea son regard dans le sien. La folie habitait ses yeux
violets, mais aussi… le vide. Comme si elle n’arrivait pas à comprendre où
elle se trouvait, ni comment elle y était arrivée.
Derrière elle s’élevèrent des flammes – ses ailes de feu, uniques en leur
genre, s’embrasaient, pour être éteintes aussitôt.
Lanthe s’était trompée. Une autre créature des cieux se trouvait au fond
de l’océan.
Elle comprit alors. Comme dans les précédents royaumes, Nïx avait fait
en sorte qu’elle se retrouve à Sargasoe. Elle avait été introduite ici pour jouer
les espionnes, faire une petite mission de reconnaissance au profit des
Valkyries.
— Ma nouvelle acquisition te plaît ? demanda Nérée comme s’il venait
de lui indiquer un vase. Je l’ai trouvée dans le fond de l’océan.
— Très, très original, dit Lanthe en réussissant à se contrôler. Mais il faut
vraiment que je retrouve Thronos, là.
— Il est occupé, pour l’instant. Tu vas rester avec moi.
Le ton menaçant du dieu lui glaça le sang.
— Nérée, je n’en ai pas envie.
— Bien sûr que si. Tu penses que je ne sens pas ce genre de chose ?
— Si tu as senti quelque chose, c’était mon désir pour Thronos.
— Dommage qu’il n’en éprouve pas pour toi en retour.
Elle se raidit.
— Que veux-tu dire ? Je sais qu’il en éprouve. Depuis des siècles.
— Il est avec des néréides, actuellement.
— C’est impossible.
— Au moment où nous parlons, elles sont en train de le séduire. Pendant
tous ces siècles, combien de fois a-t-il prié pour qu’on le libère des liens qui
l’unissent à son âme sœur ? Pour enfin avoir des expériences sexuelles,
comme toi ? Je ne fais qu’exaucer sa prière.
Nérée et ses petits jeux. Il connaissait son histoire avec Thronos depuis le
début.
— Ici, à Sargasoe, il n’y a pas d’âme sœur qui tienne. Les néréides
émettent la même odeur que toi. Son corps et son instinct sont libres, comme
s’il ne t’avait jamais rencontrée.
Donc, physiquement, Thronos pouvait aller voir ailleurs. Cela ne
signifiait pas qu’il le ferait. À Feveris, il lui avait dit qu’il lui serait toujours
fidèle.
Sauf que Feveris n’avait pas été réel. Tu l’as dit toi-même, Lanthe.
Malgré tout…
— Il n’ira pas jusqu’au bout.
— Personne ne leur a jamais résisté.
Le dieu ne comprenait pas. S’il y avait un homme dans cet univers qui
saurait rester fidèle, c’était Thronos. Il était droit, avait des principes, s’y
tenait. Il savait faire les choix les plus difficiles. Il allait essayer de remettre
son assassin de frère dans le droit chemin, bon sang !
Lanthe se redressa. Les sorceri aimaient le jeu. Elle allait parier que
Thronos resterait… euh… Thronos.
— Tu veux parier ?
Nérée haussa les sourcils.
— Bien sûr. Si le vrekener succombe aux charmes considérables des
néréides, tu passeras la nuit avec moi. De ton plein gré, et avec appétit.
— Sinon ?
— Je vous libérerai tous les deux, en vous autorisant à utiliser le portail
de Sargasoe pour vous rendre où vous voudrez.
Nérée eut un geste de la main, et un nouveau tableau apparut sur la chute
d’eau. Lanthe vit Thronos allongé sur un lit similaire à celui sur lequel elle
s’était réveillée – avec des néréides en guise de matelas. Il reprenait
lentement ses esprits.
Plus d’une dizaine de nymphes se ruèrent sur lui. Les jupes d’écume
qu’elles portaient au dîner avaient disparu. Leurs corps faits pour le sexe
étaient complètement nus, et leurs yeux brillaient de désir.
Des nymphes nues en chaleur convoitaient l’homme de Lanthe.
La plupart des hommes auraient vu dans cette situation l’incarnation de
leurs fantasmes les plus fous. Mais Thronos semblait inquiet.
— Où est Melanthe ?
Devant tant de splendeurs réunies, sa première pensée était pour elle !
Parce qu’il est à moi.
Il repoussa les néréides, et le cœur de Lanthe s’enflamma. Il était si beau,
si fort. Si… bon.
— Pari tenu, dit-elle d’un ton suffisant.
— Parfait, répondit Nérée avec un sourire mielleux.
Mais, avant que Thronos ait gagné la porte, les nymphes étaient sur lui.
Leurs mains couraient partout sur son corps, caressaient ses ailes, son torse,
ses cornes, et leur contact semblait le plonger dans un état second.
— Je veux la trouver… Il faut que je la trouve, c’est important, murmura-
t-il.
— Trouve-nous, susurrèrent les nymphes en chœur. Nous te désirons si
profondément.
— Elles l’ensorcellent ! Ce n’était pas prévu ! s’emporta Lanthe.
Nérée haussa les épaules.
— Un homme digne de ce nom, qui entend être d’une absolue fidélité,
doit pouvoir résister à cet ensorcellement. Sinon, il succombera, et il ne
voudra plus jamais quitter cet endroit. Il sera pris d’une folie meurtrière si on
le sépare de son harem.
Lanthe fut secouée d’un haut-le-cœur en voyant les néréides ramener
Thronos vers le lit, lui arrachant sa chemise au passage.
— Où est-elle ? répétait-il.
Mais chaque caresse experte semblait faire baisser ses défenses.
— Elle ne veut pas de toi, disaient les nymphes en le poussant à
s’allonger. Pas de la même façon que nous.
Mais bien sûr que si ! Confrontée à la possibilité de le perdre, Lanthe se
sentait au bord du vide. Elle avait déjà éprouvé des sentiments possessifs
pour Thronos, mais là…
Je le veux tellement.
D’aussi loin que remontent ses souvenirs, elle avait toujours espéré
trouver un homme qui la placerait au-dessus de tout le reste. Certes, entre
Thronos et elle, il y avait un passif difficile à surmonter, mais elle était
persuadée qu’il finirait par tomber amoureux d’elle.
Vraiment amoureux. Ce qui était plus qu’elle n’en pouvait dire de tous les
hommes qui avaient croisé son chemin jusque-là.
Les bottes de Thronos tombèrent sur le sol.
— Toute ta vie, tu l’as cherchée, et tu as enduré les pires épreuves
pendant qu’elle prenait du plaisir avec d’autres hommes, murmuraient les
néréides. Tu aurais voulu être libre de choisir celle que tu désirais.
Aujourd’hui, tu le peux, mais seulement ici, où les âmes sœurs n’existent pas.
Comment pouvait-il résister à pareil raisonnement ? Il s’était senti
trompé. Il avait essayé d’aller voir ailleurs. Et à présent, dans ce royaume, il
était enfin libre de le faire.
Lanthe n’était plus sa douloureuse nécessité.
Quelques jours plus tôt, il lui avait dit qu’elle était pleine de défauts, qu’il
ne désirerait jamais une femme comme elle.
Mais les choses avaient changé entre eux. Il avait dit vouloir tout d’elle.
Peut-être que si elle l’avait encouragé un peu, si elle lui avait envoyé un
signal pour qu’il comprenne que ses sentiments à elle avaient changé, il lui
serait resté fidèle.
Quand une des néréides ouvrit la braguette de Thronos avec ses dents,
Lanthe fut stupéfaite de sentir les larmes lui piquer les yeux.
— Laisse-moi aller le voir et arrêter tout cela ! Je t’en prie, Nérée !
L’expression du dieu devint plus sombre, plus prédatrice. Elle entendit
des portes se fermer et se verrouiller pour l’empêcher de fuir.
Thronos était nu. Comme il se débattait encore, les nymphes renforcèrent
leur sort, pour l’immobiliser complètement.
— Il se réveillera dans ma bouche, chuchota une nymphe à sa voisine.
Les jeux étaient faits, donc. Comment un homme pouvait-il être réveillé
par une fellation et se détourner de celle qui la lui faisait ?
En larmes, Lanthe tourna le dos à l’image. J’aurais dû lutter pour lui
lorsque j’en ai eu l’occasion.
Maintenant, elle allait devoir affronter sa fureur quand elle l’arracherait
aux bras des nymphes.
Et en admettant qu’elle y arrive, Thronos voudrait-il encore d’elle une
fois qu’elle aurait couché avec Nérée ?
— Ma chère sorcière, si cela peut te consoler, dit Nérée, assis sur le
« lit » et tapotant la place à côté de lui, il a résisté plus longtemps que tous les
autres hommes que j’ai vus avec elles.
Elle était trop malheureuse pour s’inquiéter de sa propre situation. Le
dieu si généreusement doté par la nature n’avait pourtant pas la réputation
d’être un amant délicat.
Elle aurait voulu reprocher tout cela à Thronos, mais bien sûr, elle n’y
parvint pas. Elle était responsable de ce qui lui arrivait. Si seulement elle lui
avait donné quelques signes…
D’un pas lourd, elle avança en direction de Nérée…
Un hurlement la fit se retourner.
Sur l’écran, elle vit Thronos repousser les néréides, les envoyer
valdinguer dans tous les coins de la pièce.
— Où est mon âme sœur ? hurlait-il, les ailes frémissantes, nu et
magnifique. Éloignez-vous de moi, sorcières de malheur !
Les larmes de Melanthe redoublèrent, mais cette fois, elle souriait.
Thronos remit son pantalon, attrapa le reste de ses vêtements et quitta en
trombe ce qui était pourtant le paradis charnel.
Pour moi.
Elle rayonnait de bonheur. En repoussant ces nymphes, il était allé contre
son instinct – et contre son ego.
Nérée poussa un cri de stupéfaction.
— Incroyable. Rejoins ton vrekener, avec ma bénédiction.
Elle entendit des portes se déverrouiller pour elle.
— Je suis sûr que tu sauras localiser le portail de Sargasoe, ajouta Nérée.
Mais tu n’as pas idée de ce que tu perds, conclut-il avec un sourire lubrique.
— Euh… merci. Je vais y aller, là.
— Ah, au fait…
Entre deux de ses doigts apparut soudain une mèche de cheveux noirs
brillants. Il la huma longuement, puis la tendit à Melanthe.
— Dis à Nïx qu’elle m’en demande beaucoup, vraiment. Retenir un
tsunami n’a rien d’une sinécure.
Si tu le dis.
— Je lui ferai la commission, Nérée, sois-en sûr, répondit Lanthe en se
ruant vers la porte.
44
Il faisait nuit à Cyel quand Thronos et Lanthe arrivèrent, dans une allée
pavée des Territoires des Airs. Il n’avait pas lâché sa main.
Elle lui avait demandé de passer devant – après tout, elle n’avait pas eu
beaucoup de chance jusque-là avec leurs destinations. De plus, force lui était
de reconnaître qu’elle avait encore quelques réticences quant à ce dernier
choix.
Elle n’était jamais montée aussi haut de sa vie, mais son regard fut attiré
plus haut encore. Les étoiles brillaient de mille feux, formant au-dessus d’eux
un diadème scintillant.
— Waouh.
— C’est exactement ce que je ressens, dit-il en lui serrant la main.
Elle baissa le regard pour découvrir un spectacle plus merveilleux
encore : Thronos qui lui souriait, des étoiles dans les yeux.
L’appréhension qu’elle avait eue en franchissant ce seuil s’envola
presque aussitôt.
Quand elle réussit à regarder ailleurs, elle examina le paysage alentour
avec intérêt. Ils se trouvaient dans un vallon peu profond, sablonneux,
encadré de collines qui grimpaient en douceur jusqu’à des sommets dénués
de végétation, couvertes de maisons blanchies par le soleil, petits cubes ou
parallélépipèdes de tailles différentes serrés les uns contre les autres, comme
les villages accrochés aux falaises de la Méditerranée. Rues et passages pavés
les bordaient, bien droits, descendant et convergeant vers la clairière dans
laquelle ils se trouvaient.
— Qu’en dis-tu ? demanda Thronos.
— C’est assez… uniforme.
Et monochrome.
— Nous sommes loin du bord de cette île ?
Elle s’attendait à être prise de vertige, mais pour l’instant se sentait
exactement comme si elle avait les deux pieds sur la terre ferme.
— Nous sommes au centre.
— Il fait vraiment doux.
— On trouve le même climat sur des kilomètres autour des Territoires.
— Où sont les gens ?
On ne voyait pas âme qui vive.
— Je pense que nous sommes en pleine nuit. L’aube se lève très tôt, ici.
Thronos indiqua le plus grand bâtiment, qui dépassait tous les autres.
— Ça, c’est le château de Cyel.
Le siège du pouvoir vrekener.
Les façades du majestueux édifice étaient les seules à comporter quelques
ornementations – mais cela restait très sobre. La principale était ornée de
colonnes corinthiennes et, comme les autres bâtiments, celui-ci était
dépourvu de toit. Autour poussaient des arbres, les seuls de l’île,
apparemment.
— Il a été construit contre une crête. Les salles d’audience se trouvent
contre la pente, et les appartements royaux au sommet.
Même après toutes les épreuves qu’ils avaient traversées ensemble, la
perspective d’entrer dans ce château et d’affronter Aristo la mettait mal à
l’aise.
— On pourrait peut-être attendre demain pour lui parler ?
— Tu as raison. Nous devons d’abord nous marier, répondit Thronos
d’un ton résolu.
Oups. Ça commence à devenir sérieux.
— De toute façon, il est possible qu’il soit absent, reprit-il. Il voyage
beaucoup.
Pas une minute à lui, Aristo. Je me demande quel mauvais coup il
prépare…
— Bon, alors fais-moi visiter ta piaule.
Même si un sort assurait la présence d’air, l’altitude lui faisait tourner la
tête. Après tout, elle était passée en peu de temps de plusieurs kilomètres sous
l’océan à plusieurs kilomètres au-dessus.
