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1872-1921
SOMMAIRE
Préface d’Aldo Ciccolini ……………………………………………………………………. 2
Prolèmènes …………………………………………………………………………………...4
I-L’esprit de sa musique …………………………………………………………………… .6
II- Du symbolisme au néoclassicisme ……………………………………………………….XC
Debussysme– un musicien paysagiste- wagnérisme et symbolisme-Frédéric Mistral et
Déodat de Séverac- Des écoles régionalistes, Symbolistes, romanistes, naturalistes-Méditarré
avant tout-WXW
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Bibliographie déodatienne………………………………………………………………… 4
Discographie ……………………………………………………
Du même auteur :
- Les Origines légendaires des lis de France, Narthex N° spécial, Préface de Jean-Claude Cuin, éditions
A.E.D.C.T., Paris, 1975.
- Déodat de Séverac musicien de la lumière, Zodiaque, La Pierre-qui-Vire, 1998.
-De Carmen à Mompou, un siècle de rencontres musicales françaises et espagnoles, AEDCT , Paris,
1998.
-Henri Sauguet, itinéraire parisien, Bibliothèque Historique de la Ville de Paris,1989.
.- Déodat de Séverac musicien du Midi, éd. F.D.S., Paris, 1990.
- Déodat de Séverac et la Bande à Picasso, Musée de Montmatre, Paris, 1991.
- Déodat de Séverac, 1872-1921 », Conflent, Nov-déc 1991, n° 174.
- Hommage à Louis Bausil, 1876-1945 le peintre des pêchers en fleurs, Conflent, Prades 1994.
- Serge de Diaghilev et la Grande Saison Russe de Paris, FDS Paris 1995
- Déodat de Séverac et la chanson populaire, de l’Espagne à la Russie, MAL, Paris 1997.
- Des fleurs de lis et des armes de France, histoire, légendes et symbolisme, Atalntica, Biarritz, 1999.
- Hommage à Boris Kochno, en collaboration avec Hélène Rochefort-Parisy, Paris, s.d. , Centre National
de la Danse, N°12
- Musiciens au Pays Basque , du Moyen Âge au XX e siècle, Atlantica, 2000 et 2001.
- Du Blason des chevaliers aux marques de fabrique, Atlantica, Anglet, 2001 et 2002
- Joseph Canteloube (1879-1957) chantre d’Auvergne et d’ailleurs, Carré-musique N° 2 Séguier,
Biarritz, 2000. musicien du soleil méditerranéen
- Déodat de Séverac, ( 1872-1921) musicien du soleil méditerranéen. Carré-musique N°9, Séguier, 2001
- Frédéric Mistral et Déodat de Séverac, Le Félibrige et la Musique,(Gounod, d’Indy, Canteloube,
Emmanuel, etc ; du chant populaire à la musique savante) Le Monde de l’Art et des Lettres., Paris 2004,
2005.
- La Vigne et le Vin, histoire, légendes et symbolisme, Atlantica, Biarritz 2006.
- SergePavlovitch de Diaghilev, un pont artistique entre la Russie et la France.LETTROPOLIS, avril
2014
- Saint-Pétersbourg Capitale culturelle, la Venise du Nord, une ville musée à découvrir », Le Monde de
l’Art et des Lettres, N° spécial 7, juin 2014.
- Saint-Pétersbourg Capitale cuturelle et spirituelle, préface du prince Mourousy, septembre 2015,
Apopsix, Kaysserberg, 2015.
-De Saint-Pétersbourg à Biarritz, (Les Russes sur la Côte Basque), Préface de Vladimir
Fédorovsky.2016.
A paraître ou en préparation :
-Alexandre S. Pouchkine, Mikhaïl I. Glinka, Mikhaïl Michel L. Lermontov, trois génis du règne de
Nicolas 1 e
- Vladimir V.Chostakovitch, de Saint-Pétersbourg à Moscou.
-Noêl à travers le temps et l’espace,Histoire, Légende et Symbolisme.
-Gloire à la Vignee t au vin, Histoire, legende et symbolisme, nouvelle version, revue,
corrigée et augmentée.
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HOMMAGES ET REMERCIEMENTS
Hommage à tous ceux qui ont ouvert et facilité ma route : Odette, comtesse d’Auvliers,
Gilbert Blaque-Bélair, petit-fils de Déodat, son épouse Catherine, qui lui succéda à la présidence
du Festival Déodat de Séverac, la sœur de Gilbert, Aldo Ciccolini, Christiane Sans-Bertrand,
Jean-Paul Hielard, Michel Peus, Narcis Bonet, Vladimir Janquelevitch, Henri Sauguet, Yvon
Bourrel, Nicolas d’Andoque, Carmen Bravo épouse de Frédéric Mompou, Max Havart, Charles
Limouse, Antoni Coll i Orus Joséfina Orus sa mère, Julia Deklerk, Anatoly Paniouchkine,
Alexandre Souchoff, ceux qu’injustement j’oublie. Ils ont tous une part plus ou moins grande à la
construction de ce travail.
A ceux qui m’ont tenu éveillé en recquérant mon aide, comme Antonio Sardi de Letto
que m’avait envoyé Aldo Ciccolini, trop tôt disparu, Ludovic Florin, Catherine Buser-Picard,
Alexandre Robert, recommandé par Daniel Pistone, François-Michel Rignol, Mirella Latorre,
Montserrat Font Battallé, etc.
PREFACE
Aldo Ciccolini
C’est une grande justice de publier enfin une biographie conséquente de Déodat de
Séverac et je m’en réjouis. On lui a bien consacré de nombreux articles et trois courtes
biographies, celle de Blanche Selva en 1930, celle de Joseph Canteloube en 1984, et puis post
mortem celles de Catherine Buser en 2001 et de Jean-Bernard Cahours d’Aspry, publiée dans la
collection des Carré-musique de Séguier. Les deux premières sont épuisées, la troisième trop
succincte attendait un ouvrage plus exhaustif. Aujourd’hui il est la. On redécouvre peu à peu
l’œuvre de Déodat de Séverac, grâce au Festival Déodat de Séverac que j’ai inauguré à Saint-
Félix-Lauragais en 1989.
Je dois dire que j’ai quelque fierté à avoir beaucoup fait moi-même en jouant et en
enregistrant l’œuvre pianistique de Séverac. Je l’ai découverte peu de temps après mon ar rivée à
Paris, quand Jean Duport, un collaborateur de Marcel de Valmalète, mon premier agent, me
proposa de jouer Baigneuses au soleil .J’ai tout de suite été conquis par sa musique et j’ai désiré
connaître le reste de son catalogue pour piano. Dès que j’ai pu, je l’ai enregistré. Déodat était
déjà un peu oublié des Français. Ce fut d’abord en 1968 un premier vinyle, avec sa suite En
Languedoc ; puis quelques années plus tard, un coffret de trois disques qui est paru en 1981. Il
est depuis longtemps devenu introuvable mais il a été réédité en CD. On peut regretter qu’il n’ai
pas eu le succès qu’il méritait. Les Français ne sont pas curieux. Comme disait Marcel
Landovsky, « ils préfèrent reconnaître que connaître ».
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Je crois que c’est le devoir d’un musicien militant pour son art, d’être curieux. Ce serait
trop facile de s’en tenir aux musiciens reconnus universellement. Il y a beaucoup trop de choses
injustement oubliées. Notre devoir c’est de les jouer, de les montrer au public.
Déodat a laissé une œuvre pour piano assez importante, mais depuis sa mort on l’a trop
peu joué dans les concerts. Il y a eu de merveilleux enregistrements de Blanche Selva, et Ricardo
Viines l’a énormément interprété. Il ne faisait pas un récital de musique française sans jouer au
moins une pièce ou deux de Séverac. Hélas, je ne crois pas qu’il l’ait enregistré. Il voulait lui
consacrer une biographie mais il n’a pas eu le temps de l’écrire. Marguerite Long, à qui il a
dédié Le Retour des Muletiers l’a également beaucoup servi. Elle lui a même consacré des
concerts-conférences ; comme Joseph Canteloube, qui dès 1924 lui a consacré des émission à la
T.S.F., en direct de la Tour Eifel. A part eux, il n’y a pas beaucoup de pianistes à jouer ses
œuvres et encore moins à les enregistrer, ou alors une pièce par ci, une pièce par là. Il n’est
pourtant pas un musicien secondaire comme le démontre Jean-Bernard Cahours d’Aspry. Il n’y a
de compositeurs secondaires dans la musique française de cette époque. Il n’y a que des
musiciens de premier plan. Debussy, Ravel, et dans une moindre mesure Fauré, ont eu droit à la
reconnaissance universelle. Les autres ne sont pourtant pas des musiciens mineurs. Ils n’ont pas
su ou voulu se mettre en valeur vis-à-vis de leur art. Voilà tout. Le cas de Déodat de Séverac en
est plus probant.
Pour moi, Déodat de Séverac est le « musicien de la Terre » par excellence. Sa musique
est fort belle. Elle a un parfum tout à fait particulier. Elle exprime un certain terroir. C’est « de la
musique qui sent bon », comme disait Debussy qui l’admirait et qui était son ami. Leurs
musiques ont d’ailleurs une certaine parenté. On décèle en effet chez Séverac des influences
debussystes indéniables, une écriture très fouillée, très raffinée. Elle a la délicatesse de la
musique française, celle que l’on retrouve chez Chabrier, par exemple. Séverac se reconnaissait
d’ailleurs une filiation avec le maître d’España et il dédia Sous les Lauriers roses « à la mémoire
des maîtres aimés : Emmanuel Chabrier, Isaac Albéniz et Charles Bordes. »
Sa musique, comme celle de Debussy, est évocatrice de paysages et de géorgiques. On
peut dire qu’elle est picturale, à la manière des peintres impressionnistes. Séverac lui-même
reconnaissait d’ailleurs procéder « par taches sonores ». Elle fait naître en nous une véritable
émotion … celle qui vient du plus profond de nous. C’est un état affectif que nous pouvons
ressentir en écoutant ou en jouant sa musique ; peu d’élus savent la transmettre en termes de
création. Lui-même ne disait-il pas ? Si la musique n’est pas capable de nous élever au dessus
des sons, elle est inutile…La musique peut et doit exprimer plus qu’aucun des autres arts, tout ce
qu’il y a de profond et d’éternel dans les sentiments humains, aussi bien la douleur que la joie…
L’œuvre musicale ne peut s’imposer que par les sentiments qu’elle fait naître en nous… »
On peut s’étonner du long purgatoire dans lequel Séverac est resté trop longtemps.
Plusieurs causes à mon avis lui sont préjudiciables : Son éloignement de Paris d’abord ; son
éditeur ensuite. Il n’avait pas le rayonnement de Durand qui édita Debussy et Ravel. ; et puis à
mon avis, il y a une autre raison. Je pense que le peu de succès qu’il a eut auprès de certains
musiciens tient au fait que la plupart de ses pièces pour piano se terminent pianissimo ou piano ;
ça n’appelle pas les applaudissements. Et puis, je le répète, c’est un homme qui vivait loin de
Paris, à la campagne. Il n’a donc pas beaucoup fréquenté les salons, et c’est là en grande partie,
que se faisaient les réputations… Je parle des salons comme celui de Missia Godebska, de
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Madame de Saint-Marceau, de la princesse de Polignac bien sûr ; pas de petits salons de province
bien sûr.
Je partage avec lui le goût de la solitude. Je n’aime pas toujours les grands musiciens ;
ce sont des musiciens et des citadins. Je préfère ceux qui ont su créer leur solitude, en restant
loin des grandes villes, au péril de leur gloire. Ceux-là, comme Déodat, ont eu souvent des
choses passionnantes à nous livrer. Peut-être se sont-ils évités le carcan de la mode, en n’ayant
pas à rechercher à travers leur musique, la Légion d’honneur où les fastes de la République.
Certains ont besoin de la reconnaissance de la multitude, d’autres se contentent de celle d’un
petit groupe. Ces derniers bénéficient d’une liberté de création souvent étonnante. Liszt est peut-
être un des seuls à être parvenu à se créer sa propre solitude au cœur des mondanités les plus
pesantes. Cela nécessite une grande force. C’est peut-être ce qui en fait un compositeur unique.
Je n’ai bien sur jamais rencontré Déodat qui est mort jeune, mais un jour que je jouais à
Perpignan quelques unes de ses œuvres, j’ai eu la surprise de recevoir dans ma loge une vieille
dame aveugle accompagnée par sa fille. C’était Mireille, la femme de Déodat de Séverac et leur
fille unique Magali, la filleule de Mistral. Elles avaient tenus à venir me témoigner leur
reconnaissance.
Espérons que l’ouvrage de mon vieil ami Jean-Bernard Cahours d’Aspry permettra de
faire connaître mieux la vie et l’œuvre d’un musicien attachant qui fait honneur à la musique
française pour laquelle je me suis tant dévoué avec une joie ineffable.
Aldo Ciccolini
PROLEGOMENES
Sur son lit de mort, Gabriel Fauré déclara à ses fils : « Quand je n’y serai plus, vous
entendrez dire de mon œuvre : « Après tout, ce n’était que ça !... On s’en détachera peut-être ...
Il ne faudra pas vous tourmenter ni vous affliger. C’est fatal, cela s’est produit pour Saint-Saëns
et pour d’autres... Il y a toujours un moment d’oubli... Tout cela n’a pas d’importance. J’ai fait
ce que j’ai pu... »1. Déodat de Séverac aurait pu tenir le même langage. Pendant trop longtemps
il a semblé aux vrais m élomanes que ce musicien avait disparu, tout au moins fut-il condamné à
un long purgatoire. Maintenant, peu à peu, il est sorti de l’ombre grâce à l’obstination de
quelques personnes qui ont su discerner son admirable talent.
Cette renaissance a commencé dans les années 1980, quand, sans concertation, plusieurs
initiatives se sont manifestées. A Saint-Félix-Lauragais, Françoise Thinat et Alain Jouffray
organisaient le stage « Piano chez Déodat ». Aldo Ciccolini enregistrait un coffret de 3 disques
de l’œuvre pour piano. De mon côté, j’ai créé le Festival Déodat de Séverac et repris
l’Association des Amis de Déodat de Séverac créée en 1930 par Joseph Canteloube.
Au début, ces initiatives ont été vues avec sympathie mais aussi avec quelque
commisération. Depuis, la route de Déodat s’est aplanie. Le colloque de Fontfroide en 1985, et
la collaboration de France-Musique à ces « Rencontres des Musiques françaises et espagnoles »
ont fait beaucoup pour sa redécouverte. En 1989, j’ai participé ave Gilbert Blaque-Bélair, petit-
fils de Séverac, Robert Daydé et quelques amis, à la création du Festival Déodat de Séverac de
Saint-Félix-Lauragais dont les activités ont largement débordé du Lauragais puisque des
coproductions ont été nombreuses avec la Généralité de Barcelone, des partenaires russes,
1 Philippe Fauré-Frémiet : Gabriel Fauré. Albin Michel, Nouvelle édition ,Paris, 1957, p. 129.
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portugais, italiens, lithuaniens et japonais. A Barcelone, une Associatio des Amics de Déodat de
Séverac à également été créée par Antoni Coll i Orus. En 2014 on aurait du célébrer le
vingtième anniversaire de l’association. Pour des raisons pratiques et matérielles, cet évènement
a été reporté au 23 novembre 2015 dans une soirée organisée à l’Institut d’Etudes Catalanes. Le
lendemain la commémoration se poursuivait à Barcelone par une conférence de madame
Montserrat Font Battallé sur « Déodat de Séverac, la estética mediterraneitsa y la Musiqua », à
l’Institut d’Estudis Catalana de Barclona, sous la présidence de Monsieur Jordi Ballester,
musicologue, spécialisé dans la musique médiévale et l’iconographie. A cette occasion, M.
Antoni Coll, présenta le livre de Montserrat Font Batallé, Déodat de Séverac, la estética
Mediterranéista y la Mùsic. Hélas le temps cruel força à précipiter la visite des deux
monuments. .
En dehors de Blanche Selva, d’Aldo Ciccolini, Jean-Joël Barbier, Francis Michaud,
Isabelle Legoux-Laboureau, Françoise Thinat, Billy Eidi, Izumi Tateno 2, François-Michel
Rignol, Izumi Tateno pour le piano, etc. De Gabriel Bacquier, Michèle Command et Odette
Laure, Fraçois Leroux pour les mélodies et chansons ; de Pierre Guillot, Michelle Lecclerc,
Olivier Vernet, titulaire de la cathédrale de Monaco, accompant également à son orgue Arlette
Steyer en dirigeant la Maîtrise de Garçons de Colmar. Le Mirage, in Œuvres pour orchestre ;
Le Cœur du Moulin, avec Jean-Sébastien Bou (Jacques), Sophie Marin Degor (Marie), Pierre-
Yves Pruvot (le Meunier), Marie-Thérèse Keller (La Mére), Sabine Renault d’Allones
(Louison-Le Hibou-La flée du blé), Christophe Berry (Pierre-Le vieux mendiant), Anna
Destraël, (La Féée des rondes), Frédéric Bourreau, (Le Vieux Noël), Yves Sautejeau, (un
vendangeur) ; maîtrise et chanteurs de l’Opéra de Paris, orchestre SymphoniqueRégion Centre-
Tours, direction Jean-Yves Ossonce. Malgré cela l’enregistrement des œuvres de Déodat reste
encore trop rare. Avec Michel de Carrol, nous avons apporté notre pierre à l’édifice en créant en
1983 pour le Festival d'Alan en Comminges, un spectacle pour lequel Henri Sauguet avait
composé une pièce pour piano.
Quelques compositeurs contemporains lui ont rendu hommage, après Joseph
Canteloube3 Le Souvenir d’un ami, extrait de la suite Les Lauriers, Henri Carrol Au Mas de Déodat
de Séverac., Henri Sauguet Le Souvenir de Déodat, Yvon Bourrel, Hommage à Déodat de Séverac
en Ré majeur, pour deux guitares, Francis Kleynjans, Hommage à Déodat de Séverac en Ré majeur,
pour deux guitares, Patrik Burgan, Patrick Burgan : Danseuses au soleil, pour piano.
Depuis sa création en 1989, le « Festival Déodat de Séverac en Lauragais » poursuit
régulièrement ses activités estivales et automnales sous la présidence de Catherine Blacque-
Bélair et la direction-artistique de Jean-Jacques Cubaynes qui en font chaque année un
événement régional et même international. Il reste encore beaucoup à faire pour que Séverac
retrouve la place qu’il avait de son vivant et qui lui revient aujourd’hui. Le temps, la valeur
artistique d’un artiste finissent toujours par être reconnu. La persévérance de ses admirateurs
permet à n’importe quel artiste valable, trop discret de son temps, de reprendre sa place dans le
2 Izumi Tateno, (°Tokyo, 10 novembre 1936 à Tokyo, est un pianiste japonais qui a étudié au Tōkyō
Geijutsu Daigaku. Il est aujourd'hui professeur à l'Académie Sibelius d'Helsinki. À la suite d'une maladie,
il a dû cesser son activité pendant trois ans et ne joue plus que de la main gauche depuis 2004. Tateno a
remporté de nombreux prix et distinctions. C’est aujourd’hui un famimier du Festival Déodat de Séverac
de Saint-Félix-Lauraguais.
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patrimoine culturel universel. Un jour de 1984 où je m’adressais à Henri Sauguet pour lui faire
part d’une réflexion que m’avait faite un proche : « Ne pensez-vous pas qu’il soit malsain [...]
d’essayer de mettre au goût du jour, de remettre à la mode, un musicien qui a été oublié ? [...]
Si c’est un musicien qui a été oublié, c’est peut-être que sa musique ne valait pas grand
chose ? » Henri Sauguet me répondit : « Non, il n’a pas été oublié. Il a été un peu relâché
parce que les interprètes, de plus en plus, cherchent à jouer de la musique romantique, qu’il
fait beaucoup plus d’effet et dont les grands bénéficiaires sont Beethoven, Chopin, Brahms et,
à l’orchestre, Bruckner ou la musique de Mahler, n'est-ce-pas ? Mais la musique française est
un peu dédaignée par les artistes contemporains. Les virtuoses jouent un peu Ravel , jouent
encore moins Debussy, et puis c’est tout. [...] On joue très peu tous les musiciens qui sont
d’entre les deux guerres et dont les noms ne se sont pas imposés autant que les grands chefs-
d’œuvre de Ravel et de Debussy.
« Mais Déodat de Séverac reste à une place à part et je crois que ce n’est pas du tout faire
revivre ; c’est continuer à faire vivre, mais un peu plus intensément, une musique qui est restée
dans l’esprit de tout le monde. Et ce n’est pas du tout une résurrection. Il n’est pas mort dans la
musique. Déodat de Séverac a sa place et sa place est éternelle. »
Cette discrimination envers les musiciens français ne date d’ailleurs pas d’aujourd'hui.
Saint-Saëns en son temps s’en plaignait. Pour lui 4,5 « un compositeur français qui avait l’audace
de s’aventurer sur le terrain de la musique instrumentale n’avait plus qu’à donner lui-même un
concert et y inviter ses amis et les critiques. Quant au public, au vrai public, il n’y fallait pas
songer ; le nom du compositeur, à la fois français et vivant imprimé sur l’affiche, avait la
propriété de mettre tout le monde en fuite. Les sociétés de musique de chambre, nombreuses et
florissantes alors, n’admettaient sur leurs programmes que les noms resplendissants de
Beethoven, Mozart, Haydn et Mendelssohn, quelques fois Schumann, pour faire preuve
d’audace. »
On voit que la situation n’a guère changé. Et comme je demandais à Henri Sauguet à
quel rang on devait placer la musique de Déodat de Séverac, il me répondit : « Mon Dieu, vous
me demandez ça à moi. Je suis incapable de classer les choses et les gens. Vous savez, la
musique, c’est un grand jardin ou, si vous voulez, un immense paysage. Il y a des arbres géants,
des chênes, des tilleuls, des platanes, des rosiers ; il y a des violettes, des pensées, enfin, c’est
multiple. Toutes ces choses existent dans la nature. Pourquoi voulez-vous donner une place à
celui-ci et pas une place à celui-là ? Il est dans la vie de la musique. Il respire la musique, et je
crois qu’il n'est pas possible de vivre musicalement en faisant une place à part à Déodat de
Séverac. Il a sa place à part par sa personnalité. Mais si l’on aime la musique, on aime toute la
musique. On peut aimer à la fois Beethoven et Mozart, et de Mozart passer à Couperin, et de
Couperin passer à Déodat de Séverac très facilement. Je le place dans cette lignée-là. [...] Je
n’ai pas idée de le mettre dans une échelle, de le mettre au-dessus de celui-ci ou au-dessous de
celui-là, ou à l’égal de celui-ci. Non, il est Déodat de Séverac, comme Canteloube est
Canteloube, comme quelqu’un est quelqu’un, comme Satie est Satie, comme Milhaud est
Milhaud, comme Ravel est Ravel, comme Debussy est Debussy. Il y en a qui sont peuthh -être
plus étincelants, plus brillants, qui ont une descendance plus grande, mais celle de Déodat de
Séverac est unique. Il occupe une place très chère dans mon cœur parce qu’elle est athentique.
4
5 3-Saint-Saëns : Harmonies et mélodies. Paris, s.d.
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Il n’est pas possible de considérer cette musique autrement que par son authenticité totale. Il a
écrit la musique de son cœur et c’est le cœur des hommes qui la reçoit. »
Si Déodat de Séverac n’est jamais mort comme l’a dit Henri Sauguet, on peut de
demander qu’elles furent les causes de son long purgatoire. Il est indéniable qu’en choisissant
de s’éloigner de Paris en 1907, Déodat s’est écarté de ce qui faisait à l’époque le succès d’un
jeune compositeur. A une époque où n’existaient ni radio, ni festivals, c’est dans la Capitale
que se faisaient les réputations la quitter, c’était se condamner à l’oubli. Séverac n’a pas non
plus bénéficié d’un grand éditeur comme Durand. Par fidélité à l’Edition Mutuelle, puis à
Alexis Rouart, il n’a pas sauté sur l’occasion que Durand lui proposa de rentrer dans sa maison,
comme nous le verrons plus loin.
conseil que Séverac recommandera également aux lecteurs de sa thèse quand il proposera
d’inviter les futures élèves de ses écoles régionalistes « à se retrouver en des lieux calmes et
paisibles où il n’y a que la nature sans apprêt […] On y parlerait pas de musique, on se
contenterait d’écouter le vent et la mer. »
Dans la musique pour piano, dite debussyste, on discerne une sonorité très estompée. Elle
donne parfois l’illusion du flou, d’une buée irisée grâce à des chatoiements d’harmonie qui
semblent se confondrent les unes dans les autres. Quand à la musique pour orchestre, elle semble
abuser de sourdines, de sons bouchés, créant ainsi une impression de demie-teinte. Le
debussysme tient aussi de l’impressionnisme par l’effet de miroitement et de scintillement des
couleurs de l’orchestre qu’il suggère, autant par le choix « naturiste du titre des œuvres. Il tient du
symbolisme par l’impression de mystère et d’impalpable qu’elle secrète. C’est une musique
sensuelle plutôt que raisonnée, du moins en apparence ; qui cherche à créer des impressions
physiques. Le musicien « debussyste » devait chercher à traduire, non pas l’extérieur des choses,
mais les impressions qu’elles éveillent dans notre sensibilité, ce qui est le propre du symbolisme.
Impressionnisme, debussysme et symbolisme traduisent donc un même sentiment artistique, mais
dans des états différents. Le symbolisme est du domaine de l’idée, l’impressionnisme du domaine
de la forme. Le symbolisme « déodatien » n’est plus toutefois celui de Debussy. Il existe dans sa
musique « autant de différence avec celle de l’auteur de Pelléas qu’il y en a entre l’ambiance du
Nord (Ile-de-France) et celui du Midi (Languedoc-Roussillon), écrit Joseph Canteloube.9
Ce sentiment est confirmé par Lluis Millet pour qui l’art de Séverac, « si personnel, avait
apporté à l’impressionnisme moderne un peu dénue d’âme et taché de superficialité sensorielle,
un goût savoureux du terroir du Midi de la France, la clarté de la mer et du ciel méditerranéen.» 10
Séverac n’en admirait pas moins Debussy comme il admirait d’Indy. Pour lui, ils se
complétaient, même si Séverac se sentait musicalement plus proche de Debussy qui ne
commettait pas comme son maître le péché de germanisme. Sans le citer, dans une lettre de juin
1920 à René de Castéra, il condamnait même un peu celui qu’il rendait responsable d’avoir
imposé l’esprit allemand : « J’essaie de condenser. Notre génération, un peu trop façonnée par les
méthodes importées d’Outre-Rhin [d’Indy prenait souvent pour modèle les formes et le style
germaniques], « est tombée souvent dans le travers stigmatisé par ce vieux Boileau (qui n’était
pas si sot que le croient les Cocteau et autres « avancés ». De là sont nés tant de quatuors, de
sonates, de symphonies longues comme un jour sans vin…Je suis tombé dans ce travers comme
les autres, mais j’essaye de me ressaisir et d’aller vers la clarté et la simplicité qui sont vraiment
de chez nous. » Si l’influence de Debussy sur Séverac est plus que probable, il convient de ne pas
en exagérer l’importance, car il y eut sans aucun doute beaucoup plus convergence de goût plutôt
qu’influence réelle. Peut-on dire que Monet a influence Sisley, et vive versa ? et pourtant la
ressemblance entre ces deux peintres impressionniste est indéniable. Cela dit Séverac admirait
profondément Debussy. Il assista au quatorze premières représentations de Pelléas et Mélisande à
l’Opéra Comique, et il en fut complètement d..écouragé. « Oui, il y a des moments où malgré les
encouragements des maîtres et amis on regarde l’horizon avec une certaine appréhension car en
art une seule chose est nécessaire « trouver », or est-il possible de trouver encore après Pelléas ? »
écrivit-il le 6 août 1902 à R.ené de Castéra.
Vers 1920, l’admiration pour celui qu’on a appelé « Claude de France », n’avait pas
encore failli, si l’on en croit l’abbé Crastres, archiprêtre de l’église Saint-Pierre à Céret. Il a en
effet raconté qu’un jour où Déodat était resté seul dans le sanctuaire, il l’entendit improviser à
l’orgue.11 : « Séverac s’abandonnait à sa pensée géniale [...]. Sur le coup, je fus cloué sur place,
ravi d’admiration. Sous ses doigts l’orgue rendait des harmonies et des sonorités que je ne lui
9 Joseph Canteloube : Déodat de Séverac, Société de musicologie de Languedoc :Béziers, 1984, p. 76
10 LluisMillet : « Les Catalans à Déodat de Séverac », Le Coq Catalan, 11 juin 1921.
11 Abbé Crastres : Le Coq Catalan , N° spécial, Op. cit.
10
connaissais pas. Une sorte de Pastorale, où il déroulait la magie de ses modulations, faisait
tressaillir l’église déserte et silencieuse. Et comme je lui demandais : « Qu’elle est donc cette
belle pièce d’orgue ? Oh ! dit-il, peu de chose, j’improvisais ; je m’amusais à commenté une
pensée de Debussy. »
reconnaissait quand même que ce qui a fait l’originalité profonde de l’art de Debussy, « c’est une
sensibilité nouvelle [...] devant le spectacle de la nature, qui lui permet, sans aucun souci
descriptif, d’évoquer l’âme des choses. » Mais évoquer l’âme des choses, n’était-ce pas là la
démarche du Symbolisme ? Tendance à chercher sous leur apparence le mystère inclus dans
celles-ci ?
De substrat littéraire, mouvement plutôt qu’école, le symbolisme régna de Baudelaire au
surréalisme sur toutes les formes de l'art. Il plongeait ses racines dans la révolution wagnérienne.
Il s’opposait également au romantisme dont il était issu mais qu’il considérait comme artificiel et
factice, au réalisme antipoétique et contre la doctrine froide des parnassiens. Dans ses
Correspondances13, Baudelaire en avait défini l'esprit :
Le musicien symboliste se devait lui aussi de « n’écouter que les conseils du vent » pour
se mettre à l’écoute des « parfums, des couleurs et des sons », afin de percer le mystère de leur
réalité secrète. Selon Vuillermoz14, l’impressionnisme devait également « chercher à traduire [...]
non pas l’aspect extérieur des choses, mais les impressions qu’elles éveillent dans notre
sensibilité. » Symbolisme et impressionnisme traduisent donc un même sentiment artistique, mais
d’ordres différents. Le symbolisme appartient au domaine de l’idée, tandis que l’impressionnisme
est du domaine de la forme.
Si Séverac est souvent qualifié de debussyste par la critique et par les musicographes,
c’est parce que, comme Debussy, il a puisé une grande partie de son inspiration au sein de la
nature et régénéré son métier aux sources des musiques anciennes, polyphoniques ou populaires.
Pour l’un comme pour l'autre, « voir se lever le soleil est plus utile que d’entendre la Symphonie
Pastorale. » Cette qualification de debussyste a souvent été employée comme une accusation. Elle
a principalement été proférée pour le Cœur du Moulin, bien que cela ait été contesté par des
contemporains qualifiés. « Le fait de trouver dans le Cœur du Moulin quelques-unes unes des
harmonies employées par M. Debussy ne suffit pas pour motiver ce reproche ou cette
constatation, écrivait Joseph de Marliave, 15 époux de Marguerite Long. D’abord c’est un jeu de
découvrir certaines harmonies dans Chopin, Liszt ou Wagner, ou Fauré, voire dans Bach ; ensuite
M. Debussy les eût-il inventées, on ne l’imiterait pas plus en s’en servant que l’on imite, par
exemple, Monteverdi en employant l'accord de septième de dominante ; chaque artiste a le droit
de se servir des trouvailles dont ses devanciers ont enrichi le patrimoine commun. En tous cas ce
serait du debussysme très superficiel. Dans l'esprit et même dans la forme, la musique de M. de
Séverac diffère absolument de celle de M. Debussy ; tout l’en distingue : ses qualités
méthodiques, la simplicité de son allure, la variété de ses rythmes et de sa déclamation, la couleur
de son orchestration et surtout la robustesse et la vivacité de son inspiration. »
13Charles Baudelaire : Correspondances extrait des Fleurs du Mal (1857-1861).
14 Emile Vuillermoz : Claude Debussy, Genève 1957, p. 120.
15 Jean Saint-Jean (pseudonyme de Joseph de Marliave) : La Revue Musicale ou Le Coeur du Moulin,
12
Un musicien paysagiste
La musique de Séverac est évocatrice de paysage. « Elle prolonge [...] l’atmosphère
heureuse de l’impressionnisme français comme Monet, Renoir, Sisley et Pissarro », constatait
Vladimir Jankélévitch17. « Il se consacre à la gloire de l’azur, aux fêtes de la lumière et de l’eau et
aux arbres en fleurs. La fontaine, la prairie, le chemin du torrent, ont composé « les extérieurs »
d’une musique essentiellement atmosphérique qui était faite pour le plein air et le plein ciel. »
Henri Sauguet avait bien saisi les caractères picturaux de la musique de Séverac et son
pouvoir d’évocation. « En descendant vers la ville [des collines de Montauban d’où il voyait les
Pyrénées], ému et lyrique, les moissonneurs dans les champs évoquèrent les pays de cet En
Languedoc qui chantait en moi, écrit-il dans ses souvenirs. Je ne pouvais pas ne pas transporter en
musique les émotions et les sensations que je percevais et dans les circonstances de mon séjour
dans ce pays qui me rapprochait de lui, c’était tout naturellement la musique de Déodat de
Séverac qui s’était imposée »18. On pourra être surpris de cette synesthésie entre un art aussi
objectif que la peintur e paysagiste et un art aussi subjectif que la musique. Les vers de Baudelaire
cités plus haut montrent qu’il peut exister une correspondance entre les sensations. Pour le poète,
« ce qui serait surprenant, c’est que le son ne pût pas suggérer la couleur, que les couleurs ne
pussent pas donner l’idée d’une mélodie, et que le son et la couleur fussent impropres à traduire
des idées ; les choses s’étant toujours exprimées par une analogie réciproque depuis le jour où
Dieu a proféré le monde comme une complexe et indivisible totalité. »
Les musiciens en fait peuvent être des peintres, mais leur art s’adresse à l’oreille plutôt
qu’à l’œil. On parle de notes de couleurs comme de notes de musique, de gammes, de tons,
d’harmonies. « La musique a ceci de supérieur à la peinture qu’elle peut réunir toutes sortes de
variations de couleurs et de lumière », écrivait Debussy.19 Annonçant Sous les Lauriers Roses à
Blanche Selva, Séverac lui confiait avoir « essayé... de donner la couleur par le rythme beaucoup
plus que par les harmonies ». Déodat procède par petits tableaux, chacun correspondant à une
petite scène. Certains sont vifs et animés, d’autres bucoliques. Selva a comparé Le Chant de la
Terre à du « Millet musical », et lui-même sous-titre « tableau symphonique » son poème
symphonique Nymphes au Crépuscule.
Une Lettre de l’Ouvreuse (Gauthier-Villars) le classant parmi « les impressionnistes et
indépendants », annonçait un concert où devait être joué « Aquarelles de Claude Debussy, eaux-
fortes de Ravel, et puis de beaux paysages du Languedoc où excelle Déodat de Séverac. »
Déodat d’ailleurs ne peignait pas seulement en musique ; il excellait dans l’aquarelle. En
1933 une exposition de celles-ci fut organisée à Paris. A cette occasion le chroniqueur de
Comoedia (Gabriel Boissy sans doute) en rendit compte dans son journal : « Ces petits paysages
16 Vincent d’Indy, L’Etranger, Opéra en 2 actes, Orchestre en 2 actes, Orchestre Nationale de Montpellier
Languedoc-Roussillon, Chœur d’enfants Opéra Junior ; Lawrence Foster, direction , Ludovic
Tézier/Cassandre Berthon, Marius Berenciu, Festival de Radio France et Montpellier Languedoc-Roussillon
2010.
17 Vladimir Jankélévitch : La Présence lointaine, Albeniz, Séverac, Mompou ; Le Seuil, 1982. p. 83.
18 Henri Sauguet : La Musique ma vie, éd. Seguier, Paris 1990.
19 Claude Debussy : 25 février 1906, lettre à Raoul Bardac.
13
dont il se riait et auxquels il n’attachait aucune importance, ces œuvres minuscules méritaient
d’être montrées. Elles ont je ne sais quoi de timide qui ajoute au charme de leurs tons. Le Baquet,
La Rivière, Le Pont, La Route au sombre soleil couchant, notamment, apportent un nouveau
témoignage de la compréhension du paysage méditerranéen qu’avait ce compositeur si
essentiellement français. »
On a souvent essayé de comparer les musiciens et les peintres. J’ai cherché de mon côté à
l’œuvre de qui pouvait être comparée celle de Séverac. Par certains côtés il y a du Monet ou du
Sisley chez lui, par la matière, du Pissarro dans les thèmes du Chant de la Terre et d’En
Languedoc, mais Cerdaña et l’ensemble de son œuvre le rapprochent surtout d’un peintre encore
trop peu connu : Louis Bausil (1876-1945), qui était à la fois son parent et son ami. Leurs vies
d’ailleurs les rapprochaient. Languedociens de naissance, ils ont choisi de vivre en Roussillon où
ils s’exilaient de Paris qui leur offrait pourtant à l’un et à l’autre la promesse du succès. Ils ont
boudé ce succès qui s’annonçait triomphal pour venir se retirer dans un pays coloré et ensoleillé.
Peut-être se connurent-ils dès Toulouse du temps où ils « tâtinent sans conviction » du droit ?
Toujours est-il qu’ils se fréquentèrent assidûment en Roussillon et eurent de nombreuses amitiés
communes. S’il est regrétable que l’on connaisse encore top peu l’œuvre du musicien, on connaît
encore moins celle du peintre en dehors du Midi. Parti de l’Impressionnisme à la Monet, Bausil
évolua très vite vers une œuvre originale et très colorée, peignant principalement des paysages
méditerranéens, sans renoncer à des scènes paysannes de laboureurs ou de moissonneurs.
Wagnérisme et Symbolisme
Quel musicien français n’a pas subi à la fin du XIX e siècle, l’envoûtement du « mage de
Bayreuth » ? Debussy lui-même, considéré comme l’anti-Wagner, n’a-t-il pas avoué avoir été
« wagnérien jusqu’à l’inconvenance » ? Séverac n’y a pas échappé. Il fut wagnériste dès 1893,
date à laquelle il avait été touché par une série d’articles sur Bayreuth dans La Dépêche. Une
représentation de Lohengrin au Capitole de Toulouse, aurait même déclenché sa vocation de
musicien, ainsi qu’il le confia à Bernard Marcel 20. Dix ans plus tard, le charme ne s'était pas
amoindri. Tristan et Iseult ayant triomphé à Paris, il désira manifester son enthousiasme dans sa
première chronique musicale21. Le ton était enthousiaste. « L’heure de la revanche a sonné pour
l’« Art Nouveau » ! Voici en effet qu’un des ouvrages les plus ardus du maître allemand,
Tristan et Iseult, vient de triompher à Paris. » Saluant le mérite de Lamoureux qui venait de
mourir, il laissait mesurer à ses lecteurs quel chemin la musique de Wagner avait parcouru
« depuis trente huit ans, depuis l’exécution de Tannhäuser (de scandaleuse mémoire) [...].
« Ah ! nous n’en serions pas là sans l’énergie et le courage de quelques artistes [...]. Que de
luttes ! que de déboires décourageants pour ces initiateurs avant d’avoir éduqué les sceptiques et
les sots railleux si nombreux dans les salles de spectacle ; surtout lorsqu’à tous ces ennemis
vient s’ajouter l’arrière-garde des rivaux jaloux ou esclaves - par impuissance - de conversations
surannées ! Il faut une grande foi et une grande audace pour entreprendre la conversion musicale
d’un public naturellement froid, blasé et toujours hostile aux nouveautés « révolutionnaires »,
mais le destin fait parfois bien les choses et envoie au moment voulu de vaillants apôtres pour
prêcher la bonne parole.
« Les apôtres du wagnérisme furent nombreux, on le sait : des littérateurs, des poètes, des
journalistes, même des compositeurs : Barbey d’Aurevilly, Baudelaire, Reyer, Mendès, Ernst,
Edouard Schuré, pour ne citer que les plus importants et, à côté des théoriciens, deux ou trois
musiciens indépendants osèrent offrir au public, dans des concerts, des fragments de cet art
nouveau et redoutable.
« Le mauvais goût et le parti pris fortement enracinés, furent longs à détruire, mais
finalement, grâce à la force des initiateurs, la victoire resta à la vérité.» Séverac trouvait
« fâcheux que la province - Toulouse surtout - n’ait pas elle aussi des auditions » comme celle
de Lamoureux à Paris, « uniquement destinées à préparer le terrain pour les grandes
manifestations de l’art ». Il rendait responsable de ce retard les municipalités qui réservaient
leurs largesses à « des opéras parfaitement grotesques et d’une musicalité malsaine [...].
Quoiqu’il en soit des retardataires, nous voici à un moment solennel de l’histoire musicale »,
s’enthousiasmait-il alors, à un « tournant », comme disent les sociologues, preuve que les
manifestations intellectuelles de tout ordre ont une évolution parallèle et de même nature. » Le
jeune Séverac - il n’avait alors que 28 ans - prophétisait déjà que « dans l’avenir, l’Art saura
bien reconnaître les siens parmi ceux qui naîtront du maître de Bayreuth. »
Nous verrons pourtant qu’il ne tiendra pas toujours le même langage. Pour l’heure, il
excusait avec quelque mépris le « public ignorant des théâtres » qui se laissait fasciner par la
musique qui plaît à la première audition. [ce n’est pourtant pas forcément un mauvais gout] Pour
lui à l’époque, ce « genre de musique était forcément médiocre et malfaisant, au lieu d’être
éducateur, moralisant, « évolutif » ; il était, par besoin du succès, banal, esclave de la mode et
heureusement éphémère comme elle. Pour arriver à la compréhension des œuvres vraiment
belles, dit-il, il faut l’initiation progressive ; en musique, comme dans toutes les branches de
l’activité intellectuelle, on ne peut rien sans cela. »
« Et alors pourquoi voudrait-on refuser aux musiciens modernes ce que l’on accorde
inconsciemment à leurs devanciers ? , interrogeait-il. On trouve la polyphonie moderne
« effrayante », or il suffirait de remonter à ses origines pour constater qu’elle descend en ligne
directe de la forme classique. Wagner, musicalement s’entend, est né de Beethoven ; eh bien !
jusqu’à Beethoven inclus, la musique pure : la symphonie, a été soumise à une progression
constante. Le grand Bach et son fils Philippe-Emmanuel Bach ont été continués par un
compositeur quasi inconnu : Prust (sic) [Friedrich Wilhelm Rust (1739-1796)], dont le distingué
maître Vincent d’Indy a démontré la filiation et la valeur. »
Séverac appuyait sur le fait que les « génies de tous les temps ont été généralement
incompris de leurs contemporains ; comme Wagner, comme Franck, Mozart et Beethoven étaient
indignement traités de leur vivant [...]. Les musiciens qu’on leur préférait alors sont maintenant
tombés dans l’oubli ; à peine si les histoires et les dictionnaires de musique rapportent leurs noms
pour mémoire ! Dans l’avenir, il en sera de même pour tous ces amuseurs modernes qui ne furent
en somme que des commerçants ou des clowns ; la foule s’en dég oûtera fatalement et, un jour
peut-être, la société étant mieux organisée, le peuple sera admis à cette initiation dont nous
parlions plus haut et qu’on lui interdit dans l’état actuel des choses. Et ce sera alors l’avènement
définitif de la Beauté servi par des partisans de race, comme Wagner dont les sublimes rêves
contribueront à relever l’humanité si sceptique ! »
15
Ces longs extraits illustrent bien la pensée du jeune compositeur à un moment de son
parcours artistique. L’intégral de l’article a été publié par Pierre Guillot 22. Nous verrons pourtant
que son Wagnérisme ... vers un rejet total du Wagnérisme. En 1900 il reflétait chez le jeune artiste
le sentiment musical d'une époque, celle du Symbolisme, mouvement de substrat littéraire qui
avait puisé ses sources dans la révolution wagnérienne et son « Gesamtkunstwerk », ce principe de
l’art total que réalisèrent les « Ballets Russes » de Diaghilev.
La musique symboliste gardait une liberté absolue à l’égard de la tonalité classique. Elle
favorisait le prestige de l’harmonie au détriment de l’écriture contrapuntique. La sonorité pure
devenait le but du compositeur. Elle conduisit à des abus de chromatisme et à un traitement
hyper-raffiné de la sonorité. Si le terme de Symbolisme est peu usité en musique, celui
d’Impressionnisme, lui, est d’un usage fréquent. Le terme avait d’abord été attribué à un groupe
de peintres français : Monet, Renoir, Sisley, Degas, entre autres. Très vite il prit un sens plus large
pour définir une nouvelle méthode qui traduisait une nouvelle manière de voir. C’est envers
Debussy qu’il avait été utilisé pour la première fois en musique, d’où sans doute l’appellation de
Debussysme dont il est devenu synonyme.
En 1887, Debussy avait concouru au « Prix de Rome » avec un poème symphonique
intitulé Printemps. Le jury trouva que dans cette œuvre l’auteur avait eu « un sentiment de la
couleur musicale dont l’exagération lui faisait facilement oublier l’importance de la précision du
dessin et de la forme. Il serait fort à désirer qu’il se mît en garde contre cet impressionnisme
vague »23, jugeait-on.
Michel Chion24 fait remonter l’Impressionnisme à Chopin (celui des dernières pièces pour
piano, comme Nuages Gris), à Moussorgsky, à Grieg, à Wagner et, plus loin dans le passé, à
François Couperin, à Carlos Gesualdo... Pour Chion toutefois « les seuls musiciens qu’on peut
dire franchement et fondamentalement impressionnistes à l’époque, furent Debussy et Déodat de
Séverac ; les autres compositeurs souvent classés dans le même lot (comme Ravel, Florent
Schmitt, Albert Roussel, Paul Dukas, Charles Kœchlin, Roland-Manuel, André Caplet) ne le sont
que pour tel aspect particulier de leur style ou de leur œuvre. » Comme les peintres
impressionnistes, pour élaborer son œuvre, le musicien impressionniste procède par touches.
Séverac ne l’aurait pas désavoué. « Ce qui domine dans ma musique, à mon sens, c’est la peinture
de la terre, l’amour de la nature que j’essaye de fixer en des harmonies ou des « taches sonores »,
écrivait-il à sa sœur Alix25.
musique écrivait Emile Sicard27. Il a les mêmes qualités d’inspiration; il baigne dans les mêmes
sources sa lyre frémissante. » Pour Joseph Canteloube, félibre de cœur, son inspiration
s’apparente beaucoup à Mistral », comme elle, elle « reflète la vie d’un pays, la vie de la
campagne, la vie de la terre. »
Comme Mistral, c’est au sein de la nature, près des laboureurs, que Séverac trouva son
inspiration. Il y avait chez l’un comme chez l’autre toute une imprégnation de la terre aimée.
C’est elle qui donne ce caractère si profondément pastoral à leur œuvre. Pour André Rémon, 28
Séverac comme Mistral a lui aussi, « écouté les conseils de la mer latine et il leur a
magnifiquement obéi. Pour mieux entendre la voix des flots, il était descendu vers les terres
catalanes, il s’était fixé sur ces premières collines de l’Albère, au dessus de cette plaine
roussillonnaise qui semble n’être qu’une plage dorée, sur les rives de la mer Intérieure. Il était
descendu vers la mer afin de mieux écouter la confidence des flots, afin de mieux saisir les
modulations infinies des rythmes marins. Il a écouté et il a traduit. Il fut à la fois le musicien et
le peintre de la terre. […] « Pour toutes ces raisons, Déodat de Séverac sera notre maître, il sera
notre guide et notre inspirateur aussi souvent que nous voudrons traduire les caractères de notre
race. Le maître n’a pas seulement dessiné les lignes de nos paysages et animé ces lignes des plus
magnifiques couleurs ; il a été aussi un psychologue subtil et profond ; peu à peu il a pénétré
avec amour l’âme des hommes de la terre. […] Comme Mistral, il a su puiser au sein du peuple
le meilleur de son génie ; il a chanté les âmes simples et passionnées comme il a chanté la
pourpre des lauriers-roses et le feuillage délicat des oliviers. […] » Séverac, comme le Maître de
Maillane, sut en effet écouter les bruits de la campagne, les angélus, les sonnailles des
troupeaux. Il a su évoquer le lever du jour à l’Aube dans la Montagne (une mélodie qu’il sous-
titre Etudes d’après nature). Dès 1896, tout jeune compositeur, il avait écrit une pastorale
intitulée Scènes des champs. Il voulait chanter à l’unisson des laboureurs et des paysans. Lors de
l’édition d’En Languedoc, il demanda à son éditeur de mettre en exergue du premier morceau un
vers de Mistral :
A propos du Cœur du Moulin, mais cela reste valable pour presque tout l’œuvre de
Séverac, Pierre Lalo écrivait29 : « Son œuvre sort de la nature, on y respire le parfum du sol, la
lumière et l’ombre, le bruissement du vent, toute la vie de l’atmosphère frémissent dans sa
musique, enveloppant ses chants de vibrations fines, nuancées et changeantes. Les heures de repos
et de rêve à la fin du jour, le labeur des champs, les divertissements après le travail, les cloches
discrètes tintant dans l’air du soir, la paix et la beauté de la nuit, la musique du Cœur du Moulin
exprime toutes ces choses ; l’âme des paysages, l’âme du pays natal est en elle ; et l’âme des
hommes est en elle aussi. » Mistral « avait voulu chanter son pays, en faire revivre les paysages et
surtout les coutumes », fait remarquer Charles Rostaing.30 Séverac après lui ne fera pas autrement,
traduisant avec des notes ce que le maître de Maillane traduisait par des mots. Pour comprendre
27 Emile Sicard : « Un grand musicien régionaliste », Le Feu, 15 juillet 1921, p. 213.
28 André Rémon : « Déodat de Séverac et Frédéric Mistral », Le Tanor, n° 10, 11 décembre 1921.
29 Pierre Lalo : « La Musique », feuilleton du Temps, 14 décembre 1909.
30 Charles Rostaing : « Chronologie, Introduction et archives de l’oeuvre », in Frédéric Mistral, Mireille, p. 13.
17
sa musique, « il faut aimer la campagne » renchérit Blanche Selva, « il faut connaître le « Midi »
de notre France, ce « Midi » qu’il aimait avec passion, qui fut son grand admirateur, son grand
foyer d’espérance ». Leur œuvre à chacun est un hymne au pays natal et à ses habitants. Mireille
est un condensé de la vie rurale dans la Crau et la Camargue. Mistral y évoque l’élevage des vers
à soie, les troupeaux, la vie des mas. Dans Le Chant de la Terre, Séverac évoque, de son côté, Le
Labour, Les Semailles, Les Moissons, Le Jour des Noces. En Languedoc reste ainsi une évocation
« des gents du mas », mais l’évocation est moins laborieuse. Elle est même plutôt festive et
déambulatoire. La musique nous conduit Vers le mas en fête et vers La Foire.
Mistral n’était pas seulement le Maître spirituel littéraire de Déodat, il en était l’idole,
dirions-nous aujourd’hui. Il appela « Mireille » sa femme qui se prénommait Henriette. Et lorsque
leur fille unique naquit, elle reçut pour prénom Magali et pour parrain Mistral lui-même. Celui-ci
lui dédicaça une photographie avec pour légende :
Pour Séverac, le grand poète devait être une sorte de dieu tutélaire pour sa fille. « Sois
gentille avec ta petite maman lui écrivit-il un jour, avec ma Mireille ! Et n’oublie jamais que
Mireille et Magali c’est la même personne. Un grand poète l’a dit magnifiquement. »
« Il y a dans chacune de ses compositions bien des « Mireille » qui nous enchantent par la
grâce de leur sourire et par la beauté de leurs corps souples » écrivait André Rémon31. […] Mistral
et Déodat de Séverac, unissons les noms des deux grands amis. […] Là-haut les âmes des deux
grands artistes ont dû se réunir, et dans la nuit, dans la belle nuit étoilée de notre printemps, elles
doivent descendre vers Maillane et vers Céret afin d’écouter longtemps la chanson des oliviers et
la plainte mélodieuse des cyprès … »
« Comme Mistral, son maître, à qui il ressemble par tant de côtés, comme les vieux
musiciens français dont il se réclame, Séverac a puisé son art dans la nature, et cet art vivra
éternellement parce que la nature seule y est contenue. Nul, depuis les anciens ou depuis tels
modernes comme Bizet ou Chabrier, ne nous l’a rendue si clairement, ni si sainement », rappelait
Pierre Camo, dans Le Coq Catalan Il se range par là à côté des plus classiques parmi les esprits
français » ; et Bausil d’ accompagner l’article d’un poème de Camo : « A Déodat de Séverac »,
déjà paru dans le numéro du 14 mai du même journal. Si divers compositeurs ont été intéressés
par l’œuvre des félibres (Gounod, d’Indy notamment), Séverac fut certainement « le compositeur
le plus impliqué dans le Félibrige avec Joseph Canteloube » fait remarquer Stéphane Giocanti. Il
le fut « non seulement pour son latinisme affiché et l’inspiration de ses œuvres » mais par son
adhésion au Félibrige. André Rémon allait même jusqu’à saluer en Mistral et Séverac comme
« les deux flanbeaux qui éclairent toujours les grandes voies de l’avenir de notre art latin et
régionaliste. » Le Félibrige fut le plus ancien mouvement régionaliste de notre pays. Il suscita de
nombreuses vocations dans toutes les régions de langue romane, tant à l’étranger qu’en France.
Cette étiquette de régionalisme ou de foklorisme a souvent été collée à Séverac, non sans
malignitè parfois. Il « la tolérait avec une indifférence souriante » selon Camille Soula. « Je dois
même dire que cela l’amusait, soit qu’il savoura ce qu’il trouvait flatteur à cette méprise, soit
qu’il l’ait encouragée par goût de la mystification ». En fait, ce terme n’avait pour lui rien de
péjoratif car il n’avait pas le sens restrictif qu’on lui donne parfois aujourd’hui. Séverac au
contraire, dans sa thèse de fin d’étude, en faisait une doctrine. Le fait même qu’elle eût été dédiée
à Charles Brun, secrétaire de la « Fédération régionaliste de France » prouve tout l’intérêt qu’elle
lui inspirait. Dans sa thèse, Déodat dressait un constat très critique des milieux de son époque; il
s’en prenait tout particulièrement au centralisme républicain : « La musique française actuelle est
aux prises, comme toutes les autres branches de l’art, avec un ennemi redoutable : la
centralisation [...]. Les vrais amis de l’Art national reconnaissent le fait et se lamentent mais s’ils
sont unanimes à le déplorer, ils se gardent bien hélas ! de prêcher l’exemple. Ils fondent des
ligues, ils donnent des conférences, ils organisent des congrès où des ordres du jour flétrissent à
l’unanimité l’esprit centralisateur ; mais aussitôt après les voici revenus, par l’express, au foyer
même de l’épidémie qu’ils prétendent combattre. ».
A ces régionalistes inconstants, il prêchait l’exemple : « La meilleure façon de convaincre
les plus simples et les hésitants serait, à notre avis, de se décentraliser soi-même. L’exemple d’un
Mistral, d’un Cézanne ou d’un Francis Jammes est d’un effet autrement plus puissant que les
éloquentes théories. » Dès 1866, dans son poème La Coumtesso, Mistral s’était déjà manifesté
contre la centralisation. En 1907, son cycle d’étude à la Schola terminé, sa thèse déposée, Déodat
mit en pratique ses théories et joignit le geste à l’écrit. Il rentra au Pays, ne voulant pas ressembler
à ses collègues de la Capitale. Pour lui, « ils font de la musique de Paris et pour Paris; ils
s’écartent ainsi progressivement et de plus en plus du génie propre aux diverses provinces
françaises où ils sont nés ». Il avait conscience que cette centralisation outrancière était le fruit du
jacobinisme révolutionnaire. A un de leurs héritiers, le député radical-socialiste Charles Bauquier,
il empruntait cette citation : « Autrefois, avant la Révolution, une vie locale artistique et littéraire
existait dans chaque province. Chaque ville presque avait des enfants glorieux dont elle
s’enorgueillissait. Peintres, musiciens, sculpteurs, architectes ornaient leur cité et ne songeaient
pas à demander à Paris une consécration qui n’aurait rien ajouté à leur valeur. Il n’en va plus de
même aujourd’hui ; les artistes locaux n’ont qu’une hâte : quitter leur ville natale où ils ne croient
pas leurs mérites suffisamment reconnus, pour accourir à Paris où, s’ils n’ont pas une force de
résistance exceptionnelle et une chance plus exceptionnelle encore, ils sont noyés dans la masse,
ils perdent leurs qualités natives, s’exaspèrent, arrivent à produire des choses extravagantes et
déséquilibrées dans le but d’attirer enfin les regards d’une foule indifférente et blasée. S’ils étaient
demeurés chez eux, puisant aux sources mêmes du sol natal, beaucoup se seraient développés
19
du chant populaire, des coutumes et des légendes de chaque région. Elles devaient faire
principalement appel à l’initiative privée et aux municipalités, l’Etat n’intervenant que dans
certaines mesures. Dans sa thèse, Séverac allait plus loin : il demandait que ces écoles échappent
même aux tutelles municipales, (tutelles aussi tyranniques que celles de l’Etat), et aux coteries
locales habituées à d’autres sentiments. La base de l’enseignement de ces écoles devait être la
musique populaire, la chanson et la danse. « Au lieu d’étudier les principes de la musique en des
traités lamentables élaborés par des musicastres cupides et sans goût, on commencerait à épeler
les notes sur des belles chansons populaires de la région, choisies et graduées, suivant leur
difficulté, sous forme de solfège [...] »
Taine l’avait déjà fait remarquer 35 : « L’influence d’un créateur est nécessairement la
conséquence et l’aboutissement des différentes influences familiales, amicales, artistiques et
littéraires qu’il reçoit durant sa vie. » Ainsi Taine constatait-il que les conditions qui façonnent
l’artiste sont : la race, le milieu, le moment, ses origines et son milieu familial ainsi que son
terroir. Séverac tenait le même langage. « A toutes les belles époques d’Art, disait-il dans sa
Thèse de fin d’études, les œuvres ont été non pas seulement l’expression d’un individu isolé dans
une contrée déterminée, mais la synthèse même de l’âme de cette contrée. » Et de poursuivre :
« chaque région est dotée par la nature d’une flore particulière dont les divers types ont une
structure, une essence et une saveur spéciales qu’elles doivent au sol qui les soutient et au soleil
qui les fait croître. Certaines espèces peuvent vivre il est vrai sous des latitudes différentes, mais
combien dissemblables sont les fruits qu’elles portent ! Le vin d’or de Banyuls n’a que de bien
lointains rapports avec le vin gris de Saumur et pourtant l’un et l’autre ont les mêmes « aïeux »,
mais ils ont acquis sous diverses influences (climat, terrain, culture) des qualités tellement
spéciales que nul gourmet ne les confondra. »
« Déodat de Séverac est un de ces hommes que l’on ne songe pas à rendre responsable de
leur génie, écrivait François de Fortis 36. Ils supportent non l’épanouissement d’une éducation, ils
ne révèlent pas l’apport d’une école et d’un effort, mais ils se classent comme la résultante
logique d’une terre, d’un climat, d’un passé. Nul ne pourrait nier en effet que l’œuvre de ce
musicien qui s’était qualifié par boutade de « musicien paysan » ne soit pas une œuvre dépendant
directement de son terroir. Pour connaître un artiste ou son œuvre, pour les comprendre, il faut
aller visiter le pays qui les a inspirés. Certes bien des paysages ont changé depuis la mort de
Séverac. A Saint-Félix par exemple, les vignes ont disparues ; des cultures diverses ont remplacé
celles qui faisaient vivre sa famille. Haies et bosquets charmants, fossés et rigoles ont été sacrifiés
à de stupides étendues cultivées qui désertifient peu à peu nos campagnes. Les remembrements
vandales ont sacrifié plus que de raison les haies qui ne bordent plus les routes et ne protègent
plus les champs tandis que des saignées trop profondes évacuent l’eau et la vie des terres riches
qu’elles appauvrissent. Malgré cette déchéance les paysages ont gardé les grandes lignes qu’ils
avaient du temps de notre musicien.
Parallèlement à Mistral qui fut chantre de la Provence, Séverac fut le chantre du
Languedoc et de la Catalogne. Le félibre Joseph d’Arbaud, en lui rendant hommage après sa
mort37, rappelait qu’il était bien « le type de l’artiste que nous devons, au nom de la Race et pour
son exemple, glorifier de tout notre cœur. Avec son lucide génie, en écoutant les murmures du sol
natal bourdonner autour de sa lyre, n’a-t-il pas su, précisément, fidèle aux volontés de sa race,
soumettre le rythme de son propre sang et pieux, obéissant à ses lois héréditaires, n’en participer
que plus largement à la grande émotion universelle ? » En effet, tout en participant aux activités
locales de sa région, Déodat composa une œuvre universelle, pour peu qu’elle soit connue au-delà
de cette région. Ricardo Viñes et Blanche Selva les premiers s’en chargèrent. C’est aussi une
question de langage. Celui de Séverac se comprend dans tout l’univers pour peu qu’il y ait une
voix, un piano, un orgue, un orchestre pour le « dire». Car si Séverac est un musicien français du
Midi, son œuvre appartient au patrimoine universel. Qui penserait traiter Bizet de régional pour
avoir fait de la musique espagnole dans Carmen, d’avoir chanter la Provence ou de reprocher à
Schubert d’avoir trouvé son inspiration dans la campagne viennoise, à Falla d’avoir composé de
la musique andalouse ? En cherchant uniquement son inspiration en Languedoc et en Catalogne,
Séverac faisait certes montre d’une volonté politique, comme Falla en quelque sorte, qui ne
chantait que l’Andalousie. Il savait que le Régionalisme (avec un grand R) pour si pauvre que soit
le mot, c’est la recherche de la Patrie.
mais ils ont acquis sous diverses influences (climat, terrain, culture) des qualités réellement
spéciales que nul gourmet ne les confondra. »
Les Régionalistes voulaient « garder vivant ce qui restait de la tradition et de l’honneur
ancestral. » Pour Mistral, qui fut leur père spirituel dans le Midi, ceux qui avaient perdu leurs
traditions patrimoniales étaient des morts nés vivants. » Les Régionalistes étaient donc des
patriotes, au sens noble du terme. C’est ce qu’affirmait le majoral Joseph d’Arbaud :41 « Le
Régionalisme – pour si pauvre que soit le mot – reste en fait une grande chose : la recherche de la
patrie. » A quoi, aurait pu ajouter le félibre Gaston Paris 42 : « Il n’y a aucun antagonisme entre le
patriotisme provincial et le patriotisme en général. Il ne s’agit pas d’être Provençal, Breton,
Normand ou Champenois quoique Français, mais d’être Français parce qu’on est Champenois,
Normand, Breton ou Provençal. » C’était l’avis des régionalistes Roussillonnais que fréquenta
Séverac. Tout en prenant chaque jour conscience de leur particularité, voir de leur particularisme,
ils n’envisageaient pas de faire sécession de la nation française.
41 Joseph d’Arbaud : « Notre hommage provençal », in « Déodat de Séverac », Le Feu, 15 juillet 1921, p.
210.
42 Gaston Paris : Journal des Débats (13 avril 1855).
23
Verlaine, et des glaces baltiques d’où nous vinrent avec Rossetti, Swinburne et Shelley, Ibsen et
Tolstoï. Elle a dépêché vers Paris un homme d’Athènes », concluait Maurras.
Le 14 février 1891, dans Le Figaro, Moréas publia la charte de la jeune école. Il y
revendiquait le principe fondamental des lettres françaises qui fleurissait du XI e au XIIIe siècles
avec les troubadours et les trouvères, et du XVI e avec Racine et La Fontaine. « Aux XIVe et XVe
siècles, ainsi qu’aux XVIII e siècle, le gréco-latin cessa d’être une source vive d’inspiration et ne
se manifeste que par la voix de quelques excellents poètes, tels que Guillaume de Machaut,
Villon et André Chénier. »43 disait Moréas en parlant de la nouvelle école. Dans un article du
Mercure de France (mai 1895), Ernest Raynaud allait être encore plus précis : « Nous avons
entrepris de défendre le patrimoine des muses latines, d’opposer le goût d’ordre, de mesure et
d’harmonie de notre race aux imaginations monstrueuses, à l’inconcevable chaos de l’étrange et
de luttes, pour le salut de l’esprit français et le règne de la beauté. » De telles propositions ne
pouvaient pas déplaire à Séverac qui fréquentait alors les jeunes poètes de l’école toulousaine,
tous plus ou moins romanistes, et serait bientôt à Paris près de Moréas qu’il fréquenta assidument
dans les cafés du Quartier latin. Plus érudits que véritables poètes, les Romanistes tentèrent
d’introduire dans leurs œuvres des tournures archaïsantes empruntées à la Pléiade. Séverac mit
d’ailleurs en musique certaines pages des Amours de Ronsard et fut lui-même comparé au poète,
« à un Ronsard qui confie ses pensées, non plus à la lyre grecque mais au clavecin français »44.
L’Ecole Romane vivota de 1895 à 1920 et son rôle fut assez effacé. Pourtant elle eut un
rôle très important dans tous les domaines de la création en modifiant certains comportements.
Elle donnait le goût de la clarification du langage et la recherche de la simplicité. En quelques
années ses propositions réussirent à établir l’idée de perfection et de dogme classique vis-à-vis du
romantisme et ses avatars. Son influence se manifesta chez des musiciens comme Ravel, Roussel,
Schmitt et Séverac qui assurèrent la transition entre l’Impressionnisme et le Néoclassicisme, tout
en participant à l’un comme à l’autre. Avant même l’avènement de la jeune école, Séverac avait
senti le besoin de simplifier : « Je vois aujourd’hui, et de plus en plus, la musique comme un art
qui doit être condensé, resserré sur lui-même, synthétique enfin » écrivait-il le 6 juin 1918. Il
partageait également avec les romanistes le reproche fait aux symbolistes d’avoir voulu
acclimater en France une manière de penser et d’écrire contraire au génie national. « Au lieu
d’aller boire aux sources naturelles qui abondent dans notre beau pays, au lieu de réchauffer leur
cœur au bon soleil méditerranéen, les jeunes musiciens vont promener leurs muses au nord de la
Baltique et à travers les steppes de la Russie »45.
Séverac, au contraire, peut être considéré comme appartenant à cette Ecole romane. Son
œuvre est presque tout inspirée par le midi de la France, par la Méditerranée et la mythologie
gréco-romaine. « Les autres ne m’intéressent pas » écrivait-il à Dimitri Calvocoressi et la
mythologie apparaît dans nombre de ses œuvres. Il y évoque des Nymphes à l’Aube ou au
Crépuscule, des Muses Sylvestres, une Nymphe émue par un Faune indiscret, Nausicaa ou les
amours d’Hélène de Sparte, une Mort de Pan, Didon et Enée. La mythologie autant que l’Histoire
sont traité dans Héliogabale où le 3ème acte est un ballet : la Résurrection d’Adonis. Selon
François-Paul Alibert, certains amis communs (qu’hélas il ne cite pas) se plaisaient à l’appeler
entre eux « Dionysos », du nom de ce dieu qui présidait à l’origine de la tragédie grecque.
« Aucun musicien, disait le poète, ne fut si bien nommé; non seulement en raison de l’instinct [...]
qui menait le génie de Séverac, mais aussi parce que Dionysos [...] était entre autres surnommé
libérateur de la musique. »
Les naturistes
Parallèlement aux romanistes, un autre groupe de jeunes poètes entendit se détacher du
symbolisme. Ils ne considéraient pas l’art comme un refuge contre les banalités de l’existence
mais pensaient au contraire exalter la vie dont la simple beauté leur paraissait plus désirable que
tous les rêves et les fantasmagories du symbolisme. Pour ces jeunes gens, l’homme n’avait qu’à
se laisser pénétrer par la beauté de la nature qui se renouvelle sans cesse. Ils devaient trouver dans
la nature leurs principales sources d’inspiration. On les appela les naturistes. « Poète, s’écriaient-
ils, sois moins archéologue, idéologue ou érudit, dédaigne le dilettantisme, laisse aux spécialistes
leurs parchemins, la Nature te convie à son épopée ... »
En 1896, Maurice Leblong fit paraître son Essai sur le naturisme. « En voilà assez. Il y a
longtemps qu’on admire Baudelaire et Mallarmé ! » déclarait-il d’un ton comminatoire. « Nos
aînés ont préconisé le culte de l’irréel, l’art du songe, la recherche du frisson nouveau. Ils ont
aimé les fleurs vénéneuses, les ténèbres et les fantômes, et ils furent d’incohérents spiritualistes.
Pour nous, l’au-delà ne nous émeut pas, nous croyons en un panthéisme gigantesque et radieux.
[...] Dans l’étreinte universelle, nous voulons rajeunir notre individu. Nous revenons vers la
Nature. Nous recherchons l’émotion saine et divine. Nous nous moquons de l’art pour l’art... »
Ainsi les Naturistes célébrèrent-ils les choses simples et naturelles telles que les fleurs, les fruits,
les champs ou la beauté des corps gracieux. Déodat, comme ses amis de l’Ecole toulousaine, fut
sensible à la nouvelle école. Une partie de son œuvre lui répond en écho, principalement dans ses
pièces pour piano. Ainsi, dans le Chant de la Terre, évoque-t-il le Labour, les Semailles, Conte à
la veillée, la Grêle, les Moissons.
Bien que les naturistes aient beaucoup dénigré les symbolistes, ces derniers les
rejoignirent peu à peu. En 1896, Paul Fort, fondateur du « Théâtre d’Art » devint naturiste, avec
ses Ballades françaises. L’année suivante, Henri de Régnier publiait Jeux rustiques et divins,
Francis Viélé-Griffin, Clarté de la Vie. Ces Naturistes le reconnurent aussitôt comme un des
leurs, saluant dans cet ouvrage le panthéisme qu’ils aimaient. Verhaeren, Adolphe Retté, Gustave
Kahn, Stuart Merril, furent naturistes à leur tour. Leur poésie ne devint plus qu’une exaltation de
la vie, une ivresse devant la nature retrouvée. Avec Paul Fort et Viélé-Griffin, avec Francis
Jammes surtout, se révéla une poésie de la nature, « rajeunie par une personnalité fraîche, par une
25
vision impressionniste des choses » remarque Marcel Raymond46. Le parallèle entre le poète de
De l’Angélus de l’Aube à l’Angélus du Soir (1898) avec Séverac dont les angélus résonnent dans
plusieurs de ses œuvres a souvent été fait : « Comme le poète Francis Jammes, il aime son
terroir » disait déjà Charles Sphon 47. « Il sait que, entendus par lui, les bruits des paysages où il a
vécu, tressaillent et que les arbres secoués par les Zéphyrs, chantent, et que les pierres
resplendissent comme des topazes. Alors il musique cette vie surnaturelle et il enlace son rêve si
discrètement dans une ombre si bleue et avec des harmonies si puissantes que les deux natures ne
font qu’une seule ligne... une seule grâce. » Dans le Triomphe de la Vie (1902), le poème
bucolique intitulé Jean de Noarien, Jammes évoquait la vie de quelque gentilhomme campagnard
au pied des Pyrénées, un gentilhomme qui n’était pas sans rapport avec Séverac. Et tout comme
Jammes, Séverac fut classé parmi les rustiques. « Ses géorgiques occitanes devenaient des pièces
d’anthologie » écrivit Raoul Davray48.
Francis Jammes, qui demanda à Séverac de mettre un de ses poèmes en musique, lui
rendit plusieurs fois hommage dans son œuvre : Nocturne de Déodat de Séverac, extrait des Nuits
qui me chantent, évoquait le souvenir d’une soirée au clair de lune dans la cité d’Aussonne. Au
lendemain de la mort du musicien, il composa un poème A la femme et à la mère de Déodat de
Séverac qui fut publié dans Le Feu du 15 juillet suivant.
simple et naturelle » qui voulait « avant tout faire plaisir. Couperin, Rameau, voilà de vrais
Français », disait-il en 1904 à Paul Landormy. Pour Séverac, ces maîtres anciens étaient les
maîtres par excellence. Il regrettait qu’on ait délaissé trop longtemps leur modèle : « A part
quelques exceptions », écrit-il dans sa thèse, « on s’est écarté de cette belle tradition française
dont Lully, Couperin et Rameau sont les dieux magnifiques. Cette simplicité de moyens, cette
clarté de forme, cette verve si expressive que nous tenions des latins nos pères ne suffisent plus à
notre âme moderne, compliquée et embrumée de philosophie germanique ou anglo-saxon ne ».
La jeune école française qui devait succéder à sa génération, Poulenc, Auric, Sauguet, entre
autres, devait revendiquer cet esprit français sans toutefois dans leur manifeste faire référence à
ces grands ancêtres; et cela énervait Déodat. A un journaliste qui lui demandait son opinion sur
cette jeune école musicale, il répondit : « [...] jusqu’à nouvel ordre, je ne sais pas très bien où elle
se trouve... La jeune école française ? Mais c’est Rameau, c’est Couperin et Lully lui-même.
Depuis eux nous avons fait l’école buissonnière presque tous. D’aucuns prétendent que nous
avons fait des progrès. Je regrette de ne pas être de leur avis. D’ailleurs, l’art ne peut pas
progresser. Il y a des manières différentes de s’exprimer en musique parce qu’on se sert
d’instruments nouveaux, voilà tout... De nos jours, si vous voulez que je vous dise ma pensée, il
me semble que le plus « jeune » de nos compositeurs « français » soit M. Gabriel Fauré, parce
que son œuvre se rallie à notre grande tradition »50.
Séverac lui aussi se ralliait à la grande tradition. Héritier musical des paysans du
Languedoc et du Roussillon par son amour des chants populaires et par son imprégnation du
terroir, il n’en reste pas moins l’héritier des maîtres anciens de la Renaissance, du XVII e et du
XVIIIe auxquels il se rattachait par l’enseignement de la Schola Cantorum. « Clarté de forme,
sobriété de moyens, sincérité d’expression, esprit, intensité de coloris, telles sont les
caractéristiques de sa musique disait Canteloube 51. Ces qualités font de lui le vrai continuateur des
Lully, des Rameau, des Couperin et des Bizet. »
Pour Jean Hugounenc : « S’il est un musicien que Séverac rappelle, c’est Bizet ou le
grand Chabrier. Il tire exclusivement ses origines de la tradition française, sa déclamation est
expressive et limpide comme celle d’un Rameau. »
Séverac mettait les maîtres latins au-dessus de tous les autres : « Rameau, Couperin et
Monteverdi sont pour moi aussi grands et quelque fois plus grands que Bach parce qu’ils
m’émeuvent autant et avec des moyens plus simples » écrivait-il dans un brouillon d’article 52. La
renaissance du classicisme latin devait « déwagnériser » Séverac. Il allait brûler ce qu’il avait
adoré avec mauvaise humeur et mauvaise foi. Après d’avoir vu en Wagner un messie et un
libérateur, Séverac en fit un colonisateur de la race germanique, un destructeur de la race latine.
Séverac ne connaissait sans doute pas l’entretien que Wagner avait donné au journaliste Louis de
Fourcaud. Celui-ci lui avait demandé ce qu’il ferait s’il était un compositeur français. Wagner
conseillait de « se procurer un poème simple, humain, expressif, conforme avant tout au génie de
votre nation. De préférence un sujet légendaire : récits français, poèmes, chansons de gestes,
romans de chevalerie. Tout un folklore, riche trésor national, est à votre disposition. [ ...] Sur un
poème vraiment français, si vous ne vous inspirez que de la vérité des mœurs, vous ferez de la
musique vraiment française. » Wagner, on le voit, avait l’esprit moins « colonisateur » qu’on l’a
dit et encourageait même les Français à utiliser leur propre fond thématique. L’antiwagnérisme
acquis de Séverac avait sans doute été suscité par le culte des adorateurs du maître allemand : il se
souvenait des sourires méprisants de certains wagnériens de son entourage lorsqu’il proclamait
son enthousiasme pour Bizet ou Mistral, pour l’Anthinéa de Charles Maurras et pour les Stances
de Moréas !
Après avoir été un des hérauts du symbolisme puis le géniteur de l’Ecole romane,
Moréas avait lui aussi évolué vers le néoclassicisme. En 1899-1900, il composait ses Stances53.
On dit que dès lors, il avait rejoint Malherbe après s’être inspiré des chanteurs du Moyen-Age.
Séverac aimait beaucoup l’Anthinéa, d’Athènes à Florence que le jeune félibre avait écrit
à son retour de Grèce où il avait été envoyé comme reporter sportif de la Gazette de France, pour
le premier jour des Jeux Olympiques à Athènes. Dans Anthinéa, « l’écrivain oppose assez
violemment la perfection de l’art méditerranéen (Athènes antique et Génie toscan) à la
dégénérescence de l’art germanique marqué par la déraison, « la rupture des hautes traditions de
l’esprit, le retour aux états sauvages », les fautes de goût et de sens comme une « insulte au
soleil », bref un art marqué par le romantisme (L’Etang de Marthe), « dialectique souvent reprise
par Séverac » dit Pierre Guillot. Avec la guerre, le latinisme de Séverac devint carrément
antigermaniste. Dans une lettre à son ami Louis Hasselmans 54, il lui affirmait qu’à son goût, « les
plus grands musiciens classiques ne sont pas « Made in Germany ». Palestrina, Monteverdi et
Rameau sont des latins dans toute la force de l’expression. Les éditeurs d’Allemagne ont su
profiter du romantisme qui nous a longtemps infesté, et de nos querelles d’école, pour nous
imposer leur domination et nous forcer à ignorer nos véritables maîtres. L’on dit, à l’école :
« Wagner est très fort » ; mais je déteste Wagner pour si fort qu’il soit, car il a fait un immense
tort à notre musique de théâtre contemporaine ... Le grand Bizet n’a pas eu de continuateur...
Wagner a tué l’opéra-comique, cette forme si adéquate à notre tempérament, il a tué la mélodie,
avouons-le; aucun compositeur n’oserait, même s’il le pouvait, faire chanter les voix, dans la
crainte d’être « pompier ». Wagner a fait de nous des snobs tellement stupides que la musique
simple, charmante et adorable d’un Mehul, d’un Gounod et même d’un Gabriel Fauré fait sourire
beaucoup de mes camarades... »
Durant sa courte vie, Séverac eut donc l’occasion de connaître tous ces mouvements.
Parti du symbolisme et de l’impressionnisme, il évolua vers ce néo-classicisme de l’après-guerre.
Dès le début du siècle, l’impressionnisme de Séverac, comme celui de Ravel, se détacha très vite
de l’impressionnisme debussyste. En Languedoc (1903-05) marquait déjà une évolution vis à vis
du Chant de la Terre (1899-1901), une évolution qui reflétait celle dont nous avons parlé plus
haut. Elle se distinguait aussi de Debussy par un changement de latitude. Joseph Canteloube 55
faisait déjà remarquer qu’il existe entre la musique de Séverac et celle de Debussy, « autant de
différence qu’il y a entre l’ambiance du Nord (Ile-de-France) et celle du Midi (Languedoc-
Roussillon). »
Aux lumières tamisées, Séverac préfère les lumières vives et colorées de son pays. « Les
procédés debussystes [...] prennent parfois place dans sa musique ; elle s’en distingue tout de
même radicalement par la prédominance toujours extrêmement accusée d’une ligne mélodique
très soutenue » écrivait Paul Landormy56. « Déodat de Séverac est le musicien du plein soleil et le
beau chanteur du Midi auquel il faut à tout prix de grandes phrases à faire sonner à pleine voix. »
Ce sentiment est confirmé par Lluis Millet 57 pour qui l’art de Séverac, « si personnel,
avait apporté à l’impressionnisme moderne un peu dénué d’âme et taché de superficialité
sensorielle, un goût savoureux du terroir du Midi de la France, la clarté de la mer et du ciel
méditerranéen »58.
Pour bien mesurer ce qui diffère entre Séverac et Debussy, « il suffit de comparer une
pièce comme Baigneuses au soleil à telle ou telle page aquatique de Debussy ou de Ravel pour
saisir immédiatement la personnalité de Séverac, écrit Jean-Joël Barbier 59. Alors que chez
Debussy l’eau est traitée pour elle-même (Sirènes ou Reflets dans l’eau), la musique de
Baigneuses au soleil se situe à la limite de la terre et de l’eau. Dans un fouillis de lumière, c’est le
domaine de l’écume, de l’éclaboussement, mais au contact de la terre et de la présence humaine.
L’eau de Séverac est presque une eau solide, qui se manifeste par un remue-ménage de cristal
[...]. Une eau presque incarnée. Au point qu’on ne sait pas si l’on assiste aux ébats de naïades ou
au mouvement de l’élément liquide lui-même. »
Après la première guerre mondiale, Pierre Hermant 60 reconnaissait en Séverac « une sorte
de précurseur au mouvement de ces dernières années, un lien entre Debussy et les recherches
âpres, violentes, précises, qui dominaient alors ». Paul Landormy trouvait bien dans la musique
de Séverac des « procédés debussystes », mais « ce ne sont plus du tout les effets de demi-teintes
qu’aime tant Debussy; et voilà en même temps l’horizontalisme qui reprend le dessus du
verticalisme, la mélodie sur l’harmonie ». « Renversement complet de méthode, ajoutait-il, dont il
est bien possible que ce soient souvenus les « Six » quand ils s’engagèrent à leur tour sur des
chemins nouveaux. » Pour Paul Landormy, si Déodat a pu influencer sur les « Six », « c’est parce
que la mélodie tient dans sa musique une place prépondérante et qu’il ne connaît guère les
complications de la polyphonie. Or quelques-uns des « Six », par exemple un Poulenc, sont avant
tout, comme lui, des mélodistes, bien différents par le style, mais au moins attachés comme lui à
la simplicité, à la facilité, au charme ».
En avril 1920, Séverac lui aussi prêchait vers toujours plus de simplicité. Il l’écrivait à
son ami René de Castéra : « J’essaye de condenser... Beaucoup de mes pièces sont trop délayées,
à mon goût actuel. Notre génération, un peu trop façonnée par les méthodes importées d’Outre-
Rhin, est tombée souvent dans le travers stigmatisé par ce vieux Boileau (qui n’était pas si sot que
le croient les Cocteau et autres « avancés »). De là sont nés tant de quatuors, de sonates, de
symphonies longues comme un jour sans vin... Je suis tombé dans ce travers comme les autres,
mais j’essaye de me ressaisir et d’aller vers la clarté et la simplicité qui sont vraiment de chez
nous... » Les jeunes musiciens du « Groupe des Six », qui se réclamaient du « Coq » contre
« l’Arlequin », eux aussi voulaient faire simple ; ils faisaient même court, évitant les longs
56 Paul Landormy : « Le Déclin de l’Impressionnisme », La Revue musicale, 1er février 1921, p. 103.
57 Lluis Millet : (Masnou, près de Barcelone, 18 avril 1867+ Barcelone, 7 décembre 1941) Compositeur et
chef de chœur espagnol. Elève de Felipe Pedrell, il fonda en 1891 avec Amédeo Vives l’Orfeo Català et le
Palau de la Musica Catalan. En 1920 il envisagea avec Déodat de Séverac promoteur du projet de créer
une Escola Mediterania de Musica dont le siège aurait été à Barcelone et les filiales rayonner sur la côte
méditerranéenne entre Valencia et Marseille.
58 Lluis Millet : « Les Catalans à Déodat de Séverac », Le Coq Catalan, 11 juin 1921.
59 Jean-Joël Barbier : Programme du Centenaire, Céret 1972.
60 Pierre Hermant : Cinquante ans de musique française, Paris, 1925, T. II, p. 119.
29
61Paul Guitard: « Le Souvenir de Déodat de Séverac, Pour Albert Bausilbencore »; Le Coq Catalan, 24
juin 1933., p.1.
62Ca a bien changé aujourd’hui où le peuple qui subit le matraquage des médias est décervelé par
l’abrutissante pseudo culture américaine et qui pour ne plus savoir conjuguer le verbe être ne connaît plus
que le verbe avoir.
63 Romain Rolland : Musiciens d’aujourd’hui, Bibliothèque d’Histoire, Hachette, Paris 1908, p. 98.
30
« Doué d’un visage romantique aux traits de ci-devant », écrit Paul Guitard, « si paysan
et démocrate, il avait compris qu’après la chute du romantisme, un visage romantique se
trouverait déplacé partout excepté dans le giron du peuple qui, en tout temps, garde le pur
sentiment de toutes les beautés. »64
Il avait peu d’attitudes et aucune recherche vestimentaire. Selon Gustave Violet « il
prenait l’allure, à son insu, du milieu dans lequel il vivait comme un bon petit bourgeois. Il avait
l’air du petit employé de petite ville avec ses vestons sans chic dans aucun sens et son ensemble
sans recherche. »65 Sa tenue n’était d’ailleurs pas sans inquiéter sa famille. En 1903 sa sœur Alix
lui écrivait : « As-tu un costume ad hoc pour tes allées et venues chez la pcsse (sic) de Cystria ?
[...] Veux-tu qu’on t’envoie ton habit ou ton smoking ?... Ton costume gris ne peut pas se
retourner parce qu’il a des parties usées, on en fera bénéficier quelque gamin. » Déodat en effet
faisait retourner ses costumes, par économie. La fortune des Séverac n’était que foncière. Ils
pouvaient vivre en hobereaux et non seulement les dépenses somptuaires ne leur étaient pas
permises mais ils devaient économiser. A Paris, il tenta de s’améliorer. Vers 1900, il écrivait à sa
famille : « Et pourtant je me trouve beaucoup plus correct cette année ! [...] J’ai fait
d’incontestables progrès du côté de l’élégance. Mon manteau, par exemple, m’a fait moduler dans
un ton inconnu de moi jusqu’à ce jour et les escaliers de service ne se rouvriront plus pour moi. »
Il avait l’accent du pays mais parlait peu. A un vieil habitant de Saint-Félix qui l’avait
connu naguère dans son vilage, je demandais s’il avait l’accent.
- Non ! il parlait comme nous », me répondit le brave homme en roulant les airs avec
l’accent de Castelnaudary.
Selon Canteloube, il était la plupart du temps « silencieux et avec l’air distrait, absent,
souriant avec condescendance à ce qui se disait mais qu’il n’entendait pas, tapotant la table de ses
doigts comme un clavier. [...] Il était comme engourdi dans un bien être intérieur, un parfum
peuplé de souvenirs et de paysages. »66 Et quand il parlait, selon Eugène Rouart 67, c’était un
« débit de paroles, un peu précipité, parfois embrouillé, mais qui ne se prodiguait pas, intervenant
dans la conversation avec à propos, sûreté et indulgence, sachant ramener les rires joyeux lorsque
la discussion risquait de devenir âpre. »
« Dans le moindre de ses mots, certes, il y avait toujours un je ne sais quoi de sobre, de
juste, et de net qui allait jusqu’au fond des choses, et qui s’exprimait par un trait d’une originalité
surprenante » témoigna Alibert68. D’après Pierre Camo69 : « De liaison facile, ami fidèle, aimant
la vie et la bonne table, égal dans son humeur qui était d’engouement et de fantaisie » selon, il
avait « un sens aigu de la drôlerie et du comique. »
Pour Joseph Parayre, il était mélancolique et gai : « La mélancolie est la rançon des âmes
exquises, mais son âme d’abord inquiétée et désolée conquit bientôt le calme avec résignation et
en arriva à la joie saine et pure d’elle-même. Quand il partait pour une longue promenade, il se
64 Ca a bien changé aujourd’hui où le peuple qui subit le matraquage des médias est décervelé par
l’abrutissante pseudo culture américaine et qui pour ne plus savoir conjuguer le verbe être ne connaît plus
que le verbe avoir.
65 Gustave Violet in Blanche Selva, Déodat de Séverac, Paris 1950, p. 20.
66 Joseph Canteloube, notes manuscrites pour le brouillon de son livre.
67 Eugène Rouart in Souvenirs sur Déodat de Séverac La Revue Musicale, Paris Octobre 1921.
68 François Paul Alibert Déodat de Séverac, La Page Littéraire in Le Courrier de Céret, 11 janvier 1930.
69 Pierre Camo : « Déodat de Séverac et la musique » in La Revue des Deux Mondes, octobre 1949 p. 553.
31
réjouissait à l’idée du bon repas, qu’on ferait dans la métairie de la montagne. Il célébrait comme
Rabelais; mais avec plus de grâce. »
« Sa modestie était extrême », dit Jean Louis Vaudoyer70. « Peu d’hommes restèrent
aussi étrangers à l’attitude et à l’effet, à la préoccupation professionnelle. L’idée de lutter pour
faire représenter ou pour faire entendre une œuvre de lui était si contraire à sa nature qu’il préféra
retourner dans son pays lorsqu’il découvrit [...] la mesquinerie et la laideur des compétitions et
des cabales parisiennes.
« [...] Comme d’autres, Séverac aurait pu, au fond de sa province attirer les curieux, les
pèlerins par d’ingénieuses mises en scène, par une exagération presque caricaturale de
paysannerie et de simplicité. Mais Séverac, singulier par génie, abhorrait les singularités. »
Il avait la franchise des gens qui n’ont rien à cacher et était rebelle à la mode.
