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L'IDENTITÉ MASCULINE ET LES FATIGUES DE LA GUERRE

(1914-1945)

Luc Capdevila

Presses de Sciences Po | Vingtième Siècle. Revue d'histoire

2002/3 - no 75
pages 97 à 108

ISSN 0294-1759
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Pour citer cet article :


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Capdevila Luc, « L'identité masculine et les fatigues de la guerre (1914-1945) »,
Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 2002/3 no 75, p. 97-108. DOI : 10.3917/ving.075.0097
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L’IDENTITÉ MASCULINE
ET LES FATIGUES DE LA GUERRE
(1914-1945)

Luc Capdevila

Les identités sexuelles, durant les guerres,  IDENTITÉS SEXUELLES ET GUERRES


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ont souvent été abordées du seul côté fé-
minin, laissant dans l’ombre l’autre sexe. Dans Mademoiselle Docteur, un film réa-
Les identités masculines, trop souvent lisé par Georg-Wilhelm Pabst en 1936,
réduites à l’expression de la virilité, ont Pierre Fresnay, officier français sur le front
pourtant été malmenées durant les balkanique, s’explique sur sa propre iden-
guerres, fonctionnant au demeurant diffé- tité devant Dita Parlo, sans savoir qu’elle
remment pendant le premier et le second est une espionne allemande : « Tantôt maître
conflit mondial. Ce qui amène à s’inter- [il était avocat avant guerre] tantôt capi-
roger sur les paramètres qui construisent, taine, vous avez de la chance vous, que ce
dans les temps de violence, les identités de soit la paix ou la guerre vous êtes toujours
genre… Lilian Stanley du New York Star. » La ré-
plique est pleine de sens et d’ambiguïté.
Elle souligne que la guerre considérée

H ommes et femmes ont changé comme le lieu par excellence de la division


entre 1914 et 1945. Si cette ques- sexuelle fut d’abord le théâtre de la souf-
tion a été abondamment posée en france masculine. Quant au personnage
ce qui concerne les dynamiques sociales et équivoque de Dita Parlo, il rappelle que
politiques impulsées par les guerres, elle des femmes étaient aussi au feu ; d’ailleurs,
est moins avancée quant à l’histoire des à l’heure de la démobilisation, elle sombre
identités sexuelles. Or, leur historicisation dans la névrose de guerre… comme un
est essentielle pour comprendre les muta- soldat.
tions qu’ont connues au cours du 20e siècle Isoler un seul élément de ce qui forme
les relations entre les hommes et les une personnalité pourrait sembler artificiel.
femmes. Les guerres totales ont été des Certains considéreront l’identité masculine
moments de remises en cause, d’ajuste- comme une abstraction, car les hommes se
ments, voire de nouveaux équilibres pour construisent à partir de références sociales,
les identités de genre. Ces changements culturelles, spatiales, générationnelles, la
ont jusqu’à présent été davantage étudiés référence sexuelle n’étant qu’une compo-
du côté des femmes, les deux conflits mon- sante parmi d’autres. Les identités de genre
diaux ayant renforcé leur présence sur l’es- varient fortement selon les groupes so-
pace public, les ayant conjointement en- ciaux. Faut-il pour autant utiliser systémati-
durcies, autonomisées 1. Qu’en a-t-il été de quement une grille multicritère pour en-
la moitié masculine de la population ? gager une histoire des identités sexuelles ?
Cette lecture est indispensable pour des
sociétés clivées, ou pour des populations
1. Françoise Thébaud, La femme au temps de la guerre de
14, Paris, Stock, 1986 ; Sylvie Chaperon, Les années Beau-
d’expression multiculturelle. Elle est moins
voir 1945-1970, Paris, Fayard, 2000. opérante à d’autres moments, notamment