— Je ne sais pas ce qu’est une piaule, Melanthe.
— Ton appart, là où tu habites, quoi.
— Notre appart.
Elle comprit qu’à cet instant précis, il se rendait compte qu’il allait
réellement la posséder – et dans très peu de temps. Il déglutit, sa pomme
d’Adam faisant un aller-retour tandis que son regard perçant parcourait le
corps de Melanthe, comme s’il se demandait par quoi il allait commencer.
Aucun bouclier ne bloquait ses pensées, mais elle ne chercha pas à s’y frayer
un chemin.
— Nous habitons là, dit-il d’une voix rauque.
De sa main libre, il indiqua une autre habitation, au sommet d’une falaise,
en bordure du village, à une centaine de mètres à peine des autres bâtiments.
— Mmm…
Ils s’engagèrent sur le chemin qui y menait.
— Quoi, mmm ?
— Je crois que je m’attendais à un palais ou à un truc de ce style. Notre
maison sans toit est vraiment proche des autres maisons sans toit, non ?
Et l’acoustique par temps de nuit de noces, ça donne quoi ?
— Notre royaume n’est pas dénué de problèmes, Lanthe. Nous sommes
immortels, mais nos terres ne s’étirent pas à l’infini. Nous devons faire face à
la surpopulation.
Intéressant.
— Quand nous parlerons à Aristo, tu lui diras que nous allons partir
fonder une colonie vrekener dans une autre dimension. Nous pourrions
l’appeler Terre de Lanthe.
— Si tentant que ce soit, je ne vois pas comment ce serait possible. Les
vrekeners vivront toujours tous ensemble. Notre unité est notre force.
Thronos s’arrêta pour la regarder.
— Tu sembles déjà impatiente de t’en aller, alors que tu viens d’arriver…
— J’ai peur que les choses ne tournent pas aussi bien que tu l’espères,
avec ton frère.
— Peut-être que je n’espère rien en particulier. Peut-être que j’ai juste
besoin de me dire que j’aurai essayé.
Ça, elle pouvait faire avec. Elle hocha la tête, et ils repartirent en
direction de… leur maison.
Un peu plus loin, il lui indiqua trois obélisques de taille différente.
— J’ai appris à voler en sautant de ces colonnes. Quand j’ai sauté de la
plus petite, j’avais à peine deux ans.
Elle l’imagina petit enfant, sautant sans hésitation dans les bras d’un
parent, avec cette expression décidée qu’elle connaissait si bien. Peut-être sa
détermination s’était-elle forgée à cette époque. Ses ailes devaient être
démesurées par rapport à son petit corps.
— Je suis sûre que tu étais mignon à croquer. Est-ce que ta mère vit
encore ?
— La plupart des vrekeners ne survivent pas à leur âme sœur.
Donc, on pouvait dire que Sabine avait tué ses deux parents…
Se voilaient-ils la face en croyant qu’ils avaient un avenir ensemble ?
Il changea de sujet.
— De l’autre côté du château se trouve le bastion, un endroit où nous
nous retrouvons pour manger et discuter. Autrefois, c’était une prison, mais
par manque de place, nous avons dû récupérer l’espace.
— Les vrekeners ont une vie sociale, alors ?
— Bien sûr. Il existe une salle de réunion sur chaque île.
— Et ça marche comment, si vous ne pouvez ni boire ni jouer ? Je
suppose que danser est hors de question ?
— Nous organisons des rencontres sportives et des concours. Les plus
cultivés se réunissent pour lire et débattre de sujets divers.
Trop cool. Quand les choses se seraient un peu calmées, Lanthe ouvrirait
chaque semaine un portail vers Rothkalina pour pouvoir aller s’en jeter un. Et
elle forcerait Thronos à l’accompagner.
— Je suis sûre que les autres vrekeners vont être super contents d’avoir
quelqu’un comme moi dans les parages.
— Ils ne sauront peut-être pas quoi penser, au début. Mais ils finiront par
te voir comme je te vois, moi.
Son assurance l’apaisa. Sa confiance en l’avenir était contagieuse.
Ils s’engagèrent sur un sentier escarpé qui gravissait la colline par paliers.
— Je trouve étonnant que vous ayez pris la peine de ménager des
niveaux.
— Des sorceri habitent ici. Et il arrive aux plus jeunes d’entre nous de se
blesser les ailes.
Comme c’était gentiment formulé. Il faisait tout ce qu’il pouvait pour la
mettre à l’aise.
— Combien y a-t-il d’îles, en tout ? Et combien de vrekeners ?
— Des dizaines et des dizaines de milliers, répartis sur cent soixante-dix
îles.
Elle n’aurait jamais cru qu’il y en avait autant. Mais il était assez logique,
pour une faction d’immortels vivant dans un royaume caché, de croître et de
se multiplier.
— Dans quelques jours, je t’emmènerai visiter le reste du royaume, dit-il
alors qu’ils arrivaient sur le seuil de sa – de leur – maison.
La porte de bois était de facture modeste, équipée d’un simple loquet,
sans serrure. Thronos l’ouvrit et s’effaça pour laisser entrer Lanthe.
Curieuse d’en apprendre plus sur lui, elle nota les détails. Un seul mot
qualifiait l’intérieur de Thronos : spartiate. Les quelques meubles – une table,
des bancs – étaient on ne peut plus simples. Et, comme dans le reste de l’île,
il n’y avait pas de couleur.
Et pas de toit. De l’extérieur, elle avait trouvé cela bizarre, mais de
l’intérieur, c’était encore pire. Elle avait l’impression d’être dans une maison
de poupée, avec des gens qui les observaient par en dessus. Pas étonnant que
les vrekeners soient si à cheval sur le comportement en privé.
Thronos l’entraîna dans un couloir. Ils passèrent devant un bureau dont
les murs étaient tapissés de livres ; elle décida d’y revenir plus tard et de jeter
un œil à toutes ces pages. L’espace étant limité, chaque volume conservé
devait être important.
— Où est la cuisine ?
— Nous mangeons dans le bastion.
— Pas de domestiques ?
— Pas à Cyel.
Manquait plus que ça.
Après une salle de bains étonnamment moderne se trouvait une vaste
chambre à coucher, meublée en tout et pour tout d’une table de nuit, d’une
commode et d’un lit aux dimensions démesurées – sans doute pour pouvoir
accueillir les ailes de son occupant.
Elle vacilla. Thronos la soutint par le coude.
— Lanthe ?
— Désolée. J’ai la tête qui tourne, après les profondeurs océanes.
— Tu devrais t’allonger, dit-il en la conduisant jusqu’au lit.
Elle s’assit tout au bord.
— C’est le légendaire Lit de Troth ?
Il était en bois sombre et semblait robuste. En cas de collision frontale
avec un camion, ce lit aurait le dessus, assurément. Le cadre était gravé de
mystérieux signes vrekeners.
— Donc, c’est ici que la chose doit être faite ?
— J’attendrai que tu ailles mieux, dit-il, prenant visiblement sur lui. J’ai
attendu jusque-là, après tout…
Depuis l’adolescence. Une vie entière de curiosité non satisfaite et de
désir refoulé.
— Thronos, tout va bien se passer si tu me donnes juste quelques minutes
pour m’habituer à l’altitude.
Elle entendit le pouls du vrekener s’accélérer lorsqu’il demanda :
— Alors ce soir, nous pourrons…
Tu es sûre de toi, Lanthe ? L’accompagner au septième ciel signifiait
l’épouser. Et l’épouser, c’était peut-être tomber enceinte.
C’était tout de même beaucoup de changements pour une sorcière, en une
seule nuit. Allait-elle réellement franchir ce pas ?
Elle lui avait dit que si, un jour, il la regardait comme ce volar avait
regardé son âme sœur, elle envisagerait de lui céder.
Elle leva les yeux vers le visage de Thronos et s’entendit lui dire :
— Je crois que je vais me lancer et te posséder.
Un immense sourire se dessina sur les lèvres de Thronos.
— Alors il faut que j’aille chercher quelque chose au château. Je reviens
tout de suite. Fais comme chez toi – car tu es chez toi.
Sur le seuil, il se retourna.
— Ça ne me plaît pas de te quitter des yeux. J’ai l’impression que je
devrais te courir après, ou que nous devrions nous protéger l’un l’autre d’une
calamité.
— Je t’attends ici. Je ne bouge pas.
Il s’en alla, et elle s’allongea sur le lit pour contempler les étoiles. Je suis
dans le lit de Thronos.
Bizarre.
Combien de fois s’était-il allongé de la sorte pour penser à elle ? Il lui
avait dit avoir rêvé d’elle chaque nuit pendant des siècles. Mais combien de
fois dans ce lit ?
Elle se sentit nerveuse, tout à coup. Il était puceau (son premier et dernier
puceau !), et elle se devait de faire de cette première fois un moment
inoubliable.
Mais comment la réalité pourrait-elle être à la hauteur de cinq cents ans
de fantasmes ?
46
C’était tout sauf amusant ! Thronos sentait sa semence dans son membre,
impatiente de jaillir, et il ne pouvait pas la répandre.
Son corps savait exactement qui il était en train de posséder, savait qu’il
devait évacuer sa semence dans la matrice de Lanthe. La pression était telle
que son membre l’élançait à la manière d’un pouce qui a reçu un coup de
marteau.
Lanthe était brûlante. Elle le retenait dans son sexe étroit, semblait exiger
son dû. Il aurait voulu savourer cette première fois, la savourer, elle, mais il
n’arrivait à penser à rien d’autre qu’à cette douleur lancinante.
Il baissa les yeux sur leurs corps imbriqués l’un dans l’autre. C’était une
erreur. À travers la fente du drap, les chairs rose foncé de son intimité
pressaient son membre engorgé, et quand il vit que son âme sœur avait
trempé le drap tant elle était excitée, son sexe bougea en elle.
— Je vais perdre le contrôle !
Elle lui avait dit que si un jour il entrait en elle, il n’y aurait plus aucun
doute ; il se perdrait, serait changé à jamais.
Elle avait sérieusement sous-estimé la chose.
L’électricité qui courait entre eux l’enflammait, comme si la foudre
frappait sans relâche. Un sentiment de fusion absolue, définitive le
submergea, l’illumina. Physiquement, son corps était épuisé – il fit en sorte
de relâcher un peu la pression pour retrouver le plaisir –, mais il devait
absolument offrir sa semence à celle que le destin lui avait réservée, devait
laisser quelque chose de lui en elle.
Il regarda Lanthe. Son regard était lumineux, lui parlait dans une langue
qu’il ne connaissait pas encore.
— Laisse-moi jouir, Melanthe ! lâcha-t-il d’une voix étranglée.
La douleur était insupportable.
Même si c’était aussi terriblement bon.
En guise de réponse, elle leva la tête pour l’embrasser dans le cou. Sa
magie tournoyait, bleue, éthérée. Elle lécha l’endroit où battait son pouls, de
la même façon qu’elle avait léché la poudre d’or sur lui. Cela le rendit fou.
Lorsqu’elle le couvrit de longs coups de langue, il se demanda si elle ne
cherchait pas à le faire sortir de ses gonds.
— Tu pourras te retirer quand tu n’auras donné du plaisir, murmura-t-elle
contre sa peau.
C’était donc ça. Il devait l’amener à l’orgasme s’il voulait qu’elle le
laisse jouir.
Il passa les bras derrière elle, la souleva, approcha ses seins de sa bouche,
titilla un mamelon, puis l’autre, passa la langue dessus, les aspira entre ses
lèvres. Et, tout en les suçant, il se mit à aller et venir en elle.
— Fais-moi jouir ! cria-t-il contre la douceur d’un sein.
Je perds le contrôle.
— Thronos, je ne vais pas pouvoir me retenir très longtemps…
— Retenir ?
Elle réprimait délibérément son plaisir ?
— Je vais jouir !
— Dis-moi ce que je dois faire…
— Embrasse-moi !
Leurs têtes se rencontrèrent, leurs dents se cognèrent. Enfin, leurs langues
s’enlacèrent, se léchèrent avec avidité. Gémissements, grognements se
mêlèrent. Elle bougeait contre lui aussi violemment qu’il plongeait en elle.
Au moment où il atteignait un sommet – ne pouvait plus penser
autrement qu’en termes de pression, de trempé et de chaleur –, elle s’écarta
pour murmurer :
— Quand tu me sentiras jouir… je veux que tu me donnes ta semence.
— Dieux tout-puissants, siffla-t-il entre ses dents.
— Et il faudra peut-être que tu mettes une main sur ma bouche, parce que
tu es sur le point de me faire hurler.
Puis elle plongea son regard dans celui du vrekener et ordonna :
— Maintenant, Thronos !
Il plaqua sa large paume sur son cri de plaisir. Elle s’arc-bouta sous lui, le
surprit par la force dont son petit corps était capable.
Lui-même se figea en sentant le sexe de Lanthe se contracter autour du
sien avec la force d’un poing, comme s’il voulait en extraire la semence qu’il
pouvait enfin lui offrir. À cette première contraction, son membre répondit
par une violente pulsation. Son sceau était sur le point de se rompre.
Ses ailes battirent violemment tandis qu’il se déchaînait, allant et venant
en elle de toute sa puissance.
Comme un animal. Comme un démon.
Et puis…
Dans une fulgurance brûlante, son sperme jaillit. Sa semence, pour son
âme sœur et rien que pour elle.
Juste avant que son hurlement de plaisir ne fasse vibrer la nuit, il planta
ses crocs dans le cou de Melanthe.
Une seconde avant qu’il ne la morde, Lanthe vit les yeux de Thronos
virer au noir.
Puis il dévoila ses crocs et la marqua dans sa chair – comme l’aurait fait
un démon. Lorsqu’elle sentit leur pointe déchirer sa peau, la magie en elle
explosa avec une violence inédite.