« L’artiste sans la moindre jalousie, l’homme sans vanité paraissait ignorer le don de
plaire qui gagnait tous les cœurs, souvent même plus que les cœurs, dit Paul Poujaud 71. Il n’était
ni intransigeant, ni partisan. Il n’aimait pas les théories, les systèmes, libre chanteur qu’il était.
Avec des tendances très personnelles, il était ouvert à toute beauté. »
Il était d’une grande bonté comme en abondent les témoignages, dont celui de l’abbé
Crastre, archiprêtre de Céret, dans son éloge funèbre : « Ah ! Mes frères, la bonté de M. de
Séverac qui ne l’a connue ? Qui ne l’a appréciée ? Il fut exceptionnellement bon. Toutes les voix
sont unanimes à le proclamer. [...]l. a Bonté, chez M. de Séverac était comme le fond de sa
nature, la substance même de son cœur... C’est elle qui constituait cet attrait irrésistible de tous
ceux qui l’approchaient. [...].
« Il fut doux, paternel, conciliant, charitable, ne refusant jamais un service et ne laissant
jamais échapper de sa bouche une parole malicieuse et désobligeante... toutes qualités qui
découlent de la Bonté comme d’une source... et cette source fut toujours limpide et intarissable.
« On serait presque tenté de se demander s’il n’a pas excédé dans la Bonté. Mais non !
Un chrétien n’excède jamais en cela. Sa devise était : On n’est jamais trop bon ! et ce chrétien
pratiquant avait appris cela du Divin Maître. Car Notre-Seigneur-Jésus-Christ fut toujours bon,
invariablement débonnaire et miséricordieux. Il le fut à tel point... que même environné de
monstres qui le torturaient... il avait encore pour eux des paroles de clémence et d’amour... » Sa
bonté est traduite dans sa musique. Norman Demuth 72 raconte qu’un jour à Londres, lorsqu’il eut
exécuté le Chant de la Terre et En Languedoc, un de ses élèves qui ne connaissait pas même le
nom de Séverac lui fit remarquer « quel brave homme il devait être ».
« Je ne crois pas que personne ait aimé les enfants mieux que lui. Il leur passait et leur
pardonnait tout. Je ne crois pas qu’il y ait non seulement dans son œuvre, mais encore dans celle
de quelque musicien que je sache, d’expression plus tendre et plus exquise de l’amour paternel
que cette mélodie que vous connaissez tous, qui est sur toutes les lèvres, et qui s’appelle Ma
Poupée Chérie. Il se fondait, en quelque sorte, dans l’enfance, comme dans son élément le plus
naturel. »73
Il avait un profond instinct d’indépendance, « mais ceci ne veut pas dire que c’était chez
lui un besoin égoïste » dit Blanche Selva. Indépendant, il le fut des doctrines et des cénacles : « il
70 Jean Louis Vaudoyer : Déodat de Séverac, in Ecrits et Estampes, Paris 1935, p. 179.
71 Blanche Selva : Déodat de Séverac, P. 1930, p. 14.
72 Norman Demuth : in La Revista Musicala Occitana, Institut d’Etudes Occitanes, T. 1952, p. 2.
73 François Paul Alibert, conférence à Perpignan le 15 février 1936.
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ne se jeta pas [...] dans les remous de la politique musicale pour hâter une réussite avec sa petite
cour, comme potentat de l’art, trôner dans un cénacle et décider sans appel, du haut de sa jeune
renommée, de l’avenir immédiat de la musique » écrivit Paul Le Flem74.
Dans un brouillon d’article cité par Pierre Guillot, Séverac se comparait à Léon Bloy en le
citant : « Ce que je déteste le plus en Art, c’est d’appartenir à une école, de vaquer à des
consignes et de faire l’amour sous une étiquette. Je vais tout seul, Dieu merci, et je n’ai pas plus
besoin de caporaux que de Cantaride. Je suis un solitaire de première marque, voilà tout. C’est à
prendre ou à laisser. »
« Je suis aussi un solitaire ! Quant à la « marque » c’est aux gens de goût de dire si je suis
de la première ou de l’autre. Si j’appartenais à une école, je gage que ce ne serait qu’à l’Ecole
buissonnière. » Il aurait aussi pu dire, comme Debussy : « Je suis pour la liberté. La nature par
nature est libre. Tous les bruits qui se font entendre autour de vous peuvent être rendus. On peut
représenter tout ce qu’une oreille fine perçoit dans le monde environnant. Certaines personnes
veulent tout d’abord se conformer aux règles. Je veux moi, ne rendre que ce que j’entends. »
Pourtant, si indépendant des enseignements fut-il, Debussy n’a pas renié l’enseignement des
maîtres du passé.
Déodat lui aussi avait « horreur de tout ce qui est apprêté, scolastique », dit Canteloube75,
« et bien qu’éprouvant, comme tous, la plus grande admiration reconnaissante pour les grands
initiateurs, il s’empressait d’oublier tout ce qu’il avait pu apprendre comme règle. »
Séverac voulait, comme Debussy, « que la musique se dégageât de toutes les prétentions
littéraires et philosophiques, qui pèsent sur la musique allemande du XIX e siècle, qu’elle
s’affranchît de la rhétorique musicale que les siècles nous ont léguée, de cette lourde syntaxe, de
ces formules harmoniques et rythmiques, de ces exercices d’amplification oratoire. Il voulait
qu’elle fût peinture et poésie, qu’elle exprimât, d’une façon immédiate et transparente, le
sentiment tout pur, et que la mélodie, le rythme, l’harmonie s’épanouissent librement selon leurs
lois intimes et non plus d’après la prétendue logique de constructions intellectuelles. » 76
La manière d’écrire de Séverac, comme celle de Debussy, n’était pas soumise aux règles
étroites et tyranniques des musiciens allemands. Et si sa Sonate suit les règles de la construction
beethovénienne, ce ne fut que pour satisfaire à un devoir d’école. Séverac au contraire
s’abandonnait à l’impression du moment, « il oublie ce qui précède, reste indifférent à ce qui va
suivre, ses harmonies portent en elles-mêmes leurs principes et leur fin » analyse Gaston-Pastre77.
« Mireille », sa femme, à rappelé une anecdote qui montrait son étourderie 78 : « Déodat de
Séverac était très lié avec Monsieur Estienne, personnage fortuné de la haute société parisienne.
Un jour, Monsieur Estienne rencontre Déodat :
- J’ai un dîner demain, je tiens à vous avoir.
- Eh bien Estienne, ne comptez pas sur moi, j’ai un cours à la Schola Cantorum, je sortirai
plus tard, ce n’est pas possible.
- Ecoutez, même si c’est tard, venez quand vous voudrez, comme vous serez.
En tenue de travail. Déodat arrive chez le concierge de l’immeuble des Estienne :
74 Paul Le Flem : « Déodat de Séverac un maître qu’il ne faut pas oublier » in Comoedia 9 octobre 1927.
75 Joseph Canteloube : notes manuscrites.
76 Romain Rolland : Op. cit. p. 98.
77 J. L. Gaston-Pastre : « L’œuvre pianistique de Déodat de Séverac », Le Feu, 15 juillet 1921, p. 218.
78 Cité par Michel Peus : Déodat de Séverac, sa vie, son oeuvre et son influence méridionale, tiré à part de
Massana, T. IV, n° 3, Perpignan 1972, p. 17-18.
33
Selon Gustave Violet lorsqu’il paraissait rêvasser « devant le piano ou l’orgue où ses
doigts grassouillets couraient avec des gestes caressants, on avait l’impression qu’il était absent
de lui-même et qu’il allait au hasard, sans but, sans idées. » Eugène Rouart, raconta que lors
d’une journée de printemps à Chantilly il avait été constamment distrait parce qu’un rythme
chantait en lui.
On a dit qu’il était paresseux. Des intimes témoignèrent du contraire : « Il travaillait en
fait constamment » écrivit Paul Le Flem79, ce que confirma Joseph Canteloube. Peut-être n’avait-
il que le « dégoût de la plume et du papier » selon Paul Poujaud80. Peut être trop confiant
négligeait-il de fixer sur le papier ce que sa mémoire retenait trop bien ?
« Il lui arrivait parfois, dit-on, d’inscrire sur un cahier de papier à cigarette quelques notes
dont la complexité risquait sans doute de provoquer l’oubli. » 81
Nombre de ses amis témoignèrent l’avoir vu jouer des œuvres qu’il semblait avoir
complètement composées, et même s’il avait le génie de l’improvisation ce qu’il jouait ainsi était
sans doute déjà construit, mais il voulait les laisser mûrir en cave. Lorsqu’il composa Baigneuses
au Soleil en trois heures, il est évident qu’il l’avait déjà tout écrite dans sa tête.
Le 20 avril 1920, s’expliquant sur le retard des pièces de L’Encens et la Myrrhe, il
s’excusait : « Elles sont restées sur le chantier plus que de raison peut-être, mais je tenais à les
faire mariner comme tout bon cuisinier. »
« Je voyais Déodat le soir quand il était à Paris », dira Maurice Alquier. « Nous restions
de longs moments sans dire un mot. Et puis, tout d’un coup, il chantait. Son cerveau ne quittait
jamais la musique. Il n’aimait que les belles choses, avait horreur des « snobs ». D’une modestie
79 Paul Le Flem : La Revista Musicala Occitana, Institut d’Etudes Occitanes, Toulouse 1952, p. 4.
80 in Blanche Selva : Déodat de Séverac, Opus cité, p. 15.
81 Victor Crastre : « Centenaire Déodat de Séverac », Céret Musée d’Art Moderne 1972, p. 20.
34
pourtant ? Sinon cette soif toujours plus forte de l’or... Plus on possède, plus on veut posséder !
Qui sait si un jour ou l’autre n’arrivera pas un catéchisme qui nivellera tout cela ! Ce matin je
passais devant la bourse en revenant de la Trinité, c’est à faire rougir d’être menés par cette bande
d’ignobles individus ! en voyant de ces sortes de spectacles, il y a de quoi devenir presque...
anarchiste. »
Il avait pourtant des coquetteries, par exemple : « Il n’aimait pas avouer son âge », dit
Pierre Camo85 qui rapporte qu’à certaines personnes de sa connaissance qui le lui avaient
demandé, il s’était borné à répondre : « J’ai l’âge de Pierre Pouvillon »
Carte postale dédicacée par Séverac lors d’une visite au château de ses ancêtres
Cette première première maison devait se poursuivre par le mariage d’Irdoine de Séverac,
petite fille de Guy III de Séverac (+1181) et d’une fille d’un comte de Barcelone, avec Deus (alias
85 Pierre Camo : « Déodat de Séverac et la musique », La Revue des Deux Mondes, octobre 1948. p. 547.
86 Nom qui rappelait que les barons de Saint-Félix étaient également vicomtes, puis comtes de Caraman.
87 Leurs armes comportent une similitude. Barcelone et Aragon portent « d’or à 4 pals de gueules », les
Séverac « d’argent à 4 pals de gueules ».
88Abbé Louis Moreri, in Le Grand dictionnaire historique, ou le mélange curieux de l’histoire sacrée
et profane [ …]les généalogies des familles illustres de France et des autres pays d’Europe […] Paris 1749.
36
Déodat) de Caylus. Leur fils Guy (croisé avec Saint-Louis en 1270) releva le nom et les armes de
Séverac et devint Guy V. Sa descendance masculine s’éteignit quatre générations plus tard avec
la mort sans postérité de Guy X et d’Amaury de Séverac, maréchal de France, poignardé par
Pardiac en 1427. Les terres de la maison de Séverac, confisquées en 1470 furent revendiquées par
les seigneurs d’Arpajon, descendant direct des comtes de Rodez, par le mariage en 1385 de
Jeanne de Séverac, héritière de Guy IX (vivant en 1310) et de Jeanne d’Auvergne, d’où postérité
jusqu’au XVIIIe siècle chez les duc d’Arpajon. auquel un arrêt de 1508 avait adjugé le vaste
patrimoine des Séverac. Leurs descendants devaient posséder les posséder jusqu’en 1799 et
vendre les ruines de la demeure ancestrale en 1825. L’antique maison de Séverac devait pourtant
se poursuivre, loin du Rourgue, grâce à Bertrand de Séverac, déshérité en 1282 par son père Guy
VI de Séverac pour avoir préféré épouser une demoiselle d’Entraigues au lieu de se faire clerc.
Quittant Séverac, il alla s’installer près de son épouse à Entraygues dans l’Aveyron. Leur petit-
fils, Bertrand de Séverac (v. en 1389) devint seigneur de Montcausson, près d’Entraygues, dans la
paroisse de Saint-Florentin, canton de Saint-Amans. Le 2 mars1399, un Bertrand de Séverac,
seigneur d’Entraigues rendait hommage au comte de Rodez pour ses terres de Montcausson,
Prévinquières, Travassac et autres lieux.
Fleurassié, Sébastien Louise en décembre 1860 et Gilbert, Aglaé trois ans plus tard, le 19 mai.
Pour ce second mariage, Gilbert et Aglaé s’installèrent à Saint-Félix.
Henry et Gilbert de Séverac étaient nés, comme leur sœur, Rose Emilie comtesse Prévost
de Saint-Cyr (1828+29 janvier 1911) par son mariage avec Léopold Prévost de Saint-Cyr, d’où
une fille Zoé de Saint-Cyr (+1928), à Saint-Sulpice- sursur-Lèze (Haute-Garonne). Déodat enfant
alla donc souvent en vacances chez ses grands-parents qui habitaient une ancienne commanderie
des chevaliers de Saint-Jean. Ils firent leurs humanités chez les dominicains de Sorèze où ils
acquirent une solide instruction. Ils étudièrent par la suite à Toulouse, à la faculté puis aux
Beaux-Arts, renonçant à la carrière militaire comme leurs ancêtres. Peut-être devaient-ils à leur
cousin Achille de Rayssac89 leur goût pour la peinture. Né à Avignonet en 1814, celui-ci devait
s’éteindre à Toulouse en 1890. Il était monté à Paris pour faire son droit « vers le 1er mai 1841 »
selon son condisciple Louis de Planet (Toulouse 1814-Paris 1875). Après avoir commencé ses
études de droit, il bifurqua très vite vers la peinture, rejoignant Planet et Jules Garipuy 90 dans
l’atelier de Delacroix. Extrêmement doué, il avait été nommé « Michel-Ange » par ses
camarades. Portraitiste de talent, il aurait pu vivre de sa peinture à Paris lorsqu’il fut rappelé par
sa famille pour s’occuper de ses propriétés d’Avignonet, charge pour laquelle il n’était, à vrai
dire, en aucune façon préparé. Selon Jules Buisson 91, « c’est surtout dans les portraits peints
89 Ils étaient cousins germains d’Achille du Crouzet de Rayssac, leur tante Emilie ayant épousé N. du
Crouzet de Rayssac.
90 Jules Joseph Garipuy, (Toulouse, 1817+1893), élève et ami d’Eugène Delacroix, peintre de genre et
d’histoire, il fut aussi conservate0u00r du musée des Augustins de Toulouse et professeur à l’Ecole des
Beaux-Arts de cette ville où il forma de nombreux élèves, comme Jean-Paul Laurens, Jean-André Rixens,
Edouard Debat-Ponsan, Jean-Joseph Benjamin-Constant, Henri Martin, Henri Rachou. Son atelier fut à
Toulouse un rendez-vous du milieu artistique et littéraire de la ville. Gilbert de Séverac qui en était un
assidu, a peint son portrait, et en 1898 son atelier où l’on peut voir leurs collègues et amis Jules Buisson,
Jean-François Bladé, de Voisins, Lavernière, Le Blanc du Vernet, Ernest Rosbach et d’Ustou, un autre
cousin.
91 Jules Buisson : « Les artistes du Lauragais; Gilbert de Séverac », Le Lauragais, 12-XII-1899. Jules
Marie Buisson est un homme politique français né le 3 avril 1822 à Carcassonne (Aude) et décédé le 11
38
janvier 1909 à Labastide-d'Anjou (Aude). Avocat et propriétaire terrien, il est représentant de l'Aude de
1871 à 1876, siégeant au centre droit. Ayant un réel talent de dessinateur, il réalisa de nombreuses
caricatures de ses collègues parlementaires pendant les séances .
39
sourdine qui bourdonne autour des formes dans la libre lumière, pour le ravissement des yeux
de coloriste de race. [...] « Par goût, il répugnait au mouvement et s’oubliait des journées
entières dans cet atelier dont je viens de faire soupçonner les séductions, sans être tenté d’en
sortir. La nature lui avait refusé la combativité de ces ardents fureteurs d’étudesqui attendent
impatiemment le jour et bravent la fatigue, le froid, les rhumatismes, pour aller surprendre dans
les champs l’éveil de la lumière. »92.
Après un passage à l’Ecole des Beaux-Arts de Toulouse, les frères Séverac étaient
« montés » à Paris pour entrer en mars 1857 à l’Ecole Impériale des Beaux-Arts de Paris dans
l’atelier et les classes de Léon Cogniet (1794+1890) et de Tony Robert-Fleury (1797-1890). A
l’atelier, ils eurent pour condisciples Meissonnier, Jules Lefeuvre et Léon Bonnat (1833-1922).
Ils fréquentèrent également Cabanel, Hébert, les frères Delaroche, les frères Flandrin, et surtout
Eugène Delacroix, qui eurent sur eux une influence prépondérante. Ils fréquentèrent aussi les
impressionnistes, sans doute par l’intermédiaire de Bazille (1841-1870) qui possédait le portrait
de Monet par Séverac aujourd’hui au Musée Marmottan. A son tour, Monet avait peint le
portrait de Séverac, aujourd’hui en possession d’un collectionneur italien. C’est surtout comme
coloristes que les frères Séverac se sont fait apprécier et admirer. « Vous avez », disait Coigniet
à Henry de Séverac, « ce que je ne possède pas et que je ne pourrais vous donner si vous ne
l’aviez déjà. » Après quelques années d’études à Paris, les frères Séverac décidèrent de se
rendre en Italie pour y étudier les Maîtres. « Cette décision fut peut-être défavorable à Henry en
le détournant de la voie impressionniste qui était la sienne », dit Berthe de Puibusque 93, « pour
l’aiguiller vers un classicisme où son talent risquait de s’égarer. » Accompagnés de leur mère et
de leur sœur, ils firent des voyages répétés au-delà des Alpes, séjournant à Naples et en
Ombrie, à Rome. Dans la Ville Eternelle, ils retrouvèrent une partie de leurs parents et de leurs
amis parmi les Français venus soutenir le Pape, ou parmi leurs collègues : aussi furent-ils
souvent les hôtes de la Villa Médicis. La révélation des Maîtres italiens, l’aspect de la
campagne romaine, les marquèrent profondément. Sur Henry, nous l’avons vu, cette empreinte
fut désastreuse. Rentré à Paris, il douta de lui-même. Il chercha « vainement à retrouver sa voie
et crut s’apercevoir que ses concepts et ses rêves, magnifiés par son séjour dans la patrie de
Michel-Ange, dépassaient ses moyens d’expression. ». Désespérant d’être à la fois Raphaël et
Delacroix, il abandonna brusquement la peinture et rentra dans le Midi pour se consacrer à
l’agriculture. Esprit curieux et inventif, il fut l’un des premiers partisans des engrais chimiques
et se mit en rapport avec Georges Ville. Lors de la guerre de 1870, Henry fut mobilisé au
« Camp des Alpines », puis envoyé en France. A la fin du conflit, il rejoignit ses domaines de
Saint-Sulpice sur Lèze et s’occupa de la reconstitution de ses vignobles. Rêvant de voyages, de
visites dans les musées d’Europe, étreint d’une nostalgie profonde pour la peinture, il demeura
cloué chez lui par sa mère âgée et infirme. Et quand celle-ci disparut, en 1890, il était
désormais trop âgé pour reprendre sa vie aventureuse. Toujours épris de nouveauté, Henry se
consacra dès lors à la photographie.
« Ses portraits, dont quelques-uns uns, les plus beaux, datent de la lointaine époque du
collodion, ont toute la noblesse d’allure et toute la richesse du modelé des portraits de grands
maîtres. » Nous possédons de lui, prise dans son jardin de Saint-Sulpice-sur-Lèze, propriété
92 La maison de Saint-Félix possède néanmoins une très belle étude de rue de Saint-Félix, ce qui prouve
que c’était bien par goût qu’il « répugnait » au plein-air.
93 Berthe de Puibusque : « Au Musée des Augustins », in L’Express du Midi, juin 19
40
acquise par son père, un des plus beaux portraits de son neveu Déodat. L’enfant, allongé sur le
sol et plongé dans sa rêverie solitaire, contemple son jouet, un petit animal de bois et de
fourrure.
D’esprit symboliste, Henry de Séverac déclarait volontiers cette vérité « que la
représentation de la nature ne doit pas être servile et qu’un paysage vaut moins par ce qu’il
exprime plastiquement que par ce qu’il suggère de pensée et de rêve » :
« Ses paysages sont pleins de subjectifs mystères », écrit encore Berthe de Puybusque .
Aussi aimait-il mieux les aubes baignées de brume, les journées de printemps aux ciels chargés
de cumuli ou les couchants orageux, que les soirs d’été ou les paysages écrasés de lumière sous
un ciel uniformément azuréen. A ce jour, je n’ai pu réussir à voir un seul tableau de lui, ni dans
la famille de Séverac, ni ailleurs. Déodat pourtant en possédait un, ainsi qu’en témoigne une
lettre d’Alix : « Qu’est-il advenu du tableau dont l’oncle Henry t’avait chargé ? » lui demanda-
t-elle.
En 1903, Henry de Séverac exposa à Toulouse au Salon de l’Union Artistique une
« Rose, étude », seule référence que j’ai trouvée à ce jour. Un article nécrologique cite de lui
des Sorcières errant dans les airs et des Barbares dans la campagne romaine.
Quelques mois après sa mort, L’Ame latine lui rendit hommage94. « Aux derniers salons
de l’Union Artistique de Toulous, les amateurs d’art avaient remarqué des fusains d’un
impressionnisme puissant, en même temps que d’une sobre réalité : c’était l’œuvre du peintre
Henri de Séverac, dernier représentant d’une lignée d’artistes qui donna à notre Midi quelques
peintres de talent.
[ …] !« Il est mort à la fin d’août, dans son château de Saint-Sulpice-de-Léze (sic) dont
il sortait rarement, absorbé par les fusains qu’il livrait de temps en temps à l’appréciation des
connaisseurs, et plus encore par ses pensées artistes qui furent beaucoup de sa compagnie.
« Né un peu après 1830, le malheur fut pour lui d’âtre jeune, lorsque les élèvres
de M. Ingres étaient les maîtres de la peinture. S’il fut »venu plus tard dans un monde plus
vieux » son talent de coloriste, qui était, paraît-il, fort grand, aurait pu se développer dans un
milieu favorable à faire de lui, peut-être, un disciple de Rousseau. [ …]
« Notre regret a été grand en apprenant la disparition de cet artiste qui vécut loin de
nous, mais dont l’œuvre nous avait depuis longtemps séduit. »
Gilbert de Séverac lui, a préféré les paysages romains bien ensoleillés, avec ruines et
décors antiquisants, lumineux à souhait, tout imprégnés dans leurs couleurs de l’influence de
Delacroix. De ses maîtres, il avait gagné la probité d’un dessin irréprochable, le culte de la
ligne et du style et le goût pour de grandes compositions mythologiques et des scènes
religieuses. De très classique, voir académique, sa facture prit une liberté d’exécution qui le
conduisit aux limites de l’impressionnisme. Très tôt, il préféra aux grandes compositions
l’intimité du portrait de grands-parents, amis, paysans, mendiants, servantes, jeunes filles
enfants, ou des scènes religieuses et mythologiques. Il savait pénétrer l’intimité de l’être et
savait tracer en quelques coups de crayons, de fusain surtout, des portraits de famille ou d’amis
qui sont autant pour l’histoire du mouvement artistique à Toulouse. En témoigne ce groupe de
familiers de l’atelier de Jules Garipuy, vers 1868, où figurent Jules Buisson, Blade, Leblanc, du
Vernet, Rosbach et d’Uston entre autres, tous membres du Cercle de l’Union Artistique qu’il
avait créé et dirigea longtemps. Dans la maison de Saint-Félix, on peut voir un certain nombre
94 L.S. « Le Bazar aux Nouvelles », L’Ame latine, Toulouse, N° X, octobre 1904, p. 527.
41
de ses œuvres : entre autres des portraits de famille, des copies de Van Dick et de Rubens, un
Sultan du Maroc, voisinant avec des scènes mythologiques ou religieuses. On y trouve aussi
des Natures mortes, genre dans lequel il excellait et dont le Musée de Béziers possède un
Bouquet de roses. A partir de 1859, il avait participé pour la première fois au Salon parisien où
ensuite il présenta régulièrement des œuvres, en même temps que Fromentin, dont le
rapprochait son appartenance à une élite discrète et terrienne autant qu’un goût pour les sujets
exotiques. En 1991 le Musée Paul Dupuy à Toulouse présenta huit de ses œuvres dans une
rétrospective consacrée à « Eugène Delacroix, ses collaborateurs et ses élèves toulousains ».
Alix, la sœur de Déodat fut élève de l’Ecole des Beaux-Arts de Toulouse et signera une
œuvre importante et de grande qualité dans le domaine de l’aquarelle. En 1895, à l’Exposition
internationale industrielle et artistique de Toulouse, elle obtiendra avec Déodat et leur sœur
Jeanne un « Grand prix : en tant qu’artistes peintres ». En juin 1933, une galerie parisienne,
située 12 rue des Beaux-Arts, consacra toute une exposition aux aquarelles de Séverac.
Henry et Gilbert avaient une sœur, Angèle (30 avril 1838-17 septembre 1924) qui épousa
à Pérouges, en août 1864, le comte Giovanni Battista Rossi-Scotti (1836-1926) dont elle avait
fait la connaissance à Rome au cours d’un bal. De son mariage, Angèle eut une fille, Carmella
(16 juillet 1868-5 février 1937). Les Rossi-Scotti avaient une belle fortune. A Pérouges, ils
habitaient le Palais Rossi-Scotti, et à 25 kilomètres de là, le château de Monte Petirolo, une
magnifique résidence du XVI e siècle, en tuiles et briques rouges. Camérier secret de cape et
d’épée du Pape Léon XIII, Giovanni Rossi-Scotti fut un historien et un archéologue réputé et,
devenu Directeur du Musée d’antiquités de Pérouges, collabora à plusieurs journaux locaux :
La Provincia, La Tribuna, Il Paese, le Giornal scientifico et le Giornale de erudizione de
Firence, dans lesquels il écrivit de nombreux articles sur la sculpture antique. Ils avaient une
belle fortune qui leur permettait de se déplacer facilement.. En dehors de leurs propriétés de
Pérouges, ils séjournaient tantôt à Rome, tantôt à Venise ou en France, au gré de l’humeur de
Carmella. Venus voir leur parenté à Toulouse, ils louèrent pendant plusieurs mois un grand
appartement dans un grand hôtel près du Capitole.
Enfance à Saint-Félix
Situé à l’extrémité d’un promontoire calcaire
qui domine à 339 mètres d’altitude une vaste plaine
qui s’étend des communes de Laurac à la Montagne de
Nore, devenue la Montagne Noire, Saint-Félix doit son
nom à un ancien évêque d’origine africaine, martyrisé
à Gérone sous le règne de Dioclétien (284+305) et
connut dans le passé une histoire mouvementée.
Aujourd’hui, c’est un calme village qui a gardé de ces
années glorieuses un ensemble architectural préservé,
à l’exception de quelques abcès dont le château d’eau et l’ancienne gendarmerie ne sont pas les
moindres.
Devenu Saint-Félix-Lauragais en 1922, la commune portait du temps de Déodat de
Séverac le nom de Saint-Félix-de-Caraman pour rappeler que la baronnie de Saint-Félix
dépendait de la Vicomté de Caraman. Quand il était enfant, Saint-Félix était encore un gros
bourg de 550 habitants (2049 sur toute la commune) et ne comprenait pas moins de cinq
42
épiceries, quatre cafés dont deux hôtels-restaurants, deux médecins, un pharmacien, un notaire,
un percepteur, quatre écoles et de nombreux corps de métiers utiles à la vie communale. Cinq
moulins à vent tournaient dans son ciel venteux. A Saint-Félix, les vents sont extrêmement actifs,
tout particulièrement le plus célèbre d’entre eux : l’Autan. Par ses brusques foucades, par sa
chaleur énervante, il a un effet pathologique sur certaines personnes, atteignant sa plus grande
force dans le couloir Dourgne - Sorèze, orienté droit sur Saint-Félix, allant alors jusqu’à 110
kilomètres/heure. A cette époque, le village était entouré de vignes dont l’exploitation intensive
ne fut arrêté qu’à la suite du phylloxera de 1855, mais dont la culture se poursuivit néanmoins
jusqu’à une date récente.
Le grand bâtiment aux proportions majestueuses qui termine aujourd’hui la rue Déodat
de Séverac du côté du château était la cave du Marquis d’Auberjon, alors châtelain. Elle prouve
l’importance de l’exploitation viticole à cette époque. Comment, alors, ne point rappeler que
Déodat situe l’action de son opéra Le Cœur du Moulin à Saint-Félix, précisément à l’époque des
vendanges ? Sur sa partition, il précise même : « terminée aux vendanges 1908 ».
Adossé aux remparts du village, côté rue, la vaste maison de Séverac ouvre sur la place
Guillaume de Nogaret -dont la maison natale est toute proche-, au centre de la bastide.
Récemment encore, la maison s’étendait de part et d’autre d’un bâtiment central plus haut dans
lequel Gilbert de Séverac avait fait construire son atelier. Le bâtiment de gauche, en regardant la
façade, a été détruit il y a une trentaine d’années pour construire une gendarmerie du plus
disgracieux effet. A l’époque de Déodat s’élevait la résidence des cousins Séverac-Maurens,
alors branche cadette devenue aînée à la mort de notre Déodat. Une porte de communication
réunissait les deux demeures. A la mort de Sébastien emporté le 17 décembre 1868 par une
typhoide, la tante Louise loua la maison à la Gendarmerie, à l’exception d’un appartement
réservé aux vacances et d’un logement pour Paul le régisseur. A Toulouse la tante Louise
s’installa dans l’Hôtel du Vieux raisin, un de ces vieux hôtels de la Renaissance qui font la
splendeur de Toulouse, et où Déodat résida lors qu’il vint faire ses études à l’Université. Côté
jardin, une terrasse permet au regard d’embrasser la campagne jusqu’aux Pyrénées qui paraissent
toutes proches quand le temps le permet. Sur toute la hauteur, un grand vestibule avec loggia
dessert les pièces de l’habitation du rez-de-chaussée et de l’unique étage. Dans l’atelier, qu’il
s’était fait aménager dans le bâtiment central, Gilbert passait des journées à travailler dans
l’ambiance d’une lumière qu’il avait lui-même calculée. Sa grande verrière domine toujours la
place du marché. Plus tard, après sa mort, l’atelier servit de salle de musique. Une photographie
prise en 1906 par François de Vezian, nous montre une de ces réunions autour de Séverac et
Viñes jouant sur le piano de l’atelier. Au premier étage, les fenêtres sur rue dominent l’ancienne
halle du XIIIe siècle sur laquelle s’appuyait autrefois la maison commune. Détruite en 1793, on
accédait à celle-ci par une tour de pierre qui, depuis 1863, porte une haute vierge peinte en blanc.
C’est à Saint-Félix que s’éveilla l’amour de Déodat de Séverac pour la nature. « Dès son
enfance » dit Guilbert des Essarts, « nous avons tous vu Déodat s’arrêter devant les horizons
changeants et là, se laisser envahir par l’ambiance des harmonies et des polyphonies confuses et
combien mélodieuses qui s’unissent merveilleusement dans les scènes champêtres. « Mais du
tempérament de notre ami, je me rappelle avoir eu la révélation d’une nuit d’été. Nous étions
assis sur un talus lauragais. A un moment, il fredonna très doucement la première mesure de O
doux mystère, mélodie bien connue. Puis, plus doucement, il murmura Le Crapaud.95 Dans
95 Deux mélodies en vogue à cette époque.
43
l’obscurité, il écoutait tous les bruits de la nature et les « musiquait » séparément en vue de leur
orchestration dans une harmonie d’ensemble. Et moi-même, averti dans l’assemblage confus des
sons pendant la nuit, je perçus alors les sifflements amoureux de la bête vilaine que j’avais
entendus sans les distinguer, et j’y reconnus bien la phrase mélodique de Déodat et qui, pour lui,
était un motif dans ce nocturne phénoménal. N’ayant pas encore à sa disposition la musique
réellement évocatrice qu’il ferait un jour, il cherchait dans les airs connus ses phrases
d’évocation. « Vraiment Déodat de Séverac, en face de la nature, ne regardait pas, il écoutait ; il
ne voyait pas, il entendait. Je veux dire par là qu’il recevait en sonorités tous les chocs de
l’extérieur et qu’il n’avait d’autre manière d’exprimer sa pensée que la manière musicale. « Quel
âge avait-il alors ? Il était étudiant, ou du moins il fréquentait, par ordre, dans les Facultés, d’où
son esprit était bien absent. »
Gilbert de Séverac, improvisateur né, était passionné de musique. Il jouait de plusieurs
instruments, de la flûte, du piano, de l’harmonium. Comment Déodat n’aurait-il pas été
prédisposé à la musique ? Dès son plus jeune âge, il arrêtait ses jeux lorsque son père se mettait
au piano, s’approchant à quatre pattes et ne bougeait plus. » Selon Blanche Selva, il chercha très
vite « à reproduire sur le piano avec son petit index ce que [venait] de jouer son cher
« Papanou ». Plus grand, il s’échappait de la maison pour rejoindre le vieil organiste de la
collégiale qui lui apprit le solfège et l’orgue. Il gardera toujours une profonde reconnaissance à
son premier maître Louis Amiel 96, organiste de la collégiale, lui dédiant en 1894 Saint-Félix,
chœur à trois voix d’hommes sur des paroles de Vincent Belloc, de Revel. Plus tard, il lui
succédera comme organiste sur le célèbre instrument construit par Grégoire Rabiny au XVIII e
siècle. Aux obsèques de Louis Amiel, Déodat prononça un discours où il lui rendait hommage.
Les souvenirs personnels s’y mêlaient à des considérations de politique régionaliste. Il rappelait
qu’il fut un des meilleurs amis de son père et qu’il lui fit « épeler » ses premières mélodies.
« Son souvenir restera toujours entièrement lié à mes rêves de jeunesse et de régionalisme,
doctrine dont il était un adepte au sens pratique du mot.
« Ce brave homme était le modèle intelligent et courant de l’ « Enraciné » ! Il croyait que
l’on ne peut réaliser rien de noble et de beau si l’on n’a dans le cœur un amour passionné pour
son pays et pour les traditions qui l’ont fait grand. Sa vie fut simple mais belle parce que toujours
illuminée par sa foi dans ces idées ! Toute son existence s’est écoulée dans cette petite ville
paisible et calme et il n’avait d’autre ambition que celle d’être utile et agréable à tous. Organiste,
secrétaire de mairie, président de la Société Saint-Michel et de diverses sociétés musicales, il a
toujours fait preuve d’un dévouement sans bornes. Par ces temps de scepticisme et
d’individualisme décevant, c’est un devoir d’honorer la mémoire des hommes de cœur tels que
Louis Amiel. « J’aime les miens, mes compatriotes et mon vieux clocher » me disait-il un soir au
cours d’une de mes conversations quotidiennes et il disait ces mots avec passion comme un
adolescent. Il avait 35 ans ! » On l’a vu, au-delà des mots, Séverac faisait passer le message de sa
foi félibréenne.
Il est possible même que ce soit Louis Amiel qui ait initié Séverac aux joies de la
chanson populaire. Son père en avait quelques-unes unes que le vieux maître donna à son élève.
L’orgue restera toujours pour Déodat son instrument de prédilection. « C’est là qu’il donnait un
libre essor à ce mens divina qui remplissait son âme dira le chanoine Crastre 97, « à ces envolées
superbes, à ces inspirations sublimes, qui à certains jours faisaient monter les larmes à nos yeux
96 Louis Amiel était l’auteur d’une Romance de l’Escabel.
44
Sorèze
Après avoir fait ses premières études au logis familial sous la conduite d'un précepteur,
Déodat entra en 1886 à 13 ans, en troisième chez les dominicains à « l'Ecole Royale Militaire de
Sorèze ».
Un demi-siècle auparavant, (de 1846 à 1849.)son oncle Henry et son père (de 1847 à
1850) avaient également été élèves de la prestigieuse école. Aujourd’hui, l’Ecole Royale
Militaire de Sorèze a disparu. Elle avait été fondée en 757 par Pépin le Bref au profit de moines
bénédictins. Détruite par les Normands en 864, rétablie en 903 par l’abbé Walfride, rançonnée en
1377 par les Anglais, pillée par les protestants au XVI e siècle, elle ne fut transformée en collège
qu’en 1682. Plus tard, Louis XVI la reconnut comme Ecole Royale Militaire, c’est à dire que le
Roi prenait sous sa protection un certain nombre d’élèves qui étaient entretenus aux frais de
l’Etat. Spoliée pendant la révolution, elle fut reprise par deux chauriens 99 : dom François Ferlus
et son frère Raymond-Dominique Ferlus, qui sauvèrent ses magnifiques bâtiments de la
destruction. En 1854, Lacordaire (1802-1861), reprenant l’Ecole, en fit le célèbre collège que
97 Chanoine Crastre : « Eloge funèbre prononcé lors des obsèques de Déodat à Céret ». Semaine religieuse
de Perpignan, n° 14, 02 avril 1921.
98 Lettre sans date
99 Habitants de Castelnaudary.
45
l’on sait. La journée de Séverac, comme celle de tous les élèves de Sorèze, obéissait à des règles
strictes. Le réveil avait lieu à 5 heures du matin, sauf l’hiver où la journée commençait une demi-
heure plus tard. Après la prière, les élèves avaient étude jusqu’à 7 heures ¼ et sortaient en
récréation. De 8 à 10 heures, ils avaient classe, puis étude. Le repas était à midi, suivi d’une
récréation d’une heure au moins. A nouveau étude, jusqu’à 14 heures pour les collets rouges et
jusqu’à 14 heures ½ pour les collets bleus et les collets jaunes. Tous les élèves passaient ensuite
en classe jusqu’à 16 heures où un goûter leur était servi, suivi d’une récréation. L’étude du soir,
qui commençait à 16 heures 45, était généralement coupée d’une classe d’une heure. A 19 heures
3/4, tous les élèves se retrouvaient au réfectoire pour le repas précédé de la prière. Le coucher
suivait aussitôt l’hiver, tandis qu’aux beaux jours, une dernière récréation leur était accordée.
L’Ecole assistait en corps aux offices du dimanche et à la messe du jeudi. L’après-midi, une
promenade emmenait les élèves dans la campagne environnante. On mangeait bien à Sorèze. La
table était celle des familles aisées et la nourriture saine. Durant la nuit, deux veilleurs circulaient
dans les dortoirs où chaque élève bénéficiait d’une petite chambre séparée. Le programme de
l’Ecole suivait le programme des études classiques de l’Université et la préparation aux Grandes
Ecoles. En souvenir de l’ancienne Ecole Royale Militaire, Sorèze conservait pour les dignitaires
les titres de caporal et de sergent, les élèves portant les insignes de leur grade. Ces derniers
représentaient une vraie responsabilité du gradé vis à vis de ses camarades, un peu comme les
chefs de patrouille chez les scouts. On possède une photographie représentant Déodat de Séverac
en uniforme de caporal des bleus, à moins que ce ne fût en porte-drapeau de l’Ecole (Grand
Dignitaire). Une grande place était donnée aux Lettres. Elle se manifestait par l’existence de trois
sociétés littéraires qui réunissaient parmi leurs membres les élèves les plus distingués dans leur
classe : l’Athénée pour les collets rouges, le Portique pour les collets bleus, l’Académie pour les
collets jaunes. Leur fonction était représentée sur leurs collets : les membres de l’Athénée
portaient deux palmes d’or; ceux du Portique deux étoiles; ceux de l’Académie deux croissants.
On le voit, tout était fait pour créer l’émulation chez les élèves. Pour être admis dans ces diverses
sociétés, il fallait être, premièrement, au tableau d’honneur; deuxièmement, réunir un certain
nombre de places d’éminence dans les compositions; troisièmement, présenter un devoir écrit et
un devoir oral qui fussent acceptés; quatrièmement, être élu à la majorité. Déodat fit partie de
toutes ces sociétés littéraires. En 1886-87, alors élève de 3 ème, il fut membre titulaire du Portique
littéraire qui en comptait 10. L’année suivante, élève de seconde, il en devint Vice-Président. Puis
en 1888-89, en classe de Rhétorique, il devient membre titulaire de l’Athénée, qui en comptait
douze.
46
Le relevé de ses bulletins nous apprend quel élève il fut. Ses études furent
sanctionnées par un 1er accessit d’honneur, un deuxième accessit d’analyse littéraire, un
troisième accessit de composition française et un second prix de thème latin. Il fut inscrit
toute l’année au tableau d’honneur. L’année suivante (1887-88), élève de seconde, il fut
premier caporal des collets bleus. Il avait cette fois un premier Prix d’Honneur, et un
second Prix de critique littéraire, un troisième accessit de thème latin, parmi d’autres
prix.
Dans la classe de rhétorique (1888-89), en littérature, il n’eut qu’un troisième
accessit de discours français, mais remporta un premier Prix de dessin et fut reçu
Bachelier ès-lettres (1ère partie). Lors de sa dernière année d’études (1889-90), en classe
de Philosophie, il devint Vice-Président de l’Athénée littéraire et Porte-Drapeau de
l’Ecole, donc un des trois grands dignitaires et fut inscrit toute l’année au Tableau
d’Honneur. Son cycle d’études à Sorèze se termina avec un bac ès-lettres (deuxième
partie Philosophie) avec la mention « assez bien », les disciplines techniques et sportives
ayant dû faire baisser sa moyenne. Malgré ces récompenses littéraires, il n’eut rien aux
divers concours organisés par les diverses Sociétés Littéraires. Il possédait déjà toutes les
qualités qui le feront tant aimer de tous ses amis. Sa conduite était bonne. Il avait bon
caractère, mais ses maîtres lui reprochaient d’être trop distrait et assez indépendant :
« bon et aimable avec tous, mais ne montre pas assez d’énergie au travail », déclaraient
ses professeurs. « Toute sa vie, il sera pris pour un paresseux alors qu’en fait il avait le
dégoût de la plume et du papier », dira son ami Paul Poujaud100. Déodat n’aimait pas les
jeux : « nous voudrions voir cet enfant jouer davantage en récréation », disaient ses
maîtres. Il ne faisait aucun sport : uniquement la gymnastique obligatoire. Dans une lettre
à sa famille101, il disait pourtant sa bonne volonté : « Je continue à m'exercer aux
exercices corporels : la gymnastique, les planches, les rétablissements, les bras carrés,
sont mon domaine; aussi, je tâche de me perfectionner tous les jours de plus en plus. » Il
ne remporta aucun prix, ni accessit en mathématiques ou dans les autres matières
scientifiques. Ses matières préférées étaient, bien entendu, la musique, mais aussi le
dessin et l’instruction religieuse.
Dans l’orchestre de l’Ecole, il jouait un peu de plusieurs instruments : cornet à
piston, tambour, clairon. Il improvisait des marches, des airs gais, des pièces de
circonstance pour les fêtes de l’école et composait des pièces d’orgue pour la chapelle.
« Je me souviens d’avoir été potache, piston solo dans la fanfare de Sorèze », déclara-t-il
un jour à Bernard Marcel102, « cependant que l’organiste du lieu voulait exécuter les
petites horreurs que je confectionnais dès cette époque. » Il travailla le chant choral et le
piano avec Porcher et Léon Marfaing ; mais c’était surtout le hautbois qui le passionnait,
comme nous l’apprend la lettre déjà citée plus haut : « [...] Je pense dire la même chose
de la musique et du hautbois surtout celui dans lequel je souffle comme un enragé. Je
remarque pourtant de légers progrès. Il est fort difficile d’avancer vite et je le disais
l’autre jour, que les plus forts hautboïstes ont eu beaucoup de difficultés dans leur
commencement et qu’ils sont parvenus à les vaincre. C’est ce que je m’applique à
faire. » Cette passion pour le hautbois le poursuivra encore de nombreuses années et,
quand il « monta » à Paris pour continuer ses études musicales en 1896, il n’était pas
encore question de devenir compositeur. Le 23 juillet 1888, Déodat assistait aux
cérémonies d’inauguration de la statue du Père Lacordaire auquel l’école rendait un juste
hommage. Plus tard, en 1911, il composera une cantate pour soli, chœur et orchestre :
Sorèze et Lacordaire, sur un poème de François Tresserre. Une réduction pour chant et
piano en a été éditée en 1911. Pour le piano, il écrivit ses premières pièces : Petite étude
(en sol: mineur), P’tit bateau, Mélancolie, Inspiré à la simple vue d'une certaine cane,
pièces demeurées inédites, voire inconnues.
Le 15 février 1890, il composa un duo pour piano et hautbois ou violon pour la fête de
son père, avec la dédicace suivante : « Good saint’s days, dear father franco. » Le 17 avril, il
signe Verset, Elévation, pour orgue. A Sorèze, Déodat aurait composé une Marche religieuse
pour orgue, Sub Tuum et O Salutaris pour voix et orgue. De 1890 date également une Elévation
pour orgue, sans doute pour la chapelle de l’Ecole. De cette époque daterait Sérénade au Clair
de lune pour flûte ou hautbois, piano, harpe et quintette à cordes, qui fut éditée en 1919 par
Joseph Lointier avec une seconde version pour harpe, cordes, bois, cors, timbales, piano
d’accompagnement et piano conducteur.
Trois grandes fêtes attiraient parents et anciens élèves à l’Ecole à chaque trimestre. La
Sainte Cécile, patronne de l’Ecole, avait lieu le premier trimestre ; le Carnaval au second; la
ont délaissé le Droit pour la Musique : Vincent d’Indy, Ernest Chausson, Pierre de Bréville, Guy
Ropartz, Auguste Serieyx, Jean Pouegh, Alexis de Castillon, Henri Duparc, Sylvio Lazzari. A
cette époque, fait remarquer Jean Gallois 107, « les études juridiques pouvaient en effet permettre
d’accéder à un métier plus ou moins rémunérateur compensant les déboires financiers
qu’apporterait l’activité artistique. » Séverac n’avait accepté de faire du droit que par obéissance
paternelle.
Il devint donc l’élève de Jean Hugounenc108 qui lui apprit l’harmonie et étudia le piano
avec Gabriel Sizes. Elève le jour, il continua cependant à prendre des cours du soir. Malgré ces
études intensives, il n’obtiendra jamais qu’un accessit d’harmonie au concours de fin de cycle, en
1896. Malgré cela, sa voie semblait tracée. Marc Lafargue, ami de l’époque toulousaine, nous
raconte comment la vocation de Séverac serait née. Même s’il diffère de celui donné par Séverac
à Marcel, il nous semble nécessaire de rapporter ici ce témoignage direct de l’ ami de toute une
vie109 : « [...] à Toulouse, il y a des tours sur chaque maison noble. Nos parents habitaient un de
ces vieux hôtels... J’aimais y aller pour regarder le ciel. Ce matin-là, quel beau temps ! J’y
monte... Ah ! C’est épatant... Le grand ciel de Pâques et quel matin ! Un soleil éblouissant.
Pâques ! Pâques ! et les toits magnifiques. Et des cloches, des cloches partout se répondant et, au-
dessus, le bourdon de la cathédrale ! Ah ! C’était beau ! J’ai reçu un coup. Alors je me suis mis à
faire de la musique pour dire ce que j’avais senti... Et il se mit au piano : « Tiens voilà ! » et alors
il me joua une chose sublime : « Matin de Pâques à Toulouse ». Les cloches sonnaient, je les
entendais, et quel soleil ! Et moi qui suis de ce pays et qui l’adore, jamais je n’y avais été à ce
point... J’oubliais de dire que nous étions à Paris... Ensuite, on sortit faire un tout au bistrot, puis
au Luxembourg. »
Jean Hugounenc témoignera plus tard des premières leçons qu’il donna à Séverac 110 . Ils
s’étaient connu, sans doute au cours d’un été, lors d’une visite à son vieil ami le curé de Saint-
Félix qui avait tenu à présenter le jeune musicien amateur au distingué professeur du
conservatoire. Dès la rentrée d’octobre, Déodat commença ses leçons. Assez espacées au début,
elles se rapprochèrent rapidement, Séverac ne mordant guère au droit. « A l’heure arrêtée entre
nous, de (sic) Séverac se rendait chez moi pour travailler raporte Hugounenc. Compliments
d’usages, nouvelles de la santé, et sacramentallement un « asseyez-vous là ». Docilement il
s’asseyait. Il faisait une gamme, puis une autre - ses nerfs n’ont pas pu aller au delà- nous
passions à l’étude : Stephen Heller ou Cramer, et souvent je n’attendais pas qu’il eut fini, je m’en
allai dans une autre pièce de l’appartement le priant de recommencer le cas échéant. Très
consciencieusement il finissait, mais il ne recommençait pas. Pensant peut-être me donner le
change, il passait à un autre ordre d’idées : il improvisait. Ma tactique avait réussi. je voulais le
lancer dans cette voie purement expérimentale. Les improvisations de Séverac, écloses d’un
cerveau inculte car il ne savait absolument rien en harmonie à ce moment là, étaient d’une
incohérence manifeste, toutefois à travers les successions harmoniques barbares, transparaissait
une musicalité d’une réelle distinction. Et peu à peu l’horizon s’élargissait, les idées musicales
affluaient plus nombreuses, plus élégantes, la personnalité ne se dessinait point, mais le genre se
manifestait à peu près librement, circonscrit en quelque sorte en des formules très chères à de
Séverac quoique d’autres musiciens avant lui les eussent exploités avec un gros succès. Il
affectionnait particulièrement le genre oriental, Léo Delibes était son idole. La musique de
Lakmé l’extasiait. Après Delibes que jamais il n’a renié d’ailleurs, il fut littéralement conquis à
la musique de César Franck. De Séverac devint un franckiste consciencieux, enthousiaste,
polémiste ardent prêt à défendre sa cause avec acharnement, il tolérait qu’on aimait point la
musique de Franck, mais il n’acceptait pas qu’on le dénigra. Sous l’influence de cette mentalité il
entra à la Schola cantorum et il devint l’élève de Vincent d’Indy. Dès lors son admiration pour
Franck ne put qu(augmenter et très sensiblement elle augmenta encore. »
A Toulouse, Déodat devint le pianiste d’un groupe d’étudiants, « Les Joyeux
Escholiers ». Pour les faire danser, il paraphrasait des valses de Métra, Marcailhou ou
Burgmuller : Le torrent, Le Juif errant. Il signait Verasec, ou Versaec, anagrammes de Séverac ;
ou Jean du Moulin. Quelques fois, Versaec mettait en musique les paroles de du Moulin, ou vice
versa. Il avait le génie de l’improvisation. Dans le genre, selon Blanche Selva , « on ne pouvait
employer d’autre terme que celui de génie, car lorsqu’il rêvassait devant le piano ou l’orgue, où
ses doigts grassouillets couraient avec des gestes caressants, on avait l’impression qu’il était
absent de lui-même et qu’il allait au hasard, sans but, sans idée. »
De cette époque, Blanche Selva111 a raconté une anecdote qui montre quel musicien il
était : « Tout lui était motif à musique. Ainsi, par exemple, les fenêtres du salon de sa famille
étant ouvertes au premier étage, il s’amuse à accompagner au piano, dans le ton, une bonne
femme qui annonce en chantant ses petits fromages, dans la rue du Vieux Raisin : « Les bons
Quercy ! Les bons Quercy ! ... » chante la marchande; et Déodat de faire des accords et des
variations... Si bien que la brave femme finit par être enchantée et ajoute à chaque fois en passant
: « Mais c’est très beau, Monsieur, c’est très joli comme ça avec cette musique ! » Il aurait mis en
musique le Bottin, disait-on. Un jour, il rencontra chez Eugène Rouart « deux sénateurs du
département ; à leur départ, il transforma l’un en trombone, l’autre en fifre et imagina un duo
alterné imprévu et comique »112. Le dimanche, il chantait « messes et motets » avec la chorale de
la Chapelle des Dominicains.
Le dimanche 12 février 1893, dans la salle du « Jardin Royal » il participa à une fête de
charité donnée par les étudiants membres du « Secrétariat du Peuple de Toulouse ». A cette
occasion, il accompagna ses amis, étudiants comme lui, Joseph Boyer et Soulignac dans un petit
opéra en un acte d’Adolphe Adam : A Clichy. Son père y avait participé en dessinant le
programme.
Parmi les étudiants, il fit la connaissance de Jean Pouegh, son cadet de quatre ans, qui,
comme lui, avait commencé son droit et entra au Conservatoire. Né à Toulouse le 24 février, le
jeune homme avait fait du piano dès l’enfance, mais ce n’est qu’à l’automne 1895 qu’il s’était
mis à étudier sérieusement l’harmonie lui aussi sous la férule de Jean Hugounenc. Après deux
ans de cours particuliers avec le même professeur que Séverac, il fut admis au Conservatoire de
Toulouse à son tour, d’où il ressortit en 1898, second prix d’harmonie.
A cette époque, Séverac aurait composé une Pastorale qui reste inachevée, première de
dix Scènes des champs pour piano (les autres ne seront jamais écrites). Pierre Guillot date
également un Preludio, un Air de ballet et une Promenade en mer, œuvres de jeunesse qui sont
demeurées inédites également.
L’école de Toulouse
Durant ces six années d’études à Toulouse, Déodat établit de solides amitiés, fréquentant
les jeunes poètes et écrivains de l’école de Toulouse. Au premier plan de ces amitiés littéraires
fut sans aucun doute Marc Lafargue (1876+1927) avec lequel il fut lié d’une indéfectible amitié
jusqu’à sa mort. Excellent peintre, mais surtout littérateur, Lafargue était né à Saint-Simon
(Haute Garonne) et mourut à Toulouse le 7 mai 1927. Il avait commencé à écrire très jeune (à 15
ans), fondant en 1892 Les Premiers essais des Jeunes avec Emmanuel Delbousquet et Maurice
Magre. Très vite le groupe s’agrandit avec Henri d’Ardenne de Tizac, dit Jean Viollis, Charles
Guérin, J. Rozes de Brousse et Elie Clavel. Se détachant peu à peu des brumes symbolistes qui
les avaient d’abord attirés, les Essais des Jeunes s’orientèrent vers le néo-classicisme latin. En
1896, Marc Lafargue et ses amis fondèrent l’Ame latine à laquelle se joignirent Armand Praviel,
Alexandre Coutet, Deniau, Charles-Maurice Bellet, de Boyer, Montaigut. Leur programme était
essentiellement régionaliste. Il développait le culte du génie méridional et l’exaltation de l’idée
latine.
Les Essais des Jeunes ayant disparu faute d’argent, en sortant du collège Marc Lafargue
fonda la revue L’Effort. Un avis « A nos lecteurs » paru en tête du 15 avril-15 mai 1901 indiquait
l’orientation de la revue : « L’Effort, revue fédérale et socialiste, groupera sous une rubrique
spéciale les informations que nos correspondants des provinces et de l’étranger nous feront
parvenir. Ainsi il fera connaître les manifestations essentielles du mouvement régionaliste. Il
continuera sa campagne en faveur des peuples qui luttent pour conserver leur autonomie et leur
vie propre, notamment en faveur de la Finlande [...] Le siège de la revue est à Paris, 11 rue de la
Seine. Un bureau fédéral est établi à Toulouse chez M. Marc Lafargue, 23 boulevard de
Strasbourg. M. Louis Codet, 36 rue Ballu est chargé de centraliser tout ce qui concerne la
correspondance fédérale. » Sa rédaction groupait des tendances et des tempéraments très divers,
et parfois socialisantes, mais tous ardemment provincialistes. Cela n’empêchait pas Marc
Lafargue de déclarer avoir pour sa part, « une grande admiration pour Maurras »113. Au bout de
quelques années d’une vie brillante et féconde, cette dégénérescence politique déracina l’Effort
qui essaya de devenir une revue parisienne. Cela lui coûta la vie. A Toulouse son héritage fut
relevé par la Revue provinciale dont la rédaction fut toujours confiée à Lafargue, Delbousquet,
Jean Viollis, Henry Muchart. Dégagée de la politique politicienne comme on dirait aujourd’hui,
elle avait complètement abandonné le symbolisme pour le néo-classicisme naturiste et latin.
Cette période de l’existence de Séverac nous est encore assez mal connue. Elle demeure
pourtant extrêmement importante pour sa vie et son œuvre puisque c’est à cette époque qu’il se
forma doctrinalement au régionalisme. La recherche ne faisant que commencer, elle nous laisse
espérer bien des découvertes. Pendant ses années de conservatoire à Toulouse, Déodat a un peu
composé.
113Cité par Georges Le Cardonnel et Charles Vellay : « La Littérature contemporaine (1905), opinions des
cerveaux de ce temps ». Mercure de France, 1905, p. 198.
52
114 Marguerite (1888+1984) et Sébastien (1889+1981) étaient les aînés des cinq enfants de Jean de
Séverac, baron de Maurens (1862-1922), lui-même fils de Sébastien de Séverac (1834-1868) qui avait
épousé Louise Guiraud de La Fleurassié, soeur d’Aglaé, épouse de Gilbert de Séverac.
115 Antoine Fajol : « A la société Charles Bordes, Festival Déodat de Séverac » (citant une conférence du
Docteur Aversenc) in L’Art méridional, juin 1937.
11628 Pierre Guillot :Déodat de Séverac La Musique et les lettres, correspondance rassemblée et annotée
par Pierre Guillot, Pierre Mardaga éditeur, Sprimont, (Belgique) 2002 ; pp 20-21.
117 La lettre à Jean Amade nous inclinerait à dater de 1900 la date de la découverte de la Catalogne
118 Paul Poujaud (1856-1936) était avocat et amateur d’art, de toutes les formes d’art. Il fut d’ailleurs
plus connu pour sa culture artistique et par la sûreté de son goût qui faisait référence. Il fut en relation avec
les grands musiciens qui étaient souvent ses amis : Chausson, Fauré, d'Indy, Duparc, Messager, Debussy,
Dukas, Séverac; et de nombreux grands peintres de l’époque : Degas, Carrière, A. Besnard, J.E. Blanche. Il
était invité à toutes les auditions musicales et tous les vernissages. Son opinion et ses jugements étaient
d’un grand poids. Il est fâcheux que ce causeur exquis qui racontait à merveille ses souvenirs n’ait pas cru
bon de les écrire. Il est mort dans sa ville natale de Guéret.
53
jeune garçon119, petit noble de village, naturel, ingénu et éveillé, plein de race, de dons, musicien,
artiste, poète, un pâtre. Tu verras, et comme moi tu l’aimeras. »120
A Paris, l’ancien élève du Conservatoire de Toulouse aurait tenté le Conservatoire
supérieur, selon Blanche Selva. Théodore Dubois l’y aurait accueilli et présenté à Charles
Lenepveu (professeur de composition), selon Louis Combes : « Il demeure dans cette classe juste
une heure » écrit celui-ci121, « le temps de s’apercevoir qu’il n'avait rien à y apprendre et s’en fut
à la Schola Cantorum recommencer toutes ses études auprès d’un grand artiste et d’un puissant
érudit vénéré de tous [...]Vincent d’Indy. » A part ces deux témoignages, il n’existe à ce jour - à
notre connaissance -, aucune preuve du passage de Séverac au Conservatoire. Dans les années
quatre-vingt, des recherches avaient été faites à ma demande par Madame Michèle Maurin dans
les Archives du Conservatoire. Le tableau des classes de 1896 à 1898 ne contient aucune trace
d’un passage de Déodat de Séverac comme élève, ni aucune trace de lettres de Théodore Dubois
qui aurait, selon Blanche Selva, écrit au père de Séverac 122 ; or celui-ci faisait faire un double de
ses lettres. Il semble donc que si Séverac mit les pieds au Conservatoire, il n’y amorça aucune
étude.
A la Schola au contraire, il fut pendant dix ans un élève régulier, sinon assidu, se formant
auprès de ses maîtres au dur métier de musicien, sans rien perdre de sa personnalité d’artiste
original. Celui qui fut pour d’Indy123 « l’espoir de la première heure », lui apparut dès le début,
« comme doué d’un tempérament tout à fait exceptionnel et appelé à tenir une belle place parmi
les artistes vraiment dignes de ce nom, parmi ceux qui aiment l’Art et se mettent avec joie à son
service sans songer à abaisser cet art à l’état de piédestal pour leur propre personnalité. » Dans
l’hommage qu’il lui rendait ainsi après sa mort, le maître rappelait que pendant les dix années
qu’il passa auprès de lui à la Schola « son caractère de bel artiste ne se démentit un seul instant.
C’était un enthousiaste, type bien rare à l’heure actuelle, qui adorait toutes les belles œuvres pour
leur beauté … Cette chaleur méridionale et cette générosité d’expression, qu’il avait voulu
appuyer sur une connaissance approfondie du métier traditionnel, se reflétaient dans ses
productions qui, dès ses débuts, laissaient présager que le jeune musicien deviendrait une des
grandes figures de notre Art. Dieu en a voulu autrement... et la mort est venue nous le prendre au
moment où il allait se révéler comme un artiste complet dans ces « Antibels » auxquels il
travaillait avec amour depuis plusieurs années ... Nous ne pouvons que le pleurer. Et moi, qui fus
son guide pendant dix ans et qui étais resté son ami, je ne puis que déplorer, pour notre musique
française, la perte d’un de ceux qui étaient appelés à la représenter de la façon la plus digne et la
plus élevée. »
En entrant à la Schola, Séverac n’avait pourtant pas encore une idée précise de sa
vocation et il n’envisageait pas encore d’être le maître qu’il allait devenir. Selon Amédée
Gastoué124, il n’avait alors qu’un désir, celui « de se perfectionner dans le jeu du hautbois qu’il
121 Louis Combes : Le Télégramme, 30 novembre 1909. Louis Combes connaissait bien Déodat de
Séverac avec qui il avait participé à la création de la « Schola » de Montpellier.
122 En fait, Blanche Selva confond certainement avec une lettre de V. d’Indy à la baronne de Séverac.
123 Vincent d'Indy : Le Feu, 15 juillet 1921, p. 236-37.
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affectionnait à cause de ses origines agrestes et de ses sonorités où il retrouvait l’écho des
instruments tout primitifs, encore sonnés par les montagnards des Pyrénées orientales. »
PHOTO SCHOLA STANISLAS
A cette époque, la Schola se trouvait rue Saint-Stanislas, à l’angle du boulevard
Montparnasse, dans un petit immeuble d’un étage adossé à la chapelle du patronage Saint
Nazareth. C’est presque par hasard que Bordes l’avait trouvé. Depuis quelques mois, il avait
fouillé en vain divers coins de Paris lorsqu’un événement dramatique précipita les choses. Le 28
mars 1896, il arrivait devant la gare Montparnasse où le Granville-Paris, ses freins rompus, avait
traversé la gare pour s’arrêter sur la place, la machine restant suspendue devant le buffet.
Désirant passer malgré l’attroupement, Bordes décida de faire un détour par le boulevard
Montparnasse il aperçut le petit immeuble à louer de la rue Stanislas. L’ayant visité et trouvé
approprié à ses besoins, il décida aussitôt de le louer. La caisse de la Société ne contenant que
37,5 francs, un appel aux sociétaires parut dans la Tribune de Saint-Gervais lui permit de louer et
d’aménager l’immeuble.
L’inauguration eut lieu le 15 octobre 1896. Une foule nombreuse y assistait. Alexandre
Guilmant, dans son discours inaugural, détermina l’éthique de l’enseignement de l’Ecole. Il
recommanda « la foi dans l’art et le désintéressement dans le métier. On a trop élevé la jeunesse
artistique dans le souci du gain que doit lui fournir un jour l’exploitation de ses études scolaires
[...]). Par la culture en commun, unis dans une mutuelle admiration, maîtres et élèves, chaque
semaine, en lisant, en écoutant les œuvres des grands compositeurs, chercheront à leur dérober
quelques étincelles du feu sacré. Au lieu de faire de nos élèves des rapins d’atelier, nous
veillerons par cette vie de famille à ce qu’ils soient de bons ouvriers, bien simples, d’une grande
cause que nous tâcherons de leur faire aimer comme une sainte mission. »125
Charles Bordes rappela l’action de la Société depuis ses débuts et d’Indy fit quelques
remerciements. Entre chaque intervention, les Chanteurs de Saint-Gervais, sous la direction de
Bordes, interprétèrent des pièces grégoriennes et palestriniennes.
124 Amédée Gastoué : « Notes et souvenirs sur Déodat de Séverac », La Tribune de Saint-Gervais, juin
1921, pp. 199 et 200.
125 Alexandre Guilmant : La Tribune de Saint-Gervais, 1901, p.52.
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modes à une époque où Wagner semblait être le seul vrai Dieu et la Tétralogie le dogme seul
orthodoxe. »126
« Il est bien difficile d’imaginer ce qu’a pu être Charles Bordes pour ceux qui ne l’ont
point approché et qui ne l’ont vu que de loin », lit-on dans le Travail.127 «. [...] Il professait à
l’égard des questions matérielles le mépris le plus complet, celui qui ne va pas jusqu’à
l’ascétisme, car c’est encore vénérer la nécessité que se prémunir contre elle par l’habitude de la
privation. Charles Bordes ne chercha jamais à se priver de rien, mais il négligea - comme sans
aucune importance- tous les obstacles qui auraient barré la route à de moins résolus. Il croyait à
la musique. Il se reconnaissait mission de la restaurer en France ; et, sans se mettre en peine des
moyens, il annonçait la bonne nouvelle. Il a vécu pour l’art avec une humilité si sincère et si
passionné que, comme toutes les grandes ferveurs, sa flamme s’est répandue au coin de cœur en
cœur. Il est devenu le père spirituel d’une génération et ne saurait avoir d’autre nom que celui
que lui ont décerné les disciplines immédiates : Pater, le nourricier, en effet, qui retrouva la
tradition et l’idéal, la force de la croyance et de l’espoir dans le vrai. »
Ayant perdu son père, puis sa mère, Charles Bordes avait subi de graves problèmes
financiers. Forcé de trouver une situation, il entra à la Caisse des Dépôts et Consignations. Mais
ne pouvant vivre hors de la musique, il obtint une place de maître de Chapelle à Nogent-sur-
Marne. Après avoir suivi les cours de piano de Marmontel, Bordes était devenu le benjamin des
élèves de César Franck. Selon André Beaunier 128, le maître disait de lui : « Je ne sais ce qu’il
adviendra de mon œuvre, mais j’ai au moins, parmi mes élèves, trois hommes de génie. » Et il
désigna Henri Duparc, Alexis de Castillon et Charles Bordes. Dès qu’il devint maître de Chapelle
de Saint-Gervais, Bordes lui rendit hommage. En effet, dès juin 1890, six mois avant sa mort,
César Franck fut invité à venir jouer lui-même la partie d’orgue dans une exécution de sa Messe
à trois voix organisée par son jeune disciple (il n’avait alors que 27 ans).
Charles Bordes, benjamin dans le groupe des élèves de Franck, par son allure juvénile,
avait été surnommé « le petit Bordes ». Censé faire des études suivies, il ne leur accordait en fait
que fort peu de temps, ne cessant de composer. Franck, d’ordinaire si sévère, témoignait envers
son jeune élève d’une exceptionnelle indulgence. « Ces travaux, que Franck exigeait, à des doses
diverses, de chacun de nous », écrivit Pierre de Bréville129, « il ne le lui imposa pas, ayant
compris que son tempérament capricieux, son génie fantaisiste n'avaient pas grand’chose à
gagner aux disciplines gravement scholastiques. » Lors d’une exécution de Rédemption de César
Franck, Bordes avait été présenté à Pierre de Bréville avec qui il se lia aussitôt. A sa requête,
celui-ci le présenta à d’Indy, Duparc, Fauré, Chabrier, Chausson et Messager.
La « Schola Cantorum », qui forma Séverac au métier de musicien, fut son œuvre. Bien
plus qu’une école, elle faisait partie d’un vaste mouvement qu’elle avait suscité. Son point de
départ, en effet, avait été la nomination de Bordes au poste de Maître de Chapelle de l’église
Saint-Gervais à Paris, en mars 1890. Sa rencontre avec l’abbé Perruchot, maître de chapelle de
Notre-Dame des Blancs-Manteaux à Paris, avait été pour lui fondamentale.
En 1890, après avoir été pendant trois ans organiste à Nogent-sur-Marne, Charles Bordes
était devenu maître de chapelle de l’église Saint-Gervais. Dès l’année suivante, le Jeudi-Saint 26
mars 1891, il y donnait une exécution à deux voix du Stabat mater de Palestrina et du Miserere
d’Allegri. Deux ans plus tard, avec la collaboration de Vincent d’Indy, il avait organisé une
« Semaine Sainte » complète en style palestrinien, avec alternance de grégorien. Devant le succès
de l’entreprise, il avait, avec vingt cinq chanteurs, fondé la « Société des Chanteurs de Saint-
Gervais ». On leur doit d’avoir fait connaître à travers les provinces de France des œuvres de
Palestrina, Lassus, Costeley, Carissimi, Schütz...Tout en donnant à Saint-Gervais des auditions
de plus en plus suivies d’œuvres religieuses des XV e et XVIe siècles, ils inauguraient en 1894,
salle d’Harcourt, la première série annuelle des « Cantates d’église » de Jean-Sébastien Bach, à
laquelle Alexandre Guilmant prêta gracieusement son concours. Quelques années plus tard, lors
de sa conférence d’inauguration de la « Schola », le 7 novembre 1902, Vincent d’Indy rappela le
rôle de « la vaillante phalange des Chanteurs de Saint-Gervais, société qui fut comme la
trompette d’avant-garde de toute la campagne actuelle ».
Pour compléter son œuvre, Bordes créa un bureau d’édition au 2, rue François-Miron,
dans l’immeuble où avait habité Couperin. « L’Anthologie des Maîtres religieux primitifs »
devait ainsi mettre à la disposition des maîtres de chapelle les œuvres des maîtres anciens, avec
l’avantage pratique d’une notation moderne et des indications d’exécution. L’Anthologie, publiée
en six livraisons ou séparément, ressuscita : - vingt-deux messes de : Animuccia, Genet,
Goudimel, Guerrero, Kerle, Lassus, Lotti, Morales, Palestrina, Soriano, Vittoria ; - cent vingt-
cinq motets de : Aichinger, Allegri, Anerio, Asola, Brissio, Cardoso, Casciolini, Clemens non
Papa, Constantini, Corsi, Crose, Gabrieu, Genet, Goudimel, Guerrero, Hassler, Hollander,
Desprées, Lassus, Le Maistre, Morales, Nanino, Palestrina, Pitoni, Richafort, La Rue, Schütz,
Soriano, Viadano, Vittoria. « Le souci de diffuser, l’emportant sur la mise au point, les
publications étaient assez peu soignées et très rapidement corrigées », dit Joseph Samson130.
La Schola cantorum
En 1880, Dom Pothier avait relancé à Solesmes l’étude du chant grégorien. La nécessité
d’une école poursuivant ses buts se faisait ressentir. Ce fut Charles Bordes qui en prit l’initiative.
Le 6 juin 1894, réunissant Vincent d’Indy et Alexandre Guilmant dans la belle salle gothique de
la Maîtrise de Saint-Gervais, il proposa de créer une société qui réunirait dans un faisceau toutes
les bonnes volontés, et un journal pour porter au loin la bonne parole. La Société - nous dirions
aujourd’hui l’association - s’appellerait « Schola Cantorum » et son organe de propagande La
Tribune de Saint-Gervais ».
Dans son numéro spécimen de juin 1894, celui-ci précisait les buts de la nouvelle société
: « 1) Le retour à la tradition grégorienne pour l’exécution du plain-chant et son application aux
diverses éditions diocésaines. 2) La remise en honneur de la musique dite palestrinienne, comme
modèle de musique figurée, pouvant être associée au chant grégorien pour les fêtes solennelles.
3) La création d’une musique religieuse moderne, respectueuse des textes et des lois de la
liturgie, s’inspirant des traditions grégoriennes et palestriniennes. 4) L’amélioration du répertoire
des organistes, au point de vue de son union avec les mélodies grégoriennes et de son
appropriation aux différents offices. » Le premier numéro d’une longue série paraissait le 1er
janvier suivant. Deux ans plus tard, Charles Bordes, voulant parachever son œuvre, eut l’idée de
créer une école qui correspondrait au but de la Société. Malgré des moyens presque inexistants, il
se mit en quête d'un local. Selon le mot de Bourgaut-Ducoudray, « il fallait construire un temple
à la place d'un casino ». Charles Bordes voulait créer une « école d’art musical libre de tout
dogmatisme et de tout esprit sectaire », dit Robert Brussel131. Le premier, il voulut baser un
enseignement de la musique, non sur les formules arbitraires de l’école, mais sur l’étude
consciente et « passionnée » des grands maîtres du passé. Le premier, il fit entrer la logique de
l’histoire musicale, la connaissance du développement progressif des formes dans les
programmes de l’enseignement musical. Mais Bordes n’était pas qu’un pédagogue ; il n’était pas
non plus l’admirateur froid et maniaque des vieux textes défunts ; il savait en faire le choix ; il
restait avant toute chose un « artiste » et un musicien.
A la mort de Charles Bordes, Vincent d’Indy voulut lui rendre hommage : « C’est à
dessein que je donne à Bordes le titre de fondateur de la Schola, car s’il voulut faire au Maître
Alexandre Guilmant et moi-même l’honneur de nous associer à son œuvre, c’est bien à lui, et à
lui seul, que reviennent l’initiative et la mise en pratique de cette idée d’une école dans laquelle
le respect de l’Art serait l’unique mobile et où tous seraient au service de la musique et non
point, comme dans la plupart des conservatoires, la musique au service de tous. »132
« La Schola Cantorum venait à point nommé », écrit Louis Laloy133, « et répondait sans
doute à un besoin de l’époque, car les élèves y affluèrent dès l’ouverture. » Le local trouvé,
l’ouverture fut prévue pour octobre. L’Ecole devait se composer de cours élémentaires gratuits
comprenant : des classes de solfège, de chant grégorien, de clavier, d’ensemble vocal ; et de
cours supérieurs payants. Tout naturellement la nouvelle Ecole prit le nom de « Schola
Cantorum » avec le sous-titre d’« Ecole de Chant Liturgique et de Musique Religieuse ».
Vincent d’Indy
Si la « Schola » devait à Charles Bordes son existence, c’est à Vincent d’Indy qu’elle dut
son organisation administrative et financière. Tout au long de l'année, il partageait sa vie entre
de multiples activités musicales : organisation de concerts, conférences, écrits littéraires,
participation à de nombreux jurys de concours, transcriptions d’œuvres, etc... et
l’enseignement. « Son existence était à tel point occupée par ses multiples obligations de
compositeur et de professeur, dont il ne se dispensait jamais, qu’il lui fallait feuilleter un carnet
pour trouver, quinze jours à l’avance, un quart d’heure libre, et il arrivait presque toujours en
retard, mais d’un air si affairé que cela ne nuisait en rien à son renom d’exactitude, écrit Louis
Laloy134. [...] Sa bonté était évidente et il faisait tout son possible pour nous mettre à l’aise par
d’indulgents éloges ou des plaisanteries familières, mais gardait malgré lui, dur de visage et
raide d’allure, son air de baron féodal, commandant le respect. Ce sentiment gênait un peu la
timidité masculine, mais chez les femmes se convertissait en une adoration dont c’était son tour
d’être gêné, s’efforçant en galant homme de la contenir entre des limites raisonnables sans
pourtant faire de peine ni provoquer, ce qui arriva pourtant quelquefois, une crise de larmes. A
la Schola Cantorum, il put enfin mettre en pratique des idées sur l’enseignement qu’il avait
prodigué quelques années auparavant. »
Vincent d’Indy était né à Paris le 27 mars 1851 dans une famille de militaires, mais,
après bien des hésitations, il avait choisi la carrière musicale. Sa mère étant morte, c’est sa
grand-mère Rézia d’Indy qui l’éleva, lui donnant ses premiers rudiments musicaux, puis le
confia à Marmontel. Il travailla également avec Diemer et Lavignac. Sous l’influence du Traité
d’instrumentation et d’orchestration moderne d’Hector Berlioz, il ressentit le besoin d’écrire de
la musique pour grand orchestre et devint un ardent défenseur du compositeur. Une grande
curiosité d’esprit le conduisait constamment à toutes sortes de concerts. Outre Berlioz,
Beethoven, Gluck, Weber, Meyerbeer le passionnaient. De 1872 à 1875, il fut l’élève de la
classe d’orgue de César Franck au Conservatoire, participant ainsi aux découvertes de « la
bande à Franck ». Avec ses condisciples, il fréquenta le salon de Saint-Saëns où se réunissait la
jeune garde du futurisme : Castillon, Massenet, Widor, Franck, Bussine, Bizet. En 1873, en
voyage à Weimar, il fut accueilli par Liszt qui lui prodigua d’utiles conseils, tandis que Brahms
l’accueillait froidement. En 1876, il assistait à Bayreuth à la troisième représentation de la
création de l'Anneau des Nibelungen.
Bien qu’habitant Paris, Vincent d’Indy et sa « cousine-épouse » allaient passer tous
leurs étés en Ardèche, d’abord à « Chabret » chez sa femme, puis aux « Faugs » dans le château
qu’ils se firent construire tout prêt. Là-bas, il trouvait le temps de composer, de faire de longues
promenades. C’est au cours de celles-ci qu’il trouva l’inspiration de nombreuses œuvres : Le
Poème des Montagnes, La Symphonie sur un chant montagnard français - la fameuse
« Cévenole » -, La Fantaisie pour hautbois et orchestre, Fervaal, Jour d'été à la montagne,
toutes pages qui traduisent magnifiquement les émotions ressenties au cours de ces longues
promenades sur les hauts-plateaux du Vivarais, et son intérêt pour la musique « populaire ».
Aux Faugs, Vincent d’Indy reçut quelques amis : « élèves, professeurs de la Schola
Cantorum, amis de la « bande à Franck », de la « Société Nationale » ou de la « Libre
Esthétique ». Français ou étrangers, ils arrivaient parfois de loin. Parmi eux : Blanche Selva,
134 Louis Laloy : La Musique retrouvée 1902-1927, A la librairie plon, Paris, 1928, p. 82.
59
Déodat de Séverac le languedocien, Castéra le landais, Maus qui venait de Belgique et Serieyx
de Suisse. »135
En 1892, Ambroise Thomas ayant compris que le Conservatoire, dont il était directeur,
avait besoin de réforme, une Commission avait été nommée. Vincent d’Indy en faisait partie.
Chargé d’établir un rapport, il rédigea celui-ci, sans grande illusion toutefois, sur l’utilité de
celui-ci. « Ses idées novatrices, en particulier ses cours de composition, sa proposition de
création de classes sur la « Symphonie » se heurtèrent à la désapprobation des membres
conservateurs de la Commission », écrit Elisabeth Pommiès. En juin 1893, la Commission du
Budget refusait les crédits nécessaires à la réforme. Mais dès 1892, devant l’attitude de ses
collègues, Vincent d’Indy, qui avait compris, refusait la succession d’Ernest Guiraud comme
professeur de composition. Ce fut donc Théodore Dubois qui fut choisi. Quatre ans plus tard, il
allait devenir directeur du Conservatoire à la mort d’Ambroise Thomas. La même année,
Vincent d’Indy, avec la création de la « Schola », allait pouvoir mettre ses idées de réforme en
application
Pendant dix ans, Séverac suivit l’enseignement de la Schola, en recevant une formation
professionnelle très poussée mais néanmoins restant toujours un indépendant, gardant toujours
son originalité. « Son œuvre se trouve au point de rencontre des deux voies qui, il y a un quart de
siècle, s’offraient aux compositeurs de l’époque. D’une part, l’esthétique de Vincent d’Indy se
retrouvait avec les tendances intimes d’un Séverac. Netteté de l’idée et du plan ; goût du chant
populaire, amour du chant grégorien dont la couleur, les modes, la liberté rythmique revivent
dans la mélodie du musicien. [...]. » Nous avons vu qu’à cette communauté d’art concordaient
des aspirations impressionnistes qui rapprochaient plutôt Séverac de Debussy, de Chabrier et
d’Albéniz.
On a beaucoup critiqué l’enseignement de la Schola comme étant trop dogmatique. La
vie et l’œuvre de Séverac nous montre le contraire. A propos d’un concert de ses œuvres, Pierre
Lalo écrivait 136: « Cet enseignement, après si peu d'années, porte déjà ses fruits; [...] que cette
éducation si forte laisse pourtant intacte la nature et la personnalité qu’elle nourrit de principes et
de savoirs, sans imposer une manière et une empreinte. » Il constatait également « que cette
discipline sévère, fondée sur l’étude approfondie de toutes les formes et de toute la musique, est
plus propice à l’indépendance que n’a été pendant vingt ans l’incomplète et superficielle
discipline du Conservatoire, partagée entre l’imitation de M. Massenet et l’influence du
Wagnérisme triomphant. Rien de plus divers par exemple qu’une œuvre de M. de Séverac et une
œuvre de M. Marcel Labey, pour nommer deux de ceux qui sortent aujourd’hui du rang : le
parfum de poésie rustique, la saveur du terroir, l’impression de plein air, qui se distinguent le
premier ; le goût de la logique et de la structure, le sentiment réfléchi et volontaire, qui se
montrent chez le second, prouvent bien qu’il s’agit de personnalités différentes. »
Louis Laloy, autre condisciple de la Schola, témoignait dans le même sens. Donnant en
exemple les deux premières Suites de Déodat de Séverac : le Chant de la Terre, esquissé avant
que l’auteur eût appris la composition musicale à la Schola Cantorum, et En Languedoc,
composé à la fin de ses études, « il remarquait que la composition de l’une et de l’autre montre
que l’enseignement [de la Schola] n’avait fait nul tort à la fraîcheur naïve de l’inspiration. C’est
135 Elisabeth Pommiès :Hommage à Vincent d'Indy, Charles Bordes et la Schola Cantorum » - Catalogue
de l’exposition du château de Tournon 1987, Festival Déodat de Séverac; .
136 Pierre Lalo : Le Temps, 19 avril 1904.
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un enseignement austère cependant, ainsi qu’en témoigne le second volume [...] du Traité rédigé,
d’après le cours de M. Vincent d’Indy, par un disciple zélé : revêche amas d’analyses où les plus
belles trouvailles du génie sont réduites en figures, non pas même de rhétorique, mais de
géométrie en plans et en schémas », juge sévèrement Laloy. Ce dernier, qui suivit pendant
quelques temps cet enseignement, lui reconnaît pourtant des qualités puisqu’il n’écrasa point le
musicien : « Déodat de Séverac est sorti indemne de tout ce fatras », écrit-il137, « peut-être même
n’a-t-il pas approfondi les mystères de la « sonate cyclique » ou de la « variation amplificative »
et on lui a pardonné parce que c’était lui : ce qui prouve simplement qu’une école n’est jamais
nuisible à qui ne sait pas mentir. » Mais Laloy n’est pas moins dur pour le Conservatoire. « Le
lauréat qui sort du Conservatoire n’y a appris qu’une langue morte ; pas même une langue
morte : une langue conventionnelle qui n’a pas cours au-delà des murs des classes. Il faut qu’il
ait la vocation musicale chevillée au corps pour qu’elle résiste à des études qui comptent tous les
mouvements du génie actuel. » Et il insiste, « [...] au Conservatoire, on ne s’instruit pas : on
s’entraîne. Chaque classe n’existe qu’en vue du Concours final. »
Jean Marnold138 était encore plus dur. Pour lui, en 1909, la lecture du Cours de
composition de Vincent d’Indy est tout bonnement effarante : « Cet ouvrage apparaît
médiocrement documenté, émaillé d’inexactitudes, de bévues [...], il laisse l’impression d’un
travail hâtif, incomplet, incohérent et si superficiel que, pour éliminer l’hypothèse d’une
préparation insuffisante, on est forcé d’admettre que l’auteur fut trahi par ses disciples
secrétaires. » Toutefois, il se rattrapa en reconnaissant qu’ « il serait néanmoins d’une témérité
excessive de juger un enseignement d’après une sorte de manuel scolaire, et on excuserait
volontiers des imperfections ou lacunes à quoi peut remédier la parole, pour ne voir et considérer
ici qu’un résumé de doctrines. » Il rappelait pourtant combien fut providentielle la création de la
Schola : « Au temps du proconsulat calamiteux de M. Théodore Dubois, succédant à l’auteur de
« Mignon »139 pour régenter notre Conservatoire, elle nous apparut comme la sauvegarde de notre
art national menacé dans son avenir autant par l’absentéisme têtu des professeurs pour qui
Wagner restait le « diabolus in musica » que par l’ignorante routine d’un enseignement gangrène
par les intrigues des concours. »140Mais pour Marnold, « au mépris des plus logiques
conséquences de son programme, Vincent d’Indy aboutissait à un enseignement aussi
essentiellement arbitraire et dogmatique que put l’être jamais celui de notre vieux
Conservatoire ». Marnold allait plus loin encore en affirmant que « la Schola se révéla bientôt
apte à remplir le rôle d’un four à bachot éventuel, permettant aux moins doués d’acquérir un
métier doctissime, jadis inaccessible aux plus talentueux Prix de Rome ». On reconnaît ici une
allusion aux mésaventures de Ravel face au Prix de Rome, et dont nous parlerons plus loin. Pour
Marnold, l’enseignement de la Schola n’aurait donc permis que de créer une « formidable armée
de jeunes polyphonistes calés, mais ennuyeux et vides ». Affirmation d’un parti pris évident
quant au manque de liberté qu’on prêtait à la Schola, car s’il faut en croire Romain Rolland, en
1906141, « le Conservatoire n’était pas beaucoup plus libre, parce que plus convaincu ».
Une anecdote, citée par Joseph Canteloube, nous montre que le soi-disant manque de
liberté qu’aurait infligé d’Indy à ses élèves n’était que superficiel et de pure forme : « Je confiais
un jour au Maître ma perplexité au sujet du final dramatique auquel je travaillais et je lui faisais
part de mon intention de prendre comme modèle l’un de ses actes à lui. Il m’interrompit
vivement en s’écriant : Mais non ! Pourquoi ?... Cherchez donc simplement ce qui est en vous et
n’écoutez personne ! »142 Nous sommes bien loin on le voit de cette pédagogie tyrannique et
rétrograde qu’on attribuait à d’Indy. Propos libéraux qui ne sont pas sans rappeler le conseil de
Debussy que la critique venimeuse et imbécile tenta d’opposer à d’Indy : « N’écoutez les
conseils de personne sinon du vent qui passe et nous raconte l’histoire du monde. »143 Dans sa
thèse, Déodat de Séverac lui rendait justice : « Quant à ses détracteurs, ils ne l’ont pas compris
[...] ; ils le croient rétrogrades et prêt à toutes les inquisitions contre les novateurs ! Ni les uns, ni
les autres ne nous semblent avoir senti tout ce qu’il y avait de grandeur et de libéralisme dans sa
doctrine. Ils ont été frappés, non par l’esprit, mais par la lettre et ils ont tiré de ses discours cette
conclusion un peu étroite : que la tradition classique se résume en quelques procédés d’écriture
contrapuntique de combinaisons de thèmes soumises à des lois tonales déterminées et constantes,
et que hors de ces procédés il n’y a point de salut. Le maître leur a montré la beauté
architecturale des œuvres classiques et la logique de leur ensemble et ils ont compris que le
classicisme était tout dans la forme et même dans une « certaine forme » définitive et intangible à
jamais... » Romain Rolland tenait le même langage 144 : « M. d’Indy n’est pas un artiste
étroitement renfermé dans les limites de son art. Son intelligence est ouverte, et richement
cultivée. Le temps n’est plus de ces musiciens dont tout l’esprit était borné à leurs notes, et qui ne
pensaient guère quand ils ne pensaient en musique. Ce n’est pas un des phénomènes les moins
intéressants de la musique française d’aujourd’hui, que l’apparition de ces compositeurs instruits
et réfléchis, créateurs conscients de ce qu’ils créent et gardant dans l’inspiration un sens critique
aiguisé, comme M. Saint-Saëns, M. Dukas, ou M. d’Indy. »
Dans une lettre au musicien, d’Indy confirme ce que Séverac lui-même disait dans sa
thèse : « [...] travaillez comme vous pensez, et ne vous laissez pas influencer par tel ou tel... pas
plus par moi que par Stravinsky. Vous êtes armé pour marcher tout seul, ne vous laissez pas dire
par des « copains » - il faudrait faire ceci ou cela -. Mais je vous dirai toujours sincèrement mon
opinion, mais ça ne sera jamais que mon opinion, et, si elle ne cadrait pas avec votre manière de
voir, il ne faudrait pas y attacher d’autre importance. »145 Et quand Déodat met en musique d’une
façon très « debussyste » quelques poèmes, il peut écrire à sa mère : « D’Indy les a acceptés
malgré leur forme nouvelle et m’a fort encouragé à continuer les autres, ce que je vais faire. »146
On est donc loin ici de la soi-disante tyrannie du Maître. Vincent d’Indy a seulement créé une
méthode qu’il croit la meilleure pour former un génie potentiel. Il veut en faire profiter ses
élèves. Libre à eux, par la suite, d’en expérimenter d’autres, du moment qu’ils connaissent la
sienne.147 Peut-on imaginer, « que si les élèves de d’Indy avaient été les victimes d’une « férule »
et d’une « autorité intransigeante » comme se sont plu à l’affirmer quelques-uns uns de ses
détracteurs », que des élèves « aient eu la persévérance d’assister assidûment aux trois cents
premières leçons qui formèrent le premier cycle des études de composition, depuis le 10 avril
1897148 jusqu’au 10 juin 1907, tandis que d’autres, et par centaines, venaient de presque tous les
pays du monde pour suivre avec enthousiasme le même enseignement après nous. »149 ?