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les temps de guerre, même si les écarts de- vaincus de 1870-1871 » et les « atrocités de
meurent selon les groupes socioculturels l’invasion » ; en 1939 ils pensaient aux
dans les périodes de conflit. Surtout, elle poilus, aux trous d’obus, aux tranchées, à
risque d’obscurcir les dynamiques cultu- la boue ; de même, en 1956 ils imaginaient
relles spécifiques à ces moments d’intense l’Occupation, les résistants. Cette transmis-
agression. En effet, les guerres totales ont sion des expériences a influé sur la cons-
conduit, par les discours de mobilisation et truction des identités sexuelles d’une
par les dispositifs d’affectation des indi- guerre à l’autre.
vidus, à mettre en valeur un modèle sexuel En France, au moment de la guerre de
simplifié qui forme la référence identitaire. 1914-1918 la population masculine s’était
Pour les hommes, c’est le combattant ; pleinement approprié la fonction combat-
pour les femmes il s’agit d’une figure poly- tante et l’avait élevée sur l’autel de l’excel-
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morphe de soutien féminin à ce dernier. lence de la virilité. C’était le résultat d’un
Ainsi, au cours du déroulement des conflits, processus long, amorcé depuis la période
les identités sexuelles sont retramées sur le des guerres révolutionnaires, au cours
métier patriotique et conduisent à réorga- desquelles la citoyenneté masculine avait
niser les outils référentiels des individus en été rendue indissociable du service armé.
fonction de l’assignation essentielle : je Cette intériorisation progressive des codes
suis père de famille, viticulteur, occitan, ré- virils a été jalonnée par l’organisation de
publicain, non croyant, mais pour quelque la société masculine selon les besoins mi-
temps, je dois d’abord être soldat et litaires et par l’acceptation par les jeunes
combattre pour la France. Or, la guerre, hommes du principe du service armé
lieu de très fortes contraintes, conduit à comme une initiation, dès les années
mettre les identités en péril en imposant 1830-1840 1. La défaite de 1870, la réforme
aux individus de vivre des situations pro- du service national qui l’a suivie et l’ensei-
blématiques voire conflictuelles avec leur gnement républicain ont achevé à la veille
image de soi. de 1914 la construction d’un référent mas-
L’intériorisation par les hommes de la culin citoyen soldat, père de famille et pa-
fonction combattante est une évidence en triote étendu à l’ensemble des hommes ;
France pour les différentes générations du conjointement, l’accès à la sphère pu-
feu. En 1914 comme en 1939, le contingent blique était dénié aux femmes, ce qui les
répondit unanimement à l’appel, en dehors a progressivement également chassées de
de quelques cas infinitésimaux d’insoumis- l’Armée.
sion. Les ressorts de la mobilisation étaient Si la mobilisation générale, le 1 er août
tendus par de multiples réflexes culturels, 1914, fut accueillie dans l’opinion publique
le patriotisme, l’obéissance, le confor- par une grande variété d’attitudes et de
misme, la peur du gendarme, l’incapacité à
sentiments, c’est « résolus » que générale-
imaginer l’exil ; mais, fondamentalement,
ment les hommes partirent au front, alors
ces foules d’hommes se sont conformées à
que les visages et les gestes des femmes
leur condition masculine : adhésion et
étaient davantage réservés, plus fermés 2.
consentement pour les uns, soumission
L’insoumission fut faible à l’inverse des
pour d’autres, résignation pour beaucoup.
départs volontaires nombreux : devance-
Néanmoins, l’état d’esprit avec lequel ces
ments d’appel, engagements spontanés
masses d’appelés se sont rendus à leur ca-
des plus anciens, notamment dans les
sernement a changé d’une génération à
une autre. Chaque promotion du feu a 1. Odile Roynette, « Bons pour le service ». L’expérience de
transmis son expérience et ses trauma- la caserne en France à la fin du XIXe siècle, Paris, Belin, 2000,
p. 172.
tismes à la génération suivante : en 1914 2. Jean-Jacques Becker, 1914 : Comment les Français sont
les soldats avaient en tête « les glorieux entrés dans la guerre, Paris, PFNSP, 1977.