L’orgasme la submergea de nouveau, et elle hurla son plaisir dans la
paume de Thronos, remuant sous lui tandis qu’il la possédait de toute sa force
d’immortel. Son membre plongea en elle plus loin encore lorsqu’il se
répandit.
Jet après jet, il la combla de sa semence. Elle sentit ses bras se resserrer
autour d’elle et ses griffes mordre sa peau, vit ses ailes trembler.
Magnifique démon.
Il continua d’aller et venir en elle jusqu’à ne plus avoir une goutte de
sperme, jusqu’à ce qu’elle s’abandonne, épuisée.
Alors, il retira sa main de sa bouche et se laissa tomber sur elle, lâchant
son cou à contrecœur. Et, dans un dernier, long grognement de satisfaction,
lécha sa morsure du bout de la langue.
Puis, soudain, il se redressa au-dessus d’elle, comme s’il se réveillait en
sursaut.
— Est-ce que je t’ai fait mal ?
— Mmm… ta morsure, c’est possible, mais j’étais trop occupée à jouir
pour vraiment la sentir. Tu as été tendre aussi longtemps que cela t’a été
possible.
Il se détendit, s’appuya sur ses coudes.
— Encore une preuve que je suis un démon, alors ? Rien n’aurait pu
m’empêcher de te marquer, dit-il en écartant une mèche de son front. Mais
les mâles vrekeners ne mordent pas.
— À ta connaissance. La morsure aura disparu dès demain. Qui saura ce
que nous avons fait ?
Il semblait perplexe, alors elle ajouta :
— Peut-être que notre passage à Pandémonia a libéré le démon en toi,
mais de toute façon, je m’en fiche. Quoi que tu sois, ça n’a aucune
importance. Ce que nous venons de vivre était hallucinant, bouleversant et
parfait. Pour rien au monde je n’en changerais un instant.
Un sourire fier se dessina sur les lèvres de Thronos. C’était bien un mec,
tiens.
— Je t’ai sentie jouir, dit-il sans chercher à masquer l’émerveillement
dans sa voix.
Avec un sourire, elle contracta son sexe autour de celui de Thronos. Il
ouvrit des yeux comme des soucoupes.
— Moi aussi.
Peut-être aurait-elle dû s’inquiéter du fait qu’il s’était répandu en elle,
mais elle était encore sur un petit nuage après son orgasme. Elle devenait
accro à cet homme. Pas seulement physiquement. Émotionnellement aussi.
Sa franchise l’avait touchée, la poussant à baisser sa garde. Ce soir, elle
avait découvert que, pour elle, la confiance était le plus puissant des
aphrodisiaques.
— Je m’étais toujours dit que ma semence… comment dire… coulerait
de moi, dit Thronos, les yeux brillants d’excitation. J’ignorais que la pression
pouvait être aussi intense. Quand ça sort, c’est presque… violent. Mais en
bien.
Déjà, son membre se réveillait en elle. Elle sourit, comprenant que son
vrekener venait de terminer son échauffement et était parti pour la nuit.
— Alors, est-ce que cela valait le coup de m’attendre aussi longtemps ?
Je t’avais dit que ce ne serait pas rien.
Il se pencha pour l’embrasser sur les lèvres.
— Tu méritais amplement que j’attende, sorcière. Et c’était exactement
comme tu l’avais dit. Tu m’as irrémédiablement transformé.
48
Tard dans la nuit, ils étaient allongés face à face, enveloppés dans les
ailes de Thronos. Et, comme ils l’avaient fait dans leur enfance, ils se
murmuraient des secrets.
Il y avait bien longtemps de cela, il lui avait dit qu’un jour, il serait son
époux. Il ne se trompait pas !
Il avait possédé son âme sœur – maintes fois. Elle avait perdu le compte
de leurs coïts, et celui de ses orgasmes.
Le drap qui les avait séparés avait été jeté dans un coin. Tous les autres
draps aussi. Les ailes de Thronos suffisaient à les réchauffer.
En le voyant ainsi, échevelé, visiblement détendu et ensommeillé, Lanthe
eut un pincement au cœur.
— Est-ce que c’était comme tu l’avais imaginé ? demanda-t-elle.
— Pas vraiment, petit agneau.
— Dis-moi.
Il se rembrunit, cherchant ses mots.
— Quand on s’est rencontrés, la première fois, j’ai emporté ton odeur
avec moi, dans le ciel, et jusque chez moi. Lorsque je suis en toi, j’ai le
sentiment de découvrir le ciel pour la première fois, ou de rentrer chez moi
après une très longue absence. C’est comme si tous mes désirs, tous mes
besoins passés et futurs étaient assouvis. Je ne m’attendais pas à ce côté…
absolu.
Jamais elle n’avait rien entendu d’aussi émouvant. Mais il soupira avant
d’ajouter :
— Ce que je dis n’a pas beaucoup de sens. Femme, tu me fais perdre la
tête. Mais toi, était-ce comme tu l’avais imaginé ?
— Non, mais c’est plutôt bien.
— C’est-à-dire ?
Comment lui expliquer ce qu’elle avait ressenti et appris ?
— J’ai découvert des choses, ce soir, Thronos. Beaucoup de choses. Je
me suis sentie en sécurité, avec toi. Connectée à toi. Et ces sentiments ont
décuplé les effets de tout le reste. C’est comme une drogue, je sens que je
suis déjà accro.
Il hocha la tête.
— J’ai la même impression. Je me dis parfois que je serais capable de
tout pour avoir encore plus de toi.
— Exactement. Pour faire simple, disons que je suis terriblement
heureuse d’avoir pris la main que tu me tendais.
Il sourit. Mais ses paupières étaient lourdes. Elle ne l’avait jamais vu
dormir. Cela faisait plusieurs semaines qu’il n’avait pas fermé l’œil, mais
maintenant que toute tension était retombée et qu’il avait retrouvé son lit, elle
espérait qu’il s’abandonnerait au sommeil.
— Tu devrais te reposer, dit-elle en le poussant à s’allonger sur le dos,
avant de s’installer sur son torse.
Il referma ses bras puissants autour d’elle.
— Une longue journée nous attend, demain.
Ces mots-là, elle avait désespéré de pouvoir les dire un jour à quelqu’un
de très proche.
— Je n’ai pas envie de dormir, dit-il en la serrant plus fort contre lui. J’ai
peur que tu ne sois pas là quand je me réveillerai.
Le cœur déjà gros de Lanthe faillit exploser.
— Nous sommes mariés, désormais. Je ne bouge plus.
Elle était sincère. Thronos était son époux, son amant, son prince.
Son meilleur ami.
Elle avait peur de ce que l’avenir leur réservait, mais elle croyait en eux.
— Tous mes rêves se sont réalisés, dit-il en sombrant dans le sommeil.
De quoi vais-je rêver, désormais ?
Et merde. Lanthe regarda son visage endormi. Je viens de tomber
amoureuse.
49
Un soleil plus lumineux qu’elle n’en avait jamais vu dardait ses rayons
sur elle. On était en plein jour, et elle ne regrettait rien.
— J’ai l’impression d’être La Bidasse ! grommela-t-elle tout de même.
— Je ne sais pas qui c’est, Lanthe.
Elle entendait le rire dans sa voix.
— Éteins la lumière !
— Je ne peux pas éteindre le soleil.
Elle entrouvrit les yeux et le trouva assis au bord du lit, fier comme un
paon.
— Tu es content de toi ?
Son sourire était lumineux, souligné par la chemise de lin parfaitement
repassée qu’il portait. Beau mâle.
Il hocha la tête.
— Je me suis réveillé un peu perdu ce matin, persuadé que la nuit
dernière n’avait été qu’un rêve. Puis j’ai vu ta tête sur mon torse, et je me suis
rappelé que nous étions mariés. C’est le plus beau matin du monde, ajouta-t-il
en se penchant vers elle.
On était à des années-lumière des lendemains auxquels ses précédents
amants l’avaient habituée.
— Tu es assis là depuis longtemps ?
— Quelques heures. J’aime bien te regarder dormir.
Après n’importe qui d’autre, Lanthe aurait trouvé cela cucul, mais pas
avec son mari.
De toute façon, elle était mal placée pour le critiquer, dans la mesure où
elle avait contemplé le visage endormi de Thronos jusqu’au moment où elle
avait sombré elle-même dans le sommeil. Ensuite, elle avait dormi comme
une souche. Pas de cauchemar. Pas d’agitation.
— Viens, je suis impatient de te présenter à notre peuple.
Mince.
— Nous te trouverons un bon petit-déjeuner. Des tartelettes aux pommes,
peut-être, ou du pain au miel…
Elle avait effectivement très faim.
— D’accord, d’accord. J’ai besoin de prendre une douche, pour
commencer.
Elle se leva et noua ses cheveux sur le sommet de sa tête. Le regard de
Thronos s’arrêta sur ses seins. Elle se dirigea vers la salle de bains et, sachant
pertinemment qu’il regardait ses fesses, accentua le balancement de ses
hanches.
Le grognement qu’elle entendit la fit sourire. Elle était prête à parier qu’il
ne sortirait pas de cette maison avant de l’avoir prise une nouvelle fois.
Elle regarda son reflet dans le miroir. Ses yeux brillaient, un joli rose
teintait ses joues. Elle constata avec un certain regret que la marque de sa
morsure avait déjà disparu.
Sous la douche, elle tourna le robinet à fond sur la droite, mais l’eau
n’était même pas tiède.
— Dis, on pourra faire réparer l’eau chaude ? lança-t-elle.
— Dans les Territoires, il n’y a pas d’eau chaude pour la douche,
répondit Thronos.
— Tu déconnes ou quoi ? marmonna-t-elle, avant d’inspirer un grand
coup et de se glisser sous le jet glacé en claquant des dents. Non, ça va pas du
tout, ça ! Je me suis pas engagée dans l’armée, moi !
Il apparut dans l’encadrement de la porte et l’observa d’un air réjoui.
— Nous autres vrekeners trouvons que l’eau froide est bonne pour le
corps et l’esprit.
— Ah bon ? C’est dommage, parce que l’eau chaude, c’est super pour le
petit coup du matin.
Il cligna des yeux.
— Je vais te réchauffer…
Quelques moments plus tard, quand ils émergèrent de la douche, Lanthe
était convertie à l’eau froide. Et c’était à elle, maintenant, d’être fière comme
un paon.
Elle se sécha et remit ses vêtements de la veille. La totale, masque
compris.
Ce qu’il y avait de génial avec les vêtements en métal et cuir, c’était
l’entretien. Il n’y avait rien à faire, ou presque. Aucun repassage. Elle tira sur
sa jupe.
— Veux-tu que je te trouve des robes ? demanda Thronos en se
rhabillant.
— Tu peux, mais je ne les mettrai pas avant de les avoir fait retoucher.
Lanthe avait vécu la période victorienne. Par nécessité, elle avait appris à
transformer une robe à col montant, manches longues et jupons longs en
minirobe à bretelles. Ou plutôt, avait appris à donner les instructions
nécessaires pour que ce soit fait.
— Je me sentirai plus à l’aise dans mes propres vêtements.
Il ouvrit la bouche, hésita, mais répondit juste :
— Très bien.
Il fait des efforts.
— J’ai eu peur qu’on ait notre première dispute de jeunes mariés.
Elle enfila son haut. En matière d’habillement, de toute façon, on ne
pouvait pas dire que les sorceri fussent si provocantes que ça. Sa jupe lui
arrivait à mi-cuisses, et ses bottes montaient presque jusqu’aux genoux. Donc
seule une petite surface de ses jambes était exposée.
— J’ai conscience des compromis que tu as faits en acceptant de venir ici
avec moi, dit Thronos. Je veux en faire moi aussi. Et puis, si tu dois me crier
dessus, je préfère que ce soit parce que tu es sur le point de jouir, d’exploser
ou de mourir de plaisir.
— En d’autres termes, un peu plus tard dans la journée.
Elle tendit un bras pour lui soupeser l’entrejambe et adora le voir se
hisser sur la pointe des pieds en réaction à son geste.
Quand il émit un grognement, elle le lâcha avec une petite tape
affectueuse.
Elle passa ses bottes et ses gantelets, puis natta ses cheveux. Thronos
observait chacun de ses mouvements avec une fascination non déguisée.
— Tu me passes mon médaillon ?
Il alla le chercher et le noua autour du cou de Lanthe.
— Je m’en veux de ne pas te l’avoir donné plus tôt.
— On était un peu pris par nos histoires de dragons, de démons et autres
créatures désagréables. Il m’est aussi précieux que si tu me l’avais offert,
dans la mesure où tu as risqué ta vie pour le récupérer. Même s’il n’était pas
en or de silisk, ce serait mon bijou préféré.
— Les sorceri échangent des anneaux pour leur mariage, non ?
Elle se retourna.
— Oui ! Je veux un anneau ! En or. Avec beaucoup d’or.
Il sourit.
— Quand ma femme jette son dévolu sur quelque chose, qui suis-je pour
le lui refuser ?
Elle mit son masque.
— Très bien. Alors allons régler cette affaire, ce sera fait.
Il lui tendit la main, et elle la prit fièrement.
Dès l’instant où ils franchirent la porte, un vrekener vint les saluer,
comme s’il les avait attendus. Grand, large d’épaules, bâti comme Thronos, il
avait les yeux verts et des cheveux châtain clair attachés en queue-de-cheval.
Lanthe se raidit quand elle vit ses ergots en argent. Un chevalier.
Combien de sorceri avait-il tués ? ou émasculés ?
— Bonjour, Jasen ! dit Thronos. Je ne pensais pas que la nouvelle de
notre arrivée s’était déjà répandue.
Lanthe trouva la réaction de Jasen étrange. Son expression, d’abord
pensive, exprima soudain un soulagement dégoûté, comme lorsque l’on se
débarrasse enfin d’un poids très lourd ou d’un animal enragé.