L’esprit de la Schola
A la Schola où se forma Séverac, régnait un esprit tout particulier, bien différent de celui
du Conservatoire, et cet esprit avait autant d’importance que l’enseignement qui y était prodigué.
C’était tout d’abord un esprit de famille; celui qui avait animé les élèves du « père Franck ». Il
allait maintenant animer les élèves du « père Guilmant », du « pater Bordes » et du « maître »,
Vincent d’Indy.
Si Charles Bordes avait voulu créer une Ecole d’art musical libre de tout dogmatisme et
de tout esprit sectaire, Vincent d’Indy ne souhaitait pas que l’enseignement de la Schola fût
seulement une instruction artistique. Ce devait être une véritable éducation spirituelle : il avait en
effet une notion quasi métaphysique de la musique et son idéal allait marquer toute une
génération de musiciens. « L’art n’est pas un métier », disait-il. « Une Ecole d’art ne peut pas, ne
doit pas être une Ecole professionnelle. » Ce qu’était le Conservatoire avant la réforme de
Gabriel Fauré. « [...] Il faudrait bien se garder de croire, en effet, que, pour être musicien, il
suffise de savoir jouer, même très bien, d’un instrument ou de pouvoir écrire très correctement
une fugue ou une cantate; ces études font évidemment partie de l’enseignement musical, mais
elles ne constituent point l’art, j’oserais même dire, ces connaissances acquises deviennent
funestes et d’autant plus pernicieuses qu’il s’imagine être suffisamment armé pour produire ou
interpréter des grandes œuvres. »150 Mais si d’Indy mettait en garde contre les demi-artistes qui
font un métier de l’art-comme s’ils étaient commis-voyageurs ou employés de banque-, il ne niait
pas qu’il y avait dans l’art une partie de « métier qu’il est nécessaire, qu’il est indispensable de
posséder à fond lorsqu’on se croit appelé à la carrière artistique ». Pour lui, « là où finit le métier,
l’art commence ». [...] Il ne suffit pas [...] de savoir, comme les Académiques, pratiquer
impeccablement un métier », disait-il 151, « il faut encore, sous peine de rester un demi-artiste,
situation lamentable, s’assimiler les hautes manifestations d’art de tous les temps, ce qui est le
seul moyen d’arriver à la création d’œuvres utiles au progrès. » D’Indy voulait donc que
l’enseignement de la Schola fût « non seulement une instruction artistique, mais encore une
véritable éducation spirituelle que les élèves auraient à recevoir [...], tel sera le but de
l’enseignement au second degré, que je qualifierai enseignement artistique par opposition aux
travaux purement techniques du premier degré », poursuivait-il. « Tout instrumentiste, tout
chanteur, tout compositeur, doit, avant toutes choses, se rendre maître absolu de la technique de
son instrument, de sa voix, de son écriture musicale », disait Vincent d’Indy152. « [...] Mais
lorsqu’on en est arrivé là, lorsqu’on est capable de se tirer sans accroc de concertos émaillés des
148 Date à laquelle Vincent d’Indy commença effectivement ses cours, les représentations de Fervaal étant
terminées.
149 Auguste Serieyx, Vincent d’Indy : La Schola Cantorum en 1925. Paris 1927, p.51.
150 Vincent d’Indy : « Une école de musique répondant aux besoins modernes » - Discours d’inauguration
de l’Ecole de Chant Liturgique et de Musique Religieuse et Classique fondée par la Schola Cantorum en
1896, agrandie et transférée rue Saint-Jacques 269, Paris, le 2 novembre 1900. Paru aux bureaux d’éditions
de la Schola.
151 Vincent d’Indy : « L’artiste moderne ». L’Occident, n°1 - 1901, p.14.
152 Vincent d’Indy : discours du 2 novembre 1900.
63
traits les plus scabreux, de voltiger avec succès au travers des vocalises les plus compliquées,
d’aligner de façon congrue les contrepoints les plus sévères et même de mettre sur pied une
fugue correcte, il faudrait bien se garder de croire que c’est là le terme de l’éducation et que pour
avoir surmonté, souvent avec peine, toutes ces difficultés, on soit devenu un artiste consommé;
c’est précisément le contraire et, si l’on s’arrête à ce point, qui n’est à proprement parler qu’à
moitié route, on risque, neuf fois sur dix, de rester toute sa vie un demi-savant, partant un
médiocre. » Pour d’Indy, le « métier » n’était donc qu’ « un moyen », non un but. Si la musique
pouvait permettre à un « scholiste » d’en vivre, il ne devait chercher ni la fortune, ni la gloire, ces
dernières n’étant pour lui qu’ « un résultat éphémère et sans portée [...]. Nous devons viser plus
haut », affirmait d’Indy, « voir plus loin, le vrai but de l’art est d’enseigner, d’élever
graduellement l’esprit de l’humanité, de servir, en un mot, dans le sens du sublime [...], certes je
ne crois pas qu’il existe au monde une mission plus belle », poursuivait-il, « plus grande, plus
réconfortante, que celle de l’artiste, de cette façon le rôle qu’il est appelé à jouer ici-bas ».
les coordonne et accomplit l’œuvre ébauchée. Il assimile, pour ainsi dire, d’une manière
inconsciente, il absorbe dans sa personnalité tout ce qui a été fait avant lui et marque de son nom
une des marches de cet escalier qu’on appelle l’Art et qui va jusqu’à Dieu; nous, nous devons
agir de manière à être cet homme, ou du moins à contribuer à sa venue. »
Dans le premier chapitre de son cours, d’Indy était formel : « Il y a eu, il y a, il y aura des
génies latents qui, faute d’avoir acquis le talent nécessaire pour s’exprimer, n’ont laissé, et ne
laisseront après eux, nulle trace, nulle œuvre de beauté durable. Le génie estimé, nul maître ne
peut l’enseigner, nulle puissance humaine ne peut le susciter là où il n’est pas; mais le talent
s’acquiert par l’enseignement raisonné et l’étude logique : le talent est, pour ainsi parler, la
nourrice du génie; c’est par le talent, et seulement avec son aide, que le génie peut croître,
grandir, se vivifier et enfin se manifester d’une façon complète par des œuvres. [...] Le génie
crée. Le talent imite. Le goût apprécie. »
155 Henri Collet : « La musique chez soi - A propos de Déodat de Séverac ». un article découpé sans
référence, n° 924 Bibl. Arsenal, Fond Rondel [ARS Ro 43-98-7]
156 Déodat de Séverac : La Centralisation et les Petites Chapelles - (tiré à part, p.12).
65
La chanson populaire
161 Julien Tiersot : Histoire de la Chanson populaire. Paris 1889, p.6. Elève pour la composition de
Massenet, de Franck pour l’orgue, de Bourgault-Ducoudray pour l’histoire de la musique, Julien Tiersot
(1857-1936) fut également musicologue et compositeur. Premier bibliothécaire du Conservatoire de Paris
en 1909, il fut professeur à l’Ecole des Hautes Etudes, organisa les Concerts historiques du Cercle Saint-
Simon. Il est l’auteur de l’Histoire de la Chanson populaire en France et de La Chanson populaire et les
écrivains romantiques (1931).
67
systématique les vieux chants populaires. Ce folklore devint pour lui une source féconde
d’inspiration et lui inspira de nombreuses œuvres, parmi lesquelles nous citerons le Poème des
Montagnes (1881), la Symphonie sur un chant montagnard, dite Symphonie Cévenole (1886), la
Fantaisie pour hautbois principal et orchestre sur des thèmes populaires français. Dans Fervaal,
le thème principal est un chant de berger entendu lors d’une excursion au Mont Mezenc pendant
l’été de 1885.
En 1889-90, c’est Charles Bordes qui avait été nommé par le Ministère de l’Instruction
publique pour récolter la musique et les chants du Pays Basque. Ses travaux furent l’objet d’un
long rapport où il publia pas moins de deux cents airs populaires (chants et danses), sous le titre
d’Archives de la Tradition basque.
Suivant l’exemple de ses maîtres, Déodat de Séverac entreprit lui aussi sa recherche sur
le terrain. Désigné par le Ministère des Beaux-Arts, comme critique musical à la Renaisance
latine, il parcourut en compagnie d’Henri Fescourt, critique à l’Effort, les Pyrénées et l’Ariège.
« Tels les troubadours d’antan, le bâton à la main et le sac au dos, il cherchait les coins où l’âme
paysanne est restée plus fruste, plus voisine de la nature, et mieux en accord avec elle », écrit des
Essarts162. « Quand il avait la chance d’entendre une voix de bergère chanter une vieille chanson
d’oc, un appel de bouvier à son attelage au labour ou dans les prés, et de trouver un mélange
harmonieux entre ces chants des hommes et les insaisissables sonorités des brouillards et des
averses, les mugissements doux des brises et des vents, les vibrations des lourdes chaleurs,
Déodat était heureux. » Dans la Renaissance latine, le 15 août163, il se réjouissait que dans
« certaines régions du Lauragais, de l’Aude et de l’Ariège [...], la chanson populaire ancienne,
dans toute sa saveur primitive » avait su résister « à l’invasion de la nauséabonde romance
montmartroise ou boulevardière ». Ajoutant quelques restrictions à son propos, il précisait
toutefois que ce n’était « guère que le vrai peuple des montagnes et des paysans qui aim[ait] et
cultiv[ait] encore le chant traditionnel; dans les milieux aisés, bourgeois ou aristocratiques, on les
mépris[ait] pour se délecter aux fadaises des Petits pavés, des Manon, voici le soleil, et autres
petites sottises. » Le 15 octobre, il était encore plus sévère 164 : « Sans doute le mauvais grain, jeté
avec profusion par des apôtres de café-concert, a-t-il germé ça et là, malgré la colère et la fierté
d’un sol revêche. C’est ainsi que nous entendîmes, par une délicieuse nuit de septembre, un
malheureux pâtre juché sur un roc au pied du Mont-Vallier, hurlant cette écœurante stupidité que
les petites bourgeoises cueillent, en frissonnant, aux lèvres des « diseurs » mondains : Bonsoir
Madame la Lune, bonsoir... Mais au fond, est-il bien coupable ce berger ? Que voulez-vous ! Il a
été soldat. [...]. C’est à dire obligé d’abandonner sa ferme et les vieilles légendes qui flottent,
dans les nuages, autour des hauts sommets. A la caserne, il a eu comme camarade, dans la
chambrée, un « cabot », d’essence montmartroise, ancien élève du Conservatoire... On sait le
prestige que les « cabots » de toute nature ont sur les gens naïfs et les âmes peu délicates. Quoi
d’étonnant si ce montagnard à peu près inculte s’est laissé aveugler par l’auréole que la sottise
des citadins a sertie autour de ces faces blafardes et frelatées ? Heureusement, tous les bergers ne
sont pas comme celui-là ! Beaucoup sont fiers et sentent la supériorité de leur rôle sur celui de
ces histrions grotesques. De Salies-du-Salat à Saint-Girons et de Foix à Ax-les-Termes, le chant
traditionnel est encore en honneur dans les campagnes, et les montagnards semblent décidés à
résister vigoureusement à l’invasion des Valses bleues et des Petits pavés. Ils aiment leurs
vieilles chansons d’un amour profond, et le disent hautement. Et c’est la différence qui existe
entre les paysans de la plaine et ceux de la montagne, les premiers ayant une sorte de pudeur à
avouer leur préférence pour le lied de leurs aïeux. La cause de cet état d’esprit est due sans
conteste à la proximité des villes, petites ou grandes. La campagne se croit très humblement
inférieure au citadin ! Ce n’est pas sa faute, tout le monde le lui dit ! »
Aux amateurs de musique traditionnelle, Séverac conseillait de fuir les villes et « de
regagner les fermes et les hameaux perdus dans la brume, non loin des cimes. Ici peut-être la
brise du soir nous apportera-t-elle quelque vieille mélodie, claire et lumineuse comme le diamant
des glaciers, quelque vieille mélodie fleurant le genièvre et la bruyère. Grâce à la bienveillance
de ces braves montagnards, il nous a été facile de recueillir plusieurs lieds fort curieux dont
quelques-uns uns sont empreints d’un caractère local très intéressant. »
Nous aurons maintes fois l’occasion de revenir sur ces chants populaires qui eurent tant
d’importance et d’influence dans la vie et sur l’œuvre de Déodat. Séverac, cependant, ne publia
pas les chants populaires qu’il avait ainsi recueillis. Il ne les harmonisa pas non plus. Il les
« digéra » : les chants populaires étaient pour lui « des fleurs qu’on ne doit jamais enlever du
jardin » confiera-t-il à Josep Fontbernat 165. A la fin 1910 ou au début de 1911, il envisagea un
nouveau voyage d’études sur les chants populaires, en Algérie cette fois. Pour ce faire, il sollicita
à nouveau le Ministère des Beaux-Arts. « Il m’a semblé que beaucoup de nos admirables
cantilènes traditionnelles, tout en ayant une saveur locale bien évidente, se ressentaient fortement
du long séjour des Maures en nos régions méridionales écrit-il 166. Le regretté Maître Bourgault-
Ducoudray et mon ami Charles Bordes, auxquels j’avais fait part de mes réflexions, m’avaient
engagé à les publier et surtout à aller étudier de près la musique arabe en Algérie (où elle existe
encore dans toute sa saveur primitive) pour tâcher d’indiquer ensuite la part d’influence qui
revient à cette musique dans notre chant populaire méridional. Cette question me semble d’un
intérêt capital pour tous les artistes, nombreux, et les folk-loristes qui s’occupent de l’évolution
du chant populaire français. C’est pour cela que je me permets, Monsieur le Ministre, de m’en
faciliter la réalisation. » Déodat de Séverac n’alla pourtant pas en Algérie, soit que sa requête,
présentée par son député et ami Henri Auriol n’ai pas été retenue, soit qu’il ait dû y renoncer afin
d’achever des commandes en cours. S’il n’empruntait pas au folklore, il en était « à tel point
imprégné que, par un privilège rarissime, il a pu ajouter au folklore de sa province... Il y a plus
d’âme languedocienne dans telle brève chanson de Séverac que dans l’Académique, froide et
irrémédiablement médiocre toulousaine » dira le professeur Achille Mestre167. La musique
populaire inspirera nombre de ses œuvres. Pour n’en citer que quelques-unes, on évoquera ses
suites pour piano En Languedoc, Cerdaña, Sous les Lauriers roses, Minyoneta, Souvenirs de
Céret, le Cœur du Moulin, dont nous reparlerons. Mais il y eut aussi une Bourrée d’Auvergne et
une Suite sur des chants populaires, qui sont aujourd’hui perdus (sauf une Ronde).
En bon Régionaliste, il devint propagandiste de la chanson populaire, essayant de faire
partager son amour à ses collègues. Dans une lettre non datée 168, il écrivait à sa sœur Jeanne :
« tout à l’heure, je vais chez Paul Vidal qui m’a fait mander par mon ami Paul Rey le poète... Je
pense que c’est pour parler des chansons populaires de la Montagne Noire et du Lauragais, dont
je lui ai dit un mot ces jours-ci à l’Opéra. » Le 19 novembre 1900 il réitère comme nous
l’apprend une autre lettre à sa famille ; « Je viens de voir Vidal auquel j’ai soumis une moitié de
fugue. Ladite fugue a été approuvée. Après cela longue causerie sur la musique populaire
lauragaise à laquelle Vidal ne croit guère... Il a été abasourdi par deux ou trois chansons que je
lui ai fait entendre. L’une d’elle lui a paru si artistique qu’il l’a donnée comme sujet de
contrepoint à ses élèves. Il m’a conseillé de les faire publier par une revue à laquelle il me
pistonnera. Seulement je vais avoir besoin de votre concours. Je n’ai pas les paroles de tous les
couplets ! Il me faudrait 1° « Janeton te nos maridas », 2° « La fille d’en Pelerin ». M. Auriel
voudra bien, j’espère, les écrire sous la dictée de Pierre du Colombier, car vous ne pourriez pas
les entendre !!! 3° le cantique « O de la Sirvène » (?), 4° si l’on pouvait aussi : les paroles de
« Rossignolet du bois »... Notre version (musicalement) est tout à fait curieuse et ne ressemble en
rien aux autres normandes ou poitevines. En dehors de celles-là j’ai les chansons d’Alet mais
celles-là je les garde pour mon futur drame « Felice » dont la scène se passera dans notre
région. »
En 1921, Henri Collet qui fut son disciple, rendait hommage à Séverac en rappelant le
chemin qu’il avait ouvert pour certains compositeurs français et espagnols 169. « D’autres, parmi
nos confrères de Tras los montes, Joaquim Turina en tête, ont compris la leçon donnée par le
génial auteur d’ En Languedoc ou de Cerdagne. Ils ont saisi la portée d’un tel enseignement:
l’assimilation et la recréation du folklore sous une forme évocatrice, la libération des moules
classiques qui ne permettent pas plus au musicien de créer un décor de « nature », que les moules
littéraires classiques ne donnaient licence à nos Corneille ou à nos Racine de s’abstraire du
« purement humain . Techniquement, la musique de Déodat de Séverac, basée sur le contrepoint
libre, et la hiérarchie tonale préconisée à la Schola Cantorum au même titre que le cyclisme
thématique, a suscité, chez les musiciens, cet admirable mouvement folk-loresque dont les
œuvres bien françaises d’un Ladmirault, d’un Le Flem, d’un Royer, d’un Martineau, d’un Jean
Pouegh, d’un Marseillac sont les fruits odorants. Mouvement qui, je le répète, s’est prolongé en
Espagne où les Albeniz, les de Falla, les Turina, les Espla, les Civil y Castelvi, les Gibert, les
Chavarri, les Guridi et les Usandizaga [auxquels je joindrai Raoul Laparra et Henri Collet, le
signataire de ces lignes], ne font autre chose que d’appliquer aux divers folk-lores espagnols les
principes de Déodat ».
Maîtres et condisciples
A la Schola, Séverac se fit de nombreux amis, tant auprès de ses professeurs que parmi
ses condisciples ou les amis de l’Ecole. Charles Bordes avait été le premier. De 1896 à 1901,
celui-ci dirigea les études d’ « Ensemble vocal » ; de 1896 à 1900, d’ « Expression et de
rythme » ; de 1900 à 1905, de « Déclamation lyrique ». Plus que son élève, Séverac devient très
vite son collaborateur en tant que « Professeur à la maîtrise de la Schola ». A ce titre, il était
chargé de la préparation des nombreuses exécutions des grandes œuvres chorales que recréait la
Schola. « On en remarque les traces profondes à bien des pages de polyphonie vocale dans ses
divers ouvrages » remarque Canteloube170. Benjamin des élèves de Franck n’avait que trente-trois
ans et neuf ans de différence avec Séverac. Pour les élèves, il était le « Pater ». En ce qui
concerne Vincent d’Indy, Déodat eut toujours pour lui une amitié respectueuse. C’était « le
Maître » et leur différence d’âge était trop grande pour qu’il en fut autrement. Retenu à Bruxelles
pour les répétitions de Fervaal de fin décembre 1896 à fin mars 1897, puis du 30 mars au 5 avril,
pour plusieurs concerts donnés à Poitiers, Bordeaux et Rochefort, d’Indy s’était fait remplacer
dans son cours de composition par Albéric Magnard. « On s’est inauguré et le véritable président
a fait sa première classe. C’est Magnard qui a suppléé d’Indy à son cours de contrepoint pendant
les préparatifs de Fervaal » écrit Charles Bordes à Ropartz 171. Choix étrange quand on sait que
Magnard n’aimait pas le plain-chant qui était un des principes fondamentaux de l’enseignement
de la Schola, comme l’écrivit Carraud à Séverac 172. « Il mettait d’ailleurs le système harmonique
dans le même sac que celui de Debussy et voyait dans tout cela une influence exotique orientale
« barbare » qui se glissait dans la jeune musique française et risquait de lui faire perdre son
caractère national. » De caractère entier, Magnard eut des relations difficiles avec ses élèves. A la
Schola, disait Carraud173, « l’austérité et la négligence vont jusqu’à l’ostentation. Des élèves un
peu provinciaux s’y abritent timides, d’habitudes réservées. Magnard tout d’abord les éblouit par
un vêtement à carreaux qui recelait l’éclat multicolore d’un gilet breton ; les stupéfia par la
science à la fois libre et rigoureuse qui prenait pour base l’imagination et la vie ; les ahurit en
exigeant qu’on mît dans un contrepoint à deux parties « de son coeur et de son sang » ; et
finalement les terrorisa par le despotisme de son enseignement comme par la hardiesse de ses
propos. A un jeune abbé dont le nom patronyme même était féminin, il demanda une fois, à
propos d’un contrepoint manqué, s’il était bien sûr d’être un homme, en termes à faire rentrer
sous terre un singe. Ce fut une suite de toute la classe ; et Magnard, un jour, se trouva seul avec
un petit méridional, original et fin : Déodat de Séverac, qui voulut rester son unique élève. Signe
d’intelligence à la louange de l’un comme de l’autre, car on n’imagine point deux natures si
différentes d’artistes ni d’hommes. »
Alexandre Guilmant (1837-1911) enseignait naturellement l’orgue, assisté d’Auguste
Pirro à qui était également confié la paléographie musicale, puis de 1900 à 1903, « l’Esthétique
musicale ». Au début, l’Ecole n’ayant pas d’orgue, Guilmant donnait ses cours sur un
harmonium à deux claviers et pédalier où s’attelait au levier du soufflet la fille de la vendeuse du
bureau d’édition. C’est sur cet orgue que Séverac poursuivit l’enseignement que Amiel lui avait
prodigué à Saint-Félix. « Robuste et court comme un vieux chêne tétard »174, Guilmant avait l’air
d’un patriarche avec sa barbe blanche. « Jean-Sébastien Bach était le dieu dont il se considérait
comme le prophète » dit encore Laloy. « Quant aux maîtres français du dix-septième et du dix-
huitième siècle dont il publiait sans se lasser les ouvrages, il évitait de se prononcer, sachant bien
que l’intérêt en était historique plutôt que musical. » Selon Louis Vierne175, « Guilmant était
naturellement bon, avec tout ce que ce mot comporte de générosité, de don de soi-même,
d’altruisme, de bienveillance. D’une nature vive, il ne se laissait jamais aller à l’emportement
que devant ce qu’il considérait comme injuste ou attentatoire aux principes élevés qu’il avait sur
l’art. Sa patience était proverbiale. [...]. Il aimait ses élèves et jamais à aucun moment, un
sentiment de favoritisme, si petit fût-il, ne vint ternir le pur miroir de sa scrupuleuse conscience.
Il était dévoué sans compter et usait de son influence, voire de sa bourse, pour venir en aide à ses
disciples [...]. Doué d’une santé régulière, il était d’une activité formidable, travaillant sans
relâche, mais gaiement, sans rien de solennel ni de pontifiant. Bon vivant, il aimait à recevoir ses
élèves et ses amis dans sa délicieuse retraite de Meudon ; on y était traité avec une cordialité
toute patriarcale. Sa femme, qui le soutenait tant dans la vie, l’aidait à rendre agréable et
hospitalière sa maison. »
Déodat eut l’occasion de le constater. Lorsqu’il composa sa Suite en mi pour orgue, il
vint à Meudon pour entendre son œuvre jouée par le maître : « Hier lundi, j’ai passé ma matinée
(et déjeuné) à Meudon chez le père Guigui pour lui entendre jouer ma suite d'orgue » écrit-il à sa
famille176. « Dans le splendide hall, où déjà voisinaient deux pianos à queue, Cavaillé-Coll a
construit un orgue magnifique de trois claviers !! C’est sur cet instrument merveilleux que j’ai
entendu pour ma première fois ma suite et exécutée par quel extraordinaire artiste ! Madame
Guilmant m’a retenu à déjeuner et nous sommes restés jusqu’à trois heures à faire de la musique
ou plutôt à l’entendre... »
Virtuose hors de pair, Alexandre Guilmant fut à la Schola un professeur incomparable.
Egalement compositeur, on lui doit d’avoir restauré le patrimoine de l’ancienne école d’orgue
française en publiant les œuvres des Maîtres qui étaient presque ignorées par le public et les
artistes de la fin du siècle dernier. Il était né à Boulogne-sur-Mer le 12 mars 1837 et commença
ses études avec son père, Jean-Baptiste Guilmant (1794-1890). A 16 ans, en 1853, il était nommé
organiste de l’église Saint-Joseph à Boulogne, puis, quatre ans plus tard, succédait à son père à
Saint-Nicolas-de-Boulogne. Ayant entendu Jacques Lemmens, lors d’un passage à Paris, il
décida de suivre l’enseignement de celui-ci et partit pour la Belgique. De 1871 à 1901, il fut
titulaire du grand orgue de la Trinité à Paris. En 1896, il devint professeur d’orgue au
Conservatoire en remplacement de Charles-Marie Widor, tout en devenant professeur à la Schola
dont il était cofondateur. Il y forma des élèves qui, à leur tour, devinrent titulaires des cours
d’orgue des degrés élémentaires. Professeur dans les deux Ecoles, il se justifiait ainsi en
affirmant « qu’on ne formera jamais assez d’organistes de talent ».
Parmi les professeurs de la Schola, plusieurs étaient des élèves de César Franck ; ils en
furent aussi des disciples. Outre Vincent d’Indy, Charles Bordes et Albéric Magnard, il convient
également de citer Pierre de Bréville et Louis de Serres. Pierre Onfroy de Bréville (1861+1949),
d’abord destiné à la carrière diplomatique, avait fait ses études avec Théodore Dubois, puis avec
César Franck. Il avait enseigné au Conservatoire de Paris avant d’entrer à la Schola Cantorum où
il se vit confier la classe de contrepoint de 1898 à 1902. Plus tard, il devait devenir membre du
Conseil d’Administration et Inspecteur des Etudes, membre de la Commission des Examens.
Pendant la guerre de 1914, il eut l’occasion de servir à nouveau au Conservatoire. En juin 1907,
lorsque Séverac passa sa thèse de fin d’étude à la Schola, il était, avec Paul Poujaud, l’un des
deux assesseurs de Vincent d’Indy.
En dehors des fondateurs, les premiers professeurs furent l’Abbé Vigourel, directeur du
chant au séminaire Saint-Sulpice, à qui l’on confia la direction des études grégoriennes, et
Schilling, titulaire de la classe de chant grégorien. Contrairement aux affirmations de ses
adversaires, la Schola enseignait l’harmonie. Le titulaire en était Fernand de La Tombelle. G. de
Boisjolin assurait la classe supérieure de solfège. André Pirro (1869-1943) assistait Guilmant à la
classe d’orgue. Dès 1895, Bordes l’avait nommé Directeur des études historiques, paléographie
musicale, et bibliothécaire de l’Ecole. Louis d’Arnal de Serres (1864-1942) y enseigna la
musique de chambre, à partir de 1900, puis succéda à Bordes au cours d’enseignement de
déclamation lyrique en 1905. De 1900 à 1904, il fut également professeur d’accompagnement et
d’improvisation. A la mort de d’Indy, en 1931, il eut la direction de l’Ecole, comme ancien élève
de Franck, puis, à partir de 1935, la direction de l’Ecole César Franck quand celle-ci fut créée en
remplacement de la Schola. Edouard Risler reçut en 1897 le cours supérieur de piano. Pendant
six mois, ayant dû s’absenter pour une tournée de concerts, il fut remplacé par Isaac Albéniz. En
176 Lettre du 6 mars 1901.
72
1898, Amédée Gastoué (1873-1943) devint professeur de chant grégorien, puis d’ensemble vocal
en 1900-1901, et de musicologie médiévale de 1900 à 1903. Il avait travaillé avec Adolphe
Deslandres, puis avec Lavignac pour l’harmonie, l’orgue avec Alexandre Guilmant. Chargé d’un
cours de musicologie à la Schola, il fut également Maître de Chapelle de Saint-Jean de Belleville
de 1901 à 1905. Musicologue, il a travaillé à la rédaction des catalogues de la Bibliothèque
Nationale et fut Président de la Société Française de Musicologie de 1934 à 1936. Dès les
premiers temps de l’Ecole, Charles Bordes lui avait confié une « classe de chant populaire et de
chant grégorien » destinée à des enfants de maîtrise et à des élèves chantres. « C’était là une idée
de notre fondateur, qu’il reprit à d’autres occasions » dit Amédée Gastoué, « mais ne fut jamais
viable177. Ils étaient pourtant bien curieux des cours du soir, qui ne persévèrent que quelques
mois, tandis que l’étude de l’Ave Verum ou d’une modeste antienne alternait avec celle de Trois
jeunes tambours ou de la Soupe au lait, les uns et les autres devant servir d’initiation, dans l’idée
de Bordes, à l’art du chant comme à l’enseignement progressif du solfège. » Les travaux de
Gastoué ont fait dire de lui qu’il « fut l’un des hommes qui ont le plus fait pour la restauration de
la vraie musique religieuse chez nous. »178
A la rentrée de 1896, les élèves du Cours Supérieur n’étaient que neuf : Georges Beyer,
René de Castéra, Pierre Coindreau, Abel Decaux, Albert Dupuis, Paul Jumel, Georges Kiriac,
Léon Saint-Requier et Déodat de Séverac. Leurs carrières ne seront pas d’égale importance.
Georges Beyer devint organiste à Vimoutiers dans l’Orne. René d’Avezac de Castéra
(1873-1955) suivit le même cursus que Séverac. Compositeur, il écrivit de nombreuses œuvres
mais sacrifia cette carrière à ses amis scholistes en créant l’Edition Mutuelle en 1902. Très lié
avec Séverac, il devint l’un de ses amis les plus fidèles. Avec son frère Carlos, ils formaient un
trio que La Laurencie surnomma « la taupe et les petits grillons ». « Si le dévouement n’existait
pas, les Castéra l’auraient inventé » disait Séverac de ses amis. Pierre Coindreau (1867-1924) fit
une petite carrière de compositeur. Abel-Marie Decaux (1869-1943) travailla l’orgue avec Widor
et fut selon Bordes179 « le meilleur élève de Guilmant ». Durant l’exercice 1897, les cours
d’orgue élémentaire étant montés à 24 élèves, Decaux vint soulager Pirro dans sa tâche. Il devait
ainsi rester pendant vingt-cinq ans professeur d’orgue à la Schola avant de partir pour les Etats-
Unis où il enseigna à l’Eastmann School of Music de Rochester, où il fut surnommé par G. Brelet
« le Schönberg français ». Albert Dupuis, né en 1877 à Verviers en Belgique, dirigea le
conservatoire de cette ville de 1908 à 1947. En 1903, il obtenait le premier prix de Rome de
Belgique pour sa Chanson d'Halewyn. Paul Jumel, brillant élève, fut nommé professeur de piano
à la Schola en 1897. Il devait malheureusement succomber le 6 avril de l’année suivante à l’âge
de 21 ans. Gabriel Grovlez lui succéda dans son poste de professeur. Georges Kiriac, roumain
d’origine, fut nommé professeur au Conservatoire de Bucarest. Léon Saint Réquier avait été
élève de Lavignac avant d’entrer à la Schola. Elève de César Franck, de Guilmant et de Bordes, il
composa des cantates, des oratorios, quinze messes, des motets et une abondante musique
d’orgue. Suppléant de Bordes à Saint-Gervais, il lui succéda lorsque celui-ci démissionna de son
poste en sa faveur, à la suite de mesures vexatoires contre lui et ses chanteurs, mais à son tour,
Saint-Requier démissionnait, estimant que la situation était incompatible avec ses aspirations
musicales et religieuses. Marcel Labey (1875-1968), pour n’avoir pas été un des premiers
condisciples de Séverac à la Schola, occupe néanmoins une place importante dans la relation de
Séverac et de la Schola. Transfuge lui aussi de la faculté de droit, il devint le condisciple de
Déodat en 1898. En 1903, d’Indy lui confia une classe de piano et de suppléant à la classe
d’orchestre, qu’il garda toutes les deux jusqu’en 1913. En 1906, il fut le chef adjoint de d’Indy
avec Francisco Lacerda aux concerts de la Schola et le remplaça de temps en temps, notamment
à la Société Nationale de 1906 à 1911. C’est lui qui dirigea les chœurs lors de l’audition du Cœur
du Moulin chez la princesse de Polignac, et qui dirigea l’orchestre, le 20 mai 1911, quand fut
créée La Danse des treilles, le ballet du Cœur du Moulin, à la Nationale. A la mort de Vincent
d’Indy, il succéda au « Maître » comme directeur de la Schola.
180 Joseph-Jean-Jules- Germain, Lamasson : sculpteur, (Toulouse, 14 mars 1872+après 1932) Elève des
Beaux-Arts de Toulouse il entra eb 1892 aux Beaux-arts de Paris dans la classe de Falquière pour en sortir
en 1902 ayant atteint la limite d’âge de l’Ecole. Deuxième second Grand Prix de Rome de gravure en
médaille, pour une médaille de Saint-Sébastien percé de flèches, élève de Falguière, Mercé et Alphée
Dubois.
181 Paul Le Flem : La Revista musicale Occitania. Paul Le Flem (1881-1983), compositeur et critique
musical, s’engagea très jeune dans la Musique. Entré à l’âge de 18 ans au Conservatoire de Paris, il devint
l’élève de Lavignac. Après un séjour en Russie (1902-1904), il revint à Paris où il resta très attaché à la
slavitude. A la Schola Cantorum, il fut le disciple d’Albert Roussel à qui il succéda ayant comme élève
Satie, Roland-Manuel et André Jolivet. Il a été directeur des Chanteurs de Saint-Gervais, chef des chœurs à
l’Opéra-Comique. Sa musique est toute imprégnée par l’atmosphère de sa Bretagne natale, par le chant
populaire breton autant que par la polyphonie des XV e et XVIe siècles, de Monteverdi, de d’Indy et de
Debussy. Son œuvre s’apparente donc à celle de Séverac, à la différence près que l’une est océane et
l’autre méditerranéenne. Quelques titres sont évocateurs de cet état d’esprit, tels que Par grèves (1908),
Par landes (1909), Morven le Gaëlique, Le Rossignol de St-Malo et Vieux Calvaire.
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ses montagnes le tenaillaient, j’avais aussi, pour mon compte, la nostalgie des brumes, des
brouillards, de la lande et de la vaste mer qui ceinturait des côtes favorites. Et nous échangions
nos impressions, nous adoucissions notre cafard mutuel, et trouvions que notre belle terre de
France valait la peine d’être chantée. Loin de nous écarter l’un de l’autre, ces cieux différents,
ces oppositions de la nature nous avaient rapprochés. »
En 1897, il était affilié à un groupe de poètes occitans : Paul Rey 182, Paul Redonnel,
directeur de La Plume, Charles Brun de l’Action régionaliste. Du premier, il mit plusieurs
poèmes en musique : Les Cors, Le Chevrier, Les Huns, Albado à l’Estella. Le poète lui demanda
de composer un ballet avec entre les deux actes une intrigue pantomime dont les personnages
étaient des fleurs. Nous ne savons pas grand chose de cette œuvre ; si elle fut écrite ou resta
inachevée. Seule nous est parvenue une petite Valse lente, fort belle au demeurant, grâce à la
dédicace qu’il avait écrite sur le livre d’or de sa cousine Mathilde de Fournas.
A cette époque Séverac faisait des harmonisations pour ses amis poètes. « M’enverrez-
vous bientôt : Pucelette accorte et sereine et Vous passez pénibles vos nuits, avec votre
accompagnement » lui écrivait Paul Rey le 14 août 1899. « L’auteur des paroles me les a
demandés à plusieurs reprises. [...] Dites-moi aussi si vous laisserez imprimer votre nom à côté
du mien sur ces compositions. Chez les lecteurs de La Plume, raffinés intellectuels, comme je
vous l’ai dit, cela ne vous fera que du bien. Par amitié, j’insiste encore, ici. La « Sous onneto p’es
Felibrilhous » sera dans un proche avenir très répandue en Occitanie. Plusieurs membres de
l’Ecole Félibréenne de Paris me l’ont demandée pour la chanter dans différentes villes, leurs cités
natales du Midi; pour la chanter bien entendu, en réunion de famille ou félibréenne. Je n’ai pas
eu le temps de la copier pour eux, mais, encore, je vous dis qu’elle sera bientôt chant coutumier
en Languedoc. Pourquoi ne voudriez-vous pas que j’indique l’accompagnement de vous ? Si
vous y répugnez à cause du rôle secondaire que vous pourriez croire y tenir, je me tais en
acquiesçant. Mais tous ceux qui me connaîtront sauront (ils l’auront su avant en voyant vos
notes) le savant ami que vous êtes. Une autre raison est votre avenir de compositeur. Mais, ici,
n’ayez crainte ; le monde considérera qu’en tant que poète, j’ai musiqué en amateur ce que vous
accompagnâtes d’amateuriste amitié. En tout cas, je vous serais excessivement obligé de me
permettre d’effacer Dodo comme trop simple, dépourvu de sérieux, voire d’originalité ! Ceci dit
quant à la signature, n’infirmant en rien la très aimable fantaisie de ce surnom que vous
donnèrent vos amis. »
Je n’ai rien trouvé de ces accompagnements. Quinze jours plus tard, Paul Rey relançait
Séverac [31 août] : « Ne donnerez-vous signe de vie ? Thabaut m’a dit il y a déjà 15 jours, que
vous lui écriviez avoir terminé l’accompagnement de mes mélodies. Depuis, chaque jour, je les
ai attendues vainement ainsi que Paul Redonnel, l’auteur des mélodies. »
Le pèlerinage à Solesmes.
En juin 1897, l’année scolaire se terminant, Déodat projeta de faire une excursion en
Normandie pour répondre à l’invitation de son ami Saussal. Il projetait de s’arrêter « au moins un
jour à Rouen, un jour au Havre, un jour à Caen », mais il dut y renoncer par économie, remettant
182Paul Rey, alias Paul Rejin, né à l’Isle-en-Dodon (Haute Garonne) en 1873, mourut à Bordeaux en
1918. Membre de l’Escolo moundino, il fut collaborateur de la Terro d’Oc. Il est également l’auteur de
recueils de poèmes, tels que Tryptique hymnaire, hymne à Paris, à Toulouse et à Barcelone (1903),
Ninarels (1904), Le Syrignon (1905), Poèmes d’Occitanie (1906), La Rezurgada, damb vinte - nou
melodias de l’auteur (1908), La Restitution (1912).
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ce voyage à l’année suivante. A la place, il alla à Solesmes où Bordes avait organisé un stage de
chant grégorien, décidant de passer par Bordeaux où il voulait s’arrêter deux jours chez son
cousin Jean de Séverac-Maurens. Il envisageait également de passer par Lourdes où il doit
retrouver Vulinan, un de ses bons camarades de la Schola qui lui promettait de le faire jouer à la
Cathédrale. « Nous essayerons de monter quelques motets palestriniens » écrit-il à sa sœur « ... si
nous trouvons des éléments. Mais Bordes nous y engage vigoureusement, nous devons être des
Apôtres !!! » Le départ fut prévu pour le 10 juillet.
« Le 9 nous avons concert des élèves de d’Indy. Le Maître veut absolument que j’y sois.
Le concert aura lieu chez le Prince de Polignac. Pour ma part, on jouera de moi une pièce
d’orgue et on entendra ma mélodie : Les Cors [...] chantée par Melle de Gerlin, des Concerts
Colonne. C’est d’Indy qui a choisi cette mélodie et cela ne m’étonne pas car elle lui ressemble
assez. » écrivait-il à sa mère. En fait, l’arrivée à Solesmes eut lieu le vendredi 9 au soir. Dès le
lendemain, la vie grégorienne s’organisait auprès de Dom Delpech et de Dom Mocquereau.
Celui-ci, la paléographie « en mains, les initiait aux secrets de l’ancienne notation à la
phraséologie si logique et si admirable du chant, à son système, et à chaque fois, l’esprit tout
éclairé des lumineuses démonstrations du père, maîtres et élèves devisaient sous les grands
tilleuls à la sortie du cours sur l’incomparable beauté de ce chant [...] »183. Deux belles
photographies illustrent ces scènes.
« A 1h½ avant hier, la classe de chant pratique, sous la direction de Dom Delpech. A
l’issue du cours, c’était les vêpres à Sainte-Cécile ou à Saint-Pierre, quelques fois aux deux. Aux
fêtes solennelles, le jour de la translation de Saint-Benoît, notamment, nos élèves furent invités à
183 « Voyage à Solesmes de la Schola Cantorum », in Revue de Chant Grégorien, novembre 1897, ou
Tribune de Saint-Gervais, juillet 1897, pp. 97 à 101.
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tenir l’orgue de Saint-Pierre. Sous les doigts de M. M. Abel Decaux 184 et Jumel185 les
majestueuses fugues de J.S. Bach résonnèrent sous les voûtes de l’église du monastère. »186 A la
fin du séjour, le voyage annuel fut décidé, mais il fallut attendre juin 1899 pour que ce désir fut
réalisé.
A la rentrée de 1897, Séverac faillit ne pas retourner à la Schola. La maladie de son père
devait sans doute faire craindre son éloignement. Déodat ne devenait-il pas le chef de famille en
cas de disparition de son père ? Des précédents avaient déjà eu lieu dans la famille. Henry de
Séverac et Achille de Rayssac n’avaient-ils pas dû abandonner la carrière artistique pour
s’occuper des propriétés agricoles ? De plus, musicien, était-ce un métier rentable ? Quelle mère
ne s’est pas posé la question pour son fils ? La baronne écrivit donc à d’Indy pour lui faire part
de ses doutes. Quelque temps avant la rentrée, celui-ci répondit de Valence 187 : « La réponse à
votre lettre m’embarrasse infiniment. Sachant par ma propre expérience combien il est dur et
difficile de lutter pendant longtemps, même pacifiquement, contre le sentiment général de la
184 Abel Decaux, né à Auffay en Normandiele 11 février 1869 - mort à Paris, le 19 mars 1943, est un
organiste et compositeur français.Après avoir avoir la musique et l'orgue à la Maîtrise Saint-Evode de la
cathédrale de Rouen, il entra au conservatoire de Paris où de 1890 à 1895 il travaille l'harmonie avec
Dubois et Lavignac, le contrepoint et la fugue avec Lenepveu, la composition avec Massenet et l'orgue
avec Widor. Il perfectionna son instrument auprès de Guilmant avec lequel il se lia d'amitié. Ayant débuté
aux orgues de l'église St Joseph des Pères Passionistes, en 1903 il fut nommé, par concours, titulaire à la
tribune de la basilique du Sacré-Cœur de Montmartre, à l'unanimité et avec les félicitations du jury
composé de Guilmant, Widor et Vierne. Il est de ce fait le premier titulaire du grand Cavaillé-Coll
inauguré en 1919. De 1898 à 1923, il enseigne l'orgue à la Schola Cantorum de Paris, Mais en 1923, il
partit aux États-Unis où il prit la succession de Joseph Bonnet pour enseigner et représenter l'école d'orgue
française à l'Eastman School of Music de Rochester. En 1926, il renouvella son contrat aux États-Unis et
démissionna de son poste montmartrois. Rentré en France en 1935, il succèda à Vierne à la classe
supérieure d'orgue de l'École César-Franck et enseigne également à l'Institut grégorien de Paris. Il termina
sa carrière comme titulaire de l’orgue de l'église Saint-Joseph-des-Carmes à Paris, où il resta jusqu'à sa
mort. Il composa peu. Une suite de Clairs de Lune pour piano qu'il écrit entre 1900 et 1907 lui valurent
néanmoins les suffrages de la "Société Nationale" et des différents salons annuels où ils furent exécutés.
Ses contemporains l'avaient surnommé le « Schönberg français », ses Clairs de lune pour piano annoncent
en effet le langage atonal de l'auteur du Pierrot lunaire. Norman Demuth (en) rappelle que "l'expérience
sérielle est née sur le sol français. Ni Hauer, ni Schönberg ne connurent les Clairs de Lune de Abel Decaux
composés dès 1900. C'est lui pourtant le véritable ancêtre des jeunes sériels français qui l'ignorent, mais
ont réinventé, à partir de Debussy, son impressionnisme sériel" (Norman Demuth in French piano music,
London, Museum Press Limited, 1959). Il est inhumé à Aumale, en Normandie, où une rue porte son
nom), la région où il est né et où il a grandi et qu'il affectionnait tant, (" ...toutes ces plaines du Pays de
Caux d'où, peut-être, par mon père et ma mère, je tiens l'amour des étendues qui m'est resté ?" - A.M.
Decaux, journal, sept. 1923). Citons parmi ses œuvres on peut signaler Clairs de lune, pour piano : Minuit
passe (1900), La Ruelle (1902), Le Cimetière (1907), La Mer (1903), éditions Philippo, Variations
Brillantes sur Ah! vous dirai-je, Maman, pour piano, La Lune Blanche, mélodie pour piano et chant, sur
une poésie de Paul Verlaine (1899), éditions Maurice Sénart, Fuguette sur l'Ave Maris Stella pour orgue,
éditions Maurice Sénart. Il réalisa également des transcriptions de Prélude, fugue et variations de César
Franck pour piano à quatre mains, éditions Durand, Barcarolle de Saint-Saëns pour violon et piano,
éditions DurandMarche de Lohengrin de Wagner, pour piano et harmonium, éditions Durand, Iberia
(Evocation, El Puerto, Fête-Dieu à Séville) d'Albeniz pour piano à quatre mains, éditions Breitkopf.
185 Paul Jumel, professeur de solfège à la Schola en 1897, il avait été l’année précédente condisciple de
Déodat de Séverac au 1er cours de composition de Vincent d’Indy, avec René de Castéra, Georges Beyer,
Pierre Coindreau, Albert Dupuis, Dimitru Kiriac et Léon Saint Réquier. Compositeur, il a laissé des pièces
pour orgue, des vêpres et des motets, mais aussi des mélodies sur des poèmes de François Villon, Verlaine,
Baudelaire, Musset, etc. Il est l’auteur de 17 Esquisses pour piano, du Rideau de ma voisine, de mélodies
éditées chez Hérelle.
186 Cf. note 5 ci-dessus.
187 Lettre du 5 octobre 1897.
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famille, je ne puis vraiment prendre sur moi de conseiller à un jeune homme de prendre ce parti,
à moins qu’il n’ait en lui-même l’inébranlable volonté de résister à toute influence pour
entreprendre ce à quoi il pense être appelé.
« D’un autre côté, j’avoue qu’il me serait pénible de me séparer de votre fils que je
considère comme très doué et qui est certainement sinon encore un des plus habiles, du moins un
des plus intellectuels et des meilleurs de mes élèves.
« Dans cette alternative, vous devez comprendre qu’il me soit bien difficile de répondre
à votre demande : « Peut-il faire de solides études musicales et espérer un avenir de ce côté ? »
« Quant à la première proposition, je puis vous affirmer que votre fils est capable de
faire de solides études et d’arriver à posséder sérieusement son métier, conditions essentielles
pour l’artiste qui veut créer.
« Quant à la seconde... combien de gens m’ont déjà fait cette question et à combien ai-je
répondu ce que je me vois forcé de vous répondre ici. « Nul ne peut savoir si un jeune homme
peut compter sur l’avenir (c’est à dire aura le génie créateur, l’inspiration) avant qu’il ait produit
une œuvre, et malheureusement, il ne peut produire d’œuvre apte à motiver ce jugement, avant
de savoir à fond son métier.
« Ce qui arrive à dire que nul ne peut se prononcer sur l’avenir d’un jeune talent, avant
que ce talent ne soit acquis... question de temps, suivant les intelligences (au Conservatoire, il
faut au moins 5 années d’études).
« Pour ce qui touche particulièrement votre fils, je puis dire que je l’aime beaucoup
comme élève ; il me parait, malgré le peu de temps que nous avons passé ensemble,
comprendre facilement et s’assimiler, en gardant une certaine personnalité, les enseignements
artistiques, mais je ne pourrai vraiment et sûrement porter sur lui un jugement engageant
l’avenir que lorsque j’aurai examiné une œuvre bâtie avec toutes les ressources du métier...
qu’il ne connaît pas encore.
« Je vois bien que cette réponse ne peut vous satisfaire, mais songez, Madame, qu’en Art
il ne faut pas être pressé.
« Tout peut donc se résumer en un « examen de conscience sérieux et sincère » de
votre fils lui-même, s’il se sent une volonté inébranlable de continuer ces études artistiques
malgré tout, nous tâcherons de l’y aider et de lui aplanir les premières difficultés, sinon il fera
mieux de suivre les intentions familiales, car seule la volonté peut amener à persévérer dans une
carrière, si donc on ne se sent pas maître de soi, il est cent fois préférable de suivre l’affectueuse
impulsion des siens... Pardonnez-moi, Madame, de ne pouvoir donner une solution ferme à vos
questions, mais votre fils seul le peut en ce moment; quant à moi, s’il ne me revient pas, je le
regretterai beaucoup je l’avoue, mais je comprendrai cependant qu’il cède à la paix de la famille.
Un avenir artistique qui ne pourra être jugé d’une façon sûre que dans quelques années d’ici. »
A la séance d’ouverture de la seconde année scolaire, Charles Bordes expliqua en
présentant ses projets, qu’étant donné le nombre de nouveaux élèves inscrits, il avait fallu créer
des classes préparatoires confiées à des moniteurs choisis par les maîtres. Abel Decaux fut
chargé du cours d’orgue du second degré; Albert Dupuis, des études élémentaires de solfège et
de lecture au piano; Paul Jumel du cours secondaire de piano. Deux nouvelles classes étaient
créées : celle du degré supérieur de piano confiée à Edouard Risler, celle du latin liturgique à
l’abbé Brungie, secrétaire surveillant de l’Ecole. C’est sans doute à cette occasion que Vincent
d’Indy voulut confier à Séverac la classe des plus jeunes. Déodat eut beau résister, affirmant
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qu’il n’en était pas capable, d’Indy insista. Ce fut une catastrophe : « Dès le premier cours dit
Canteloube188, au bout de quelques instants, les uns parlaient, d’autres jouaient à saute-mouton.
Entendant du bruit, Vincent d’Indy entre juste au moment où un élève, plus hardi que les autres,
s’apprêtait à sauter sur les épaules de Séverac ! « Vous voyez, mon cher Maître ! Je vous l’avais
bien dit ! » bredouilla en souriant Déodat à Vincent d’Indy qui n’insista pas davantage... »
Des conférences-auditions furent également organisées, qui devaient éveiller chez les
élèves une curiosité intellectuelle et développer chez-eux leur culture générale. Leur nombre
augmenta beaucoup : à la fin de l’année, la classe d’orgue comprenait 15 élèves, celle de
composition 17, celle d’harmonie 10. Les élèves se répartissaient également dans les classes
d’accompagnement, de chant grégorien du R.P. Chauvin, de clavier de Gabriel Grovlez. Celui-ci
avait dû remplacer Paul Jumel189, brillant élève de d’Indy, qui s’était éteint prématurément à 21
ans. Gabriel Grovlez (1879-1944) devait diriger la classe de piano de premier degré de 1898 à
1901, puis du second degré de 1901 à 1907, date à laquelle il rentra comme pianiste
accompagnateur à l’Opéra-Comique.
En 1897, un premier grand deuil marqua Séverac. A la suite d’une longue agonie, terme
d’une maladie de plusieurs années, Gilbert de Séverac s’éteignit le 17 novembre 1897. Les
obsèques eurent lieu le 22. Déodat dut tout naturellement conduire le deuil, assisté de ses oncles
Henry de Séverac, Giovanni Rossi-Scotti et Guiraud de La Fleurassié, frère et beaux-frères du
défunt. L’office fut célébré à la collégiale par le curé de la paroisse, mais l’absoute fut donnée
par le R.P. dom Romain, bénédictin, abbé mitré d’En Calcat. Tout le clergé des environs, avec à
sa tête le curé doyen de Revel, assistait à la cérémonie. Une foule nombreuse envahissait la
vieille église. A toute la population du village dont le défunt avait été maire pendant de longues
années, s’étaient jointes de nombreuses personnalités régionales, hobereaux ou notables des
environs. Au cimetière, l’intendant Anceaux, adjoint du maire qui remplaçait celui-ci malade,
prononça un discours plein de fougue et de reconnaissance. M. Landes, vice-président de l’Union
Artistique de Toulouse lui rendit également hommage au nom de la Société dont il avait été le
fondateur et dont, pendant 14 ans, il avait présidé aux destinées. M. de Lamondes ajouta celui de
l’Ecole de Sorèze dont Gilbert de Séverac avait été un ancien élève. Devoir d’école ou
inclination, il composa dans cette première année un certain nombre de mélodies : Le Ciel est
par-dessus le toit sur un poème de Verlaine, Ritournelle de François Coppée, Pastourelle[Je n’ai
pas trouvé le nom du poète.], Les Huns (Paul Rey), Renouveau (Charles d’Orléans). Blanche Selva
donne également, « de date incertaine mais sûrement avant 1908 », Les Papillons, La Falaise,
Lèvres de Miel, Lettre à l’Aimée, Derniers Baisers, Un grand sommeil noir, Le Jardin, Je vous
salue Marie. Les Cors et Le Chevrier devraient avoir été commencés à cette époque. Il débute
également la composition d’un Ave Verum avec accompagnement d’orgue190.
A propos du Ciel est par-dessus le toit, Paul Poujaud raconte une anecdote amusante qui
mérite d’être rappelée puisqu’elle illustre le début de leur longue amitié. « D’Indy, dont je
suivais les cours en auditeur ami, voulant juger des dons de sa douzaine d’élèves, leur demanda
de lui apporter une page de musique prise à leur choix dans leur carton de compositions. Séverac,
à ce jour d’épreuve, joua Le Ciel est par-dessus le toit. A peine l’arbre venait-il de bercer sa
palme que je n’y tins pas et je m’écriai à mi-voix, mais avec un fort accent - doux mais fort,
nuançait le père Franck - : « d’Indy, d’Indy, en voilà un ! » Et d’Indy de rire et d’approuver de
ses yeux brillants. A la sortie, Séverac me dit : « Vous avez paru goûter ma petite mélodie
verlainienne, voulez-vous me permettre de vous la dédier ? »191
Le 20 mars 1898, un nouveau deuil venait terrasser Déodat. Après la mort de son père,
c’était sa petite sœur Marthe qui disparaissait, emportée par la tuberculose. Refusant
l’irrémédiable, peu de temps auparavant, il avait espéré encore en un miracle : « Ce matin avec
Gina, nous avons entendu la messe à Notre-Dame-des-Victoires, il me semble que cette bonne
Marthou va se relever tout de suite », écrit-il à Jeanne. « Je t’assure que je l’ai demandé à la
Vierge. Si la conviction et la foi suffisent à obtenir le rétablissement de sa petite sœur, je crois
que ce sera prompt. » Son vœu pourtant ne fut pas exaucé. A 19 ans, Marthe s’éteignait, vidée de
ses forces. Déodat termina l’Ave Verum, commencé l’année précédente et le dédia à sa « chère
petite sœur Marthe », le faisant éditer à Paris chez Alfred Julien. Alix en avait dessiné la
couverture. Déodat fut très long à se remettre de cette double déchirure que seule sa foi
chrétienne lui permit d’accepter avec philosophie. « L’affection, l’amour, sont plus forts que
tout », écrit-il quelque temps plus tard à Alix 192, « plus fort que la mort, comme disait le vieil
Homère. La pensée ne peut jamais se détacher quoi qu’il arrive de ceux que nous avons chéris.
Nous ne devrions pas pleurer, nous qui savons que l’exil est si court, nous qui sommes certains
de l’infinie bonté de Jésus. Et si nous pleurons malgré cela, la cause en est notre faiblesse qui fait
que Jésus nous aime davantage encore, car il sait notre incapacité de voguer sur les flots ! ... »
Au printemps 1898, Séverac prit contact avec le poète chaurien Prosper Estieu 193,
l’occasion lui en ayant été donnée par Paul Rey qui l’avait chargé de lui remettre un exemplaire
de son livre Le Tournoiement. La mort de sa petite sœur l’en avait empêché. Aux vacances de
Pâques, sans doute, il reprit enfin contact avec lui, et lui rendit visite à bicyclette à Ricaut, près
de Bram. « A Paris, quoique musicien, je suis « affilié » à un groupe de poètes occitans bien
connu de vous : Rey, Redonnel, Ch. Brun, tous grands admirateurs de vos œuvres », lui avait-il
écrit, « et comme j’étais venu passer quelques jours chez moi à Saint-Félix - très près de vous
comme vous le voyez - Rey m’avait chargé de vous apporter sa sympathie et de vous donner des
nouvelles de cette ligue occitane pour laquelle il combat si farouchement. Je serais heureux en
rentrant à Paris de pouvoir lui dire que je me suis acquitté de sa commission. »
191 Paul Poujaud, in Blanche Selva, Déodat de Séverac, « L’Homme et l’Artiste », collection Les Grands
musiciens par les Maîres d’Aujourd’hui, p. 13-14. Patis, 1930, Librairie Delagrave.
192 Lettre du 2 mars 1901.
193 Prosper Estieu (né à Fendeille, Aude, en 1860 - mort à Pamiers, Ariège, en 1939). Instituteur, il fut
cofondateur de l’Escolo moundino en 1892, de l’Escolo andenco (1892), de l’Escolo de Mount-Segur
(1894) et de l’Escola Occitana (1919). A l’époque de sa rencontre avec Séverac, il était directeur de la
revue Mont-Ségur (1894-1899). Quelques années plus tard il dirigea le Gai Saber (1919-1933). Plus tard il
devint l’un des cofondateurs du Collège d’Occitanie et des Grilhs del Lauraguès (1924) dont la reine était
Magali de Séverac, la fille unique de Déodat. Les Grilhs del Lauraguès publièrent deux cantiques de
Prosper Estieu mis en musique par Séverac : Dius Poderos (N° 3), Uèi subre de palha torrada (N° 6).
Majoral au Félibrige en 1900, il était membre de l’Académie des Jeux Floraux et collabora à de
nombreuses revues sous des pseudonymes divers : Prosper l’Eté, Jan d’Oc, Jan de La Roca, Prosper
d’Estiu, Jean d’Occitanie, La Cigala de l’Ort, Jean Cigalo, Jean Trouvère. Son œuvre est immense; nous
renvoyons nos lecteurs au Dictionnaire des Auteurs de Langue d’Oc, de 1800 à nos jours, par Jean Fourié,
Paris, Collection des Amis de langue d’Oc, 1994, p. 130-131.
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Fin mai 1898, Séverac fut pris d’une grande fatigue intellectuelle et physique, qui le
condamnait à ne rien faire. Son médecin conclut à un accès de neurasthénie. Début juin, se
ressaisissant, il se jeta dans un compartiment de 3 ème classe et remonta à Paris. Renouant avec ses
amis et s’obligeant à travailler, il retrouva son enthousiasme et sa vigueur. Ici, on semblait
s’intéresser à lui alors qu’à Toulouse, il avait vainement essayé de faire jouer ses œuvres.« Les
cadets et autres, tous de Gascogne » écrivit-il à Prosper Estieu le 22 juin, « ont été flairés
prudemment (lauragaisement si possible) et j’ai depuis la conviction qu’il y avait là une coterie :
une Basoche enfin. Vous connaissez sans doute la composition du Comité des Fêtes, je n’ai pas
besoin de vous dire combien il est peu libéral et peu éclectique. Ainsi : même la Cantate Rey-
Paul Vidal ne passera sans doute pas au programme... C’est vous dire l’accueil que l’on m’aurait
fait à moi pauvre + larve justement ignorée... Je crois, vu tout ceci, qu’il faut renoncer à ce que je
vous avais proposé mais je ne renonce pas pour autant à écrire de la musique sur vos vers, si vous
le permettez.Je fus trop enthousiasmé de votre lecture pour ne pas essayer de faire un « mariage »
de vos idées avec les miennes... Si le ménage ne va pas... eh bien ! le divorce est là... En tout cas,
une fois réalisé si ma conception ne vous plait pas, si elle détonne d’avec la vôtre (vous me le
direz carrément), soyez certain que je la brûlerai sans regrets... Comme dans la République
antique, en art les enfants chétifs doivent être détruits...
« Vous m’avez l’air d’aimer si peu les louanges que je n’ose vous dire la passion que
j’éprouve pour le « Terradou ». Si nous nous retrouvons, ces vacances - ce qui est probable -
avec les bons occitans Rey, Brun, Redonnel... Vous verrez combien on est enthousiasmé de vous
et de votre œuvre.
« Ils promettent de passer là-bas et me chargent de vous en faire part. »
En 1898, Albert Roussel entrait à son tour dans la classe de Vincent d’Indy. Le maître et
l’élève s’étaient rencontrés chez Colonne, un dimanche où Roussel accompagnait Antoine
Mariotte - alors élève de la Schola - à un concert.
« En entrant à la Schola, je savais l’écriture » confia plus tard Roussel à Roland-Manuel.
« Ce que j’y ai appris, c’est l’orchestration. » Vincent d’Indy devait d’ailleurs lui proposer dès
1902 une classe de contrepoint qu’il conserva jusqu’en 1914.
Isaac Albéniz
Au cours de l’hiver 1898, Edouard Risler, titulaire de la classe supérieure de piano, ayant
dû s’absenter pour une longue tournée de concerts, Isaac Albéniz fut reçu comme professeur
suppléant jusqu’en 1901. Après avoir mené pendant des années une vie aventureuse, celui-ci
s’était fixé à Paris cinq ans plus tôt et avait fait la connaissance d’Ernest Chausson chez qui il se
lia d’amitié avec Fauré, Dukas et d’Indy. Lui, l’improvisateur de génie, avait été conquis par la
technique franckiste, la musique de Fervaal de d’Indy ou celle de Dukas. Dès lors, il n’avait eu
d’admiration plus que pour les grandes constructions scholistes. L’aventureux Albéniz devait être
un professeur peu conventionnel, comme Albéric Magnard, lui aussi professeur temporaire à la
Schola. Il fut adoré de ses collègues et disciples. Gabriel Laplane 194 raconte qu’après les cours, il
invitait ses élèves à boire du champagne et du vin d’Espagne dans une pâtisserie face à la gare
Montparnasse en mangeant des gâteaux. Un jour, lors d’un cours, il avait malmené verbalement
un jeune prêtre à la tête de Basile dont le jeu sans personnalité l’exaspérait, dit Henri Collet 195. «
« - Mais Monsieur l’abbé, vous ne savez donc pas ce que c’est l’amour ? » Il avait eu des
remords. A la pâtisserie, il avait interrogé René de Castéra : « Crois-tu que j’ai fait de la peine à
ce brave curé ? Car enfin un curé n’est pas marié ? J’ai dû commettre une inconduite. Si je le
faisais venir ici et lui offrais du champagne ? »
Entre Albéniz et Séverac naquit une puissante et fraternelle amitié qui ne devait
s’achever qu’avec leur mort. Au début, cette amitié ne dut certainement être que respectueuse de
la part de l’élève. Le ton d’une lettre de 1903 en témoigne : « Je suis désolé d’avoir manqué le
plaisir de vous revoir, car j’ai pour vous une admiration profonde et une vive affection [...].
« Votre dévoué et grand admirateur.
Séverac »
Leur amitié déborda bien vite du cadre de la Schola. Albéniz, toujours accueillant, ne
manquait jamais d’inviter chez lui ceux qu’il aimait. En 1903, lors de la parution du Chant de la
Terre, Séverac lui dédicaça une partition :
« Al car e tant amistous musicien Albéniz
Frairalement
Déodat de Séverac »
Ils se retrouvaient parfois chez des amis, les Castéra ou chez Blanche Selva. Au cours
des années, leur affection réciproque ne fit que s’accroître. Fin 1905 ou début 1906, avant de se
rendre à Montpellier où il collaborait avec Bordes à l’organisation du Congrès de la Chanson
populaire, Séverac écrivit à Albéniz196 :
La Société Nationale
La Société Nationale joua un grand rôle dans la vie de Séverac, comme dans toute la vie
musicale française d’ailleurs. Elle avait été créée le 17 novembre 1871, au lendemain du conflit
avec la Prusse, à l’initiative de Romain Bussine 197 et de Camille Saint-Saëns, et par un groupe de
jeunes musiciens parmi lesquels César Franck, Edouard Lalo, Jules Massenet, Georges Bizet,
Alexis de Castillon, Henri Duparc. La direction en fut confiée à Saint-Saëns et Bussine, mais en
1886, ceux-ci démissionnaient de leurs fonctions lorsqu’il fut proposé d’introduire dans les
programmes des auditions d’œuvres classiques étrangères. Les buts de l’association étaient de
permettre à de jeunes artistes français de faire connaître leurs œuvres et de former le goût du
public, se consacrant essentiellement à la musique pure. Ainsi certains compositeurs, plus
spécialement attirés par le théâtre, se retirèrent presque aussitôt, remplacés par Gabriel Fauré ,
Vincent d’Indy et Ernest Chausson. Pendant un quart de siècle, la « Nationale » fut le foyer actif
de l’art français, créant la plupart des œuvres remarquables de l’époque en s’ouvrant aux formes
nouvelles de l’esprit musical. Sa devise était Ars Gallica. Le premier article des statuts définissait
les buts de l’association : « faire connaître les œuvres, éditées ou non, des compositeurs français
faisant partie de la société; favoriser la production et la vulgarisation de toutes les œuvres
musicales sérieuses; encourager et mettre en lumière, autant que cela sera en son pouvoir, toutes
les tentatives musicales, de quelque forme qu’elles soient, à la condition qu’elles laissent voir de
leurs auteurs des aspirations élevées et véritablement artistiques. »
Dans sa thèse, Déodat évoquait la Société Nationale : « Les Indépendants (où si vous
préférez les pseudo-indépendants) célèbrent leur culte en un temple nommé la « Société
Nationale de Musique ». L’évangile que l’on y prêche depuis trente-cinq ans environ a eu une
heureuse influence sur la musique contemporaine. La « Société Nationale » a enseigné la probité
artistique, le mépris du vulgaire, l’horreur du cabotinisme mais elle n’a donné naissance à aucun
courant régionaliste sérieux, rôle auquel elle semblait destinée par son indépendance même et par
son respect des grandes traditions de l’Art. La cause en est aisée à découvrir et pour la connaître,
entrons dans le Temple.
« La cérémonie vient de commencer. Les fidèles sont à genoux devant le chœur où
trône, radieusement, la statue de l’Art pur et désintéressé. Tous adorent ce Dieu et communient
en lui. Mais soudain des voix de prêtres se font entendre des deux côtés du transept. Aussitôt les
fidèles se partagent en deux groupes et se rassemblent autour de deux chapelles latérales.
« Dans la chapelle de droite, le prédicateur [d’Indy] est une sorte de moine du moyen-
âge; sa parole bien ordonnée est ferme et douce à la fois; il enseigne les grandes traditions
classiques et la nécessité d’une « discipline sévère » dans la réalisation des œuvres. Il dit que
l’Art peut et doit progresser éternellement sans sortir de la voie que les grands maîtres lui ont
tracée. Quelques-uns de ses jeunes adeptes et ses détracteurs me semblent le comprendre assez
mal, car à peine a-t-il fini de parler, les premiers essayent d’élever sur l’autel la statue d’une
musique bizarre : « la Musique horizontale ». Sur le socle de la statue, on lit ces mots gravés en
lettres gothiques : « Unum solum necessarium, contrapunctum ». (Une seule chose est
nécessaire : le contrepoint). Quant à ses détracteurs, ils ne l’ont pas compris d’avantage : ils le
croient sectaire, rétrograde, et prêt à toutes les inquisitions contre les « novateurs » !
« Ni les uns ni les autres ne nous semblent avoir senti tout ce qu’il y avait de grandeur et
de libéralisme dans sa doctrine. Ils ont été frappés non par l’esprit, mais par la lettre et ils ont tiré
197 Romain Bussine (Paris, 4 novembre1830+20 décembre 1899), poète, baryton, compositeur, professeur
de chant au Conservatoire en 1872. Il a fondé avec Camille Saint-Saëns la Société nationale de musique le
25 février 1871 pour promouvoir la musique de chambre et la musique orchestrale française. Comme
baryton, il a donné des concerts et des récitals. Il a chanté le rôle du Grand-Prêtre dans le Samson et Dalila
de Camille Saint-Saëns. Gabriel Fauré a mis en musique un de ses poèmes Après un rêve, op. 7. De même,
Gabriel Fauré a mis en musique la Sérénade Toscane.
83
de ses discours cette conclusion un peu étroite : que la tradition un peu classique se résume en
quelques procédés d’écriture contrapunctique, de combinaisons de thèmes soumises à des lois
tonales déterminées et constantes et que hors de ces procédés il n’y a point de salut. Le maître
leur a montré la beauté architecturale des œuvres classiques et la logique de leur ensemble et ils
ont bien compris que le classicisme était dans la forme et même dans une certaine forme
définitive et intangible à jamais...
« Le prêtre qui officie dans la chapelle de gauche parle avec élégance et avec charme 198.
Il cause plutôt qu’il ne disserte. Il a tour à tour l’esprit raffiné d’un attique et la grâce d’un abbé
de cour.
« C’est : « l’amour de la musique pour la musique » qu’il enseigne et il a dans la voix des
accents pathétiques, parfois sublimes, toujours charmants et délicieux. Ses jeunes adeptes et ses
détracteurs me semblent bien mal le comprendre aussi !! 199 Les premiers dressent sur l’autel la
statue d’une autre muse non moins bizarre que celle d’à côté : « la Musique verticale ».
« Sur le socle de la statue flamboie cette devise en caractères modern style : « Nihil nisi
harmonia prodest ». Ses détracteurs s’en vont assez irrités et clament partout qu’il veut livrer au
bûcher tous les prophètes de la musique, et qu’il prépare des générations d’anarchistes pour le
seconder. »
Le premier président en avait été César Franck; puis ce fut Vincent d’Indy, qui fut accusé
de donner sa préférence aux musiciens de la Schola. On accusa la Société Nationale d’être
devenue une « petite chapelle ». En 1906, dans le Temps du 30 janvier, Pierre Lalo se plaindra
qu’au cours de ces dernières années, presque tous les musiciens français considérables ont cessé
de prendre part à l’activité de la Société Nationale. Il leur reprochera de ne plus réserver la
primeur de leurs œuvres et de s’être retiré du Comité directeur. « Ce comité », dit-il, « est
aujourd’hui composé uniquement de très jeunes gens, dont quelques-uns uns ont déjà révélé des
talents peu communs. »
Dans sa thèse de fin d’études, Séverac lui aussi brossera de « la Nationale » un portrait
sans complaisance, appelant ses sociétaires, dont il faisait partie 200, les « Indépendants »: « Nous
les désignons sous ce titre par opposition aux « officiels » avec lesquels ils n’ont aucun rapport ni
aucune affinité; mais en réalité, ils seraient mieux nommés : les pseudo-indépendants car, s’ils
sont vierges de la tutelle de l’Etat, ils ne sont nullement à l’abri des influences d’un certain
parisianisme, le public le plus raffiné, il est vrai, mais non le moins tyrannique... »
Les programmes des concerts de la Société permettent de relever les noms d’Albeniz,
Bordes, Bruneau, Bréville, de Castillon, Chabrier, Chausson, Chevillard, Duparc, d’Indy,
Debussy, Gigout, Lacombe, Guillaume Lekeu, Leroux, Séverac, Tiersot, Vidal, et bien d’autres.
La Société devait permettre à la musique symphonique et à la musique de chambre de reprendre
son rôle face à un public qui ne goûtait alors que la musique de théâtre et où l’on ne concevait
pas que l’on pût écouter autre chose que de la musique vocale.
En 1909, en réaction contre la Société Nationale, fut créée la Société Musicale
Indépendante (S.M.I.). Le comité directeur était constitué de Gabriel Fauré, président, Louis
Aubert, André Caplet, Roger Ducasse, Jean Huré, Charles Kœchlin, Maurice Ravel, Florent
Schmitt, et Vuillermoz.
Pendant la guerre, un rapprochement eut lieu entre les deux sociétés. Fauré déclarait le 5
avril 1917 :« Il ne s’agit pas de ressusciter la Société Nationale, mais d’affirmer son existence et
sa vitalité. Dans les circonstances actuelles, la presque totalité des musiciens venant ou revenant
à elle ont cédé au sentiment patriotique qui, en 1871, avait rassemblé tous les musiciens
français. » Le nouveau comité directeur, nommé par acclamation, était composé de Fauré,
Bruneau, Debussy, Dukas, Duparc, d’Indy, Messager, et un conseil d’exécution élu comprenait :
Bachelet, Bréville, Cohen, Casadessus, Erlanger, Georges Hüe, Labey, d’Ollonne, Pouegh,
Roussel et Samazeuilh. A la mort de Fauré, en 1925, Vincent d’Indy demeura seul président. A
sa mort en 1931, Gabriel Pierné lui succéda, puis en 1937 Pierre de Bréville. Après la démission
de ce dernier, Florent Schmitt reprit le flambeau jusqu’à la guerre où la Société tomba en
sommeil.
Après déjeuner, le petit groupe de scholistes se promena dans la ville que Déodat trouva
d’une propreté proverbiale, « qui laisse très loin derrière elle nos « barris » je vous l’assure201. La
ville, qu’il visita en touriste, le plongea sous le charme. Il trouva la grande place « formée d’un
ensemble de maisons toutes plus aimables à voir les unes que les autres » et visita Ste Gudule
qu’il trouva « tout à fait remarquable ». Il visita le Musée des Beaux-Arts, admirant les écoles
flamandes et tout particulièrement le triptyque de la vie de Sainte Anne de Quentin Metri,
l’Adam et Eve de Van Eykt; « des quantités de Rubens et de Rembrandt merveilleux et prouvant
l’incompréhensible variété de talent de ces maîtres ».
En sortant du Musée, Séverac et ses amis se rendirent à la Libre Esthétique pour voir le
salon annuel. « Cette année, ce sont les impressionnistes et j’ai été en admiration devant certains
d’entre eux, Monet par exemple. déclarait-il aux siens.» Il y retrouva un concitoyen, le peintre
toulousain Gérard, « qui passait une partie de l’hiver à Bruxelles et qui s’empressa » de lui faire
visiter l’exposition.
Le soir, Octave Maus les invita à dîner avant de les conduire au Théâtre de la Monnaie
où le directeur leur avait réservé une loge pour entendre Tristan et Iseult. Déodat ne put
s’empêcher de faire partager son enthousiaste : « Quelle exécution magnifique. Le pauvre
Gailhard202 est un bien petit monsieur à côté de Gidet, quoique Gidet ne soit pas toulousain. »203.Il
partagea sa chambre avec René de Castéra et se lèva tôt le lendemain pour poursuivre sa visite de
la ville en se rendant de bonne heure au marché, visite qui le passionna « à cause des types et des
costumes que l’on y rencontre ».
Retournant au Musée, ils y furent accueillis par le directeur en personne. « Je me suis
surtout attaché aux Flamands du XV e et XVIe siècle et je vous assure qu’ils valent d’être regardés
de près. Il faudrait 200 pages pour vous raconter cette visite par le menu. »
Avant le repas, il trouva parfait Bastin qui répétait sa Sonate. Le concert eut lieu à 14
heures, juste après le déjeuner. Sa Sonate fut saluée avec des « déchaînements
d’applaudissements », qu’il ne prévoyait pas, « étant donné la réputation de froideur de
Bruxelles ». A l’issue du concert, Maurice Kufferath, directeur du Guide musical de Bruxelles,
venu féliciter d’Indy, demanda qu’on lui présente Séverac. Devant le succès de cette première
exécution, il fut invité à présenter dorénavant des œuvres à la Libre Esthétique, proposition qu’il
accepta avec enthousiasme.
Après le concert, d’Indy offrit à ses élèves des billets pour Bruges le lendemain matin et
Déodat fur chargé de les réveiller pour se rendre à la gare du Nord. La neige étant tombée toute
la nuit, elle recouvrait la campagne « d’un blanc rosé infiniment doux tâché ça et là par quelques
bouquets d’arbres aux ombres mauves. Verhaeren l’a merveilleusement traduite cette plaine
immense de l’Escaut [...] mais il faut l’avoir vue et regardée pour saisir toute la conscience de ce
poète. »
Ricardo Viñes
En novembre 1900, lors d’une soirée musicale « donnée au profit des écoles chrétiennes
de Revel, Déodat fit la connaissance de Ricardo Viñnes, à laquelle participait également le poète
perpignanais Albert Bausil qui déclama des extraits de L’Aiglon d’Edmond Rostand et de
Gringoire de Théodore de Bainville. Dans « Sur le tombeau de Séverac » et dans le numéro
spécial du Coq Catalan paru après sa mort, Bausil rrappelait « L’amitié si vite nouée à cause
d’une parenté commune204, à cause des chansons catalanes qu’il ne connaissait pas encore et du
rayonnement que son jeune génie de vingt-huit ans dégageait déjà… » Il rappelait Déodat « au
piano chez les de Guibert le jour de la première rencontre » ; (chez Jean de Guibert 205 sans
doute ?)
D’origine catalane, Ricardo Viñes était né à Lérida (ou Lleida en cataln) le 5 février
1875. Il était donc de trois ans le cadet de Séverac. Consciente de son talent, sa mère, qui était
musicienne, l’avait fait entrer au Conservatoire de Barcelone où, en 1887, il obtint un Premier
Prix de piano dans la classe de Juan-Batista Pujol. Madame Viñes s’étant séparée la même année
de son mari, avocat, elle monta à Paris avec ses fils Ricardo et José. Viñes prenait sa première
leçon particulière de piano avec Charles de Beriot (1833-1914), professeur au Conservatoire
depuis 1887. La classe de ce maître avait sans doute été choisie à cause de ses origines
espagnoles. N’était-il pas le second fils du violoniste belge Charles Auguste de Beriot (1802-
1870) du Conservatoire et de Maria Garcia, « la Malibran » ? Après avoir été auditeur libre au
Conservatoire, il en était devenu l’élève en 1889. Entre temps, le 22 août 1888, il avait fait la
connaissance de Maurice Ravel, élève lui aussi de Charles de Beriot.
Le dimanche 30 mars, Charles de Bériot avait invité Viñes, Juan-José de Soto et Maurice
Fabre à déjeuner, ce dernier en profita pour remettre au pianiste la partition du Chant de la Terre
204Nous avons vu plus haut que cette parenté commune passait par le remariage de Marie Bausil avec
Evremont de Fournas.
205J’ai trouvé dans un de ses cahiers, écrit pendant la guerre, mais sans date, que Déodat lui a apprit la
mort de ce Jean de Guibert.
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que Séverac avait l’opportunité de faire jouer à la Nationale. Le soir même, Viñes déchiffrait la
partition devant les convives. Ce ne fut pourtant pas lui qui la créa, mais Blanche Selva , le 25
mars 1902, à la Libre Esthétique de Bruxelles et le 24 janvier 1903 à la Nationale.
Entre Viñes et Séverac une profonde amitié allait désormais se développer jusqu’à
devenir chaleureuse et même très intime. En 1909, ils se tutoieront même, phénomène rare à
cette époque, et qui dénote des rapports quasi fraternels, fait remarquer Nina Gubisch 206. Durant
toute sa vie, il restera « fidèle au compositeur, inscrivant régulièrement ses œuvres dans ses
récitals ou dans des concerts consacrés à la musique contemporaine » dit-elle encore. « Toute sa
carrière de virtuose ne fut qu’un hommage fidèle et permanent » à Séverac. « Aussi bien en
France qu’à l’étranger, il n’y eut pas de récital de musique française où le grand pianiste ne fit
entendre une ou deux œuvres de Déodat de Séverac. »
En 1903, lors de la parution de la première édition du Chant de la Terre, Séverac lui
dédicaçait sa partition : « A l’artiste exquis; au musicien poète amoureux des brumes caressantes
qui errent à l’aube, autour des clochers bleus.
A Ricardo Viñes avec toute mon amitié et mon admiration. Séverac ».
Maurice Fabre, propriétaire de vignobles à Gasparet dans l’Aude, partageait sa vie entre
Paris où il habitait rue Racine et les Corbières. Il avait également une grande maison rue Blanc à
Narbonne. A partir de 1908, partiellement ruiné par la chute des cours du vin, il dut ralentir son
train de vie et abandonna progressivement Paris pour le Languedoc. Homme de goût,
collectionneur d’œuvres d’art, il possédait une importante collection comprenant des Monticelli,
des Gauguin, des Van Gogh, des Redon. Maurice Fabre était un ancien élève de Sorèze où il
avait étudié de 1875 à 1880. Peut-être Séverac avait-il fait sa connaissance à une de ces fêtes de
Pentecôte où se réunissaient avec fidélité les anciens élèves ? Maurice Fabre fit faire à Séverac la
connaissance d’Odilon Redon. Déodat devint très vite intime de l’artiste et de son épouse
Camille, originaire de La Réunion. Compagne fidèle du peintre dont elle était légèrement plus
âgée, elle était pour lui un véritable ange gardien. « Elle a un sens profond des réalités écrira Ari
Redon207, et décharge mon père de tout souci matériel, faisant elle-même les démarches auprès
des éditeurs et des marchands. »
Déodat faisait avec Fabre et Viñes de fréquents dîners chez les Redon, 32 avenue de
Wagram, qui les recevaient avec la simplicité de leurs moyens mais avec la plus grande finesse.
« Remarquable maîtresse de maison et délicate cuisinière » dit leur fils208, « elle aime réunir des
amis autour d’une table où la saveur des mets créoles se mêle aux couleurs éclatantes.[...]
Poussant très loin le raffinement, elle cherche à assortir la couleur des plats et des assiettes au
jaune d’or du safran ou à la pourpre des rougayes. » Déodat y fera de nombreuses rencontres
pleines d’intérêt. Le 18 avril 1905, il y dînait notamment avec l’écrivain Maurice Bouchor, ami
d’enfance de Redon, et le poète Léon-Paul Fargue. Ce jour-là, Déodat leur jouera le début d’une
œuvre nouvelle dédiée à un peintre : La Mort de Gauguin, pièce hélas disparu aujourd’hui bian
que Viñes dit l’avoir vu et lu mise au net.
1901 L’ouvreuse
206 Nina Gubisch : Ricardo Viñes à travers son journal et sa correspondance. Université de Paris IV
Sorbonne, 1977.
207 Ari Redon : Lettres... présentées par Corti. 1960, p.11.
208 Id. p.12.
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Lors d’un concert chez Lamoureux Séverac fit la connaissance du critique musical Henry
Gauthier-Villars, dit Willy, ou l’Ouvreuse. Il l’écrivit à sa famille : « Aujourd’hui d’Indy
m’ayant donné un « fauteuil » pour les concerts Lamoureux je suis allé faire le « gommeux » ... à
l’Or du Rhin au milieu de tout ce qu’il y a de mieux et de plus aristo ... J’étais à côté de Gauthier-
Villars ! qui m’en a dit de bien drôles mais auquel j’ai répondu avec prudence de me voir
crayonné dans l’Echo... Le concert Lamoureux est devenu depuis deux ans quelque chose de
surprenant. Chevillard dirige ses musiciens avec un talent quasi génial et Fauré disait tout à
l’heure que nulle part au monde, en ce moment, on ne peut voir un orchestre de cette valeur.
Vous jugez des joies qu’on éprouve au nouveau théâtre surtout quand la musique exécutée est
l’Or du Rhin. »
A la fin de l’hiver, le corps du ballet du Capitole de Toulouse dansait sur deux musiques
de Séverac : Farandole et Bourrée d’Auvergne, dont on a actuellement aucune trace. On sait
également très peu de choses sur cette soirée. Le 18 février, Séverac écrivait à sa famille pour
donner quelques précisions : « Le concert de Toulouse n’aura lieu qu’à la fin du mois. [...] Kunc
en a fait deux aussi, ainsi que Busser et Bouval. Ce sera au moins curieux d’entendre ces genres
de musique différente. »
En avril, Odilon Redon, qui avait publié un album en Hommage à Edgar Poe (1882),
donnait à Séverac l’idée de mettre en musique Un Rêve, un des poèmes du poète américain dans
une traduction de Stéphane Mallarmé. Déodat dédia cette œuvre au peintre. Cette mélodie,
mélancolique et poignante, fut plus tard, le 9 mars 1905, donnée en première audition à la Libre
Esthétique de Bruxelles par Georges Marty.
Le 11 mai, au 296ème concert de la Société Nationale, Arthur Riddez 209 créait trois
nouvelles mélodies de Séverac : l’Eveil de Pâques, sur un poème de Verhaeren, Soleils
couchants et Le Ciel est par-dessus le toit, de Verlaine. Dans le Temps du 15 mai, Pierre Lalo fit
l’éloge de ces mélodies, principalement la dernière. Il leur trouvait un « accent ingénu et
sincère » qui l’a « touché », reconnaissant « chez ce jeune musicien un don d’expression
naturelle qui n’est point à dédaigner et qui laisse concevoir des espérances pour l’avenir. »
Paul Poujaud date de cette époque leur amitié. Lors d’un cours de d’Indy auquel il
assistait en auditeur libre, le maître ayant voulu juger des dons de sa douzaine d’élèves, leur avait
demandé d’ « apporter une page de musique prise à leur choix dans leur carton de
composition »210. Séverac présenta Le Ciel est par-dessus le toit. « A peine l’arbre venait-il de
bercer sa palme que je n’y tins pas et je m’écriai à mi-voix [...]« D’Indy, d’Indy, en voilà un !...
[...] » Séverac satisfait à la sortie du cours lui fit l’hommage de sa mélodie : « Vous avez paru
goûter ma petite mélodie verlainienne, voulez-vous me permettre de vous la dédier ? » Dans cette
mélodie, Séverac s’est laissé conseiller par l’Art poétique de Verlaine : « Prends l’éloquence et
tords-lui le cou ! » Le poème, chanté sur une mélodie très simple, toute en arabesques, est
soutenue par un accompagnement au contraire très riche, qui évoque le bercement de la palme.
Didon et Enée
Passionné par Virgile, Déodat eut l’idée de l’honorer en composant un poème
symphonique en 4 parties d’après l’Enéide mais seul Didon et Enée fut réalisé. L’œuvre
209 Le baryton Arthur Riddez (1875¨+ ?) avait tout d’abord étudié à l’Ecole des Beaux-Arts de Lille,
avant d’entrer au Conservatoire de cette ville. Ayant obtenu ses prix, il entra directement à l’Opéra de Paris
où il débuta dans Rigoletto. Plus tard, en 1908, devenu ténor, il chanta toujours à l’Opéra Garnier.
210 Paul Poujaud in Blanche Selva, Op. cit. p.13.
89
entreprise dès 1889 fut d’abord présentée le 23 mai à une épreuve de la Schola. Depuis quelques
mois il la préparait. Ainsi en février écrivait-il à sa sœur Alix : « Ma fugue est à peu près
terminée (une longue fugue pour orgue) et j’espère qu’elle sera du goût du jury. Kunc qui était là
tout à l’heure l’a grandement prisée
« Je fais pour cette dernière épreuve un andante (épique) à quatre mains d’après un
chant de l’Enéide. C’est très « moderne » de facture et assez drôle de rythmes, surtout dans un
épisode où j’ai l’intention (!) d’imaginer une charge de guerriers qui passent au loin. J’avoue que
cette musique effaroucherait le père et laisserait muet mon maître Amiel, mais elle m’est si
naturelle en ce moment que je mentirais à ma conscience artistique si je résistais à la réaliser. Ma
première idée était de l’écrire pour orchestre mais d’ici au 23 je n’aurai pas le temps de la
terminer et je me contenterai du piano à quatre mains. Deux copains l’exécuteront car c’est
horriblement difficile pour mes doigts. Désirant participer à un concours musical à Londres, en
novembre 1901, il avait orchestré l’œuvre : « Je suis complètement à l’orchestre écrit-il à sa
famille. La réduction à quatre mains est en ce moment chez le copiste et dès qu’elle sera
terminée, elle partira pour Londres. J’ai largement le temps puisque le dernier délai est le 15
janvier. » Séverac fut bien prêt pour la date du concours quand il apprit par Octave Maus que le
poème symphonique n’était pas admis. Il allait devoir attendre deux ans, l’Académie ayant
prévenue qu’il y aurait un concours spécial à cette époque.