— Melanthe, je te présente Jasen, dit Thronos. Jasen, voici la princesse
Melanthe, mon épouse.
— Vous… vous l’avez eue.
Lanthe ne lui tendit pas la main, préférant la garder dans son dos, car elle
émettait un flot de lumière bleue.
Jasen resta interdit quelques instants, puis se ressaisit.
— Monseigneur, dit-il en se tournant vers Thronos. Les chevaliers se sont
rassemblés au château pour discuter de la sécurité du royaume. Participerez-
vous à la réunion ?
— Mon frère est-il ici ?
— Je crains que non, monseigneur.
Thronos affichait calme et froideur, mais maintenant que Lanthe le
connaissait mieux, elle voyait que sur son visage, les cicatrices étaient
légèrement plus claires, signe qu’il était tendu.
Je suis désolée, Thronos. Je sais que tu voulais régler certaines choses
avec Aristo.
Les dieux seuls savent ce qu’il fait à parcourir les mondes.
— Melanthe et moi y participerons, dit-il à Jasen.
Main dans la main, ils suivirent le chevalier sur le chemin qui descendait
dans le vallon.
Je ne tolérerai aucun manque de respect envers toi. Souviens-toi que tu
es leur princesse.
Pour une épreuve du feu, elle était servie ! Elle concentra sa magie plus
près d’elle.
Je ne sais pas si c’est une bonne idée que j’aille à cette assemblée. Et si
l’objet de la réunion est ma présence ici ? Ne crains-tu pas que je sois en
danger ?
Il jeta un œil au tourbillon de magie qui l’enveloppait.
Tu t’en sortiras très bien. Fais juste attention à ne blesser personne.
Très drôle.
Tu sais que je les éliminerai avant qu’ils puissent toucher à un seul de tes
cheveux.
Sur les collines au-dessus d’eux, les vrekeners interrompaient leurs
activités pour la regarder.
Qu’aurait fait Sabine dans pareille situation ? Sa sœur aurait redressé les
épaules et n’aurait laissé personne oublier qu’elle était une noble fille des
sorceri. Lanthe ne ferait pas moins. À ceux qui la fixaient le plus hardiment,
elle adressa un salut de la tête des plus régaliens.
Bien sûr, elle comprenait leur curiosité. Sa tenue devait les choquer, et
elle avançait entourée d’une nuée magique. Sans parler de son médaillon,
unique, d’une grande valeur. Toutes les femmes allaient secrètement le lui
envier.
Les hommes qu’elle voyait portaient des chemises de travail blanches et
des pantalons en cuir. Les robes des femmes étaient larges, de couleur
indéterminée, et ne laissaient voir que leur visage et leurs mains. Leurs ailes
étaient plaquées dans leur dos, comme si elles étaient encombrantes. Tous ces
gens avaient des têtes à s’envoyer en l’air sans faire de bruit. L’ennui total.
Ce peuple était l’antithèse absolue des sorceri.
Mais après tout, Thronos avait été ainsi lui aussi – avant qu’elle ne
s’occupe de son cas. Ces vrekeners ignoraient que l’ouragan Lanthe venait de
se poser à Cyel.
Les vrekeners sont-ils toujours aussi sinistres ?
Si elle n’avait pas été sûre du contraire, elle aurait pensé que quelqu’un
leur avait jeté un sort de morosité.
En toute honnêteté, elle s’était attendue que les mères poussent des cris
en la voyant et fassent rentrer leurs enfants dans leurs maisons sans toit. Mais
là, les gens ne bougeaient pas. Ne réagissaient pas.
Ne souriaient pas.
En général, pas autant que cela. Je les sens un peu tendus, en effet. J’ai
hâte de savoir de quoi il retourne.
Depuis qu’il était apparu à son peuple, Thronos contractait la mâchoire et
s’efforçait de ne pas boiter, ce qui devait le faire affreusement souffrir. Elle
s’était servie de ses pouvoirs sur lui, la veille. Peut-être pouvait-elle
maintenant l’aider, en atténuant sa douleur.
Mais l’oblitération de la douleur était un ordre qui pouvait se retourner
gravement contre celui qui le donnait. Tandis qu’elle pesait le pour et le
contre, elle comprit ce qui manquait dans le paysage qui défilait sous ses
yeux.
Où sont les sorceri ?
Bonne question. Tu auras bientôt la réponse.
Le grand château de Cyel se dressa alors devant eux. La veille, elle s’était
émerveillée d’être si près du siège du pouvoir vrekener.
Aujourd’hui, elle allait y entrer. Sabine ne la croirait jamais.
Alors qu’ils montaient l’escalier, les ailes de Thronos battirent dans son
dos, comme s’il se préparait au combat.
Ils pénétrèrent dans une sorte d’antichambre. L’endroit était
impressionnant, mais elle avait du mal à comprendre son utilité. Sans toit, il
ressemblait à une arène, ou à une ruine – à ceci près que l’endroit était
rutilant.
De là, Thronos et elle franchirent une double porte ouvrant sur une pièce
plus grande dans laquelle se trouvait une immense table ronde. Une
quarantaine d’hommes y étaient assis, sur des tabourets.
Le choc. C’était la fête de la saucisse. Pas une seule femme chevalier.
Bonjour les machos.
Il n’y avait ni trône ni estrade. On eût dit une de ces salles de réunion
dans lesquelles les rois et les reines feignent d’être des gens comme les autres
et où tout le monde est installé au même niveau (même si c’est aux rois et
aux reines qu’on coupe la tête en cas de gros pépin).
Tous les hommes semblaient stupéfaits de voir Melanthe.
— Mon épouse et princesse, dit Thronos en la présentant. Melanthe, des
deie sorceri.
Elle leva les yeux vers lui, et son cœur s’emballa. Il la fixait avec un
regard d’acceptation absolue. Mon époux. Quand des étincelles manifestèrent
sa satisfaction, plusieurs regards fondirent sur elle, mais personne ne dit mot.
Sans doute supposaient-ils qu’il s’agissait d’un reste de magie, après que
Thronos avait éradiqué son pouvoir.
Les vrekeners qui se ressaisirent en premier se levèrent d’un bond, par
respect pour leur prince au moins. Ceux qui restèrent assis furent toisés d’un
regard meurtrier par Thronos, jusqu’à ce qu’ils se lèvent.
— Mon épouse et moi-même sommes impatients d’entendre les
nouvelles du royaume.
Quand tous les hommes reculèrent d’un pas pour mettre un genou à terre,
les cicatrices de Thronos s’éclaircirent un peu plus encore. Et un très mauvais
pressentiment noua l’estomac de Lanthe.
50
Splatch !
— Flûte !
Encore un énorme pâté sur un document officiel de la reine des
vrekeners.
Lanthe posa sa plume et examina ses doigts tachés d’encre. On eût dit
qu’elle terminait une séance de peinture avec les mains.
Sans doute pouvait-on qualifier cela d’accident du travail, maintenant
qu’elle était quasiment le scribe officiel chargé de la rédaction des courriers
royaux. Ces cinq derniers jours, sa plume (car, bien sûr, c’était une plume)
avait été son épée.
Bon, elle n’aurait pas tué pour un Bic, mais elle n’aurait pas dit non, non
plus.
Sa première lettre avait été pour Sabine. Elle lui avait juré sur tout l’or du
monde qu’elle allait bien et qu’elle était heureuse d’avoir épousé Thronos.
Puis elle avait écrit qu’elle était reine, désormais, et l’avait suppliée d’obtenir
de Morgana que celle-ci veuille bien engager des pourparlers avec elle.
Lanthe savait qu’en écrivant avec trop d’enthousiasme, elle risquait de
laisser croire que tout était merveilleux à Cyel – tout le monde penserait
qu’elle avait subi un lavage de cerveau –, aussi avait-elle fait de son mieux
pour contrôler son style.
Elle avait envoyé cette lettre aussitôt. Puis elle avait entrepris de
contacter toutes les factions qui leur avaient déclaré la guerre.
À Carrow, elle avait expliqué que Thronos avait été une véritable
révélation.
Le précédent roi vrekener était un être cruel qui n’a eu que ce qu’il
méritait. Total respect à ton vampire de mari pour une élimination bien
menée et pour la victoire au tournoi.
Une fois toutes ces lettres écrites, Lanthe en avait entamé une autre, plus
détaillée, qu’elle destinait à sa sœur. La plus difficile. Elle avait déjà
commencé et jeté une bonne dizaine de brouillons. Le problème était
d’annoncer son passé avec Thronos.
Dire à sa grande sœur : « Ben, en fait, je t’ai un peu enfumée pendant des
siècles » était une chose. L’écrire en était une autre.
Comment lui expliquer ce que Thronos signifiait pour elle, désormais ?
La veille, elle avait décidé de commencer par le commencement, le jour
de leur première rencontre. Aujourd’hui, l’après-midi touchait à sa fin, et elle
n’en était qu’au récit – très édulcoré – de leur passage à Feveris. Elle s’était
laissé jusqu’au lendemain comme date limite…
Elle leva les yeux, chercha Thronos dans le ciel. Il ne tarderait pas à venir
la chercher pour aller dîner au bastion.
Avec ses chevaliers, il travaillait sans relâche à l’élaboration d’une
nouvelle stratégie de défense et d’un nouveau plan d’évacuation. La veille,
une première simulation avait eu lieu. Il y avait eu quelques ratés, et
aujourd’hui, ils avaient prévu de procéder à quelques mises au point.
Il souffrait énormément et peinait parfois à cacher sa douleur devant les
autres. À cela s’ajoutait le stress : diriger un royaume menacé de guerre
n’avait rien d’une sinécure. Il était épuisé par son travail, épuisé par un
chagrin qu’il se reprochait d’éprouver.
À Pandémonia, il avait raconté à Lanthe que, lorsqu’il avait compris que
son père avait tué ses parents, il avait vu en lui un inconnu. Aujourd’hui, il
éprouvait la même chose à propos de son frère.
Elle entendit le claquement familier des ailes de Thronos. Quand elle était
avec lui et qu’ils oubliaient le reste du monde, la vie tendait au sublime.
Lorsqu’elle était seule… c’était beaucoup moins sublime. Incapable de
dissimuler sa joie, elle se leva d’un bond.
— Te voilà…
Il la prit par la main. Sans un mot, il se dirigea tout droit vers leur
chambre et se laissa tomber à plat ventre sur le lit – son corps massif lui fit
penser à un grand arbre que l’on abat.
— Ta journée était si bonne que ça, alors ? dit-elle en montant sur le lit et
en relevant sa jupe. Écarte les ailes.
Il s’exécuta, et elle s’assit à califourchon sur ses reins.
— Je m’amusais plus avec la vermine.
Visiblement, il n’était pas d’humeur à aller dîner avec les autres, ce soir.
Oh zut. Ils allaient rater le repas dans la grande salle à manger sinistre ?
Pas de problème. Elle avait mis de côté plein de fruits, des pains
étonnamment goûteux et des fromages divins, juste pour une occasion de ce
genre.
Quand elle se mit à le masser, il laissa échapper un long grognement.
— Mmm… tu es une envoyée des dieux, petit agneau.
— Je sais, dit-elle en remarquant qu’elle venait de maculer d’encre un
pan de sa chemise – oups. Euh… et cette mise au point, ça s’est bien passé ?
— L’alarme fonctionne. Mais le seul endroit d’où on peut la faire sonner
est le château. Or, toutes les îles doivent pouvoir la déclencher.
— Ça viendra.
Avec les pouces, elle exerça de petites pressions circulaires sur ses
muscles fatigués.
— Dis-moi que ta journée était plus agréable que la mienne.
— Ma journée s’est bien passée.
Lanthe trouvait assez drôle d’avoir ce genre de conversation avec
Thronos. Comme s’ils étaient un vieux couple.
Le fait était qu’entre eux, les choses allaient bon train. Chaque soir, après
le dîner, ils se sautaient dessus – et ce même s’il avait réussi à passer la voir
dans la journée. Lors de ces petits intermèdes, il la prenait sauvagement,
contre le mur ou sur son bureau, une main sur sa bouche pour assourdir ses
gémissements de plaisir. Lui-même se mordait le bras pour étouffer ses
rugissements.
Chaque fois qu’il la faisait jouir, il devenait un peu plus sûr de lui
sexuellement, plus arrogant.
Elle trouvait cela excitant au possible.
S’il jouissait avant elle, il descendait sur elle et se servait de sa bouche
pour l’amener à l’extase. La première fois qu’il avait fait cela, elle avait crié :
— Oui ! Oooooh oui !
Et s’était sentie obligée de dire quelque chose avant qu’il ne goûte sa
propre semence.
— C’est inévitable, avait-il répondu. Chaque jour et chaque nuit, je vais
me répandre en toi et te lécher dès que j’en aurai l’occasion. Et puis, il y a un
peu de toi dans ce nectar. Ne me le refuse jamais.
Coquin, et un peu vicieux, le vrekener.
Une fois leur désir assouvi, ils lisaient ensemble leur courrier. Thronos
demandait toujours son opinion à Lanthe. Plus d’une fois, il avait déclaré :
— Quand tu m’as dit que tu voulais être co-chef, je t’ai prise très au
sérieux. Alors, ton avis ?
Ce soir-là, il demanda :
— Tu as récupéré tes nouveaux vêtements ?
— Oui !
Le lendemain de son arrivée à Cyel, Lanthe s’était aperçue qu’elle avait
besoin d’un tas de nouvelles tenues et qu’il fallait qu’elles soient fabuleuses,
vu qu’elle était reine, et tout. Même si ses sujets étaient habillés comme des
sacs.
Après avoir confié des dessins au forgeron pour les pièces en métal, elle
s’était invitée dans un groupe de couture avec des instructions pour la
réalisation de robes bustier. Elle avait décidé que, pour la longueur, ce serait
une moyenne entre ce qu’elle voulait et ce que Thronos trouvait décent. Bref,
mini au lieu de micro.
— Comment les femmes t’ont-elles accueillie, cette fois ? Elles se la
sont… euh… pétée, encore ?
Le groupe de couturières n’avait pas ouvertement fait de la résistance –
tout le monde savait désormais que leur reine sorcière pouvait jeter des
sorts –, mais Lanthe avait trouvé qu’elles se la pétaient vraiment.
Seulement, pour quelqu’un qui avait affronté les femmes de la cour
d’Omort et réglé son compte à une sorcière comme Hettiah, ces nanas
vrekeners, c’était du gâteau.
— Oh non, j’ai réglé ça très vite.
Avec en tête l’expression favorite de Sabine – « celui qui me craint me
respecte » –, Lanthe avait montré qu’elle aussi pouvait se la péter, et
beaucoup plus fort qu’elles, encore.
En d’autres termes, sa garde-robe avait été prête en un rien de temps. Les
robes étaient blanches, mais lorsqu’elle les mettait avec le médaillon…
La classe, quand même.
Bien sûr, celle qu’elle portait aujourd’hui était blanche aussi – festonnée
d’encre, exceptionnellement.
— Du nouveau à propos d’Aristo ?
Chaque jour, de nouveaux vrekeners trouvaient le courage de révéler
d’horribles histoires à propos de leur ancien roi et de ses trois fidèles
chevaliers. Ces quatre-là avaient été une véritable plaie pour le Mythos,
masquant leurs intentions sous un manteau de vertu.
— C’est exactement comme tu l’avais dit.
Roi d’un peuple qui croyait à la chasteté avant le mariage, à la sobriété
absolue et à la sincérité dans tous les échanges, Aristo possédait plusieurs
garçonnières, buvait comme un trou et mentait sur tout.
Quand Thronos lui avait révélé cela, Lanthe n’avait pas éprouvé la
satisfaction d’avoir eu raison. Non, elle avait été triste pour lui. Il avait honte
de son frère, se sentait responsable de ses agissements.
— Oh, ça ne pourra qu’aller mieux, maintenant, n’est-ce pas ? dit-il d’un
ton faussement enjoué.
— À ce propos, j’ai reçu une réponse de Bettina, aujourd’hui.
La reine des meurtriers travaillait à surmonter sa phobie des vrekeners,
mais n’avait toujours aucune envie d’en rencontrer un.
Ce qui ne l’avait pas empêchée d’enquêter sur l’or de silisk.
— Elle demande une description détaillée du médaillon, avec une
estimation du poids et une photo si possible. Moi, je dis, elle a mordu à
l’hameçon. La paix est en bonne voie !
Les yeux mi-clos, Thronos sourit.
— Je regrette tout de même que tu doives te séparer de ce bijou.
Au moins lui restait-il les clés en or de silisk.
— Dès que les choses se seront calmées, ici, reprit Thronos, je le
remplacerai par un bijou plus beau encore.
Une autre reine aurait peut-être répondu : « Oh, c’est inutile, mon bon roi.
C’est une satisfaction en soi que de pouvoir vous aider. »
Lanthe, elle, s’écria :
— Super ! Mais ça vient en plus de l’anneau que tu m’as déjà promis, on
est bien d’accord ?
Elle remonta sur les larges épaules, qu’elle pétrit avec application, faisant
frémir ses ailes de plaisir.
— C’est noté, répondit-il d’un ton désabusé. Et ta lettre à Sabine ? Où en
est-elle ?
— Elle en est à Feveris, seulement. J’ai peut-être passé un tout petit peu
de temps à décrire le temple d’or. De toute façon, je ne veux pas l’envoyer
avant que le Déchiffreur de Mots l’ait relue.
Elle se pencha et déposa un baiser sur la nuque de Thronos.
— Reconnais que notre histoire est assez épique.
Mais il lui restait un chapitre, qu’elle tenait à ajouter. Celui qu’elle
voulait intituler : « La disparition de la douleur ». Elle ne pouvait pas changer
le passé, ne pouvait transformer leur situation actuelle, mais peut-être
pouvait-elle faire quelque chose pour que les blessures de Thronos le fassent
moins souffrir.
Elle avait hésité à user de ses pouvoirs sur lui. Jeter un sort à sa douleur,
c’était prendre un risque énorme. Au combat, il pouvait avoir besoin de la
douleur pour comprendre la gravité d’une blessure, ou pour lui signaler qu’il
perdait du sang afin qu’il adapte sa stratégie en fonction de sa faiblesse.
Non, Lanthe devait le guérir une bonne fois pour toutes. Enfant, c’était
une pratique qu’elle maîtrisait parfaitement, mais elle n’y avait pas eu recours
depuis des lustres.
Et puis, à l’époque, Sabine n’était pas encore figée dans l’immortalité ;
elle était plus… malléable.
Avec Thronos, Lanthe devrait prendre son temps. Pour commencer, il ne
fallait pas qu’il résiste…
Sa magie réchauffait déjà l’air lorsqu’elle lui murmura :
— Dors, Thronos.
Il s’endormit aussitôt, son corps se détendit.
Elle lui retira ses bottes, examina la partie inférieure de sa jambe droite.
Au niveau de sa cheville, les muscles étaient distordus. Même au repos, ses
tendons étaient noués et tiraient le pied vers l’intérieur.
Son mollet n’était pas en meilleur état. Elle tâta les muscles du bout des
doigts.
Guérison totale ? Elle fit craquer ses articulations. Il fallait au moins
qu’elle essaie.
Des volutes bleues montèrent doucement de ses paumes tachées d’encre
tandis qu’elle les passait sur ses membres.
— Guéris, ordonna-t-elle tout en le massant.
La chaleur de la magie jaillit et se fondit en lui. Elle en voyait les
courants, les tourbillons bleus sous la peau de Thronos.
— Guéris.
Sous ses doigts, elle sentit un très léger tressautement. La tension avait-
elle diminué ?
Elle le massa encore.
— Guéris !
Les muscles… se détendirent ! Et le pied de Thronos retrouva une
position de repos normale.
Avec un petit rire ravi, elle passa à l’aile gauche, en saisit l’articulation
déformée et recommença.
— Guéris.
Brusquement, toutes les écailles de l’aile se retournèrent, à la manière
d’un panneau d’affichage d’aéroport qui se met à jour. Et, en un éclair, la
mosaïque se remit correctement en place, respectant cet alignement qu’elle
avait trouvé si fascinant.
Elle caressa délicatement les écailles, puis procéda de la même façon
avec l’autre aile, avant d’examiner le reste du corps de Thronos.
Connaissant son vrekener, il souffrait probablement à d’autres endroits,
sans jamais le mentionner. Alors elle lui fit un massage magique sur tout le
corps.
Ces changements seraient-ils permanents ? Elle l’ignorait. Sur un
immortel, la plupart des altérations, comme les tatouages, disparaissaient en
un jour ou deux. Mais tant qu’elle avait ses pouvoirs, elle pouvait faire cela
tous les jours.
Bien. Le moment était venu de voir comment se portait son patient.
L, le Roi
C’était peut-être une plaisanterie, qui sait ? Quoi qu’il en soit, Thronos
avait décidé que c’était bon signe.
Quant aux démons furie, Thronos ruminait encore le message que
Rydstrom lui avait envoyé…
Thronos,
Tu es en train de faire une énorme connerie, mec.
Ma reine et moi avons reçu la lettre de Melanthe, et vu ce qui s’est passé
entre vous autrefois, nous n’y avons pas cru une seconde.
Les dieux seuls savent ce que tu fais à ma belle-sœur, là-haut. Relâche-la
dans la semaine, ou prépare-toi à la guerre contre mon vaste royaume.
Comme je sais que Lanthe est ton âme sœur, je sais aussi que tu
n’accepteras jamais de la relâcher, malgré mes menaces. Si quiconque avait
voulu me forcer à abandonner Sabine, je lui aurais ri au nez.
Pour nous épargner un conflit sanglant, Lanthe doit absolument
convaincre sa sœur qu’elle reste avec toi de son plein gré. C’est la seule
solution.
Si je peux me permettre un conseil, le mieux pour toi est de rendre ta
femme tellement heureuse qu’elle nous enverra un rapport rayonnant – et
crédible. Si tu es partant, fais comme je te dis. Je sais de quoi je parle, j’ai eu
le même problème.
Tu n’es pas obligé de comprendre le fonctionnement des sorceri. Tu dois
juste l’accepter.
Laisse-la vivre comme elle a besoin de vivre.
Sabine m’a parlé de votre animosité envers les sorceri en général, donc
j’ai assez peu d’espoir que tu arrives à satisfaire Lanthe. Je me prépare à la
guerre. Je te conseille de faire de même.
Vrekener, si tu fais du mal à ma belle-sœur, je te trouverai sur le champ
de bataille. Et la dernière chose que tu verras sera mon sourire tandis que je
t’arracherai la tête de mes mains.
R.
Bien sûr, Thronos avait montré cette lettre à Melanthe, qui l’avait lue en
écarquillant les yeux.
— Donc, ma première lettre est un fiasco ?
— J’ai besoin de ton conseil. Souhaites-tu rencontrer ta sœur ?
— J’ai peur qu’elle ne se serve de son pouvoir pour me séparer de toi. Ou
que Rydstrom t’attaque. Laisse-moi réessayer… Tu vas répondre à
Rydstrom ?
Thronos y avait longuement réfléchi. En regardant dormir Melanthe, la
nuit précédente, il avait rédigé une réponse, qu’il avait envoyée le matin
même.
Le travail de Lanthe avait limité le danger en provenance de trois
royaumes importants, et l’assemblée dans sa quasi-totalité lui en était
reconnaissante. Mais Cadmus et ses alliés se méfiaient encore de leur reine et
étaient mécontents que Thronos lui ait laissé ses pouvoirs.
Il pouvait comprendre cela – lui-même avait été méfiant au début. Il lui
avait fallu traverser l’enfer avant d’apprécier Melanthe.
À Pandémonia, il avait nié les sentiments qu’il éprouvait pour elle,
impatient de rentrer chez lui, de regagner son port d’attache, de retrouver son
monde de clairvoyance et de raison.
Aujourd’hui, il était chez lui, et il avait compris que c’était Melanthe, son
port d’attache.
Et que raison et clairvoyance avaient manqué à son frère. Quand Aristo
était-il devenu cet être dévoyé ? Comment ? Et comment avait-il fait pour
trouver trois autres hommes partageant les mêmes vices ?
Thronos craignait que les règles de leur société ne soient si strictes, le
spectre des offensements si large, que cela ne pousse certains à la perversion.
Devait-on être puni pour une chose aussi inoffensive qu’un baiser ?
Thronos lui-même n’avait pas été capable de suivre la loi vrekener à la
lettre. Comment pouvait-il attendre des autres qu’ils le fassent ?
Au cours de leur tour des mondes, avec Melanthe, il avait appris que sa
pensée inflexible, binaire, du tout ou rien, était une faiblesse. Elle lui avait
dit : « Tu sais, là-haut dans le ciel, je suis sûre que tout est logique et que
chacun se conduit comme il faut, qu’il n’y a jamais de mauvaises surprises.
Mais, en dehors de ce paradis-là, la vie est synonyme de désarroi, de
désespoir et de cœurs brisés. Alors, la plupart d’entre nous prennent le plaisir
où ils le trouvent. Et surtout, ils ne se permettent pas de juger ceux qui font la
même chose. »
Au « paradis », les surprises avaient été nombreuses. Le frère de Thronos
ne s’était pas conduit comme on l’attendait.
La vie s’était révélée profondément déconcertante.
Peut-être les vrekeners devaient-ils juger un peu moins et s’amuser un
peu plus, prendre du plaisir où ils pouvaient le trouver – surtout quand de
terribles menaces les guettaient, comme c’était le cas maintenant. La vie
éternelle pouvait être terriblement longue, ou tragiquement courte.
Une fois que le climat géopolitique se serait apaisé, il discuterait de
réformes sociales avec son co-chef.
Entre Cadmus et Jasen, la discussion arrivait à sa fin. Le jour tombait, ce
qui signifiait que Thronos allait bientôt pouvoir rejoindre sa femme. Chaque
seconde passée loin d’elle était une seconde de trop.
Devant le peuple, il affichait une attitude impassible. À la maison, avec
elle, il pouvait se détendre. Grâce à la magie qu’elle lui avait si
généreusement prodiguée il y avait déjà plusieurs jours, il ne souffrait plus.
Mais, ce soir, il tenait à avoir un petit massage, juste au cas où.
J’ai tellement, tellement de chance.
Comment aurait-il pu affronter ces difficultés sans elle ? Elle le faisait
rire, le forçait à chasser certaines inquiétudes, et la plupart de ses regrets. Il
avait faim d’elle en permanence. Et, grâce aux dieux, c’était réciproque.
Il s’enhardissait, osait prendre le contrôle, et elle semblait heureuse de le
lui céder. Deux nuits plus tôt, il l’avait mise à quatre pattes et l’avait prise
par-derrière, se servant de ses ailes pour propulser ses coups de reins. Quand
il l’avait sentie jouir autour de son membre, il s’était penché en avant pour lui
mettre la main sur la bouche et l’avait suivie dans l’orgasme en se mordant
l’avant-bras.
Tard la nuit précédente, il avait fait un rêve érotique avec elle, alors qu’ils
s’étaient déjà accouplés plusieurs fois. Exactement comme il l’avait autrefois
espéré, il s’était réveillé loin en elle, les hanches cognant entre ses cuisses.
Quand il avait compris ce qu’il faisait, il avait ralenti ses mouvements,
stupéfait.
Puis il avait senti les griffes de Melanthe dans ses fesses.
— Continue, Thronos. Continue ! Je vais jouir ! Je ne ferai pas de bruit !
Ces derniers jours, il avait fait des choses qui l’avaient surprise, il le
savait. Elle lâchait un cri, suivi d’un long gémissement, pour lui dire qu’elle
aimait ce qu’il lui faisait.