Maus essaya de le consoler en lui faisant remarquer qu’étant donné « la grande
impression produite par Enée sur le jury », il ne doutait pas du succès pour le prochain concours,
réservé cette fois au poème symphonique. « Je remiserai donc Enée dans mes cartons » écrit-il à
sa famille, « car il ne faut pas que l’œuvre ait été exécutée avant le concours. »Séverac ne put
hélas jamais présenter l’œuvre car il en perdit le manuscrit dans l’omnibus Batignolles-Clichy-
Odéon , et celui-ci n’a jamais été retrouvé. A la fin de sa vie, il fit une surprenante déclaration à
des amis : « La meilleure affaire de ma vie, je l’ai faite une fois à Paris. Elle consista à perdre la
partition d’un opéra; un opéra original et entier dans un omnibus. En premier lieu, j’ai eu un
dégoût très fort. Maintenant je crois que ce fut une chose providentielle, parce que l’œuvre ne
valait rien, pour ne rien vous cacher. »
Nous ne connaissons rien de cette œuvre que « Chevillard, le gendre de Lamoureux »
trouva très bien après l’avoir lu, « avec grand plaisir ». « J’en ferai l’orchestration ce mois-ci »
écrivait Séverac à sa sœur le 1er janvier 1900.
Le Retour
Au cours des vacances 1901, il commençait à mettre en musique Le Retour, une petite
pièce lyrique en un acte de Maurice Magre. Elle avait été créée cinq ans plus tôt, le 27 avril 1896,
au Capitole. Déodat, alors étudiant au Conservatoire, avait pu y assister. Le 14 août, il confiait à
son condisciple Auguste Seryeix qu’il travaillait « courageusement malgré le poids très lourd
d’un ciel impeccablement ensoleillé » mais qu’il doutait de lui : « J’essaye de « trouver » mais je
crois fort que je ne trouverai rien que de très dormitif ou de quelconque... Enfin quoi qu’il arrive,
j’espère pouvoir soumettre !! mon petit drame au maître, à la rentrée. »
Dans Le Retour, l’action se passait sur une route. Le fond de la scène représentait un
paysage de champs et de bois avec à droite un puits et au fond un vieil arbre. Un vendangeur
chante la vigne, tandis qu’une voix au loin s’approche. C’est celle de Steno qui rentre au pays
bien qu’il ait vendu la maison et le champ de ses pères pour s’en aller vers « les cités
prochaines ». Le puits et un bœuf l’ont reconnu et lui souhaitent la bienvenue. Il retrouve
Simone qui attendait son retour. Elle a refusé d’épouser un riche métayer pour lui être fidèle,
mais Steno méprise sa fidélité en trahissant sa parole.
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Aucun romantisme dans l’amour de Simone pour Steno qui préfère sa liberté à l’amour
de sa promise. Le symbolisme de cette petite pièce est renforcé par l’absence de
personnalisation des personnages. A part Steno et Simone, les personnages sont des
archétypes : le fermier, un vendangeur, un puits, un bœuf, un oiseau.
Maurice Magre
Maurice Magre (1877-1941) n’était pas un inconnu. Né à Toulouse, il s’était lancé très
tôt dans la vie littéraire en fondant la revue Les Essais d’Art jeune, et l’année suivante, l’Effort,
d’où devait partir un important mouvement littéraire provincial.
Toujours passionné de peinture, Séverac cherchait toutes les occasions de se réjouir et de
s’informer. En novembre 1901, conduit par Maurice Fabre, il se rendit avec Ricardo Viñes chez
le peintre Emile Schuffnecker (1851-1934). Celui-ci leur montra des tableaux de Cézanne, de
Van Gogh, de Gauguin, et ses propres toiles. C’est Schuffnecker qui avait « débauché »
Gauguin en l’encourageant à s’exercer à la peinture. Moins connu que son ami, il eut une part
importante dans l’évolution de la peinture, non seulement en organisant et en finançant
l’exposition de Gauguin au Café Volpini en 1891, mais en initiant Emile Bernard au néo-
impressionnisme.
En 1901, Gustave Samazeuilh, élève de Chausson, entrait à la Schola pour suivre le
cours de composition de Vincent d’Indy. Il y restera jusqu’en 1910 et travaillera également
avec Paul Dukas. Secrétaire général de la Société Nationale pendant quelques temps, il fut
également critique à la Revue Musicale et collabora à la Revue de Paris, au Journal des Débats
et au Courrier Musical. On lui doit plusieurs ouvrages de musicographie, plus de cent
réductions pour piano à deux ou quatre mains d’œuvres contemporaines, dont une réduction du
ballet du 3ème acte d’Héliogabale, sans compter son œuvre personnelle.
Le 21 janvier, la Suite pour orgue qu’il avait fait entendre à Guilmant le 5 mars
précédent était jouée lors du 302ème concert de la Nationale. Son interprète était Georges Ibos,
un jeune élève de Guilmant qui accepta malgré la difficulté de l’œuvre de la jouer presque au
pied levé, remplaçant Juliette Toutain, empêchée par Théodore Dubois qui n’aimait pas la
Schola.
Bien qu’ancien collaborateur de César Franck à Sainte-Clotilde, Théodore Dubois n’était
guère franckiste et encore moins d’indyste. Il détestait la Schola qui lui apparaissait - et il avait
raison - comme une concurrence directe, d’autant que la Schola s’opposait sur la plupart des
points aux idées officielles. Non seulement il ne favorisait pas les scholistes, mais il essayait de
toutes les manières possibles de les gêner. Le succès de la Schola et de ses directeurs,
largement commenté dans les journaux ou les revues, ne pouvait qu’alimenter son énervement.
Il s’en suivit une guerre plus ou moins ouverte entre les deux établissements, surtout après que
le rapporteur du budget des Beaux-Arts à la Chambre des Députés, Maurice Boukay, ait fait
dans son rapport l’éloge officiel de la Schola, fin 1901, en l’opposant au Conservatoire. La
« trahison » de Séverac qui avait fui le conservatoire pour la Schola ne pouvait que le fortifier
dans l’idée de « mettre des bâtons dans les roues » à ce concert.
La Suite en mi pour orgue est divisée en quatre parties : I- Prélude, II- Choral, III-
Fantaisie pastorale, IV- Fugue (Final). Elle est dédiée « au Maître Alexandre Guilmant ». Selon
Amédée Gastoué, elle serait l’œuvre la plus caractéristique de Séverac. « L’admirable, profond et
grandiose Prélude qui l’ouvre et le Choral qui suit seraient à eux seuls suffisants à classer son
auteur en première ligne. » Dans cette œuvre (1898-99), comme plus tard dans la Petite suite
scholastique (1912-13), Séverac fit preuve d’originalité. « Aux vastes, aux solennelles, aux
grandiloquentes et théâtrales fresques symphoniques de ses immédiats devanciers ou de ses
contemporains notoires, à leurs effluves lyrico-sentimentales, sirupeuses et bourgeoises », écrit
Pierre Guillot211, « Déodat, porté par le puissant courant de rénovation liturgique entrepris à cette
époque, notamment par son maître et ami Charles Bordes, autant que par son penchant personnel
pour la concision et la distinction, oppose des pages s’insérant parfaitement dans l’office,
résolument aristocratique, et où transparaissent en même temps qu’une expression infiniment
intériorisée, un impressionnisme et une poésie alors si rares à l’orgue. »
La critique ne manqua pas de louer la partition et son interprète : « La Suite de M.
Déodat de Séverac est une belle œuvre » écrit René de Castéra dans l’Occident212.
« L’élévation du style et la perfection de la forme montrent ses attaches avec le passé,
mais celles-ci n’impliquent pas le pastiche. » Pour Castéra au contraire, Séverac témoignait ici
d’une « constante recherche d’expression et son très réel tempérament musical s’affirme autant
par la distinction de ses idées et l’intérêt de leur développement que par une recherche très
heureuse de la coloration obtenue par des moyens toujours musicaux. » Le chroniqueur du Guide
Musical213 saluait l’organiste déjà expert. « Aussi le public fit-il avec raison un chaleureux
accueil à cette œuvre déjà ancienne d’un jeune musicien qui fera sûrement son chemin. »
En 1897, Bordes avait décidé de publier un Répertoire moderne de musique vocale et
d’orgue afin de répondre aux personnes qui l’accusaient de ne s’occuper que de chant grégorien
et de musique palestrinienne. « La Schola répondait ainsi à un besoin satisfait à l’étranger par la
Société de Sainte-Cécile allemande et, depuis peu, par la maison Capra à Turin » écrivit René de
211 Pierre Guillot : programme du concert du 23 juillet 1986 à la cathédrale Saint-Pierre de Montpellier;
Hommage à Déodat de Séverac juillet-août 1986, dans le cadre des Rencontres des musiques française et
espagnole à l’Abbaye de Fontfroide.
212 René de Castéra : « Chronique musicale » in l’Occident n°6, mai 1902, p.354.
213 Le Guide Musical du 30 février 1902.
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Castéra214. « Moins sévères, moins fermées aux innovations harmoniques modernes, les
productions de la Schola se recommandent par un grand souci du respect des formes données par
les maîtres anciens, tout en rajeunissant la langue. » Le Répertoire moderne comptait, en février
1900, environ 500 planches. Déodat y fit éditer sa Suite en mi.
Le Chant de la Terre
Pour le salon de la Libre Esthétique de 1902, Octave Maus avait choisi, sans doute sur le
conseil de d’Indy, de faire interpréter en première audition le Chant de la Terre de Déodat de
Séverac. Ce dernier, en deux lettres très rapprochées, avait proposé à Octave Maus deux versions
d’un commentaire à joindre au programme. La première était en prose; la seconde, beaucoup plus
longue, en vers libres assez influencés par Verhaeren. « C’est la seconde qui fut adoptée pour
cette première audition », dit Madeleine Octave-Maus215. Déodat dédia son œuvre à son mari qui
l’en remercia le 19 mars, quelques jours avant sa venue : « Je vous suis très reconnaissant de
l’aimable pensée qui vous a incité à me dédier votre Chant de la Terre, et j’accepte avec grand
plaisir la dédicace d’une œuvre que je trouve charmante.
« M. du Chastain est venu me la jouer avant hier. La chance a voulu que M. d’Indy et
Melle Selva fussent précisément chez moi à ce moment. Appuyé par l’autorité du Maître, je puis
vous dire que vos intentions sont fidèlement traduites et que l’œuvre sera bien mise en valeur au
concert du 25.
« Pour les programmes, je compte imprimer au dos le Poème entier, tel qu’il est dans le
manuscrit. Cela vaudra mieux, je pense, qu’une analyse forcément réduite. »
A la rigueur toute classique de la Sonate en 3 mouvements, le Chant de la Terre oppose
une grande liberté de forme. Le sous-titre même de l’œuvre, Poème géorgique pour piano,
indique bien les tendances profondes de l’artiste. Il témoigne de sa prédilection pour Virgile. Il
situe l’œuvre dans la lignée qui va des Géorgiques virgiliennes aux Géorgiques chrétiennes de
Francis Jammes, en passant par les Géorgiques de Cézanne que Séverac saluait dans sa thèse.
Dans le Chant de la Terre Séverac voulait chanter à l’unisson des laboureurs et des paysans de
son Midi, avec les âmes simples des terriens.
Paul Guitard216 a raconté que par une chaude soirée de juin, alors qu’ils se promenaient
sur la route de Maureillas qu’il aimait tant, Déodat se taisait. Guitard respectait son silence.
« C’était l’heure où dans les dernières lueurs de la journée finissante, l’Albère se teintait de
pourpre et de lilas. Un vent frais parfumait la campagne. Soudain, se tournant à demi vers moi, et
me prenant le bras presque durement, Déodat me dit, les lèvres frémissantes d’enthousiasme :
« Vois-tu Paul, c’est si beau la terre, que l’on a presque envie de s’agenouiller et de l’embrasser,
avec toute l’ardeur, avec toute la foi, dont on est capable... » Rien d’étonnant à ce que la musique
de Séverac soit si « profondément enracinée dans le sol dont elle tire ses sucs nourriciers », selon
René Chalupt217; « Tout dans son discours chante la louange de la terre natale et les sentiments
n’existent pas pour elle qui ne sont pas situés dans les paysages définis. »
Dans cette œuvre, l’enseignement de Vincent d’Indy et de la Schola Cantorum se décèle
« soit par l’emploi de modes grégoriens, soit par l’emploi de certaines formes typiques du chant
populaire français » écrit Antonio Sardi de Letto 218. L’influence de d’Indy s’y manifestait dans la
forme de la suite qu’il avait inaugurée avec le Poème des Montagnes en 1891; une de
composition vouée à la nature et au plein air. Il « y a loin [...] entre ces pages d’un excellent
élève du Poème au Chant de la Terre » fait remarquer Jean Gallois219.
Madame Octave-Maus trouvait dans sa conception même en quelques linéaments
musicaux [...] une parenté avec le Sacre du Printemps de Stravinsky, venu dix ans après. » Sardi
fait remarquer que l’esprit de cette suite, défini par l’épigraphe poétique qui précède le Prologue,
suggère l’idée d’une terre anthropomorphe : « La terre dans le sommeil attend le désir des
hommes. » Elle est toutefois « bien lointaine des évocations totémiques et primordiales que
Stravinsky créera dans le Sacre du Printemps ».
La suite est divisée en 7 parties : un Prologue, I- Le Labour, II- Les Semailles, un
Intermezzo : Conte à la veillée, III- La Grêle, IV-La Moisson et un Epilogue.
Dans le Prologue : L’Ame de la terre, Séverac utilisait le premier mode du plain-chant :
le mode dorique. Ce thème grégorien que l’on retrouve dans les autres tableaux, excepté
l’Intermezzo, donne son unité à la Suite. Il est traité, selon l’expression de Blanche Selva, « à la
Séverac », c’est à dire « représenté harmoniquement [...] avec des sortes d’esquisses de
« bouffées » de campagne dans les interstices »220. Il s’enchaîne avec Le Labour dans une
« transformation choralesque du thème général »221. Cette origine ajoutée à la gravité du Labour
confère en quelque sorte un sens sacré au travers de la terre dont l’aboutissement sera le pain
quotidien de l’homme ou le pain divinisé de la liturgie. « Déjà apparaissent ici les rythmes, les
dispositions pianistiques essentielles de l’émouvant Coin de cimetière au printemps [....] Après
une belle « rentrée » [...] au ton principal (ré mineur) [...] les espoirs prennent le dessus, et à
l’horizon « l’Aimée » paraît, dans la clarté du ciel et de sa jeunesse, et tout s’apaise dans la
promesse de prophétiques cloches nuptiales. Ce passage de ré mineur en ré majeur à la fin du
Labour évoque la pensée du bouvier qui sait que le soir, sur fond d’opale, l’Aimée l’attend au
seuil des bois »222.
II- Les Semailles est marqué tranquille par le compositeur. C’est une musique très égale,
comme le geste auguste répété inlassablement à longueur du champ. Cette pièce évoquait pour
Blanche Selva un « pur Millet musical, mais un Millet languedocien, aux coloris chaleureux,
limpides et transparents »223. Cette pièce n’a pourtant rien de réaliste. Je la comparerais plutôt à
du Pissarro. Séverac, à cette époque, se voulait d’ailleurs impressionniste. En 1901, n’écrivait-il
pas à sa sœur : « Ce qui domine dans ma musique, à mon sens, c’est la peinture de la terre,
l’amour de la nature que j’essaye de fixer par des harmonies ou des taches sonores. »
En opposition au Labour construit dans le registre grave du clavier (comme pour
souligner la lourdeur du travail), Déodat préféra le registre moyen-aigu, plus indiqué pour
l’image à évoquer, écrit Antonio Sardi de Letto. Le rythme, la construction mélodique et le
caractère des Semailles ont pu influencer Ravel qui créa une situation semblable dans Ma Mère
l’Oye (1908). Le petit Poucet est lui aussi obligé de semer, non pas des graines, mais des petits
219Jean Gallois : livret du coffret de disque L’Oeuvre pour piano par Aldo Ciccolini; Pathé Marconi 1982.
220Blanche Selva : « La musique pour piano de Déodat de Séverac », La Revue musicale, 1 juin 1921, p.
220.
221.
222
223
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cailloux qui devaient l’aider à retrouver le chemin de sa maison. » A la fin du morceau (à la nuit
tombante), l’Angélus interrompt les semailles. Le soir venu, auprès de l’âtre, l’aïeule raconte une
antique légende. C’est l’Intermezzo : Conte à la veillée. L’aïeule, entourée de sa famille, raconte
des histoires vraies et des légendes. Archaïque et moderne à la fois par sa saveur populaire, ce
morceau est, comme l’a voulu le compositeur, simple et tranquille.
III- La Grêle commence très agité. On devine l’orage qui approche. L’inquiétude vient
de loin. On la sent venir du fond du paysage. Moins vite. Le rythme de la musique décélère,
annonçant les rogations suivies du glas marqué expressif. L’orage éclate alors dans un
mouvement très vif puis s’éloigne et les cloches sonnent à nouveau.
IV- Les Moissons sont conseillées gaiement. Après la récolte, le chant de l’Aimée
réapparaît. Les cloches nuptiales annoncent l’épilogue intitulé Le Jour des Noces, qui est très vif
et très gai. Le carillon nuptial se mêle aux sonorités des chalumeaux campagnards et à la joie
populaire. Le morceau est bâti sur deux thèmes, celui du Prologue et celui de la Bien-Aimée du
Labour.
La première audition intégrale du Chant de la Terre devait être donné à la Libre
Esthétique de Bruxelles le 25 mars 1902 par Jean de Chastain. Ce fut l’occasion de faire la
connaissance de Blanche Selva. C’est elle qui devait faire découvrir le Chant de la Terre aux
parisiens, à la Société Nationale, le 24 janvier 1903. La presse fut très élogieuse et fit considérer
Séverac comme l’un des espoirs de la musique moderne.
En 1912, Séverac fit du Chant de la Terre une transcription pour petit orchestre genre
Touché, n’apportant « à la version primitive que des remaniements insignifiants et quelques
légères retouches »224. En 1931, le matériel de cette œuvre était à Toulouse chez le Docteur
Joseph Boyer. Longtemps perdu, il a été récemment retrouvé en Angleterre et acquis par un
Luxembourgeois qui va permettre son enregistrement.
Blanche Selva
Au salon de La Libre Esthétique qui, outre l’exposition des peintres vivants, présentait
une rétrospective de Toulouse-Lautrec, Déodat aurait fait la connaissance de Blanche Selva.
Celle-ci était venue jouer pour le concert du 11 mars où elle avait interprété des œuvres de
Dukas, d’Indy et Balakirev. Dès lors, elle devint « la cadette camarade » au cours de Vincent
d’Indy. Tout de suite leur amitié fut fraternelle et devint plus profonde avec le temps « sans que
jamais une ombre la vînt altérer », écrira-t-elle après la mort du musicien 225. Elle sera d’ailleurs
son premier biographe, et si son livre n’est pas sans partialité - elle omet sans doute
volontairement de parler de certains événements de la vie de Séverac -, il reste un témoignage
direct et très attachant, indispensable à la connaissance de la vie et de l’œuvre du compositeur.
Il semble pourtant qu’un empêchement ait retenu Séverac loin de Bruxelles. Selon celui-ci,
c’est à l’issue d’un concert de la Société Nationale à la Salle Erard qu’ils auraient fait
connaissance226.
Blanche Selva était née à Brive-la-Gaillarde en 1884. A onze ans, elle avait remporté un
premier prix de piano au Conservatoire National Supérieur de Paris. Vincent d’Indy la
découvrit cinq ans plus tard et fut subjugué. Le premier décembre 1899, il écrivait à Pierre de
Bréville227, la présentant comme : « une jeune pianiste extrêmement remarquable (et vous savez
que je ne m’emballe pas sur les pianistes !) qui est douée d’un sentiment musical inné tout à fait
extraordinaire. C’est la seule femme que j’ai entendu bien interpréter Beethoven. Elle n’a que
seize ans. » En 1901, d’Indy lui confia une classe de professeur de piano, poste qu’elle garda
jusqu’en 1921. Dès lors, elle enseigna à Strasbourg, puis à Barcelone , où elle rencontra le
violoniste Joan Massa qui devint son mari.
Joaquim Nin
En avril 1902, à l’issue de brillantes tournées en Espagne et en Amérique, le pianiste
Joaquim Nin s’installait à Paris. Un ami commun, Albéniz ou Viñes, le présenta à Séverac. Très
vite, ils se lièrent d’amitié, d’autant qu’ils devinrent ensemble, selon Henri Collet, les auditeurs
passionnés des quatorze représentations de Pelléas et Mélisande, créé le 3 avril à l’Opéra-
Comique : « Déodat de Séverac et Nin se réunissaient presque tous les jours pour boire cette
coupe magique. » écrivait Henri Collet228.
Joaquim Nin y Castellanos229 montra un goût précoce pour la musicologie et les maîtres
anciens. A quinze ans, il écrivit ses premiers articles. A cette époque, son maître Carlos
Vidiella ayant considéré ses études terminées, le jeune virtuose se composa son propre
répertoire avec Bach, Scarlatti et les œuvres des clavecinistes de toutes les écoles. Dès lors, il
commença à donner ses premières auditions à base de programmes historiques tout en
s’intéressant au jeune mouvement nationaliste catalan, devenant sous-directeur de l’Institution
Catalane de Musique fondée par Joan Gay. L’un et l’autre devaient enseigner à la Schola
Cantorum. Virtuose de renommée mondiale, Nin a consacré des séances entières à
Chambonnières, Couperin, Rameau, Daquin, Dandrieu, Duphly, Royer, etc... mais aussi à ses
contemporains français et espagnols. Par ailleurs, il a harmonisé librement des chants
populaires de son pays et recréé l’ambiance des mélodies oubliées : Cantilènes lyriques des
XVIè et XVIIIè siècles, Chansons picaresques. Nin suivit à la Schola Cantorum les cours de
chant grégorien, d’harmonie et de contrepoint avec Vincent d’Indy qui le fit jouer dans ses
concerts. Tout en suivant les cours de la Schola, il perfectionna son piano avec Moszkowski
Plus tard, en 1906, d’Indy le nomma professeur de piano à la Schola, poste qu’il conserva à
titre honoraire pendant les deux années où il voyagea en Allemagne. A Paris, il fut le champion
de la musique espagnole après avoir été celui des maîtres français anciens et modernes.
Une grande amitié unissait Nin et Séverac. Celui-ci habita même quelque temps chez le
pianiste, 7 rue Henri Berthier à Neuilly. « Je suis encore chez Nin pour un ou deux jours,
n’ayant pas eu le temps ces jours derniers de courir les rues pour un appartement » écrit
Séverac en décembre 1902. « D’ailleurs, je me rapprocherais toujours du métropolitain car la
rue H. Berthier est vraiment trop loin et comme j’espère cette année avoir plusieurs leçons en
pleine ville, je prendrais du temps à marcher. [...] .
« Les Nin sont de plus en plus charmants et l’amitié du jeune pianiste 230 m’est précieuse à
tous les points de vue. Si j’arrive à me faire jouer dans les « grandes auditions », cette année,
Nin sera pour moi un excellent pilote vers Barcelone... Quelle veine. »
L’Edition mutuelle
En 1902, pour remédier aux difficultés qu’ont toujours connues les jeunes musiciens à
se faire éditer, Charles Bordes eut l’ingénieuse idée de créer une coopérative d’édition musicale
228Henri Collet : L’Essor de la musique espagnole au XXe siècle. P. Eschig 1929, pp.155-156.
229 Né et mort à La Havane (1879-1950)
230 Nin avait sept ans de moins que Séverac, donc 23 ans à cette époque.
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dont il confia la responsabilité à René de Castéra René. Un éditeur est avant tout un
commerçant. Pour lui, la musique est avant tout une marchandise susceptible de rapporter ou
non des bénéfices; l’œuvre doit donc être commerciale. Bordes proposa de permettre aux
jeunes musiciens de s’unir pour se défendre et se faire connaître. Le musicien devait devenir
son propre éditeur. En mars, il réunit à la Schola quelques compositeurs de ses amis. Celle-ci
offrait au groupement son appui moral et matériel; les deux œuvres restant indépendantes au
point de vue financier. Sous l’égide de M. Petit, administrateur de l’Anthologie des maîtres
religieux primitifs et du Répertoire moderne de musique sacrée, l’Edition Mutuelle s’installait
dans les mêmes bureaux, rue Saint-Jacques. De plus, la Schola mettait à sa disposition sa salle
de concert et lui facilitait le concours de ses solistes et de sa classe d’ensemble vocal,
permettant ainsi des auditions régulières des œuvres à découvrir. Les auteurs assuraient eux-
mêmes les frais de publication, mais auparavant devaient soumettre leur musique au Comité
d’admission chargé d’écarter toutes les œuvres ne paraissant pas dignes d’être publiées. Si
toutefois l’auteur n’avait pas les moyens d’assumer les frais de l’édition, celle-ci pouvait être
prise en charge par l’Edition Mutuelle. Une fois l’œuvre admise, celle-ci était créée en audition
et mise en souscription par l’envoi de bulletins susceptibles d’intéresser les virtuoses, les
curieux de musique nouvelle, les amis de l’auteur. La souscription close, l’auteur ou l’Edition
Mutuelle complétaient si besoin les frais d’édition. Une caisse de réserve fut créée pour prendre
en charge entièrement des œuvres qui paraissaient d’un intérêt capital. Celle-ci était alimentée
par l’argent des quêtes faites lors des concerts de l’Edition, en attendant les bénéfices des
partitions vendues sur lesquelles un tiers revenait à la caisse de réserve, le second tiers à
l’auteur, le dernier à la Schola en dédommagement des services rendus.Jusqu’à la guerre, le
développement de l’Edition Mutuelle a été considérable, permettant de publier de nombreuses
œuvres, parfois très importantes, comme les 2 cahiers d’Ibéria d’Albeniz, des mélodies et des
pièces pour piano de Charles Bordes, César Franck, Roussel, d’Indy, Bret, P. de Bréville, E.
Chausson, Ducoureau, Louis de Serres, et la plus grande partie des œuvres éditées de Séverac :
Le Chant de la Terre, En Languedoc, Cerdaña, le Cœur du Moulin, la Suite pour orgue, et des
mélodies telles que Le Ciel est par-dessus le toit, Un Rêve, A l’Aube dans la Montagne. Le
Soldat de plomb, pour piano à quatre mains, fut publié dans un Album pour enfants petits et
grands dont nous reparlerons.
L’Edition Mutuelle dut être dissoute en mars 1919, pour être reconstituée plus tard;
mais entre temps, Alexis Rouart s’était installé. Plus tard, il rachètera le fond de l’Edition
Mutuelle.
Manolo
En 1902, Séverac fit la connaissance du sculpteur catalan Manuel Martinez-Hugue,
dit Manolo. Celui-ci a raconté leur première rencontre qui aura une importance capitale pour
l’un et l’autre. « Déodat m’a été présenté par son ami Léon-Paul Fargue. On nous a présenté
entre deux ou trois heures du matin au restaurant « Au rat qui n’est pas mort » [place Blanche].
Comme Fargue lui avait parlé de moi et à moi de Déodat, ça a été tout de suite une grosse
amitié, car par l’intermédiaire de Fargue, la sympathie existait déjà. »
Une seule brouille devait plus tard les séparer. Manolo, bien que monarchiste, était un
peu anarchiste. A Céret, il fut offusqué de la fréquentation de Déodat avec les bourgeois,
d’autant que lui n’était pas invité. Pendant une semaine ou deux, il fit tout pour éviter Séverac,
mais dès leur première rencontre, tous les n3uages disparurent et il en fut très heureux.
Manolo était le grand ami de Picasso. Il était venu le rejoindre l’année précédente et
tenter fortune à son tour. Ils s’étaient connus en 1898, aux « Quats gats » à Barcelone. Manolo,
l’aîné de dix ans du jeune andalou, était le seul dont Picasso acceptait les critiques, les
taquineries et les contradictions. Quand celui-ci rentrera à Paris, Manolo le présentera à Séverac
et là encore une amitié se noua. Né le 30 avril 1872 à Barcelone, Manolo était le fils naturel
d’un officier de carrière castillan et d’une mère barcelonaise, Anna Hugué. Celle-ci s’embarqua
pour La Havane avec un bébé de trois mois qu’elle nourrissait au sein. C’est là qu’il vécut ses
cinq premières années. En 1877, il rentra à Barcelone où il allait rester jusqu’à son départ pour
Paris en 1901. Il ne devait voir son père, Capitaine-général de la Province, qu’à dix-sept ans.
Quand ce dernier essayera de l’orienter vers la carrière militaire, Manolo le quitta
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version symphonique, elle aurait été terminée en janvier ou en mars 1901. « Vous ai-je dit que
mon poème symphonique (un nouveau) est terminé. Ça s’appelle « Nymphes au Crépuscule »
écrit-il à sa famille. « J’ai essayé d’évoquer un coin de forêt à l’automne, le soir, il y a un lac au
bord duquel rêve un berger et des nymphes qui le charment...
« Vous voyez le tableau... Quelque chose à la Corot. (Excusez du peu !). J’ai essayé
d’évoquer des images, des impressions de la nature souvent ressenties là-bas, dans la
montagne...
« Ai-je réussi ? Je ne sais. En tous cas je l’ai remis à d’Indy et je vous dirai ses
critiques. »
En mars 1901, Déodat soumettait son œuvre à d’Indy dont les critiques apparaissent
sur le manuscrit. Celles-ci ne concernent que des questions d’orchestration. L’orchestre des
Nymphes est important. Il lui faut 1 piccolo, 3 flûtes, 2 hautbois, 2 clarinettes en si bémol, 1
clarinette basse, 3 bassons, 1 cor anglais, 4 cors en fa, 3 trompettes en ut, 3 trombones, 2
harpes, 1 célesta, 1 timbale, 1 triangle, des cymbales, des violons, violoncelles, alti,
contrebasses. Un chœur de femmes soprano et alto chante dans la coulisse. Debussy a employé
le même orchestre pour ses Nocturnes, à quelques nuances près. Dans les Fêtes, il ajouta un
tambour militaire; et Séverac ajouta un célesta aux Nymphes. Fêtes avait été créé chez
Lamoureux le 9 décembre 1900 et Séverac l’avait sans doute entendu. Mais Sirènes, qui utilise
les voix de femmes, ne fut créé que le 27 octobre 1901. Ici, c’est Séverac qui eut une influence
sur Debussy, par l’usage qu’il fit le premier de voix de femmes dans la coulisse. « Cette idée
d’employer la voix comme timbre symphonique est des plus ingénieuse et l’auteur qui a
probablement trouvé dans le « Vénusberg » un fécond enseignement, a su en tirer un très bon
parti » écrit le chroniqueur de l’Art moderne234. « S’il nous est permis de faire certaines
réserves, nous nous bornerons à dire que M. de Séverac insiste un peu sur l’effet, si heureux
d’ailleurs qu’il a trouvé, et ce poème dure peut-être un court instant de trop ? »
On sait par une lettre de Séverac à sa famille que Debussy était présent le 4 mai à la
répétition générale; il n’en était pas peu fier d’ailleurs : « Je viens de passer une semaine
d’acharné labeur ! » écrivit-il à sa famille. « Heureusement pour moi d’Indy est là et m’aide
considérablement dans ma besogne.
« L’orchestre sait à peu près mon poème et le jouera convenablement mardi soir. Il est
vraique cet orchestre est assez bon étant composé par moitié de membres des concerts
Colonne et des C. Lamoureux; mais ma partition est très délicate; il y a une foule de petits
détails qu’il faut faire ressortir sans les exagérer; cependant, je crois avoir réussi à donner
l’impression voulue par moi - Ce qui m’a coûté le plus c’est de dresser le chœur des femmes
qui doit chanter la partie des « Nymphes » car elles ne doivent pas chanter sur la scène et par
conséquent ne voient pas le chef d’orchestre.
« Enfin nous verrons ce que cela donnera mardi; je vous enverrai un mot tout de suite
pour vous dire l’impression produite. Cela m’intéresse tout particulièrement car, à ce concert,
il y aura Chevillard, Colonne et d’autres chefs d’orchestre capables de me jouer à la saison
prochaine (si cela leur va).
« Ne vous effrayez pas si la presse me tombe dessus car un poème qui affirme des
tendances aussi marquées est capable d’éveiller des animosités de toutes sortes. Hier à la
répétition une foule de jeunes musiciens étaient venus qui m’ont fort congratulé (Debussy
entre autres) et leur avis m’est plus cher que ceux des critiques généralement assez nuls des
journaux et revues. »
Déodat conçut sa partition comme une musique à programme. D’après les brouillons
qu’il nous a laissés, nous avons restitué un argument qui nous livre la pensée de Séverac 235
:L’introduction évoque un lac au milieu d’une forêt par un crépuscule d’automne. Dans la
plaine, les hiboux hululent les pensées calmes de leur sagesse monotone et la brise tressaille en
l’émeraude des vagues...Un jeune Faune étendu au bord du lac essaye une flûte fraîchement
taillée. D’invisibles nymphes au loin lui répondent. Fiévreux, le Faune redit son chant, mais
cette fois, seule la brise gémit plus intense son éternel désir d’étreindre. Le Faune, au-dessus du
vent qui fuit, hèle les inconnues dont les chants s’épanouissent de nouveau et, là-bas, au loin
aperçoit le tourbillon troublant de leurs danses. Il s’enhardit en de pressants appels. Des voix
s’élèvent de nouveau des ondes. Alors les voix de la forêt clament le malheur d’aimer (thème
de la forêt) et les blessures des caresses. Au loin, les hiboux hululent prophétiquement sous
l’étreinte et la brise s’anéantit en l’or bruni des feuilles mortes. Un instant, le jeune Faune est
pris de peur. Il va s’arracher au charme ensorceleur, mais dans la brume poudrée d’iris
tournoient les Nymphes, nimbées de saphir et d’or. Charmé par cette vision, il exhale son
amour... tandis que les Nymphes se rapprochent et l’entraînent dans leur tourbillon scintillant.
La brise tressaille en l’émeraude des vagues, voilant des cris de joie qui s’anéantissent peu à
peu dans la nuit...
L’idée ressemble beaucoup à celle du Prélude à l’Après-midi d’un Faune236. Les thèmes
antiquisants étaient à la mode mais ils n’étaient pas nouveaux, ayant été maintes fois utilisés par
les classiques et les romantiques. Et si les symbolistes en firent leur bonheur, ils ne laisseront pas
indifférents les néoclassiques. Ce qui était nouveau chez les symbolistes, c’était l’esprit dans
lequel ils étaient utilisés : pas pour eux-mêmes, mais comme véhicules d’une idée ou d’un
sentiment. Chez Séverac, les émois du Faune ne sont qu’un prétexte à évoquer la nostalgie d’une
atmosphère souvent ressentie dans la montagne. Théodore de Banville avait fait jouer Diane au
bois à l’Odéon. Dans cette « comédie héroïque », le satyre « Guyphon » célébrait les charmes des
nymphes « Eunyce » et « Mélite ». Mallarmé, avant d’avoir composé son églogue avait été
inspiré par cette pièce. A son tour, l’Après-midi d’un Faune avait inspiré à Debussy son Prélude.
Le poète en avait été si content que lorsqu’il eut entendu la version pour piano, composée en
1894, il s’était écrié : « [...]cette musique prolonge l’émotion de mon poème et en situe le décor
plus passionnément que la couleur. » Dès sa première audition publique, le 22 décembre de la
même année, le Prélude à l’après-midi d’un faune eut un succès immédiat. Il fut même bissé et
une nouvelle audition programmée pour le lendemain. Colonne l’inscrivit à son répertoire dès la
saison suivante et Debussy dut rédiger une version à deux pianos, qui fut suivie d’une
transcription à quatre mains par Ravel. Celui-ci, fortement impressionné par le Prélude, avait
même déclaré qu’il souhaitait mourir en l’entendant.
Séverac a sous-titré son œuvre Tableau musical, comme s’il voulait picturaliser sa
musique, à la manière de la Chanson grise chère à Verlaine. Il recherche « dans l’harmonie les
gris mordorés d’un brouillard automnal, l’émeraude des vagues au crépuscule, le lys des
nymphes, le saphir d’or qui les auréolent », dit Pierre Guillot237 : « et procède par touches de
couleurs successives, s’appuyant sur les longues notes-pédales dont Déodat de Séverac est
coutumier. »
L’œuvre fut très bien accueillie. Séverac voulut lui donner un pendant : Nymphes à
l’Aube. « Comme j’ai su que Chevillard avait été très content de l’audition de la Nationale je
voudrais achever le premier [Nymphes à l’Aube] pour lui présenter les deux ouvrages avant
d’aller en vacances » écrivit-il le 14 mai à Alix. Mais l’œuvre ne fut jamais terminée. Peut-être
236 Pour l’argument du Prélude, voir Edward Lockspeiser : Claude Debussy, Fayard, p.666.
237 Pierre Guillot : « Claude Debussy et Déodat de Séverac ». Nouvelle série, n°10, 1986, p.8.
100
faut-il trouver là l’explication de la disparition des Nymphes au Crépuscule qui devaient attendre
dans l’esprit de Séverac que les Nymphes à l’Aube aient vu le jour.
La partition ayant été longtemps égarée, Nymphes au Crépuscule n’a longtemps pu être
jouée pour la première fois qu’au Festival de Saint-Céré en 1983, par L’orchestre des jeunes
stagiaires lui rendit vie entre les Images de Debussy et le Boléro de Ravel. Le trio de la jeune
musique du début du siècle était à nouveau réuni. D’autres chefs (Plasson, Prêtre, Holweig) ont
été intéressés par la partition mais la partie conducteur avait été à nouveau égarée.
Le Retour
Au cours de l’été 1902, Séverac continua la fin du Retour, Magre lui ayant donné les
derniers vers. Pourtant, il ne se sentait guère satisfait de sa musique qu’il sentait « incolore et
imprécise ». « Oui, il y a des moments où malgré les encouragements de maîtres et d’amis, on
regarde l’horizon avec appréhension », écrit-il le 6 août à René de Castéra. « Car en art une seule
chose est nécessaire « trouver », or est-il possible de trouver après Pelléas. Si l’on doit
simplement refléter c’est triste et surtout inutile. Temps perdu pour soi-même et pour les
autres... »
Déodat voulait absolument terminer Le Retour pendant les vacances, pour le présenter en
octobre à la Monnaie. « Excusez du peu ! ce sera un peu dur mais j’y arriverai car ce drame
m’intéresse au plus haut point », écrivait-il à sa sœur Alix. « Ce cher Magre est un bien
précieux poète.
Tu verras quels vers admirables il m’a fait ! Comment Villefranche et la sous-préfecture
peuvent aller renfermer un tel « diamant » ? C’est drôlement drôle !
Ces jours-ci je fais le commis voyageur... J’essaye de « placer » quelques échantillons
musicaux...
Dieu veuille que je réussisse car c’est em... de produire énormément de choses et de ne
pas gagner un sou ! »
A la rentrée d’octobre 1902, avant de présenter son œuvre à la Monnaie, il demanda à
d’Indy de bien vouloir lire sa partition. Le Maître lui répondit de Bruxelles : « Je verrai très
volontiers votre « Retour » mais ne me l’envoyez pas avant le mien (de retour) dans mes
montagnes, c’est à dire la semaine prochaine (adresse : Boffres, Ardèche); alors je serai
tranquille et pourrai admirer la chose sérieusement.
« Sans vous le garantir, j’espère bien qu’une fois l’orchestre fait, nous arriverons à faire
passer ce petit drame ici, à la Monnaie, car j’ai déjà parlé de vous à Guidé, qui m’a paru bien
disposé à vous accueillir.
« Quant à l’Opéra-Comique, je ne puis rien de ce côté, c’est devenu une maison à gros
numéros où il n’est guère plus possible d’accéder que par la protection féminine...
« Quant à la province, gardez-vous d’une exécution prématurée qui vous découragerait
très inutilement, jamais on ne pourra en tirer de votre Retour, entre Tarbes et St Yriex !...
« Sérieusement, je crois qu’à la Monnaie il y aura des chances et je vous promets de
travailler pour cela, si, comme je le crois, je trouve que l’œuvre en vaut la peine.
« Et puis l’ami Maus, ici présent et qui vous envoie ses amitiés, pourra donner aussi un
coup d’épaule.
« Envoyez-moi ça la semaine prochaine, je vous le réexpédierai aussitôt lu avec mes
observations et vous me montrerez l’orchestre à mon retour à Paris...
« Surtout tâchez que l’orchestre ne soit pas trop chargé sur les voix, c’est d’une
importance capitale. »
101
Fin 1902, lui si peu enclin à se faire valoir, décida de se battre. Il prit des résolutions :
« Cette année je vais me donner beaucoup de mouvement (Je vais me trémousser comme M. de
Lauraquel) pour faire sortir mes œuvres des cartons » écrivait-il à Alix. « Tu penses que cela
m’est un peu dur. Je ne suis pas fait pour commis-voyager... j’aime mieux par nature
contempler les horizons pyrénéens ou les aurores sur la Montagne noire... Mais je vois que
c’est le seul moyen d’arriver... Si l’on n’est pas joué, donc un peu connu, pas de leçons, pas
d’éditeurs etc... Ainsi le veut l’ignoble société actuelle. »
Depuis quelques mois, Séverac habitait chez le pianiste Joaquim Nin à Neuilly. Au
début de l’année, celui-ci devant recevoir un de ses cousins, Déodat décida de laisser la place,
malgré les objurgations de Nin. Il trouva un petit logement 17 rue Brey. L’appartement ne
devant pas être libéré avant le 8 janvier, il alla s’installer provisoirement à l’hôtel du Mont-
Blanc, 28 rue de la Huchette et dont le propriétaire était un toulousain.
« J’ai trouvé près de l’Etoile un petit logement qui fera mon affaire » écrit-il à sa mère.
« [...] Il y a deux pièces et un petit dégagement pour 370 francs par an avec l’eau, « cabinets
modernes » etc... très propre au second. […]
« Cet appartement se trouve rue Brey. Le métro est à 50 mètres de la rue sur la place
de l’Etoile. Tout en étant dans un quartier charmant je serais, grâce à cela, près du centre
puisque dans 10 minutes on est de l’Etoile au Châtelet ou (sur l’autre ligne) au square
d’Anvers. »
1903
En 1903, ses rapports avec la Princesse de Cystria étaient toujours aussi bons. « La
Princesse de Cystria m’a engagé à aller dans sa loge au récital de Blanche Selva. Cette femme
est vraiment fort aimable pour moi et j’espère beaucoup de son enthousiasme pour mes œuvres.
Je dois aller un de ces soirs lui faire travailler quelques-unes unes de mes mélodies car elle
chante non sans agrément »238
Au printemps 1903 paraissait à l’Edition Mutuelle, le Chant de la Terre, commencé en
1899. Nous n’avons pas vu cette première édition mais elle devait être illustrée, à en croire une
lettre à sa sœur Alix :
« Je suis heureux que la couverture et l’édition du « Chant de la Terre » vous ai plu...
Nous avons essayé en effet de symboliser la Terre Lauragaise. La vente s’annonce beaucoup
plus belle que je ne l’aurais espéré... »
Déodat en fait quelques envois à des amis. Albéric Magnard l’en remercie en lui
donnant son opinion : « J’ai reçu vos Géorgiques et vous en remercie cordialement. Il y a de la
poésie et de la lumière dans cette œuvre et vous avez fait de rudes progrès depuis les temps
lointains où je vous faisais mâcher du contrepoint Boulevard Montparnasse.
« Il y a encore des coins d’écriture qui ne sont pas nets et l’ébauche du plain chant
semble avoir affaibli un peu votre vue. L’ [illisible] de la tonalité, mais ce sont des détails, de
votre tempérament de méridional reprend le dessus. Nous reparlerons de cela plus à fond.
« Vous devriez essayer d’un poème lyrique à la scène car je sens le théâtre dans l’œuvre que
vous m’avez envoyée.
Bonne poignée de main.
A. Magnard. »
Le 18 février Blanche Selva jouait Le Chant de la Terre dans un concert organisé par
l’Edition Mutuelle à la Schola pour faire connaître les œuvres qu’elle éditait. Ce même soir,
Georges Ibos jouait également la Suite en mi pour orgue de Déodat.
Les Cors
Le texte en prose de la seconde mélodie, qui porte en sous-titre « Etude d’après
nature », est de Séverac lui-même. La prose en est fluide, un peu précieuse parfois, néanmoins
très poétique. Le poète y évoque le lever du jour du ciel encore « d’un grenat d’iris et roux »
jusqu’à l’instant où « soudain triomphant, l’astre Dieu paraît ! »
Sans être descriptive, cette œuvre est évocatrice de la Nature qui s’éveille.
L’atmosphère est d’abord calme, presque immobile. Le commentaire musical débute par une
sorte de murmure, tandis que « l’Angélus sommeille encore dans les clochers ». Il évoque
ensuite les frissons qui passent dans la nature qui s’éveille. Peu à peu, avec l’aube qui se lève,
la mélodie monte jusqu’à s’enflammer, tandis qu1e les timbres de l’accompagnement se
multiplient, vibrent et éclatent de plus en plus. Par petites touches successives, de vivacité
croissante, les modulations se succèdent sur une ligne vocale de plus en plus haute, traduisant
l’œuvre jusqu’à l’embrasement total de « l’astre Dieu » qui se lève. « Alors l’Angélus s’éveille
dans les clochers.
« Les mots sont impuissants à exprimer l’impression que produit cette œuvre si
pathétique, où se réunissent dans un accord prestigieux tous les dons du poète, du peintre et du
musicien » écrivit Raoul Davray239.
Au concert du 19 mars, le troisième de ce salon de la Libre Esthétique, les Belges
avaient le privilège d’entendre en première audition deux numéros de Loin des Villes par
Ricardo Viñes. A cette époque, ces numéros ne semblaient pas encore avoir reçu de titre. Ils
étaient simplement signalés sur le programme par deux vers de Séverac :
« II. Cette nuit, ô bien aimée, nous irons rêver sur le lac dans la vieille barque...
IV. Demain, lève-toi avant l’aube, nous suivrons les longs troupeaux tintinnabulants... »
Par ce concert où il donnait également en « Première exécution » les trois pièces de
Pour le piano, de Debussy, Viñes faisait son entrée à la Libre Esthétique, mais ses retours y
furent moins nombreux que ceux de Selva. Viñes avait présenté une cinquantaine d’œuvres
modernes à Maus, mais ensemble ils choisirent les pièces de Debussy et Séverac, ajoutant Jeux
d’Eau de Ravel qui faisait cette année là son entrée à la Libre Esthétique.
Le chroniqueur de la Libre Critique240 trouva le titre de Loin des Villes « un peu
misanthrope » et eut l’idée saugrenue de croire que Viñes avait déchiffré les pièces jouées ce
soir-là, ne les ayant reçues que deux heures avant son départ. Pourtant Viñes connaissait bien
entendu particulièrement ces pièces qu’il avait fait entendre auparavant plusieurs fois à ses
amis, à Calvocoressi notamment.
A la Schola, les premiers mois de 1903 furent marqués par d’importantes auditions
auxquelles Déodat, professeur à la maîtrise, participait en préparant les répétitions. Le 23
janvier, ce fut Castor et Pollux de Rameau (1737) qui avait été restitué par Auguste Chapuis.
Ce concert organisé par Bordes mais dirigé par d’Indy, suscita chez Debussy un article
enthousiaste sur Rameau dans le Gil Blas du 2 février. Pour la première fois sans doute, le 26
février, fut interprété à Paris l’Ode funèbre de J.S. Bach et le 28 mars des extraits d’Alceste et
d’Iphigénie en Tauride de Gluck, avec Jeanne Raunay.
En 1903 paraissait le premier volume du Traité de composition de d’Indy. Dès le début
de son cours à la Schola, le Maître avait pensé coucher sur le papier l’essentiel de son
enseignement, de façon à le répandre hors de l’école. N’ayant jamais le temps de le rédiger, il
s’était décidé à laisser une partie du travail à l’un de ses disciples, Auguste Serieyx, qui le
suppliait parfois. Le troisième cours, de 1901-02, dut même être rédigé entièrement par
Serieyx.
Somme musicale de la Schola, le Traité de composition se fondait sur les principes
énoncés en 1900 dans le fameux exposé des cours de l’école. Par sa présentation systématique
et didactique, par son esprit religieux qui associait esthétique et éthique, le Traité fut considéré
comme original. Il devait naturellement susciter les critiques des gens sans spiritualité ou des
matérialistes athées. Des concepts chrétiens tels que Foi, Espérance, Charité, étaient à la base
239 Raoul Davray : « L’oeuvre mélodique de Déodat de Séverac », le Feu, 15 juillet 1921, p.223.
240 La Libre Critique, Bruxelles, 29 mars 1903.
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de l’enseignement de la Schola et de Vincent d’Indy dont la vaste culture empruntait des idées
à des historiens d’art comme Emile Mâle, à des théoriciens musiciens comme Hugo Rieman ou
à des artistes comme Franz Liszt.
Au printemps 1903, Déodat entreprenait un nouveau projet : « Je suis en ce moment à
la « Mazarine », écrit-il à sa sœur Alix, « où je cherche des documents pour l’œuvre que je
veux entreprendre ces vacances : Raymond de Miraval241... Ce serait une grande chose... Mes
recherches sont assez fructueuses grâce à mon amie Duval la bibliothécaire de l’Arsenal qui
m’aide ferme.
Quand je viendrai à Saint-Félix, j’espère donc avoir en mains tous les tuyaux
nécessaires qu’il me serait mal aisé de trouver à la bibliothèque de la « Communo »... »
Ce projet sera pourtant très vite abandonné.
Apprenant que Maria Gay devait venir chanter à Toulouse le 14 avril, il chargea un
ami de lui demander si elle ne voudrait pas se prêter à une petite expérience. « Je sais que
plusieurs musiciens de Toulouse font campagne contre notre Schola, contre moi surtout qui
suis, à leurs yeux, un apostat.
« Vous devriez bien leur demander si elle accepterait de chanter à ce concert quelque
chose de vous ou de Bret par exemple et une de mes mélodies de chez Demets (elle les a
toutes).
« Je serai curieux de voir comment on accueillerait à Toulouse quelques-unes unes de
mes œuvres surtout chantées par une cantatrice de Paris. Vous pouvez dire à Mme Gay qu’elle
me fera un vif plaisir si elle interprète quoi que ce soit dans cette ville. Je lui aurais écrit moi-
même mais j’ignore son adresse !... »
Je n’ai pu découvrir si Maria Gay a pu chanter à Toulouse des mélodies de Séverac.
Elle était obligée de soumettre son programme à Pugno. « Elle est ... une charmante camarade
très dévouée et je suis sûr qu’elle fera tout son possible pour interpréter quelque chose de
moi », écrivit Déodat à sa sœur Jeanne. Cela montre en tout cas quel était alors l’esprit musical
des toulousains fustigés par Séverac dans la Renaissance latine.
Début juin, Henry Gauthier-Villars 242 lui commandait une musique sur un de ses
poèmes. « Voici votre Neige » lui écrit le poète. « (C’est la seconde édition. J’en avais fait une
première que j’ai perdue). Inutile de dire que je suis prêt à toutes les corrections nécessaires.
Milles amitiés. Willy »
241 Raymond de Miraval (v. 1165 - v. 1229). On sait peu de chose de ce pauvre chevalier du Carcassès
qui fut l’un des plus grands troubadours. Ami du comte de Toulouse, il vécut au tournant de la reconquête
française et fut un des seigneurs du château de Miraval en Cabardès. Il avait été le théoricien du « Fin
Amors » et ses textes plus dialectiques que réellement poétiques se donnaient pour tâche d’enseigner les
dames. On a conservé 34 chansons de lui qui donnent des indications sur ses fréquentations, ses amis, ses
protecteurs. Dans sa dernière chanson, écrite vers 1213, alors que Simon de Montfort lui avait pris son
château, il chantait l’espoir que le roi Pierre d’Aragon viendrait le libérer. La bataille de Muret devait
mettre un terme à ses espoirs et il dut s’exiler à Lérida où il mourut.
242 Henry Gauthier-Villars (1859 + 1931), dit Willy, critique réputé, publia pendant 12 ans (1889 à
1901) des Lettres de l’Ouvreuse qui parurent d’abord dans Art et Critique, puis dans l’Echo de Paris, et
enfin dans Comoedia.
105
Temps de Neige est une des plus belles mélodies de Séverac, et très émouvante. Le
poème se développe sur une ligne mélodique assez simple mais évocatrice de l’atmosphère de
bonheur qu’il évoque. Renforçant cette atmosphère, l’accompagnement suggère d’une façon
quasi descriptive les flocons de neige qui tombent.
Le 13 juin, Déodat assistait à la Schola à la première audition de La Guirlande de
Rameau, ballet restitué par Charles Bordes avec les Festes vénitiennes de Campra, sur une
scène construite dans la cour de la Schola. Il y était vraisemblablement présent le 22 juin
lorsque Debussy, s’associant aux longues acclamations du public, s’écria de toutes ses forces,
« du haut de l’escalier de bois où il avait trouvé une des dernières places libres : Vive Rameau !
A bas Gluck ! »243. Séverac, comme Debussy, marquera toujours une grande prédilection pour
cet auteur.
Ces concerts étaient destinés à ramasser quelque argent pour la création de bourses;
« donc but fort louable » écrivit Déodat.
Le 25 février 1904 avait lieu à la Schola la première audition de l’Orfeo de
Monteverdi, oublié depuis sa création à Mantoue en 1607. Vincent d’Indy l’avait reconstitué
pour la Schola. L’écho de cette création résonna dans toute la presse.
Au début de l’année 1904, Séverac terminait deux nouvelles pièces de sa suite Loin des
Villes (Coin de cimetière au printemps et A cheval dans la prairie) pour que Viñes puisse les
jouer à la Libre Esthétique. « [...] Fargues opinait, ces titres ont été dépêchés à Maus » écrit-il au
pianiste. « Maintenant je me remettrai à l’Après-midi d’un saxophone et puis à un petit scherzo
macabre « les Jeux d’os ».
Peut-être cette pièce humoristique faisant allusion aux Jeux d’eau de Ravel a-t-elle été
composée ? Elle n’a pas été écrite en tous cas; à moins qu’il ne s’agisse que d’une plaisante
allusion à ces Jeux d’eau.
Le 28 février, rue Troyon, Ricardo Viñes recevait chez lui Déodat de Séverac et Henri
Février. Le premier lui livrait ses deux dernières pièces, le second sa Sonate. Un peu plus tard,
Léon-Paul Fargues les rejoignait. Coin de cimetière au printemps le saisit d’émotion : « Il en a
presque pleuré » écrit Viñes dans son Journal.
En 1904, Ricardo Viñes représentait à nouveau Séverac au Salon de la Libre Esthétique.
Le thème de ce salon était cette année-là une grande rétrospective des peintres impressionnistes :
Pissarro, Manet, Sisley, B. Morisot, Gauguin, Van Gogh, Seurat, Toulouse-Lautrec, Degas,
Cézanne, Monet, Guillaumin, Renoir. A cette exposition qui dura du 25 au 29 mars, Octave
Maus voulut montrer les parallèles existants entre l’évolution de la peinture et de la musique. Des
conférences furent données par André Mellerio, Médéric Dufour, André Gide, Louis Laloy. De
même, les quatre concerts qui furent donnés tous les mardis étaient-ils placés sous le titre de
« Cycle de Musique contemporaine embrassant l’évolution parallèle à l’essor de
l’Impressionnisme ». Y furent interprétés des œuvres de Bret, Castillon, Bréville, Fauré, Bordes,
Lekeu, Debussy, Magnard, Ropartz, Coindreau, Ravel, Février, Saint-Requier, Séverac.
Lors du premier concert, le premier mars, Viñes joua, outre Estampes pour le piano de
Debussy et Pavane pour une infante défunte de Ravel, deux extraits de Loin des Villes : I- Coin
de cimetière au printemps et II- A cheval dans la prairie.
Le Mirage
A Royan, les Redon avaient une villa où ils se rendaient chaque été. Le fils d’un de
leurs amis et voisin, ayant l’opportunité de faire jouer au Casino une petite pièce en un acte,
s’était enquis auprès des Redon s’ils ne connaissaient pas un musicien. Ils pensèrent à Déodat et
Madame Redon lui écrivit pour lui proposer la commande d’une musique de scène : « il y a du
chant au lever du rideau, et aussi un duo d’amour ».
107
La première représentation dut être retardée. Redon ayant invité Séverac à venir résider
chez lui pendant les répétitions, le 21 août celui-ci annonça sa venue 244 : « Je me permettrai
d’arriver à Royan dimanche soir ou lundi matin par le bateau. L’idée de vous voir me comble de
joie, mais je regrette que le brave Fabre ne puisse la partager.
Soyez assez aimable pour dire à Damart qu’il est indispensable que la musique soit
exécutée intégralement. Si l’on supprime un ou deux instruments, l’effet serait odieux (à peu près
comme si l’on faisait un portrait sans nez ou oreilles !!)... »
Il y avait loué la « Villa Goa », qu’il appelait « Villa Goya ». Elle était située sur une
belle avenue ombragée allant à la mer et ouvrant sur l’estuaire, large à cet endroit, face à la
pointe de Grave.
Arthur Fontaine venait de Royan où il louait tous les étés une villa dans laquelle on se
réunissait fréquemment, soit pour l’écouter lire de sa belle voix grave quelques pages de Gide, de
Jammes ou de Claudel, soit pour entendre de nouvelles mélodies de Fauré, Duparc ou Séverac,
ou des passages de Pelléas que chantait délicieusement Mme Fontaine (sœur de Madame
Chausson), accompagnée parfois par Georges Humbert, excellent musicien.
Redon recevait volontiers ses amis dans son atelier du second étage, une grande pièce
toute blanche donnant sur la campagne. Il y travaillait beaucoup à l’étonnement de ses amis. A la
fin de la saison, les murs en étaient tapissés de pastels et de peintures de fleurs, comme une serre.
« J’ai pas mal besogné sans en avoir l’air [...] alors que tout le monde qui m’entourait ne s’en
doutait guère » disait-il.245
Ces amis étaient, entre autres, Maurice Bouchor 246,Jacques Morland, Cipa Godebski,
Charles Lacoste, Francis Jammes, Gabriel Frizeau, qui étaient aussi des familiers de la « Villa
Goya ». Odilon Redon aimait aussi accompagner ce petit groupe sur la plage ou flâner dans les
rues de Royan, son ombrelle blanche jamais ouverte à la main.
« Le « Mirage » se répète mais nous avons eu beaucoup de difficultés, artistes malades,
etc... Cela passera enfin lundi soir, écrit Séverac à sa famille.
« Je suis au milieu de gens délicieux : Huysmans, Maurice Bouchor, M. Tannery, sous-
directeur de l’Ecole Normale247, et nous nous voyons tous les jours...
« Madame Redon est admirable au possible et Redon est un vrai papa.
« La Princesse de Cystria viendra lundi et nous emmènera tous dîner au grand Hôtel à
Royan?
« Je resterai donc ici jusqu’à mardi.
« [...] Francis Jammes vient demain chez Redon. »
244 in Lettres de Gauguin, Gide, Huysmans, Jammes, Mallarmé, Verhaeren à Odilon Redon. Libr. José
Corti. 1960, p.230.
245 Ari Redon : Préface à Lettres de... à Odilon Redon. Corti 1960, p.19.
246 Maurice Bouchor (1855-1929). Déodat mit en musique Chanson triste avec accompagnement de
violon et piano, qui est restée inédite.
247 Jules Tannery avait été élu à l’Académie des Sciences pour son traité sur la Théorie des fonctions
elliptiques en 1893. Ami de longue date de Redon et de Chausson, ils s’étaient connus à Paris, dans le
salon de Mme de Rayssac.
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La première représentation eut lieu le 9 septembre au Casino de Foncillon, l’un des deux
que possédait la cité balnéaire. Avec le Casino municipal, ils étaient l’un et l’autre ouverts en
alternance un jour sur deux.
La Gazette des Bains de mer du 13 écrivit : « La direction des Casinos de Royan a donné
mercredi soir la première représentation d’une pièce en un acte jouée par la troupe de
Gournac[...]. L’accueil a été enthousiaste. Pour mettre fin aux applaudissements du public, il a
fallu que les deux auteurs -poète et musicien- fassent leur apparition sur les planches. »
Le Mirage est une pièce essentiellement symboliste dont l’argument se base sur l’idée
que toutes les maladies morales peuvent se guérir par l’imagination.
Un vieil alchimiste allemand, « Jacobus Nicht », (joué par Gournac), s’est fait la
réputation de magicien incomparablement habile en donnant à tous les malheureux qui implorent
son secours un peu d’eau pure, mais toujours accompagnée de mots qui vont au cœur puisqu’ils
viennent du cœur. Un prétexte et beaucoup de bonté, voilà de quoi guérir les âmes les plus
tourmentées. Le vieil alchimiste a compris que des êtres passaient souvent l’un à côté de l’autre,
se cherchant, et se côtoyant sans se voir, sans se pénétrer. Il a compris aussi qu’il avait pour
devoir - voulant consacrer sa vie à ce qui doit faire la richesse de l’humanité - de créer le milieu
nécessaire aux rapprochements des âmes, de remplir sur la terre, le rôle de la Providence.
Deux jeunes gens - Elias Floch (M. Lamothe) et Margareth (Mme Delage) - doutant de
tout, ne croyant plus à rien, même à l’amour, viennent le voir. Ils sont tous les deux las de la vie.
Comment les réunir en leur donnant le goût de la réalité ? En les forçant à se créer eux-mêmes
leur bonheur par la suggestion, par le rêve, avec un peu d’eau et de musique. Le jeune homme
croit voir en la jeune femme qu’on lui présente Juliette, et Margareth s’imagine être devant
Roméo . Jouant le rôle des amants de Vérone, Elias et Margareth se connaissent dans le rêve et la
fiction, mais le jour, la pleine lumière ne désunira pas ce que l’amour caché, éclos dans le
recueillement de la nuit, avait uni.
Pour le Mirage, Déodat avait composé une importante musique de scène dont la partition
a été longtemps perdue, de son vivant même. Au lever du rideau, en quelques phrases musicales,
frissonnantes, brèves, sarcastiques, la musique nous transporte en un monde fantastique, quasi
féerique, au centre de la Forêt-Noire, où vit le vieil alchimiste Jacobus Nicht.
Belle soirée pour M. de Séverac qui, connu jusqu’alors par ses mélodies, a révélé des
dons réels pour la scène. »
De Royan, Séverac se rendit à Lourdes. En route, il s’arrêta pour déjeuner chez Francis
Jammes à Orthez où le poète s’était installé depuis la mort de son père en décembre 1888. Le
peintre Charles Lacoste l’y accompagnait. « Si le proverbe est vrai, les oreilles ont dû vous tinter
vers midi » écrit-il de Lourdes à Odilon Redon.
En route, il visite également Bigorre. « A Bigorre, j’ai continué à peu près les mêmes
exercices d’assouplissement qu’au théâtre de Foncillon, « Krie Edrigod ! » Tout compositeur doit
être souple. Maintenant c’est la musique qui va dormir. »
Elle dormira longtemps en effet. Quelques années plus tard, lorsque le Théâtre Antoine à
Paris voulut reprendre la pièce, Léon Damart s’adressa à Séverac pour avoir la musique. Il dut y
renoncer, le compositeur l’ayant égarée. Par quel chemin est-elle arrivée à la Bibliothèque
Nationale en passant par la Bibliothèque du Conservatoire ?
Longtemps perdu, le Mirage ne put être rejoué qu’en 1985 à l’Abbaye de Fontfroide, lors
de l’ « Hommage à Déodat de Séverac » organisé dans le cadre des « Rencontres des Musiques
française et espagnole ». La soprano Françoise Pollet en fut l’interprète, accompagnée par
l’Orchestre de chambre de Norvège. Depuis, elle a également été reprise au Festival Déodat de
Séverac par Jaël Azaretti et l’Ensemble orchestral de Toulouse, puis enregistrée par l’Orchstre de
la Suisse Romande dirigé par Roberto Benzi, toujours avec Jaël Azarreti.
A Lourdes, Déodat s’installa à l’Hôtel du Rosaire. « Ici les « oremus » déambulent au
milieu des tramways électriques et d’automobiles pétaradantes ! écrivit-il à Redon. Les prières
montent vers le Bon Dieu rapides, ailées, faisant du 190 à l’heure... Pour moi j’aime mieux la
bergère qui s’agenouille, le soir, aux pieds des croix lointaines et solitaires sur un fond de vieil
or.
« [...Je suis navré d’avoir été pour vous un hôte terne et sans éloquence mais croyez
que ce que je ne sais pas dire ou écrire est dans mon cœur. »
Camille Redon lui répondait le 12 septembre : « La cordiale amitié qui nous a lié
pendant les quelques jours que vous avez passés sous notre toit nous est un bon souvenir de
nos vacances. Vous voyez donc que c’est réciproque.
[...] Souvent avec la famille Fontaine et Humbert, nous parlons de vous, et je suis sûre du
plaisir que l’hommage du Chant de la Terre leur fera. Votre musique est aimée et appréciée de
ces dames, si bonnes musiciennes toutes deux. »
En septembre, Déodat passa chez les Castéra à Angoumé et de là partit avec eux visiter
le Pays Basque, regrettant de ne pas les suivre vers Tolède et Grenade.
Le 4 octobre, de Listrac, Odilon lui envoya un petit mot d’amitié pour lui dire « tout le
plaisir que leur fit sa présence et l’expression de sympathie unanime « qu’il avait laissé [...].
« On fit de la musique encore pendant quelques soirées, votre nom revenait, et l’on se
félicitait de vous avoir connu là, dans les conditions de simplicité et de naturel que donne la vie
de village où l’on s’abandonne mieux et plus sincèrement qu’en la ville (ici ma lassitude de
Paris). Je l’exhale annuellement à pareille date en toutes mes lettres. Disons en du mal pour y
retourner sans cesse. Tout de même. Le meilleur sera de nous y retrouver.
111
« On est plein des projets que l’on ne formulerait pas si on ne s’éloignait d’elle pour se
ressaisir un peu, dans les fonds, en nous-mêmes; ces espérances, les miennes, seraient d’y
pouvoir dérober aux temps et aux heures insensées qu’on est obligé d’y fournir un peu plus de
quiétude dans la culture des amitiés. Le mal, le vice, c’est que, étant parti, il faut arriver.
Pourquoi avons-nous fait le premier effort là, c’est qu’après tout, on ne le pouvait faire ailleurs.
Je me demande si le communard n’avait pas l’intention vague qu’il y avait une part de bien dans
la destruction de cet immense et attrayant enfer !
« Je ne continue pas, je n’en finirai pas. Il m’est plus doux de goûter l’instant que voici aux
lieux où s’écoula ma première enfance : une résurrection de mon âme d’autrefois. Un parisien
connaît-il cela ? S’il le sait, que de choses absentes en son esprit, en son cœur; vous et moi, nous
en sommes sûrement les garants, n’est-ce pas ?
« Vous nous avez quittés au moment où, libéré de vos répétitions, nous allions nous
laisser aller à un peu de causerie. Un paradoxe, on ne cause pas à Paris. [...] .
« Sans adieux, mon cher Séverac. »
En octobre, Séverac était nommé membre du Comité directeur de la « Société nationale
de musique », avec Fauré, d’Indy, Bréville, Ravel, Labey, Louis de Serres et Alfred Cortot. Il y
restera jusqu’en 1905.
Méditerranée
Ce musicien, en cette époque d’influence plus romaniste encore que symboliste, ne
pouvait pas ne pas chanter l’auguste mère des ancêtres, la « Mare Nostrum ». Dès 1904, il
entreprit donc de lui rendre hommage par un poème symphonique, chanté, mimé et dansé, en
cinq parties, voulant par « la musique, les chants, les danses typiques caractériser les pays qui
sertissent la mer latine ».
Dans une lettre, hélas sans date, il évoquait les influences qu’il avait reçues : « la
provincia de Valencia, la Provence, m’ont envoyé leur brise folklorienne, jusqu’à présent, en
dehors d’une brise parfumée de fleurs d’orangers (v. Ambroise Thomas !) l’Italie ne m’a rien
apporté qui vaille. »
Pour composer son œuvre, il demanda à un ami de lui écrire le poème (Gastilleur sans
doute). Celui-ci ne lui convenant pas, il s’adressa à François-Paul Alibert, autre poète
carcassonnais, grand ami de Gide et des Rouart. Les principaux thèmes existants déjà, ils
convinrent que la partition serait d’abord écrite et le poète y adapterait des paroles où elles leur
sembleraient nécessaires248.
Selon Canteloube249 cette « œuvre qui chantait tout ce qu’il aimait et qu’il amplifiait sans
cesse en travaillant » était très avancée. En 1906, Séverac l’ayant invité dans son petit pavillon
parisien pour écouter cette pièce, Canteloube put suivre la musique « sur le manuscrit écrit au
net, à l’encre, mais non terminé »250. Pourtant en 1921, invité par la baronne de Séverac à venir
reconnaître les manuscrits, brouillons, ébauches et notes laissées par Séverac tant à Saint-Félix
qu’à Céret, Canteloube n’en trouva pas la moindre trace. Si elle avait été là, il aurait reconnu la
248 Granados devait procéder de la même façon avec Periquet pour la version opéra de Goyescas.
249 Joseph Canteloube : Notes manuscrites inédites pour Déodat de Séverac
250 Joseph Canteloube : Déodat de Séverac, Béziers 1984.
113
partition à « la graphique qui l’avait frappé par certains dessins en triples croches et la tonalité
principale en la bémol majeur. »
François-Paul Alibert
Son librettiste François-Paul Alibert (1873-1953), poète carcassonnais trop oublié de nos
jours, a pourtant été aimé et admiré par des célébrités du monde littéraire et poétique
comme André Gide et Paul Valéry. Le poète choisi par Séverac a tout d’abord écrit des
vers libres, mais très vite, par instinct latin, il est revenu à la versification classique. La
poésie lui doit des odes, des élégies aux vers amples. Ses églogues l’ont fait comparer à
Chénier, selon Jeanne Marvig251. Dégagé du Symbolisme, il a musardé à travers le
Romanisme, le Naturisme, pour aboutir au Néoclassicisme. En cela, il a choisi la même
voie que Séverac. « L’Arbre qui saigne, le Buisson ardent, la Complainte du cyprès
blessé, Odes rappellent Ronsard et Malherbe. » Dans le Tombeau de Ronsard, paru en
1929, il dédia de mélodieuses stances à la mémoire de Déodat.
Une profonde amitié liait le poète et le musicien à qui plusieurs fois le premier a
rendu hommage, dans ses vers, mais aussi dans des manifestations publiques. Il ne
l’oublia pas non plus dans son livre Dissonance, livre dans lequel il se penchait sur
Chopin, Weber, Schubert, Schumann, Beethoven, les Russes, Lulli, Franck, Saint-Saëns,
Debussy, Ravel, Fauré, Bordes et Raoul Lacombe son compatriote, « et parmi eux, celui
qui chante le mieux, peut-être parce que c’est celui qu’il aime le plus : Déodat de
Séverac » dit J. Marvig252.
Poète, il a été aussi l’auteur d’ouvrages très appréciés tels que, Terre d’Aude;
d’études : Charles Bordes à Maguelone, la Couronne de romarin, dédiée à Joë
Bousquet ; En marge d’André Gide, avec qui il eut une importante correspondance. Les
deux poètes s’étaient connus par l’intermédiaire d’Eugène Rouart à Mont-de-Marsan, se
découvrant une égale passion pour Virgile et Dostoïevsky. On doit également à Alibert
une étude sur le sculpteur Pierre Puget, des souvenirs d’Italie : le Collier d’aiguilles de
pin.
Les Carcassonnais lui doivent la création du Théâtre de la Cité qui,
primitivement, était destiné essentiellement au théâtre déclamé, et pour lequel il a
composé, en 1929, les Amants de Ravenne et, en 1934, la Mort d’Orphée. Le Cyclope, sa
troisième œuvre pour le Théâtre de la Cité était une adaptation d’Euripide.
assez que le patron me dise si ça vaut le coup. J’ai peur qu’il y ait pas mal de conneries (comme
disait Socrate) dans ma musique. On a besoin de tranquilliser sa conscience !... »
Cette « exhibition » ayant sans doute reçu l’assentiment de d’Indy, Séverac envoya sa
partition à Carré qui n’avait encore répondu, le 4 décembre, à aucune de ses lettres.
Séverac eut-il une réponse dans le courant de l’année 1905 ? Carré attendait-il d’entendre
une audition du Cœur du Moulin pour se prononcer ? Comme il tardait à répondre, le 29
décembre, René de Castéra prit la liberté d’écrire à Madame Carré : « Nous attendons avec
impatience la réponse de Monsieur Carré au sujet de l’audition du « Cœur du Moulin »; si cette
charmante œuvre pouvait être reçue, ce serait une bien grande joie pour nous tous car elle
déciderait de suite de l’avenir, non pas artistique, mais pratique de notre ami. »
La Schola en difficulté
Charles Bordes était d’une activité infatigable quand l’enthousiasme de la musique
l’animait. Il était alors de toutes les audaces mais « semblait s’être fait de l’imprévoyance une
règle » dit Louis Laloy254. « S’il lui arrivait de manier des sommes d’argent assez importantes, il
vivait très pauvrement et était tout à fait désintéressé. »
Ses audaces l’acculaient souvent à des problèmes financiers, mais un jour ses protecteurs
se lassèrent. Devant l’ampleur des dettes accumulées, début 1904, un conseil fut tenu et Charles
Bordes dû donner des comptes. On dut constater un incroyable déficit : on était au bord de la
banqueroute.
Le président du conseil d’administration, qui était député et banquier, voulait mettre la
société en faillite et pour cela obtint le soutien de certains administrateurs. On prévint les
créanciers que « les dettes qu’il avait faites n’engageaient que lui, qui était insolvable. Indigné,
d’Indy, qui considérait cette solution comme malhonnête, s’entendit avec ses amis actionnaires
pour sauver la Schola. En revanche, d’Indy exigea d’être le seul maître et de devenir président et
administrateur d’une société anonyme dont il confia le secrétariat à son gendre Jean de La
Laurencie.
L’année précédente, une crise d’hémiplégie avait privé Charles Bordes de l’usage de son
bras droit ; sa santé était minée par la fatigue. La crise étant passée, les médecins lui conseillèrent
beaucoup de repos et le soleil. Ces exigences allaient le pousser à s’installer à Montpellier.
Un travail de nègre
Au cours de l’été, Séverac refondit une trentaine de mélodies d’un musicien rennais :
Joseph Béeseau, qui les fera publier par l’Edition Mutuelle. « Puis-je continuer à vous adresser
des manuscrits ? » lui écrivit le Breton. « Avez-vous le temps de les revoir ? [...]. ». Il lui
demanda même d’en arranger une : le Ciel en nuit s’est déplié, en quatuor à cordes : « Il me
faudrait cela d’ici 8 jours. Si vous n’avez pas le temps de me faire ce travail en ce court laps de
temps, n’en parlons plus. On me le demande pour un concert très prochain. »
Il est peu probable que Déodat se soit exécuté. Nous n’avons pas encore pu trouver trace
de cet arrangement. Ce travail alimentaire n’intéressait guère Séverac : « J’espère avoir fini ce
replâtrage peu divertissant dans une huitaine de jours » écrivait-il le 22 octobre à l’éditeur. En
hommage bien mérité, Béeseau lui dédia l’une de « ses » mélodies : Nocturne, sur un poème de
Jean Lahor.
Ces travaux alimentaires auxquels il devait se plier l’empêchèrent de travailler à son
œuvre personnelle : « J’ai peu pondu moi-même hélas ! Et j’ai hâte d’être libre de mon temps
pour le faire ».
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, Déodat de Séverac avait des moyens limités.
Les Séverac avaient bien de grandes propriétés terriennes, mais toute la famille en vivait. A
Paris, il devait donner des cours de solfège ou d’harmonie. Toute sa vie il devra ainsi arrondir ses
revenus de petits travaux ingrats mais rémunérateurs, qui furent autant d’entraves à la réalisation
de son œuvre personnelle.
Quatre jours plus tard, il écrivait à nouveau à Alexis Rouart : « [...]. Oui cher ami, je sais
que je peux faire d’autres œuvres que mes dernières... On le dit à la Schola et même ailleurs, je
me suis renseigné ! et on a raison. Seulement il faut vivre !.. De nos jours... il n’y a plus de
Mécène ni de Médicis !! Lorsque, comme moi, on n’a pas de fortune, on est obligé de se
« débrouiller ». J’ai juste... par mois pour vivre... Veuillez dire cela à ceux qui me jettent des
pierres !... C’est évidemment fort malheureux de n’avoir pas la fortune considérable d’un d’Indy,
qui lui permet de donner des œuvres « soignées » et « réfléchies » ! Je n’ai pas, comme Debussy,
une femme dorée sur tranche !... Mes bons et chers amis Castéra, que j’aime d’ailleurs, comme
des frères, ignorent l’ennui ou les ennuis des privations... Ils ne se doutent pas de ce que c’est de
« compter »... même pour acheter du papier à musique !... Ils ne se doutent pas ce qu’un musicien
pauvre est obligé de faire pour gagner quelques sous (orchestrer d’immondes musiques,
retoucher des valses et des tangos, refaire d’innombrables opérettes)...
Je ne demande pas mieux que de travailler dans le calme et la joie à de belles œuvres ! Je
crois que je pourrais les réussir, le Bon Dieu m’ayant fait la grâce de quelques dons musicaux,
mais je voudrais que ma vie soit assurée. Je voudrais ne pas être obligé d’orchestrer des
ignominies pour gagner ce qu’il me faut tous les mois pour vivre... »
« Nous autres, les artistes, nous serons toujours des parias !... » déclara-t-il un jour avec
un sourire triste. A tel point qu’il songea un temps abandonner la musique. N’écrivait-il pas de
Céret, deux ans avant sa mort, à son éditeur, qu’il songeait à abandonner la musique pour
représenter des vins d’Espagne.
Le 19 novembre, de Saint-Félix, Séverac informait Viñes qu’il débaptisait sa suite en
cours : « Loin des Villes me parait beaucoup trop général tandis que j’ai essayé de donner à ma
musique la couleur spéciale de notre midi. Elle s’appellera donc désormais : Occitanie ou En
Languedoc.
« [...]J e vous remercie de bien vouloir interpréter cette petite œuvre à laquelle vous
insuffler la verve qui lui manque peut être un peu hélas !
« [...] Souvenirs à Ravel, Sordes et autres Apaches. »
Le 3 décembre suivant, il dédiait sa suite à Viñes : « Certainement cher ami, vous jouerez
En Languedoc au concert qui vous conviendra le mieux » lui écrivait-il. « Quant à la dédicace,
j’ai l’intention de vous dédier : 1) l’ensemble, et 2) (en particulier) le n° I et le « Coin de
116
Cimetière ». Le II est dédié à Gustave Bret (si j’ai oublié de l’écrire, soyez assez aimable de le
faire). Le III à Amans d’Avezac de Castéra 255, le V à Henri Estienne ». Ainsi Séverac honorait-il
son interprète et montrait-il sa fidélité à deux condisciples de la Schola.
Par le même courrier, il lui demandait de faire entendre sa suite à l’éditeur Durand.
« Maintenant je veux vous demander un service si cela ne vous rase pas, bien entendu. J’avais
demandé une audition à Durand et à Baudoux. Si vous avez l’occasion d’aller chez ces éditeurs,
voudriez vous leur faire entendre « En Languedoc » ? Peut-être la perspective d’une exécution
par vous à la Nationale les disposera favorablement en faveur de ce petit recueil. Si vous pouviez
me faire ce plaisir sans vous déranger, je vous en serai très reconnaissant.
« Si ces éditeurs n’acceptaient pas ou me faisaient des conditions trop ridicules, je
donnerai mon manuscrit à « l’Edition Mutuelle ».
« Excusez cher ami tout le mal que je vous donne et croyez à mon bien amical
dévouement.
[...] Souvenirs aux vôtres et aux amis Redon et Fabre ».
Viñes fit entendre la suite à Durand mais celui-ci ne s’y intéressa pas : « Nous ne
croyons pas à leur diffusion, en raison de leur forme plutôt orchestrale que pianistique » déclara
Durand à René de Castéra. Séverac prit la chose avec philosophie : « Durand m’écrit « Zut »,
Hélas !? Non tant mieux. »256
Plus tard, les contacts reprirent entre Séverac et Durand. En janvier 1908, le musicien
recontacta l’éditeur, lui promettant de lui présenter incessamment ses nouvelles œuvres. « Nous
attendons donc votre prochaine visite » répondait Durand le 24 janvier. « En ce qui concerne les
œuvres parues à l’Edition Mutuelle, nous comprenons le scrupule que vous avez et qui est fort
respectable. » Les choses cependant en restèrent là.
Le 19 août 1911, Déodat signait un contrat avec Rouart et Lerolle, leur assurant un droit
de propriété de toutes ses œuvres musicales, « exception faite pour une œuvre par an qui pourra
être donnée à l’Edition Mutuelle ». L’éditeur lui promettait pour chaque page grand format
gravée, 20 francs pour les pièces pour piano, 15 pour les mélodies, 10 pour les harmonisations.
Pour les petites pièces d’orchestre, Déodat ne devait toucher que 5 francs la page; ce qui peut
expliquer pourquoi il composa si peu de pièces d’orchestre. Ce contrat liait Séverac pour 5 ans
mais ne lui convenait pourtant qu’à moitié.
Au cours des vacances 1912, Joseph de Marliave avait proposé à Déodat de se faire son
intermédiaire auprès de Durand. Quelques mois plus tard, Séverac, après réflexion, écrivait le 25
janvier à Marliave pour lui dire qu’il lui donnait maintenant le feu vert, malgré le traité le liant
avec Rouart et Lerolle. « Ce traité je vous le dis en confidence, est fort peu avantageux pour moi
et je crains que R & L ne puissent pour le moment faire davantage pour moi ».257 « D ’autre part
je suis persuadé que si Durand me faisait des offres honorables, Rouart et Lerolle (qui sont des
amis) seraient les premiers à me conseiller de nous « délier » et d’accepter. Malheureusement je
suis, je vous le dis bien franchement, assez gêné pour m’adresser directement à Jacques Durand
parce qu’il y a quelques années (à propos... il m’avait fait offrir d’entrer dans sa maison et sur le
conseil de gens de la Schola, j’ai bêtement refusé... Résultat : le Cœur du Moulin n’est joué nulle
part excepté à Toulouse où il va passer bientôt parce que je suis du Midi - et le reste de mes
œuvres éditées se vendent très peu. Or je ne suis pas Crésus, vous le savez et je dois compter
beaucoup sur mes œuvres pour m’aider à vivre. Vous me rendriez donc un service très grand si
vous pouviez tâter le terrain auprès de Durand. [...]. Vous pouvez lui dire que toutes les œuvres
éditées à l’Edition Mutuelle étant ma propriété je pourrais peut-être les lui céder [...]. ».
En février 1913, il faisait une offre à Edoardo Sonzogno, éditeur à Milan, qui lui répondit
: « Il me faudrait le pénétrer plus profondément bien que le genre de musique très fine, très
intellectuelle, soit un obstacle en Italie non pas pour être bien acceptée, mais pour le succès de
recette. Je n’aurai jamais l’occasion de l’entendre au théâtre. »
Marliave contacta donc Durand qui demanda à Séverac de lui faire des propositions. Le 7
mars, l’éditeur lui répondait, offrant de s’entendre sur les œuvres éditées par l’Edition Mutuelle
dont Séverac était propriétaire : Le Chant de la Terre, En Languedoc, Baigneuses au soleil,
Cerdaña, la Suite pour orgue et six mélodies dont A l’Aube dans la montagne, Un Rêve, Le Ciel
est par-dessus le toit, Chanson de la Nuit durable. Pour ce qui représentait environ 200 planches
gravées et pour la propriété pleine et entière de ces ouvrages, y compris celle des exemplaires
restant en magasin, Durand proposait 5000 francs. Le Cœur du Moulin devait être traité à part, ce
257 Lettre de Déodat de Séverac à Joseph de Marliave, Archives du Gard, Fond Marguerite Long.
118
genre d’ouvrage étant régi par des modalités toutes spéciales dans lesquelles devait intervenir
l’auteur du livret.
Or rien que les trois suites pour piano lui rapportaient, bon an mal an, de 350 à 400
francs de revenus et il lui restait en stock des centaines d’exemplaires. Séverac demanda donc à
Marliave de revoir la question avec Durand. Le 14 avril, Marliave rendait compte de sa mission :
« Chez Durand comme dans bien des maisons, il y a deux associés... que l’on ne voit jamais en
même temps », expliqua Marliave; « de sorte que l’on invoque toujours l’autre pour motiver la
décision prise. Durand, qui est un homme charmant, m’a affirmé qu’après avoir examiné la
situation, il n’était pas possible à son associé et à lui de vous offrir plus de 5000 F. et comme
j’insistais, il m’a dit très gentiment qu’il ne se froisserait pas du tout si vous gardiez votre
musique éditée, du moment que vous y aviez un avantage - que cela ne l’empêcherait pas de vous
prendre la musique éditée que vous lui présenteriez, et qu’il serait tout de même très content de
vous avoir chez lui, même avec une partie de votre bagage. »
Marliave lui conseilla d’accepter, lui affirmant que par la suite il y trouverait son compte;
et il avait certainement raison. « Je le crois sincèrement » dit Marliave, « je vois tous ce qu’il fait,
toutes les attentions, les amabilités, les générosités même qu’il a pour les musiciens qui sont chez
lui... tous sont unanimes dans la louange. S’il s’intéresse à vos œuvres comme il ne peut manquer
de le faire, il ne reculera devant rien pour les mettre en valeur et en favoriser l’exécution.
Ce qui est fait maintenant avec R. Ducasse avec le Jardin de Marguerite, c’est Durand
qui le fait jouer à la Nationale; ça va lui coûter dans les 14 à 15000. »
Déodat ne consentit pas à faire le sacrifice conseillé par Durand, trop pris à la gorge alors
par ses problèmes financiers. Le 26 mai, il s’attachait par contrat avec Rouart et Lerolle,
s’engageant à leur réserver « toute production musicale, sans exception ni réserve, sauf
autorisation expresse de leur part ». Le contrat stipulait que Déodat devait toucher
mensuellement une somme de trois cents francs contre l’engagement de fournir un nombre de
pages minimum. Par ce contrat, Déodat devait également consulter ses éditeurs avant de
commencer un ouvrage. Signé de Béziers le 26 mai, il n’engageait Déodat que pour cinq ans et
stipulait qu’en cas de départ de Rouart et Lerolle, Déodat n’était « pas tenu vis à vis de
successeurs et pourrait de plein droit leur résilier ce contrat ».
Dans l’histoire des relations entre Viñes et Séverac, un seul nuage semble avoir assombri
leur relation. Encore ne s’agit-il sans doute que d’un malentendu. Le 6 décembre 1904, Déodat
écrivait à Auguste Serieyx : « Je ne comprends rien à la chose !
Ricardo m’avait demandé, l’an dernier déjà, de jouer au début des concerts de la N. 258 ma
suite (qui d’ailleurs lui est dédiée).
Il y a quelques jours, il me demandait si je ne verrais aucun inconvénient à ce qu’il ne le
joue qu’au 2°, absorbé qu’il était par la préparation de son récital au conservatoire. Naturellement
j’ai dit oui, mais je ne pensais pas que ce fut pour Pâques ou pour la Trinité !! Peut-être n’aime-t-
il pas cette musique mais cela il ne me le dira pas (à moi) ... Bien que je comprenne fort bien que
l’on ne comprenne pas mes modestes œuvres.
Labey qui est très bien avec R[icardo] pourrait le savoir car je ne voudrais pour rien au
monde le faire jouer à contrecœur.
Peut-être n’y a-t-il au fond de tout cela qu’un malentendu ? Du moins je l’espère car
j’avais une grande confiance dans la sincérité de Viñes. »
1905
A la veille de 1905, il fut question que Séverac ne remonte pas à Paris poursuivre son
cycle d’étude. Le 1er janvier, Vincent d’Indy qui le remerciait de l’envoi d’un tableau de Gilbert
de Séverac259, lui manifesta son regret :
« Je sais par Coindreau et Serieyx que vous ne pensez pas pouvoir revenir cette année au
milieu de nous, et, au surplus, vous en savez assez pour pouvoir marcher tout seul dans la voie
musicale. Moi seul serai privé de ne plus retrouver au complet mon troupeau de la 1 ère heure, mon
vieux Ve cours d’autant que le pauvre Estienne, malade, y manquera aussi cet hiver.
[...] Que faites-vous ? Avez-vous travaillé ? J’espère que oui et que les soins de la
« terre » ne vous feront pas perdre de vue ceux que vous devez à la musique. J’espère beaucoup
que vous pourrez au moins, pendant la durée de l’hiver, venir faire un court séjour à Paris et que
je pourrais vous voir, vous et vos travaux et vous remercier encore du charmant tableau qui fait
ma joie. »
Au fur et à mesure que s’élaborait Loin des Villes, Séverac en présentait les étapes à
Viñes qui s’empressait de les jouer en public. Ainsi le 12 février, Séverac lui apportait rue
Troyon les nouvelles pièces qu’il avait l’intention de lui dédier. Quelques jours plus tard, Viñes
jouait l’une d’elles à Léon-Paul Fargue « qui en a presque pleuré », nota Viñes dans son Journal.
Le poète en fut si bouleversé qu’il en conçut un long poème en prose : L’Homme qui a tourné la
tête en arrière.
Selon Juan Riera260, une description du cimetière de Lérida par Madame Viñes aurait
participé à l’inspiration de la pièce pour piano.
Le jeudi 16 février, Déodat rentrait à Paris pour le concert de la Société Nationale où
Ricardo Viñes devait jouer ses œuvres. Le lendemain, à midi, il se rendit chez son ami pour
entendre ses œuvres que celui-ci donnerait le surlendemain en première audition.
Le samedi 18, à la Salle Pleyel où la Société Nationale de Musique donnait son trois cent
vingt-cinquième concert, Ricardo Viñes joua pour la première fois deux nouvelles pièces de En
Languedoc, avec des œuvres de Ravel, Saint-Requier, E. Lacroix, Albert Croz et Debussy.
Dans son Journal, Ricardo Viñes raconta : « [...]. Le soir, avec Pépé et maman, en
voiture car il pleuvait, à la salle Pleyel eut lieu un concert de la Nationale où j’ai joué en 1 ère
audition ici Coin de cimetière au printemps et A cheval dans la prairie de Séverac et L’Isle
joyeuse de Debussy. J’ai eu énormément de succès dans le cheval que l’on m’a fait bisser. Tout
ça par cœur à l’étonnement de tous. »
259 Un alchimiste. Il se trouvait toujours lors de ma visite à Jacques et Marie d’Indyx aux Faux dans le
bureau de Vincent d’Indy aux Faugs.
260 Juan Riera : Ricardo Viñes, Evocation, Lérida, 1978, p. 31.
120
262 Déodat de Séverac sous la signature de AC. Sever, Mercure musical, Chronique des concerts, pp 90-
91, n° 2, 1 juin 1905.
263 Le Monde musical, sd. , p. 124.
264 Le Mercure musical, id.
265 Le Monde musical, id.
266 Id.
267 Le Mercure musical, id.
268 Le Monde musical, id.
269 Le Mercure musical, id.
122
nom, il sera célèbre un jour. » Ces mélodies dans le genre populaire étaient accompagnées par
le compositeur lui-même.
Josep Civil y Castelvi, élève de Vincent d’Indy de 1909 à 1921, venait d’être nommé
professeur d’harmonie à la Schola et organiste à Saint-François-Xavier. Lors de ce concert, il
accompagnait lui-même la cantatrice, non seulement dans ses deux propres Mélodies dans le
genre populaire, mais aussi deux pièces de Joan Gay, Cancion de Susata et Mes de Maix, et
dans Marines Filadora, Compte l’Arnau et Cançon de Vadal, des chansons populaires
catalanes.
« Enfin le public de la Schola fit connaissance avec le guitariste Llobet » poursuit
Séverac dans le Mercure musical. « Il est impossible d’exprimer ici le charme, l’intensité et la
diversité des sonorités de cet instrument sous les doigts d’un tel artiste. C’est tout simplement
prodigieux et émotionnant au plus haut degré et nous souhaiterions vraiment que le jeune
Llobet fasse école même en France. »
Ce soir-là, le jeune guitariste jouait un Menuet de Fernando Sor, et Granada, sérénade
d’Albeniz, mais aussi une série d’airs populaires catalans qu’il avait lui-même harmonisés, le
Testament d’Amelia, la Tilla del marchant, la Pastoreta et enfin une jota de son maître Tarega.
« Llobet est d’abord un charmant musicien, d’un goût très délicat (la façon dont il a
harmonisé Lo Testament d’Amelia le prouve) mais il est de plus un interprète extraordinaire et
la guitare devient sous ses doigts un merveilleux instrument capable de traduire les sentiments
les plus intimes comme les plus intenses et aussi émotionnant parfois que le violon lorsqu’il est
joué par les plus grands maîtres. »
Miguel Llobet devait exaucer le voeu de Séverac et faire école en France. Il eut même
une énorme influence sur les musiciens français comme Debussy, qui l’admirait beaucoup, aux
dires d’Henri Collet. Je ne sais quel fut le degré d’amitié avec Llobet qui appartenait
certainement au groupe des amis de Viñes et de Redon qui fit son portrait. Le 20 décembre
1909, Llobet écrivait à Séverac son « cher ami » pour lui demander deux places pour Le Cœur
du Moulin, ce qui prouve un certain degré de familiarité bien qu’il le vouvoie et lui envoie ses
« sentiments les plus cordiaux ».
« Il manquait à ce programme le nom de Pedrell, dont il est regrettable qu’on ait pu
faire entendre, comme l’avait espéré la charmante scène de la Cour d’amour de Los Pyréneos.
Ce sera pour un autre concert, nous le souhaitons vivement » conclut Séverac dans le Monde
musical, qui ajoute : « En terminant, il faut chaudement féliciter les organisateurs de ce concert
et en particulier M. Carlos de Castéra. »
L’affaire Ravel
En mai 1905, Maurice Ravel posait une nouvelle fois sa candidature au Prix de Rome,
mais il fut jugé inapte. Ravel s’était déjà présenté quatre fois; la première en 1900. Il ne se
présenta pas en 1904, mais en 1905, poussé par Fauré et ses amis, il tenta une nouvelle fois le
concours. Le 6 mai, les dix-neuf candidats entraient en loge au Palais de Compiègne. Ravel
composa une fugue et un choral, Aurore, mais il ne fut même pas autorisé à prendre part au
concours définitif, le jury lui reprochant d’avoir écrit une œuvre académique jusqu’à la
123
caricature. Ravel, qui avait dépassé la trentaine, avait désormais atteint la limite d’âge fixée par
le règlement. Il fut donc définitivement privé de toute possibilité de jamais concourir à l’avenir
pour le Prix de Rome. Chez les Apaches, on fut plus que jamais opposé aux vieilles barbes
académiques. Dans une lettre à Calvocoressi, Séverac ne mâchait pas ses mots :
« Heureusement, je n’aurais pas à passer devant ce jury de veaux et de brutes qui a une
fois de plus professé son infamie en mettant au panier l’artiste délicieux qu’est l’ami Ravel.
Ce n’est que huit jours plus tard, le 21 mai, que le Matin se faisait l’écho des réactions
provoquées par l’échec de Ravel en mettant en cause l’influence de Lenepveu, professeur au
Conservatoire, dont Déodat avait fui le cours, on s’en souvient, membre de l’Institut des Beaux-
Arts et dont seuls les élèves (six) avaient été reçus. Le lendemain, Ravel lui-même mettait en
cause l’objectivité de Lenepveu, lequel passait pour avoir l’habitude d’attirer l’attention de ses
collègues du jury sur les erreurs des uns en soulignant au contraire les qualités des autres, ses
élèves.
Un mois plus tard, Jean Marnold, ami de Ravel et de Séverac, fondateur du Mercure
musical relança l’affaire avec virulence en s’attaquant au jury. Dans le Mercure de France il
publie, le 15 juin, un article sarcastique où il glisse parfois à l’insulte, traitant Lenepveu de
« crétin ne disant que des âneries pyramidales »; puis s’attaque à Théodore Dubois.
Le 11 juillet, c’est Pierre Lalo, d’ordinaire si peu tendre envers Ravel qui prit sa défense
dans le Temps. Seul Gabriel Fauré bénéficia de ce remue-ménage car il fut nommé directeur du
Conservatoire en remplacement de Théodore Dubois. On a parfois voulu dire que ce dernier avait
été contraint de donner sa démission. Sophie Bres a démontré indiscutablement qu’il n’en était
rien270, Dubois ayant demandé l’avancement de sa retraite (il devait quitter son poste à la fin de
l’année) bien avant « l’affaire ». Seulement Gabriel Fauré bénéficia du scandale à la surprise
générale. En effet, il ne sortait pas du Conservatoire mais de l’Ecole Niedermayer et n’était pas
Prix de Rome.
Le Soldat de plomb
Le 25 mai 1905, à la Schola Cantorum, un concert entier était destiné à Déodat de
Séverac. L’élève n’était plus traité comme tel, mais comme un compositeur à part entière. De
grands interprètes servirent sa musique : Alexandre Guilmant, Marthe Legrand, Blanche Selva et
Ricardo Viñes. En première partie, Blanche Selva accompagnait Marthe Legrand dans deux
mélodies : l’Eveil de Pâques et Un Rêve. Alexandre Guilmant terminait cette partie par la Suite
en mi. La seconde partie commençait par la création du Soldat de plomb, joué par Blanche Selva
et Melle Talayrac, une de ses élèves choisie par d’Indy.
270Sophie Bres : « le Scandale Ravel en 1905 », Revue Internationale de Musique Française, n° 14, juin
1984, pp. 41 à 50.
124
Le Soldat de plomb, petite suite pour piano à 4 mains, avait été demandé à Séverac
l’année précédente pour faire partie d’un Album pour enfants petits et grands que l’Edition
Mutuelle avait en projet. « Oui je ferai le morceau pour « moutard » demandé » répondit Séverac
le 30 octobre, « c’est une idée très amusante que ce recueil. » Maurice Denis illustra la
couverture de l’album d’une gravure sur bois en trois couleurs, sur papier japon. Elle représente
un groupe de scholistes où l’on reconnaît, entourant Blanche Selva au piano : Vincent d’Indy, sa
fille, ses petites filles, Blanche Selva, figure centrale, ? , Marthe Denis, épouse du peintre,
Déodat de Séverac, Pierre Coindreau, René de Castéra et un personnage qui pourrait être
Alquier. Plusieurs musiciens participèrent à cet album.
Le titre complet de la pièce de Séverac est le Soldat de plomb, histoire vraie en trois
récits. Un court argument précède chaque partie :
« a) Sérénade interrompue : sorti de sa boîte, le petit soldat de plomb vient donner une
sérénade à une poupée de ses amies... Le petit soldat est très content et il chante fort bien, mais il
oublie qu’il n’a pas la permission de dix heures... La retraite passe; il chante toujours et ne
regarde pas sa montre... il a tort, car
b) Quat’jours de Boîte (mélodrame) : en rentrant, on l’envoie à la salle de police... Il se
désole ! Il fait si noir là-dedans.
Heureusement son colonel (qui est en étain) l’aime beaucoup car il fait très bien
l’exercice. Aussi, après une morale sévère mais paternelle, tout est oublié. Le petit soldat obtient
même la permission de
c) Défilé nuptial (pas redoublé) : se marier avec la jolie poupée de la sérénade, petite
poupée tout à fait. »
Comme dans ses suites précédentes, Déodat a réalisé une sorte de kaléidoscope sur des
rythmes imprévus qui traversent la trame mélodique de sonneries militaires. On y reconnaît les
premières mesures de la Marseillaise ou des évocations de tambours et de clairons sonnant la
retraite.
« C’est pimpant, pittoresque, spirituel, parfait de structure et de proportions » écrivit
Octave Maus271. « A lui seul, le Petit soldat de plomb ferait la fortune de l’Album pour Enfants.
Pour enfants ! Hum ! Il ne pourrait s’agir que d’enfants prodiges - si le titre ne nous révélait
complaisamment que le recueil est destiné aux enfants petits et grands. »
Marie Pironnay chanta ensuite Temps de neige, le Ciel est par-dessus le toit et A l’Aube
dans la montagne. Enfin, Ricardo Viñes terminait le concert en jouant la première audition
intégrale d’En Languedoc.
En Languedoc
Composée de 1903 à 1905, cette suite marquait un changement dans l’œuvre de
Séverac. Son style est plus net et plus personnel. L’inspiration grégorienne a fait place à
l’inspiration de la nature encore qu’il n’y ait pas renoncé tout à fait. « Déodat de Séverac
appartient à cette race élue de musiciens qui savent écouter et traduire en notes les murmures des
eaux, le bruissement des feuilles, les soupirs du crépuscule et les résonances des lointains
271 Octave Maus : L’Art moderne, 24 septembre 1909
125
angélus » écrit à cette occasion Louis Laloy 272. « De là les couleurs si fraîches de ces tableaux
pris sur le vif. »
Ils sont au nombre de cinq et tous bucoliques. La suite était primitivement précédée d’un
poème du compositeur273 qui l’a remplacé à la gravure par un vers de Mistral :
« Cantem que per vautre o pastre et gent di Mas » (nous ne chantons que pour vous ô pâtres et
gens du mas), Mireio C. I.
Chaque morceau est également précédé d’une courte strophe, voir d’une simple phrase.
Vers le mas en fête précise par son titre le lieu géographique de l’action. Nous sommes
bien dans un pays méridional, le pays des mas. Par des annotations, Séverac précise le scénario
de l’histoire évoqué dans chaque morceau. Par le témoignage de Canteloube et de Blanche Selva
qui ont été ses intimes, nous connaissons ses intentions, ce qu’il a voulu traduire, non décrire,
dans sa musique.
Vers le mas en fête donne tout d’abord l’impression d’une montée pénible vers le mas,
par le chemin du torrent (« très animé », puis « un peu moins vite »).
« On voit à peine le toit du mas, la pointe du clocher, et petit à petit la vision se précise
pour devenir à la fin extrêmement claire », dit Canteloube274. Vers le mas en fête est en quelque
sorte la marche vers la joie. Dans cette marche par le chemin du torrent, le compositeur nous fait
faire une « halte à la fontaine ». Après un court repos dans une atmosphère cristalline, on repart
pour arriver enfin au « Mas en fête. » Après la joie manifeste, le calme y revient avec la fin du
jour annoncé par « l’Angélus du soir » ( « moins animé »). La présence des cloches évoquées par
des carillonnements est un thème récurant dans l’œuvre de Séverac. Après une pensée aux morts
de la maison (« beaucoup plus calme ») où s’annonce déjà le Coin de cimetière au printemps, le
morceau s’active par un dégradé progressif de la sonorité qui évoque la mélancolique douceur du
soir qui tombe.
Sur l’étang le soir, numéro 2 de la suite, dédié « à Gustave Bret », fut le premier écrit.
Originairement, il était précédé de la petite phrase rituelle : « Cette nuit ô bien aimée, nous irons
sur le lac dans la vieille barque. » Depuis, cette phrase a été, hélas, retirée des éditions plus
récentes.
Déodat conseille « assez lent, très délicat, en effleurant les touches et très fondu ». Selon
Canteloube, le compositeur aurait voulu évoquer « les reflets d’un feu d’artifice (feux de bengale,
chandelles romanes, fusées et éclatements lumineux) dans le miroir d’un étang aux environs de
Narbonne, en amoureuse compagnie. »
Achille Mestre275 confirmait l’origine très méridionale du site : « Il s’agit d’un de nos
plus beaux étangs méditerranéens, Leucate, Salses ou Sigean : les teintes très vives chatoient puis
se dégradent peu à peu tandis qu’en sourdine les innombrables insectes préludent à leur chant
nocturne. » D’après Séverac pourtant, cet étang serait celui de Saint-Ferréol. Sur une carte
272 Louis Laloy : « Déodat de Séverac », Revue de la quinzaine, Le Mercure musical, p. 134.
273 Voir Pierre Guillot, pp 64 et 65.
274 Joseph Canteloube : le Mercure musical, 15 février 1906, p. 268
275 Achille Mestre : « Déodat de Séverac », La Revue musicale, 1 mai 1921 (2ème série, n° 7, p. 114).
126
postale de l’étang, à La Girelle, il écrivait à Auguste Serieyx : « C’est là que j’ai écrit « L’étang »
de « Loin des Villes ». Il y avait même le bateau. » Blanche Selva, qui le tenait sans doute de
Séverac, le situait bien comme « un des étangs de la Montagne-Noire voisin de Saint-Félix ».
Pourquoi cet étang le soir n’aurait-il pas été le fruit de deux sources d’inspiration ? Le
phénomène n’est pas rare. Dans son célèbre roman le Grand Meaulnes, Alain-Fournier n’a-t-il
pas utilisé l’existence de deux jeunes filles pour composer « Yvonne de Galais », une parisienne
pour la jeune fille de « la rencontre » et une jeune berrichonne pour la « châtelaine des
Sablonnières » ?
Quoi qu’il en soit, dans ces morceaux, Séverac s’est fait impressionniste et paysagiste.
Blanche Selva276 a évoqué de poétique manière l’impression ressentie par Séverac, le musicien
poète, devant l’Etang, le soir : « Rythme de calme barcarolle avec, bientôt, des notations
musicales de l’inquiétude, à cause des grandes ombres noires aux arbres voisins, des cris
nocturnes, des flûtes de crapaud ou des croassements de grenouilles; une étoile filante tombe
dans l’eau... mais toute cette agitation s’efface et l’on vogue amoureusement sous la lune
argentant le calme miroir de l’eau. »
Cette pièce valut à Séverac l’accusation d’avoir été influencé par Debussy. Canteloube
toutefois fait remarquer que si elle rappelle un instant la Cathédrale engloutie, elle fut composée
huit ans avant le célèbre prélude de Debussy et éditée dès 1905. Pleine de rumeurs indécises et de
frôlements crépusculaires, Sur l’Etang le soir serait, selon Cortot, plus volontiers marqué par
l’influence du Chabrier de Sous-bois et de Paysages. Rappelons toutefois que Séverac comme
Debussy et Ravel reconnurent tout ce qu’ils devaient au compositeur d’España. Selon Joseph
Canteloube, cette pièce aurait mérité d’être orchestrée pour en faire mieux ressortir « les
sonorités berceuses »277.
A Cheval dans la prairie, n° 3 de la suite, aurait été inspiré des ébats d’un jeune poulain
dans un pré, au bas de la côte de Saint-Félix. Gaston de Castéra, fils de René, me dit un jour que
ce sujet avait été inspiré à Déodat lors d’un séjour à Angoumé 278 par les chevaux qu’ils
élevaient ; et Blanche Selva confirme cette version en écrivant qu’elle rappelle le souvenir d’une
scène vue chez des amis fraternels, dans les Landes.
Ce numéro, vif comme le galop du cheval, est divisé en trois courtes parties. Succédant
au « départ » évoqué par une musique évocatrice du trot et du galop du cheval, une « halte à la
fontaine » ramène le souvenir de l’épisode précédent. « Mais ce n’est pas ici l’émoi du cœur à la
fontaine de l’enfance » dit Blanche Selva279, « c’est la joliesse de toute sorte dans la campagne.
Après ce court repos réparateur, le galop reprend de plus belle. »
Avec Coin de cimetière au printemps, « un grand lied » selon Blanche Selva280, nous
atteignons un des sommets de la musique déodatienne, et peut-être de la musique tout court. Je
n’ai encore jamais rencontré quelqu’un qui n’ait pas aimé cette œuvre.
276 Blanche Selva : « la Musique pour piano de Déodat de Séverac », la Revue musicale, 1921, p. 223.
277 Joseph Canteloube : le Mercure musical, 15 mars 1906, p. 168.
278 Château des Castéra près de Dax.
279 Blanche Selva: Déodat de Séverac.
280 Blanche Selva : « la Musique de piano de Déodat de Séverac », la Revue musicale, p. 224.
127
« La musique n’eut-elle dû recueillir de Déodat que ces quelques pages[...] qu’elle lui
serait à jamais redevable d’une émotion inédite » écrit Cortot. Le Coin de cimetière est empreint
d’une émotion profonde qui trouve sans doute sa source dans la disparition de son père et de sa
petite sœur à peine quelques années plus tôt. Déodat laisse ici transparaître sa foi chrétienne. La
douleur du cœur brisé est tempérée par l’espoir d’une vie meilleure après la mort. Ce coin de
cimetière est un coin de cimetière, mais au printemps : l’image de la mort est ici transcendée par
la nature renaissante, comme une âme régénérée par la foi.
« Ce coin de cimetière familier ne lui est point le propos de lassitudes attendries » écrit
Georges Jean-Aubry281; « il ne se résout point au définitif et dans le champ des morts, il voit des
fleurs vivantes, il entend monter la joie universelle de l’effort qui n’a pas atteint son faîte. »
Selon Marc Lafargue282, Déodat adorait les petits cimetières méditerranéens. « L’herbe y
pousse. Il y a des lapins qui s’y cachent. Sont-ils beaux au printemps dans l’éclatant soleil ! »
écrivait le poète. « Celui de Saint-Félix surtout ».
A Saint-Félix comme dans tous les villages, le cimetière est le prolongement du village.
C’est là que reposent ceux qui nous ont précédés. Il y a la mélancolie de l’absence sans doute,
mais aussi la vie permanente de tout ce qui l’entoure et qui, chaque année, renaît au printemps,
comme la vie éternelle qui succède à la vie terrestre. « Nous ne devrions pas pleurer, nous qui
savons que l’exil est si court, nous qui sommes certains de l’infini bonté de Jésus » écrivait
Déodat à sa sœur Alix. « Et si nous pleurons malgré cela, la cause en est notre faiblesse qui fait
que Jésus nous aime davantage encore, car il sait notre incapacité de vaguer sur les flots !... »
Le thème principal de cette pièce est emprunté au Dies irae de la liturgie catholique,
mais les rythmes qui l’accompagnent évoquent le balancement des cyprès qui, il y a peu encore,
voisinaient avec la tombe, les oiseaux dans les champs environnants et l’éclatement des
bourgeons pleins de promesses.
« Le chant doucement marque comme des cloches lointaines » écrivait Déodat. Cette
œuvre profonde est quasiment mystique, presque religieuse, non seulement par l’utilisation du
thème grégorien, mais par l’atmosphère de recueillement qu’elle suscite. Lorsque Viñes la joua
pour la première fois à Léon-Paul Fargue, il en fut bouleversé : « il en a presque pleuré » écrit
Viñes dans son journal. L’émotion ressentie fut si forte qu’elle lui inspira un long poème en
prose : l’Homme qui a tourné la tête en arrière.
On suppose qu’après Coin de Cimetière au Printemps, Déodat de Séverac, Déodat
pensait écrire Coin de Cimetière en Hiver ? Il aimait beaucoup les petits cimetières du sud de la
France. « Il adorait nos jolis petits cimetières du Midi écrivit Marc Lafargue. L’herbe y pousse;
il y a des lapins qui s’y cachent. Celui de Saint-Felix surtout. »
Le n° 5, dernier de la suite, est Le Jour de la foire, au mas. « Demain lève toi avant
l’aube : nous suivrons les longs troupeaux tintinnabulants » a écrit Séverac en exergue.
Il ne faut pas oublier la virgule, ce qui l’est parfois. Elle précise que l’action se passe au
mas, le jour de la foire. On y rassemble les animaux pour aller les vendre dans une foire qui
pourrait être celle de Revel. Pour Canteloube283, « c’est un bruissement continuel de sonnailles,
un grouillement de foule joyeuse, dominés par les cris de pintades et de poules effarouchées. »
Après un court épisode où l’on entend sonner au loin l’Angélus de l’aube - après
l’Angélus du soir dans Vers le mas en fête -, l’animation reprend. Ici Séverac reflète-t-il
consciemment, a contrario, Francis Jammes dans De l’Angélus à l’aube à l’Angélus du soir ? Les
couleurs vives reparaissent et la pièce se termine par les appels de la chute du chevrier. Blanche
Selva qualifie cette pièce de « morceau à l’envers ». Il commence en effet par des
développements et le thème n’en est révélé qu’à la fin. En Languedoc apparut comme une œuvre
nouvelle : « De telles pages sont précieuses entre toutes, et pour leur beauté intrinsèque et pour la
leçon qu’elles contiennent » écrit Calvocoressi284. Le Courrier musical mettait « hors de pair »
Coin de cimetière au printemps et A Cheval dans la prairie.
Ce concert fut pour Jean Marnold l’occasion d’un article très élogieux dans le Mercure
de France285 : « M. Déodat de Séverac est musicien jusqu’aux moelles; il possède ce que nul
jamais n’acquiert, qui en est privé, et il en est comblé. Du Chant de la terre à son dernier
ouvrage, En Languedoc, on peut suivre à la trace et reconnaître l’affranchissement décisif d’une
sensibilité qui vibre aux harmonies éparses et devinées de la nature, et se grise aux sonorités.
C’est le signe des élus de Dionysos. Les visions préférées du poète marquent sa personnalité.
Cette musique émane de la chaude ivresse qui monte des glèbes fumantes au soleil du matin. Elle
chante la vie innombrable, ingénue et subtile dans la joie des clameurs et des ruisseaux; on y
entend partout sonner des cloches lointaines. On n’y songe guère à « penser », et cependant
l’inspiration en est profonde jusque sous le décor du pittoresque, comme, aussi bien, allègre ou
grave sans pathos, sans afféterie dans l’humour. On y éprouve une émotion qui pénètre avec une
force intime et douce, qui dure, s’impose et « fait penser » plus tard, car la pensée n’est que la
sensation contemplée, issue de celle-ci, sa chair et sa substance, à la barbe des abstracteurs
d’entéléchies et des systémateurs d’ « idées ». Il semble bien qu’une nouvelle étoile se lève à
l’horizon de notre art, pour y briller bientôt radieuse et sereine. Sa lueur naissante est plus
délectable à nos espoirs que l’éclat fallacieux d’un bouton de mandarin, fut-il d’or contrôlé. C’est
la divine moisson de Pelléas qui pousse ses épis de lumière. »
Pour Louis Laloy286, on ne pouvait que constater que ce concert « a comblé toutes les
espérances qu’avaient fait [...]ce Chant de la Terre où une finesse de lignes toute méridionale
s’alliait à une douleur émue et légèrement attristée. »
Le 28 mai, Déodat recevait un petit mot de l’abbé Léonce Petit, professeur à l’Ecole
Saint-Joseph de Passy et nouveau membre du groupe des Apaches 287 pour lui dire son intérêt :
« J’ai retrouvé avec un extrême plaisir la très belle suite « En Languedoc » dont je persiste à
goûter particulièrement les 2 premiers numéros et le troisième. Les 3 numéros de l’Intermezzo du
283 Joseph Canteloube : Le Mercure musical, Revue de la quinzaine, 15 novembre 1906.
284 M.D. Calvocoressi : « Un musicien du pays de France : M. D. de Séverac, auteur du Coeur du Moulin
qu’on va jouer à l’Opéra-Comique ». Le Gil Blas, 26 novembre 1909.
285 Jean Marnold : « Revue de la quinzaine », Mercure de France, 15 juin 1905, p. 611.
286 Louis Laloy : « Déodat de Séverac », le Mercure de France, Revue de la quinzaine, n° 3, 15 juin 1905,
pp. 134-135.
287 Ils s’étaient connus le 13 mai précédent chez Marnold.
129
Chant de la Terre m’ont aussi beaucoup plu et dans les mélodies j’ai eu une immense joie à
entendre « l’Eveil de Pâques » qui est délicieux et le « Rêve » qui m’a paru un sentiment très
juste et très intérieur.
Au reste, j’ai eu le plaisir de constater que mon sentiment s’est trouvé sur plusieurs
points en accord avec celui de l’assistance si j’en juge par MM Marnold et Laloy qui se
trouvaient à côté de moi.[...] Y a-t-il d’autres pièces pour orgue en dehors de la suite en mi
mineur ? »
« En Languedoc » m’a profondément charmé » lui écrivit Max Jacob. « C’est une œuvre
hardie, personnelle et pittoresque. Excuse-moi de ne pas trouver de qualificatifs. La musique se
goûte et ne s’analyse pas »288.
A Paris, Déodat commençait à atteindre la renommée. Il suscitait donc des jalousies et
des rancœurs. Canteloube fut témoin d’une de ces manifestations : « Le fait suivant, dont je fus
témoin, montrera jusqu’où va l’hypocrisie dans certains milieux. A la première audition d’En
Languedoc, en février 1906289, j’arrive à la salle de concert avec Séverac. Encore étranger au
milieu des concerts (je venais à peine de me fixer à Paris) je restais dans un coin car, voyant
entrer le musicien, un groupe de musiciens qui étaient là, debout, à bavarder, se précipite vers lui,
avec les marques d’une grande joie. L’un d’eux, entourant Séverac de ses bras, lui dit, avec un
véritable enthousiasme : « Nous sommes là pour vous applaudir ! Quel talent ! On est fier d’être
votre ami, croyez-le bien. Moi, je vous admire tant : quel génie vous avez ! » Un peu gêné de
toutes ces fleurs, mon ami remercie puis, disant : il faut que je voie si Selva est arrivée, disparaît.
Alors celui qui venait de manifester tant d’admiration, dit à l’un des jeunes gens du groupe, avec
un ignoble sourire de coin, en indiquant du geste la porte par laquelle était sorti Déodat; « Quel
vieux c… ! » Cette phrase hélas ! textuelle, était peu en harmonie avec les paroles ampoulées que
la même personne avait coutume de publier, ou de prononcer, sur l’art et les artistes, dans des
attitudes de cabotin... Lorsque après le concert je retrouvais Séverac, je ne pus m’empêcher de lui
dire ce que j’avais entendu. Il me répondit, un peu chagriné mais non surpris : « Mon pauvre ami,
j’allais justement vous dire de vous méfier de ces gens-là comme de la peste ! » Qu’on ne
s’étonne donc pas si Déodat préféra fuir Paris et son cortège d’intrigues et de malveillances pour
aller vivre au chaud soleil du midi. »
Malgré toutes les critiques élogieuses qui paraissent dans la presse, certains prétendent
qu’En Languedoc a été influencé par les Miroirs de Ravel. A Joseph Canteloube qui faisait
observer à Cipa Godebski qu’en effet En Languedoc avait paru après Les Miroirs, le dernier
répondit au premier : « - Oui, c’est vrai ! Mais Déodat avait écrit son œuvre avant que Ravel ait
réalisé la sienne; et pendant qu’il la réalisait, il entendit plusieurs fois chez moi Séverac jouer En
Languedoc ! Si influence il y a, elle est plutôt de celui-ci sur l’auteur des Miroirs ! »
Nous pouvons compter sur cette affirmation émanant d’un témoin que l’on sait
personnellement attaché à l’un et l’autre musicien. Quant à l’influence de Séverac sur Ravel , elle
semble avoir été remarquée par d’autres personnes, notamment par le critique Pierre Lalo qui
écrivait le 30 janvier dans Le Temps : « [...]. On trouve un premier signe d’une évolution de cette
288 Lettre s.d. , 13 rue Ravignan.
289 Il s’agit en fait de 1905.
130
sorte dans les cinq pièces pour le piano qui viennent d’être exécutées à la Société Nationale.
Deux d’entre elles, Une barque sur l’Océan et la Vallée des cloches, sont autre chose que
d’exquis divertissements musicaux, contiennent un sentiment, une émotion qui commencent à se
manifester. Cette transformation ne semble pas s’accomplir sous l’influence de M. Debussy,
mais plutôt sous celle d’un musicien qui appartient à la même génération que M. Ravel, et dont
je vous ai dit l’an dernier la sensibilité vivace, saine, profonde et spontanée, M. Déodat de
Séverac. Il y a dans les deux pièces que je viens de citer comme un écho, fort lointain et
transposé dans un tout autre mode, du sentiment qui inspire En Languedoc, l’œuvre la plus
décisive de M. De Séverac. Il se peut d’ailleurs que ces deux pièces ne soient pas les plus
parfaitement réussies des cinq, tout justement parce qu’il y a en elles un élément insolite avec
lequel M. Ravel n’a pas de familiarité encore; mais le son nouveau qu’elles nous font entendre
mérite d’être noté. »
Le lendemain Maurice Ravel écrivait à Séverac pour s’excuser de n’avoir pas su que l’on
donnait une audition du Cœur du Moulin chez Madame de Saint-Marceaux la veille. Il faisait
allusion à l’article de Lalo : « J’aurais voulu aussi m’excuser de vs (sic) plagier (Lalo dixit). Mais
ça, ce n’est vraiment pas de ma faute. Aussi, pouvais-je me douter qu’il pût y avoir tant de
rapports entre une barque sur l’océan et un mas en fête ? ! !
J’espère que vs(sic) ne m’en voulez pas trop.
A samedi prochain, une affectueuse poignée de pattes
Maurice Ravel ».
Quelques années plus tard, Lalo reviendra sur les rapports entre la musique de Séverac et
celle de Ravel : « M. Maurice Ravel est sans doute, avec M. de Séverac, le plus connu de nos
jeunes musiciens, et celui dont le talent est le plus formé; d’ailleurs aussi différent de son rival
qu’il est possible; tout en artifices et en ornements extérieurs, tandis que l’autre est tout en
sentiment ingénu et profond. »290
Le concert du 25 mai sollicita, avec retard, un article de la Revue Hebdomadaire291:
« Avez-vous vu l’article que Chantavoine me consacra dans la Revue Hebdomadaire ? » écrivit
Séverac le 21 septembre. « Ce bougre là me traite de « déraciné ». C’est envoyé, hein ! Me voici
« boulevardier », moi qui me croyais un simple paysan aimant l’ail et le cassoulet. »
Dans cette « Chronique musicale », qui ne comportait pas moins de six pages
entièrement consacrées à Déodat, nous en avons extrait quelques-unes unes : « [...] Les oeuvres
de M. Déodat de Séverac, à moi connues, sont en effet assez peu nombreuses encore, mais assez
frappantes pour retenir l’attention tant par leurs qualités, lesquelles devront se développer, que
par leurs défauts, dont on peut compter qu’ils disparaîtront avec l’âge. Ces œuvres consistent en
morceaux de piano et en mélodies. [...] » L’auteur analyse alors le Chant de la Terre et En
Languedoc, puis poursuit sa critique. « Dans ces deux suites de M. Déodat de Séverac, on
reconnaît un tempérament musical indiscutable, et c’est pourquoi j’y ai insisté longuement. Leur
intérêt n’est pas douteux et passe parfois leur agrément ou leur valeur. Le sentiment qu’on en
retire est double. D’une part, on découvre chez leur auteur une sensibilité pure et sincère qui
réagit sous forme de musique aux impressions directes de la nature, de la terre, des champs, des
prés et des bois. D’autre part, à cette naïveté originelle, M. De Séverac, pour l’exprimer, joint
une préciosité singulière. Je passe condamnation sur la gaucherie souvent volontaire, et souvent
aussi excessive, de leur écriture pianistique; mais leur développement et leur teneur harmonique
témoignent d’un raffinement, d’une recherche, d’une subtilité qui paraissent ici hors de propos et
jurent avec l’ingénuité qu’on aime à trouver dans les impressions champêtres. Bref, si j’osais me
servir d’une comparaison empruntée aux lettres contemporaines, je dirais que M. De Séverac
sent comme M. André Theuriet, écrit comme Francis Jammes, et que cela fait un mélange mal
émulsionné; ou bien l’on pourra dire, avec plus d’exactitude, que M. De Séverac est un déraciné.
Sa sensibilité naïve et robuste, tout ce qu’il y a en lui de vrai et de bon, il le tient de sa province;
tout le style affecté dont il empêtre trop souvent une pensée généreuse, il doit le tenir du milieu
parisien.
Les sujets, presque identiques, dont M. de Séverac s’est inspiré dans ses deux suites pour
piano, montrent que sa prédilection va aux muses rustiques, champêtres, agraires, bucoliques et
potagères. Il y a, sous le libre ciel de la campagne, des sources d’inspiration effectivement
inépuisables, puisque chaque saison les renouvelle. Je souhaite que M. de Séverac leur demande
encore leur mélodieux secret, mais je souhaite que sa préférence dégénéra en spécialité
exclusive, péril assez commun aujourd’hui. On a vu récemment une grande dame, après avoir
butiné des rimes juteuses avec une insistance un peu appuyée, dans les vergers et sur les espaliers
d’Ile-de-France, tenter du roman. M. De Séverac, placé au sein d’une belle campagne, nous en a
chanté l’écho : quiconque vibre de la sorte aux spectacles et aux aspects de la nature peut en tirer
de soi-même des chants plus fermes, plus profonds, d’un lyrisme plus spontané et immédiat : la
musique pure contraindrait M. de Séverac à une surveillance de soi où son talent prendrait plus
d’ampleur et de force, et elle éloignerait de lui les dangereuses tentations du fignolage
pittoresque, du trompe-l’oreille, pour ainsi parler, lequel n’aurait que faire dans une sonate, un
quatuor ou une symphonie.
Au reste, M. de Séverac, spécialiste de l’agriculture musicale, soit capable de renouveler,
c’est ce dont on trouve déjà la preuve ou la promesse dans ses mélodies; quoiqu’elles aient moins
fait jusqu’ici pour sa renommée que ses pièces de piano, elles sont loin d’être sans mérite.
L’ombre, tentatrice comme une sirène, de M. Debussy, les fascine souvent un peu trop : alors
l’auteur se contente d’une déclamation plus ou moins vague sur de petits accompagnements
tortillés qui n’ont ni grande signification, ni grand agrément. Et d’autres, au contraire, si le
développement n’est pas toujours porté par un souffle très soutenu, l’expression de la voix est
sincère et bien soulignée par le piano, notamment dans l’Infidèle et le Chevrier. »
L’auteur terminait par deux phrases d’espoir : « Il est impossible de conclure une étude
aussi rapide sur un jeune artiste dont la carrière ne fait que s’ouvrir. La meilleure marque
d’estime qu’on puisse au contraire lui donner est de laisser son chapitre toujours ouvert aux
exploits qu’il est désormais engagé à y inscrire. »
132
Début mai, dès la parution d’En Languedoc à l’Edition Mutuelle292, Déodat fit quelques
envois à ses amis. Delage en reçut deux, à charge d’en remettre un à Ravel. « Mais méfiez-vous
parce qu’il y a des fautes que je corrigerai à domicile samedi prochain, car demain vous ne me
verrez pas Villa des Canards (au propre).
« Serrez les pinces des uns et des autres en la majeur. »
A son tour Alfred Cortot lui écrivait le 16 mai 293 pour le féliciter : « Je viens de lire En
Languedoc et je veux vous dire tout de suite quelle joie ça a été pour moi. C’est une œuvre
absolument remarquable, si pleine de verve et de sensibilité.
Bravo et à bientôt j’espère l’œuvre d’orchestre que nous pourrons vous jouer. »
Il fit également parvenir sa partition à Claude Debussy. Le 28 août celui-ci l’en
remerciait par l’intermédiaire de Louis Laloy : « Si vous correspondez avec Déodat de Séverac,
dites-lui qu’il ne me croie pas assez stupide pour avoir été insensible à l’envoi qu’il m’a fait.
Il fait de la musique qui sent bon et on y respire à plein cœur. J’ai malheureusement
perdu son adresse; mais comment le remercier ? »
Le 29 mai, c’est Missia Edwards qui remerciait Déodat : « Au moment où je voulais
vous écrire pour vous dire combien j’ai regretté de n’avoir pu aller vous entendre à la Schola, je
reçois votre Languedoc. Je vous remercie infiniment d’avoir pensé à m’envoyer ces pages que
j’aime tant. Mais je voudrais beaucoup vous dire de vive voix le plaisir que vous m’avez fait.
Voulez-vous venir déjeuner jeudi ou mardi et demander de ma part à Viñes de vous
accompagner. Je serais bien désireuse de lui dire avec vous avant de partir. Si mardi ne vous
convient pas, venez mercredi.
Affectueusement.
M. Edwards ».
292 Une nouvelle édition fut gravée en 1919 avec indication d’interprétation par Blanche Selva.
293 Cité dans Louis Laloy : la Musique retrouvée. Sd, Hôtel Estbourne à Londres.
133
« [...] Dimanche dernier chez Selva il n’y avait que les Castéra et Poujeaud (sic) : au
programme Chabrier, Séverac et Bach. »
Nous ne savons pas si cet article sur les trios fut jamais terminé. Le 10 mai 1906, il
promettait d’envoyer pour la fin du mois au secrétaire de rédaction Albert Chapon un article sur
les trios de Victor Vreuls et Pierre Coindreau dont un trio fut joué le 3 février au 333 ème concert
de la Nationale où Blanche Selva avait joué En Languedoc.
Joseph Canteloube
A partir de 1905, Séverac fréquenta assidûment Joseph Canteloube, venu faire ses études à
Paris auprès de Vincent d’Indy. Leur rencontre dut avoir lieu dès février 1904 lors d’un passage
de Canteloube dans la capitale. A dater de la Toussaint 1905 en tout cas, ils se fréquentèrent
d’autant plus assidûment qu’ils étaient voisins, Séverac habitant depuis février 116 rue d’Assas,
au coin de la rue Leverrier, et Canteloube dans cette rue. C’est du moins ce que dit Canteloube
car son biographe Françoise Cougniaud-Raginel pense qu’il fait erreur de date, Canteloube
n’ayant habité la rue Leverrier qu’à partir de novembre 1906. Quant à Séverac, il semble qu’à
cette époque il habitait rue Denfert-Rochereau, aujourd’hui rue Henri Barbusse.
« J’allais bien souvent le réveiller le matin » écrit Canteloube294, « et, après le café rapide
pris sur un zinc voisin, nous allions nous promener et marcher, parfois infatigablement, dans
Paris ou aux environs, voire au Bois, parlant d’art, de nos idées chères de régionalisme, de nos
projets de musiciens. »
Séverac dut avoir une influence certaine sur son jeune cadet 295, « plus que d’Indy » écrit
même Françoise Cougniaud-Raginel296, « Séverac lui-même, envoûté par sa terre du Languedoc,
poussa son ami dans la voie du chant populaire. Sur un feuillet manuscrit destiné à ses mémoires,
il reconnaissait lui-même en 1907 : « Influence de Séverac. Les paysans (le vrai peuple) ». Selon
Canteloube lui-même, c’est bien à la suite d’une conversation avec Séverac qu’il aurait adhéré au
régionalisme musical : « Comme je lui avouais le peu d’intérêt que m’inspiraient les clans
musicaux, il me dit « - Faites comme moi mon vieux ! Chantez votre pays, votre terre ! Je le fis
et commençai à recueillir les chants traditionnels de l’Auvergne et du Quercy. »
En 1907, lorsque fut créé Dans la Montagne, suite pour violon et piano de Canteloube,
François Sternay dans le Courrier musical (mars 1907) trouva que « cette œuvre procède de la
même veine que la suite pour piano En Languedoc de Séverac [...]; la ligne mélodique est très
pure, et l’amour de la nature est très puissamment exprimée. »
Cette communauté d’esprit n’empêchait pas une musique personnelle de chacun. « Cette
sensualité généreuse, ce goût du terroir qu’on a tant prisé chez un Déodat de Séverac » écrivit
Roland-Manuel297 à la création du Triptyque, « Canteloube les possède avec une personnalité
toute différente, et des moyens d’expression beaucoup plus affinés. »
Déodat lui présenta Manolo : « Venez avec moi » lui dit un matin Déodat, « vous verrez
un phénomène et nous allons nous amuser ! C’était à la belle saison. Nous montons au dernier
étage d’une vieille maison de la rue du Val-de-Grâce et entrons sans faire de bruit dans une
chambre où, sur son lit, dormait à poings fermés, Manolo. Mon ami me donne le pot à eau, lui
prend le broc et, au signal, nous inondons de haut le visage, le cou et la poitrine du dormeur dont
je n’ai pu oublier le hurlement qu’il poussa, bondissant hors de son lit ! ... » Plus tard, Manolo et
Canteloube devaient se rencontrer souvent à Céret.
Blanche Selva ayant eu envie de mettre en musique des poèmes de Francis Jammes, elle
demanda à Séverac d’être son intermédiaire. Le poète n’hésita pas et envoya à la pianiste un
recueil de poésie qui devait lui inspirer deux mélodies : les Lilas qui avaient fleuri l’année
dernière et Deux ancolies. L’année suivante, elle harmonisait un troisième poème, les Mystères
glorieux, extrait du Rosaire.
Répondant à Séverac, Jammes lui proposait de faire une mélodie de Le Poète et sa femme,
récemment paru dans l’Hermitage du 15 juin, proposant de lui en donner l’exclusivité.
« Vous feriez peut-être sur cette œuvre une œuvre musicale si grande. Il serait bon d’aviser
avant que j’ai cédé cette œuvre à un éditeur. »
Séverac écrivit à un ami de Paris pour lui demander de lui procurer un exemplaire de
l’Hermitage
mais le musicien ne composa jamais sur un poème de Francis Jammes avec qui il était
pourtant en telle communauté d’esprit.
Satie à la Schola
En 1905, Erik Satie devenait le condisciple de Séverac à la Schola. A quarante-cinq ans,
désirant retravailler sa technique souvent critiquée, il préférait la Schola au Conservatoire « dont
l’enseignement d’Etat conduit » selon lui, « à la plus odieuse vulgarité ».
Malgré la mise en garde de Debussy qui redoutait pour lui, musicien déjà accompli,
l’enseignement et les théories de l’école, Satie passa outre et entra dans la classe d’Albert
Roussel. « Satie possédait un métier, ses œuvres déjà publiées prouvaient qu’il n’avait rien à
apprendre », disait Albert Roussel. « Je ne voyais pas les avantages qu’il pouvait retirer d’études
théoriques et scholastiques. Néanmoins il s’obstina. »
Pendant trois ans, Satie fut un élève très docile et assidu. Le 15 juin 1908, son passage à la
Schola était sanctionné par un diplôme précisant qu’à ce jour il était autorisé à se « livrer
exclusivement à l’étude de la composition ».
« Trois ans après un rude labeur, j’obtins à la Schola Cantorum un diplôme de
contrepoint paraphé de la main de mon excellent maître », dit Satie, « lequel est bien le plus
savant et le meilleur homme du monde. Me voilà donc, en 1908, avec en main une licence me
donnant le titre de contrapuntiste. »
et les littérateurs ne s’étaient autant fréquentés. Ils se réunissaient dans les cafés, dans les ateliers,
dans les salons, et s’ils formaient des groupes souvent distincts, des chapelles même, ils étaient.
Paris attirait alors des artistes du monde entier. Il s’y brassait les idées les plus diverses. Paris
était le point de mire de toute la jeunesse intellectuelle, anxieuse de se mettre à l’unisson de son
époque.
Les salons
La création du Chant de la Terre en
1902 avait fait la réputation de Séverac. On
commençait à parler beaucoup de lui et on
s’honorait de le recevoir. Dès 1901, il était
reçu dans le salon de la comtesse d’Oncieu ou
celui de Melle de Rochette. La Princesse de
Faucigny-Cystria l’accueillait dans son bel
hôtel « Art nouveau » du 11 rue Hermelin.
C’est là qu’elle recevait de nombreux artistes
(peintres, musiciens, littérateurs) : les Redon,
la chanteuse Georgette Leblanc, le peintre
Charles Lacoste, Pierre de Bréville, Colette et
son mari Henry Gauthier-Villars. Séverac y
fut invité de nombreuses fois.
« As-tu un costume ad hoc pour tes
aller et venues chez la Pcesse (sic) de
Cystria », lui écrivait sa sœur en janvier 1903.
« Tous à l’heure je vais à un « five o clock » (sic) chez Cystria », écrivait-il à son tour;
et un autre jour : « Hier j’ai déjeuné chez la Pcesse de C[ystria]. Avec Bl[anche] Selva. Nous
avons fait de la musique après déjeuné et la Pcesse (sic) a chanté (pas mal du tout) une dizaine de
mes mélodies.
« ... étant donné les relations de cette « mécène » je suis ravi d’avoir fait sa conquête
musicale. »
Chez la princesse, il retrouvait parfois Redon, Bréville, Bagès, Ricardo Viñes qui
accompagnait le flûtiste Bastin. Ces invitations durèrent plusieurs années. En 1907, la princesse
lui écrivait : « Votre visite me ferait grand plaisir vendredi soir vers 6 h 00 si vous êtes à Paris. Je
trouve Philis charmant et l’ai indiqué à 2 ou 3 musiciens. Je le chanterai moi-même la saison
prochaine. » Et une autre fois : « ... Vous savez tout le plaisir que vous me ferez en me tenant au
courant de vos travaux.
« J’aime votre musique et j’ai pour vous beaucoup de sympathie.
Croyez Monsieur et gentil ami à mon fidèle souvenir.
Trévise Faucigny. »
136
Il était également accueilli chez la Princesse de Polignac, chez les Edwards, chez
Madame de Saint-Marceaux, bien qu’il n’ait aucune propension à fréquenter les salons. En 1902,
nous savons qu’il fut invité à un mardi des de Serres où Ricardo Viñes devait jouer son Chant de
la Terre. Hélas le pianiste s’étant pris le doigt dans une porte, cette audition dut être reculée
d’une semaine. « Chez les de S., on a été très aimable », écrivit-il à sa famille; « il y avait
d’ailleurs beaucoup de gens de ma connaissance parmi lesquels Willy, toujours gai et malin... On
a chanté ou violoné du Franck et du Beethoven. J’aurais donc été bien entouré si la chance
m’avait laissé exécuter. »
Chez les de Serres, il rencontrait Colette 298 qui plus tard s’est souvenu de ces soirées :
« Un compositeur au piano, un chanteur, appuyé des deux coudes au piano nu, moiré comme une
huile sombre - une cantatrice qui ne quittait pas, pour chanter, son fauteuil, et qui exhalait la
mélodie, tête renversée, comme une fumée négligente. Si Louis de Serres quittait le clavier,
Pierre de Bréville le remplaçait, ou Charles Bordes, ou Déodat de Séverac. Vincent d’Indy
s’amusait avec timidité, improvisait une valse pour orgue de Barbarie qu’il interrompait comme
si la honte l’eût brûlé sur la banquette à crémaillère. Gabriel Fauré et André Messager, soudain
rivaux, prenaient sa place pour improviser à quatre mains. Le rythme sous leurs mains devenait
casse-cou, et toute modulation se faisait guet-apens. » Plus tard, Colette aura un projet de
collaboration avec Séverac. Il pourrait être à l’origine de l’Enfant et les sortilèges, qui fut en fait
composé par Ravel. Une lettre de l’écrivain nous le laisse supposer : « Mais, cher Monsieur (j’ai
bien failli écrire cher ami, en souvenir des bons moments passés chez les Louis de Serres) je
serais heureuse, et orgueilleuse, de travailler pour votre musique. Seulement... je suis timide avec
votre idée, je n’entends pas encore causer entre eux les personnages de bois et de cire. Je vais
tâcher d’y penser en Limousin. Mais si par hasard je trouvais une autre idée, est-ce que je
pourrais vous la dire ? » 299
Déodat fréquentait aussi les soirées de Madame de Saint-Marceaux. Elle recevait le
vendredi soir, après un dîner toujours excellent où certains privilégiés étaient reçus dans « une
atmosphère de « liberté surveillée », dit Colette. Ses réunions « mieux qu’une curiosité accordée
aux fidèles de la musique, le bastion de l’intimité artistique. »300. Ses deux salons, de dimensions
modestes, réunis pour n’en faire qu’un seul, étaient un lieu de consécration pour des réputations
de compositeurs et de virtuoses, sous l’égide d’une bonne musicienne. Pour reprendre les propos
de Miguel Zamacois301, « elle avait fait de sa maison une sorte d’Académie de musique,
éclectique, curieuse de l’évolution progressive, encourageant et lançant de jeunes
compositeurs. » Elle n’obligeait personne à écouter la musique mais ne tolérait pas le moindre
chuchotement. On y arrivait à toute heure. Aucune tenue n’était obligée. Les hommes étaient
admis en veston et les femmes en toilette de ville. Apparentée aux meilleures familles de la
bonne société parisienne, elle avait été remarquée autrefois par Saint-Saëns qui l’avait demandée
en mariage. Ses parents ayant refusé, elle avait épousé le peintre Eugène Baugnies. Dès 1875,
298 Colette : Oeuvres complètes. Editions du Centenaire, P. 1973. Flammarion, T. IX, pp. 301.
299 Colette de Jouvenel : lettre à Déodat de Séverac, s.d.
300 Colette : Journal à Rebours, Un salon en 1900, in Oeuvres complètes.(Op.cit.)
301 Miguel Zamacoïs : Le Figaro, 8 mars 1931.
137
elle réunissait autour d’elle Gounod, Edouard Detaille, Jacquet, Meissonnier, Carolus-Duran,
Boldini, et le sculpteur René de Saint-Marceaux qui allait devenir son second mari. En 1880, elle
s’était fait construire boulevard Malesherbes, par l’architecte Jules Février, père du compositeur
Henry Février, l’hôtel où fut reçu Déodat.
Séverac pourtant n’était pas un mondain. Il se méfiait des salons. Dans sa thèse, il en fera
une analyse caustique : « Ils se retrouveront (les musiciens) bientôt dans différents salons où l’on
cause beaucoup (beaucoup trop) de musique. Dans ces salons, il y a parfois de jolies femmes.
Tous sont des « gens de goût ». [...]. La maîtresse de la maison est une femme très « avertie »,
suivant le terme consacré, sur toutes les questions d’art et de littérature. Depuis les gestes naïfs
des primitifs jusqu’aux quintessences des impressionnistes, tout lui est familier. Elle sait la
beauté de la fugue et du canon à l’écrevisse; le contrepoint, même le plus renversable, n’a aucun
secret pour elle et elle a parfaitement conscience de la puissance sensorielle d’un accord de
neuvième surtout quand un autre accord de neuvième le précède à propos.
« Elle sait fort bien aussi que, dans une sonate, une seconde idée qui se respecte doit être
dans un ton voisin du ton initial et, suivant qu’elle est affiliée à l’une ou l’autre chapelle (les
verticaux ou les horizontaux) elle met à l’index ou délivre l’imprimatur.
Autour d’elle gravitent un certain nombre de satellites tout aussi « avertis » qu’elle-
même et que l’on rencontre nécessairement à toutes les premières, à tous les vernissages et à
quelques « Grands Prix ».
« Suivant le vent qui se lève, leur navire cingle à droite ou à gauche, entraînant les naïfs ou
les rusés compères. Il faut à cet auditoire très distingué un grand homme (ou un simple
caudataire de grand homme) à découvrir et à élever. Il ne fera rien, il n’écrira pas un accord qu’il
ne vienne aussitôt le soumettre à ses juges.
« Lorsqu’il composera, il n’aura qu’une pensée : faire plaisir à ses amis. « Voici une
harmonie qui charmera Madame X... Voici un « pont » que Monsieur Z ... l’ingénieur, trouvera
parfait »...
« [...]. Le jeune musicien qui se laissera prendre aux « rêts exquis des mondaines » est
tout aussi en danger que son frère le prix de Rome. Comme à lui, il lui est interdit de faire
preuve d’une personnalité qui ne serait pas conforme à l’idéal de ce milieu de déracinés où la
mode, le snobisme, l’excentrique ont le rôle prépondérant. Je sais bien qu’il y a parmi eux des
gens de goût et des convaincus, mais ils sont en minorité et même chez ceux-là le parisianisme
a fait son œuvre; ils sont, si vous voulez, des déracinés supérieurs, mais des déracinés tout de
même.
« Le jeune compositeur se développera donc contre son instinct dans l’atmosphère d’un
bouillon de culture; il devra s’adapter à un sol auquel la nature ne l’avait souvent pas destiné.
Peu à peu, il rompra la chaîne des vieilles traditions qui l’unissait à ses aïeux et à sa région. Son
plus grand désir sera bientôt d’être compté dans le « Tout Paris » car, vous le savez bien, rester
un provincial est le comble du grotesque... »
Bien sûr, le portrait est un peu caricatural, mais Déodat n’aimait pas les mondanités.
S’il fréquentait peu les salons, c’est parce qu’il aimait mieux les gens simples. Les réunions
plus intimes chez ou avec des amis; chez Blanche Selva par exemple, qui réunissait tous les
dimanches, « de quatre à sept », l’élite des musiciens contemporains lui convenaient mieux.
138
« Le dimanche nous nous retrouvions souvent, avec Séverac, chez Blanche Selva qui
recevait ses amis chez elle, rue de Varennes », [50 avenue de Varennes, Paris (VII e)] écrivait
Joseph Canteloube. « On rencontrait là, généralement, Albéniz, Coindreau, Poujaud, parfois
Magnard, souvent Roussel (qui ne rougissait pas de ses attaches avec l’enseignement de la
Schola), quelques fois enfin Vincent d’Indy.µ
« Ah ! ces dimanches de Selva », dit Octave Maus302, « quels délices et quelles leçons !
D’Indy écoutait en tournant les feuilles la lecture des Baigneuses au soleil de Séverac et celui-ci
demeurait stupéfait des jaillissements d’eau, des miracles de lumière qu’en tirait l’interprète.
Albéeniz éprouvait le même ravissement à l’audition des douze pièces d’Ibéria. Dukas posait sur
le piano ses Variations sur un thème de Rameau; Bréville sa réduction de Stamboul; Roussel ses
Evocations. Et c’était, en ce cercle d’amis unis dans le même idéal d’art, l’intimité d’heures trop
courtes passées dans l’amour de la musique et l’admiration de celle qui en entretenait la
flamme. » Georges Jean-Aubry nous a conté le souvenir d’un de ces dimanches, lorsqu’il s’était
rendu chez Blanche Selva à l’invitation d’Octave Maus. Quand il eut été invité par la domestique
à pénétrer dans le vestibule, il fut surpris par le bruit d’« une des plus effroyables rumeurs
musicales » qu’il lui eut « été donné d’entendre »303. « Plusieurs personnes semblaient, dans une
pièce voisine, s’appliquer à frapper sur plusieurs pianos, sans aucun souci de l’harmonie ni de la
mesure. Averti comme je l’étais de la musique la plus moderne, je ne pouvais imaginer que ce fût
là l’une des démonstrations de l’enseignement de Melle Selva. Ce tumulte ne dura qu’un moment :
celui qu’il me fallut pour déposer ma canne et mon chapeau dans l’antichambre, car à peine la
servante eut-elle ouvert la porte de la pièce d’où provenait tout ce bruit, à peine eus-je franchi le
seuil, il cessa comme par enchantement.
« La fumée des cigarettes et mon ébahissement me rendaient en entrant la vue un peu
confuse. Je distinguais pourtant sept ou huit personnes auxquelles on me présenta et qui se
trouvaient être chez Melle Selva : M. Vincent d’Indy, Albert Roussel, Déodat de Séverac, René et
Carlos de Castéra, M. Paul Poujaud et une ou deux autres personnes 304, peut-être, dont je ne puis
aujourd’hui affirmer la présence. Il se trouvait encore un homme assez corpulent, barbu et qui
fumait un gros cigare : un peu plus tard, il me serra contre son cœur avec une exubérance qui me
coupa le souffle, c’était le magnifique, le délicieux, le débordant Albéniz. »
« Un nouveau coup de timbre ayant retenti, Jean-Aubry comprit quelle avait été la cause
du vacarme qui l’avait accueilli : au bruit de sonnette, il vit d’Indy et Selva se précipiter vers un
piano, tandis qu’Albéniz se chargeait de l’autre, se mettant « d’un commun accord, ou plutôt
d’un commun désaccord, à exécuter la plus bruyante cacophonie dont deux pianos soient
capables. C’était une façon de célébrer, sur le mode des collègues, la venue du nouvel arrivant
qui, cette fois, était bien celui qu’on attendait, et qui méritait, certes, tout cet excès d’honneur. »
« C’était Paul Dukas dont l’Opéra-Comique venait de créer Ariane et Barbe-bleue.
Dukas souriait; « Séverac parlait, [...]. Albéniz gesticulait, riait, allait de l’un à l’autre; Albert
Roussel, dans un coin de la pièce, demeurait silencieux. Je l’atteignis dans cette retraite : nous
échangeâmes quelques paroles dont je n’ai pas conservé le souvenir : mais je sais seulement que
lorsque je quittais cette maison de la rue de Varennes, j’avais entendu Albeniz jouer
inoubliablement le troisième cahier d’Iberia et j’emportais la promesse de Roussel et de Séverac
de venir entendre leurs œuvres au Havre. »
Certains lundis, c’était les Castéra qui recevaient, rue d’Assas. Au petit groupe d’amis
habituel se joignait le Tout-Paris musical. Maurice Ravel était parfois de ces soirées. Le
musicien, qui avait le sens des relations publiques, contrairement à Séverac, venait parfois en
smoking car il était attendu dans quelque salon parisien qu’il aimait fréquenter.
Séverac et Ravel se retrouvaient également souvent dans le salon de Cipa et Ida Godebski,
frère et belle-sœur de Missia Edwards. « Ces deux êtres d’une gentillesse rare habitaient au
dernier étage d’un immeuble situé rue d’Athènes, près de la gare Saint-Lazare a écrit Georges
Auric305 . Chez eux, chaque semaine, se réunissait un groupe d’écrivains, de peintres, de
musiciens qui, tous ou à peu près tous, sont devenus célèbres [...]. sans compter les visiteurs
étranger qui, lors-qu’ils venaient à Paris, allaient passer chez les Godebski leur soirée du
dimanche. Il y avait là une atmosphère que j’ai rarement rencontrée puisque pour une fois, ces
artistes ne se détestaient pas ou en tout cas, ne manifestaient pas un mépris mutuel. Aucun luxe
inutile, l’appartement était modeste mais la tasse de thé que l’on nous servait était d’une saveur
peu commune et j’étais enchanté de rencontrer tant de personnages divers. « Nos hôtes avaient
des enfants eux aussi d’une qualité exceptionnelle : Jean et Mimi Godebski auxquels Ravel avait
d’ailleurs dédié la suite pour quatre mains de Ma Mère l’Oye »
L’appartement de la rue d’Athènes était modeste, mais à partir du 12 avril 1902, ils
s’installèrent au 20 rue de Chartres à Neuilly. Leur salon rivalisait de qualité avec celui d’Alfred
et Missia Edwards. Leurs deux
enfants, Mimi et Jean, y faisaient
régner une atmosphère presque
familiale. Malgré cela, un caractère
artistique beaucoup plus sérieux
dominait car, contrairement à sa
sœur, Cipa ne recevait pas ou peu de
demi-mondaines, de snobs, de
femmes fatales, mais
essentiellement des membres
influents de l’ « artistocratie ». Cipa
cachait mal sa double infirmité : son
bras droit ne s’était pas développé et
était beaucoup trop court et son pied bot l’empêchait de marcher normalement. Il l’obligeait à se
déplacer par des sautillements. La blonde Ida, venue de Cracovie était d’une beauté juvénile.
Comme son marie ; elle avait un accent qui trahissait leurs origines polonaises. Déodat était très
lié avec eux, et Ravel en fit sa famille d’adoption. Quand il eut sa maison de Montfort-Lamaury,
il descendait dans un hôtel en face de chez eux.
Ricardo Viñes jouait pendant des heures, comme dans un rêve, les dernières
compositions de ses amis. Une toile de d’Espagnat, Réunion d’artistes, peinte en 1910, évoque
305 Georges Auric, Quand j’étais là … , Bernard Grasset & Fasquelle, Paris, 1979, p. 45
140
Plus tard Marie Godebska, la sœur de Jean, dite « Mimi », épousa en 1925 Aimery
Blacque-Belair, officier de carrière et fils du général Blacque-Belair tandis que le frère
d’Aimery épousa Magali de Séverac, fille unique de Déodat.
Les Apaches
306 Tristan Klingsor : Ravel par quelques-uns uns de ses intimes. Ed. Du Tambourinaire. P. 1929.
141
En 1903, Léon-Paul Fargue invita Maurice Delage 307 à se joindre à eux. Cette nouvelle recrue
allait être providentielle. L’année suivante en effet, Sordes, ayant eu des problèmes avec son
voisinage, dut déménager. Delage, qui venait de s’installer dans l’ancien atelier du peintre Louis
Payet, 3 rue de Civry, s’offrit de les accueillir. La rue de Civry était une des petites rue tranquille
d’Auteuil, près de la Porte de Saint-Cloud. « On longeait un mur, on poussait une étroite porte et
l’on traversait un jardin peu planté qu’éclairait seule la réverbération des étoiles et des becs de
gaz, raporte Tristan. L’atelier de Delage était surélevé. Il fallait gravir un escalier de bois et l’on
se trouvait dans une pièce garnie d’un piano à queue, de quelques sièges et de banquettes. » Les
murs de bois et de carton, comme le sol, étaient tendus de tissu. Un samovar et une salamandre
assuraient un peu de chaleur, mais les femmes étaient exclues du groupe ; ce à quoi tenait
beaucoup Ravel. Delage qui devint son élève, sera avec lui en 1909, la cause de la création de la
Société Indépendante de Musique (SIM), concurrente de la Société Nationale (SNM), son poème
symphonique Conté par la mer ayant été refusé par d’Indy. Peu à peu le groupe s’agrandit,
réunissant musiciens, poètes, littérateurs, ou tout simplement mélomanes. Outre Viñes, Ravel,
Delage et Séverac, déjà cités, parmi les musiciens vinrent se joindre Florent Schmitt, André
Caplet, Paul Ladmirault, Désiré-Emile Inghelbrecht, Emile Vuillermoz, Manuel de Falla, Lucien
Garban, Alexis-Mauel Chadeigne. Parmi les poètes, outre Tristan Klingsor 308 et Léon-Paul
Fargue, il y eut également Charles Guérin. Les peintres étaient Edouard Benedictus, Seguy,
Georges d’Espagnat, Chanvini, le décorateur Georges Mouveau et le dessinateur Pinet. Il y avait
même parmi eux un abbé, Léonce Petit, neveu du photographe à qui l’on doit un portrait
photographique de Séverac
Parfois, le petit groupe se réunissait rue de Fourcroy, chez le peintre Edouard Benedictus
(1878-1930), ce « Mage sans limites » selon Maurice Delage. Peintre, décorateur, littérateur,
musicien et chimiste, « destiné originellement à la musique, auteur d’un opéra-comique, il aurait
fréquenté vers l’âge de 18 ans l’école des Arts décoratifs. En 1903, il invente par pur hasard le
célèbre verre Triplex », écrit Jean Lepage309. Son œuvre peinte a été déposée par sa veuve au
Musée des Arts Décoratifs.
Ils se réunissaient fort tard dans la nuit, quelquefois jusqu’au premier métro. Séverac
était-il présent lorsque Ravel créa chez Delage, « dans un silence tendu comme un complot » la
Pavane pour une infante défunte et Jeux d’eau ? Plus tard, en 1906, l’éditeur Demets qui
réclamait à Déodat les manuscrits des Muses printanières qu’il lui avait promises, lui rappela que
« la Pavane pour une taupe défunte était très attendue par Ravel »310.
Le petit groupe vivait dans l’enthousiasme permanent de nouvelles découvertes : Pelléas,
les Russes, Fauré, Chabrier que l’on connaissait à peine et dont on ignorait les chefs-d’œuvre
comme Le Roi malgré lui, l’Etoile, l’Education manquée, l’Ode à la Musique, la Sulamite, la
Suite pastorale. Ils étaient tous fervents debussystes : « Toute la bande se retrouvait chaque
dimanche au concert » écrivit Hélène Jourdan-Morhange311 ; « il s’agissait de faire le coup de
poing pour défendre Debussy ! »
« On ne reverra plus avant longtemps un enthousiasme comparable à celui de cette
jeunesse touchée par la grâce, au temps de Pelléas », faisait remarquer D.E. Inghelbrecht 312.
« D’abord on devait à la cause d’assister à chaque représentation, quitte à risquer les réprimandes
familiales :
- Tu dois cependant la connaître par cœur, maintenant, cette pièce ! Et puis non
seulement tu as à payer ta place, mais tu dois encore abandonner ton cachet pour te faire
remplacer à ton orchestre ! [...].
Puis on se réunissait les uns chez les autres, et on se le rejouait, les uns au piano, les
autres chantant, d’autres imitant jusqu’au bruit du rideau ou, pendant les interludes, les
bavardages des Béotiens réprimandés d’un chut ! péremptoire. Entre soi on parlait Pelléas :
« Comment allez-vous ?
-Je commence à avoir froid.
-Allons-nous prendre un bock .
-Simplement parce que c’est l’usage.
A chaque représentation, on amenait un néophyte, une recrue, amis, parents ou
inconnus. » C’est ainsi qu’Inghelbrecht avait été admis dans le groupe, Chadeigne l’ayant invité
à Pelléas, puis présenté à Ravel.
La musique russe, comme celle de Debussy, les comblait. « Tout ce que l’esprit fureteur
de Ravel pouvait dénicher dans les éditions de musique russe de Belaïeff était englouti par le
piano vorace de la rue Dulong », écrivit Maurice Delage « Symphonies de Borodine, de
Balakireff, Antar, Thamar, Stenka Razina, faisaient un admirable vacarme qu’on arrêtait
seulement parce qu’il était vraiment trop tard. Mais il fallait recommencer au coup de sonnette
qui vous annonçait que Fargue en voulait aussi sa part. »
Afin de comprendre l’enthousiasme et l’avidité de nos jeunes amis pour les musiques
qu’ils découvraient, il faut se replacer dans l’époque. La musique, en ce temps là où il n’y avait
ni radio ni disque (ou presque), se méritait. Il fallait faire un effort, se déplacer, organiser sa vie
en conséquence et accepter les contraintes que cela entraînait. Le mélomane devait se renseigner,
se rendre au lieu d’interprétation. Une fois dans la salle, par exemple, chacun avait le sentiment
de participer, pour les uns à une réception plus ou moins mondaine, en tout cas tout à fait élitiste,
quel que soit le choix de la salle ou du spectacle. Le nombre limité des places impliquait, comme
maintenant, une notion de privilège et le côté exceptionnel de la manifestation en faisait un
événement et celui-ci était d’autant plus important que le spectacle était d’avant garde. Il
devenait urgent et nécessaire d’aller voir une œuvre nouvelle, seule façon de la connaître et de la
juger à tort ou à raison, d’autant que le succès ou l’insuccès devait en perpétuer l’audition ou
faire retirer l’œuvre ; parfois les grandes créations prenaient un caractère mondain donc social.
De ne pas l’avoir suffisamment compris, Déodat de Séverac l’a payé par des années d’oubli.
311 Hélène Jourdan-Morhange : Ravel et nous, Genève, p. 59.
312 D.E. Inghelbrecht : Mouvement contraire. Paris, 1947, p. 275.
143
313 Le catalogue de Gustave Samazeuilh ne comporte pas moins de 6 pages de réductions de ce genre ! !
314 Arnold Schoenberg : Le Style et l’idée, Paris, Buchet-Chastel, 1930.
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d’équilibre et de nuances, en vint-elle presque à disparaître derrière les effets faciles et les
couleurs vives du Bel Canto ou de la musique romantique, beaucoup plus sensuels.
Pour défendre leurs héros musicaux tout autant que pour entendre leur musique, nos
amis étaient d’assidus auditeurs des concerts du Châtelet, du Conservatoire, de la Nationale ou de
la Schola. Ainsi se rendaient-ils aussi salle Pleyel, alors rue Rochechouart au pied de la Butte
Montmartre. Séverac y allait parfois seul ou avec Joseph Canteloube. Ce dernier a raconté quelle
épopée c’était pour eux de traverser Paris, du quartier latin à Montmartre : « nous prenions un
omnibus (à chevaux, bien entendu) qui nous laissait place Saint-Michel. Il fallait changer et en
prendre un autre qui nous conduisait au square Montholon, d’où il n’y avait plus qu’à remonter
un peu la rue Rochechouart pour arriver enfin à Pleyel. C’était un trajet de quarante ou cinquante
minutes et autant pour le retour dans des voitures où l’éclairage à pétrole ne permettait pas de lire
et l’hiver, chauffées avec des bouillottes que l’on changeait à certains arrêts comme dans les
trains [...]. ».
C’est lors d’une de ces excursions nocturnes que le petit groupe reçut son appellation. Un
dimanche en effet, alors qu’ils remontaient la rue de Rome, ils virent s’approcher d’eux un crieur
de l’Intransigeant, mais celui-ci de s’enfuir aussitôt en s’écriant : Attention les Apaches. « Le
mot enchanta Viñes qui lança ce jour-là l’Apachie dans l’éternité » dit Maurice Delage315. Ce
surnom qui les apparentait aux voyous de Belleville, qui fréquentaient eux aussi Montmartre, n’a
rien d’extraordinaire si l’on en croit Jann Pasler 316. « On peut constater que les amis de Ravel
présentaient certains points communs avec les rôdeurs de Belleville. Selon les écrivains
spécialistes de la vie de Montmartre, il n’y avait guère plus de différence d’âge, de milieu
familial, de façon de vivre ou d’idées entre le poète ou l’artiste d’un côté, et le jeune rôdeur de
l’autre, qu’en l’anarchiste qui était lui-même plus ou moins poète, artiste et rôdeur. La colline fut
leur refuge à tous. Comme les « Apaches de charme », ainsi que s’appelaient les rôdeurs de
Belleville, les amis de Ravel se promenaient dans le même secteur très tard dans la nuit, après les
concerts. Fargue est connu pour ses poèmes sur la vie nocturne de Montmartre. »
Avec Joseph Canteloube, Déodat redescendaient souvent à pied dans leur quartier
pourtant fortement éloigné : « nous revenions de Montmartre à l’Observatoire à pied, traversant
le Paris nocturne, en bavardant et faisant une dernière halte à la « Closerie des Lilas » où, à cette
époque, trônait à peu près régulièrement le poète Jean Moréas », écrit Canteloube317. La marche à
pied ne faisait pas peur à ces jeunes parisiens. Les témoignages de Mario Meunier ou de Ricardo
Viñes nous en donnent un aperçu. Séverac et l’écrivain se donnaient rendez-vous dans un café de
Montmartre. La soirée terminée, ils redescendaient eux aussin à pied, « discutant de Virgile et de
son éternelle actualité [...]. A force de le lire, il savait par cœur des tirades entières, et sa voie
sonore donnait aux vers du poète, lorsqu’il les récitait, la saveur et l’accent du terroir du
Languedoc. »318.
La « Bande à Picasso »
En 1904, Picasso revint s’installer à Paris, définitivement cette fois. L’atelier de Paco
Durio au Bateau Lavoir étant libre, il s’y installa avec Fernande Olivier sa compagne. Il avait
vingt trois ans et il aimait pour la première fois. Déodat venait parfois leur rendre visite à
Montmartre. Une profonde amitié les unissait. Trente ans après la mort du compositeur, le
peintre en témoignait dans un hommage qu’il rendit à son ami : « Oui Déodat de Séverac est
toujours un des meilleurs souvenirs de ma vie d’Art avec toute l’admiration que je lui garde. Je
suis avec vous tous pour lui apporter notre hommage. Picasso. Paris le 23 avril 1951. » Ce court
texte écrit pour être publié dans un numéro spécial de la Revista Muzical Occitania319 était
illustré d’une charmante, qui, pour avoir été faite de mémoire, n’en est pas moins fort
ressemblante. Picasso fera deux fois le portrit de Séverac ; la première fois à Céret,
vraissemblablement en 1913, sur un papier à entête de chez Michel Justafré. Ce dessin appartient
à ce qu’on appelle « le cubisme symbolique. »
Bizarrement construit entre deux rues de niveau inégal, le « Bateau Lavoir » était une
curieuse construction. Il devait ce nom à Max Jacob, à cause du linge qui séchait aux fenêtres.
On lui donnait alors le nom de « Maison du Trappeur » ; André Salmon l’appelait l’« effarante
Maison Usher de la Butte »320. Séverac y fit de nombreuses visites à ses amis. La singulière
demeure était tout en escaliers, en couloirs sonores à demi-obscurs. C’était un assemblage de
poutres et de planches qui faisaient bien penser à un bateau.
Au Bateau Lavoir et dans l’entourage de Picasso, Séverac se fit de bonnes et fidèles
amitiés : des peintres naturellement, mais aussi des poètes, comme Max Jacob, Guillaume
Apollinaire, André Salmon. Jamais autant qu’à cette époque peintres, poètes et musiciens
n’avaient été aussi liés. Ils se réunissaient ou se retrouvaient dans les cafés, les ateliers, les salons
ou les revues. Au Bateau Lavoir, sur sa porte, Picasso avait écrit : « Au rendez-vous des poètes ».
Il était en effet passionné de poésie. A Barcelone, il avait déjà lu Verlaine, Verhaeren, Mallarmé,
Baudelaire. Il a lui-même écrit des poèmes admirables en espagnol et en français. Déodat
retrouvait également le poète Max Jacob, le pauvre le mieux habillé de la Butte, son père étant
tailleur à Quimper. Il avait été l’un des premiers de la bande, ayant fait la connaissance de
l’Andalou, dès 1901, lors de sa première installation à Paris. L’année suivante, ils avaient même
habité ensemble, boulevard Voltaire.
Picasso avait fait la connaissance de Guillaume Apollinaire à l’Austin’s bar de la rue du
Havre et ils avaient sympathisé tout de suite. Dès lors, ils se rencontrèrent quasi
quotidiennement. Le poète montait presque tous les jours au Bateau Lavoir après son travail à la
Banque Lepère, rue Le Pelletier où il rédigeait une feuille boursière : Le Guide du rentier. En
dehors de ce gagne-pain, il prêtait sa plume aux muses en écrivant dans des revues. Sous
l’influence de ses amis peintres, il s’essaya à la critique artistique en écrivant dans La Plume et
dans la Revue immoraliste, avec notamment un éloge des Saltimbanques de Picasso qu’il avait
319 « Hommage à Déodat de Séverac », planche hors texte, numéro spécial de la Revista Muzical
Occitania, 1952.
320 André Salmon : Souvenirs sans fin, t. I, p; 39.
146
conseillé au peintre. Depuis 1903, Apollinaire collaborait à « La Revue des revues » dans la
Revue d’art dramatique et musical. Si le théâtre l’intéressait beaucoup, en revanche la musique
l’intéressait peu. « Il saura néanmoins captiver ses lecteurs par son art de conter, son goût de
l’anecdote, ses débordements incessants hors de la musique et du théâtre dit Jean-Paul Avice321.
Quand il parle de musique, Apollinaire énonce souvent des jugements rapides et superficiels,
mais ses articles ont le mérite de nous révéler ses goûts pour les musiques populaires (vieux
noëls), chansons de music-hall, sa préférence pour Berlioz et pour l’art lyrique où se rejoignent la
musique et le théâtre. » Ce goût pour les chansons populaires ne pouvait que le rapprocher de
Séverac, mais nous ne connaissons pas la teneur de leurs converations. Le 16 avril 1909, il
proposait à notre musicien de « faire au « Salon des Indépendants » une conférence suivie d’un
concert de ses œuvres. Le pianiste Ricardo Viñes fut sollicité pour ce concert mais je ne crois pas
qu’il ait pu avoir lieu.
Fils d’un sculpteur et d’une peintre, André Salmon, autre membre de la Bande à
Picassoavait passé son enfance et son adolescence en Russie et n’était rentré en France que pour
satisfaire à ses devoirs militaires. Dès lors, il devait se lier d’amitié avec tout ce que le monde
parisien connaissait de peintres, d’écrivains et de poètes. En 1903, pour lui débuta avec Picasso
une amitié de soixante-dix ans. Salmon habitait non loin du Bateau-lavoir, rue Saint-Vincent,
juste en face du cimetière, mais en 1908 il vint s’installer quelques mois au « Bateau-lavoir »
juste au-dessous de l’atelier de Picasso. Lorsqu’en 1910 paraîtra son recueil de poèmes Le
Calumet, il en dédicacera très amicalement un exemplaire à Séverac : « A Déodat de Séverac, au
musicien poète qui retrouva le secret du vieux lyrisme français, à l’âme d’autrefois et de
toujours. Son fidèle, André Salmon. »
La Bande à Picasso se retrouvait dans les restaurants économiques de Montmartre dont le
célèbre Lapin agile qu’illustre toujours un panneau représentant un magnifique lapin coiffé d’un
bonnet blanc de cuisinier, aujourd’hui au Musée de Montmartre Surgissant d’une casserole de
cuivre roux, il porte un plateau chargé de bouteilles. L’artiste qui l’a peint s’appelait André Gill.
Par détournement, le lapin à Gill est devenu le Lapin agile et a donné son nom à une guinguette
primitivement appelée Ma campagne. Elle était fréquentée par tous les artistes de la Butte, les
poètes déclamant des vers, les autres discutant et buvant. Parmi les familiers de la Bande à
Picasso, à Paris Séverac fréquenta aussi Matisse, Braque, Vlaminck, Derain. Ces deux derniers
étaient aussi des musiciens amateurs. Braque jouait de la flûte et de l’accordéon. Mélomane,
c’était un habitué des salles de concert. Vlaminck était violoniste lui, gagnant sa vie dans les bals
musette. Il trouva même un emploi fixe dans la musique en se faisant engager dans l’orchestre du
petit théâtre du Château d’eau. « Chez Derain, on jouait de la trompette, des sonneries de
cavalerie » confia Mac Orlan à Jeanine Warnod. Picasso eut peut-être aimé la musique « s’il
n’avait craint de se tromper dans son jugement, car il ne la comprenait guère » dit Fernande
Olivier.
Parfois, Picasso préférait accueillir ses amis sur la place Ravignan, aujourd’hui place
Charles Goudeau. La Bande à Picasso semblait régner sur cette place et le quartier, fréquentant
321 Jean-Paul Avice : Guillaume Apollinaire 1881-1918. B.H.V.P., Paris 20 juin-5 octobre 1991.
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les bistrots bon marché de la Butte. « Il semblait à cette époque passer sa vie sur la petite place
montmartroise » dira Fernande Olivier dans ses souvenirs sur Picasso. Montmartre était encore
un village typiquement français et même campagnard, avec ses ruelles au ruisseau central, ses
maisonnettes, quelques fois accompagnées d’un potager ou d’un verger, tel qu’est aujourd’hui
l’ancien manoir de Rosamonde, devenu Musée de Montmartre, 12 rue Corot. Montmartre n’avait
pas encore été la proie de la vénalité des promoteurs immobiliers et sacrifié sur le bûcher d’un
hypothétique progrès. Cultivateurs, maraîchers, y voisinaient avec les rapins, les employés
d’administrations ou de commerce qui descendaient chaque matin vers la ville. Dans la journée,
sauf le dimanche, les rues étaient presque désertes. Elles ne s’animaient que le soir. A
Montmartre, Déodat, ce « musicien paysan », comme il aimait s’appeler lui-même, appréciait de
retrouver un peu de cette atmosphère campagnarde, l’atmosphère du pays natal, le soleil en
moins.
A Paris, n’avait-il pas la nostalgie de son village et de ses collines, de la nature en
général ? « Les heureux arbres, disait-il, ils ne quittent jamais la terre. » A Paris, il en avait une
profonde nostalgie étant resté toute sa vie un amoureux de la nature. « Malgré les joies d’Art que
je puis me procurer ici, écrit-il à sa famille en 1902, je regrette la liberté vrai des champs. Je
songe à ce pic de rêve dont je vous parlais l’autre jour, à ce pic où l’on vivrait tranquille avec une
flûte de Pan, ses amis, ses aimés et une chèvre. » C’est cette nostalgie du Paradis perdu qui nous
vaut quelques-unes unes de ses meilleures œuvres. De même le titre de Loin des Villes qu’il avait
donné primitivement à En Languedoc nous montre bien cette nostalgie créatrice qui l’habitait et
qu’il avait déjà manifesté dans Le Chant de la Terre, sa première suite pour piano.
là qu’un soir, interrompant une conversation de musicographe à laquelle Séverac ne se mêlait pas,
Moréas s’écriait : « Je crois que M. de Séverac n’aime pas la musique. C’est la musique qui
l’aime. »328. Il avait une véritable sympathie pour « Monsieur de Séverac », ainsi qu’il le déclara à
Paul Poujaud. Une fois, Déodat l’emmena à un concert à la Schola. « Savez-vous que je ne me
suis pas du tout ennuyé », lui dit-il à la sortie. Ce n’était pourtant pas un mélomane. Un autre
jour, toujours à la Closerie des Lilas, le compositeur Gaston Dubreuilh, alors chroniqueur musical
à Excelsior, discutait avec des amis de la valeur d’un ouvrage qu’on venait de représenter.
Moréas les interrompit : « - Dites donc Dubreuilh, vous qui êtes un homme sérieux, vous croyez
que c’est un art la musique ? »329. Moréas aimait également beaucoup Manolo qui fréquentait
aussi La Closerie des Lilas. « Monsieur Manolo est un homme très bien ! » déclara-t-il un jour.
Le sculpteur était aussi poète. Ce n’était pourtant pas que Moréas s’intéressa à sa poésie, mais le
personnage lui plaisait.
Vers et Prose
A partir de 1905, Séverac retrouvait ses amis Picasso, Braque, Salmon, Apollinaire, aux
soirées de Vers et Prose à la Closerie des Lilas. C’est en 1903 que, sur les conseils de Stuart-Merill,
quelques amis qui recherchaient un café plus tranquille que ceux du quartier latin, allèrent s’installer
tout près de l’Observatoire dans un café qui allait devenir, sous la direction de Paul Fort, le siège
d’un extraordinaire mouvement littéraire. Au-delà de l’extrême pointe du Luxembourg, près de
l’Observatoire et juste derrière le monument au Maréchal Ney, La Closerie des Lilas - qui n’avait
point de lilas - avait été fréquentée par Richepin, Bouchor, Ponchon, Bourget. Depuis longtemps,
Paul Fort rêvait de sa propre revue. Il voulait qu’elle soit largement ouverte aux jeunes poètes
comme aux écrivains de la première et de la seconde vagues symbolistes qui n’avaient pas un tirage
suffisant. Ces auteurs allaient depuis les plus anciens dont les œuvres dataient de 1885-87 jusqu’aux
plus contemporains depuis Verhaeren, Laforgue, Moréas, Tailhade, Maeterlinck, Henri de Régnier,
Viélé-Griffin, Stuart-Merril, Mockel, Fontainas, Van Leberghe, jusqu’à Salmon, Apollinaire, Louis
Mandin, Guy-Charles Gros, Tristan Dereme, Claudel, A. Gide, P. Louÿs, Francis Jammel ou Tristan
Klingsor..., des prosateurs comme Barrès, Remy de Gourmont, Marcel Schowb, Hugues Rebel,
Alain-Fournier, Francis Carco, Roland Dorgelès. La revue s’ouvrait également aux Parnassiens, aux
Naturalistes, aux Unanimistes, aux Intenséistes, aux Paroxistes, aux Fantaisistes, aux Futuristes, aux
Néoclassiques, aux Simultanéistes, aux Cubistes, aux Impressionnistes, et comme dit Paul Fort à
« quelques autres douzaines d’école et d’écoliers en « istes ».
La revue devait paraître de 1905 à la guerre, mais les réunions se perpétuèrent sous la
direction de Paul Valéry. Avec ses fidèles lieutenants Guillaume Apollinaire et André Salmon, Paul
Fort contacta tous les écrivains, tous les artistes décidés à affranchir l’art de toutes les contraintes,
lançant de 1905 à 1910, quelques centaines d’invitations. Louis Mandin, Tancrède de Visan, Robert
Fort, neveu du poète, assistèrent André Salmon dans son secrétariat. Apollinaire s’occupait de la
publicité ; Carco représentait la revue en province. Le recrutement se fit par correspondance. Au
début, il n’y eut pas de prospectus, mais des lettres autographes, toutes signées, mais parfois écrites
328 Emile Sicard : « Un grand musicien régionaliste », Le Feu, 15 juillet 1902, p. 214.
329 Georges Milandy : Lorsque tout est fini. Souvenirs d’un ancien du quartier latin. P. 1933.
150
de la main d’André Salmon. Séverac fut parmi les nombreux sollicités. Lui qui était passionné de
poésie s’abonna. « On a écrit énormément de lettres », écrit Paul Fort330. « On procédait par
catégorie, avec le secours d’un Bottin quelconque. Le lundi, on prenait les médecins et le mardi les
notaires, le mercredi les industriels et le jeudi les banquiers, les grands collectionneurs le vendredi,
les couturiers le samedi; on se reposait le dimanche et on recommençait. A l’amateur qui s’abonnait,
on adressait une lettre de remerciements en le priant, cette fois, de fournir une liste d’amis et de
connaissances autant que lui assoiffés de « haute littérature ». On doit à Pierre Louÿs d’avoir trouvé
le titre de « Vers et Prose », après bien des recherches vaines. Séverac retrouvait à ces soirées de
nombreux amis. Paul Fort réunissait parfois jusqu’à 200 personnes, écrivains, musiciens, critiques,
peintres, journalistes, dont certains restaient jusqu’à la fermeture, à deux heures du matin. On y
communiait sous les fortes espèces de l’absinthe, du Mandarin-citron, du Picon-curaçao ou de
l’anisette. Picasso, qui était passionné de poésie, descendait du Bateau-lavoir et retrouvait là
Manolo, Braque, Salmon, Apollinaire, Séverac et les autres. « Il sent admirablement la poésie
française », écrit Jeanine Warnod331. « Même quand il parlait à peine français, il était apte à juger, à
goûter immédiatement la beauté d’un poème », rapporta Apollinaire332. Il a lui-même écrit des
poèmes admirables en espagnol et en français. Eugène Montfort, qui n’avait pas encore écrit son
Anthologie de la poésie française, était du nombre. Alfred Jarry venait à bicyclette depuis sa
« grande chasublerie » (son misérable logement de la rue Cassette). Il était toujours armé d’un
revolver. Un jour, voulant faire conversation avec une jeune fille, il tira une balle dans une glace :
« Maintenant que la glace est rompue, causons. »
330 André Salmon : Souvenirs sans fin, T.I, pp. 194-195.Paris, xxxxx
331 Jeanine Warnod : le Bateau-lavoir.
332 cité par J. Warnod : Op. cit ., p. 75.