Ainsi qu’elle l’avait promis dans l’Inferno, elle lui disait toujours ce dont
elle avait besoin.
Quand il repensa à l’enthousiasme avec lequel son âme sœur prenait sa
semence, avec son corps, ses mains – et sa bouche, bien sûr –, il ne put
retenir un large sourire, qui illumina son visage.
Jusqu’à ce qu’il se rende compte qu’on le regardait.
— Qu’en pensez-vous, monseigneur ? demanda Jasen.
De quoi ? Thronos toussota.
— J’en pense que nous reprendrons ce débat demain. Je sais que, pour la
plupart, vous avez des familles qui vous attendent.
J’ai une famille. Melanthe et lui formaient une armée.
Il pouvait voler sans souffrir pour rejoindre sa femme dans leur maison.
Seigneurs, tant de choses avaient changé depuis le jour où il l’avait possédée
pour la première fois. Il souriait plus souvent. Et elle aussi, de son sourire si
espiègle.
Enfant, Melanthe lui avait fait fondre le cœur avec ce sourire.
Femme, elle était la propriétaire de ce cœur. Il n’était plus invincible.
Je l’aime.
Thronos le lui dirait, ce soir. Il n’était pas certain de sa réaction, mais
jamais plus il ne garderait un truc aussi important pour lui.
53
Dans l’Inferno, Thronos lui avait demandé si elle avait déjà aimé un
homme. Elle avait répondu n’avoir jamais connu l’amour à l’âge adulte.
C’était la vérité. Mais, enfant, elle avait aimé Thronos de toute son âme.
Au fond, peut-être n’avait-elle jamais cessé de l’aimer. Peut-être l’amour
avait-il toujours été là, attendant d’éclore sous un nouveau jour. Les fragiles
racines d’affection qu’elle avait senties naître lorsqu’elle croyait être à
Feveris avaient grandi pour devenir… un grand cacatois !
Aujourd’hui, ses sentiments pour Thronos étaient si forts qu’ils influaient
même sur l’opinion qu’elle avait des vrekeners en général.
Lanthe les trouvait toujours aussi sinistres, mais si quelqu’un disait la
même chose, elle lui rabattrait le caquet.
Sabine, quand tu liras le reste de cette lettre, s’il te plaît, garde l’esprit
ouvert. Je n’ai pas subi de lavage de cerveau, et je n’en subirai pas. De la
même façon que tu as amené le changement à Rothkalina, j’ai l’intention de
l’amener à Cyel. Et une fois que les choses se seront calmées, je compte sur
toi pour me filer des tuyaux de reine !
Quand Lanthe sentit une vibration magique, elle fronça les sourcils et
posa sa plume. Elle sentait un pouvoir – mais pas le sien.
Elle se leva d’un bond. Quelque chose approchait. Une menace. Elle se
rua vers la salle de l’assemblée.
Où étaient-ils tous passés ? Était-ce déjà l’heure du dîner ?
Lanthe se dirigea vers la vibration, sur le perron. Un portail s’ouvrait, là,
sous ses yeux.
Sur les marches du château de Cyel. Noms des dieux !
Quand elle vit Sabine en émerger, Lanthe resta bouche bée.
— Abie ?
Sa sœur était en tenue de guerrière, un impressionnant casque d’or posé
sur ses tresses couleur de feu. Un pectoral en métal faisait office de bustier et
un masque de jade cachait son visage.
Dans ce royaume monochrome, Sabine était une explosion de couleurs.
— Qu’est-ce que tu fais là ?
— Je viens à ton secours, répondit gaiement Sabine en faisant quelques
pas sur le perron. Oh ! Ce médaillon… C’est de l’or rouge ? Il est à mourir !
Il ferait presque oublier cette robe.
— Je n’ai pas besoin d’être secourue !
— Comme je le craignais, les vrekeners t’ont fait subir un lavage de
cerveau. Mais je jure que je vais te sortir de là. Quand nous serons de retour à
Rothkalina, je te trouverai une place en cure de désendoctrinement.
— Tu ne m’écoutes pas. Je veux rester avec Thronos.
Sabine poursuivit, comme si Lanthe n’avait rien dit :
— Le stress auquel tu as été exposée n’a pas dû aider. Je suis au courant,
pour l’Ordre. Il t’a fallu lutter pour rester en vie. Et je suis au courant aussi
pour ton enlèvement et ton emprisonnement ici.
— Je ne suis pas prisonnière ! Pourquoi disposerais-je de mes pouvoirs si
c’était le cas ?
Pas de réponse.
— Comment es-tu venue jusqu’à Cyel, Sabine ?
D’autres peuvent-ils venir aussi ?
— J’ai fait comme ce vampire dace : j’ai regardé dans une boule de
cristal un peu spéciale. Ce truc était caché chez les Daces depuis des
millénaires, et comme le royaume était lui aussi invisible… Bref, la sangsue
nous a autorisés à nous en servir. Ensuite, on a utilisé un pouvoir d’ouverture
de portail semblable au tien.
— On ?
D’un geste de la main, Sabine fit disparaître le médaillon de Lanthe.
— Il ne faudrait pas qu’on te le pique. Elle croira que je t’ai simplement
jeté un sort.
— Elle ?
Lanthe se tut, la gorge serrée par la peur, et vit alors Morgana franchir le
seuil du portail, elle aussi habillée de pied en cap pour le combat.
Des tresses de ses cheveux blond pâle sortaient des interstices de son
casque d’or. Ses iris avaient la couleur d’un puits sans fond. Des volutes
magiques de différentes couleurs tourbillonnaient autour d’elle. Jamais
Lanthe n’avait senti autant de magie dans un seul être. Morgana débordait de
pouvoirs retrouvés, elle était littéralement chargée.
Comme un serpent qui vient de se nourrir.
La reine balaya le domaine de son ennemi d’un regard cruel.
Lanthe leva ses paumes éteintes, geste de soumission chez les sorceri.
— Si nous discutions de tout ça, Morgana ? Tu veux bien ?
Elle regarda autour d’elles. Tout le monde était rassemblé dans le bastion,
donc Morgana n’aurait pour l’instant aucune cible sur laquelle se défouler.
Pour l’instant seulement.
Mais cela signifiait aussi que Thronos n’allait pas tarder à rentrer…
— Nous en discuterons, dit Sabine. À Rothkalina. Allez, viens, Lanthe.
On est un peu pressées, là.
— Tic-tac, le temps passe, railla Morgana. J’en ai assez vu.
— Il est hors de question que je quitte Cyel, déclara Lanthe.
Sabine l’empoigna par le bras et la tira vers le portail. De l’autre côté,
visible depuis le seuil, on apercevait la chambre de Lanthe, dans la tour de
Tornin.
— Regarde, sœurette. Ta chambre à Rothkalina.
Puis, comme si elle s’adressait à une enfant, elle demanda :
— Est-ce que tu te souviens de ta chambre ? Avec tous ces vêtements
fabuleux, ces objets luxueux, les domestiques et les livres de développement
personnel ? Ta télé et ton coffre plein d’or t’attendent. C’est chez toi.
Lanthe se dégagea d’un geste brusque.
— Non. C’est ici, chez moi. Que faut-il que je fasse pour que vous
compreniez que je n’ai pas subi de lavage de cerveau ? Je n’irai nulle part…
— Nooooon !
Thronos, en plein vol, venait de les apercevoir.
— Ne la touchez pas !
Il plongea sur elles, refermant ses ailes pour aller plus vite.
Un vrekener hors de lui attaquait, le regard meurtrier, prêt à se battre.
— N’approche pas ! hurla Lanthe. Elle te tuera !
Il était l’incarnation de la puissance physique, et Morgana celle du
pouvoir magique. Malgré sa force et les siècles de combat qui l’avaient
endurci, Thronos n’égalerait pas Morgana.
Il ne ralentit même pas ; la fureur, dans ses yeux…
Morgana leva une main. Comme si un poing l’avait saisi en plein vol,
Thronos s’immobilisa. Il tendit les bras vers Lanthe.
— Ne lui fais pas de mal, Morgana ! supplia-t-elle, tout en invoquant son
propre pouvoir.
La reine des sorceri la regarda comme si elle n’était qu’un insecte
méritant d’être écrasé.
— Fais bien attention, petite. Je vais t’arracher cette persuasion avant
même que tu n’envisages de t’en servir contre moi.
Puis elle se tourna vers Thronos, toujours en l’air. D’un autre geste de la
main, elle le fit approcher pour l’examiner.
Lanthe se tourna vers Sabine.
Abie, je t’en supplie, aide-nous ! J’aime Thronos.
Derrière son masque, Sabine leva les yeux au ciel.
Tu plaisantes, j’espère ?
Je l’aime depuis que j’ai neuf ans. J’ai tant de choses à te raconter…
Mais si Morgana le tue, elle me tuera aussi !
Je n’arrive pas à y croire. Tu parles comme si on t’avait lobotomisée.
C’est insensé !
Et si c’était vrai, pourtant ? Imagine une seconde que Morgana veuille
tuer Rydstrom ? Quelle serait ta réaction ? Eh bien, c’est exactement ce qui
est en train de m’arriver !
Mais comment peux-tu aimer ce… ce truc ? C’est impossible ! dit Sabine
avec un geste de dégoût en direction de Thronos.
Lanthe aurait voulu l’étrangler.
Si j’ai vraiment subi un lavage de cerveau, tu pourras toujours le tuer
plus tard ! Mais maintenant, je te le demande, aide-nous !
Effectivement, sur le premier point, tu n’as pas tort…
Quand Morgana mit Thronos à genoux, celui-ci grogna :
— Laisse ma femme tranquille et disparais de mes terres.
Serrant les dents, il réussit à contrer la magie, juste assez pour pouvoir se
mettre debout. Morgana sembla étonnée par sa force. Mais lorsque Thronos
voulut toucher Lanthe, la reine renforça son pouvoir et le figea. Des volutes
magiques réfractant la lumière s’enroulaient autour d’elle.
— Cet individu a eu le toupet d’enlever un de mes sujets. Les crimes
commis à l’encontre des sorceri sont désormais punis sévèrement, et
prestement.
— Je n’ai pas été enlevée, Morgana ! J’ai pris la décision de venir ici en
mon âme et conscience !
La reine l’ignora.
Abie, je t’en supplie !
C’est bon. Seigneurs…
Sans se départir de son insouciance, Sabine se tourna vers Morgana.
— Écoute, je ne voudrais pas te prendre la tête dans un moment pareil,
mais…
— Qu’y a-t-il ?
— Si j’étais toi, je ne tuerais pas ce type, dit Sabine en examinant les
griffes de ses gantelets avec un soupir d’ennui. Pourquoi ne pas le faire
prisonnier, plutôt ?
Le regard de Morgana brilla d’une étincelle menaçante.
— Sais-tu seulement depuis combien de temps j’attends ce moment ?
Elle serra le poing jusqu’à ce que Thronos ait du mal à respirer.
— Ma pupille a été brutalisée par son frère. Ce Talos va payer pour ça !
Lanthe voulut s’interposer entre Morgana et Thronos, mais la magie de la
reine l’unissait à sa proie tel un mur impénétrable.
— Je t’en prie, Morgana ! Thronos a été révolté par ce qui est arrivé à
Bettina. Il est déjà en pourparlers avec elle. Demande-lui, elle te le dira !
Mais pour l’heure, épargne-le. Je t’en supplie !
Soudain, autour de Morgana, l’air devint trouble. Au-dessus de son
casque, ses tresses blondes ondulèrent comme les serpents d’une gorgone.
— L’épargner ? cracha-t-elle. L’épargner ? Tu te moques de moi ? Ta
sœur et toi les avez fuis, lui et son frère, pendant des siècles ! Aujourd’hui, ta
reine est en passe de pouvoir rendre justice, et tu refuses ce qui doit être fait ?
Sais-tu seulement combien de pouvoirs j’ai sortis du coffre vrekener ? As-tu
idée du nombre d’attaques que ces pouvoirs représentaient ? Du nombre de
mes sujets qui en ont été les victimes ?
Elle n’avait cessé de hausser la voix, et elle termina en hurlant :
— Que je ne torture pas personnellement chacun de ces maudits
vrekeners est en soi un cadeau que je leur fais ! Mais Thronos Talos, lui, sera
puni !
Sa fureur était telle que les tourbillons de magie fouettaient l’air autour
d’elle.
— Je crois que c’est ce qui va se passer, non ? D’une minute à l’autre, dit
Sabine.
L’inquiétude de Lanthe redoubla.
— Que veux-tu dire ?
Morgana l’ignora et laissa courir son regard insondable sur Thronos. Le
manque d’oxygène avait congestionné son visage, mais il luttait encore.
Morgana était tout simplement trop forte.
— Je pense que cet être t’aime, Lanthe.
La reine souriait, visiblement impatiente d’en finir. Jamais Lanthe n’avait
vu sourire aussi effrayant.
— C’est un sacré point faible, reprit Morgana. Si je l’épargne, son sort
n’en sera que pire.
Elle pouvait être diabolique, adorait élaborer des châtiments tordus pour
ceux qui provoquaient sa colère.
— Je t’en prie, ma reine…
Lanthe s’interrompit. Elle venait de sentir Morgana qui aspirait sa
persuasion.
— Que fais-tu ?
— Je contrôle ta magie. Ton pouvoir fondamental doit être celui qui
l’ensorcellera.
— L’ensorceler ? Je t’en prie, arrête !
La lumière bleue de Lanthe sortit des paumes de Morgana.
— Thronos, frère d’Aristo, écoute ma voix et obéis à mes ordres. Tu vas
oublier Melanthe.
Il trouva suffisamment d’air pour hurler :
— Jamais !
Dans sa lutte contre le pouvoir de Morgana, tous les muscles de son corps
se tendaient.
— Morgana, je t’en supplie ! cria Lanthe.