151
présence de Séverac, mais celui-ci n’envisageait pas encore de quitter définitivement Paris. Il
n’envisageait pas surtout de s’installer définitivement à Montpellier. « Nous parlerons à Paris des
choses de Montpellier », écrit-il à un ami. « Je suis assez flottant... J’aimerais bien satisfaire ce
brave Bordes, mais je crains aussi pour mon avenir et... dame ! il faut bien y songer. »
Aujourd’hui la rue Saint-Ravy est toujours une petite rue étroite menant à une charmante
petite place. On aperçoit encore dans la muraille des fenêtres ogivales et l’une des baies a même
conservé ses meneaux et ses trilobes. Sur la façade, Bordes fit installer une enseigne en céramique,
œuvre du statuaire Raoul Dussol. Elle traduisait bien les activités de la maison. L’artiste y a
représenté un groupe de chanteurs en costume médiéval musiquant sous les arceaux gothiques d’une
terrasse d’où le regard plonge sur les toits bleus d’une ancienne cité. A droite, des joueurs de vielle
les accompagnent. L’enseigne aujourd’hui préservée du vandalisme a la candeur d’une bande
dessinée.
L’inauguration eut lieu le 5 novembre. Afin de lui donner toute la solennité voulue,
Bordes fit appel à Vincent d’Indy, dont la présence eut également valeur de symbole. Déodat et
Gustave Samazeuilh étaient là. Il fit une conférence sur « la Sonate » avec en illustrations
musicales la sonate Appassionata de Beethoven. Marie de La Rouvière 333 chanta l’Invitation au
voyage de Duparc et La Poussière des tamis chante au soleil de Charles Bordes. Le concert se
terminait par la Sonate pour piano et violon de Vincent d’Indy, interprétée par MM. Ray Bernard
et Brouillon.
L’Ecole étant « en route », on passa complètement à l’organisation du colloque dont les
dates étaient annoncées pour la période du 21 au 24 novembre. Les tablettes de la Schola, laissant
appel « à tous les amis de la chanson populaire de langue d’oc » afin qu’ils envoient toutes les
333Marie de La Rouvière, soprano dramatique d’une belle voix timbrée, très pure et d’une très belle
diction. Pour un programme de concert, Déodat avait écrit une très belle présentation de la chanteuse :
Marie de La Rouvière « est née d’une ancienne famille provençale au pays des oliviers, des cigales et du
soleil, dans cette charmante région du midi de la France qui touche l’Italie et que baigne l’Augens et « où
de toutes parts, des plaines, des collines et des chemins s’élèvent un long choeur de chansons » comme dit
notre grand Mistral :
Après avoir acquis les principes de l’art du chant à Paris avec Warot et Martini, elle
étudia à la « Schola Cantorum » sous la direction de Vincent d’Indy et Charles Bordes, les chefs
d’œuvre des vieux maîtres français, italiens et allemands des 16 e 17e et 18e siècles. Madame
Jeanne Raunay lui enseigna la déclamation lyrique. Avec de tels guides, elle arriva rapidement à
l’interprétation fidèle, absolue et émouvante des Classiques. Elle débuta à Paris aux concerts
officiels de l’Exposition 1900, chanta depuis aux Concerts Chevillard, aux Concerts du
Queen’Hall de Londres, en Belgique, en Hollande, en Suisse, en Espagne où elle triomphe dans
le rôle d’Armide de Gluck et dans les grands concerts classiques de France : Lyon, Marseille, etc.
Ses qualités de musicienne juvénile, primesautière et vaillante et sa belle voix, où l’on retrouve la
chaleur du soleil de Provence, lui ont acquis dès ses premiers concerts la sympathie de tous. »
Déodat de Séverac
153
chansons qu’ils pourraient recueillir, les invitaient à s’adresser « à M. Déodat de Séverac,
secrétaire du Congrès [...] qui donnera tous les renseignements nécessaires. » Le but que la
Schola s’était proposé en organisant ce congrès était « de mettre en valeur de son mieux et avec
les moyens qui étaient à sa portée le rôle important que le sentiment de la nature et du pittoresque
joue dans la formation de l’art musical français et ses tendances dans son développement
général. »
En collaboration avec l’école, on prépara le Congrès : il fut arrêté que la section musicale
religieuse ne devait traiter que de la musique d’église au point de vue populaire, plain-chant,
cantiques, noëls anciens, formations de maîtrises populaires, de lutrins de village ; la section
profane, elle, ne devait traiter que des musiques populaires des provinces méridionales, de la
Catalogne et du Pays Basque espagnol. Le congrès devait avant tout mettre en valeur la musique
des pays d’Oc.
Un appel fut lancé aux lecteurs de la Tribune de Saint-Gervais, organe de la Schola de
Paris et par prospectus, pour collationner les vieilles chansons populaires qui devaient être
envoyées à Déodat de Séverac, secrétaire de la section profane, chargé de centraliser les
documents et d’en préparer la publication.
Des intervenants de qualité promirent très rapidement leur concours. Acceptées par tous,
les dates des 22, 23 et 24 novembre semblaient fixées. Il n’en fut rien. Des « managers
américains » ayant sollicité Vincent d’Indy pour deux concerts d’orchestre et plusieurs récitals de
piano ayant été proposés à Blanche Selva, il fallut chercher de nouvelles dates. Il fallait compter
sur la rentrée des facultés de Montpellier dont les membres et leurs familles constituaient
l’appoint le plus sérieux et le plus éclairé du public de Montpellier. Le Congrès fut reporté au
printemps.
Le choix des vacances de Pâques, agréant tout le monde, fut décidé pour cette période et
même étendu jusqu’au jeudi de la Quasimodo pour permettre au Grand Séminaire de Montpellier
d’y assister et de prêter aux organisateurs le concours de ses belles voix et de sa grande technique
grégorienne, le Grand Séminaire étant, grâce aux efforts de l’abbé Vigourel, un des séminaires de
France les plus dévoués aux idées grégoriennes. Des solistes de premier ordre devaient venir de
Paris pour rehausser les auditions musicales. En définitive, le congrès ne put avoir lieu comme
prévu à la période de Pâques. Le 15 mars 1906, Bordes écrivait à Séverac, qui ne devait guère
être assidu comme professeur, pour implorer sa venue et son aide. Désespéré, le pauvre homme,
qui ne se sentait pas assez soutenu par Déodat, menaçait de remettre à la Pentecôte ou
« d’abandonner à tout jamais ». Séverac ayant accouru en avril, le congrès fut définitivement
arrêté pour la période du 3 au 6 juin.
En avril, Bordes invita Séverac à venir le rejoindre chez Mistral et au château de
Cabrières dans le Rouergue, chez Emma Calvé. Séverac devait garder un excellent souvenir de
ce séjour chez la chanteuse. Canteloube, à qui il raconta ce voyage, nous a rapporté quelle
émotion il avait ressenti, après qu’ils eussent longuement parlé du Congrès de la Chanson
populaire. « A la tombée de la nuit, elle les avait conduits devant le château à un endroit d’où
l’on dominait tout le paysage et là elle avait lancé vers la profonde vallée l’appel des bergers qui,
depuis deux millénaires, perpétue dans le Massif Central de la France le souvenir des trompettes
154
romaines : Bayléro léro léro ! Pastre, de delay l’ayo !... Comme à un signal attendu, pâtres et
bergers disséminés dans les pâturages avec leurs troupeaux répondaient et du fond de la vallée
montait un chœur, sorte de symphonie rustique qui, mêlée à la majesté du paysage et à la douceur
de l’heure, créait un moment de poésie intense, infiniment prenante, provoquant une émotion
profonde et puissante », écrivit Joseph Canteloube. « Bordes a dû vous dire que nous avons passé
deux jours chez Emma Calvé qui est une femme tout à fait charmante », écrit quelques jours plus
tard Séverac à l’un des frères Castéra. « Ils ont fait des projets admirables qui pourraient se
réaliser grâce à elle si elle sait mettre un mors de velours à ce bon, mais presque indomptable,
Charles. » Nous ne savons pas, hélas, si ces projets étaient uniquement en rapport avec le
Congrès, ou s’ils allaient dans le sens d’une plus grande collaboration. Nous espérons que les
récentes recherches entreprises sur Bordes et sur Séverac nous éclairerons plus sur ce sujet.
Les Assises musicales eurent enfin lieu le 3 juin, ouvertes dans l’après-midi par
Monseigneur de Cabrières, évêque de Montpellier, qui présida la cérémonie d’ouverture de la
Session de Musique Sacrée dans la Cathédrale Saint-Pierre, avec le concours de la Schola
Chorale de Montpellier. Le soir, la session de musique profane, dirigée par Déodat de Séverac,
était inaugurée par son Président d’Honneur, Frédéric Mistral, avec le concours de Wanda
Landowska et de Marie de La Rouvière qui créa La Cansoun dis Avi, chanson inédite, recueillie
et éditée pour le Congrès, et mise en musique par Charles Bordes. La grande claveciniste, elle,
servit les maîtres anciens en jouant des Danses villageoises du XVII è siècle, terminant la soirée
avec la Cantate pour voix seule avec symphonie L’Isle de Délos et la Chacone d’Armide de
Gluck. Les entretiens et discussions commencèrent dès le lendemain à la Schola par la session de
musique religieuse, dirigée par Amédée Gastoué, illustrée par des cantiques et Noëls populaires.
Dans l’après-midi, Déodat dirigeait la session de musique profane ; mais la séance solennelle de
conférences avec auditions sur « les Troubadours méridionaux » se déroula le soir à la Salle du
Pavillon Populaire, sur l’Esplanade. Pour illustrer les conférences de Jeanroy, professeur à la
Faculté de Toulouse, et de Pierre Aubry, musicologue, Marie de La Rouvière, Marie Pironnay,
Alie Villiot et Paul Gibert prêtèrent le concours de leurs grandes voix.
Amédée Gastoué présenta Le Drame liturgique des Vierges sages et des Vierges folles,
d’après un manuscrit latin de 1150, qu’interprétèrent un groupe de coryphées des Chanteurs de
Saint-Gervais. Lors des discussions, il fut également question de « La musique en Provence du
XVIIe siècle à la Révolution » et de « L’Académie Royale de Musique et le Premier Théâtre de
Montpellier », toujours illustrés d’exemples musicaux par des interprètes professionnels de grand
talent. Un grand concert de gala, avec le concours d’Emma Calvé, Marie de La Rouvière, Marie
Pironnay, Wanda Landowska, l’orchestre sous la direction de Charles Bordes ou de Paul
Lacombe, clôturait la troisième journée, avec des airs populaires du Languedoc et La Cour
d’Amour, extraite de Los Pyreneos de Felipe Pedrell. L’après-midi de la quatrième journée se
passe en plein air, à l’ancien mas d’Haguenot, avenue de Lodève. Une kermesse languedocienne,
« Le Mas en fête », qui rappellait par son titre une des pièces de la Suite En Languedoc de
Séverac, était composée: de danses traditionnelles des treilles, par les danseurs populaires du
Clapas de Montpellier, animèrent la première partie de la séance. En suivant, Wanda Landowska
donna un récital de « Musiques galantes des XVIIe XVIIIe siècles » dans le salon Pompadour du
155
Mas et participa à l’exécution des Plaisirs de la Campagne, cantate pastorale de Campra, chantée
par Alie Villot. Puis au Théâtre de verdure, sur la terrasse inférieure du jardin, fut donnée La
Guirlande, pastorale-ballet en un acte de Rameau, à laquelle participaient Louis et Blanche
Mante, de l’Opéra. La dernière journée commençait par la séance de clôture, suivie d’une
magnifique « Grand-Messe grégorienne » à la Cathédrale, chantée à deux chœurs. L’après-midi,
les congressistes, après une excursion à Maguelone, se retrouvaient pour le grand banquet de
clôture au restaurant du Grand-Hôtel à Palavas.
Pour la préparation du Congrès, Séverac aurait passé trois mois à Montpellier auprès de
Bordes. Déodat reviendra souvent chez son ami. Ainsi dans les premiers jours de 1907, rentrant
de Barcelone, où il avait rencontré Adria Gual dont il devait mettre en musique L’Estudiant de
Vich, Déodat fit un détour par Montpellier où il retrouva Emma Calvé en séjour chez Bordes.
A Montpellier, Bordes eut, comme à Paris, une importante activité musicale. Il monta
successivement Castor et Pollux, Alceste, L’Orféo, donna des fragments de La Cloche, le
Requiem de Mozart, une séance Castillon. En fait de repos, il est sans cesse en activité.
Rayonnant de Montpellier, il accompagna la chorale de la Schola de Montpellier dans des
tournées de concerts et fonda des filiales de la Schola de Paris dont il était toujours Directeur de
la propagande.
334« Le lâche anonyme : les concerts, premier concert de la Revue Musicale. » La Revue musicale de
Lyon, 10 décembre 1905, p. 263-264.
156
Une revue trimestrielle fut créée. Charles Bordes en assurait la direction. Jean Poueigh
en était le rédacteur en chef et Alexis Rouart l’administrateur. Cette publication, les Chansons de
France, fut saluée avec enthousiasme par tous ceux qui s’intéressaient à la musique populaire.
« Si votre publication pouvait rendre à notre peuple un peu de cette poésie qui est la joie de l’âme
en fleur » écrivit Mistral à Bordes335, « vous auriez, cher Monsieur, versé à l’assoiffé le verre
d’eau pure qui le restaure. »
De son côté, Gabriel Fauré avait écrit à Bordes pour le féliciter de son initiative : « Vous
atteindrez ainsi un double but : réveiller et retenir l’intérêt que méritent nos chansons populaires
véritables et très poétiques reflets de la diversité de caractère que représentent nos provinces, et
apprendre aux musiciens français à quelle source ils peuvent puiser des inspirations s’ils veulent
contribuer à la renaissance d’un art vraiment national. »
Les Chansons de France furent une revue « fort précieuse » selon Gaston Carraud, « où
airs et paroles étaient notés dans une pureté documentaire »336. « A d’excellents musiciens fut
confié le soin des harmonisations à la portée des exécutants modernes par la composition d’une
harmonisation et d’un accompagnement. »
Dans le courant de l’année, Alexis Rouart écrivit à Séverac : « J’ai eu l’idée dans le
courant de cette année de commencer une collection de tous les chansonniers français depuis
Thibault de Champagne jusqu’à Béranger : on ferait dans leurs œuvres un choix très serré et on
publierait un recueil de chacun d’eux avec des accompagnements dignes d’eux.
« Voudrez-vous nous aider dans cette œuvre intéressante et utile ? et quelle époque vous
serait plus agréable ?
« Le recueil de Ladmirault est paru et je vous en envoie un exemplaire. »
La revue, qui devait subsister jusqu’en 1913, publia des œuvres recueillies par d’Indy
pour le Vivarais, par Jean Poueigh pour la Gascogne et le Haut-Languedoc, par René de Castéra
pour les Landes, par Paul Ladmirault pour la Bretagne, par José Plantadis pour le Limousin, par
Moreau pour le Cotentin et la Manche, par Julien Tiersot pour la Bresse, par Canteloube pour
l’Auvergne et le Quercy.
Avant même que la société fût virtuellement constituée, un concert fut organisé à la Salle
des Agriculteurs, rue d’Athènes à Paris, le 30 décembre, avec Yvette Guilbert et les Chanteurs de
Saint-Gervais. La chanteuse y créa des chansons anciennes harmonisées par Séverac de janvier à
fin avril, date à laquelle il les donna à la chanteuse. Elles donnèrent lieu à deux recueils : Vieilles
chansons de France et Chansons du XVIIIème siècle. Le 17 octobre, Alexis Rouart écrivait à
Séverac : « Le recueil des Vieilles chansons d’Yvette Guilbert va paraître vendredi et on vous en
enverra aussitôt.
J’ai fait un travail dont la primeur vous est réservée : il s’agit de chansons du 16ème qui
sont je crois d’une extraordinaire rareté et aussi d’un grand intérêt. Ce sera je crois, pour vous
une agréable surprise. »
La date du concert approchait. « Les nouvelles de l’Edition de la Schola me comblent de
joie pour Bordes ! », écrit Déodat à un ami. « C’est égal ! Quelle tête vont faire les chansons
335 publié dans Chansons de France, 1 juin 1906, p. 5.
336 Gaston Carraud : La Liberté, 7 avril 1908.
157
XVIIIe et les autres (très retroussées) que Rouart va marier aux motets de la Schola !... cette
perspective a dû peser d’un grand poids sur la décision de Bordes. »
Le concert eut donc lieu le 30 décembre. La Tribune de Saint-Gervais rendit compte de
ce concert. Madame Yvette Guilbert « interpréta avec son énorme talent de tout premier ordre,
plusieurs exquises chansons populaires de nos provinces françaises, notamment Les Cloches de
Nantes, dont elle a fait tout un drame, et de ravissantes chansons capiteuses de nos maîtres du
XVIIIe.siécle pour lesquelles M. Déodat de Séverac écrivit un commentaire musical et une
réalisation de la basse tout à fait charmants. Quant aux « Chanteurs de Saint-Gervais », ils
interprétèrent pour la première fois à Paris, plusieurs chansons des maîtres de la Pléiade, du Baïf,
du Ronsard, mises en musique par les maîtres de l’époque, Claude Lejeune, Costeley et Roland
de Lassus, des chansons à boire très originales de Bousset, composées pour les petits soupers de
la duchesse de Bourgogne et dont une à deux voix chantée à ravir par Melle Villot et M. Henri
Rohart, est une merveille de goût et de couleur, un véritable tableautin animé de Terbury ou de
tout autre maître de l’école hollandaise du XVII e s. »
1906
En 1906, les premières auditions publiques du Cœur du Moulin commencèrent le 26
janvier chez la comtesse de Saint-Marceaux. Celle-ci recevait tous les vendredis, faisant de sa
maison, dit Miguel Zamacoïs337 « une sorte d’Académie de musique, éclectique, curieuse de
l’évolution progressive, se tenant [...] à la page. » Pendant un siècle, « elle accueillit, encouragea,
lança nombre de jeunes compositeurs ou virtuoses débutants avec la même bienveillance
empressée qu’elle avait témoignée à tant d’anciens glorieux. C'est tout ce qui a un nom à cette
époque qu’il faudrait citer puisque l’accueil dans les salons au Bld Malesherbes équivalait à un
brevet de talent ou de notoriété. » Les messieurs en tenue de ville, les dames en robe fermée haut,
appartenaient à la haute aristocratie nobiliaire ou artistique. »
Messager et Fauré, qui étaient parmi les hôtes les plus assidus, étaient présents ce soir-là.
Dans les deux grands salons, dans la lueur des lustres à gaz, il y eut « beaucoup de beau monde et
de nombreux artistes » écrivit Déodat à sa famille. Parmi eux Cipa et lda Godebski qui venaient
pour la première fois et Albéniz, qui joua une de ses nouvelles pièces en fin de soirée. Blanche
Selva au piano accompagnait les solistes et les chœurs composés d’artistes de la Schola et
d’amis : Mary Pironnay, qui chantait le rôle de « Marie », Engel, celui de « Pierre », Mme G. Flé,
ceux de « Louison » et du « Hibou » et Gebelin, celui du « Vieux Meunier ». « Le Cœur du
Moulin a fait une grande impression » écrivit Déodat à sa mère, « et j’en suis heureux car c’est
un milieu select, un de ces salons où l’on fait les réputations des artistes. [...] Tous les camarades
présents étaient ravis, le gros Coindreau pleurait. »
N’ayant pas été prévenu, Ravel ignorait cette audition et ne put venir écouter l’œuvre de
son ami. Le 29 janvier, il lui avait envoyé un télégramme l’invitant à venir dîner chez les Cruppi.
Jean Cruppi, député de la Haute-Garonne et ancien avocat général de la Cour de Cassation, avait
un appartement à Paris, rue de l'Université. Sa femme (grand-mère de Marcel Landowski)
organisait des soirées musicales. « Je sais par Magre que vous êtes à Paris, il ne faudrait pas
337 Miguel Zamacoïs : Le Figaro, 8 mars 1931.
158
négliger complètement vos cousins » écrivit-elle à Séverac338. « Voulez-vous venir prendre une
tasse de thé à 9 h 1/2. Dimanche prochain, en veston ? Nous chanterons des quatuors de Florent
Schmitt. Nous ferons un peu de musique. Mon meilleur souvenir. »
Une audition devant Carré fut prévue pour lui faire connaître l’œuvre mais des
problèmes de santé de celui-ci retardèrent cette audition. Le 31 janvier Séverac s’en plaignit à sa
mère : « Encore la guigne ! Carré a la grippe et l’audition est remise mais tous ceux qui ont
entendu la dernière répétition chez Madame de St-Marceaux (Messager, Fauré, etc...) m’ont dit
que 1’oeuvre serait certainement admise au premier coup. » Quelques jours plus tard, Carré était
toujours grippé mais Cipa Godebski lui apprenait qu’il était toujours bien disposé. Déodat se
consola en pensant que l’indisposition « permettra aux chœurs « de se rôder », la séance chez
Madame de Saint-Marceaux lui ayant fait prendre conscience qu’ils n’étaient pas tout à fait au
point, tout au moins à son goût.
Carré enfin guéri put assister le 13 février à l’audition organisée chez Missia Edwards,
sœur de Cipa Godebski, 224 rue de Rivoli. Celle-ci avait organisé une magnifique réception. Le
lendemain Déodat écrivait à sa mère pour lui rendre compte. « Je ne vous ai pas dit que
l’audition aurait lieu hier soir pour ne pas vous mettre dans l’angoisse. C’est fait et avec un
succès très grand. Mme Edwards, la sœur de Godebski, avait eu l’amabilité de donner un dîner
en mon honneur où il y avait outre Carré, Richepin, Lalo, Réjane, Melle Bréval et d’autres
artistes de valeur. L’audition a eu lieu après dîner. J’avais eu ces jours-ci assez d’ennui car Melle
Pironay, qui chantait le rôle principal des femmes, et le chantait admirablement avait été obligé
de partir pour une tournée de concerts. J’ai pu la remplacer heureusement par une bonne
musicienne Melle Matey, la fille du peintre, ami de Mme de Saint-Marceaux. Donc à 10 heures
tous mes interprètes étaient là, Selva au piano et l’exécution a eu lieu dans un admirable décor de
tapisseries des Gobelins de toute beauté et devant un auditoire rare et compréhensif. Carré a été
très enthousiasmé et m’a dit immédiatement qu’il accepterait ma pièce et la jouerait cet automne.
Voilà ! ça été un peu long mais enfin ça y est ! » Et pourtant Séverac allait attendre près de
quatre ans que Carré mette sa promesse à exécution.
En dépit de son succès auprès du directeur de l’Opéra-Comique, Séverac retoucha encore
sa musique : « J’ai commencé des retouches (que je trouve de plus en plus indispensables) mais
je m’empêtre terriblement » écrit-il le 5 mai à un ami. « Ce premier acte est vraiment barbe et
sans caractère (les chœurs à part). Je veux tâcher de lui foutre un peu de feu quelque part.
J’espère y réussir mais que c’est long et difficile de retaper ou mieux de faire la retape d’une
vieille partition. »
Le 3 février, au 333ème concert de la Société Nationale, salle Pleyel, étaient interprétées
des œuvres de Joseph Jongen, R. Bardac, Séverac et Coindreau. Canteloube en rendit compte
dans la Revue de la Quinzaine du Mercure musical339, saluant l’« exécution superbe » d’En
Languedoc par Blanche Selva. « Melle Blanche Selva a joué ces cinq pièces avec une perfection
inégalable. La façon dont elle s’identifie à la pensée d’un auteur et sa compréhension des œuvres,
si diverses pourtant, qu’elle interprète, sont prodigieuses. »
338 Lettre s.d.
339 C. de Malaret : Revue de la Quinzaine, Mercure musical, 15 février 1906, p. 168-169.
159
Le 6 février 1906, Déodat dînait chez Maurice Fabre en compagnie de Cipa Godebski et
de Ricardo Viñes. « Nous avons passé la soirée divinement » écrit celui-ci dans son Journal,
« parlant et regardant des tableaux et des gravures ».
Le jeudi 15 mars, une troisième audition du Cœur du Moulin fut prévue chez Auguste
Sérieyx et sa femme, la pianiste Jeanne Taravant, 108 avenue de Wagram. Les scholistes
prêtaient cette fois encore leur concours. La répétition eut lieu la veille à l’école et le concert fut
chanté en redingote. « Donnons-nous le mot pour aller à la soirée en redingue » écrit Déodat à
René de Castéra « car l’habit... gêne plusieurs de nos camarades. Ma musique n’a pas besoin de
protocole. » Il prévient également Sérieyx qu’« étant donné la modestie de ses interprètes, il ne
saurait être question d’habit ! étant donné qu’ils n’en ont pas ou presque... Donc ne vous
offusquez pas si ces jeunes scholistes n’ont pas un frac... vous saurez la cause. » Cette fois, il
avait fait inviter Ravel, Gustave Fayet et José Plantadis, le folkloriste limousin.
Le 3 mars, Blanche Selva jouait trois extraits d’En Languedoc à la Société Nationale,
puis le vendredi suivant à la « Trompette » : Le Mas en fête, Sur l’étang le soir, Le jour de la
foire au mas y furent donnés en première audition.
La Princesse de Polignac avait à son tour manifesté le désir d’une audition du Cœur du
Moulin dans son hôtel de la rue Henri Martin. Le 5 mars, à Saint-Félix, Déodat s’inquiétait : « Je
ne sais rien au sujet de la Princesse de P[olignac] Blanche a-t-elle reçu ma dernière carte ?
L’audition du désormais rasant ... tient-elle pour le 27 ? Dans le cas de oui j’enverrai la
partition à Gibert. » Cette audition eut finalement lieu sans la présence de Séverac retenu à Saint-
Félix pour raison de succession. Albert Roussel, qui était présent, avoue avoir été « fortement
impressionné » par l’œuvre.
Cerdaña
A la quatrième audition de musique nouvelle du « Salon de la Libre Esthétique », le 20
mai, Blanche Selva joua ses deux suites en entier. Ce fut d’abord la première audition intégrale
publique d’En Languedoc, puis également en première audition Le Soldat de plomb, à quatre
mains, avec Octave Maus. « On s’amuse sur l’estrade et la bonne humeur gagne la salle » écrivit
Madeleine Octave-Maus340. « Blanche Selva et Octave Maus - conférencier on s’en souvient de
« l’Humour en musique » - narrent à quatre mains l’idylle mouvementée du Petit soldat de
plomb... » A ce même concert, Blanche Selva donnait également en première audition le premier
recueil de la suite Iberia d’Albeniz : I- Evocation, II- El Puerto, III- Fête-Dieu à Séville. Cette
audition inaugurait une longue série de concerts où étaient associées des œuvres d’Albeniz et de
Séverac.
Maints auteurs ont remarqué une parenté entre leurs musiques, tant dans l’esprit que dans
la forme. Faut-il en chercher la cause dans leurs origines méridionales ? Pierre Guillot341 les a
définis comme « deux frères en musique ». « Chez eux, il y a la même attirance pour le Sud, pour
son folklore, pour une musique qui est liesse populaire, joie faubourienne, danse et prière, pour
une musique qui est en même temps profonde nostalgie, fatalisme même. » Vladimir
Jankélévitch les a réunis dans un de ses ouvrages : La Présence lointaine : Albeniz, Séverac,
Mompou342. Déjà dans le Mercure musical du 1er juin 1906, Charles Chamberlain voyait dans
Iberia « le digne pendant d’En Languedoc ». La parenté se fera encore plus évidente avec
Cerdaña, par l’hispanité même de l’œuvre. A propos de Cerdaña, Ch. Cornet343 faisait constater
que Séverac « s’est inspiré des rythmes et des formules de l’Ecole espagnole dont une sorte de
renaissance se manifeste avec succès. L’évolution de la musique espagnole se poursuit en effet
sous la forme moderne heureusement combinée avec le rythme local pour réaliser l’expression
d’un pittoresque à la fois animé et puissant ; elle tend à se dégager des traditions systématiques,
des thèmes populaires et truculents ressassés à outrance, des banalités d’opérette dans un décor
plus fécond vers une inspiration plus profonde, plus réfléchie, plus humaine, vers une étude
musicale des classiques. Après le dramatique Ruperto Chapi, Albeniz s’était formé aux travaux
de la Schola, affirmant par la culture des maîtres français et allemands l’exubérance mélodique
de ses idées brillantes. Et aujourd’hui la belle phalange de ses successeurs, Granados dont nous
entendions tout récemment les productions séduisantes interprétées par un talent de virtuosité très
personnel, Manuel de Falla, Morera, Joaquim Turina. M. de Séverac s’inspirant du caractère de
la moderne école espagnole a écrit ses pièces non point en manière de pastiches, mais avec la
palette qui lui est propre : d’une forme élégante, d’un mouvement rythmique plein de verve, d’un
dessin charmant, elles contrastent avec la formation du compositeur et furent accueillies
triomphalement. »
Cette influence ibérique ne pouvait échapper à Christiane Le Bordays 344 qui reconnaît
que le tropisme méditerranéen de Séverac, « le prédisposait à être particulièrement réceptif au
mélos ibérique. Peut-être cet hispanisme latent n’aurait pas aussi spontanément fleuri si le
compositeur catalan (sic) n’avait pas intimement fréquenté l’œuvre d’un autre catalan
musicalement plus andalou que catalan [...] Isaac Albéniz. » Pour Jankélévitch345, la parenté entre
les musiques de Séverac et d’Albéniz se manifestait dans leur forme, dans un certain
impressionnisme : « Comme l’Iberia d’Albéniz, écrit-il, la Cerdaña de Séverac se veut être non
pas une description, mais une évocation et il y a même dans ces évocations, je ne sais quoi
d’allusif, d’atmosphérique et de pudique qui a un air de parenté avec les suggestions vaporeuses
et pneumatiques de Debussy ; le voile de la transmutation onirique tamise ici toute lumière
comme il estompe toute bigarrure. »
Malgré le cycle d’études que Déodat suivait à Paris, il était souvent en Languedoc, loin
de ses amis pour qui son absence se faisait ressentir. Le 28 avril 1906, Cipa Godebski lui écrivait
de Neuilly : « Exquis et cher ami, je ne sais pourquoi depuis une heure au moins me trottait dans
la tête un thème du « Petit Soldat de plomb » et j’essayais de le retrouver sur le piano avec un
doigt, lorsque ta lettre, ta délicieuse lettre nous est parvenue. Il est vrai que nous l’attendions
depuis longtemps. Mais quel plaisir tu nous fis !...
« Veinard de travailler au soleil, quand nous, nous paressons dans la pluie et dans la
boue...
« Méfie-toi de trop retoucher à d’anciennes choses, ne fais pas comme Fargues.
Ida est ravie de son « Triptyque » et nous l’attendons avec impatience. Quand donc
penses-tu rentrer dans ce sale et adorable Paris ? Vite, vite reprends le train et arrive-nous.
« Comme nouvelles, pas grand chose si ce n’est qu’avant hier, à la « Nationale », le
« Noël des jouets » a été bissé - malgré les protestations de beaucoup, même de quelques-uns
de l’orchestre. Ravel en a fait un véritable bijou d’orfèvrerie orchestrale - habileté
extraordinaire.
« Simon est en Tunisie et si chagrin de devoir rentrer. Les autres vont bien et nous ont
chargés de mille choses pour toi, notamment les Edwards à qui j’ai fait prendre un billet pour
une loterie qu’organise Manolo sans barbe et très élégant - à ne pas le reconnaître.
« Je finis car Ida tient à ajouter quelques mots d’amitié. Embrasse bien fort Nino et ma
belle fille Cézette346 dont nous voudrions bien faire la connaissance, même à travers une
photographie.
« Travaille, sois heureux et pense à nous qui t’aimons plus que tu ne peux le croire. Je
t’embrasse fraternellement. Cipa »
« La blonde Ida ajoutait : « Mon cher ami, Cipa vous a tout dit ce que j’aurai voulu vous
dire, il ne me reste donc plus rien que d’insister sur votre prompt retour, car vous me manquez
beaucoup.
Rapportez avec vous toute une cargaison de soleil et de chaleur qui ne veulent pas
s’installer définitivement ici et qui se font remplacer par des températures nordiques [...] .Dites à
Cézette que son fiancé est rentré aujourd’hui de l’école décoré d’une croix d’or... »
De 1906 selon les uns, de 1908 selon les autres, daterait la rencontre de Séverac et de
Franck Burty-Haviland (1886-1971). Né à Limoges le 16 octobre 1886 dans la célèbre famille
de porcelainiers, il était également le petit-fils de Philippe Burty, ami de Delacroix et protecteur
des impressionnistes. Très jeune, il avait été passionné de peinture et de littérature. Il admirait
Picasso et subit un moment la tentation cubiste. « Il devint son adepte, son élève le plus
passionné, dit Fernande Olivier347. Grand, blond, trop distingué, trop jeune, il restera longtemps
un familier attentif et discret. Surnommé « le riche », de temps à autre, il achetait un dessin, une
petite étude, la moins chère... » Il s’aperçut très vite que le Cubisme n’était pas sa voie. En
1906, il était encore dans la lignée des impressionnistes mais lorsqu’il eut abandonné le
Cubisme, il évolua vers une peinture presque naïve, par la représentation minutieuse du détail.
Collectionneur d’art nègre, il permit à Picasso de trouver chez lui des spécimens précieux pour
ses recherches.
348Louis Le Cardonnel (1862 - 1936). Ce « pèlerin lyrique » comme il se qualifiait lui-même, pour ne
pas s’être attaché à un groupe, n’a pas la réputation qu’il mérite. Monté à Paris en 1883, il prit une part
active aux diverses phases de la mêlée symboliste. Compagnon de bohême de Verlaine, de Mallarmé,
dont il fut selon Noël Richard (in Profils symbolistes, Edit. Nizet, P. 1878, p. 247) « le meilleur disciple
de Moréas, Huysmans, Charles Morice, Albert Samain, etc... Au début de son œuvre, Louis Le
Cardonnel fut marqué par trois sources principales d’inspiration : le mouvement celtique, le
préraphaélisme et Wagner. La Plume, l’Hermitage, le Mercure de France publiaient fréquemment ses
poèmes. Avant même la fin de sa bohême, Louis Le Cardonnel fut marqué d’une inspiration mystique et
religieuse. Dès avril 1886, il s’initia à la philosophie scholastique au Séminaire d’Issy. Avant de recevoir
le sacerdoce de l’évêque de Valence. Après trois ans de vicariat dans la Drôme, il devint bénédictin à
Ligugé où il retrouva Huysmans. Puis il devint franciscain et séjourna en Italie jusqu’à la guerre, trouvant
dans ce pays qu’il parcourait en mendiant, une nouvelle source d’inspiration, distribuant ses poèmes à
tous vents. Revenu dans la Vallée du Rhône où il passa ses douze dernières années, il mourut à 74 ans, le
28 mai 1936 à Avignon, presque aveugle et paralysé. A ce jour, je ne sais rien du Triptyque que Séverac
voulut mettre en musique, n’ayant trouvé aucune information à ce sujet.
164
« Je regrette votre détermination », lui répondit celui-ci, « mais vous êtes en somme le
meilleur juge dans l’affaire et, si vous croyez que Béatrice ne vous aille point, vous avez raison
de vous récuser.
« Je crois qu’il serait bon que vous avisiez M[aeterlinck] de votre résolution 67 rue
Raynouard. Il sera désappointé, car il comptait fermement sur vous, après ce que je lui avais dit;
cependant il est trop profondément artiste pour ne pas vous comprendre. Cela fera le troisième
compositeur qui lui rend son tablier ! »
« Durant les trois premiers mois de l’année, Déodat travailla à sa thèse de fin d’études.
De retour de Barcelone et de Montpellier, il resta à Saint-Félix. Le 16 janvier, Blanche Selva lui
écrivit pour lui donner les consignes que Vincent d’Indy lui avait demandées de lui transmettre :
« Le Maître m’a chargé de vous prévenir que le 1 er cours avait eu lieu lundi dernier. Le Maître y
a annoncé sa volonté formelle de recevoir les thèses le 27 mars dernier délai afin de pouvoir les
examiner pendant les vacances de Pâques.
« Les thèses paraîtront dans la Tribune de Saint-Gervais. Le Maître demande qu’on n’en
fasse pas un travail de bibliothèque mais œuvre d’artiste, en s’occupant d’une question d’art et
non pas d’une simple compilation de documents. Ce travail devra avoir la longueur d’un bon
article de journal. Il faut envoyer dès maintenant le sujet choisi au Maître pour qu’il en prenne
note. Ne prenez pas ceci pour une plaisanterie. Le Maître y tient beaucoup et, j’ai vu que ce serait
réellement le mécontenter que de ne pas le faire, d’ailleurs même Coindreau l’a compris et s’est
décidé à le faire. Il a déjà donné son sujet au Maître. Faites en donc de même; même si cela vous
ennuie. Quand rentrez-vous ? Vous êtes inscrit ainsi que Castéra et Labey parmi les basses
participant à l’exécution de la Messe en si de Bach les 15 et 22 mars et pour laquelle on fait appel
à toutes les voix de bonne volonté possible : moi je chante dans les alti. »
Déodat est resté trop longtemps dans le Sud. Ses amis se plaignent de sa trop longue
absence qui n’est pas bonne pour sa carrière. Le 11 mars, Ida Godebska lui écrit : « [...]. Il court
toutes sortes de légendes sur votre retour prochain (depuis un an soit dit entre parenthèse). Les
Castéra m’ont dit qu’ils avaient loué une chambre à partir du 15, rue Denfert-Rochereau, mais
que probablement vous retarderez encore votre prochain retour. Où est la vérité, Cher ami ?
Espérons qu’elle est en marche et qu’elle apparaîtra bientôt vivante et qu’on pourra l’attraper de
vive voix, de toutes les farces qu’elle nous joue depuis un an bientôt.
Il n’y a pas beaucoup de nouvelles choses, nous avons eu un sale hiver et un hiver sale et
froid. La grippe a sévi partout et même mon pauvre Cipa a dû s’aliter pendant 8 jours.
Heureusement c’est fini et nous allons tous bien. La pauvre Mme Viñes, dont vous avez rêvé, est
morte349, ses deux fils [Ricardo et José] sont au désespoir, ils font peine à voir. Ils sont partis en
Espagne où on enterra leur mère. Ravel travaille beaucoup, ses « Histoires naturelles » ont été
très discutées, ce qui n’empêche qu’elles sont très réussies malgré ce qu’en dit « l’intelligent »
Serieyx. Les autres Apaches continuent et Fargues se range.
Rappelez-nous au bon souvenir de votre famille et arrivez enfin, autrement on cessera de
vous aimer. Notre sincère amitié pour vous mon cher Séverac. Ida God. »
Les Antibels
En février, Séverac décidait de mettre en musique les Antibels, tragédie rustique d’Emile
Pouvillon (1840-1906), « non pas la mauvaise adaptation qu’on a exécutée jadis à l’Odéon, écrit-
il à un ami, mais l’œuvre même de Pouvillon. Je me souviens qu’un jour l’aimable Poujaud
m’avait engagé à lire ce drame et depuis cette idée me poursuivait. Il y a des retouches à faire
mais une fois l’œuvre mise au point théâtralement quels beaux tableaux musicaux, il y aura à
prendre ! ! » A Poujaud, il fit part de son projet : « Je ne sais si vous vous rappelez notre
conversation un soir chez les Castéra au sujet des livrets de drames lyriques. Vous
m’encouragiez à lire certains livres de Pouvillon qui vous semblaient en harmonie avec ma
musique, Antibels parmi d’autres.
Le sujet de ce livre que j’ai lu avec attention pendant les vacances, le lieu où l’action se
déroule, le caractère des gens en scène (et que je connais assez bien pour les avoir vus tous les
jours) m’ont incité à en faire une œuvre musicale. »
Les Antibels avaient été créées à l’Odéon le 8 février 1899 avec Cecil Sorel. « La
comédie Les Antibels, écrivit Léo Claretie350 au lendemain de la création, continue la verve des
paysanneries au Théâtre, et elle offre son intérêt, après Le Chemineau de Richepin, comme après
Le Maître de Jean Julien, qui demeure un des types les plus robustes de cette littérature
splendide. » Selon Emile Sicard, Les Antibels étaient l’Arlésienne du Languedoc. L’histoire
simple et très poignante se déroule dans une salle de ferme et devant la campagne montagnarde
du Causse d’Anglar. « Antibel », veuf, vient de se remarier. Selon l’usage méridional, les
habitants du village lui font le charivari. Quand son fils « Jan » revient du service militaire, il
s’éprend de celle qui a pris la place de sa mère et vient troubler sa détresse d’orphelin. Il est
envahi par cette passion pour la femme de son père que rien ne parvient à effacer, ni la tendresse
de sa grand-mère, ni la beauté de « Mette », sœur de celle qu’il aime. Il mène en lui une lutte
infernale et sournoise pour se dominer jusqu’au jour où il avoue tout, dans un moment de folie, à
celle qu’il aime et qu’il a rejoint à la source : « Laisse-moi t’embrasser pour me faire voir que tu
as pitié de moi... Une fois seulement... une fois; ce sera fini après, tu seras délivrée... « Jan »
l’enlace. « Si tu me touches, je me tue ! crie-t-elle.
- Tant pis, nous finirons ensemble » crie-t-il en l’entraînant.
Mais le père « Antibel » a surpris la scène et bondit la faux à la main pour frapper son
fils.
- Ne me tuez pas, père, mon sang sur vos mains vous porterait malheur. Je m’en vais... »
et il se jette dans le vide.
Dominant cette tragédie, les allées et venues dans la maison et dans le paysage, une sorte
de sorcière, pareille à une sibylle antique, jette à qui veut l’entendre, ses prophéties.
Séverac confia à Marc Lafargue l’adaptation du livret, mais trouvant la pièce trop longue,
il demanda au fils de Pouvillon de la réduire. Le 19 février, Lafargue lui annonça que dans une
huitaine, il se mettra au travail afin que pour l’été il ait « les trois premiers actes tout à fait au
point ».
Le projet faillit pourtant leur échapper et être pris de vitesse par des concurrents.
Heureusement Pierre Pouvillon prévint à temps Lafargue que d’Artois, adaptateur à la scène du
roman, avait l’intention d’en tirer un livret pour Alfred Bruneau. « Je ne sais pas s’il est possible
d’empêcher le projet de cet homme, écrivit Lafargue 351 à Séverac, mais il ne lui est pas possible
de vous empêcher d’en créer une (sic) du roman. J’ai fait annoncer l’œuvre dans le Temps, les
Débats, l’Echo de Paris, le Figaro, la Dépêche. Nous avons un droit de priorité. J’écris aux
Pouvillon qu’ils veuillent bien m’envoyer une lettre signée d’eux tous, pour nous autoriser afin
que nous soyons bien à l’abri. »
Pour s’imprégner de l’atmosphère, Déodat et Marc Lafargue se rendirent au roc d’Anglar
près de Saint-Antonin, sur l’Aveyron, dans le Tarn-et-Garonne. Toute sa vie Séverac travaillera
aux Antibels mais cette œuvre n’aurait pas été écrite sur le papier, à part quelques thèmes et
notations éparses. Pourtant, selon Joseph Canteloube 352, les Antibels auraient été composées en
entier. Plusieurs de ses amis se souvinrent d’en avoir entendu les cinq actes qu’il conservait dans
sa mémoire. « Ceux-ci se souviennent de certains accents, certaines scènes inoubliables par la
profondeur et la vérité de l’expression, son intensité et sa beauté » dit Canteloube.
Des bruits coururent que celui-ci avait l’intention de « le doubler ». « On m’a dit à Paris
que vous auriez demandé à un des Pouvillon de vous confier la musique des « Antibels » « parce
que je ne le ferais jamais » lui écrit-il. « Je ne l’ai pas cru, vous sachant un camarade excellent,
ne ressemblant en rien à quelques-uns uns des acrobates harmonistes de Paris qui espèrent bien
que « je suis vidé » et le disent [Ravel entre autres]. D’ailleurs je m’en f. et ils verront bien
pourquoi. »353
351 Marc Lafargue à Déodat de Séverac, lettre non datée; Fond Estelle Dellecourt.
352 Déodat de Séverac, p. 22.
353 Saint-Félix, 28 juillet 1919.
167
bleue de wattman [...] et un ample caoutchouc qui le rendait méconnaissable, dit Blanche
Selva354. Il avait eu soin, en outre, de bien baisser la visière de sa casquette. C’est Albéniz qui
ouvrit la porte; comme il demandait à son visiteur de qu’il désirait, Déodat tâchant de
transformer sa voix, lui répondit : « Je suis un pauvre musicien, sans sou, ni logis qui demande
l’hospitalité. » A ce moment, Albeniz le reconnut et cria : « Sale cochon, crapule, filou, vieux
frère, viens que je t’embrasse. Et puis je t’avertis, maintenant que tu as mis les pieds dans cette
prison, je serais un geôlier terrible : je ne te laisse plus partir. »
Albéniz lui ayant appris que Blanche Selva devait donner le lendemain un concert avec
Mme Diot, l’épouse du directeur du Courrier musical, celui-ci fut prétexte à reculer son retour :
« [...] si je filais, Blanche serait furieuse. [...]. Je ne sais pas si je pourrais partir demain matin,
peut-être Selva et Albeniz voudront-ils que je passe quatre ou cinq jours avec eux » 355 Albéniz
lui ayant offert l’hospitalité, Déodat quitta l’Hôtel Montfleuri, rue Pastorelli, où il s’était installé.
Il semblait content du résultat de ses démarches. « Tout a marché admirablement grâce à
la patience tenace de L[ointier], écrivit-il à sa mère 356. L’opérette sera jouée vers la mi-décembre
prochain. Les directeurs ont signé avec nous. » Ils ne devaient pourtant pas tenir leurs
engagements .
Grâce à Albéniz, il profita de ce voyage pour établir des contacts professionnels : « J’ai
été ravi de connaître tous les éléments musicaux de Nice et du Littoral », confia-t-il à sa sœur
Jeanne. « J’ai maintenant des tuyaux excellents sur tout ce que l’on peut faire ici et les avantages
énormes que l’on a pécuniairement à être joué ici. Les droits d’auteur étant doubles ou presque...
Albeniz m’a présenté partout comme « l’étoile » du jour et tous les chefs d’orchestre d’ici me
commandent des choses... Tout va donc au mieux !... » Etait-il convaincu de ce qu’il avançait ?
N’essayait-il pas plutôt de se justifier auprès des siens ? Pourquoi annonçait-il à sa mère que la
pièce serait montée mi-décembre et à sa sœur en janvier ? On sait que les Princesses d’Hokifari
n’ont jamais eu le bonheur d’être montées, ni à Nice ni ailleurs. Plus tard Déodat les reprendra et
elles deviendront Le Roi Pinard.
« Quel pays merveilleux (malgré les villas) et quel temps », écrit-il à sa sœur. « Nous
allons passer la journée à Menton chez Diot avec Selva. » Le lendemain Diot, directeur du
Courrier musical lui écrivait à son tour : « Nous avons regretté tous que vous ne soyez pas venu
hier avec M. Albéniz. Vous avez manqué une bonne promenade sous les pins, mais je comprends
que vous ayez été obligé de rester à Nice.
« Voulez-vous venir demain ou samedi ?
« S’il fait beau, priez M. Albeniz de vous accompagner.
D’autre part, est-il convenu que nous allions à Nice chez vos amis vendredi ? Ou bien
est-ce fixé à dimanche ?
« Voulez-vous être assez aimable pour nous renseigner à ce sujet, et ma femme ayant des
projets en l’air.
« Nous n’avons pas entendu parler du concert dont vous nous parlez. Est-ce pour demain
jeudi, ou pour jeudi 11 à Monte-Carlo ou à Nice ? »
« [...] J’ai envoyé hier à d’Indy, Castéra et Poujaud, une photo des salles de jeux de
Monte-Carlo où, parmi les joueurs on distingue très nettement la silhouette de Blanche et la
vôtre. J’ai visité un bateau (illisible) à Poujaud tout spécialement, en lui signalant les dangers
d’un scandale pour la Schola. »
Le vendredi saint sa sœur Alix lui répondait : « Je crois que les charmes de Nice doivent
être grands, car tu étais attendu sans faute pour le Jeudi Saint à Paris, me disais-tu. »
Le « Château Saint-Laurent » était une spacieuse demeure aux environs de Nice, dans
laquelle se trouvait une vaste salle de musique avec un orgue. Selon Blanche Selva 357 « les après-
midi, Albeniz se mettait à l’orgue où il improvisait, et Déodat au piano reprenait son thème qu’il
développait à son tour. Quand l’improvisation de Séverac était heureuse, Albeniz enthousiasmé
lâchait son orgue, pour aller l’embrasser au piano. Et Déodat avoua qu’un jour où il avait
spécialement réussi, il avait senti sur sa joue, tandis qu’Albéniz l’embrassait, le froid des larmes
qui coulaient de ses yeux. » A mon avis, Blanche Selva doit faire erreur sur les instruments : on
sait en effet combien le piano était l’instrument de prédilection de l’Espagnol et l’orgue celui du
Française. Quoi qu’il en soit, cette anecdote témoignerait, s’il en était besoin, de l’osmose qui
existait entre les deux compositeurs. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que la famille d’Albeniz
se soit adressée à lui plus tard pour terminer la partition de Navarra laissée inachevée.
« Selva est encore chez les Diot [...], écrit-il à Jeanne. Je vais y déjeuner demain et
assister à la messe par la maîtrise de Menton qui est tout à fait Schola et merveilleuse aux dires
de Selva. Je resterai encore quelques jours ici. Cela m’a été très utile et grâce à l’amabilité
exagérée de mes amis cela me coûte 0 », rassura-t-il sa famille. Cette dernière phrase ne doit pas
nous donner à penser que Déodat était profiteur ou avare. Malgré les immenses propriétés des
barons de Séverac, Déodat n’avait que peu de ressources, toute la famille, le métayer et le
personnel devant vivre sur ces fermes mal exploitées. Sa famille l’aidait en lui envoyant de la
nourriture, des poulets, des légumes, des œufs, des pâtés. De retour à Paris, Déodat écrivait
d’ailleurs à sa sœur : « Les Albéniz ont été pour moi d’adorables amis et m’ont gâté à qui mieux
mieux. Je ne sais encore comment les remercier... J’avais songé à prier maman de m’envoyer
deux chapons gras, mais il me semble que la saison est passée ? sinon ce serait bien. » Le 12 mai,
Diot, lui aussi, était de retour à Paris. Il invitait Séverac à venir passer la soirée du lendemain
lundi avec d’Indy, Selva et Poujaud.
Les mois passaient et Séverac n’avait toujours pas de nouvelles de l’Opéra-comique.
« Carré ne se presse guère de vous jouer ce me semble ? » lui écrivit Paul Dukas358. « Faites donc
traduire votre ouvrage El cor del Molino, il passera comme une lettre à la poste. Tout est à l’Italie
salle Favart et l’on joue Puccini très fort la semaine. » Le 10 mai après la création d’Ariane et
Barbe Bleue, Séverac et Dukas s’entendirent pour essayer de forcer la main de Carré. En mai,
l’Opéra-comique allait bientôt refermer ses portes et Déodat repartir. Il pressa donc Dukas
d’intercéder pour lui pour avoir une réponse. Ayant appris que Lucienne Bréval devait chanter
357 Blanche Selva : Déodat de Séverac, Paris, 1930, p. 80 note 2.
358 Mars 1907.
169
salle Favart l’hiver prochain, il pria René de Castéra de demander à la chanteuse qui avait été
emballée par l’audition du Cœur du Moulin chez Misia, si elle n’accepterait pas de le chanter.
Dans l’affirmative, il retoucherait volontiers sa partition pendant les vacances.
eut lieu le 28 juin suivant dans une petite salle de l'Hôtel de Ville dont les murs étaient ornés,
-temporairement hélas ! - de tableaux de Monet, de Pissarro, de Redon, de Marquet, de Manguin,
de Friesz, de Dufy, de Braque et d'autres encore. C'était dans la même salle et devant les mêmes
œuvres que, quinze jours auparavant, j'avais convaincu Ravel et Schmitt de venir jouer les
Reflets d'Allemagne, Ravel avait joué lui-même sa Pavane, sa Sonatine et même, et fort bien,
l'Alborada del Gracioso. Le rôle de Roussel et de Séverac au concert de leurs œuvres fut plus
modeste, car l'auteur des Rustiques accompagna seulement des mélodies, parmi lesquelles
figurait, en première audition, l'Ode chinoise dont la fortune, par la suite, devait être si justement
brillante. Quant à Séverac, délicieux et distrait, son rôle se borna, ce jour là, à oublier de tourner
les pages du Chant de la Terre et d'En Languedoc que jouaient Melle Antoinette Veluard, encore
enfant. Cher Séverac ! »364.
La critique fut éloquente pour nos jeunes amis. Dans Havre-éclair, P. Delesques en
rendit compte en ces termes : « L'impression qui se dégage de l'audition des diverses œuvres des
deux compositeurs, dont l'interprétation constituait le programme de la soirée d'hier, est qu'un
lien étroit uni chez eux, comme la poésie, la musique à la peinture. Avec une haute éducation
technique et une parfaite maîtrise de leur art, tous deux ont la recherche et l'inquiétude de la
nature, de plus, ils apportent une sincérité complète, et une réelle personnalité dans la perception,
dans la vision, pour ainsi dire, du tableau qu'ils veulent peindre musicalement, aussi bien que
dans la traduction pour l'auditeur du double sentiment à exprimer l'aspect, puis l'âme des choses.
« [...] Dans l'œuvre de M. Déodat de Séverac une grande robustesse, l'énergie sévère et
un peu rude de la terre et du paysan de Languedoc. La sensibilité se dégage plutôt qu'elle n'est
soulignée, mais de toutes les pages feuilletées hier, émane la présence constante de la Terre elle-
même, qui s'associe par un murmure enflé parfois au grondement, à tout ce qui s'agite en elle, par
elle et pour elle. »
Mademoiselle Véluard365 joua des extraits du Chant de la Terre et d’En Languedoc. Mary
Pironnay chanta les mélodies : de la Schola Cantorum, elle « tient de ses maîtres : d’Indy et
Charles Bordes, un style de distinction pure et de Mme Jeanne Raunay 366 une déclamation lyrique
parfaite », écrivait P. Delesques367. « Dans l’interprétation des œuvres de M. de Séverac, elle a dit
avec le détachement d’un récitant préraphaélite, le mysticisme du Temps de neige et la de tout
ce que l’Aube à la montagne (sic) éclaire de buissons, de fleurs, de lointains profonds, jusqu’à
l’éclatante fanfare du soleil levant. »
Quelques temps après son retour, Aubry lui envoyait une carte postale représentant un
peintre sur la plage. C’est Marquet : « Voici la carte promise représentant l’ami Marquet dans
l’exercice de ses fonctions » lui écrit-il.
Retour au Pays
Sitôt sa thèse déposée, Déodat s’en retourne au pays. « Il n’est pas de Paris et n’en veut
pas être, dit Louis Laloy368. Et c’est déjà un rare mérite, en un temps où le monde, pour presque
tous nos artistes, se limite à Montmartre, au bois de Boulogne et aux boulevards. Il tient à sa
province natale d’un amour profond jusqu’à la mélancolie; pour en célébrer la grâce fine et
largement lasse, il a trouvé des accents d’une douceur presque virgilienne qui nous a rendus
chers ses deux recueils pour le piano : Le Chant de la Terre et En Languedoc. »
De retour en Languedoc, Déodat fut sollicité par des amis pour se présenter aux élections
du Conseil d’arrondissement avec Auguste Get. Il s’agissait de « démolir deux blocards » qui
étaient conseillers depuis quinze ans, deux partisans de Clémenceau qui avait fait tirer sur la
foule à Narbonne. Ils se présentaient comme « régionaliste, candidat de la République pour
tous » et malgré une pression officielle incroyable, ils furent élus tous deux avec trois cents voix
de plus que les conseillers sortants.
Ce « candidat de la République pour tous » n’en était pas moins « fermement royaliste »
selon Georges Beaume369. Il était même légitimiste, comme sa famille. Les portraits du Duc de
Bordeaux, futur Comte de Chambord, et de sa sœur, décoraient le salon de musique de Saint-
Félix tandis que Louis XVIII surplombait le piano. L’arrière-grand-père de Déodat, Bertrand de
Molleville, ministre de la marine de Louis XVI, avait soutenu financièrement le départ du roi à
Varennes. Déodat qui, à Paris, fréquentait Maurras, lisait l’Action Française qui, à cette époque,
tirait à plus de cent mille exemplaires, comme seul quotidien royaliste. Dans le système
monarchique, Déodat voyait le système politique le plus en rapport avec « l’Harmonie
universelle », toutes les forces devant s’ordonner autour du Prince, « la clef de voûte de
l’édifice ».
« Dans les conflits politiques et sociaux, dit Guilbert des Essarts 370, il voyait des
dissonances convergeant sur un accord parfait jamais réalisé et pressentait des lois précises
actuellement inconnues. Les vibrations sonores et les intervalles musicaux paraissaient répondre
à des réalités analogues à celles de la mécanique universelle. Il imaginait que la nature a des voix
profondes développées en de merveilleux cantiques, dans les marches, pour nous silencieuses,
des astres, en de mystérieuses harmonies inaccessibles à nos oreilles, dans les chocs des
molécules et des atomes, des idées et des intérêts. » Régionaliste, Déodat se souvenait que la
royauté d’Ancien régime, si elle avait dû peu à peu centraliser le pouvoir suprême pour des
raisons pratiques, avait quand même laissé à chacune des provinces ses états et ses libertés
propres. C’est contre le féodalisme, non contre le peuple et les Etats provinciaux, que la
Monarchie avait dû centraliser. C’est le jacobinisme qui avait supprimé les libertés. Au nom
d’une utopique Liberté, la Révolution avait supprimé les libertés. « Autrefois avant la Révolution
Française », citait Déodat dans sa thèse, « une vie locale et critique existait dans chaque
province. »
Pendant sa « campagne électorale », il n’avait eu qu’un slogan : « J’ai créé la Lyre du
vent d’Autan. » Cette affirmation qui n’a l’air de rien était au contraire pleine de sous-entendus
politiques puisqu’elle avait réuni des hommes de tendances politiques très diverses. Pour
l’occasion, il composa un petit couplet en langue d’oc :
Une lettre (hélas non datée) de Marc Lafargue nous éclaire un peu sur le sentiment
politique de Déodat. « J’ai été très amusé par le récit que vous me faites d’une élection
sénatoriale. Oui, la république perd la France. C’est évident, mais je crois qu’il n’y a rien à faire
contre la Religion démocratique371. Nous sommes les derniers fidèles des traditions, mais nous ne
les sauverons pas plus que les derniers païens ne conservèrent leurs dieux. Bientôt personne ne
comprendra ce qui nous passionne. »
Il avait l’amour des humbles. « Entre deux êtres de même espèce, si l’on peut ainsi dire,
la tendresse de Séverac s’en va d’emblée au plus obscur, au plus méconnu, au plus déshérité »,
dit Blanche Selva372. « Il admire et aime tout ce qui est admirable et aimable, mais il a une
spéciale prédilection pour les choses et les êtres méconnus, peu cotés dans l’étiage 373 des
administrations humaines ordinaires. »
Très épris de liberté, il était également adversaire de toute forme d’oppression. Une lettre
à sa mère [mai 1903] en témoigne : « [...]. Je sors très peu et ne connais que par les journaux les
sottises que font certains (soi-disant) socialistes à Aubervilliers ou ailleurs... Ils semblent ignorer
les leçons de l’histoire car jamais les convictions des peuples, quelles qu’elles soient, n’ont été
vaincues par la force.
« Vous me connaissez assez pour savoir que j’ai horreur de toutes les inquisitions aussi
bien de celle que veut faire la bande de X. Charbonnel que celle du moyen-âge... Je hais
l’injustice d’où qu’elle vienne; encore ces tapageurs d’église ont-ils comme semblant d’excuse
qu’ils ignorent (ou ont oublié) l’Evangile... mais cela n’absout en rien leurs gestes odieux. Ils me
dégoûtent. D’ailleurs à Paris tout ce qu’il y a d’honnête parmi les socialistes, les libres-penseurs,
etc... désapprouvent complètement les forcenés...
« Je dis tout ça pour répondre à votre petit mot dernier.
« J’aime trop la liberté pour ne pas sentir la canaillerie de ces gens... Cela m’embête
aussi pour ce qu’aux yeux de bien des Anaïs c’est le « Socialisme » qui fait ces choses... comme
pour certains autres Anaïs c’était le « Christianisme » qui produisait l’Inquisition ! ! Les Idées
sont belles, cela suffit ; tant pis pour les hommes qui au nom de ces idées se conduisent en
chenapans, la Vérité subsistera malgré eux... La condamnation de Galilée n’a pas empêché la
Terre de tourner, le martyr de Saint-Pierre n’a pas empêché l’évangile d’arriver jusqu’à nous...
« Pendant ce temps le bon Dieu continue à faire son métier (si je puis dire). La nature
reprend sa vie et le soleil chante au-dessus des nuages. »
Malgré ces considérations philosophiques, Déodat était simple. Il trouvait que les
hommes résonnent trop : « Nous les hommes, disait-il à sa mère 374, nous jugeons à tort et à
travers. Nous affirmons même des actes que personne n’a pu voir ! Et ces actes existeraient-ils
nous ne voyons que des « effets ».
« Heureusement Dieu connaît les causes et pour cela il excuse et pardonne ce que nous
condamnons en son nom sans plus d’hésitations.
« La vie chrétienne est une, mais au-dessus de tout plane cet adage : primum caritas :
l’amour, la pitié, l’esprit, le pardon sont les plus grandes vertus et les plus chères à Dieu. »
Après leur élection, par l’intermédiaire d’un quotidien local, Séverac et Get remerciaient
« les électeurs du Canton de Revel qui leur permettront ainsi de réaliser leurs sobres mais
sincères promesses ». « Notre sollicitude ne connaîtra que deux classes de privilégiés,
déclaraient-ils : les petits et les humbles trop souvent sans défenseurs. » Pour fêter leur élection,
ils offrirent, le 20 octobre, un « banquet démocratique » de 600 couverts sur la grand place de
Saint-Félix, présidé par Henri Auriol. « En ce moment, il est en train d’organiser les cassoulets et
les têtes de veau », écrivait Roussel à Serieyx le 15 octobre. « J’ai reçu une carte de Selva qui
m’a demandé de participer à une farce innocente qu’on fait à Séverac. Il s’agit donc de lui
adresser chacun dimanche prochain un télégramme lui parlant de cassoulet. » Ces agapes
républicaines ne suffirent cependant pas à donner à Déodat le goût de la politique et l’une de ses
premières demandes fut de demander tout bonnement la suppression des Conseillers
d’arrondissement... et de donner sa démission. Sa mission, battre Paul Perramond et Jacques
Pages ayant réussi, il se retirait.
Pour commémorer leur victoire, Déodat composa Pippermint Get, valse brillante de
concert, qu’il dédia à son collègue Auguste Get, membre de la famille des distillateurs du célèbre
alcool. De cette pièce pour piano il fit une orchestration pour grand orchestre et laissa Stéphane
Chapelier écrire une transcription pour petit orchestre (quintette à cordes, flûtes, hautbois, 2
clarinettes en la, 2 bassons, cors en fa, 2 pistons en la, 3 trombones, tuba et batterie). Il exista
également une version pour orchestre d’harmonie, qui en 1911 était déjà perdue. Rouart et
Lerolle voulurent la faire regraver, en vain : « (...) nous avons demandé à différentes maisons de
la graver, mais n’y paraissent point disposer pour l’instant », écrit Lerolle le 6 janvier, « et nous
ne pouvons le faire, car c’est une spécialité pour la musique militaire, spécialité pour laquelle
nous ne sommes ni préparés ni organisés. »
écrivait : « J’y ai entendu des sociétés pleines de bonne volonté mais terribles ! Heureusement
que la « Sainte Barbe » (oh ! le joli nom) de Carmaux m’a absolument enchanté en exécutant
miraculeusement une ouverture de Ropartz. J’ai été absolument épaté de la sonorité merveilleuse
de cette musique qui est elle vraiment de plein air et de grand style et qui a été interprétée
supérieurement. »
Chargé par le Comité des fêtes de Revel d’organiser un « festival-concours », il
demanda375 à Paul Lacombe de présider le jury. « Vous serez en compagnie de l’ami Bordes qui a
accepté, et de moi-même. Vous viendriez à ce moment-là chez moi à Saint-Félix, qui est tout
près de Revel et nous nous trouverions réunis en un groupe d’ami que vous connaissez, Bordes,
Ricardo Viñes, Blanche Selva. Sans doute la perspective des « canards » que nous ménage cette
journée n’a rien de bien alléchant mais ce sera un prétexte pour nous retrouver ici et j’espère que
vous voudrez bien m’accorder ce plaisir. »
Joseph Lignon
A un concours d’orphéons à Castelnaudary il fit la connaissance de Joseph Lignon qui
deviendra son principal collaborateur. Celui-ci avait accepté la présidence du jury dont il ignorait
la composition. La veille, les organisateurs l’avaient prévenus : « Quoique notre concours soit de
modeste importance, vous serez étonné par la valeur des assesseurs que nous vous donnons. »
Quel ne fut pas son étonnement en effet en découvrant que dans le jury se trouvaient Charles
Bordes et Déodat de Séverac. Lui ayant manifesté sa confusion, Séverac lui répondit : « Mais
mon cher Monsieur, aussi bien que nous vous êtes qualifié pour juger, au point de vue musical,
les sociétés que nous avons à entendre ; et au point de vue orphéonique vous nous êtes
évidemment supérieur, car nous allons siéger pour la première fois dans un concours de ce
genre. » « Durant toute la journée je pus constater le réel intérêt qu’il portait à nos modestes
sociétés musicales » concluait Lignon376.
Une amitié et une grande confiance allaient naître de cette rencontre, Séverac confiant à
Lignon l’orchestration de ses œuvres de plein air : La Cité (1909), Héliogabale (1910), Lo Cant
del Vallespir (1911), Mugueto (1911) et La Fille de la Terre (1913).
Lignon honora et fut honoré de cette collaboration. « Déodat n’était point l’auteur
grincheux qui n’est jamais content de ses interprètes. Il était toujours reconnaissant (et si
justement reconnaissant) de l’effort artistique qu’il constatait chez tous, et il manifestait cette
reconnaissance avec une simplicité touchante, lui, le grand artiste qui, en somme, avait fait à ses
interprètes l’honneur de les choisir. Au cours des répétitions, je lui demandais souvent : « Est-ce
bien ainsi ? N’as-tu pas d’observation à me faire ? » Invariablement il me répondait : « Mais
c’est très bien, c’est parfait. Il disait cela avec un sourire que lui ont connu tous ceux qui l’ont
approché. »
En 1907, Joseph Lignon fonda la « Fédération des Sociétés Musicales du Midi » dont il
fit nommer l’année suivante Déodat membre d’honneur.
Membre et président de plusieurs concours, Lignon fut également créateur des scènes de
plein air de Coursan, Amélie-les-Bains, Cavaillon, Narbonne, où il fit successivement représenter
La Fille de la Terre, de Sicard et Séverac, Velleda, de Maurice Magre et Maurice Gallerne,
Alkesis, de Georges Rivollet et les Fêtes d’Apollon, de Louis Gallet, œuvre pour laquelle il
écrivit une fine et délicate partition. Lignon était par ailleurs chef de l’Harmonie Républicaine et
de l’Ecole de chant chorale de Coursan, de l’Harmonie de Capestang.
La Schola du Cassoulet
En 1905 à Castelnaudary, Séverac lança avec Madame Mistler (la mère de
l’académicien Jean Mitsler) le projet d’une Schola du Lauragais que lui-même plaisamment
appela la Schola du Cassoulet. Madame Mistler possédait alors un magasin de musique intitulé
« Musica »; elle était donc familiarisée avec le milieu musical local. Le projet traîna et vécut peu.
La création de la Schola de Montpellier à laquelle il participa avec Bordes, ses études à Paris,
retardèrent certainement sa réalisation. « Le projet de Schola à Castelnaudary va je crois réussir »
écrivait pourtant Madame Mistler le 14 juin 1906. « Cela nous donnera bien du mal mais dans
mes élèves et connaissances il pourrait y avoir beaucoup de bonnes volontés et sous votre
présidence nous aurons des résultats très appréciables.
« [...] Je compte tout à fait sur vous n’est-ce pas Monsieur et j’espère qu’il nous sera
possible de faire de bonne et belle musique. De Vezian m’a promis son concours... »
« Pendant tout un hiver, vingt musiciens, tant civils que militaires, en buvant force
saladiers de vin chaud, répétèrent trois fois par semaine la Symphonie en sol mineur de Mozart et
finirent par la donner en catastrophe vers la mi-juin, à la grande stupéfaction de Déodat de
Séverac, qui, venu apporter la bénédiction de Charles Bordes et de Vincent d’Indy, avait
prudemment refusé de diriger », écrit Mistler377.
Après le concert, Déodat fut d’ailleurs victime d’un incident aussi désagréable que
comique : « il reçut sur son plastron tout le contenu d’une bouteille de Blanquette de Limoux.
« Ça ne tache pas » disait le maître d’hôtel en l’épongeant, « et puis il fait si chaud. »
Selon une lettre de Séverac, la Schola du Cassoulet donna encore au moins un concert de
Noël, La Vierge à la crèche, de Franck, et des mélodies populaires languedociennes sur la
nativité.
Charmante rencontre
Au cours de l’été, Déodat se rendit en excursion dans l’Ampourdan avec Charles Bordes,
visitant Gerona et Rosas, assistant à des fêtes « d’un méditerranéisme inoubliables ». Ces
réjouissances devaient lui inspirer deux de ses plus belles œuvres : Les Fêtes, où il évoquait le
cher Albéniz et sa fille Laura par une « Charmante rencontre », ainsi qu’il le précisait en exergue
sur sa partition ; et Sous les Lauriers roses, composé en 1919.
L’idée de cette rencontre à Puigcerdá semble avoir été une idée d’Albéniz comme en
témoigne une lettre de Séverac à Laura Albéniz :
la poste put découvrir leur présence. Déodat d’ailleurs n’a jamais été présent qu’à la musique,
qu’il entendait partout. »
Ces promenades le conduisaient quelques fois chez Marguerite Long qui, des années
après, s’est souvenu des « heures vois encore, poursuit-elle379, le masque énergique, le visage
hâlé par le soleil, les cheveux en broussailles, la cravate flottant au vent, ayant franchi
allègrement les quatorze kilomètres qui séparaient les Marliave des Séverac. Adorant les
grandes randonnées à pied au hasard des étapes, il venait nous demander à déjeuner et restait
deux jours, trois jours, quelquefois plus, selon sa fantaisie. »
En octobre 1907, Déodat séjourna dans la ferme modèle de son ami Eugène Rouart, à
Bagnoles-sur-Cèze. Victor Gastilleur et André Gide étaient là. Ce dernier n’eut avec Séverac
que des relations épisodiques mais franchement amicales : « Je ne me consolerais pas que mon
nom ne figura pas parmi ceux des amis de Déodat de Séverac », écrivait-il en guise d’hommage
lorsque fut édité le numéro spécial de la Revista musicala Occitana en 1952380. Séverac avait dû
connaître Gide aux soirées de Vers et Prose à la Closerie des Lilas que le poète et le musicien
fréquentaient assidûment. L’amitié avec François-Paul Alibert ne devait que resserrer leurs
liens. On doit regretter néanmoins que le texte de Gide soit aussi court et ne nous apprît rien de
plus.
La Lettre à Couperin
En 1907, Déodat entama une suite pour piano, hautbois et quintette à cordes, à la
manière du XVIIIème, destinée à s’appeler le Parc aux cerfs. Il est vraisemblable que cette
œuvre ne fut jamais terminée. Joseph Canteloube, lorsqu’il tria en 1921 les manuscrits de
Séverac, n’en trouva que de « nombreuses esquisses, notamment la Lettre à Couperin »381.
Pour Blanche Selva, la pièce pour piano Stances à Madame de Pompadour aurait fait
partie du Parc aux cerfs. Il peut paraître surprenant que Séverac ait eu l’idée de mélanger une
pièce pour piano dans une suite pour petit orchestre. Pourtant nous savons maintenant que
l’Elégie héroïque, pour violon ou violoncelle et piano ou orgue, était destinée au second cahier
d’En Vacances, qui est une suite pour piano. Nous savons en fait assez peu de choses du Parc
aux cerfs. L’idée de sa composition participe du goût à l’époque pour le retour aux formes et à
l’esprit classique des XVIIe et XVIIIe siècles qui embrassa toutes les formes de l’art. Après la
redécouverte de la musique ancienne entamée par Choron (1771-1830), Niedermeyer (1802-
1861) et Charles Bordes (1863-1909), la recherche s’organisa en faveur de la musique
classique. A la redécouverte de la musique religieuse s’ajouta la recherche du répertoire des
maîtres anciens du clavecin. Le pianiste Joaquim Nin et la claveciniste Wanda Landowska
furent les héros de cette nouvelle quête.
Joaquim Nin (1883-1949) avait montré un goût précoce pour la musicologie et les
maîtres anciens, écrivant à quinze ans ses premiers articles. A cette époque son maître Carlos
Vidiella, ayant considéré ses études terminées, le jeune virtuose se composa son propre répertoire
avec Bach, Scarlatti et les œuvres des clavecinistes de toutes les écoles. Dès lors, il commença à
donner ses premières auditions à base de programmes historiques tout en s’intéressant au jeune
mouvement nationaliste catalan, devenant sous-directeur de l’Institution Catalane de Musique
fondée par Joan Gay (l’un et l’autre enseignèrent à la Schola). Virtuose de renommée mondiale,
Nin consacra des séances entières à Chambonnières, Couperin, Rameau, Daquin, Dandrieu,
Duphly, Royer, etc...
Pianiste, il était également compositeur. Ainsi dans l’esprit du XVIII e, il harmonisa
librement des chants populaires de son pays, recréant l’ambiance des mélodies oubliées.
Cantilènes lyriques des XVIIe et XVIIIe, Chansons picaresques, témoignent de ce goût.
Wanda Landowska (1879-1959), claveciniste d’origine polonaise, avait fait ses études
aux Conservatoires de Varsovie et de Berlin avant de venir vivre à Paris, de 1900 à 1917. Elle
enseigna à la Schola Cantorum non sans entreprendre de grandes tournées à travers l’Europe.
Après avoir enseigné quelques années à Berlin, elle revint à Paris en 1919, faisant construire en
1927, à Saint-Leu-la-Forêt, une salle de concerts où elle donna des cours d’interprétation. Elle
publia plusieurs ouvrages sur la musique ancienne, en France et à l’étranger. Elle avait une telle
technique qu’on disait qu’elle avait « deux mains droites ». En fait, elle appliquait au clavecin le
phrasé du piano. Toute jeune, elle s’était assurée l’œuvre de Bach et prise d’une violente passion
pour les clavecinistes des XVIIe et XVIIe siècles. A peine âgée de quatorze ans, elle vint une
première fois en France pour faire des recherches dans les bibliothèques où elle mit au jour de
nombreuses œuvres oubliées. Lorsqu’elle voulut les exécuter, afin de recréer l’atmosphère
adéquate, elle étudia les modes artistiques de l’époque, travaillant même les formes de danse
auxquelles ces musiques se rattachaient.
La carrière internationale de ces deux artistes développa l’universalité de ces musiques.
Leur exemple suscita l’intérêt de jeunes compositeurs. Debussy composa un Hommage à
Rameau et un Hommage à Haydn. La Sonatine de Ravel en subit l’esprit ainsi que le Tombeau
de Couperin.
Séverac ne fut pas épargné par la mode. De fait, le XVIII e siècle prend une grande place
dans son œuvre. Cortot382 signale « la présence caractéristique dans la plupart des réalisations
pianistiques de Séverac de ces mordants, de ces appoggiatures brillantes qui sont si proches des
notes d’agrément de nos anciens clavecinistes. » Dans la Sonate pour piano, un thème de menuet
traverse l’œuvre. En 1905, il harmonisa des Chansons du XVIIIe pour l’Anthologie des Chansons
de France. En 1907, outre le Parc aux Cerfs, la Lettre à Couperin et les Stances à Madame de
Pompadour, il harmonisa Philis, un rondel du XVIIIème. En exergue à Aubade, il demandait de
« chercher une sonorité d’épinette ». Sa célèbre mélodie Ma Poupée chérie est écrite dans un
style qui rappelle les chansons du XVIII ème. Quant au Cœur du Moulin, si la musique n’a rien à
voir avec celle, sinon populaire, du XVIII e siècle, l’action se situe à cette époque. Philis, dont
nous venons de parler, est un rondeau d’après un manuscrit de Mondonville, donc du XVIII e
siècle. L’idée de pasticher une musique ancienne n’était pas nouvelle. Les exemples sont
382 Alfred Cortot : La musique française pour piano, P., t. II, p. 213.
179
nombreux : Bach réécrivit Vivaldi, Mozart transcrivit pour quatuor à cordes les fugues du
Clavier bien tempéré et quelques œuvres de Haendel (Le Messie, Acis et Galatée, l’Ode à Sainte
Cécile). Plus près de nous, Mozartiana de Tchaïkovski est une instrumentation de pièces, mais
comporte aussi l’orchestration de l’Ave Verum que Liszt avait déjà réalisé pour piano.
Mort d’Ubu
Le premier novembre 1907, Alfred Jarry s’éteignait à l’Hôpital de la Charité. Né le 8
septembre 1873, il n’avait que 34 ans. Il était malade depuis quelques temps, mais son état s’était
amélioré. « Tout va bien », écrivit-il à Déodat383, « je sors d’une crise prévue par les médecins et
serai sur pied dans deux jours au plus. Il n’y aura pas besoin d’hôpital : le permis, le départ et
tout ira. Je compte sur vous. Venez me voir s.v.p. Valette 384 vient me voir tous les jours et tout est
rassurant. Alfred Jarry
J’ai eu la force de faire mes valises. Tout est en ordre et je partirai sans danger. A.J. »
Malgré cela son état subitement s’aggrava. Il dut être transporté à l’hôpital de la Charité
d’urgence. C’est là qu’il passa ses derniers jours dans le service du professeur Roger. Il y fut
admirable de patience, de calme, de bonhomie et d’insouciance mais s’affaiblit très vite. Déodat
l’avait sans doute connu à la Closerie des Lilas ou dans quelque bar du quartier latin. Il aimait se
promener sur le Boulevard Saint-Michel en costume cycliste et chaussé d’espadrilles. Bohème
sardonique, il aimait scandaliser, s’étant composé un personnage dont il était devenu le
prisonnier. A l’âge de quinze ans, il avait composé son chef d’œuvre Ubu roi que Déodat
paraphrasait parfois. Son personnage est devenu mythique, comme Don Juan, Tartuffe, Hamlet
ou Panurge.
Début décembre 1907, Séverac vint rejoindre Bordes à Montpellier pour écouter l’Orféo
de Monteverdi sous la direction de Vincent d’Indy.
Déodat termina l’année à Saint-Félix où il profita pour quelques semaines encore de sa
chère campagne. « Les laboureurs ont recommencé leur geste lent et beau derrière les bœufs
dociles. Les Pyrénées sont d’iris pâle et de diamant. Le Canigou cligne de l’œil le matin au soleil
levant à sa fille exilée qui vient des brouillards londoniens. Quant à moi, je travaille lentement et
sans haine ».
« Il lui disait que le Devoir des artistes était de réveiller les choses que tout le monde
pensait tout bas (empoigne Lalo, Willy et tutti quanti !) Quant à l’histoire de Phèdre, ajoute-t-il,
entièrement sortie de l’imagination de Carré elle l’a prodigieusement amusée car il y a plus d’un
an qu’il a loyalement rendu le livret de Phèdre à Jules Bois et qu’il supposait bien que le
Directeur d’un Théâtre ne pouvait avoir de droit sur une œuvre qui n’existait pas et qui de son
propre gré n’existerait jamais. Chacun a son tour d’être sur la sellette. »
Malgré cela, le 7 janvier, Carré écrivait enfin à Séverac pour lui demander par retour
du courrier si la musique du Cœur du Moulin était orchestrée et éditée et si la partition piano et
chant était gravée afin de pouvoir mettre sa musique à l’étude. Déodat, qui désespérait depuis
longtemps d’avoir des nouvelles, se ressaisit. Il chargea aussitôt Castéra de répondre au directeur
de l’Opéra-Comique et se mit d’arrache-pied à l’ouvrage pour mettre au propre sa partition. De
son côté, Castéra le pressait de lui envoyer de la musique, une partie du piano et chant, ne serait-
ce que 20 pages de commencement du premier ou du deuxième acte. Voulant satisfaire son ami,
Déodat lui annonça bientôt l’envoi du 1er acte, lui demandant de ne pas paginer car il voulait
ajouter un court prélude. « J’ai retouché le premier [acte] assez heureusement je crois... », écrivit-
il. « J’ai refait la chanson de Jacques dans un style absolument populaire et comme c’était un
leitmotiv, ça m’a entraîné à refaire quelques scènes complètement. Je crois que ça ira mieux
ainsi, il y a beaucoup plus de mouvement que dans la première version (il me semble en tout cas)
Je me suis servi des thèmes de l’Angélus du 2ème acte qui prend maintenant une grande
importance dans le premier et qui devient tour à tour évocateur de la joie enfantine et de
l’amour... C’est un peu païen ! ! mais zut. » Pourtant l’envoi se fit attendre. Castéra, qui lui
servait d’impresario à Paris, s’inquiétait. Le 28 janvier, il écrivit à Alix pour lui demander des
nouvelles. « Désespérant de recevoir un envoi de musique, si léger soit-il, de Déodat, je prends la
liberté de m’adresser à vous qui savez mieux que lui-même prendre ses intérêts.
Déodat dans sa dernière lettre me disait qu’il envoyait au graveur le commencement de
son Cœur du Moulin, il y a huit jours de cela et je n’ai encore rien reçu, ni le graveur non plus.
Celui-ci qui a pris toutes ses dispositions pour faire ce travail le plus vite possible envoie
quelqu’un à chaque instant chez moi pour savoir si j’ai enfin reçu de quoi employer les ouvriers
et je n’ai toujours rien à lui donner.
Déodat m’a dit qu’il avait fait de nombreuses retouches et je conçois fort bien que cela
lui ait donné beaucoup de mal, mais comment se fait-il qu’il ne puisse rien envoyer encore de la
partition piano et chant ? ni les premières pages du 1er acte, ni celles du 2 e acte car il est
indifférent au graveur de commencer par l’un ou par l’autre - ou par les deux, s’il ne peut donner
que quelques pages de chaque.
Pour ce qui est de l’orchestre, vous voudrez bien me l’envoyer à moi-même pour que je
le remette au copiste de l’Opéra-Comique, car renseignement pris, il est de toute nécessité pour
éviter un sabotage de la part des musiciens de l’orchestre, d’employer le copiste attitré de
l’Opéra-Comique qui est d’ailleurs excellent. »
Castor et Pollux
181
Fin janvier, avant de monter à Paris, Déodat se rendit à Montpellier pour écouter Castor
et Pollux de Rameau que Charles Bordes faisait représenter au Théâtre municipal. Ce chef
d’œuvre, réédité par Durand en 1903, n’avait pas été représenté en entier sur une scène française.
Les rôles principaux étaient confiés à Georgette Leblanc, qui fut une émouvante Telaïre ; Daffete
Phebé ; De Beaumont Minerve ; Fassin Castor ; Mezy, Pollux. Nina Sereni régla les ballets dans
une mise en scène de Joël Fabre. Louis Combes dirigeait les chœurs. Bordes, qui supervisait le
tout, réalisait un grand rêve. « Rien ne lui avait coûté, ni la fatigue, ni la souffrance », écrivit
Georges Pioch385. « Il avait surmonté d’invraisemblables obstacles. Il exultait, pour un peu, il eût
crié : « Rameau est ressuscité ! » Vaincu par son hémiplégie, il avait un bras paralysé qui
l’obligeait à diriger et à tourner les pages de la même main.Pierre Lalo, Robert Brussel et
Georges Pioch, respectivement chroniqueurs du Temps, du Figaro et de Musica, étaient venus de
Paris pour ne pas rater l’événement. Une photo prise à l’époque pérennise la présence de
Séverac. On y voit Georgette Leblanc entourée du compositeur et Charles Bordes. Je n’ai pu
identifier le quatrième personnage qui pourrait être Louis Combes, le fidèle collaborateur de
Bordes.
Déodat avait dû faire la connaissance de Georgette Leblanc le 31 mars 1902, à la Libre
Esthétique de Bruxelles où elle faisait une conférence sur « la femme au théâtre », puisqu’il
semble, selon Blanche Selva, que Déodat fut présent cette année-là auprès d’Octave Maus.
Début février, Déodat envoyait enfin le premier acte entièrement remanié (mis à part les
chœurs) à Sénart, le graveur. « La chanson de Jacques étant toute changée, cela m’a obligé à
traiter ce personnage sur un tout autre modèle musical. Il me semble que ça va et que ça vit
mieux... Ce sont de vrais languedociens maintenant et de vrais paysans. Du moins il me le
semble ! ! Mais avant de livrer cela au graveur je t’en prie lisez le avec Blanche. Si ça ne vous
plaisait pas dites-le-moi et nous arrêterons tout avec Carré ! Il ne s’agit pas d’être joué quand
même il faut surtout que ce soit non seulement bien mais très bien. Et je ne suis pas sûr de moi...
là pour tout dire je n’ai pas une idée bien nette de la valeur absolue de mon machin ...
« A certains moments cela me paraît aller, à d’autres je doute et je dis zut ! ! C’est
entendu ou pas. »
Le dimanche suivant, il était de retour à Paris. Au début de ce séjour, il résida chez les
Castéra qui étaient en voyage en Allemagne et en Russie avec d’Indy et Blanche Selva. Aussi
pendant quelques temps Déodat fut-il déchargé des charges domestiques. « Mes amis m’ont
offert de profiter de leur appartement, piano, cuisinière, etc, pendant leur absence et ils ont
tellement insisté que je n’ai pu leur refuser », écrivait-il à sa mère. Puis il se réinstalla dans son
petit pavillon du 22 rue Denfert-Rochereau (aujourd’hui Henri Barbusse) et travailla beaucoup.
Marie Laurencin
Le soir, il retrouvait ses amis du Quartier latin, de la Closerie des Lilas et de la Bande à
Picasso. Depuis quelque temps, la « Bande » s’était enrichie d’une nouvelle femme : Marie
Laurencin, l’amie d’Apollinaire. De père créole, Marie était brune et frisée. Elle avait un visage
mince et un peu anguleux, éclairé par deux yeux vifs. Elle était grande et toujours vêtue de robes
385 Georges Pioch : « Charles Bordes », Comoedia, 10 novembre 1909.
182
collantes qui soulignaient sa minceur. Intelligente, elle était vive et espiègle. Depuis qu’il était
devenu montmartrois, le 15 avril 1907 (il habitait 9 rue Léonie 386), Guillaume était son voisin
puisqu’elle habitait boulevard de la Chapelle. Commensal quotidien de Picasso, il l’amenait
presque tous les jours chez le peintre qui, malgré ses difficultés, tenait table ouverte pour ses
amis.
Dans la bande, Marie plaisait aux hommes qui la trouvaient sympathique. Au contraire,
les femmes, qui étaient sans doute jalouses de son caractère, montraient quelques réticences.
Mireille Tardieu, la future femme de Déodat, garda pourtant un bon souvenir de leurs sorties
montmartroises, évoquant leurs jeux sur les manèges par exemple, leur insouciance. Avant de
devenir son amie, Fernande Olivier la supportait, plus qu’elle ne s’entendait avec elle. Quand les
artistes discutaient entre eux, Marie Laurencin se tenait à l’écart, se plongeait dans un livre pour
éviter de prendre part aux querelles esthétiques.
Deux autres amis s’étaient aussi rapprochés de Picasso. Depuis le mois d’octobre, Max
Jacob s’était installé au 7 rue Ravignan : ainsi était-il tout proche du Bateau-Lavoir qu’il
fréquentait lui aussi journellement. En 1908, ce fut André Salmon qui vint également s’installer
dans l’étrange bâtiment, juste au-dessous de chez Picasso.
Manuel de Falla
C’est vraisemblablement en 1908 que Déodat fit la connaissance de Manuel de Falla.
Celui-ci était arrivé l’été précédent à Paris pour une semaine. Il devait y rester ... 7 ans. En l’état
actuel des connaissances, il n’est pas possible de dire quel fut l’artisan de cette rencontre :
Dukas ? Albéniz ? Viñes ? Ils avaient de nombreux amis communs. Dès son arrivée à Paris,
Manuel de Falla avait pris contact avec Paul Dukas qui avait été enthousiasmé par la lecture de
La Vie brève, à tel point qu’il avait tout de suite proposé au jeune compositeur d’intervenir pour
faire interpréter son œuvre à l’Opéra-Comique. Cette proposition, l’enthousiasme de Debussy
pour La Vie brève, devaient décider Falla à rester parisien. Albéniz, toujours chaleureux avec ses
compatriotes de passage ou en séjour à Paris, lui avait fait le meilleur accueil. Enfin Falla, muni
d’une lettre de recommandation du frère du pianiste, s’était présenté à Viñes qui l’avait accueilli
avec la même chaleur et l’introduisit dans le groupe des Apaches où il est possible que Déodat
l’ait retrouvé. Les relations Falla - Séverac ne furent certainement jamais intimes, le premier
étant par nature très réservé. Leurs rencontres ne furent même sans doute qu’occasionnelles, mais
lorsque Joseph Canteloube créa en 1930 l’Association des Amis de Déodat de Séverac, Falla
accepta avec enthousiasme de faire partie du Comité d’Honneur.
A cette époque, Déodat fréquentait également un fameux guitariste gitan, Fabian, avec
qui il était très lié. « Ce bougre là qui est à demi sauvage et torrero de son état interprète d’une
façon inouïe les malageñas et les flamencos avec un accent tout à fait savoureux et pimenté »,
écrivit-il à Henri Collet en l’invitant à venir le voir chez les Godebski. « Je compte aussi que tu
viendras [...] sans compter que si tu décides Albéniz à venir aussi tout le monde sera en liesse. »
387 Cette pièce donna lieu à une tragédie musicale en 4 actes de Paul Ferrier, d’après Henry de Bornier,
avec une musique de Henri Rabaud, créée à l’Opéra-Comique le 16 mars 1904.
388Lettre de Louis Ventreigne, membre de la Société d’Agriculture de l’Aude, chargé de l’organisation des
fêtes, à Déodat de Séverac, 5 avril 1920.
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effarouchées par le faune indiscret composent une fantaisie nocturne dans le caractère des
Baigneuses au soleil. Elles rappellent également un peu les Fêtes, de la même année. Composée
en 1908, il la jouait souvent à ses amis mais ne se pressait pas de la mettre au net et à l’encre. A
sa mort, il avait néanmoins commencé. En avril 1919, il écrivait à son éditeur : « Le Faune
indiscret est aussi avancé mais je vais le serrer un peu. » La mort l’empêcha de réaliser son
dessein et il fallut attendre 1952 pour que la pièce soit éditée chez Rouart et Lerolle, grâce à une
révision de Canteloube qui la mit au propre.
parfois connaître l’Espagne. Ainsi Bizet ne descendit-il jamais plus bas que Bordeaux et
Debussy, dont les « œuvres espagnoles » sont nombreuses, ne se rendit qu’une fois en Espagne
pour aller voir une corrida à Saint-Sébastien. Pour Ravel, l’Espagne était « une seconde patrie
musicale ».
Par son goût pour le Symbolisme, par son sentiment méditerranéen, Déodat de Séverac se
livra sans réserve à l’Hispanisme dont l’influence se manifesta dans nombre de ses œuvres. La
plus ancienne et la plus importante fut Cerdaña, cinq Etudes pittoresques pour piano. A l’issue
d’un concert de cette œuvre à la Société Nationale, Charles Cornet 390 faisait remarquer que
Séverac s’était « inspiré des rythmes et des formules de l’école espagnole dont une sorte de
reconnaissance se poursuit actuellement avec succès. L’évolution de la musique espagnole se
poursuit en effet sous la forme moderne heureusement combinée avec le rythme local pour
réaliser l’expression d’un pittoresque à la fois arrimé et puissant ; elle tend à se dégager des
traditions systématiques, des thèmes populaires et truculents ressassés à outrance, des banalités
d’opérette dans un effort plus fécond vers une inspiration plus profonde, plus réfléchie, plus
humaine, vers une étude des classiques. Après le dramatique Ruperto Chapi, Albéniz s’était
formé aux travaux de la Schola, affirmant par la culture des maîtres français et allemands
l’exubérance mélodique de ses idées brillantes. Et aujourd’hui la belle phalange de ses
successeurs, Granados dont nous entendîmes tout récemment les productions séduisantes
interprétées par un talent de virtuose très personnel, Manuel de Falla, Morera, Joaquim Turina.
M. de Séverac s’inspirant du caractère de la moderne école espagnole a écrit ses pièces non point
en matière de pastiches, mais avec la palette qui lui est propre : d’une forme élégante, d’un
mouvement rythmique plein de verve, d’un dessin charmant, elles contrastent avec la formation
du compositeur et furent accueillies triomphalement. »
Cette influence ibérique ne pouvait pas échapper à Christiane Le Bordays 391 qui reconnaît
que le tropisme méditerranéen de Séverac « le prédisposait à être particulièrement réceptif au
mélo ibérique. Peut-être cet hispanisme latent n’aurait pas aussi spontanément fleuri si le
compositeur catalan (sic) n’avait pas intimement fréquenté l’œuvre d’un autre catalan
(musicalement plus andalou que catalan) Isaac Albéniz. » Cette ressemblance musicale entre
Albéniz et Séverac a souvent été remarquée, la source différente de leur inspiration ne les
opposant même pas. C’est en effet dans l’Andalousie qu’Albéniz puise son inspiration tandis que
Séverac trouve la sienne en Catalogne, et tout particulièrement en Cerdagne. « Séverac s’exprime
en pur catalan », fait remarquer Blanche Selva.392
« Les rythmes d’ensemble ou de détail, les intervalles mélodiques, la coloration
harmonique, tout est bien sorti de la musique catalane, de l’ambiance locale et, par-dessus, de la
divination intime du caractère des gens et des choses par une communauté de sensibilité et
d’idéal. »
Bons mangeurs et de bons buveurs
390 Charles Cornet : Société Nationale de Musique, le Guide musical, Bruxelles, 7 mai 1910.
391 Christiane Le Bordays : « Un siècle de présence espagnole dans la musique française », Le Cœur du Moulin
n° 6, p. 18.
392 Blanche Selva : « La musique pour piano de Déodat de Séverac », La Revue musicale, 1 juin 1921, p. 228.
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Comme les frères Bausil, Déodat de Séverac était bon buveur et amateur de belles et
bonnes choses. Gastronome, il s’accommodait de tous les menus, « se contentant de picorer
comme un oiseau, un plat après l’autre, toujours de bonne humeur jusqu’à la fin du repas »
rapporte Edmond Brazès.393 Il appréciait tout particulièrement les plats régionaux qui témoignent
de la culture d'un pays ou d'une région. Il pensait comme Albert Bausil qui écrivait dans le
Préface de la Cuisine Catalane394 que « L’esprit d’une race se manifeste dans sa cuisine autant
que dans sa langue ou dans son art ».
« Il a suffi d’un plat local, d’un vin pour caractériser une province dans l’imagination
populaire, mais que n’aurait pu le faire l’œuvre de son sol ou de sa littérature.
« […] Je rêve de l’auberge, de la bonne auberge catalane, où l’on pourrait, les soirs d’été,
assis à l’ombre de nos treilles, devant un de ces paysages de vigueur, de lumière et de poésie,
comme on ls découvre que dans notre Cerdagne ou dans notre Vallespir, goûter avec des amis à
toutes ces choses délectables que recèlent jalousement la cave et le garde-manger de nos
ménagères de village… » écrivait Bausil
« Il me semble qu’on aimerait mieux, qu’on comprendrait mieux mon Roussillon, si,
après en avoir admirer les romances et respiré les parfums, on communiait physiquement en son
âme savoureuse sous les espèces de son « Perdreau catalan et de son rancio d’or ».
A Estagel, les Bausil – comme ailleurs sans doute – faisaient de bons repas bien arrosés.
« C’est effarant ce que ça mange, une âme de viticulteur ! Je n’ai jamais mieux compris l’esprit
d’un « salpiquet de monjetes » escorté d’un jeune perdreau de deux jours, autant que dans cette
salle à manger rouge et bleue qui surveille la grande cuisine paysanne d’un œil attentif et
gourmand.
« Après dîner, comme nous avons des amis qui viennent déjeuner demain, nous irons,
avec le frère, dans « la cave des vins de cent ans », sous l’escalier de la terrasse, portant vieille
lampe à huile qui méprise les toiles d’araignées , tirer une de ces nobles bouteilles un peu
divines, que l’on déguste en silence, avec recueillement – entre initiés.
- Tant qu’il y aura, dans la maison d’Estagel, la cave des vins de cent ans, la fontaine
sous les lauriers roses et la petite table en fer du fond du jardin, il ne faudra pas plaindre mon
âme de viticulteur. »
Les Fêtes
La première pièce écrite pour Cerdaña avait été Les Fêtes. Elle évoque un Souvenir de
Puigcerda395. Elle deviendra le numéro 2 de la suite. Primitivement intitulée : Les jolies mules de
Cerdagne, elle fut vraisemblablement composée dès le mois de janvier 1908. « C’est une
impression notée à Puigcerda autour du lac où l’on voit d’adorables équipages espagnols dans
lesquels on est étonné de ne pas voir Nina ou Laura » écrivait Séverac à Laura Albéniz.
Séverac se rendait souvent à Puigcerda où il fréquentait José Maria Junoy et sa famille.
Poète, critique, dessinateur et journaliste, Junoy prônait la création d’une nouvelle école
393 Edmond Brazès : « Déodat de Séverac à Céret, souvenirs d’Edmond Brazès », Conflent, p. 75.
394Albert Bausil : La Cuisine Catalane, et Le Coq Catalan, 29 novembre 1924, N° 48.
395 Puigcerda : petite ville de la Catalogne espagnole située dans l’Ampourdan.
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méditerranéenne et recherchait les artistes qui adhéraient à ses idées. Ses pas le conduisaient
parfois à Céret où il venait voir les amis qu’il avait connus à Paris. En Séverac, il trouvait le
musicien qui correspondait à ses idées alors qu’il avait surtout réussi à convaincre des peintres.
Le premier thème des Fêtes est celui d’une sardane, mais il est « semblable à celui
ravélien de Laideronette, Impératrice des pagodes de Ma Mère l’Oye » (1909), écrit Antonio
Sardi de Letto. Le thème de l’Esperanza qui lui succède est sous-titré Charmante rencontre. Il
est une évocation de la belle Laura Albeniz. Un défilé de Carabineros brise le rythme à deux
reprises. Apparaît ensuite « le cher Albéniz » symbolisé par un rythme de fandango basque
comme les origines du catalan de Camprodon.
Baigneuses au soleil
La seconde pièce, Baigneuses au soleil, selon Joseph Canteloube396, gardait le souvenir
d’une aventure amoureuse à Banyuls-sur-Mer. Séverac lui donna d’ailleurs le sous-titre de
Souvenirs de Banyuls-sur-Mer. Cette source d’inspiration nous semble plus vraisemblable que
l’amusante version de Blanche Selva397 qui voulait que ces Baigneuses aient été inspirées par
« un gros baigneur très prosaïque et bourgeois, prenant un bain très sage dans « l’eau divine » de
la « mer d’Homère, de Virgile et de Mistral ». Cette image incongrue est peut-être un mensonge
de Séverac qui n’aurait pas voulu peiner la pauvre Blanche, celle-ci marquant quelque inclination
pour le compositeur.
Selon Carlos de Castéra, c’est au hasard que cette pièce doit d’avoir vu le jour 398. « C’est
uniquement pour me jouer un tour que Déodat l’a écrite ». Une nuit à la brasserie Balzac où
Alquier tenait ses assises, Carlos quittant Déodat l’invitait à venir le lendemain. L’heure étant
passée depuis un moment, Carlos se mettait à table quand Déodat entra, « tout guilleret », un
rouleau de musique à la main. Il s’expliqua : « Ce matin je me suis réveillé de bonne heure ; il y
avait du soleil dans ma chambre, j’étais bien disposé. Je me suis dit : Carlos me tarabuste pour
que je donne Cerdaña à Alexis, mais il faut que je garde encore ça en cave. Pour lui jouer un
tour, je vais écrire d’un trait une pièce dont il ne connaît pas une note, et dont je n’avais
d’ailleurs pas écrit une note car je l’avais tout entière dans ma tête. Je te la jouerai après le dîner.
Je crève de faim n’ayant pas même eu le temps de déjeuner. » Cette pièce a donc été composée
en 1907, avant son départ de Paris, en juin.
Pour Alfred Cortot399, Baigneuses au soleil marquait pour Déodat un point culminant
dans son œuvre. « Ici parfaitement assoupli à son sujet, la technique pianistique évolue dans le
sens impressionniste, se colore de reflets et de scintillements qu’elle avait négligés dans les
œuvres précédentes. Ce n’est pourtant ni l’œuvre d’un Ravel ni d’un Debussy », conclut-il. « Le
dessin musical n’y abdique rien d’un certain traditionalisme. Ce qui n’empêche pas cette œuvre
d’une profonde originalité. »
Dans ses Baigneuses, Séverac « peint » en impressionniste, tant par l’esprit que par la
forme. Les impressionnistes n’avaient-ils pas une prédilection pour les reflets, les impressions
aquatiques, chers autant à Debussy qu’à Séverac ? « Mais l’eau de Séverac dans les Baigneuses
est presque incarnée » selon J.J. Barbier400. « Au point qu’on ne sait plus si l’on assiste aux ébats
des naïades ou au mouvement de l’élément liquide. » Dans cette pièce, Vladimir Jankélévitch 401
voyait « un chassé croisé où les gouttelettes de lumière et les scintillements de l’écume
échangent leurs inspirations et leurs transparences. Dans le tourbillonnement de la musique les
éléments interfèrent l’un sur l’autre, les rayons du soleil se décomposent en ballets de lumière. »
Picturalement, pour Marc Lafargue402, « ces baigneuses au soleil peuvent enchanter ceux qui
aiment la peinture de Renoir ou une statuette d’Aristide Maillol. » Pour ma part, si je devais
illustrer Baigneuses, c’est le dessin d’une tapisserie de Maillol que je choisirai : la Vague. La
parenté y serait double : par le pouvoir d’évocation de cette tapisserie et par l’origine
banyuléenne du modèle de la nymphe.
Les Baigneuses au soleil, dédiées à Cortot, furent éditées en 1909. Malgré l’intérêt que
cette partition suscita auprès des artistes et des amateurs, sa nouveauté déconcerta. Un
chroniqueur de la Revue musicale403 la trouve d’« une insupportable prétention. Chaque mesure a
une glose, une indication de nuance. Partout des minuties descriptives : d’idée heureuse,
mélodique, rythmique ou harmonique, je n’en vois guère. »
L’année suivante, Cerdaña était bien avancé. Le 20 janvier, Déodat, qui l’avait reprise
« par le menu », annonçait trois nouveaux numéros à son éditeur :
En Tartane
En Tartane, sous-titré En Cerdagne, fut composé en janvier 1909 et précise la situation
géographique de l’évocation. Les premières harmonies ne laissent aucun doute sur l’hispanité de
l’œuvre par la cadence des rythmes du premier thème auquel répond celui, bien évocateur d’un
400 J.J. Barbier : Centenaire de Déodat de Séverac, p. 5-6, Céret, Musée d’Art Moderne, 1972..
401 Vladimir Jankélévitch : La Présence lointaine : Albeniz, Séverac, Mompou, Le Seuil, Paris, 1982.
402 in Blanche Selva : Déodat de Séverac, P. 1930, p. 16.
403 E. B. : la Revue musicale, 15 mai 1909, n° 10, p. 281.
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véhicule qui roule au trot de la mule. Déodat aimait beaucoup ces tartanes. A Joseph Pla, qui lui
demandait pourquoi, il répondit : « parce qu’il s’est trouvé qu’à chaque fois où j’ai pris une
tartane j’ai pu boire un verre de vin rancio au départ, un autre à l’arrivée. Les tartanes n’ont pas
l’habitude de vous porter dans des lieux stériles. »
Ce numéro est dédié à Yves Nat 404 qui l’en remercia chaleureusement : « Comme c’est
gentil à toi d’avoir pensé à l’orée de ce nouvel an à ce pauvre biterrois ! Merci sincèrement.
Je suis très honoré que tu aies pensé à me dédier une de tes pièces.
Je n’ai aucunement besoin de te dire que je la jouerai immédiatement et que ce sera fort
agréable. »
Ménétriers et glaneuses
Ménétriers et glaneuses (Souvenir d’un pèlerinage à Font Romeu), 3ème numéro de la
suite, a la particularité d’être la seule pièce de Séverac commençant par un Fortissimo. Elle est
basée sur deux thèmes qui ne s’opposent pas, mais se complètent. Un thème de contrepoint qui
évoque les oraisons des pèlerins y alterne avec un thème de sardane.
404 Yves Nat (Béziers 1890 - Paris 1956), compositeur et pianiste prodige. Il avait fait son premier concert
à 7 ans et dirigé à 10 ans une fantaisie pour orchestre de sa composition.
190
Christ de Llivia. C’est un des sommets expressifs de la musique déodatienne avec le Coin de
cimetière au printemps d’En Languedoc.
Après une introduction en mode phrygien, le thème grégorien de l’O Crux ave tiré du
Vexilla regis apparaît comme le noyau de la pièce. Sa simplicité mélodique comme le Dies irae
de Coin de cimetière a permis à Séverac une infinité de modulations.
« Les Muletiers devant le Christ de Llivia se concluent avec cette alternance
typiquement ibérique de tonique et de dominante (avec des intervalles de seconde moresque), où,
pour l’effet d’une répétition quasi hypnotique, les deux accords perdent leurs caractéristiques de
tension et distension pour ne devenir qu’une unité », constate Antonio Sardi de Leto.
Ce morceau avait été inspiré à Séverac par le contraste frappant d’un équipage de mules
marchant allègrement sous le soleil en Cerdagne et leurs retrouvailles quelques heures plus tard
dans l’église de Llivia. Dans la pénombre fraîche, les muletiers agenouillés levaient vers le Christ
des regards suppliants chargés de foi. Cette pièce, selon José Sabastia Pons « se place au cœur du
sentiment. » « Je ne l’entends jamais sans essayer d’y adapter de vieilles paroles de nos goigs »,
disait le poète, « mais la douce puissance de la complainte va toujours au-delà. »
Ecrite dans une langue claire et sonore, bien française, cette suite d’études pittoresques
pour fort libre qu’elle soit ne rompt pas avec la tradition. Elle la prolonge. Malgré une richesse
de détails, elle reste simple et limpide, mais colorée ; son lyrisme reste sobre, sans effets
superficiels et outrés.
« Ces haltes de mélancolie au milieu des joyeuses pérégrinations du « musicien paysan »
ne sont pas sans évoquer une fois encore, l’orientale nostalgie d’Iberia, constate Christiane Le
Bordays405, car si le rire d’Albéniz [...] résonne encore chez Séverac, le romantisme de Cordoba
pénètre aussi le recueillement du promeneur solitaire. Mais l’aube du Chant de la Terre dissipe la
langueur nocturne », conclut-elle, « et le fatalisme islamique s’efface avant l’éternel retour du
troubadour occitan. »
Déodat aurait voulu faire créer Cerdaña par Ricardo Viñes, celui-ci s’étant plaint de
n’avoir jamais joué du Séverac en première audition à la Nationale. Ce fut pourtant à Alfred
Cortot que revint cet honneur le 18 juin 1911.
405 Christiane Le Bordays : Déodat de Séverac, extrait de Un siècle de présence espagnole dans la
musique française 1850-1950, thèse d’état dirigée par Albert Dufourq, 1984, et Le Cœur du Moulin, n°6,
s.d., p. 20.
191
lors d’un concert du congrès de Montpellier. Pour mieux connaître l’histoire de cette danse
traditionnelle et typique, il se documenta et lut une étude de Fernand Troubat parue dans la
Revue des langues romanes. Lors des répétitions, pour plus de vérité, Carré engagea même
« spécialement un danseur très connu dans l’Hérault, dont le rôle était de diriger les répétitions
de la curieuse danse », écrivait en février 1909 le chroniqueur du Journal. « Ce danseur devait
lui-même paraître dans la scène lors des représentations. »
Mais l’effort qu’il a donné l’a surmené et le médecin lui a ordonné du repos. « J’ai
comme d’habitude voulu trop travailler tout d’un coup et je commençais à avoir des
bourdonnements d’oreille et des vertiges occasionnés par cet excès soudain. »
Après un peu de repos il doit prendre part à la préparation des représentations de son
ouvrage qui a été programmé pour le début de l’hiver à l’Opéra comique pour le début de l’hiver.
La préparation de l’ouvrage lui donna beaucoup de travail et il dut mettre à distribution
sa famille et ses amis pour la réalisation du décor et des costumes. Bien que l’action du Cœur du
Moulin se passe au XVIIIe siècle en Languedoc, la Catalogne eut sa part d’influence. Sur ses
indications, Louis Jou,406 dessina les costumes régionaux de Languedociens, mais aussi de
catalans, de tambourinaires provençaux, de bergers aragonais, dans un joyeux mélange
vestimentaire de différents pays méridionaux. Les dessins des costumes des « Visions » du
second acte, eux furent confiés à José-Maria Sert,407 un autre catalan. « Il y a la fée du blé qui
doit apparaître dans le moulin, 2° la fée des rondes près du puits, 3° le bonhomme Noël, 4° un
vieux mendiant. Ces personnages symboliques veulent évoquer l’enfance de Jacques, personnage
capital de la pièce. Ils ne doivent pas être vêtus comme les personnages réels du drame,
naturellement... » écrivit Déodat à sa mère.
L’ouvrage achevé avait été le fruit d’une longue élaboration. Il avait été entrepris en
1901 sur le livret d’un drame en un acte du poète toulousain Maurice Magre : Le Retour.
L’année suivante Déodat faillit pourtant abandonner son projet, découragé par la
création de Pelléas et Mélisande le 30 avril 1902 à l’Opéra-Comique sous la direction d’André
Messager: Séverac y aurait assister aux quatorze premières représentations. « Je continue la fin
du Retour, Magre m’ayant donné les derniers vers mais je ne suis guère satisfait de ma musique
que je sens incolore et imprécise.
406Louis Jou i Sénabre (°28 mai 1882 à Gracia, dans les faubourg de Barcelona + Les Baux 2 janvier
1968) Peintre, graveur, illustrateur, il créa des types de caractère et des ornements typographiques d’une
grande originalité et d’une grande beauté. Installé en juin 1902 à Paris où il cohabita quelques temps avec
Manolo et fréquentait la Schola Cantorum où son ami Civil était élève, - de bonnes raisons de fréquenter
Déodat de Séverac -il se fixa aux Baux-de-Provence où il créa son atelier, devenu musée aujourd’hui. Sur
Louis Jou, on pourra lire : « Louis Jou », La Tramontane, N°s 436-437-438, Perpignan 1960, et Robert
Lapassat, « Louis Jou et ses amis », Conflent, N° 192 , Prades , novembre.-décembre. 1994
407 Jose-Maria Sert i Badia (°1974+ 1945) Après avoir commencé ses études à la Lonja à Barcelona, il
vint en 1899 à Paris où il s’installa dans l’atelier d’Horace Vernet, rue Barbet de Jouy. Il excella dans les
grandes fresques néo-classiques, ce qui le fit surnommer le « Tiépolo du Ritz ». Favori de la famille royale
d’Espagne, Alphonse XIII le choisit pour décorer la cathédrale de Vich, près de Barcelone . A l’époque où
il participa à la réalisation du Cœur du Moulin, il était le compagnon de Missia Godebska en attendant de
pouvoir l’épouser quand elle aurait obtenu son divorce d’avec Edwards. Devenu son troisième mari, il
apporta à Missia enfin le bonheur de vivre et la passion sentimentale
192
« Oui, il y a des moments où malgré les encouragements des maîtres et amis on regarde
l’horizon avec une certaine appréhension car en art une seule chose est nécessaire « trouver », or
est-il possible de trouver après Pelléas ?
« Si l’on doit simplement refléter, c’est triste et surtout inutile. Temps perdu pour soi-
même et pour les autres… »
Reprenant courage, Déodat s’était pourtant remis à l’ouvrage, rajoutant même un second
acte, Magre ayant accepté de modifier son livret. Accepté par Carré à l’Opéra-Comique en
février 1906 il ne fut pourtant mis en répétition que deux ans plus tard et sa création différée en
décembre 1909, Jean Perrier, l’une des deux vedettes principales ayant eu un problème de
voix.408
L’histore du Cœur du Moulin est simple. Le rideau se lève sur le chœur des vendangeurs
occupés à leur tâche en chantant un hymne au vin. Survient Marie qui leur apporte le repas.
Elle raconte à Louison le rêve qui la nuit précédente l’a troublé. Elle y a vu Jacques, le garçon
qu’elle aime, mais qui est parti chercher fortune à la ville. Tandisqu’elle s’éloigne celui-ci arrive
en chantant son histoire. S’arrêtant près du Vieux puits, il évoque sa joie de retrouver des
paysages familiers. Le caillou qu’il y laisse tomber réveille l’âme du Vieux Puits Comme il
s’abandonne à penser à Marie, celle-ci apparaît au loin puis s’approche, surprise de retrouver
celui qui l’a quitté. Il voudrait renouer l’ancienne idylle mais Marie lui apprend qu’elle est
mariée à Pierre. Il veut repartir mais il lui annonce qu’elle l’aime toujours et veut s’enfuir avec
lui. Arrivent les vendangeurs tout heureux de retrouver Jacques. Marie le prend à part et lui
confirme sa détermination de partir avec lui ; mais le Vieux Meunier a tout entendu.
Au second acte le rideau se lève sur une ambiance crépusculaire. Un prélude
symphonique crée le décor sonore de l’acte tandis que le cortège des Vendangeurs s’avance pour
la Danse des Treilles et du Chevalet. La fête terminée la scène se vide. Marie arrive au rendez-
vous mais le Vieux Meunier réussit à l’éloigner pour parler à Jacques et lui reprocher sa
détermination. Sa mère prévenue arrive à son tour pour l’engager à faire son devoir. Le Puits, les
Voix de la nature tentent de le troubler et de le retenir. Mais la cloche de l’Angélus sonne, et lui
fait entendre la vérité soutenue par le Hibou incarnation de la sagesse. Celui-ci le prie de
reprendre la route. Le Bonhomme Noël, un Vieux mendiant, la Fée du blé, la Fée des rondes
sortent du Moulin pour entourer Jacques et lui rappeler son enfance. Pressé de se sacrifier et de
faire son devoir, Jacques s’enfuit, seul, sans même revoir Marie. Quand celle-ci arrive, elle croise
la Mère qui lui apprend qu’il est pari pour toujours.
Albéniz malade
408 Jean Perrier (1869-1954), baryton français qui fit ses débuts à l’Opéra-Comique en 1892 dans le rôle
de « Monostatos » de La Flûte enchantée. A Paris, il créa ensuite de nombreux rôles dont celui de
« Pelléas » qui l’a rendu célèbre, « Landry » dans Fortunio de Messager, « Ramiro » dans L’Heure
espagnole de Ravel ; dans Marouf de Rabaud, etc. Il jouit auprès de ses contemporains d’une importante
notoriété à la fois comme chanteur, acteur de théâtre et de cinéma. Fils d’un violoniste et chef d’orchestre
et d’une mère pianiste, il avait été dès son enfance baigné dans une atmosphère musicale et lyrique.
193
En octobre 1908 Déodat apprit de Laura Albéniz que son père était tombé gravement
malade. « Je vous remercie de votre bonne lettre et de votre si grande amabilité lui répondit
Déodat, mais je suis très malheureux de savoir Papa malade !
« Je l’aime tellement ce cher Albéniz ! Comme je voudrais le savoir guéri, pour vous et
pour vous tous !
« Je ne sais encore quand j’irai à Paris ! Mais croyez que dès mon retour ma première
visite sera pour vous. [...]
« Vous ne sauriez croire combien je suis heureux et fier que vous me permettiez de vous
dédier un petit morceau de ma nouvelle suite.
« Je voudrais surtout que vous le trouviez digne de votre grâce charmante.
Quant au titre, vous me le trouverez vous-même une autre fois quand vous l’aurez
entendu. »
Quelques semaines plus tard, il lui réécrivait pour « une question de protocole » : « Le
graveur me demande tout de suite la pièce de piano qui vous est dédiée dans ma suite « Eté »
mais je n’ose la lui confier avant de l’avoir consultée.
Dois-je mettre « à Mademoiselle Laura Albéniz » ? !
« Dois-je mettre en catalan ? !
« Si je n’écoutais que ma très vive amitié, je mettrais « à Laura Albéniz » tout court,
mais je n’ose pas, car ce ne serait peut-être pas protocolaire.
« [...] Dans tous les cas, soyez certaine que c’est pour moi un grand bonheur d’avoir le
nom de Laura comme talisman à ma modeste musique. »
Pendant la longue maladie d’Albéniz, lorsqu’il était à Paris, Déodat rendait souvent visite
à son ami. Il y retrouvait Paul Dukas qui ne manquait pas un seul jour de venir le voir depuis son
appartement voisin de la rue de l’Assomption. Il faisait même parfois deux ou trois visites dans
la même journée. Déodat pouvait y rencontrer également Marguerite Long et son mari Joseph de
Marliave, Gabriel Fauré, Madame Chausson et bien d’autres.
Le 15 décembre 1908, il avait enfin une lettre de Carré qui lui annonçait que le Cœur du
moulin serait créé vers la mi-mai. Il lui proposait Perier 409 pour le rôle de Jacques, Azéma pour le
Meunier, Brohly pour la Mère.
« Carré commence à me devenir sympathique et s’il se décide à jouer l’heure espagnole,
je lui souhaite tous les succès, Opéra et Français inclus » écrivait Ida Godebska à Déodat. [ 18
décembre 1908]
Mais la joie de cette bonne nouvelle était tempérée par une affreuse. Le 15 décembre, il
apprenait par un des frères Castéra que l’évolution de la maladie d’Albéniz était irréversible. Il
mourra à Cambo-les-Bains, au Pays-Basque le 18 mai 1909.
409Jean Perier (1869-1954), baryton français qui fit ses débuts à l’Opéra-Comique en 1892 dans
Monostatos de La Flûte enchantée, après avoir fait ses débuts à Paris. Il y créa de nombreux rôles dont
celui de Pelléas qui l’a rendu célèbre ; Landry dans Fortunio (Messager), Ramiro dans L’Heure espagnole
(Ravel), Marouf (Rabaud). Il jouit auprès de ses contemporains d’une importante notoriété à la fois comme
chanteur, acteur de théâtre et de cinéma. Fils d’un violoniste et chef d’orchestre et d’une mère pianiste, il
avait été dès son enfance baigné dans une atmosphère musicale et lyrique.
194
Déodat de Séverac remonta à Paris pour s’entendre avec Carré : « Je sors de l’Opéra-
comique » écrivit-il à sa mère. « Tout va bien. Carré a été très aimable, quant à Doret 410, le
« directeur de la musique », il a été délicieux. Il m’a fait entendre deux actes de la « Vie de
Bohême » que l’on jouait en matinée pour que j’entende bien la voix de Mme Carré 411 qui jouait
dans cette pièce. Nous avons lu avec le baryton Perier son rôle de Jacques qui lui a plu
infiniment. Perier est le meilleur sujet de l’Opéra-Comique. Je suis ravi de l’avoir pour le rôle
assez difficile de Jacques.
[...] Les répétitions ne commencent qu’après les fêtes. »
Il naquit de cette collaboration avec Perier une véritable et profonde amitié. En 1921, le
chanteur rendra hommage à Séverac: « Lorsque Déodat m’a fait le grand honneur de me confier
le Cœur du Moulin, je ne connaissais que le musicien dont j’admirais le talent. Durant les
répétitions nous nous sommes liés. Toujours heureux, indulgent et reconnaissant des efforts faits
pour son œuvre, j’ai appris à connaître l’homme charmant plein d’idéal qu’il était et je me
souviens de sa bonté. » [in Le Feu du 15 juillet 1921, p.238.
C’était un bel artiste, d’une extrême modestie. »
Ne se contentant pas d’avoir écrit la musique, Déodat participa aussi à l’élaboration des
décors et des costumes. Il demanda à un ami de prendre une photo panoramique des Pyrénées et
à Achille Laugé de faire quelques croquis des environs de Lagrasse dans les Corbières où, à son
idée, devait se passer l’action de sa pièce. « C’est un pays autrement harmonieux, coloré, et
d’une mesure admirable », écrivait-il. « C’est beau comme l’attique ». Il demanda à Alix de lui
faire des aquarelles des Pyrénées et des coteaux lauragais, la faisant participer à l’élaboration des
costumes et lui demandant toutes sortes d’informations et de documents :
« 1° un dessin de paysan ancien en « boumhet » de luxe et une paysanne avec la coiffe de
Castelnaudary qui me parait la plus jolie du Lauragais.
2° un bourrel : s’il est possible d’en trouver encore. Et une coiffe de Castelnaudary - c)
une coiffe de femme journalière des vignes comme il doit y en avoir à Bram.
3° une cruche - dourno (moyenne) et un pourrou (moyen).
J’ai déjà des dessins (de M. d’Alchimovitz) de paysans du bas Lauragais et du
Roussillon.
Carré tient à ce que la pièce se passe à la fin du XVIII e à cause des treilles. »
Carré chargea également Déodat de choisir lui-même les étoffes des costumes. « Il aime
mieux que ce soit Gastilleur et moi qui choisissent les étoffes que le costumier du théâtre car il
410 Gustave Doret (1866-1943), compositeur et chef d’orchestre suisse, il fut à Paris l’élève de Théodore
Dubois et de Massenet. En 1893, il fut chef d’orchestre au Concert d’Harcourt où il dirigea, entre autres,
des programmes historiques consacrés aux polyphonistes de la Renaissance, et à la Société Nationale.
Dans ses compositions, il révéla sa passion pour le folklore helvétique dont le caractère et les aspirations
de la terre romande transpirent dans presque toutes ses œuvres. Il venait d’être nommé directeur de la
musique à l’Opéra-Comique.
411 Marguerite Carré (1880-1947), soprano, fit ses débuts au Théâtre de Nantes dont son père était
directeur, dans le rôle de « Mimi ». Elle entra à l’Opéra en novembre 1902 dans Louise. Dans ce théâtre,
dont elle devait épouser le directeur, elle créa quinze rôles, dont Snegourotchka (Rimski-Korsakov), dans
la Vie brève (de Falla), Pepita Jimenez (Albéniz), Madame Butterfly (Puccini), etc.
195
tient à réaliser une jolie couleur locale. Et il croit que nous les connaissons mieux que son
costumier », écrit-il à sa sœur.
Le 29 décembre, le travail commença à l’Opéra-Comique avec Bourillon 412, Payan413,
d’Arial, qui prirent leurs premières leçons, accompagnés par Gabriel Grovlez 414 au piano. Le
lendemain, Payan, Mendes415 et Brohly416 leur succédaient.
1909
Interrompues par les fêtes de fin d’année, les études et répétitions reprirent le lundi 4
janvier avec de nouvelles chanteuses : Mme Bakkers417 et Maggy Teyte, la créatrice du rôle de
Mélisande dans Pélléas.418. Déodat n’arriva que le 12 pour suivre le travail. Dès lors, il allait
participer à toutes les leçons et à toutes les répétitions, se partageant parfois le piano avec
Grovlez.
Des son retour à Paris Déodat se rendit chez les Albéniz. Le 5 janvier 1909, il écrivait :
« Je viens de chez Albéniz où j’ai dîné avec Dukas. Notre cher malade est toujours dans le même
état. ]Sa fatigue m’a pourtant semblé meilleure que ces jours derniers. [... ] »
[Déodat est toujours troublé par la belle Laura.] « Laura était de plus en plus adorable.
Nina aussi, mais Laura quel bijou délicieux !
« Ah si j’étais riche et beau, etc. Je crois que je renoncerais aisément à l’école
buissonnière accoutumée. »
Déodat était amoureux de Laura, selon Joseph Canteloube qui écrivit dans des notes
inédites. « Comme Carlos de C[astéra] disait un jour à Séverac : « puisque tu as été épris de la
412 Bourillon avait débuté le 4 septembre 1908 dans La Navarraise (Massenet) et chanté Jean du Jongleur
(Massenet).
413 La basse Paul Payan (1878-1959) avait fait ses études au Conservatoire de Paris dans la classe
d’Isnardon. Il fit ses débuts à l’Opéra-Comique dans le rôle du « 1er Philosophe » de Louise. Il eut une
longue carrière où il chanta les premiers emplois aussi bien que les seconds rôles comme Zuniga dans
Carmen (Bizet) ou Maître Pierre dans Le Chemineau (Leroux). Il a été le créateur de nombreux ouvrages
L’Ancêtre de Saint-Saëns (1911), Bérénice de Magnard (1911), Le Carillonneur de Leroux (1913), La
Danseuse de Pompeï de Nougues (1912), La Habanera et la Jota de Laparra.
414 Gabriel-Marie Grovlez (1899-1944) fut l’élève de Diemer, de Lavignac, de Gédalge et de Fauré au
Conservatoire de Paris. Il était professeur de piano à la Schola, chef d’orchestre au Théâtre des Arts,
compositeur et il écrivit des ouvrages lyriques, des poèmes symphoniques, des ballets, deux pièces pour
violon, violoncelle et piano, deux recueils de pièces de chant et de piano. Il publia l’Initiation à
l’orchestre.
415 Berthe Mendes, qui travaille le rôle de Louison, avait débuté dans Lakme le 12 mars 1907, puis chanta
Baucis de Philémon et Baucis (Gounod). Elle fut également Mireille, Micaela (Carmen).
416 Suzanne Brohly étudia le rôle de la Mère qu’elle garda jusqu’à la création. Elle avait débuté le 9
janvier 1906 dans La Vougne de Miarka, chanta Bacchis dans Aphrodite d’Erlanger, « une Dame » dans
La Flûte enchantée, la Mère dans Louise, Souzouki dans Madame Butterfly, Geneviève dans Pelléas.
417 Bakkers travailla pendant quelques temps la partition de la Fée du blé. Elle avait débuté le 17 février
1907 dans Orphée (Gluck) où elle chantait « Ombre heureuse ». Elle créa également Ygraine dans Ariane
et Barbe bleue (Dukas), une Femme grecque dans Iphigénie en Aulide (Gluck), le Bleuet dans
Snegourotchka (Rimsky-Korsakov), « un garçon » dans La Flûte enchantée.
418 Maggie Teyte (1888-1976), soprano, travailla le rôle de la Fée des Rondes dans la première distribution
du Cœur du Moulin. D’origine anglaise, elle avait étudié à Londres puis à Paris, mais c’est à Monte-Carlo
qu’elle fit ses débuts dans Myrianne et Daphné d’Offenbach. Elle fut une bonne Mélisande dans Pelléas
qu’elle travailla avec Debussy.
196
Divine Laura [...], de ta chère cousine Melle de Fournas, pourquoi ne t’es-tu pas décidé à en
épouser une ? » Celui-ci répondit : « Jamais ! J’ai trop le respect des jeunes filles que je
respecte ! Songe que je suis un monstre malgré moi et par faiblesse je suis incapable de rester
fidèle. » S’il aimait sentimentalement la jeune femme, il admirait aussi son œuvre de peintre.
« La divine Laura a fait une étude de nu absolument extraordinaire de beauté et de personnalité »,
écrivit-il à un ami. « C’est aussi beau qu’un Degas et aussi expressif que Goïa (sic). C’est
épatant ! Et elle vous montre cela avec une simplicité d’écolière avec l’air de vous dire : « Que
voulez-vous je ne sais pas faire autrement. »
Vers le 9 janvier, le décorateur Jusseaume étant débordé, Carré nomma Ronsin pour
exécuter les décors. Ce choix convenait à Déodat, Ronsin lui donnant « l’air de se laisser
guider ». « Gastilleur s’occupe très vivement de la mise en scène et des costumes » écrivait-il à
sa sœur. « J’en suis ravi car il a un sens étonnant des choses tandis que le brave Magre n’y
entend rien ou presque. » Sur ses indications, Louis Jou, un jeune artiste catalan, dessina les
costumes régionaux (costumes de catalans, de tambourinaire, de bergers aragonais).
Les dessins des costumes des « Visions » du second acte furent confiés à José-Maria
Sert. « Il y a la fée du blé qui doit apparaître dans le moulin, 2° la fée des rondes près du puits, 3°
le bonhomme Noël, 4° un vieux mendiant. Ces personnages symboliques veulent évoquer
l’enfance de Jacques, personnage capital de la pièce. Ils ne doivent pas être vêtus comme les
personnages réels du drame, naturellement... » écrit-il à sa mère.
Déodat fut très satisfait du décor de Ronsin, « très beau, très simple et très évocateur ».
Sur un fond de Pyrénées, on reconnaissait à droite le vieux moulin de Saint-Félix sur sa butte
devant un carrefour de deux sentiers dont l’un descendait vers la plaine au milieu des vignes.
Le lundi 25 janvier 1909, le nom de Perier était mentionné pour la première fois dans le
journal de bord de l’Opéra-Comique.[ Consultable à la Bibliothèque de l’Opéra.] Il répéta avec
Grovlez au piano en présence de Séverac. Le nom de Mme Carré n’apparut que le mercredi 27
janvier. Elle était accompagnée par Wolff419 au piano.
La première répétition d’ensemble eut lieu le lundi 8 février, réunissant Perier, Azéma,
Payan, Mmes Gonzales, Teyte et Gantery, accompagnés par Grovlez, en présence de Séverac.
« La première répétition de mon drame a été bonne » écrit Déodat à sa sœur Jeanne. « M;
Poujaud (qui est un amateur terriblement redouté) a été emballé et a déclaré que les trois scènes
que j’ai ajoutées ces vacances étaient admirables d’émotion. »
419 Né à Paris le 19 janvier 1884, Albert Wolff était entré à 14 ans au Conservatoire de Paris où il resta
huit années, suivant les cours de Xavier Leroux, Paul Vidal et André Gédalge. Sorti premier Prix
d’harmonie et Premier Prix d’accompagnement de piano en 1906, il avait continué ses études, étude du
contrepoint, de la fugue et de la composition avec Xavier Leroux. C’était un accompagnateur réputé et
recherché. En 1908, il avait été remarqué par Carré lors du fameux concours de ténors dont Franz avait été
une révélation. Il s’attacha ses services. Plus tard, en 1911, Carré devait lui confier l’orchestre de l’Opéra-
Comique lors de la création de la Jota de Laparra. Il décéda à Paris le 21 février 1970.
197
Les répétitions d’orchestre, dirigée par Ruhlmann 420, ne commencèrent que le 22 mars.
L’orchestre jouait tous les jours, parfois même deux fois dans la journée. Il fallait ne le faire
intervenir qu’au moment nécessaire. A 13 heures eut lieu la répétition pour les cordes, à 15
heures celle de l’harmonie. Le travail fut difficile. Selon Canteloube 421, « les parties avaient
tellement de fautes qu’on s’arrêtait presque à chaque mesure. Séverac avait pourtant dit à Carlos
de Castéra que le copiste de l’Opéra-Comique n’avait trouvé que deux fautes. Or il y en avait tant
que les répétitions faillirent s’arrêter. » Ruhlmann corrigea lui-même la partition mais devant
l’ampleur des dégâts, il fit venir Séverac chez lui à la campagne pendant deux jours. « Ils y
passèrent une nuit entière » dit Canteloube.
Déodat, qui assistait à chacune des répétitions, ne faisait aucune observation. Lorsque
Ruhlmann lui demandait s’il approuvait, il répondait comme s’il tombait de la lune : « Oui ça ira
très bien. » Du côté des chanteurs, le travail fut plus facile. Déodat était satisfait. « Je sors de
l’Opéra-Comique. Mes interprètes travaillent dur... et font de très grands progrès. Ce qui me fait
plaisir c’est qu’ils ont l’air de chanter ma musique avec joie, quelques-uns uns même avec
enthousiasme, écrivit-il à sa sœur. Lorsque les chanteurs ont la joie, le reste leur est donné par
surcroît. Amen. »
Selon Canteloube, Marguerite Carré craignant que les pittoresques Danses des treilles et
du chevalet, au second acte, ne nuisent à son succès personnel, elles furent supprimées sous
prétexte que la scène était trop petite et que le ballet gênait la plantation de Carré. En fait, celui-ci
ne s’intéressait qu’à sa mise en scène, dit Canteloube. « A la fin du premier acte, on l’entendit
dire un jour de répétition à Déodat : « Ici votre musique me gêne pour ma mise en scène.
Supprimez-moi tout ce passage ! » Déodat ayant rétorqué qu’il s’agissait d’un thème principal
qui avait trait à l’action et la faisait comprendre, il s’entendit répondre : « Votre musique, je m’en
fous ! »
Séverac dut s’occuper aussi des costumes. Dans la même lettre, il demanda à sa sœur :
« fais-moi donc une aquarelle 1° de la maman de Jacques avec la minute mauve et le châle - Une
aussi avec ce vieux costume que les vieilles mettaient pour faire leur communion.
2° une aquarelle du vieux Berthomiu en bumblet marron clair. Mais surtout envoie moi
le tout le plus tôt possible ! Tu ne saurais croire comme ils sont pressés à l’Opéra-Comique.
Quant au bourril, à la coiffe de la tante Azéma, à la dourno, à la calmo ficherette,
envoyez le tout directement à M. Carré. Directeur de l’Opéra-Comique, rue Favart, Paris.
Carré classe (comme un simple d’Indy tous les documents que je lui fournis) et « me les
rendra en parfait état dès qu’ils auront été utilisés » a-t-il dit...
420 François Ruhlmann était né à Bruxelles en 1868 où il fut élève de Joseph Dupont, célèbre chef
d’orchestre belge. Tout enfant, il chanta dans les chœurs du Théâtre de la Monnaie où il devint
précocement hautboïste. C’est à Rome qu’il avait débuté comme chef d’orchestre au Théâtre des Arts, en
1892. Trois ans plus tard, après une période au Théâtre de Liège, il dirigea au Théâtre d’Anvers dont le
directeur était alors Girod, père de la future Madame Carré. En 1898, il devint chef d’orchestre au Théâtre
de la Monnaie, puis en 1905 débuta comme Premier Chef à l’Opéra-Comique où, à l’époque des
répétitions du Cœur du Moulin il était directeur de la musique; fonction qu’il conserva jusqu’en 1914. Il y
dirigea de nombreuses créations mondiales parmi lesquelles Ariane et Barbe-Bleue, le Chemineau, La
Habanera, l’Heure espagnole, la Lépreuse, Marouf, etc. Il s’éteignit à Paris le 8 août 1948.
421 Notes manuscrites inédites.
198
Gastilleur de son côté me fait des recherches à la Bibliothèque Nationale au Cabinet des Estampes.
Manolo copiera à l’aquarelle les types intéressants choisis par G[astilleur].
Je crois que la mise en scène et la décoration seront très typiques Carré »
Primitivement la création prévue en mars dut être reculée en avril. Le 21, la date n’était
pas encore définitivement arrêtée.
« Je pense que C[arré] se f... de notre... bobine... comme on dit à l’Académie... » écrit-il
à sa mère. « Je n’y comprends rien du tout. » Pourtant le 26 le décor était en place, les éclairages
réglés pour une répétition générale au piano. Le 29 eut lieu la répétition d’ensemble, mais un
grave problème remit tout en question : Perier, rôle principal de l’ouvrage, eut une extinction de
voix de quelques jours, mais l’emploi du temps très chargé de l’Opéra-Comique ne permit pas de
reporter dans l’immédiat, d’autant qu’une reprise de la Flûte enchantée422 utilisait plusieurs des
chanteurs du Cœur du Moulin , Marguerite Carré notamment.
La création fut donc reportée à la rentrée. On peut s’étonner de ne pas trouver de réaction
de la part de Séverac ; sans doute n’était-il pas mécontent, malgré sa déception, de rentrer au
pays. N’ayant plus rien à faire, il put en effet rentrer à Saint-Félix après avoir rencontré Kufferath
et Guidé. « Je suis encore obligé de rester quelques jours de plus que je ne croyais car je dois
avoir lundi soir ou mardi matin une entrevue avec les directeurs de la Monnaie qui
vraisemblablement reprendront « le Cœur » dès que l’Opéra-Comique l’aura joué. »
A cette époque fut publiée la partition piano et chant dans sa première mouture, avec les
noms de la première distribution. Dans La Revue musicale423, un certain E.B. fut très critique. « A
plusieurs reprises, j’ai voulu la lire jusqu’au bout. Je n’ai pu aller que jusqu’à la page 38. Après
chaque tentative, j’ai rejeté le volume avec impatience. [...] La musique [...] m’a paru illisible et
dénué, sinon de talent technique, au moins de tout ce que je considère comme musical. Tantôt je
pense à des nègres qui joueraient à colin-maillard, la nuit dans un tunnel ; tantôt il me semble que
je marche sur des débris d’assiettes et de bouteilles. Que pensez-vous donc, dirais-je à l’auteur,
de Bach, de Beethoven, de Bizet ? Si vous les connaissez et si vous les aimez, comment pouvez-
vous écrire ces choses informes et innommables où ils auraient vu une mauvaise plaisanterie ? »
Entre temps, en avril, les Albéniz avaient dû se résoudre à quitter Paris pour Cambo dans
les Basses-Pyrénées où le climat devait être meilleur. La veille du départ, les Marliave leur
rendirent une dernière visite. Là se trouvaient également Fauré et Paul Dukas. Très malade,
Albéniz demanda à Marguerite Long de lui jouer encore la Valse Caprice de Fauré. Il s’assit près
d’elle et au milieu du morceau, il se jeta en sanglotant sur son épaule : « Jamais plus je
n’entendrai cette musique divine ».
« Je n’ai jamais pu rejouer cette valse », dira la pianiste, « non plus que la célèbre
Navarra qu’il écrivait pour moi, qu’il ne put jamais finir et que Déodat de Séverac termina avec
un soin pieux. Ce morceau devait être le premier d’une suite qu’il concevait comme celle des
Iberia. »
422 La Flûte enchantée de Mozart n’avait pas été reprise depuis 1892.
423 E.B. : La Revue musicale, 15 mai 1909, n° 10, 9ème année, p. 281.
199
Pris par ses problèmes à l’Opéra-Comique, Déodat n’eut pas la chance de pouvoir venir
le voir une dernière fois. Il écrivit à Laura pour s’en excuser : « Je suis tout à fait désolé ! Vous
avez quitté Paris sans que je puisse aller vous voir et embrasser votre cher Papa !
« Vous ne sauriez jamais croire comme cela m’a été pénible ! J’avais été obligé d’aller
passer deux jours chez M. Ruhlmann à la campagne (pour aller corriger ensemble de nouvelles
fautes commises dans une partition par un copiste facétieux) !
« Lorsque je suis rentré, Carlos m’a dit : « les Albéniz sont partis » et cette nouvelle
m’aurait comblé de tristesse si je n’avais pensé au mieux qui s’est produit dans la santé de notre
cher ami et qui lui a permis de voyager dans le midi.
« Ne m’en voulez pas, je vous en supplie ! C’est la faute des circonstances et je n’ai pu y
échapper.
« Dès que je serais libre, si je ne dois pas vous ennuyer, je veux aller vous voir à Cambo
et il me tarde fort. »
De Bassebourre au Pays Basque, Laura lui répondit : « Nous avons été très vexé de ne
pas vous voir avant votre fuite, mais nous vous pardonnons car je crois que le coupable est cet
innocent de Carlos de Castéra ; il aurait bien pu vous dire que nous partions, mais il est capable
de tout, et si j’étais vous, je me méfierais ! ! !
Baron de Séverac, nous comptons sur votre visite ici, et nous rageons de ne pouvoir
assister à la première du Cœur du Moulin. Il faut se résigner et espérer que nous irons à Paris
pour la 100ème. Papa ne va pas trop bien; il étouffe un peu et il est très fatigué. »
Pris par ses problèmes à l’Opéra-Comique, Déodat n’eut pas la chance de pouvoir venir
voir son ami une dernière fois. Une forte attaque d’urémie cloua bientôt Albéniz au lit. Enrique
Granados vint lui rendre visite, lui apportant la Légion d’Honneur obtenue à la demande de
Fauré, Debussy, Dukas, d’Indy et Pierre Lalo. Il reçut encore la visite de Cortot, de Jacques
Thibaut et de Pau Casals. Encore lucide, il parlait musique avec eux. Le 18 mai, il voyait se lever
le soleil une dernière fois. Vers 8 heures du matin, dans d’atroces souffrances, alors que le
printemps faisait fleurir les roses du jardin, il s’endormit pour toujours.
Ayant appris la nouvelle, Déodat s’en fit le triste messager auprès de sa famille. « Je ne
sais pas si je vous ai écrit la mort de notre cher Albéniz ? Il est mort à Cambo où il était depuis
deux mois, et tous ses amis ont été affectés par cette mort; c’était un si brave homme.
« René qui est à Dax est allé voir les dames Albéniz qui sont terriblement éprouvées.
« Il paraît que ce brave Albéniz (qui n’avait pas la foi), trompant la surveillance de ses
filles, s’est échappé quelques jours avant sa mort et qu’on l’a trouvé tremblant de fièvre et à
genoux dans la petite église de Cambo pleurant devant la vierge.
C’était un homme délicieux et un ami précieux.
Tout le monde le regrette ici ! »
En 1907 et 1908, Séverac n’avait pas été joué à la Libre Esthétique, mais le mardi 30 mai
1909, Blanche Selva y jouait Fêtes en Cerdagne (sic) et Baigneuses au soleil en première
audition, avec des œuvres de Roussel, Bordes, Albéniz et d’Indy.
200
Pendant l’été 1909, avec Manolo, Totote, Havilland et Gastilleur, Séverac décida d’aller
faire une excursion pédestre en Andorre. Je n’ai pu encore, faute de documents, étudier le
programme déodatien de cette période, mais il est fort probable que Déodat vint d’abord à Saint-
Félix passer le début de ses vacances en famille. Le 5 juillet il y recevait de Tortosa une carte
postale de Picasso : « Nous pensons à toi souvent ici dans ce beau pays. Ton ami Picasso. »
Celui-ci avait décidé d’aller passer l’été avec Fernande dans ce petit bourg des environs de Terra
Alta dans la province de Tarragone. Il y avait séjourné dix ans plus tôt et y avait été heureux. Il y
resta quatre mois.
Le 27 juillet 1909, Déodat retrouvait Charles Bordes à Carcassonne. Joseph Lignon y
dirigeait sa cantate La Cité pour chœur à quatre voix d’homme. Lignon avait transcrit la partie
d’accompagnement pour l’orchestre du 143e ligne qui accompagna l’Union orphéonique. « J’ai
fait cette longue musique en six jours... » écrivit Déodat à un ami. « Bordes a été content de cette
œuvre rapide mais je crains fort son indulgence méridionale. »
Viñes à Saint-Félix
Deux jours plus tard, il était en excursion à Puigcerda avec Joseph Boyer et quelques
amis mais le samedi 4 septembre, il était de retour à Saint-Félix pour accueillir Ricardo Viñes qui
revenait en vacances en Languedoc. Ricardo fut installé dans la chambre rouge qui était
désormais devenu sa chambre. A Saint-Félix, il avait trouvé une nouvelle famille et cela lui
faisait du bien, lui qui était devenu orphelin. Après le dîner, il offrit à Nino et Césette, neveux de
Déodat, les cadeaux qu’il leur avait choisis avec Léon-Paul Fargue. Il essaya ensuite le nouveau
piano, un Steinway venu d’Amérique, dont la maison de Saint-Félix garde encore la caisse
d’emballage. Ce piano venait d’être installé dans un nouveau salon aménagé au rez-de-chaussée.
Il y est toujours et les visiteurs de la maison-musée peuvent toujours l’y voir. Viñes ne le trouva
pas très bon mais joua néanmoins dessus quelques-unes unes des nouvelles pièces de son
répertoire. Déodat répondit en lui jouant une de ses dernières compositions.
Bien que non pratiquant, Viñes assista le dimanche matin à la messe. Fils d’un père
anticlérical et athée, il était très attaché au catholicisme. Il était néanmoins un mystique. Elevé en
dehors de l’église qu’il ne rejoignit qu’en 1907, il l’avait découvert par la lecture d’En Route de
Huysmans en juillet 1895. « Quelle poésie il y a dans le catholicisme et dans le renoncement
dans cette vie de cloître si contemplative ! » écrivit-il alors dans son Journal. Plus tard, la
découverte de Léon Bloy l’aida beaucoup dans sa quête su spirituel. Il parlait d’ailleurs souvent
de Bloy en prosélyte. Le mystique leur avait été présenté par l’abbé Léonce Petit, l’un des
Apaches. Après avoir lu ses livres, il entreprit une véritable croisade pour faire connaître l’œuvre
de l’écrivain.
Les soirées étaient généralement consacrées à la musique et à la conversation. Viñes
savait être très éloquent quand il avait une passion, une idée à défendre. Ce dimanche soir, il
parla abondamment de la question Louis XVII dont il était un fervent partisan. On s’est trompé
en accusant Viñes d’être républicain. Espagnol, il était attaché à sa dynastie. Lors du voyage
d’Alphonse XIII, il voulut aller l’accueillir. En France, il était survivantiste, souhaitant la
201
restauration de Naundorff, et détestait les Orléans qu’il rendait responsables de leur crime
odieux, de leur trahison depuis Philippe Egalité.
Les Séverac eurent également droit à de longues conversations sur Barbey d’Aurevilly et
Villiers de l’Isle-Adam. Viñes était passionné de littérature à tel point qu’en famille il devait se
cacher pour lire, allant s’isoler dans les jardins publics, dans les gares. Il dévorait sans cesse. Au
cours de ces vacances, il fit découvrir des musiques russes qui étaient devenues à la mode depuis
la série des cinq concerts historiques organisés par Diaghilev en 1907 à l’Opéra. Ensemble ils
déchiffrèrent pendant plusieurs soirées le Capriccio espagnol de Rimsky-Korsakov.
Une excursion dans l’automobile du vicomte de Puy-Montbrun fut organisée. Elle devait
les conduire à Puigcerda pour retrouver Manolo et Franck Burty-Haviland, qui les attendaient à
Bourg-Madame. Le 11 septembre, de chez Pierre Salvat, celui-ci avait relancé Déodat : « Nous
espérons que vos projets sont toujours les mêmes et que nous recevrons bientôt un mot de vous
nous annonçant votre venue bien impatiemment attendue. Nous venons d’avoir quelques mauvais
jours, et vous bénéficierez... d’un retour de belles journées. Nous irons au devant de vous, à
Mont-Louis, et si le temps le permet nous irons au Canigou.
Nous restons ici jusqu’au 28 septembre. Nous avons reçu une carte de Picasso nous
annonçant pour le lendemain son départ pour Paris.
Les meilleures amitiés de Manolo et une chaude poignée de main de votre ami.
Franck. »
PHOTO VEZIAN ATELIER
Le vendredi 17 septembre, ils reçurent la visite de Charles Bordes qu’accompagnaient
Carlos de Castéra et le Docteur Boyer. Carlos leur parla d’un voyage en Inde qu’il s’apprêtait à
faire avec Roussel. Le lendemain, François de Vezian venait déjeuner avec un ami sculpteur.
Bien que de Vezian et Séverac fussent des lecteurs de l’Action Française, Viñes suffoqua ses
amis par son éloquence à fustiger Maurras et l’Action Française qui suivaient le Prince Gamelle,
surnom donné au prince Philippe d’Orléans (1869+1926), fils du Comte de Paris. Venant de son
château de Cambiac, près de Caraman, le Vicomte de Puy-Monbrun vint les prendre dans son
auto. Le premier soir, ils couchèrent dans l’auberge de Pierre Salvat où leurs amis les
attendaient.
Dans un article du Courrier musical dédié à Viñes424, Séverac évoqua le souvenir de ces
charmantes journées d’été où ils parcouraient ensemble « les coteaux austères du Languedoc ou
les plateaux de la douce Cerdagne. Les journées étaient ardentes. Sous l’azur, dans les chemins
creux, à travers les vignes ou parmi les prairies, nous marchions, ivres de lumière et de chaleur ;
parfois nous demandions à l’ombre bleue d’un pin ou à l’ombre grise d’un figuier la fraîcheur et
le repos ; puis le soir venait, le soleil colorait de nacre et de carmin la couronne liliale des
glaciers des Pyrénées-Orientales ; des cloches et des chants flottaient sur la plaine doucement...
et nous regardions la maison. Puis, après dîner, dans la salle de l’agreste auberge, nous nous
rassemblions autour du piano et vous jouiez.
424Déodat de Séverac : « Les Préludes, les Etudes, les Ballades, la Berceuse, Souvenirs, dédié à Ricardo
Viñes, interprète de Chopin », Le Courrier musical, 1er janvier 1910.
202
« Qui dira les pianos des auberges cerdanes ! Parfois si sourds, si effacés, si las ; parfois
si délicieusement désaccordés, si argentins, si faux qu’ils font songer à ces épinettes desquelles
on n’a pas entendu la voix depuis la Révolution et que l’on retrouve aux hasards des visites chez
les brocanteurs de province.
« Qui dira les pianos d’auberge ! et le délicieux poème qu’un Lafargue eût écrit sur ces
petites choses lointaines et fatiguées qui ne résonnent que si les doigts de la « demoiselle » de la
maison et qui vont peut-être mourir pour avoir trop joué la prière d’une vierge !
« Et bien mon cher Viñes, l’été dernier, quand vos doigts de magicien couraient sur leurs
touches jaunies, ces pauvres vieux pianos d’auberge semblaient sortir de leur agonie et les voilà
qui se réveillaient et vibraient avec une émotion et un pathétique incomparables.
Je me souviens de certains soirs où vous jouiez des œuvres de Chopin. Pendant des
heures, l’âme du grand romantique par vous chantait pour nous seuls ! [...] »
Au retour de Puigcerda, ils s’arrêtèrent à Ax-les-Thermes où ils couchèrent après avoir
passé la soirée au casino. Viñes était joueur, ce qui lui occasionna des pertes importantes.
Quand ils rentrèrent à Saint-Félix, Viñes avait terminé ses vacances et devait se rendre à
Clarens en Suisse. Il prépara ses bagages et Déodat l’accompagna à la gare avec les enfants. De
Montreux où il était descendu à l’Hôtel-pension du Châtelard, le 3 octobre, Viñes remercia la
baronne de Séverac de son hospitalité : « Voici déjà plus de huit jours que j’ai quitté Saint-Félix
et je ne vous ai pas encore donné de mes nouvelles, en dehors du mot envoyé à Déodat. Celui-ci
pourrait croire que la fameuse gourde 425 m’a engourdi les doigts et l’esprit. Il n’en est rien, et
croyez, au contraire, chère Madame, que malgré mon silence ma pensée n’a point cessé de me
reporter vers la maison hospitalière entre toutes où j’ai passé le meilleur de mes vacances. Trois
semaines d’exquis dolce farniente en compagnie d’hôtes plus exquis encore, tel est le souvenir
que je garde de mon séjour à Saint-Félix. [...] Si je suis resté à Clarens plus longtemps que je ne
le pensais, c’est que j’avais pas mal de personnes à voir : les Bartholomi, les de Perres, Lacerda,
Hem, Duparc enfin ! Ce dernier a été très flatté des mots que Déodat m’écrivit à son adresse. Que
votre fils se décide donc à venir un jour serrer la main du grand maître es-lieder : il sera le
bienvenu et ne regrettera pas d’avoir entrepris le voyage.
« La lettre de Déo m’a fait le plus grand plaisir. Comme je ne reviens pas du bon marché
de l’auto et du reste, et comme lui aussi, j’attends avec impatience l’année prochaine pour
entreprendre ensemble de nouveaux et inoubliables périples. Quant au rancio, il m’en reste un
peu, juste de quoi être fidèle à la gourde en lui donnant tous les soirs un « à demain » amical et
reconnaissant, et cela jusqu’à mon arrivée à Paris qui aura lieu lundi ou mardi. Là, ma première
sortie sera pour me rendre à la poste et envoyer à M. de Puymonbrun les 77 f. 40 cent que je lui
dois, en même temps que mes félicitations pour l’admirable façon dont il conduit l’auto à travers
bois, montagnes et précipices.
Odilon Redon partit d’ici l’avant veille de mon arrivée ! Il croyait que je ne viendrai
plus. Mais j’ai vu Mme Redon et son fils que je n’ai pas quittés jusqu’au moment de leur départ,
effectué jeudi dernier. Demain ce sera mon tour. Et Déodat, quand vient-il à Paris ? Qu’il
m’envoie un mot dès son arrivée. D’ici là qu’il me prépare une copie de la « Fête en Cerdagne »
afin que je puisse le travailler bientôt. »
Le Salon d’Automne comprenait une section musicale dont Déodat fit partie avec
Bourgault-Ducoudray, Debussy, Fauré, d’Indy, Magnard, Octave Maus, Gabriel Pierné, Ravel,
Roussel et Schmitt. Début octobre, Déodat recevait un télégramme de Carré l’obligeant à
remonter à Paris. Perrier ayant résilié son contrat avec l’Opéra-Comique, des changements
s’imposaient dans la distribution. Le 9 au soir, Déodat était reçu par Carré. Celui-ci lui proposait
Coulomb, un jeune Premier Prix du Conservatoire pour le rôle de Jacques.
« Je l’ai aussitôt essayé et il m’a chanté toute la scène des cheveux de Pelléas d’une
façon tout à fait excellente. Ce chanteur est un musicien étonnant », écrivit-il à un ami. « Il m’a
lu « le Cœur » à ravir ! Il est d’ailleurs sorti d’une classe de piano et d’harmonie pour entrer en
chant. Hasselmans qui était là m’a dit que c’était un sujet excellent. Voila pour « Jacques ». Pour
« Marie », Mme Carré créant « Chiquito »426 ! ! ne peut plus ! (tant mieux !). C’est Mérentié qui
va la remplacer. Pour le « Meunier », Carré veut absolument que je prenne Vieuille... Je
m’incline.
Ce sera Hasselmans427 qui dirigera... Lui-même l’a demandé et il a été tout à fait aimable
avec moi.
« Donc tout me paraît bien. Il faudra seulement le moment venu, faire réclamer la
« Danse des Treilles » par Lalo... Amen. »
Déodat ne regretta pas Marguerite Carré. Lorsque Ernest Carbonne, régisseur de l’Opéra-
Comique, le lui apprit, il hésita sur la conduite à tenir. Devait-il exiger le maintien de la
chanteuse, celle-ci ayant été annoncée par les communiqués officiels, ou l’informer simplement
qu’il n’avait plus besoin d’elle ? « Si je m’écoutais, je dirais que le diable me possède et je me
réjouis d’adresser à Carré le mot sonore du Roi Ubu en Languedoc » écrivit-il à Poujaud.
Selon Canteloube428, la chanteuse, craignant de paraître terne à côté de Perier si
émouvant dans son rôle, aurait préféré abandonner. Pour garder le rôle à sa femme, Carré avait
sacrifié Perier, ce qui n’empêcha pas l’abandon de la chanteuse. « Nous sommes débarrassés de
426 Chiquito, Scènes de la vie basque en 4 actes, sur des paroles de Henri Cain, musique de Jean Nouguès,
fut créé le 30 octobre 1909. Marguerite Carré y chantait le rôle de Pantchika. Parmi les artistes ayant
travaillé le Cœur du Moulin, Jurand fut Maddi, Félix Vieuille Etchemendy , de Poumeyrac Handia, Louis
Azema le Grand-père, Vaurs Patyn, Donval « le crieur » et Ruhlmann dirigeait.
427 Louis Hasselmans. Né à Paris le 25 juillet 1878 -il était donc le cadet de six ans de Séverac- il était le
fils d’Alphonse Hasselmans, célèbre harpiste, et appartenait à une famille de musicien. Sa sœur,
Marguerite Hasselmans, était la maîtresse de Fauré. Premier Prix de violoncelle au Conservatoire de Paris
en 1893, il avait été embrigadé dans l’orchestre du Théâtre à Aix-les-Bains. Plus tard, se multipliant à la
scène et au concert, il fonda avec Lucien Capet le Quatuor Capet, qui prit bientôt à Paris une place
prépondérante. En 1909, avec le concours de A. Dandelot, il créa les Concerts Hasselmans, une phalange
de 80 musiciens. C’est sans doute cela qui décida Carré à lui confier l’emploi de premier chef à l’Opéra-
Comique, tout en restant pendant un temps le collaborateur le plus direct de Ruhlmann. Il devait rester à
son poste jusqu’en 1911, période à laquelle il se lança dans de grandes tournées à travers l’Europe. Au
Canada, il forma et dirigea une troupe d’opéra composé d’artistes français : le Montréal Opéra Company,
mais tous les ans il revenait à l’Opéra-Comique, où il n’eut pas le plaisir de rediriger le Cœur du Moulin.
De cette première collaboration devait naître une franche amitié avec Séverac. Nous aurons l’occasion d’en
reparler plus loin.
428 Joseph Canteloube : Déodat de Séverac. Béziers 1984, p.59.
204
la patronne » concluait Déodat auprès de sa sœur, « et cela me permet de respirer... et de bûcher
ferme. »
Marguerite Carré disparue, il essaya de faire reprendre le ballet du second acte par le
biais d’amis influents : « Lalo doit aller voir Carré pour les Treilles » écrivit Déodat à sa sœur,
« et de mon côté je ferai marcher un de mes amis de Comoedia [Gabriel Boissy sans doute]. Ça
fera bien. »
Coulomb n’ayant pas la même tessiture vocale que Perier, Déodat fit donc quelques
modifications dans le rôle de « Jacques ». Il réécrivit les passages les plus graves du rôle, trop
graves pour le ténor qu’était Coulomb. Le 23 septembre, le rôle de « Louison » avait été confié à
Georgette Jurand429. Lors de la création du Cœur du Moulin, elle tiendra également le rôle de
Bacchis dans Myrtil d’Ernest Garnier. Mérentié, choisie par Carré le 9 octobre, répéta seulement
deux fois le rôle de « Marie » mais elle fut remplacée par Garchery 430, qui fut titulaire en titre
jusqu’au 12 novembre, date à laquelle elle fut à son tour remplacée par Berthe Lamarre. Avec la
nouvelle distribution, les répétitions marchèrent mieux. « Il y a une énorme différence avec l’an
dernier » écrivit Déodat à sa sœur Jeanne, « parce que le nouveau chef Hasselmans est tout à fait
emballé et bouillant.
« Et puis nous sommes débarrassés de Mme Carré.
Nous allons commencer les ensembles sur scène la semaine prochaine, après la reprise
du Chemineau431 qui est en ce moment à l’étude sur le plateau. »
A partir du 27 novembre, Vaurs, qui interprétait le rôle d’un vendangeur, disparut au
profit de Imbert, lui-même vite remplacé par Dupouy 432. Coulomb a fait des progrès énormes et
je vois que Carré a eu raison de retarder de huit jours pour le faire travailler » écrivait Déodat à
Alix le même jour. « Enfin ! ça commence à aller fort bien. »
429Georgette Jurand débuta le 5 septembre 1909 à l’Opéra-Comique dans Aphrodite (Erlanger), où elle fut
Tryphera ; participa à la création de Chiquito dans le rôle de Maddhi, interprèta La Fay-Foyadans La Jota
de Laparra).
430 Garchery avait débuté à l’Opéra-Comique le 28 novembre 1909 où elle était Rose Marie dans La
Légende du Point d’Argentan (Félix Fourdrain).
431 Le Chemineau :Drame lyrique en 4 actes de Jean Richepin, musique de Xavier Leroux. Il fut créé à
l’Opéra-Comique le 6 novembre 1907. L’œuvre fut reprise le 12 novembre 1911 avec Mérentié et Vieuille,
sous la direction de Ruhlmann.
432 Dupouy avait débuté à la Gaîté Lyrique le 10 janvier 1908. Outre le « Vendangeur » du Cœur du
Moulin, il fut un « Héraut » dans Snegourotchka (Rimsky-Korsakov), « un Paysan » dans Ariane et Barbe-
bleue (Dukas), « Gatel » dans le Roi d’Ys (Lalo), « Bustamente » dans La Navarraise (Massenet).
205
de le voir si chétif et blessé, sa main gauche qui se faisait un peu traîner, ses yeux qui ne
remuaient pas ensemble, écrivit André Beaunier 433. On le croyait effaré. De noir vêtu, avec un col
bas et une cravate noire et, souvent, une redingote boutonnée de façon quasi religieuse, il avait
l’air d’un clerc humble et doux. Ses cheveux courts et qui n’étaient pas coiffés, sa courte
moustache noire, et dans toutes ses manières, quelque chose de mélancoliquement craintif et
résigné, - on allait avoir pitié de lui, mais la dignité de son attitude imposait ; dans cette faiblesse
du corps, il y avait visiblement une vive énergie de l’esprit. Il semblait pauvre et, avec tant de
naturelle modestie, si fier. Il était comme le mystique d’Assise, lui aussi le « poverello », oui le
poverello de la Musique !... »
« On a comparé Charles Bordes à un « bénédictin de la musique, dit Robert Brussel 434.
« Nulle image de lui ne convenait mieux ; il empruntait aux savants moines leur curiosité dans la
recherche, leur amour du labeur et cette sorte de sérénité que confère le travail accompli dans la
joie de l’esprit. Il était simple, modeste, et s’étonnait toujours qu’on pût trouver de la beauté à sa
vie, qu’il estimait tout naturel de vouer à ce qu’il aimait plus que tout au monde, la musique. Il
l’aimait comme un autre ne savait l’aimer : avec une curiosité sans cesse en éveil, avec un
enthousiasme toujours jeune et toujours renaissant. Il ne vous abordait jamais sans vous exposer
quelque nouveau projet où la musique tenait bien entendu la première place. », précisa Robert
Brussel qui le connaissait bien. Il avait toujours un projet musical en tête. « Nous plaisantions
affectueusement ses vastes idées », dit encore Brussel « et entre amis nous disions « Bordes a
encore un projet... » et nous avions une dévotion pour cette grande âme que le génie a sûrement
effleurée. »
Bordes était trop préoccupé de faire aimer les musiciens qu’il ressuscitait pour ne pas
négliger son œuvre personnelle. Et s’il fut « l’une des natures les plus généreusement douées de
l’histoire musicale de son temps, il ne se soucia pas d’arriver. Il se divertissait trop sur la route »
dit André Beaunier435. Ses amis lui reprochaient son manque d’ambition et se désolaient qu’il
n’acheva point son opéra Les Trois Vagues. En trois mois d’assiduité, il l’eut achevé.
« Seulement Bordes n’avait jamais deux mois consécutifs à travailler pour lui-même. Il s’y
mettait ; il prenait la résolution de s’enfermer avec la besogne... Et tout à coup, voici qu’un autre
soin le requérait. L’occasion se présentait de donner - ah ! n’importe où !- une messe de
Palestrina, un acte de Lully, une entrée de ballet de Rameau. Or, il ne pouvait pas faire à la fois
tout cela : c’est toujours à lui qu’il renonçait. [...] Il n’était pas un homme d’à présent. Parmi ses
émules, - sans rivaliser avec eux - il paraissait dépaysé, bizarre ! Il aurait été, je crois, plus
content aux siècles médiévaux où les artistes ne songeaient seulement point à signer leurs
réussites et se réjouissaient de les avoir accomplies sans tirer de là ni vanité ni profit. »
Les Trois Vagues436 avait été conçu pendant ses séjours de folkloriste au Pays Basque.
Dès 1891 les grandes lignes en étaient arrêtées ; durant les étés de 1894 à 1896, la musique
esquissée puis il se mit à l’orchestration. Bordes en faisait volontiers des auditions à ses amis et
433 André Beaunier : « Souvenir de Charles Bordes », supplément au Figaro, 13 novembre 1909.
434 Robert Brussel : « Charles Bordes », Le Figaro, 9 novembre 1909.
435 André Beaunier : « Souvenirs sur Charles Bordes », Le Figaro, 13 novembre 1909.
436 Lire Gustave Samazeuilh : Musiciens de mon temps, Chronique et souvenirs, P. 1947, p. 131 à 144.
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c’est au cours de l’une d’elle qu’elle fut retenue par Kufferath et Guide, directeur du Théâtre de
la Monnaie à Bruxelles. A la mort de Bordes son frère Lucien réunit quelques musiciens pour
examiner les manuscrits. Ropartz et Laparra furent pressentis pour achever l’œuvre d’après les
manuscrits, mais il leur sembla impossible de mener à bien l’entreprise avec des documents aussi
incomplets.
Le 3 mars 1921, Lucien Bordes s’adressa personnellement à Déodat : « Mon frère vous a
certainement parlé de l’œuvre lyrique qu’il achevait lorsque la mort l’a surpris, Les Trois Vagues.
Longtemps j’ai pensé n’avoir entre les mains que des esquisses d’orchestration mais que peut-
être l’orchestration complète existait quelque part. Voulant savoir si je n’avais pas quelques
parties essentielles de l’œuvre, je me rendis tout spécialement en septembre dernier à Bagnoles
de l’Orne, où j’avais déposé une partie de la bibliothèque de mon frère afin d’y faire des
recherches. Effectivement j’avais, par mégarde, placé dans une caisse l’orchestre complet et au
propre des 1er, 3ème actes des Trois Vagues, plus les partitions vocales du 2eme acte
accompagnées de quelques indications d’harmonie et d’orchestration. Je viens vous demander,
Monsieur, si en souvenir des bons rapports que vous avez eus avec mon frère vous consentiriez à
vous charger de compléter (s’il était nécessaire) le 2 ème acte des Trois Vagues et d’en écrire
l’orchestration. Il y a quelques mois les directeurs du Théâtre de Montpellier m’ont prié de leur
confié l’ouvrage de mon frère afin qu’ils puissent le monter dans leur théâtre, s’offrent de le faire
compléter par un compositeur prix de Rome, je n’ai pas refusé (en principe) de faire monter Les
Trois Vagues à Montpellier mais je désire avant de m’engager de ce côté si l’ouvrage ne pourrait
être monté à Paris et puis je tiens beaucoup à ce que cette œuvre maîtresse de mon frère soit
entendue tout d’abord à Paris, s’il est possible, après avoir été complétée non par un compositeur
que rien ne désignerait particulièrement pour ce travail mais bien par un maître ayant connu mon
frère et étant familiarisé à son écriture, connaissant peut-être aussi ses intentions ? Vous savez
maintenant, Monsieur de Séverac, pourquoi je m’adresse à vous de préférence. J’espère que par
égard pour la mémoire de mon frère vous voudrez bien m’accorder ce que je vous demande [...] »
La lettre survenait au moment où la maladie de Déodat allait atteindre son paroxysme, puisque
trois semaines après il serait mort.
Déodat était en pleine période de répétitions du Cœur du Moulin quand il apprit la
nouvelle. Il en fut profondément attristé, tant il aimait Bordes. Un service solennel à sa mémoire
fut célébré le 18 novembre à l’église Saint-Gervais qu’il avait contribué à rendre musicalement
célèbre. Une assistance nombreuse entourait sa famille représentée par son frère, son oncle et ses
cousins. Dans le chœur tendu de draperies noires, tout le clergé de l’église entourait le célébrant,
l’abbé Vigourel, l’un de ses premiers professeurs rue Stanislas, et alors professeur à Saint-
Sulpice. Renforcés par de nombreux élèves de la Schola, les Chanteurs de Saint-Gervais lui
rendirent hommage par les chants sacrés anciens qu’il avait contribué à ressusciter. Vincent
d’Indy lui-même avait tenu à diriger, assisté de Léon Saint-Réquier, alors directeur des
Chanteurs. Dans l’assistance s’étaient unis en prière le prince Auguste d’Arenberg, président du
Conseil d’Administration de la Schola, le vicomte Jean de La Laurencie, secrétaire général,
représentants l’école. Déodat était présent au milieu de nombreux amis venus lui rendre un
dernier hommage : Fauré, André Messager, Adolphe Julien, Arthur Coquard, Emma Calvé,
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Lucienne Bréval, Jeanne Raunay, Eléonore Blanc, Jacques et Henri Lerolle, Henri de Curzon,
Eugène d’Harcourt, Georges Ibos, Tournemire, Camille Bellaigue, Julien Tiersot, Silvio Lazzara,
René de Castéra, Gustave Samazeuilh, Paul Le Flem, P. Coindreau, Dom Latil, représentant
l’ordre de Saint-Benoît.
Après la mort de Bordes, la Schola de Montpellier ne fut pas dissoute, mais reprise par
Paul Coulet et une Société Charles Bordes fut créée pour perpétuer l’œuvre du Maître.
En 1912, la Schola de Montpellier invitait sa sœur de Lyon qui vint, sous la direction de
son chef G.M. Witkowski, donner la Messe en ré. Pendant la guerre, Félix Raugel, hospitalisé
dans la ville à la suite d’une grave blessure, dirigea un concert spirituel qui regroupait les
éléments de société éclatée par la guerre. En 1922, il reviendra diriger le Requiem de Fauré.
En 1919, Raoul Davray, rédacteur en chef du journal Le Feu, demanda à Déodat un
article sur Charles Bordes consacré en hommage au fondateur de la Schola Cantorum. Déodat
déclina l’offre : « Je serais très heureux de collaborer à votre manifestation de soutien sur le Cher
Pater, mais je me suis interdit absolument d’écrire quoi que ce soit sur la musique et les
musiciens, trouvant que le rôle de compositeur est de composer, et non de faire des analyses ou
de la critique. » Malgré l’insistance de son interlocuteur, Déodat fut irréductible. Très malade,
sans doute n’eut-il pas le courage de raviver les souvenirs de vingt-trois ans de fidèle amitié.
On a retrouvé pourtant, dans les papiers de Déodat, le brouillon d’une lettre,
abondamment raturée, qui semble être une réponse à la demande qui lui était faite :
« Très beau Moussorgsky, mais venez à x tel jour, vous entendrez la « Guirlande » de
Rameau... », ou leur parlait de Couperin ou Lully.
« Et avec un doux entêtement, il poursuivait son œuvre et forçait à le suivre les gens les
plus décidés à lui résister. »
« A cause des nombreuses ratures que comporte le manuscrit, nous n’avons pu que suivre
au maximum ce qui était la pensée de Séverac, à défaut de coller au texte plein de remords dans
la forme, et de mots parfois illisibles.
Le 15 novembre 1909, La Revue musicale, dans son supplément, publiait un petit canon
perpétuel à 3 voix : Chant de vacances.
Dans les premiers jours de décembre, à l’Athénée Saint-Germain, rue du Vieux-
Colombier, Déodat assista sans doute à une soirée de danse donnée par Ea Karité sur des
musiques du Chant de la Terre et d’En Languedoc437.
III-LE CŒUR DU MOULIN
En décrmbre 1909, la création du Cœur du Moulin fut annoncée. Dans la Revue438,
Mauclair écrivait : « [...] M.M. Ravel et Déodat de Séverac vont affronter la scène pour la
première fois. Ils passent pour les plus originaux et les mieux doués parmi les « jeunes », mais si
l’on ne saurait prévoir comment MM. Debussy et Chabrier se renouvelleraient, on ne saurait non
plus reconnaître des orientations décisives dans deux pièces en un acte, une fantaisie comique de
M. Ravel et un petit drame rustique de M. de Séverac. C’est bien peu pour juger sans hâte injuste
ni espérance excessive deux auteurs déjà vantés. »
L’œuvre qu’on allait créer était l’aboutissement d’un long travail. Commencée, nous
l’avons vu plus haut, en 1901, elle fut sans cesse remaniée jusqu’à sa création.
Le livret
L’histoire du Cœur du Moulin, comme dans les tragédies classiques, se déroule en une
seule unité de lieu et de jour. On objectera que le sujet n’est pas nouveau, mais la nouveauté est-
elle nécessaire pour faire de belles choses ? La tradition nous enseigne le contraire. L’histoire du
Cœur du Moulin, c’est celle d’Enoch Arden de Tennyson, mais c’est surtout un amour
impossible, comme dans Pelléas. Il s’y mêle la notion de devoir, comme dans le Grand
Meaulnes d’Alain-Fournier. Loin de tout romantisme, c’est une œuvre symboliste où les auteurs
ont donné un corps aux souvenirs. Ainsi ont-ils pu évoquer les déchirements d’un cœur qui aime
et les hésitations de l’âme qui sait son devoir et le fait.
A côté des personnages humains : Marie, Jacques, Pierre, la Mère , Louison, les
Vendangeurs, le poète a anthropomorphisé l’âme des choses maternelles : le Vieux moulin, le
Puits, les Blés et les Vignes, la Montagne et la Plaine, les Sources et les Pierres du chemin. Les
souvenirs de son enfance se manifestent par des personnages mythiques : la Fée des rondes, le
1909, p.108.
209
Bonhomme Noël. Le symbolisme de cette œuvre tenait du livret qui, selon Gaston Dubreuilh 439
était « plutôt un poème qu’un sujet de drame lyrique en ce qu’il renfermait plus de sentiment que
d’action. C’est une œuvre de rêve, à la fois originale et distinguée », précisait-il.
Si la musique fut quasi unanimement louée, le livret suscita quelques critiques. « Le
livret n’est pas bon », écrivit Gaston Carraud dans la Liberté. « Il a pourtant une qualité peu
commune et même, pour une œuvre musicale, appréciable : c’est d’être propre à la musique. Il
dédaigne les conventions et les préjugés du théâtre, et cela n’est point à blâmer : il a tort d’aller
jusqu’au dédain de ces nécessités. Il est rempli de maladresses, de lenteurs et de monotonie. Mais
combien il est encore supérieur, pour sa destination, à n’importe quel drame de l’école vériste. »
Pour Jean Marnold440 : « C’était certes une heureuse trouvaille[...] que cette évocation
des souvenirs d’enfance par le chœur des génies du foyer, le chant mystérieux des êtres et des
choses. » Pour Marnold qui reprochait à Magre de faire dialoguer ou discourir ses montagnards
languedociens « en vers de rhétorique », « cette féerie de voix de la nature encadre une action
languissante dont la psychologie tourne à la discussion sur un cas de conscience et échoue dans
la morale en sermon. » Séverac lui-même connaissait bien les inconvénients du livret. Il aurait
même déclaré plusieurs fois, selon Canteloube 441, qu’il ne l’aimait pas mais que sous le
verbalisme du texte pas du tout « en situation », il avait trouvé « matière à créer des ambiances,
des polyphonies chorales, des scènes dramatiques ou pittoresques, et à évoquer toute la poésie du
pays de la terre. » Pour Pierre Lalo442, le poème avait une qualité précieuse : il était « musical
dans son ensemble ; il consiste tout entier en sentiments simples et qui conviennent à la
musique. » Louis Laloy443 était plus sévère : « Le sujet qu’il a fourni ppurrait être dramatique. Il
n’en est rien », constate-t-il. « Une gaucherie aussi manifeste ne saurait passer que pour
préméditée, et M. Maurice Magre ne l’eut pas risquée peut-être, sans les heureux exemples de
Francis Jammes. Par malheur, il lui manque justement ce qui donne la vie aux moindres
inventions de ce poète si sûr de sa candeur : la sensibilité. » Pour Laloy, c’est le musicien qui
« s’est montré le vrai poète ».
L’histoire du Cœur du Moulin se passe aux abords d’un village languedocien à la fin du
XVIIIè siècle. Au premier plan à droite, on voit un banc de bois devant un vieux moulin juché sur
son tumulus. A gauche, toujours au premier plan, un vieux puits est entouré d’arbres
méditerranéens (oliviers, figuiers, cyprès, pins parasols). Au second plan à gauche un chemin
sous de grands arbres va au village. On voit une maison blanche cachée sous une vigne
grimpante ; à droite, les champs de vigne se continuent dans les coteaux aux terres d’ocre rouge
brûlé. Dans le lointain, la silhouette des Pyrénées bouche l’horizon. L’action commence par un
bel après-midi ensoleillé de septembre, à la période des vendanges. Après un court prélude
symphonique, on entend les chants des vendangeurs dans les coteaux.
Des femmes et des enfants sortent du village pour leur porter le goûter. Marie et Louison
entrent à gauche, un panier sous le bras. Louison est gaie :
Marie, elle, est troublée. Elle a vu en songe Jacques, l’artisan qu’elle fréquentait avant
qu’il ne parte à la ville chercher fortune. Elles s’éloignent tandis que les Vendangeurs chantent
leur joie.On entend au loin la voix de Jacques (dans la coulisse). Il chante son histoire. Elle est
indiquée par le compositeur « comme un chant populaire ». La tonalité se haussant à chaque
couplet donne la sensation du voyageur qui s’approche peu à peu de la scène. S’arrêtant près du
Vieux-Puits, il évoque sa joie de retrouver des paysans familiers. Le caillou qu’il y laisse tomber
réveille l’âme du Vieux-Puits. Elle exaspère sa nostalgie.
« Je suis le puits où ta jeunesse s’est penché
Pour voir les astres d’or se lever dans mon eau. »
Il essaie d’ouvrir la porte du Vieux Moulin qui se met à chanter :
« Salut ô voyageur que le soir illumine
Entends battre le chœur du Vieux Moulin en ruine »
Les voix de la Nature : les Vignes, les Fleurs, les Blés, les Champs le saluent.
« Nous te chantons avec le vent et nous t’enlaçons avec les plantes ».
« Je ne connais rien de plus émouvant dans sa simplicité que [...] le lent développement
de Jacques par tous les souvenirs de son enfance » disait Jean de Saint-Jean444.
Comme il s’apprête à continuer sa route vers le village, Marie apparaît sur le chemin.
Ils sont troublés. Jacques voudrait reprendre l’ancienne idylle, mais Marie lui apprend qu’elle
s’est mariée avec Pierre. « Jacques » veut repartir mais elle le retient en lui déclarant qu’elle
l’aime toujours et qu’elle veut s’enfuir avec lui.
Arrivent les vendangeurs. Jacques se cache. Pierre chante son amour à Marie. Alors
qu’ils s’éloignent, un des vendangeurs a aperçu Jacques. Ils reviennent tous sur leurs pas. Le
Vieux Meunier les accompagne. La Mère de Jacques apparaît à son tour, un fagot sur le dos.
Marie donne rendez-vous à Jacques mais le Vieux mendiant l’a entendue.