Elle ne pouvait plus se battre contre elle, mais au moins Thronos vivrait-
il. Et, dès qu’elle le pourrait, Lanthe renverserait le sort.
Thronos, je reviendrai pour toi ! Je ferai en sorte que tu te souviennes de
moi. Vis ! Je te demande de vivre !
— Oublie-la, oublie-la, oublie-la ! ordonna Morgana. Tu n’as plus aucun
souvenir de Melanthe !
Le regard de Thronos croisa celui de Lanthe au moment où la magie
bleue jaillit de Morgana, le frappant comme la foudre.
Je reviendrai pour toi, Thronos !
Mais il était déjà trop tard. Lorsqu’il reprit ses esprits, il la fixa d’un
regard vide. Il ne la reconnaissait plus.
Sa gorge se serra. Si la reine la forçait à quitter les Territoires, Lanthe
ouvrirait aussitôt un portail pour y revenir et tout réparer. Mais voir Thronos
dans cet état la bouleversait malgré tout.
Morgana n’en avait pas terminé avec lui.
— Ton amour pour elle restera intact. Le manque provoqué par votre
séparation ne disparaîtra pas avec le temps. Mais tu ne comprendras jamais
cette douleur, tu ne sauras pas les raisons de ton malheur. Quand quelqu’un te
parlera de ta reine, tu réagiras violemment, puis tu oublieras la conversation.
Une dernière chose, Thronos : si tu survis aux deux prochaines minutes, tu
oublieras notre passage ici.
Lanthe regarda Morgana.
— Que va-t-il se passer dans deux minutes ?
Avec une attitude qui faisait d’elle la personnification de la vengeance,
Morgana déclara :
— Les puissants tomberont.
Ô Seign’or…
— Qu’as-tu fait ?
Morgana allait faire tomber les Territoires. Mais comment ?
— Comme j’avais accès à leur coffre des pouvoirs, j’en ai profité pour
retourner leurs défenses contre eux. Leur propre magie va détruire tout ce qui
a si longtemps été conservé et protégé. Le compte à rebours a commencé.
Tic-tac, tic-tac…
Sabine poussa Lanthe vers le portail.
C’est comme ça. Je dois te protéger.
Lanthe se dégagea brusquement et se rua sur le levier de sécurité, juste
derrière les portes du château. L’alarme résonna, se répandit sur toutes les îles
des Territoires.
Dans le bastion, les vrekeners se levèrent d’un bond et s’envolèrent,
évacuant les lieux en suivant le plan à la lettre.
Au même moment, la nuit tomba, et l’air se rafraîchit.
Partout sur les îles, les vrekeners prirent leur envol. Sauf Thronos,
toujours sous l’emprise de Morgana.
Redressant le menton, Lanthe se tourna vers sa reine, prête à subir sa
colère.
Morgana était en proie à une fureur indicible. Le sol tremblait sous ses
pieds. Les couleurs arc-en-ciel de ses pouvoirs fusionnèrent en un noir
profond. Elle leva une main.
— Tss, tss… Ce n’était pas une bonne idée, sorcière.
Quand Sabine courut se placer entre Lanthe et leur reine, Morgana hésita,
puis sembla parvenir à contrôler sa colère.
— Tu seras punie pour cela – et pour avoir facilité leur fuite. Mais là, je
n’ai pas le temps.
D’un geste de la main, elle propulsa Lanthe vers le portail.
— Non ! Je veux rester ici !
— Hors de question, répliqua Sabine d’un ton cinglant.
Tout en s’accrochant au seuil invisible, Lanthe hurla :
— Thronos ! Quitte cet endroit !
Morgana serrait moins fort – il pouvait respirer normalement –, mais il
continua de fixer l’endroit où elle s’était tenue.
— Envole-toi ! lui ordonna Lanthe.
Mais son pouvoir, après l’usage qu’en avait fait Morgana, était affaibli.
Sabine la força à lâcher le seuil.
— Vite, Lanthe ! On n’a plus de temps, là !
— Va-t’en, Thronos ! hurla Lanthe en tombant en direction de sa
chambre. S’il te plaît, va-t’en !
Lorsque le portail se referma derrière elles, elle éclata en sanglots.
— Qu’est-ce que je t’avais dit à propos des filles qui courent après les
garçons ? demanda Sabine d’une voix lasse, allant et venant dans la suite
qu’occupait Lanthe.
Les anciens appartements de cette dernière étaient encore en travaux,
presque une semaine après la chute des Territoires.
Lanthe leva les yeux de ses listes et lettres désespérées, laissant sa sœur
constater par elle-même l’état de panique et de découragement qui était le
sien, et qui empirait d’heure en heure.
— Thronos n’est pas un garçon, c’est mon mari. Et je veux le retrouver.
— Tu as une tête de déterrée. Veux-tu que je tisse une illusion sur toi ?
Comme si Lanthe s’intéressait à son apparence ! Sa seule pensée était :
Le temps passe, tu ne pourras bientôt plus le retrouver !
Comment Thronos se remettait-il de la destruction de son royaume ?
Comment affrontait-il cette perte ? Qu’arriverait-il s’il pensait ne plus avoir
de raison de vivre et se comportait dangereusement sur un champ de
bataille ? Et si Cadmus en profitait pour fomenter un coup d’État ?
— Tu t’épuises, Lanthe, fais attention, dit Sabine en s’asseyant sur le
divan. Depuis quand es-tu capable d’ouvrir des portails à cette fréquence ?
Le premier jour, quand Lanthe n’avait pas réussi à localiser l’avant-poste,
elle s’était rappelé ce que Nïx avait dit de sa persuasion, qui fonctionnait
comme un muscle, et avait songé que cela devait être vrai de tous ses
pouvoirs. Depuis, elle était arrivée à optimiser son pouvoir et parvenait à
créer un portail par jour, mais c’était sa limite.
Et, à force d’utilisation, ses pouvoirs perdaient en précision.
— Tu dois réduire, côté portails, insista Sabine.
— Je n’en ai pas encore ouvert, aujourd’hui.
Se retenir était la chose la plus difficile au monde. Mais elle risquait le
burn-out, à force de tenter d’atteindre un royaume qui pouvait se trouver à
des années-lumière.
— Je ne suis pas venue que pour parler de ça.
Lanthe s’était attendue à la visite de Sabine. Au château, on murmurait de
plus en plus, et de plus en plus fort. Et la rumeur disait que Thronos avait
probablement péri.
Sans doute avaient-ils des raisons de le croire…
Dès que Morgana avait quitté Rothkalina pour aller observer son œuvre,
en spectatrice morbide, Lanthe avait ouvert un portail pour rejoindre Thronos.
Elle était arrivée juste au moment de l’explosion.
Sabine l’avait écartée du passage et avait reçu l’essentiel du souffle – une
force si puissante qu’elle l’avait fait valdinguer à travers la pièce. Le mur de
la tour l’avait arrêtée, mais l’impact l’avait déformé. Heureusement, Sabine
portait moult protections métalliques.
Lanthe n’avait pas réussi à ouvrir un autre portail avant le lendemain.
Avec une valise pleine de vêtements et d’espoir, elle avait ouvert une brèche
au Canada, se servant des indications que Thronos lui avait données « au cas
où » afin d’atteindre l’avant-poste vrekener.
Lorsqu’elle avait franchi le seuil, elle n’avait rien trouvé d’autre que des
rochers et des arbres. Pas une seule trace de vrekener. Une harde de cerfs
l’avait accueillie. Peu sauvages, les bêtes s’étaient approchées. Visiblement,
aucun chasseur ailé n’avait fait intrusion dans leur domaine, même si
Thronos adorait le gibier.
Soit elle s’était emmêlé les pinceaux dans les indications (comme chaque
fois, mais là, ça craignait vraiment), soit son portail s’était ouvert de travers
(auquel cas ça craignait encore plus).
Alors qu’elle se rechargeait en prévision d’un nouvel essai au Canada,
Sabine et Rydstrom lui avaient expliqué que même un immortel comme
Thronos n’avait pu survivre à un feu magique comme celui de Morgana.
Sabine lui avait raconté que cette dernière était retournée sur place pour
profiter du spectacle. Après l’explosion, les îles s’étaient tout simplement
désintégrées, avant de tomber dans l’océan.
— Peut-être, mais les ailes de Thronos sont ignifugées, avait rétorqué
Lanthe.
— Face à un feu magique, même ses ailes sont vulnérables, avait dit
Sabine.
— Quelqu’un est peut-être arrivé pour le prendre au vol et le sauver.
— Mais… tous les autres n’avaient-ils pas déjà évacué les lieux ? lui
avait fait remarquer Rydstrom après une hésitation.
Peut-être. Mais Thronos avait survécu. Point à la ligne.
Lanthe s’était promis de ne jamais plus le sous-estimer. Son mari était un
homme extraordinaire capable de se sortir de n’importe quelle situation.
Et puis, il avait plus d’un tour dans son sac. Bon, peut-être qu’il l’avait
oubliée, mais…
— Nous discuterons plus tard, dit Lanthe. Je suis occupée, là.
D’un geste, elle indiqua la pile de lettres qu’elle rédigeait à l’intention
des sorcières et des oracles de tous les mondes possibles et imaginables.
Après son voyage raté au Canada, Lanthe avait obtenu d’un des gardes du
château qu’il la téléporte jusqu’en Louisiane, à la Maison des Sorciers.
Carrow et Mariketa, sa copine super puissante, avaient regardé pour elle dans
leur boule de cristal. Mais une partie de la magie des vrekeners fonctionnait
encore. Les sorts d’invisibilité qui les avaient dissimulés aux regards des
humains persistaient.
Les sorcières n’avaient pas réussi à localiser tout un peuple.
Alors Lanthe avait envoyé les anciens mercenaires de Cadeon dans les
forêts canadiennes, avec pour mission de les fouiller à la main.
— Lesquelles ? avaient-ils demandé.
Toutes. Parce que je crains.
Sur le divan, Sabine ramassa une des cartes que Lanthe avait étalées sur
toutes les surfaces disponibles.
— Trop occupée par tes recherches pour t’enquérir de ma guérison ? Je
vais bien, au fait.
Le remords étreignit Lanthe.
— De toute façon, occupée ou pas, tu ne te débarrasseras pas de moi si
facilement, dit Sabine en sonnant pour qu’on leur apporte du vin.
Des domestiques sorceri sans pouvoir, aussi appelés inferi, apparurent
promptement, puis s’éclipsèrent.
— Rydstrom m’a fait promettre de te parler parce qu’il pense que cette
petite querelle entre nous me mine, reprit Sabine en sirotant le contenu d’un
gobelet d’or. Alors je vais rester ici parce que, bizarrement, je tiens toujours
les promesses que je lui fais. À propos, Morgana voulait que je te demande
pourquoi Nérée lui a envoyé un tube de corail taillé en forme d’énorme
phallus. Apparemment, il a mentionné ton nom dans la carte qui
accompagnait son cadeau.
— C’est une longue histoire.
Sabine soupira.
— Tu es encore en colère contre moi, même si tu sais pertinemment que
je ne pouvais pas convaincre Morgana de renoncer à son attaque. J’avais peur
pour ta vie, alors je suis allée la voir. Elle m’a suggéré d’utiliser cette boule
de cristal pour t’évacuer de Cyel. J’ai fait ce qui me semblait bien. Et je reste
convaincue que ma démarche a dissuadé Morgana d’éliminer purement et
simplement les vrekeners.
Lanthe posa son stylo.
— Tu voudrais que je te remercie pour ça, alors que tu es persuadée que
Thronos est mort ?
Certes, Lanthe ne s’attendait pas que Sabine puisse faire beaucoup plus.
Mais sa sœur n’avait pas l’air de regretter ce qu’avait fait Morgana. Pourtant,
Lanthe lui avait tout raconté sur Thronos et sur les épreuves qu’elle avait
traversées avec lui.
Les pages que Lanthe avait écrites sur leur histoire avaient été détruites,
de la même manière que leur histoire avait été effacée de la mémoire de
Thronos.
Sabine avait été stupéfaite d’apprendre que Lanthe l’aimait réellement, et
ce probablement depuis l’enfance. Mais elle ne se faisait pas à l’idée que sa
petite sœur avait épousé un ennemi, « surtout un qui n’a pas de maison, et
encore moins de royaume », avait-elle précisé.
Qu’Ardente ait osé couper la langue de Lanthe, en revanche, l’avait mise
hors d’elle.
— Elle le paiera, et cher. Son âme n’a plus qu’à bien se tenir !
Elle avait aussi fait toute une histoire à propos de l’or de silisk.
— Je n’ai pas caché ton médaillon aux yeux de Morgana pour que tu le
donnes à n’importe qui ! Laisse-moi m’occuper de Bettina. Je connais ses
points faibles. Tu peux considérer leur déclaration de guerre comme nulle et
non avenue.
Pour distraire Lanthe de ses recherches, Sabine avait invité Cadeon et sa
famille à venir passer quelques semaines avec eux. Lanthe avait juste pris le
temps d’embrasser la tête duveteuse des jumelles, de saluer leurs parents et
de demander à Holly si elle savait où se trouvait Nïx (« Pas sur terre, à mon
avis »), avant de retourner à son travail.
Toute la famille royale la plaignait. La veille, elle était allée à la
bibliothèque de Tornin pour trouver d’autres cartes. Rydstrom et Cadeon
étaient dans la cour, conversant tranquillement avec leurs graves voix de
démons et leur accent sud-africain. Un marmot dans chaque bras, Cadeon
avait déclaré :
— J’ai trois femmes à la maison qui m’adorent. La vie est belle, mon
cher frère !
Remarquant Lanthe qui passait, Rydstrom lui avait fait signe de parler
moins fort.
Ils n’auraient pas dû la plaindre. Parce que Lanthe allait résoudre son
problème. Elle avait besoin de récupérer son mari pour bien d’autres choses
que simplement…
— Tu envoies encore de l’or ? s’exclama Sabine en posant son gobelet.