Au second acte, le rideau se lève sur le même décor, mais dans une ambiance
crépusculaire. Un prélude symphonique crée le décor sonore de l’acte. Il est ponctué par le
chant cristallin de la hulotte. Le cortège des Vendangeurs s’avance pour la danse traditionnelle
des treilles et du chevalet. Ils chantent :
444 Jean de Saint-Jean : « Revue musicale », La Nouvelle Revue, 1 janvier 1910, p.131.
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Cette Danse des Treilles, si pittoresque, avait été supprimée par Carré lors des
représentations de l’Opéra-comique.
« On se demande [...] quelles mystérieuses considérations ont fait supprimer au second
acte l’exquise Danse des Treilles, qui avait été fort judicieusement mise à cette place par les
auteurs, pour faire équilibre, par sa clarté joyeuse, à la nuit sombre des dernières scènes. »
écrivit Auguste Serieyx445.
Le ballet terminé, le Meunier reste seul sur son banc. Il voit paraître Marie qui appelle
Jacques. Le « Meunier » s’approche. Il essaye de la raisonner.
Sa mère apprenant son dessein est atterrée. Le cœur brisé, elle lui conseille également de
partir :
« Songe à Pierre, à sa vieille mère, à ses cheveux blancs, à ses yeux, à son front penchant
vers la terre. »
Jacques enfiévré va boire au puits. Des jeunes filles vêtues de robes vert pâle semblent
sortir du puits.
« Je suis le puits où ta jeunesse s’est penchée pour voir les astres d’or se lever dans mon
eau... »
Les voix de la nature réapparaissent. Elles veulent le retenir :
« Ne t’en va pas enfant !
[...]
Mais Jacques, se pliant au devoir, repart, définitivement cette fois; et lorsque Marie
arrive au rendez-vous, la Mère de Jacques lui apprend la triste réalité.
« Les thèmes de la partition [...] peuvent aussi parler à l’esprit des personnages même
du drame étant des motifs populaires du pays » écrit Gaston Dubreuilh446, « c’est ainsi que
l’Angélus qui sonne réellement au clocher du village, et le motif de ronde (qui n’est qu’une
modification rythmique) rappelant à Jacques son pays et son enfance. D’ailleurs ce thème qui
apparaît pour la première fois sous les mots : « Salut, ô terre d’autrefois... » jalonne toute la
partition, et s’associe toujours aux souvenirs de « Jacques », on l’entend modifié pendant
l’apparition de la fée des rondes, à la fin du drame; et le carillon le joue intégralement pendant
la prière de la mère et du vieux meunier. » Malgré la rupture avec la méthode wagnérienne,
l’emploi constant du leitmotiv assure l’unité musicale de l’ouvrage; mais c’est un type de
récitatif propre à la langue française comme Jean-Jacques Rousseau avait théorisé. « Le
meilleur récitatif est celui où l’on chante le moins » disait-il. « Il doit rouler entre de forts petits
intervalles, n’élever ni abaisser beaucoup la voix. Peu de sons soutenus; jamais d’éclats, encore
moins de cris, rien qui ressemble au chant, peu d’inégalité dans la durée, ou valeur des notes,
ainsi que dans leurs degrés. » Et pourtant, la musique du Cœur du Moulin, comme celle de
Pelléas, n’est jamais monotone. Cela tient à sa richesse harmonique et symphonique. Elle est
raffinée mais difficile à interpréter, principalement les chœurs. Leur écriture, souvent traitée en
deux groupes, comme un double chœur, témoigne de la science de Séverac, qui fut le
collaborateur de Charles Bordes lors des grandes créations musicales à la maîtrise de la Schola.
Elle nécessite de nombreuses répétitions et a souvent été un obstacle à des recréations de
l’œuvre. Quand, en 1993, le Festival Déodat de Séverac voulut remonter le Cœur du Moulin en
version piano et chant, la grande difficulté fut de trouver des chœurs amateurs qui veuillent
bien consacrer le temps nécessaire aux répétitions, sous la direction de Gérard Marty.
L’Ensemble Vocal de Castelnaudary, renforcé par quelques choristes de l’Ensemble Vocal de
Toulouse, eut seul le courage de mener à bien l’entreprise. Malgré cette difficulté, ou peut-être
grâce à elle, ils ont gardé un profond attachement à cette musique.
Les partitions
A l’occasion de la sortie de l’édition de la partition pour piano, le chroniqueur de la
Revue musicale (1 janvier 1910) écrivit : « Oeuvre très moderne et personnelle d’un musicien
d’avenir, un peu chargée de notes, mais sincère, sans parti pris d’originalité agressive, très
colorée et très expressive. »
Une partition d’orchestre séparée de « la Danse des Treilles » a été éditée par l’Edition
Mutuelle. Elle n’est pas absolument conforme à la grande partition de l’œuvre entière. Déodat y
a enlevé la fin qui, à son avis, n’aurait pas été comprise au concert ; dans la version dramatique,
la musique disparaît en effet peu à peu, à mesure que la scène se vide.
La partition d’orchestre n’étant pas conforme à celle du piano, Déodat souhaita
également qu’on ajoute à la partition piano une feuille indiquant les coupures. Avant qu’elle ne
fut livrée au graveur, il voulut revoir sa partition d’orchestre.
« Il y a beaucoup de « sourdines » que je veux enlever car Jacques ne sera pas toujours
aussi flûté que Coulomb.
Et cet abus de sourdines est un peu rasoir. »447 Séverac aurait également composé une
Suite sur le Cœur du Moulin. Elle devait être jouée au casino de Biarritz en juillet 1910. S’agit-
il du ballet ? « Peut-être ça t’amuserait-il d’assister aux répétitions » écrit-il à René de
Castéra448. « Si oui, écris un mot à M. Ribier (que Carlos connaît) qui te dira le jour. Tu n’as
qu’à lui écrire au Casino. »
La Générale
La répétition générale eut lieu le 6 décembre, à treize heures, devant la presse et de
nombreux invités. En dehors de Coulomb et de Berthe Lamarre, les interprètes de la création
furent Brohly, « la Mère de Jacques », Robur, « la Fée des rondes », Gauthery, « la Fée du blé ».
Félix Vieuille interpréta « le Vieux Meunier », Poumayrac, « Pierre », Donval, « le Vieux
Mendiant », Dupouy, « un Vendangeur ».
Ils ne furent pas exempts de critiques, notamment Coulomb. Jean Marnold, dans le
Mercure de France449, ne l’épargna pas : « Mais combien les auteurs ont dû souffrir amèrement
d’être obligés de renoncer, à côté du toujours parfait Vieuille, à l’interprétation de
l’irremplaçable Jean Perier qui leur était promise ! Ne peut-on espérer le prochain retour au
bercail de ce grand artiste égaré par des chemins perfides en des sentiers remplis d’ivraie et
dépourvus de gloire. »
Le choix de Coulomb fut très diversement apprécié par les spectateurs et par la critique.
Déodat reçut même une lettre anonyme qui exprimait réellement le désaveu de certains
spectateurs pour ce chanteur : « Permettez à un de vos amis vraiment sincère et adorateur de
votre merveilleuse musique de vous poser la question suivante.
Comment voulez-vous que votre si belle œuvre réussisse avec un ténor absolument
aphone et dépourvu de toute voix ?
Fatalement votre œuvre sombrera et pour cette seule cause. Pas le moindre son n’est
entendu par l’auditeur.
Pourquoi avoir accepté cet interprète qui serait à peine entendu dans un petit salon ? Il a
certes quelques qualités mais absolument rien pour le théâtre.
Tous vos amis et admirateurs sont navrés pour votre petite merveille.
Un vrai ami. »
« A mon grand regret, il ne m’est guère possible de trouver des louanges pour M.
Coulomb à qui pourtant je m’intéresse » écrivit Jean Prudhomme450. « [...] La principale qualité
de M. Coulomb réside dans l’agrément et dans le charme d’une voix qu’il conduit d’ailleurs avec
un réel talent. Il sera toujours applaudi lorsqu’il exécutera quelque passage en demi-teinte [...],
mais juste ciel ! que vient-il faire dans le « poème lyrique » de M. D. de Séverac qui exige chez
son principal interprète une grande habitude de déclamation lyrique. » Même opinion chez Victor
Debray451 qui trouve que « M. Coulomb, malgré toute son intelligence et son goût musical, fut
insuffisant comme chanteur [...] parce que sa voix ne sonne pas au théâtre. Il dit plutôt qu’il ne
chante. »
Le talent de l’interprète de « Marie » fut lui unanimement reconnu : « Melle Lamarre est
bien la cantatrice qui convient à l’interprétation du rôle de Marie » écrivit Jean Prudhomme452.
« Son instrument dramatique, son talent de comédienne, trouvent dans le Cœur du Moulin un très
bon emploi. »
En seconde partie, François Ruhlmann dirigeait Myrtil, conte musical en deux parties
d’Auguste Villeroy et Ernest Garnier, avec une musique de ce dernier. Suzanne Brohly, qui
chantait le petit rôle de « la Mère » dans le Cœur du Moulin, y interprétait « Cléo » et Louis
Azema, « le Vieux Meunier » de Séverac, y était « le grand prêtre ».
Le soir même, Manuel de Falla faisait part de son enthousiasme à Séverac : « Je viens
d’entendre la répétition générale de « Le Cœur du Moulin » et je ne peux pas laisser de vous
exprimer combien je suis heureux d’avoir connu votre si belle œuvre.
Quand vous serez plus tranquille j’aurai le plaisir d’aller vous voir. »
« Je n’ai pu vous voir hier après la représentation » lui écrivit Pierre Camo le lendemain,
« mais je veux que vous sachiez avec quelle joie enthousiaste ma femme et moi vous avons
applaudi.
Nous avons été entièrement émus, séduits, emballés ! Vous êtes tout à fait épatant et
nous vous envoyons nos très sincères, très vives et affectueuses félicitations. Il me tarde d’être à
mercredi soir pour vous réentendre. »
Les Castéra étaient émus aux larmes. Raymond Bonheur 453 le fut aussi, déclarant à Carlos
que c’était sa plus grande émotion avec Pelléas. Ayant demandé à Carlos l’adresse de Déodat, il
lui écrivit aussitôt rentré chez lui :
« Mon Déodat
Tu comprendras avec quel cœur je suis tien aujourd’hui et quelle tristesse j’éprouve à ne
pas avoir été là pour jouir de ton triomphe certain. [...]Je t’embrasse de tout mon cœur et te
demande pardon d’avoir reculé si involontairement la première représentation de ton bel
ouvrage. »
« J’ai beaucoup regretté de ne pas vous voir dimanche » lui écrivit la princesse de
Polignac. « Cela a été un vrai régal d’entendre votre délicieux opéra. J’ai été absolument
charmée et je suis heureuse de pouvoir vous le dire. »
Albéric Magnard était là mais on ne sait pas quelle fut son appréciation. Marguerite Long
et Joseph de Marliave l’applaudirent « avec quelle joie enthousiaste ». Ils revinrent le mercredi
suivant pour la première.
Au lendemain de la générale, la critique fut quasi unanime à louer la nouvelle
production. « Après les truculences sommaires et les enluminures violentes de Quo Vadis, c’est
453 Raymond Bonheur (1831-1939). Elève d’Emile Duran et de Guiraud au Conservatoire, il fut
condisciple et l’un des intimes de Debussy avec qui il se brouilla en 1900. Il eut une production musicale
réduite, écrivit des mélodies sur sept poèmes de Francis Jammes, dont l’une, Avec trois pistolets aux
fontes, fut orchestrée par Debussy. Elle est aujourd’hui hélas perdue. Il a également composé la musique
de scène de Polyphème d’Albert Samain, et un opéra, Mavra, demeuré inédit. Il avait le projet d’un opéra
intitulé le Retour, en collaboration avec André Gide et dont un fragment du livret a été publié. Il fréquenta
beaucoup les milieux littéraires et les peintres et était très lié avec la famille d’Ernest Chausson.
216
un enchantement que Le Cœur du Moulin ; c’est la brise apaisante et parfumée après le simoun
desséchant du désert », écrivit le chroniqueur du Guide musical454.
« Au milieu du long et insipide défilé de médiocrités auquel nous assistons depuis
plusieurs années » écrivait Jean Saint-Jean 455 dans la Revue Musicale, « c’est une joie de saluer
l’apparition d’une œuvre pleine de musique abondante et jeune, d’une œuvre hautement pensée
et fortement écrite, dans laquelle se manifeste un magnifique tempérament musical. »
« La fortune nous accorde enfin une faveur » écrivait Pierre Lalo dans le Temps456.
« Après tant de productions médiocres, mauvaises ou pires, voici un dédommagement et une
revanche. L’œuvre qui nous les donne a pour auteur un jeune musicien, et elle est pleine à la fois
de musique et de jeunesse : tout n’est donc pas pourri au royaume de Danemark. C’est à
merveille. » Dans le Cœur du Moulin, il reconnaissait « la persistance et la spontanéité d’une
inspiration personnelle. Sa qualité distinctive, c’est le caractère spécial de sa sensibilité : une
sensibilité toujours simple, toujours naturelle, et en même temps toujours poétique avec une
délicatesse et une intensité qui charment et qui pénètrent. Cette poésie, tout imprégnée du
sentiment de la nature, est la poésie d’une terre, d’un ciel, d’un pays et d’une race particuliers. »
« Son œuvre sort de la nature » dit-il encore. « Elle est pleine de l’odeur du terroir; on y
respire le parfum du sol. La lumière et l’ombre, le bruissement du vent, toute la vie de
l’atmosphère, frémissent dans sa musique, enveloppent son chant de vibrations fines, nuancées et
changeantes. Les heures de repos et de rêve à la fin du jour, le labeur des champs, les
divertissements après le travail, les cloches discrètes tintant dans l’air du soir, la paix et la beauté
de la nuit, la musique du Cœur du Moulin exprime toutes ces choses ; l’âme des paysages, l’âme
du pays natal est en elle. Et l’âme des hommes est en elle aussi. Les sentiments simples de ses
personnages, M. Déodat de Séverac les traduit avec une simplicité entière, avec une vérité
directe, avec un accent juste et profondément senti. Rien d’emphatique, rien d’oratoire ni de
déclamatoire chez ce jeune homme du bon Midi ; un langage précis, contenu, sincère, d’une
sobriété expressive et une discrète fierté. »
Pour le chroniqueur de l’Etoile belge457, « le Cœur du Moulin était une œuvre d’une
sensibilité exquise. »
« Ce qui fait le mérite du Cœur du Moulin, c’est à la fois la délicatesse et la robustesse
des sensations que le musicien y décrit, le mélange de réel et d’irréel qui est un des
inconvénients du joli poème de M. Maurice Magre, la matérialisation des êtres surnaturels qui
viennent voltiger autour de l’action n’ont pas gêné M. Déodat de Séverac; ils ont servi au
contraire, à avérer son originalité. Ce n’est pas le cor romantique du Freyschütz, d’Oberon, ce
ne sont pas les évolutions mystérieuses de Puck et d’Ariel qui viennent colorer la partition,
c’est le bourdonnement des insectes dans la campagne, c’est le tintement des cloches de village,
c’est la joie du soleil, c’est la mélancolie du soir, c’est l’atmosphère tout entière de la campagne
qui donnent de la vie et du charme poétique à cette musique.
Car il faut bien le dire, ce jeune, ce tout jeune musicien est un réaliste convaincu qui
regarde avec des yeux de poète. Son tempérament est fait de précision, mais aussi d’un
idéalisme délicieux. Là, c’est dans son orchestre un friselis de glissando de harpe qui moire
pour ainsi dire la surface de la symphonie; plus loin, c’est le son argentin du glockenspiel qui
donne de la fluidité à la masse instrumentale. Rien de factice dans tous ces procédés, on sent
que M. Déodat de Séverac s’est penché sur la nature en amoureux, qu’il en a écouté, ausculté
les voix; il a été ému et il nous a émus. Son impressionnisme ne consiste pas à noter
l’impalpable, mais bien à évoquer la bonne joie de vivre, la santé de la contemplation de la vie
campagnarde. »
Jean Marnold fut plus critique458 : « Déodat de Séverac aurait peut-être mieux choisi de
patienter encore et de débuter au théâtre avec les Antibels qu’il prépare. Le Cœur du Moulin, en
effet, est une œuvre de jeunesse que l’auteur, selon son expression, « retapa » pour la
circonstance. On n’est pas sans s’en apercevoir un peu. On y distingue moins le mélange que
presque la juxtaposition de successives influences, celle de la théorie riemannienne, prônée à la
Schola où d’abord étudiait le musicien, et celle subie bientôt de Pelléas. »
Marnold reconnaissait cependant à l’œuvre « une orchestration très personnelle ».
Malgré ces petites réserves, ainsi que celles qu’il fit au livret, il loua fortement l’œuvre : « Il
semble qu’un souffle d’art purificateur passe sur ces tréteaux comme une brise rafraîchissante
et salubre. Si dans cette œuvre ancienne et remaniée, Déodat de Séverac ne put donner toute sa
mesure actuelle et affirmer l’originalité qu’on lui sait, on y est étreint et charmé par la
musicalité, la plus profonde, la plus harmonieusement spontanée que depuis Pelléas on ait au
même endroit rencontrée. »
Les critiques négatives s’adressaient principalement à l’action dramatique ou au livret :
« Les amateurs de « Théâtre » pourront reprocher au livret du Cœur du Moulin une action un
peu languissante et des situations annoncées trop hâtivement, sans assez de préparation » nota
Jean Saint-Jean459. « Il se peut et d’ailleurs il n’importe. Ce n’en est pas moins un très beau
poème, une œuvre délicatement poétique, touchante et surtout très musicale. »
« On reprochera sans doute à M. Maurice Magre d’avoir [...] un peu trop insisté sur les
hésitations du personnage principal [Jacques], d’avoir introduit dans une action de réalité
vivante des figures de rêve et de symbole, telle que la fée des rondes et du blé, le père Noël »
écrivit Alfred Bruneau460. « Moi je ne lui en garde pas rancune et je le félicite de n’avoir point
tenu compte des exigences souvent si arbitraires de la scène, d’avoir omis des « préparations »,
des « péripéties » dont un drame lyrique peut facilement se passer, d’avoir donné à sa
collaboration l’occasion d’écrire de la musique. »
458 Jean Marnold : « Revue de la Quinzaine. Le Cœur du Moulin », le Mercure de France, 1 janvier 1910,
p.150.
459 Jean Saint-Jean : « Revue musicale », Nouvelle Revue, 1 janvier 1910.
460 Alfred Bruneau : Le Matin, 7 décembre 1909.
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ni celle d’autrui. L’action même de ce charme simple est volontairement ralentie par des
apparitions de figures de rêve et de symbole qui, par leur calme, influent sur la réalité mouvante
et la figent parfois dans une quasi-immobilité. »
La musique de Déodat ne fut pas toujours comprise : « Cette musique ne m’a paru ni
violente ni agressive, simplement banale parfois avec une déclamation à la fois pâteuse, longue
et sans vigueur, dans laquelle j’ai cherché en vain quelque chose comme une idée vraiment
musicale », écrivit Arthur Pougin465. « Tout cela est quelconque, sans relief et sans saveur, et
n’offre véritablement aucun intérêt. Nos pauvres artistes font ce qu’ils peuvent pour masquer à
force de conscience le vide de cette musique amorphe qui n’a ni muscles, ni or, ni quoi que ce
soit de résistant. »
Gabrielle Cavellier dans Coulisses466, trouvait que Séverac avait utilisé « des formules
surannées aux influences debussystes, les auditeurs n’ont pas goûté ce micmac assez indigeste.
Il y a eu succès d’estime, ce qui signifie : qu’on se dépêche de réafficher Carmen. »
Pour Camille Bellaigue467 : « le chant de l’orchestre ou des voix se réduit trop souvent à
des intonations, à des appels, à des velléités mélodiques. La symphonie, elle, ne se développe
nulle part. Nous sommes en présence ici d’un art parcellaire, atomistique, ayant comme règle
fondamentale l’abréviation et le raccourci, la réticence, la restriction ou la paralysie de soi-
même. »
« A côté du Pelléas de M. Debussy, de l’Ariane de Paul Dukas, le Cœur du Moulin se
place comme une des plus savoureuses expressions musicales de ce temps » écrivait Jean
Hugounnenc468.
Plus que pour toute autre œuvre, Déodat fut accusé de debussysme pour son opéra.
Arthur Coquard, qui aurait préféré que l’œuvre s’appela l’Ame du Moulin, écrivait même que
« si Pelléas n’existait pas, M. de Séverac n’eut pas écrit le Cœur du Moulin. »
« Il est bien difficile de prédire l’avenir en matière théâtrale et musicale » écrivait le
correspondant de Correspondance d’Orient469. « C’est ainsi qu’en ce moment on peut lire, sous
la signature des critiques les plus « autorisés », la même prédiction : « Ça ne durera pas »,
appliquée à des œuvres complètement différentes et même opposées. Je veux parler de Quo
vadis ? à la Gaité-Lyrique, et au Cœur du Moulin, à l’Opéra-comique.
Mon Dieu, disent les adversaires de M. de Séverac, comme il est fâcheux qu’un musicien
d’autant de talent ne sache pas s’affranchir de l’influence du « Debussysme ». -Voilà, certes,
dans le Cœur du Moulin, des pages pleines de poésie, très musicales, mais pourquoi faut-il
condamner les chanteurs à une perpétuelle psalmodie; si « chanter pour chanter » est odieux, il
n’est pas moins insupportable de supprimer complètement la mélodie. -Voyons, puisque vous
mettez sur scène des ténors et des barytons, sachez au moins vous en servir. -Ou sans cela,
contentez-vous de récitants. -Et l’on conclut en disant : « Tout ça n’est que « snobisme » et ça
passera. -Enfin ! disent au contraire les adversaires de Quo vadis ? (en sortant du Cœur du
Moulin) : voilà une musique pure, vibrante, qui n’exprime que la vérité psychologique. Que de
gentillesse, de cordialité, de joie noble ! Voilà qui nous console de tous les Quo vadis ? et les
« Butterfly ». Cette musique de pure essence s’adresse à l’élite, et ne recherche pas les succès
faciles auprès de la foule. Voilà la forme de l’avenir; le reste, le « boum-boum », n’aura qu’un
temps et passera vite. »
« La partition du Cœur du Moulin se ressent-elle d’influences manifestes ? » écrivit
Fauré470. « Incontestablement. Mais quel est l’artiste qui, au début de sa carrière, - quand ce
n’est pas durant toute sa carrière - n’a pas subi l’influence de l’un ou de plusieurs de ses
devanciers ? Est-ce qu’à travers les premières œuvres de Beethoven ne transparaît pas Mozart ?
Et n’entend-on point, en écoutant Lohengrin, des échos d’Euryanthe ? D’ailleurs, on n’invente
rien en musique, et l’on pourrait affirmer même que la personnalité, l’originalité, la nouveauté,
résident bien moins dans ce que l’on exprime que dans la manière dont on l’exprime. »
« En véritable artiste » fit remarquer Blanche Selva 471, « Fauré va droit à la sensibilité de
l’œuvre, sachant l’écouter et laissant aux théoriciens l’ingrate besogne de disséquer son corps et
de découvrir les mérites de son plan tonal et autres détails culinaires dont n’ont que faire les
invités du festin. »
« Il est clair [...] qu’une originalité absolue n’est pas même concevable », selon Louis
Laloy472, « que toute œuvre a ses précédents, sinon ses modèles, qu’un artiste ne trouve sa voie
qu’en prenant pour guide ceux à qui son goût l’apparente. Le Cœur du Moulin est plus proche
de Pelléas que n’étaient le Chant de la Terre ou En Languedoc; c’est pourquoi justement les
idées y sont plus nettes, mieux tracées, sans cette mollesse qui par endroits déparait encore les
œuvres précédentes. Elles sont brèves, mais d’autant plus significatives, et se parent de claires
couleurs d’orchestre. »
Selon Vladimir Jankélévitch473, « malgré sa proximité de Debussy, l’atmosphère [du
Cœur du Moulin] est différente, l’éclairage interne est différent, le sens de la lumière dans les
tissus est différents. La lumière de Debussy est océane, celle de Déodat de Séverac est
méridionale. »
« Très impressionniste par les formules de Debussy » écrivait Louis Schneider474, « il
s’en sépare cependant en faisant plus de place à la mélodie. »
« Sa partition mérite de chauds éloges » dit Alfred Bruneau. « Je ne dissimulerai
pas qu’elle subit légèrement l’influence de M. Debussy. Ce sera mon unique objection, et je
m’empresserai de l’atténuer en constatant que cette influence à peine apparente n’empêche pas
le tempérament très franc de M. Déodat de Séverac de se manifester. »
Pour Alfred Bruneau475, la seule objection que lui inspirait la musique était d’avoir
« subit légèrement l’influence » de Debussy, mais il s’empressait de « l’atténuer en constatant
que cette influence, à peine apparente, n’empêche pas le tempérament très franc de M. Déodat
de Séverac de se manifester. Il est tantôt rude et généreux, tantôt sensible et charmant. Le
compositeur a pour exprimer sa passion du sol, de la vigne, de la campagne, des naïvetés
touchantes de paysan et des éloquences convaincantes de poète. Il arrange délicieusement des
airs populaires et orne ses propres thèmes d’une riche parure sonore. Il met dans ses harmonies,
dans ses timbres, une couleur, une saveur extrêmes. Il a des accents qui vont jusqu’au fond de
l’âme et qui réveillent ce que nous possédons de bon en nous. Il m’a ému, je l’avoue, comme je
le fus rarement, et je lui dois des impressions que je n’oublierai pas. »
Louis Schneider était plus précis sur ce qui différencie l’œuvre de Séverac du langage
debussyste : « D’autres influences se font jour dans cette œuvre : Les Murmures de la forêt, de
Wagner, ne sont pas étrangers à la conception de l’entracte symphonique du deuxième acte,
mais cela est fondu dans la trame symphonique avec un tel discernement que le jeune musicien
apparaît avec un tempérament si à lui, avec une personnalité si délicieusement sensible qu’il
faut désormais comparer avec l’auteur du Cœur du Moulin.
Cette œuvre de théâtre n’a pas déçu les espérances que des productions épaisses avaient
fait concevoir sur lui; au contraire elle le classe parmi les premiers. »476.
Malgré ces accusations, la musique fut reconnue comme originale. Pour Charles
Kœchlin477, « par tout ce qu’elle évoque, et par sa manière de s’exprimer, cette musique est
réellement neuve. Et elle est très sincère : nulle part je n’y vois la préoccupation d’être différent
des autres ou plus fort qu’eux : elle ne recèle aucune jalousie cachée, elle ne montre aucune
complication prétentieuse, M. Déodat de Séverac ne cherche pas à étonner le public et ses
confrères ; quand on a des idées, on ne songe pas à celles des autres. Et son œuvre vivra aussi,
parce que la vie est partout en elle, dans la musique et dans les sentiments, parce qu’un sang
riche et généreux y coule, parce que l’abondance des idées et des rythmes va jusqu’à la rendre
un peu touffue, ce qui est le plus aisément pardonnable et le plus précieux des défauts.
Tout de suite, dès les premières notes, on se sent très loin de Paris et des villes. On est en
pleine campagne, on respire un air frais, on a devant soi l’espace et les larges horizons; on
admire la vigueur, l’ardeur, la gaieté de vie et la robuste santé physique et morale d’êtres
simples et sains.
[...] Outre ces impressions de nature, et l’âme collective du village, le musicien a trouvé
pour ce drame intime des accents sincères, émus d’une sensibilité très vive et très saine, des
accents de vraie beauté et de réelle beauté. »
février, le 8 avril, le 9 et le 23 mai, cet ouvrage était remplacé par le Roi d’Ys d’Edouard Lalo. Le
25 avril avec le Jongleur de Notre-Dame de Massenet; le 27 juin avec la Bohême de Puccini.
Le 4 janvier 1910, Berthe Lamarre avait écrit à Déodat : « A quand la reprise du Cœur
du Moulin ? Je veux espérer et souhaite bien sincèrement que votre belle œuvre reprenne au
plus vite sur l’affiche de l’Opéra-comique la place où elle doit être par son mérite rare. Et si
comme vous le dites vous avez eu quelque joie à être interprété par moi, cela ne peut être
comparé au bonheur que j’ai éprouvé d’avoir participé par ce tout petit quelque chose au grand
et indiscutable succès que vous avez remporté. »
Le 7 février, Roussel assistait à une représentation du Cœur du Moulin. Parti en
septembre 1909 pour un long voyage aux Indes et au Cambodge, il n’avait pu assister à la
création et n’était rentré qu’en janvier. « Nous avons entendu hier en matinée « Le Cœur du
Moulin » qu’on n’avait pas encore donné depuis notre retour », écrivait-il à Octave Maus.
« Nous avons été ravi et profondément émus... et ça doit être une joie de pouvoir écrire à
Séverac tout le bien que je pense de son œuvre. Sans les coupures maladroites et la faiblesse du
livret, ce petit drame se fût certainement imposé au répertoire, d’où il faut espérer qu’il ne
disparaîtra pas complètement. »478.
En 1920, Ronsin proposa de refaire à sa charge le décor pour permettre d’installer la
Danse des Treilles qui avait été si stupidement supprimée par Carré. Mais l’œuvre ne fut jamais
reprise à l’Opéra-Comique. Plusieurs projets avaient été fait. Le Liceo de Barcelone, qui avait
l’intention en 1907 de le monter aussitôt après l’Opéra-Comique, attendit trop longtemps et
abandonna. Il en fut de même pour le Théâtre de la Monnaie de Bruxelles. En 1910 ou 11,
Déodat signa avec l’Opéra de Lyon pour le Cœur du Moulin qui devait être joué la saison
suivante. Mais seul le Capitole de Toulouse reprit l’œuvre pour quatre représentations en 1913.
Le projet d’une version orchestrale dans le cadre des Concerts de Marseille, par Hasselmans,
tomba à l’eau à cause de la guerre.
Le 13 mai 1974, l’ORTF en avait diffusé un enregistrement, sans le ballet hélas. Jusqu’à
la soirée du 8 juillet 1994 pendant le Festival Déodat de Séverac à Saint-Félix-Lauragais,
aucune nouvelle interprétation n’en a été donnée.
Hommage à Chopin
En janvier 1910, le Courrier Musical publiait un numéro spécial consacré à Chopin, à
l’occasion du centenaire de sa naissance. Cet article intitulé « Les Préludes, les Etudes, les
Ballades, la Berceuse »479 était en fait un hommage « A Ricardo Viñes, interprète de Chopin ».
Séverac y évoquait les séjours de l'année précédente à Saint-Félix et Narbonne. Il y livrait
néanmoins son admiration pour le musicien romantique. « C'étaient d'abord ces étonnants
Préludes d'une fantaisie harmonique, rythmique et mélodique si débordante !
« A mesure que vous les interprétiez, nous nous étonnions des merveilleuses qualités
d'invention de Chopin ! Car si nous examinions les thèmes de ces vingt-quatre Préludes, nous
étions frappés par leur somptuosité, leur diversité, leur élégance et leur expressivité, si j'ose dire
ainsi... dames tellement elle est élégante, spirituelle, aristocratique ! Ballades rustiques parfois
mais si romantiques d'inspiration, si sereines, si simples, si sensibles que le mauvais goût du
temps ne les a pas même effleurées de sa lourdeur déclamatoire.
« Il n'est rien d'aussi brûlant, d'aussi passionné que ces pièces où semble vivre irréelle
et présente je ne sais quelle femme, quelle mystérieuse inspiratrice. Et peut-être le sait-on ?
Mais là où les critiques et les musicographes s'efforcent de rechercher le nom de la tendre
inconnue et se perdent en conjectures, ne vaut-il pas mieux penser que Chopin se chante à lui-
même cette sublime mélodie qu'est la Ballade en sol mineur, et que c'est sa propre âme
féminine, nuancée qui, dans la Ballade en la bémol, sourit, rêve ou se lamente !
« L'impression la plus profonde que nous laissaient ces charmantes auditions, c'est que
dans n'importe laquelle de toutes ces pièces, on sentait (même dans les plus simples) une âme
tourmentée, un génie impérieusement tourné au tragique.
« Préludes, Ballades, Berceuse, Etudes, dans le vieux salon de Saint-Félix ou dans
l'auberge de Cerdagne, ils vivaient pour nous et si j'aimai toujours Chopin je dois vous dire que
je ne le goûtai, que je ne le compris jamais davantage qu'au cours de ces douces soirées que
remplissaient la musique et l'amitié.
« Et cela malgré les pauvres moyens de ces vieux pianos ! tant il est vrai que lorsque la
musique est belle, elle l'est toujours.
« Je vous dois, Viñes, le meilleur de ces soirées, j'ai voulu vous le rappeler aujourd'hui
et dire aussi mon culte pour le maître romantique que vous interprétiez. Vous souvenez-vous
encore de ces beaux jours ? Notre cher, notre grand Bordes était encore là et dans un coin du
salon, sur sa chaise, il était si ému qu'il pleurait !
« Un autre musicien moins aimé des Muses, aurait certainement cherché dans de pareils
thèmes l'occasion d'écrire des pièces de longue haleine, tellement la matière en est riche. Il eût
été facile de céder à la tentation : tous les éléments musicaux propres aux développements de
grandes proportions sont contenus dans ces idées, soit au point de vue harmonique, soit au point
de vue mélodique. Mais l'on dirait que Chopin (avec ce sens de la mesure qu'il tenait peut-être
un peu de son origine à demi-française), lorsqu'il abordait cette forme du Prélude, prenait
plaisir à faire œuvre d'orfèvre, et à dire en peu de mots des choses parfaites. Ses dons de
trouveur sont tellement grands qu'il n'essaye même pas de faire jaillir de cette merveilleuse
matière tous les développements qu'elle contient en germes. Il invente, il invente toujours et
c'est toujours expressif et passionné, et c'est toujours nouveau ! La variété de ces Préludes et
des Etudes est surprenante. Ce sont des exemples de la beauté condensée si je puis dire.
« Il en est qui font rêver à des cortèges de héros antiques défilant à travers des plaines
rutilantes de soleil; les uns semblent vouloir escalader les cimes empourprées par le crépuscule;
d'autres au contraire évoquent la tendresse d'une idylle au bord de quelque fontaine sous le ciel
nostalgique du Nord. En écoutant le Prélude en si, il nous semblait entendre un poème raffiné
et mélancolique comme un lied de Heine. Et dans le Prélude en ré bémol n'était-ce pas l'âme
inquiète d'un autre poète malheureux que chantait ce beau thème du début qui devient si plein
de doute vers le milieu de la pièce (dans le passage en ut dièse mineur) ?
224
« Et que dire de ces émouvantes Etudes que vous jouiez ensuite ? Comment Chopin a-t-
il pu résoudre ce problème insoluble pour la plupart des musiciens : écrire de véritables
exercices de piano à l'usage des virtuoses, des exercices qui peuvent leur servir journellement
pour acquérir de l'habileté technique, exercices admirablement adaptés à ce but d'ailleurs et qui
en même temps ont une valeur artistique incomparable ?
« Car il n'y a pas à s'y méprendre, jamais un auditeur de goût en entendant ces Etudes
ne pensera qu'elles sont faites dans un but d'école, pour accumuler les « gaucheries »
rythmiques et harmoniques ou habituer les exécutants aux plus grandes difficultés de
mécanisme qui se puissent rencontrer ; celui ckqui écoute les Etudes est immédiatement
conquis par la musique et il se livre tout de suite à elle corps et âme.
« Avec de telles œuvres il n'est pas besoin de se poser des questions indiscrètes ni de se
dire : que va devenir ce thème ? Reviendra-t-il par mouvement contraire ou par augmentation ?
Sur quelles tonalités pourrons-nous prendre un repos bien mérité à travers ce dédale de
modulations et de changements de tons souvent imprévus ? Non, l'auditoire est subjugué
brusquement par la musique ! Il va se laisser enlever, charmé, ému et grisé, jusqu'aux nuées où
planent les aigles ! Quel art admirable celui qui est capable d'un tel miracle ! »
disparu. Le patron, Armand Janer avait été charcutier à Perpignan, sa femme Marie savait très
bien faire la cuisine. Ils décidèrent donc de s’y installer et d’y attendre Déodat.
A Céret les pensionnaires se lièrent d’amitiés avec leurs hôteliers. Manolo fit le portrait
d’Armand avec la légende « Armand la vache », parce qu’il avait vu derrière la porte vitrée de
la salle à manger, l’hôtelier retirer du grand plat des pensionnaires quelques saucisses qu’il
avait trouvé de trop. Ce portrait se trouve aujourd’hui au Musée de Céret, et l’on voit souvent
une photo de Déodat buvant au poro sur la terrasse de la pension en présence de Marie Janer.
PHOTO
Céret la catalane, c’était la France mais c’était déjà l’Espagne ! « ... Comme les petites
villes espagnoles voisines, Céret possède une armée innombrable de flâneurs, dit Victor
Crastre480 ; de huit heures du matin à une ou deux heures de la nuit, en été, les Cérétans vivent
dehors. En 1910, dans ce temps où la vie était pour rien, où un rentier qui recevait 50 francs par
mois était un bourgeois, Céret apparaissait comme une abbaye de Thélème; le riche ne faisait
rien, le pauvre travaillait peu; les vieillards devenaient centenaires et à l’heure du « café-
rhum », on découvrait autour des guéridons d’étranges spécimens d’humanité préhistoriques :
je me souviens d’un très pauvre homme, souffleur aux orgues de l’église, la barbe plus blanche
que le gilet d’un piqué douteux, la redingote d’alpaga verdissant que nous appelions le baron
tant il avait grand air. La vie était dans la rue, non seulement pour les flâneurs mais pour les
artisans et les commerçants. Les espadrilleurs y tressaient leurs semelles de chanvre, les
menuisiers y rabotaient leurs meubles. Un omnibus a chevaux assurait la correspondance, trois
fois par jour avec le chemin de fer de Perpignan qui s’arrêtait à la gare assez éloignée du
centre. »
Le petit groupe s’agrandit très vite. Henriette Tardieu, la compagne de Séverac avant de
devenir sa femme, les rejoignit, ainsi que « Totote », la compagne de Manolo. En 1906, celui-ci
l’avait présenté à ses amis. Leur rencontre avait eu lieu au jardin du Luxembourg où la jeune
fille jouait au diabolo. Manolo la regardait, fasciné. Il la voyait maladroite et ça l’énervait. Au
bout d’un moment, n’y tenant plus, il prit les baguettes pour lui donner une leçon d’adresse, lui
indiquant comment il fallait faire. Elle aussi fut fascinée par le jeune homme brun. Quittant le
Jardin du Luxembourg, il l’emmena à la terrasse d’un café du boulevard Saint-Michel tout
proche. Le coup de foudre fut réciproque et décisif. Désormais Manolo ne vécut plus seul et ils
restèrent unis toute leur vie. Ils avaient des goûts communs. Comme lui, elle était assidue du
Quartier latin et connaissait les poètes et les artistes qui s’y coudoyaient dans les cafés. Elle
était familière de Moréas, bien qu’elle ne se doutait pas de la personnalité qu’il représentait, et
lui présenta Manolo. De son vrai nom, Jeanne de La Rochette, elle était issue d’une famille de
l’aristocratie bretonne qu’elle avait quittée pour mener sa vie à Paris. Pour subvenir à ses
besoins, elle avait trouvé un emploi dans un bar. Ce surnom de Totote lui avait été donné par
Manolo parce qu’elle était tout pour lui (tot, tot, en catalan, voulait dire tout, tout). Auprès
d’elle, Manolo se sentit revivre. A Barcelone il avait vécut dans la misère et s’était enfui en
France pour ne pas faire son service militaire, malgré ses opinions royalistes, mais anarchistes.
« Je n’avais rien contre l’armée expliqua-t-il à Picasso, « mais je ne peux pas supporter les
480Victor Crastre : « Déodat de Séverac et la création artistique » in Céret, Musée d’Art Moderne, Juillet-
Août- Septembre 1972, Centenaire de Déodat de Séverac.
226
foules, et au régiment, pour moi, il y a trop de monde ». Ayant traversé la frontière, il avait
vendu son cheval pour monter à Paris. Il était donc sans papiers, toujours à la merci d’être
expulsé. Il vécut ainsi à Paris et à Céret jusqu’en 1918 où il bénéficia d’une amnistie. Rentré en
Catalogne Don Manuel Hugué devint professeur à l’école des Beaux-Arts. Victor Crastre a
salué le personnage qu’il connut en Vallespir: « La pittoresque originalité de l’homme a
longtemps fait tort au sculpteur. La première impression, après un rapide contact, était
troublante, laissant craindre l’impossibilité d’atteindre le centre d’un esprit qui cachait des
vérités profondes sous des paradoxes aventureux. Il ressemblait à Max Jacob en cela. Que l’on
ne croit pas cependant que Manolo n’ait pas été capable de lyrisme et de bonté. Au contraire, il
plaçait plus haut que toute la poésie, et cet éternel « mendiant » a souvent et discrètement
pratiqué la vertu de charité. » Lui-même disait parfois : « Ce qui caractérise le grand art c’est
une qualité impondérable qui te fait sentir un au-delà, l’éternité, un sentiment voisin du
sentiment religieux ». On dirait aujourd’hui qu’il avait le sens du sacré.
Quand Déodat arriva à Céret, le printemps s'annonçait par tous les amandiers en fleurs
baignés de soleil. Dans la transparence de l’atmosphère, le Canigou se découpait en majesté
dans le ciel. Stimulé par cette atmosphère, Déodat travailla avec acharnement à la musique
d'Héliogabale qu’on lui avait commandé pour les Arènes de Béziers. « Je travaille comme un
nègre, écrivit-il le 18 janvier à René de Castéra ! ! Songe que la musique des trois actes
(chœurs, danses, soli) d'Héliogabale, doit être terminée au mois d'avril, vers le 20, pour la
copie ! ! ! Enfin j'ai bon espoir d'arriver car ça m'intéresse beaucoup. »
Un soir de mai 1910, il reçut dans sa petite chambre du second étage de l’hôtel
d’Armand Janer, la visite d’Albert Bausil 481 . « Il travaillait devant une fenêtre dit le poète ; de
sa table ou mille petites feuilles éparses recelaient la splendeur des floraisons futures, il voyait
l’Albère profonde et bleue participer à toutes les magies de l’heure et de la lumière. Le poëte et
le musicien poëte s’étaient connus en Lauragais en novembre 1900 à l’occasion d’un concert de
Ricardo Viñes « donné au profit des écoles libres chrétiennes de Revel » où Albert avait
déclamé des extraits de L’Aiglon de Rostand, et de Gringoire de Théodore de Bainville. A
l’issu de ce concert ils s’étaient retrouvés tous les trois chez les de Guilbert à Sorèze évoquera
plus tard le poète,482 : « ... Déodat au piano, le jour de la première rencontre […] L’amitié si vite
nouée à cause d’une parenté commune, à cause des chansons catalanes qu’il ne connaissait pas
encore, et du rayonnement que son jeune génie de vingt-huit ans dégageait déjà... » Cette
parenté il la devait au mariage de Marie Bausil, sa cousine germaine comme fille de l’oncle
Gustave Bausil, le frère benjamin de leur père, et de son alliance avec Louise Gobert, de
Bélesta dans l’Ariège, qui lui avait donné trois enfants : Louis, Marie et Paul. Veuve de
Gustave Courrent, Marie Bausil (1883+1975) s’était remarié avec le baron Evremont de
Fournas (1886+1975), oncle de Déodat de Séverac.
481 Albert Bausil (Castres 1880+1943 Perpignan) était le troisième fils d’Amédée Bausil, sous-préfet de
Castres, le frère de Charles, un des fondateurs de La Clavallina, et du peintre Louis Bausil.
482 Albert Bausil : « Jugements et opinions », Le Feu, 15 juillet 1920, ou « Sur le tombeau de Séverac »,
Stèles, Opus cité, pp. 31-32
227
Albert était une personnalité, forte et réputé, un poète qui aimait déclamer déclamer sur
scène ses vers ou les vers des autres. Il était « la Poésie en chair et en os, la Poésie faite
homme », selon Joseph Delteil. En 1905, il avait publié son premier recueil de poèmes,
Primeroses et Rimes roses qu’il dédia à Rostand.
Albert Bausil,483 qui fut « citoyen d’honneur » de Céret, avec son humour poétique
habituel, a dit de cette petite ville. : « Les géographes prétendent que Céret est une sous-
préfecture. Mais ils n’en tirent aucune vanité. Elle est beaucoup plus fière d’être une capitale,
la capitale du bas Vallespir. Et comme elle a raison. » La Côte vermeille est aux peintres,
disait-il. C’est la toile rutilante et colorée. La Cerdagne, c’est le poème dit-il à Albert en lui
« montrant le paysage ardent tout patiné de crépuscule ; tu vois ça ; c’est la plus belle des
sonates. »484
Séverac fut sensible à cette sonate, qui était plutôt une symphonie. Très souvent il
gravissait les collines environnantes de la petite ville, affectionnant particulièrement les
« Quatre fontaines », en réalité la Fontaine Fils (la foun d’En Fils) dont les gens dirent : « C’est
la fontaine de Déodat ». Il y amenait parfois des amis. Albert Bausil fut de ceux-là : « Pour
arriver au bout de notre promenade, nous escaladons la garrigue, nous contournons le beau mas
aux tuiles rouillées d’or, posé à flanc de coteau, et nous atteignons un bois de cyprès et
d’oliviers inimaginables, écrit-il dans « Le bois sacré roussillonnais.485 »
« Les frissonnements argentés des oliviers bleus à travers les hauts fuseaux noirs de
l’arbre pensif composent un ensemble inouï. C’est le bois sacré de Virgile. Bois sacré , en effet,
puisque j’ai vu passer, à côtés de formes blanches qui sont des Muses, Camo, le poète de
l’Albère ; Terrus, le peintre d’Elne aux murailles d’or ; Violet, le sculpteur des frises catalanes, et
Séverac le musicien de la Méditerranée ! »
Déodat aimait aussi gravir ces collines en traversant les jardins, jusqu’au bois de
châtainiers qui couvrent les flancs de ces collines. « Au milieu d’un ensemble de sentiers
montants, de rampes, de bosquets et de promenoirs rustiques, rapporte Joseph Canteloube,486 les
fontaines superposées, les unes pleines d’arbres fanés ; de là on découvre un paysage de
vallonnements et de cyprès d’une noblesse, d’une sérénité, d’une fierté incomparables. Plus
encore qu’à Saint-Félix, ceci fait comprendre le génie d’un Séverac. Ce paysage est un vrai
paysage romain. Celui de Saint-Félix (la plaine qui s’étend autour de la ville, au bas de
l’oppidum rappelle à s’y méprendre les campagnes lombardes. »
Déodat se pénétrait de l’atmosphère de la somptueuse nature : « Les heureux arbres qui
ne quittent jamais la terre ! … » déclara-t-il un jour à Paul Guitard. C’est si beau la terre, que l’on
a presque envie de s’agenouiller et de l’embrasser avec toute l’ardeur, avec toute la foi dont on
est capable. » Il se grisait de paysages, de couleurs et de sons, composant de tête, « polissant tel
ou tel passage de l’œuvre à laquelle, à ce moment, il appliquait son effort, dit Canteloube, ou
bien écoutant les nouvelles idées musicales qui lui venaient à l’esprit. »
A Céret, Déodat fut presque tout de suite accepté par la population et se fit très vite des
amis sincères ; parmi les notables d’abord, soit qu’ils aient été attirés par sa personnalité, soit
qu’ils fussent amateurs de musique. Manolo lui, était exclu de ces invitations. Il suscitait la
méfiance par ses excentricités. Un jour, il fut vexé de cet ostracisme et il fit pendant une semaine
la tête à Déodat, refusant même de le rencontrer. Mais dès que la nécessité se fit montre, les
nuages se dispersèrent tout de suite, Manolo étant trop heureux de fréquenter à nouveau son ami.
Est-ce chez un de ces notables que se
déroula cette anecdote racontée par J.L. Gaston-
Pastre ? 487 « Un jour, dans un salon roussillonnais
où Déodat était entouré de familiers et d’amis très
chers, une jeune femme au piano déchiffrait
Cerdaña. Comme elle se plaignait en riant de
quelques difficultés pianistiques, Déodat lui
répondit sur le même ton : « Oui, ma musique est
difficile, j’en conviens ; faites comme moi
Madame ; ne la jouez pas. » Hélas, beaucoup trop
de gens ont suivis ce mauvais « conseil ».
Déodat connaissait-il déjà le peintre Louis
Bausil, frère aîné du poète ? Il serait légitime de le
supposer.Ils avaient pu se rencontrer à Toulouse,
vers 1892, quand Louis était censé faire son droit ; à Montmartre, au « Lapin agile » ou au
« Bateau-lavoir », où Louis et sa compagne Alphonsine, dite Aline, s’installèrent en 1907. Ils
avaient aussi beaucoup d’amis communs : Lafargue, Camo, etc. Et eurent beaucoup d’occasions
de se rencontrer. En tous cas en Roussillon, Déodat fréquenta assiduement la bande des amis de
Bausil, personnalité haute en couleur lui aussi488.
Dès 1910, Déodat fut très lié avec Gustave Violet né à Thuir le 18 juin 1873, mort à
Perpignan le 4 mars 1952, était issu de la riche famille des fabricants du célèbre apéritif Byrrh. Il
préféra vivre « impécunieusement » la bohême, pratiquant presque toutes les formes de l’art : la
sculpture, la peinture, la céramique, la poésie et même le théâtre. A cette époque il venait
d’installer à Prades un atelier avec four à céramique. En fait, ayant acquis dans cette ville un
terrain près de la chapelle Sant-Marti, face à la Têt, il s’y était fait construire maison et atelier.
Déodat en fut l’hôte avec Louis Bausil, Etienne Terrus, Aristide Maillol et Louis Codet, et bien
d’autres. Plus tard, Déodat fit acheter à Violet un petit pavillon vitré sur trois côtés, avec un
piano et une grande ardoise sur le mur489 dans la vallée de Céret, face à l’Albère.
Après avoir commencé ses études à Perpignan, il les poursuivit en allant étudier
l’architecture à l’Ecole des Beaux Arts de Paris où il resta dans la Capitale où il réalisa plusieurs
immeubles et obtint le Prix de la Ville de Paris en 1918. pour un immeuble de la rue Rémusat.
Sur les bords de la Seine il se lia à des artistes comme Ramon Casas qui fit son portrait, Santiago
Rusiñol, Miguel Utrillo, Isidro Nonell, Est-ce à Paris qu’il fit la connaissance de Daniel de
Monfreid, d’Aristide Maillol et de Louis Bausil ?.Après avoir visiter l’Italie où il résida surtout à
Florence, il revint en Roussillon pour s’installer à Prades en 1903. Il avait alors trente ans. Il y fit
construire sa maison au dessus d’une grande prairie toute blanche avec son pigeonnier, et
l’appela Sant Marti. Il y installa un four à céramique qui attira de nombreux artistes. A Sant
Marti il était l’animateur d’un groupe d’amis comprenant Bausil, Codet, Maillol, Monfreid,
Séverac, Terrus qui y avait sa chambre. En 1907, Terrus y amena Matisse, en séjour à Collioure,
et Manolo y vint en 1909.
Sa maison, bien catalane, reflétait son esprit et ses goûts. La façade, ses balcons, ses
fontaines, ses carrelages, ses cheminées, ses lustres, tout était de sa main. Violet qui admirait
Charles Despiau, maître du buste, y excella également. Il fit celui de Monfreid (Musée Maurice
Denis) à Saint-Germain-en-Laye, de Monseigneur de Carsalde du Pont, de quelques compatriotes
ou d’un humble paysan, l’ « Anton », dont nous reparlerons. En 1932 la ville de Figueres
(Figueras) lui commenda un buste de l’abbé Jacint Verdaguer pour être placé à Saint-Martin du
Canigou à côté de la Font del Comte. Artiste pluridisciplinaire, il fut également auteur
dramatique et directeur du « Théâtre de Plein Air du Roussillon, écrivant en catalan
roussillonnais, La Cargolada, dont le thème fut repris par Josep Sebastia Pons. Sa traduction en
catalan roussillonnais, de l’Arlésienne d’Alphonse Daudet fut donnée pour la première fois, à
Prades le 15 août 1909, dans des décors d’Etienne Terrus, par la troupe du théâtre Roméa de
Barcelone, avec le concours de Jaume Borras. L’année suivante, le 9 juillet 1910, une reprise de
la pièce était donnée dans le square de Perpignan, suivie le lendemain de Terra-Baixa qui fut
contrariée par la pluie. D’un impressionnisme très classique, il s’approchait des fauves de
Collioure par des teintes vives mais avec plus de sagesse que ses amis Matisse et Derain.
Le peintre Etienne Terrus (1858-1922), venait parfois voir Déodat à Céret. D’autres fois,
c’était lui qui se rendait à Elne avec des amis. « Tous les peintres qui étaient venus à Céret se
retrouvaient ici autour de la table familiale où la mère de Terrus apaisait leur faim d’artistes plus
ou moins fauchés », écrivit Rosine.490 Ami des cubistes, Terrus ne le fut jamais, tout au plus fit-il
quelques tentatives dans ce sens, mais cette peinture intellectuelle ne correspondait pas à son
tempérament poétique. D’un impressionnisme très classique, il s’approcha des fauves de
Cotllioure par des teintes vives mais avec plus de sagesse que ses amis Matisse et Derain. Déodat
aimait beaucoup sa peinture. Il possédait d’ailleurs plusieurs aquarelles de lui. Elles sont toujours
visibles dans la maison-musée de Saint-Félix. « Que de fois avec Séverac ne nous sommes nous
490 Rosine : « A la recherche des artistes disparus : ce qu’on retrouve d’Etienne Terrus à Elne », Reflets du
Roussillon n° 17, printemps 1957. La mère du peintre étant morte en 1901, il devait en fait être question de
sa sœur.
230
pas régalés à regarder une toile de Terrus, une aquarelle lavée et riche de tons ! » a écrit Marc
Lafargue.491
Jean Loize, infatigable chercheur qui put recueillir les témoignages de nombreux
survivants de cette époque, parle d’un « Déodat, plein des heureux souvenirs d’un voyage avec le
poète et écrivain perpignanais Louis Codet »492 mais sans plus donner de détails. Grâce au
journal493 de Daniel de Monfreid nous savons que Séverac et Codet se connaissaient avant que le
musicien ne vienne s’installer en Roussillon. Il nous apprend que le 9 décembre 1909, Monfreid
reçut chez lui le compositeur que lui avait amené Marc Lafargue et que dans l’après-midi ils
avaient été rejoint par Codet et Montfort. Louis Codet était en effet un grand ami de Marc
Lafargue, que Séverac fréquenta à Toulouse et à Paris, et d’Eugène Montfort ancien condisciple
du perpignanais à Condorcet.
Déodat fut très vite lié à Michel Aribaud494 qui appréciait sa culture et avait un certain air
bonhomme. Ils se retrouvaient à la terrasse du « Grand Café »qui jouxtait sa maison. Très vite, Déodat de
Séverac et Manolo devenus des amis furent reçu à la table de sa femme. « Fin connaisseur de plats
recherchés et de bons vins, Aribaud s’enorgueillissait de satisfaire son invité. Mais celui-ci
s’accommodait de tous les menus, se contentait de manger un peu, picorant comme un oiseau un
plat après l’autre toujours de bonne humeur jusqu’à la fin du repas. » Deux photos témoigne de
l’accueil de Séverac, avec sa femme, chez Aribaud. Chez lui il organisait également des soirées
chaleureuses et amicales d’où on ne partait qu’à l’aube après avoir joué toute la nuit aux cartes
ou au échecs quand on ne s’attardait pas dans d’interminables discussions. Un jour tous les deux
se rendirent à Cadaquès pour rendre visite à Duran, beau-frère d’Arribaud. Ancien officier de
marine, il habitait une maison si près du port qu’on pouvait s’y embarquer directement. 495
L’accueil ne manqua ni de surprise ni d’originalité. Dès l’entrée dans le vestibule, Déodat se
planta devant un tableau qui représentait un Miura furieux (toro de grande race). Les bras levés,
il s’écria alors : « Als toro ! » comme pour provoquer la bête à l’attaque. Lorsque les invités se
mirent à table, quelle ne fut pas leur surprise de trouver leur assiette pleine d’avoine, de maïs, de
491 Marc Lafargue : « Souvenirs sur le peintre Etienne Terrus », Les Marges, 15 août 1922, n° 28.
492 Jean Loize : « Frank Burty. Né dans la peinture » Français qui fut américain, ami généreux et curieux
homme, Le dernier survivant - avec Picasso – de la première équipe d’artistes à Céret, avant 1914, rectifie
pour nous les légendes d’un destin hors série. », Reflets du Roussillon, N°s 53-56.Printemps 1966
493 Du 1er janvier 1894 à sa mort en 1929 Monfreid tint une sorte de journal de sa vie sur des petits agendas
du Bon Marché, soit trente-six petits carnets où il notait brièvement, voir sèchement, ses comptes et les
faits importants de sa journée, ses visites aux amis, ses déplacements à vélo.
494 Michel Aribaud (Céret ? + Céret, octobre 1932) Historien féru d’archéologie et d’histoire locale, il a
publié plusieurs livres d’histoire locale dont Céret autrefois, et fondée la revue Vallespir qu’il dirigea avec
Jules Badin, et à laquelle il donna quelques articles. Il fut le confident et le mécène de nombre d’artistes
passant à Céret. En les aidant à trouver rapidement un logement dans la ville, il eut une grande part dans le
développement artistique de sa cité. Amateur de peinture, celui-ci pressentit tout de suite l’avenir des
futurs célébrités et leur acheta, bravant les railleries de ses compatriotes, des dessins ou sculptures qu’il
légua plus tard au Musée. Archiviste de la Ville et donateur du Musée, il eut son portrait peint à l’huile sur
toile en 1913 par Auguste Herbin. Cette œuvre se trouve au Musée d’art moderne de Céret.
495Edmond Brazès : « Déodat de Séverac à Céret, souvenirs d’Edmond Brazés », in Conflent, Hommage à
Déodat de Séverac, n° 174, VI – novembre-décembre 1991 ; p. 34 à 37.
231
luzerne. Puis, tout à coup, un revolver à la main, le maître de maison entra dans la salle à manger,
comme pris d’une sorte de rage, ordonnant à chacun de lever les bras. Habitué aux extravagances
de son beau-frère, Aribaud s’y prêta de bonne grâce, éclatant même d’un rire sonore qui rassura
Déodat. Comme à l’accoutumer le repas fut même abondant et fameux. Plus tard une cobla
empourdanaise qui faisait danser la sardane sur la place du village apporta à Déodat le
couronnement de cette journée.
Autre ami très proche de Séverac, Jean Delpont, fils d’un poète réputé, le félibre Jules
Delpont. Il fit de sa maison un salon ouvert aux artistes qui pouvaient venir y discuter sans fin en
buvant du vin, écouter de la musique ou se régaler de la cuisine catalane que préparait si bien sa
femme Marguerite. A Ceret, Séverac devint également l’ami de Jean Devèze, notaire et riche
propriétaire, et d’Abdon Guitard, également notaire.
A Céret, Séverac retrouva également Aristide Maillol connu sans doute par
l’intermédiaire de Lafargue, ou de Maurice Fabre, en tous cas dès 1904 à Paris. De Banyuls,
celui-ci vint lui rendre visite en Vallespir: « Je l’ai vu deux ou trois fois à Céret, confia le
sculpteur à Henri Frère.496 Une fois je voulais acheter un piano, un piano magnifique qui était
abandonné dans une maison. On pouvait l’avoir pour trois cents francs. Mais on me l’a soufflé.
J’avais demandé à Séverac de l’essayer, pour savoir s’il était bon. Nous y sommes allés
ensemble. Il nous a joué des choses de lui, les Baigneuses au soleil, et d’autres. Le piano était
excellent. Je lui avais demandé de se renseigner sur le prix. Trois cents francs, ce n’était pas cher.
Il n’a pas dû m’envoyer le renseignement tout de suite, et quand j’ai voulu acheter le piano, on
me l’avait soufflé. C’est un peintre qui était à Céret. Il a dû entendre parler de notre visite, et il
l’a acheté avant moi. »
Une autre fois Maillol était allé entendre Séverac à l’orgue de C éret : « C’était
magnifique, dit-il. Un moment, il a joué ce morceau catalan si lent, lo Cant dels Ocells. Il y avait
un vieux qui était venu et qui le chantait avec une voix enrouée, et Séverac à l’orgue. Ça faisait
une chose curieuse. Mais ce n’était pas commode à organiser. Il fallait aussi trouver quelqu’un
pour souffler à l’orgue toute la matinée. C’est très pénible. C’est toute une affaire, l’orgue... »
Quelques fois c’était Séverac qui allait à Banyuls. « Je me souviens qu’une fois je l’ai vu
arriver par la cuisine, dit Maillol. [Il portait un petit sac rigolo, comme un sac de femme. »
Maillol connaissait et appréciait la musique de Séverac. Henri Frère a raconté qu’une fois qu’il
avait entendu une exécution des Muletiers devant le Christ de Llivia qui l’avait assez déçu, il
s’était retourner vers son biographe et lui avait demandé : « Ça vous paraît bien ça ? Moi ça me
paraît traînant, informe. Je l’ai entendu par Séverac, mais c’était tout autre chose. C’était grave
mais il y avait une vie, un mouvement, un élan. Il faut que la note soit attaquée. Il faut que la
note tinte, n’est-ce pas. Ici c’est hésitant, c’est brouillé. On dirait quelqu’un qui ne sait pas
dessiner. On dirait un mauvais dessinateur. S’il jouait les Baigneuses au soleil, ce serait mollasse.
Alors que c’est un morceau magnifique : c’est ruisselant, ça ruisselle, les gouttes tombent de tous
les côtés. Vraiment, ce doit être un amateur. » Selon le docteur René Puig qui fut son ami et son
496 Henri Frère : Conversations de Maillol. Edit. Pierre Cailler, Genève 1961.
232
biographe, Maillol, venait chaque Noël manger la dinde avec ses amis de Céret, mais je pense
que pour Séverac, Noël devait se passer à Saint-Félix en famille.
A Céret, Déodat retrouva Pierre Camo.497 Eux s’étaient connus au début de 1907 à Paris,
dans l’appartement de Marc Lafargue, rue du Val-de-Grâce, au cours d’un séjour en France de
l’écrivain Céretan. Alors magistrat colonial à Tananarive, il ne revenait que tous les trois ans en
Métropole.
Les prémices de leur amitié s’étaient manifestées à l’automne précédent lors d’un séjour
de Camo dans la propriété de Lafargue, (scandaleusement oublié des toulosains) à Saint-Simon
près de Toulouse. Un soir, Emmanuel Delbousquet 498 ayant amené la conversation sur Séverac, la
fille de Lafargue se mit au piano pour jouer trois pièces d’En Languedoc dont Camo avait
entendu parler à Tananarive où il était alors en poste comme diplomate. Ce devait être pour lui
une « révélation, en même temps que l’enchantement de cette soirée ».499 Leurs rencontres
allaient désormais être ponctuées par les séjours en France du poète diplomate qui fit toute sa
carrière à l’étranger. Déodat de Séverac fut un des rares privilégiés à avoir été invité au « Mas
Camo », la propriété familiale des Camo aux lisières des bois de chênes lièges, à Palalda. Il est
vrai que la propriété du poète-magistrat n’était pas d’un abord facile. Il fallait pour y accéder,
jusqu’en 1931 où fut construite la route, suivre depuis le chemin de fer, par cinq ou six
kilomètres de sentier, ce qui restreignit le nombre de visiteur potentiels. Ainsi donc, si Séverac et
Manolo en furent des familiers, des amis aussi proches que Bausil, Lafargue, Kisling et Terrus
n’y vinrent qu’une seule fois tandis que Codet, Chabaneix, Maillol, Monfreid n’y vinrent jamais.
En 1915 ils eurent l’occasion de travailler ensemble à un projet d’opéra catalan mais qui n’eut
pas de suite.[v. plus loin]. Souvent, l’après-midi, Déodat était invité chez Raoul Giral de
Solancier500 dont le mas « Le Vieux chaume » dominait la vallée du Tech. Dès l’entrée, une
impression sylvestre était donnée par un bouquet de chênes et de chênes lièges. Plus bas, des
sentiers tortueux bordés de lilas, de roses, de lys près de tilleuls formaient comme un décor de
théâtre romantique. Au-dessus d’un petit chemin de bambous, Déodat découvrit sous un couvert
une fontaine au jet mince et clair. Giral de Solancier affirma souvent que l’humble fontaine avait
inspiré divers passages d’Héliogabale. Un jour Manolo, ne pouvant parler avec Déodat qui
semblait charmé par la fontaine enchanteresse, se leva du parapet où il était sans doute assis et
497 Pierre Camo : (Céret le 16 décembre1877+1949) fils d’Abdon Camo, docteur à Ceret. Elève à l’école
d’Amélie, puis à l’Institution Sabaté à Céret et au collège de Narbonne (1891) puis au collège de Perpinya
( ? à 1895). Excellent latiniste il monta à Paris en novembre 1898 pour étudier à l’université. Reçu en
octobre 1899, tente un concours à la Préfecture de la Seine, secrétaire bénévole d’un avocat en Cassation.
Pas de Service militaire. En 1902 passe un concours d’entrée dans la magistrature coloniale, il est agrée en
juillet et nommé « Attaché au Parquet général de Madagascar, poste créé en 1903. Il y restera jusqu’en
1935, hormis un bref séjour en 1907 et 1908 à Kayes, au Soudan.
498 Emmanuel Delbousquet (1874+1909) poète et romancier originaire des Landes, il créa avec Maurice
Magre la revue L’Effort qui missionna Déodat de Séverac pour aller enquêter sur le Chant populaire.
499 Pierre Camo : La Revista Muzicala Occitana, Institut d’Etudes Occitanes, Toulouse, 1952
500 Raoul Giral de Solancier (Céret 18 II 1871+id 15 IX 1937, propriétaire, compositeur, il laissa de
nombreuses pages pour piano, organiste professeur de musique à céret. Déodat lui dédia La Fontaine de
Chopin, publié en 1922 dans le second recueil d’En Vacances.
233
frappa sur l’épaule de son ami en lui déclarant : « Eh ! petit ! toi tu travailles et moi je ne « fous »
rien. Adieu ! il ne manque pas de travail à la maison. »
En 1910, à Amélie-les-Bains, chez Paul Carcassonne, il dîna avec Rudyard Kipling
(1865+1936), l’auteur du Livre de la Jungle, curiste à Vernet-les-Bains, pour lequel il fit
envoyer par sa sœur « une cuisse et une aile d’oie salée » pour lui faire découvrir les mets
Lauragais.
Presque à chaque fois qu’il allait à Perpignan, Déodat allait déjeuner chez Carlos de
Lazerme m’a raconté son fils Jacques, dans son hôtel particulier de la rue de l’Ange (aujourd’hui
Musée Hyacinthe Rigaud) ou dans son château d’Elne. Quelques fois c’était Carlos de Lazerme,
ami des peintres de Céret qui venait déjeuner chez Séverac en Vallespir
En Vallespir, Déodat de Séverac avait été très vite adopté, non seulement par les artistes
et par l’élite intellectuelle, mais par la population la plus humble. Jean Louis Vaudoyer, venu lui
rendre visite peu de temps avant sa mort, nous a laissé le témoignage de la sympathie dont il était
l’objet. Au cours d’une promenade, chacun l’interpellait : « Sur les routes, au bord de chaque
maison, les passants, les paysans saluaient « Monsieur Déodat ».501 S’étant arrêté dans une
métairie, les paysans les invitèrent à déguster leur vieux rancio. Mais à cause de son régime, il
n’y « fit que tremper ses lèvres, ne trouvant son bonheur que dans l’éloge de ses amis pour le
précieux breuvage. » A Céret, Séverac s’était également lié d’amitié avec un vieux berger
extrêmement pauvre. Lorsqu’il fut malade et conduit à l’hôpital, il lui rendit fréquemment visite.
Un jour le vieillard, qui sentait sa fin prochaine, lui déclara: « Ecoute, je vais mourir, je n’ai pas
grand chose à te donner, mais je veux te faire mon héritier. » Et joignant le geste à la parole, il
sortit de sous son oreiller sa vieille « barretina »502 et trois cigares.
- Tiens, c’est tout ce que je possède en ce monde. Je te le donne en souvenir de notre
amitié... » Et le vieillard s’éteignit le jour même. On racontait qu’une fois, ayant rencontré sur la
route un pauvre vieux paysan dont le lourd chariot tiré par un âne avait bien du mal à monter une
côte, il se mit bravement à pousser le véhicule jusqu’à ce qu’il puisse continuer son chemin. Une
autre fois, ayant pitié d’une pauvre vieille ployant sous le poids, il chargea sur son dos le fagot
trop lourd pour elle et l’accompagna ainsi jusqu’au village.
En vrai gentilhomme il aimait les gens humbles. « Le bon Cipa503 m’en veut un peu de ne
pas aimer les princesses et les châteaux, et de flirter trop volontiers avec les « rustiques » écrivit-
il à son ami Calvocoressi.504 Que voulez-vous ! J’aime les êtres simples et aux contours nets ! »
501 Jean-Louis Vaudoyer : « La Fontaine de Déodat », mars 1922; En France, Paris. 1933.
502 Bonnet traditionnel catalan de laine rouge.
503 Cipa Godebski, Xavier Cyprien, dit Cypa ou Cipa, (1874+1937),frère de Missia Godebska,
célèbre animatrice du Paris culturel, ami intime et productrice de Diaghilev. C’est à elle que Séverac du
l’accueil du Cœur du Moulin à l’Opéra Comique. Elle en fut la dédicataire. Cypa et sa femme Ida
(1872+1937) recevaient souvent chez eux où ils tinrent un salon musical. Le visage de Cypa nous est
familier grâce au tableau intitulé Réunion d’artistes chez les Godebski, de Georges d’Espagnat, où l’on voit
Ricardo Vñes au piano entouré de Florent Schmitt, Déodat de Séverac, Dimitri Calvocoressi, Cipa et Jean
Godebski, Albert Roussel et Maurice Ravel.
504 Lettre s.d. à Michel-Dimitri Calvocoressi (Marseille1874+Londres 1944), historien, critique musical,
d’origine grecque. Il était avait été élève de la classe d’harmonie de Xavier Leroux au Conservatoire.
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Parmi ces gens humbles, il en était un avec qui il était tout particulièrement lié : le
cantonnier Calvet. Il l’avait connu au « Grand Café », chez Michel Justafré, un soir vers 18 h 00.
L’employé était venu voir son chef de service, Adrien Amade, afin de recevoir ses ordres pour le
lendemain.
- Votre homme ne prend pas l’apéritif ? » lui demanda Déodat tandis que le cantonnier
s’éloignait. Rappelé, celui-ci fut invité à s’asseoir et Déodat lui passa sa chaise. Ce geste devait
marquer à jamais l’humble catalan, honoré ainsi par un « Monsieur ». Dès lors une puissante
amitié devait les unir et ils se retrouvèrent tous les dimanches après la messe où Déodat tenait
l’orgue. « C’était son instrument de prédilection. Une fois installé à son clavier, il tenait sous son
emprise ces quarante jeux qui composent le merveilleux orchestre, et l’œil fixé vers la coupole de
l’église, il donnait libre essor à sa puissance d’improvisation qui était véritablement prodigieuse,
a dit l’abbé Craste, archiprêtre de Céret, 505 et alors sur le thème d’une mélodie grégorienne ou
d’un hymne liturgique, il brodait des développements d’un mysticisme élevé où l’on retrouvait la
fugue de Bach…l’harmonie profonde de Vincent d’Indy ou de Debussy… et la richesse
mélodique de Mozart ou de Rameau. Sa mélodie était toujours d’une pureté et d’une suavité
ravissantes. »
« La liturgie et le chant sacré enthousiasmaient sa belle âme d’artiste et cet enthousiasme
il l’avait puisé à la source même de l’art : chez les Bénédictins de Solesmes renchérissait le
chanoine Marty.
« Il nous racontait un jour qu’après la triomphale représentation d’Héliogabale aux
arènes de Béziers, un spectateur s’approcha pour lui baiser la main et le remercier du Pater qui
est la perle du second acte (scène des Catacombes) ; or, le Pater et l’Alleluia, virga florens
Aaron qui précèdent sont, le premier, la paraphrase du Pater liturgique de la messe et le second
l’admirable développement d’une mélodie grégorienne solesmienne. […] En 1918, à l’abbaye de
Saint-Martin-du-Canigou, en compagnie de Blanche Selva, il nous déclarait que le chant
liturgique faisait la joie de son âme et qu’il se proposait d’écrire un Commentaire pour orgue des
offices de l’Edition Vaticane, de façon à donner à l’organiste, après l’exécution du plain-chant,
sur un motif tiré de la pièce elle-même, dans le même mode et la même tonalité, un
développement d’orgue écrit dans l’esprit de la liturgie du jour : il s’essaya même dans ce genre
dans les fascicules connus sous le nom de Petite suite scholastique, œuvre dédiée à M. le
chanoine Bonnet, archiprêtre de Céret. En janvier 1911, il organisa avec Mgr de Carsalade du
Pont et Gustave Violet une audition pascale de la Scola de Montpellier à Perpignan.
« O Sacrumn Convivium, une des dernières oeuvres du maître que la maîtrise de la
Cathédrale et la Schola mixte de Céret ont tour à tour exécuté avec art, n’est que le commentaire
de l’antienne du Magnificat des IIes vêpres du T.S. Sacrement. »
Au beau temps, celui-ci participait avec ses amis à de joyeuses cargolades. Ils se
retrouvaient soit à la laiterie Aribaud, soit au « Mas Carol », selon Calvet506. « Il y avait là
Devèze, qu’on appelait la « Sota dolorous », et bien d’autres cérétans. Pour la « Sant-Vicent » à
l’ermitage de Reynes, ils se retrouvaient parfois vingt ou trente « pour assister à la grand messe
[...] pour prendre le pain béni. » Le repas spirituel était suivi d’un copieux repas chez Alcouffe,
Calvet était chargé, deux ou trois jours à l’avance, de relever les noms des participants. Paul
Guitard s’occupait de la Blanquette ; Palau des « Bolas de Picoulat » ; d’autres du civet de lièvre
à la catalane et de la « poivrade ».
A la fin de sa vie, Déodat composa en souvenir de ces joyeuses réunions un trio pour
piano, violon et violoncelle intitulé La Cargolada, dédiée au trio Pichot-Bonaterra, dédicataire
également des Nymphes de Nogarède, deux partitions inédites retrouvées il y a quelques années
dans les papiers de Séverac. La seconde a eut le privilège d’être achevée et mise au propre par
Joseph Canteloube qui participa à sa création en direct lors d’une émission de Paris-Tour Eiffel,
vers 1924.
Toutes les occasions étaient bonnes au petit groupe d’amis pour se retrouver entre eux et
de faire la fête, à Céret ou ailleurs. « Le rythme des saisons devait imposer à Céret [...] la fête du
Printemps après la fête de l’Automne, la Saint Paul après la Saint Ferréol, a écrit Albert Bausil, 507
ce rite de joies alternées qui se dénoue sous les mimosas pour se renouer sous les premières
feuilles mortes comme une sardane infinie de soleil et d’ombre.
« … Tu viendras à la Saint Paul, m’écrivait Séverac ; les Mattes joueront des sardanes et
les mimosas seront en fleur... […] C’était l’avant dernière Saint Paul de sa vie. La petite
phalange des pèlerins de Déodat s’était donnée rendez-vous. Terrus, patiné comme un dieu-
terme, fermait de petits yeux satisfaits dans des brouillards de sourcils et de barbe. Manolo disait
des choses insensées et charmantes. Gustave Violet se stylisait dans l’attitude de vieux pastors
qui sont sur ses vases. Fontbernat exprimait son admiration dans de grands gestes lyriques.
« Qu’es bonic ! Qu’es bonic ! ! » Les dames, sur les chapeaux, avaient mis des voiles de couleur.
Et Louis Bausil avait mis dans le caisson de l’auto deux bouteilles de vieux Maury.
« Nous avons traversé la rivière sur la passerelle. Nous avons gravi sous les arbres le
sentier qui conduit à la chapelle. Il y avait des mouvements, des ondulations de terrain adorables,
et puis, des tas de petits vallons, de petits chemins, de petits boqueteaux, de petites clairières –
tout un paysage minuscule de Géorgique catalanes. »
Près de la chapelle ils regardèrent les sardanes qu’on dansait sur la placette comme dans
la ville de Céret, « petite ville si catalane et si latine ! Céret où l’on danse dans les bois fleuris, où
l’on se promène, le dimanche, sur des boulevards ombragés de platanes ! Céret, où les musiciens
gardent dans leurs primes et dans leurs ténors l’âme des mélodies ancestrales et la tragédie
chérie ! Céret où les artistes vont comme vers un pèlerinage familier parc que tout s’impose
s’ingénie à les persuader qu’ils sont chez eux ! Céret, tabernacle encore inviolé de notre poésie et
de notre musique ! Céret…Saint-Paul…Saint-Ferréol…petits chemins de l’Albère…fontaine
sous les derisiers ! Céret, où l’on ne peut plus aller désormais, sans rencontrer à l’angle d’une
rue, à l’ombre d’un mas ou d’un olivier bleu, le bon fantôme tutélaire du musicien qui te
glorifia ! Céret, je te donne ce souvenir : cette touffe de mimosa où vibrer encore un refrain de
sardane, pour que tu la déposes devant la Stèle.
507Albert Bausil : « La Sardane sous les mimosas », une des « Aquarelles cérétanes » extraites des
Aquarelles de printemps.
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« Nous irons à Saint-Paul, cet hiver. Les jardins seront en fleurs ; on dansera peut-être
des sardanes. Mais Déodat n’y sera plus. » .
Bien qu’intellectuellement très proche de Mistral, si Albert Bausil n'appartint pas au
félibrige, il n’en communiait pas moins avec les idées régionalistes du Félibrige et garda toute sa
vie une profonde admiration pour le père de Mirèio auquel il rendit bien des fois hommage,
directement ou indirectement. Ainsi dans Le Coq Catalan du 31 janvier 1921, saluant Emile
Sicard qui venait de mourir, il publia Le Tombeau de Mistral que le Provençal avait écrit dans le
train en allant s’incliner sur la dépouille du maître de Maillane. Il chanta son terroir avec passion.
« L’élément qui a le mieux agit sur lui, dit Jean Amade ;508ce fut la terre.
508Jean Amade : « Le Poète Albert Bausil », in « A la mémoiure d’Albert Bausil », [La] Tramontane,
mars-avril 1947, N° 283-284, p. 20
509 Joseph Canteloube : « Notes sur l’œuvre de Déodat de Séverac », Le Feu, 15 juillet 1921, p. 217.
510 Pierre Camo : « La musique de Déodat de Séverac », La Revue des Deux Mondes, 1er octobre 1949, p. 551.
511 Joseph Canteloube : La Musique et les mœurs, Les Fêtes champêtres (article découpé, sans références).
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512 Pour plus de détails on lira l’excellent ouvrage de Albert Manyach, Etude sur la musique et les instruments
catalans , suivie de l’étude biographique Albert Manyach, un romapar Oriol Lluis par Oriol Lluis Gual,
Quarderns dels Costimari de Catalunya Nord, numéro 2.
513 Déodat de Séverac : lettre à Blanche Selva, Céret, 11 juin 1911.
514 Francesc Pujol : lettres à Déodat de Séverac, Pont de Suert, 28 août 1912.
515 Souligné par l’auteur de la lettre, ainsi que les suivantes .
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portent à gauche et à droite dans des mouvements cadencés de deux en deux mesures ; dans la
deuxième partie, appelée llarcs (longs) le balancement à gauche et à droite prend une allure plus
vive, le sautillement (puntejat) des danseurs devient plus alerte, beaucoup plus marqué et les
ondulations se font chaque quatre mesures. Devant les danseurs finir la sardana toujours à
gauche, et ne connaissant pas préalablement le nombre de mesures dont elle se compose, il faut
qu’ils fassent bien attention à son compte afin de pouvoir répartir les dernières mesures en des
séries de deux ou de trois pour terminer dans le côté voulu. Il y a des danseurs qui sont
extrêmement habiles à compter les sardanes, et c’est à l’objet de stimuler cette habileté qu’on
célèbre très souvent et dans des contrées diverses des concours de sardanistes avec des prix en
argent parfois assez importants qu’on octroie aux groupes de danseurs qui se distinguent non
seulement par la grâce et la souplesse de son jeu, mais par son habileté à compter une sardana
très difficile composée expressément dans le bout (sic) de les déjouer. Ces sardanes sont appelées
revesses (revêches) et vous en avez deux spécimens dans « El Mestre » et « Joiosa » que je vous
envoie. Ce qui fait le charme principal de la sardana et sa grande popularité en tant que danse,
c’est que tout le monde, pauvres et riches, connus et inconnus peut prendre place dans le cercle;
on n’a rien plus à faire, sans d’autres compliments et sans le moindre mot, que de prendre dans
les siennes les mains des danseurs plus proches; l’unique restriction est qu’on ne peut pas couper
le cercle à droite d’un homme quand celui-ci a une femme de ce côté parce qu’on risque de
séparer deux fiancés. C’est le seul cas où les danseurs se refusent de prendre vos mains. Pour le
reste point de distinction de classes : le plus rustre paysan peut prendre place à côté du monsieur
le plus bien mis, sans qu’il y ait rien à dire. »
Après avoir ainsi expliqué à Séverac l’esprit de la Sardane, Francesc Pujol lui en
expliqua la méthode : « La sardana est jouée par la cobla de la façon suivante et invariable. Le
flubiol (ou fluviol, on l’écrit des deux façons) entonne un court prélude ou appel qu’on nomme
entrada (entrée). Ce prélude, dont vous trouverez la notation exacte dans la réduction de la
sardana « Martinada », a pour objet d’avertir aux danseurs que la danse va commencer. Celle-ci
commence sans interruption après le prélude et est jouée deux fois in extenso avec reprise chaque
fois des deux parties dont elle se compose. Après qu’on a joué deux fois la sardana entière, le
flubiol fait entendre une courte sonnerie appelée contrapunt (voyez « Martinada ») et on joue
sans reprise la deuxième partie ou llarcs, nouveau contrapunt par le flubiol, suivi aussi des llarcs
sans reprise et la sardana est finie. Le contrapunt n’est pas dansé.
« On ne sait pas grand chose sur les origines historiques de la sardana, dont le nom
semble être dérivé de Sardaigne, quoique la contrée où on la danse le plus soit l’Emporda. L’on
suppose qu’originairement elle était très courte (8 mesures la première partie, 16 mesures la
seconde) et il y a lieu a croire (sic), par les exemples qu’on retrouve encore, qu’elle était unie à
d’autres danses dont elle faisait un final vif et animé. Dès longtemps elle s’est développée en
rompant les liens qui l’attachaient à d’autres danses.
« En tant que composition musicale elle a traversé une période de décadence vers le
milieu du siècle dernier. L’engouement pour la musique italienne l’a atteinte dans (sic) cette
époque, et il était très courant d’entendre des sardanes composées sur des thèmes de tel ou tel
opéra de Rossini, de Bellini, de Donizetti, etc.
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« Le virtuosisme s’en est mêlé aussi et il y a eu pas mal de sardanes composées en forme
de variations les plus saugrenues pour fiscorn, cornet à piston, tible ou ténor; jusqu’au flubiol a
eu sa place dans ces stupides variations. Le compositeur qui a le plus travaillé pour bannir de la
sardana ces éléments si peu artistiques et lui rendre son caractère typique a été Joseph Ventura,
connu par Pep. Il était lui-même exécutant et ceux qui l’ont entendu ne se lassent de vanter son
jeu du tenor, si expressif, plein et doux à la fois. Il est mort assez vieux, il y a quelques 20 ans.
Malheureusement sa culture musicale était des plus insuffisantes : il avait un tempérament et un
instinct extraordinaires et il avait la vision très exacte de ce que devait être la sardana, mais sa
technique de la composition n’était pas à la hauteur de son génie. Nonobstant il a composé des
sardanes qui sont de vrais modèles dans le genre, comme vous pourrez voir par « Lo toch
d’oracis » (L’Angélus) et « Per tu plors » (Je pleure pour toi) dont je vous envoie les partitions.
Nicolau et moi, en les réinstrumentant et remaniant, avons eu le plus grand soin à leur conserver
son caractère. Nous avons corrigé ses armonisations (sic) trop gauches et développé son
instrumentation à peine ébauchée.
« J’ignore si la composition des cobles du Roussillon est la même que celles de la
Catalogne. Voici la composition de nos cobles :
« Un flubiol en fa (espèce de petite flûte à bec)
« Le joueur de flubiol joue en même temps du tamboir, espèce de très petit tambour qu’il
attache à son bras gauche et dont il joue du bras droit avec une courte baguette. Le tamboir a un
son petit et sec, mais très clair et perceptible et qui se prête merveilleusement à scander le
rythme.
« Deux tibles en fa
« Deux tenors en si bémol
« Deux cornetons (comets ou pistons en si bémol)
« Un ou deux trombones en ut
« Deux fiscorns (fliscornos en ut)
« Une contrebasse a trois cordes.
« Il y a des cobles qui n’ont pas de trombones, et la plus grande partie en ont un
seulement. Certaines cobles, celle de Perelada notamment sont d’une justesse, d’une limpidité
rythmique et d’un ensemble sonore merveilleux, ayant surtout en compte que sa place est dans le
plein air. J’aime extrêmement la sonorité robuste et mâle de la cobla avec les timbres si
caractéristiques des tenors et tibles. Je ne puis entendre une bonne cobla sans en avoir les larmes
aux yeux et la chair de poule. Il me prend une espèce de griserie et j’ai observé beaucoup de
gens, même incultes, qui éprouvent les mêmes sensations.
« Le temps de la sardana est à peu près un allegro giusto que les exécutants pressent ou
ralentissent inconsciemment et de façon pas trop perceptible suivant le caractère de la
composition.
« Le mécanisme des tibles et tenors catalans est assez défectueux. Certains
instrumentistes ont essayé de se faire construire à Paris des instruments au mécanisme
perfectionné, mais ils ont dû renoncer à le jouer parce que leur timbre était dénaturé et leur son
affebli (sic). Ils ont dû reprendre les tibles et tenors catalans construits par un paysan appelé
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Llanta qui habite dans un petit village près des Pyrénées. Il le construit d’une façon rudimentaire,
mais très soignée et timbre et sonorité n’ont pu être égalés.
« A propos des tibles j’ai constaté un fait curieux, et c’est qu’ils ont la même étendue que
les anciens hautbois d’amour. Nous en avons fait l’expérience avec Millet pendant les exécutions
de la Messe en si mineur de Bach que nous avons donnée dernièrement. Nous nous plaignions de
la faible sonorité des hautbois qui, dans cette œuvre si grandiose, restent noyés dans maints
passages. L’infériorité des hautbois nous est apparue si évidente et déplorable dans le Sanctus
aux vagues immenses, que l’idée nous est venue de doubler les hautbois d’amour par des tibles.
L’effet en a été merveilleux; c’était comme d’aveuglants rayons de soleil illuminant l’ensemble
puissant des 230 chanteurs, des 80 musiciens et de l’orgue. Cette expérience pourrait être
considérée par certains puristes comme trop hardie et irrévérente; mais qui peut dire comment
sonnaient les hautbois au temps de Bach ? Je suis bien tenté de croire que sa sonorité ne devait
pas différer en beaucoup de celle de nos tibles que je considère comme des hautbois un peu
primitifs.
« Je crains bien avoir mis votre patience à une épreuve trop rude avec cette immense
lettre, et je vous prie d’en excuser le décousu que mon insuffisante connaissance de votre langue
y aura apporté. Si vous désirez plus de renseignements sur quelque point douteux ou obscur, je
serai charmé de pouvoir vous les donner. Vous pouvez écrire à mon nom à l’Orféo Catala de
Barcelona; cela suffit. »
Séverac répondit aussitôt à Pujol pour le remercier de ces informations. Cette lettre ayant
mis du temps à lui parvenir, Déodat ayant libellé une adresse erronée, Pujol lui répondit à son
tour pour lui dire combien il était « charmé » de pouvoir lui « être de quelque utilité si petite soit-
elle » lui promettant de lui envoyer au plus tôt les sardanes et danses qu’il lui avait promises :
Cascabelhades, Contrapas, et « autres jolies danses toutes vivantes dans la Catalogne». Le
félicitant d’avoir utilisé les tibles et les tanors dans Héliogabale et dans Hélène de Sparte, il lui
confia : « C’était un sujet que je caressais depuis longtemps, poursuivit-il, celle d’utiliser dans
l’orchestre le timbre si expressif de nos instruments, idée que vous avez réalisée avec le plus
grand bonheur d’après les comptes-rendus de revues musicales, et dont je vous félicite de tout
cœur.
« L’opinion si bienveillante que vous exprimez sur ma musique et mon érudition me font
regretter qu’elles ne soient pas à la hauteur de ce que vous voulez en dire, pour peu que ce soit.
Vous verrez dans les sardanes de différents auteurs que je vous enverré (sic) que l’originalité et
la couleur régionale ne sont pas de mon exclusivité. Quant à mon érudition, elle est bien
maigre ! »
A cette époque, à Céret, les annonces publiques, qu’il s’agisse de la vente des sardines ou
des représentations théâtrales, étaient faites, non pas au son du clairon ou du tam