Lanthe, tu as déjà dépensé une fortune !
Dans la clairière de leur enfance, Thronos avait chatouillé Lanthe, l’avait
taquinée en disant :
— Tu m’aimes plus que l’or.
C’est vrai. Cent fois, mille fois plus.
— Tu ne ferais pas la même chose pour Rydstrom, peut-être ?
— Mais Thronos est un vrekener ! Ces gens sont méprisables !
— C’est de mes sujets que tu parles !
Lanthe pouvait les traiter de tous les noms, mais si quelqu’un d’autre en
faisait autant…
— J’insulte nos ennemis de toujours, et tu prends cela comme un
outrage ? C’est le monde à l’envers.
— Va-t’en, Sabine, s’il te plaît. Je n’ai pas le temps de t’expliquer, là.
— Tu me mets dehors, alors que j’ai en ma possession une lettre de
Thronos à Rydstrom envoyée juste avant l’effondrement des Territoires ?
Lanthe ouvrit des yeux comme des soucoupes.
— Pourquoi ne m’en as-tu rien dit ?
— Nous n’en avons eu vent qu’aujourd’hui, parce que, prétendument,
j’avais ordonné que tous les coursiers vrekeners soient arrêtés et interrogés –
au mépris des lois du Mythos. Et que cela aurait, toujours au conditionnel, un
peu retardé la lettre.
Elle tira de son gantelet un parchemin plié.
— Note bien que je ne m’excuse pas. Et rappelle-toi que je te cherchais
désespérément.
— Ouvre-la !
Sabine lui fit signe de la rejoindre sur le divan. Lanthe en trébucha
d’impatience.
— Tu ne l’as pas lue ?
— Non. Rydstrom l’a lue et a suggéré que nous la lisions ensemble.
Devant l’écriture et le sceau de Thronos, Lanthe sentit les larmes lui
monter aux yeux. Pas très sûre de sa voix, elle fit signe à Sabine de continuer.
Toujours un peu tragédienne, celle-ci prit son temps pour déplier la lettre.
— Je me demande ce qu’a répondu ton vrekener. La missive de
Rydstrom n’était pas franchement engageante, alors ça m’étonnerait qu’il ait
pris des gants.
Enfin, elle leva la lettre devant elle, et ensemble, elles lurent.
Roi Rydstrom,
En recevant ta lettre, ma première réaction a été la colère. Qui es-tu
pour me donner des conseils sur la façon dont je dois traiter ma bien-aimée
et la rendre heureuse ?
J’ai le sentiment que la reine Sabine et toi vous faites une fausse
impression de la vie de Melanthe dans les Territoires.
Elle parcourt librement le royaume, en pleine possession de tous ses
pouvoirs, parce que j’ai confiance en elle. Elle porte les vêtements qu’elle
choisit et voue un culte à l’or, dont j’ai l’intention de la couvrir.
Elle ne fait pas cela parce que je l’y autorise, ni parce qu’elle l’exige,
mais parce que c’est simplement ainsi que nous vivons.
Nous codirigeons notre royaume. Notre mariage est un partenariat.
Et ça marche.
Thronos
Lanthe ravala un dernier sanglot. S’il n’avait pas écrit qu’elle était une
puissante reine, elle se serait probablement effondrée, roulée en boule sur le
canapé, et ses larmes auraient trempé les coussins.
— Alors là… je dis chapeau, souffla Sabine en repliant la lettre. Peut-être
que nous autres sorceri n’aurions pas dû faire sauter son royaume, finalement.
Lanthe se retourna et lui donna un coup dans la poitrine.
Malheureusement, Sabine portait un pectoral en métal.
— Tu aurais dû me parler de ton histoire avec le vrekener depuis le
début, dit sèchement Sabine tandis que Lanthe secouait son poing
douloureux.
— Je ne savais pas quoi faire, à l’époque ! Pendant longtemps, cette
histoire a été synonyme de douleur, et de rien d’autre. J’étais gênée. J’avais
l’impression de toujours avouer la même chose : mon manque de jugeote !
— Essaie au moins de comprendre ce que j’ai ressenti. Je pensais que tu
avais fini par être enlevée par un dingue. Je voulais juste te protéger !
— Je n’ai plus besoin que tu me protèges, ni que tu veilles sur moi.
Sabine, j’ai volé les clés des portails de l’enfer et fait croire à des hordes de
démons que j’étais une déesse. Ne me demande pas comment, mais j’ai
ouvert un portail sous la contrainte, depuis le ventre d’un monstre ! Thronos
et moi l’avons emporté sur une divinité !
Elle brandit son médaillon. Devant l’or rouge, Sabine était presque
hypnotisée.
— Je ne peux tout simplement pas m’empêcher de m’inquiéter pour toi,
ni de te protéger. À moins que tu ne m’en donnes l’ordre, cela n’arrivera
jamais.
— Très bien. Alors, n’arrête pas. Mais soutiens-moi dans cette histoire,
dit Lanthe en prenant le visage de sa sœur entre ses mains. Pour moi, Thronos
est tout l’or du monde. Il est le prochain battement de mon cœur.
Sabine était perplexe, et elle ne le cacha pas.
— Bien. C’est une façon de résumer tes sentiments.
Quelques instants s’écoulèrent, puis elle poussa un long soupir.
— Bon. Disons que… tu peux considérer que je te soutiens. Mais
seulement si tu me pardonnes et que tu cesses de m’en vouloir. Je ne supporte
pas qu’on soit fâchées. Et tu sais que tout ce que je veux, c’est ton bonheur.
Elle ouvrit les bras. Lanthe la serra longuement contre son cœur. Elle
aussi avait détesté cette brouille entre elles.
Lorsqu’elles se séparèrent, Sabine avait les larmes aux yeux.
— Tu sais, la Reine du Zéphyr est quelqu’un de très désagréable. Si ça te
dit qu’on fasse un truc sympa ensemble, un de ces jours, on pourrait lui
tendre une embuscade et lui piquer son pouvoir de voler. Au cas où Thronos
aimerait avoir une femme comme lui. Enfin, tu vois, quoi.
Lanthe sourit derrière ses larmes.
— Un truc sympa avec ma grande sœur ? J’adorerais.
— Et aussi, si t’es à court de pistes, tu pourrais t’intéresser à Sorcière.
Après la mort d’Omort, Sorcière leur avait livré les antidotes au morsus,
avant de fuir Tornin.
— On raconte qu’elle travaille pour le roi Lothaire, en Dacie. Non, mais
t’imagines ?
Sorcière possédait des pouvoirs de localisation !
— Tu as cessé de la chercher ?
— On l’a longtemps traquée, et pour finir, on n’a trouvé que son compère
Lothaire et son terrible livre de dettes. Mais c’est fini, ça. On dit qu’il a donné
le livre à la Dorada, je ne sais pas exactement pourquoi.
Donc, Rydstrom avait une dette de sang envers la Reine du Mal ? Cela
laissait assez mal augurer de l’avenir. Sabine et lui avaient déjà beaucoup à
faire.
Car le mystérieux Puits des Âmes… s’animait.
— Sorcière… Excellente idée, dit Lanthe. Je vais envoyer un émissaire
en Dacie.
— On a une autre idée. C’est Cadeon qui l’a eue. Si Thronos est vraiment
un démon, il est possible que tu parviennes à le convoquer.
Une femme qui couchait avec un démon – cela ne fonctionnait cependant
qu’avec certaines races – pouvait le convoquer à tout moment si elle
connaissait les rites et possédait les ingrédients ésotériques nécessaires. Le
démon se téléportait alors jusqu’à elle sans rien pouvoir contrôler.
Lanthe y avait déjà pensé. Elle s’y préparait, à vrai dire, mais avait décidé
de n’essayer qu’en dernier recours. Malgré tout l’or offert à Loa la
Commercenaire, la prêtresse n’aurait les ingrédients que d’ici trois semaines.
De toute façon, la situation restait compliquée. Thronos ne se
souviendrait pas de Lanthe lorsqu’il la verrait. Il pouvait donc la prendre pour
une ennemie. De plus, elle n’était pas certaine qu’il ait accepté le fait qu’il
était un démon.
Être convoqué comme démon par une sorceri inconnue risquait de le faire
paniquer.
— Évidemment, certaines races sont immunisées contre un tel sort,
continua Sabine. Et je n’ai jamais entendu parler d’essais sur les vrekeners.
— Remercie Cadeon de ma part. Mais c’est la dernière option que
j’envisagerai. Je dois tenir compte du fait que Thronos ne se souvient plus de
rien.
Sabine la regarda fixement.
— Hou… toi, tu as une autre carte dans ton gantelet. Tu n’avais jamais de
secrets pour moi, avant.
Elle claqua des doigts.
— Ah, mais si, je suis bête. Tu en as eu un pendant cinq siècles.
— J’économise ma magie jusqu’à demain pour pouvoir ouvrir un portail
sur Pandémonia.
Elle avait tenté le coup la veille et avait ouvert par erreur une brèche dans
le ventre du monstre. Elle l’avait aussitôt refermée, mais il planait encore
dans sa chambre une odeur d’acide gastrique.
À coup sûr, en accordant du repos à son pouvoir d’ouverture de portails,
elle pourrait atteindre cette dimension démon.
— Je pense qu’il y sera.
— Comment ? Tu veux dire qu’il a ouvert un portail ? Ah non… Tu
penses qu’il peut se téléporter ! C’est pour cela que tu es si sûre qu’il est
vivant.
Lanthe haussa les épaules. Nïx en avait parlé, dans le faux Feveris : Tu
pourrais te téléporter, et alors ? On va pas en faire un fromage. Maintenant
qu’elle y repensait, Lanthe était presque sûre que la devineresse avait dit cela
sérieusement.
La téléportation, ce n’était pas rien. Cela pouvait sauver la vie d’un
démon.
Même si Nïx n’avait rien dit, Lanthe aurait voulu y croire.
— Il faudrait que tu connaisses Thronos aussi bien que moi, Sabine. Il
surmonte toujours les obstacles. Il n’aurait pas dû survivre à sa chute, enfant.
Mais il a survécu. Il n’aurait jamais dû revoler. Il vole. Jamais il n’aurait dû
m’attraper ni ravir mon cœur. Comment pourrais-je ne pas parier qu’il s’en
est sorti ?
— Alors, pourquoi Pandémonia ?
— Je crois que son subconscient l’y emmènera. Ou alors son sang de
démon, ou quelques vestiges de notre histoire. Pandémonia est l’endroit où
Thronos et moi sommes repartis de zéro.
Melanthe, commençons par un baiser.
— Il y a là-bas une clairière dans laquelle nous nous sommes reposés, et
où nous nous sommes vraiment trouvés.
Et même retrouvés.
— Alors on t’accompagnera, Rydstrom et moi, déclara Sabine. Les
dragons de ce royaume m’intéressent beaucoup. Nous avons une femelle
extraordinaire, ici, qui a besoin de sa propre écurie de mâles. C’est quasiment
une rock star basilic.
— Non, j’irai seule. Si Thronos voit deux sorceri et un démon furie, il se
méfiera. Et même s’il n’a aucun souvenir de moi, il est possible qu’il se
souvienne de toi en tant qu’acolyte de Morgana.
— C’est trop dangereux.
— Quand on en connaît les zones, Pandémonia n’est pas si terrible que
ça. Certains endroits sont même d’une beauté envoûtante. Les dragons
peuvent être un problème, mais je me débrouillerai.
Lanthe prévoyait d’arriver là-bas avant Thronos, raison pour laquelle elle
avait fait son sac et pris une tente.
Elle ne quitterait pas l’enfer sans son homme. Melanthe, des deie sorceri,
récemment réinstallée au luxueux château de Tornin, partait camper.
— Admettons qu’il soit vivant, Lanthe. Admettons qu’il sache se
téléporter. Admettons qu’il aille à Pandémonia. Si tu arrives à le retrouver,
comment feras-tu ? Il sera peut-être si furieux contre les sorceri qu’il te tuera
d’abord et posera ses questions ensuite.
— Jamais il ne me fera de mal.
— Tu ne pourras pas lever d’un simple geste de la main le sort que
Morgana lui a jeté. Il faudra que tu disposes de tous tes pouvoirs. Elle a fait
grimper la puissance de sa magie à des niveaux astronomiques.
— Je me débrouillerai.
Le pouvoir de persuasion de Lanthe s’était renforcé ces jours derniers,
mais serait-ce suffisant ?
— Es-tu sûre de devoir lui rendre la mémoire ?
Lanthe la fusilla du regard.
— D’après ce que tu m’as dit, reprit Sabine, il avait un peu de mal à
digérer ta vie d’avant. Pourquoi ne pas le laisser dans l’ignorance ? Vous
pourriez vous rencontrer et sortir ensemble, comme si c’était la première fois.
— Il a changé. Il digère tout très bien maintenant. Et même si cela ne me
posait pas de problème de lui mentir – ce qui n’est pas le cas –, il faut que je
lui dise que nous étions ensemble.
— Pourquoi ?
— Pour qu’il ne tombe pas à la renverse dans quelques mois, quand je
donnerai naissance à un halfelin.
La sorcière Mariketa, qui avait été la première à le sentir, avait dit à
Lanthe :
— Tu sais que t’es carrément en cloque, j’espère ?
Et l’horloge biologique de Lanthe avait hurlé : « Et paf dans le mille, les
filles ! Non, mais pour qui vous me preniez ? »
Sa première réaction à elle avait été un « Bordel de merde », grommelé
façon Thronos. Mais, le temps passant, elle s’était faite à cette idée et était
maintenant officiellement ravie… enfin, le serait bientôt.
Dès qu’elle aurait retrouvé le père.
— Très drôle, dit Sabine, avant de lâcher, lorsqu’elle comprit que Lanthe
ne plaisantait pas : Mamma mi’or…
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