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L’identité masculine et les fatigues de la guerre

grandes villes du Nord et de l’Est 1. L’état au sein des milieux vétérans des nations
d’esprit des conscrits, tel qu’on peut l’ap- victorieuses, la guerre perçue comme un
préhender dans la phase de mobilisation, lieu d’anéantissement avait amené à ré-
semble confirmer la prégnance des mytho- viser les stéréotypes du masculin en les
logies de la guerre et de la virilité qui dissociant de l’idéal combattant : le champ
avaient été renforcées lors du processus de de bataille n’était plus l’espace de l’accom-
militarisation des nations européennes à la plissement du moi masculin mais un lieu
fin du 19e siècle. De nombreux témoi- de déshumanisation, où le guerrier n’était
gnages disent l’exaltation de ces généra- plus un héros mais un homme ordinaire
tions d’hommes dans l’attente du feu, ex- avec ses faiblesses, ses doutes, ses lâ-
priment les frustrations de ceux qui furent chetés 5.
orientés vers les unités non combattantes,
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affirment leurs certitudes dans l’accomplis-
 1914-1918, LES ÉTREINTES DU FEU
sement de la tâche guerrière en réponse à
« l’agression » allemande, les imaginaires Comment, à l’échelle de l’individu, cet
singuliers mêlant confusément la défense ajustement du masculin a-t-il été amorcé ?
du territoire à la protection du foyer et à Quels nouveaux équilibres auraient été re-
celle de la compagne. Au Royaune-Uni, les cherchés dans la formation des identités ?
discours de mobilisation ont actionné tout Les carnets ou les courriers des combat-
particulièrement les ressorts de la culpabi-
tants témoignent de l’impact de la guerre
lité masculine pour contraindre des masses
sur leur personnalité, ils signalent le
de jeunes Britanniques à se porter
dégoût du champ de bataille et la dépres-
volontaires : les affiches interpellant direc-
sion qui les a gagnés plus ou moins vite au
tement les hommes disaient : « Women of
cours du conflit. Ils explicitent l’affronte-
Britain say Go ! », ou « Daddy, what did
ment intérieur qui les a déchirés. Leur
You do in the Great War ? » 2.
identité masculine était d’abord articulée
Mais l’expérience du feu, la brutalité du
sur la communauté nationale. En se pen-
champ de bataille, la mort de masse ont pro-
sant par rapport au collectif, les conscrits
fondément altéré les mythologies héroïques
devaient à ce titre accepter tous les sacri-
de la guerre et celles de la virilité. Cette ex-
périence aurait conduit à durcir les stéréo- fices pour le préserver. Le sens du devoir,
types du masculin guerrier, notamment au le devoir d’obéissance, leur personnalité
sein des courants politiques issus de la dé- confrontée à une réalité qui les dépassait,
faite, ou de ceux frustrés par une victoire qui leur en demandait trop, les ont amenés
« mutilée ». La tranchée y était célébrée tel à haïr ce que la guerre avait fait d’eux, en
le creuset où aurait été fondu l’homme tant que personne de leur sexe. « Ô ma
nouveau, la violence brute combattante Georgette, je devrais te parler d’amour, et
étant devenue l’essence même de la virilité je te parle de ça ! Ah ! Dans ces moments-
chez les Nazis 3 et pour les autres extrêmes là, titubant, ivre, abandonné, frissonnant,
droites européennes 4. À l’opposé, surtout naufragé, je tends les bras vers toi, je t’im-
plore, je te supplie. Je suis un homme
1. Philippe Boulanger, Géographie historique de la cons-
cription et des conscrits en France de 1914 à 1922, Thèse, 4. Michael Richards, Un tiempo de silencio. La guerra civil
université Paris IV, 1998. y la cultura de la represión en la España de Franco, 1936-
2. Suzan K. Kent, Making Peace. The Reconstruction of 1945, Barcelona, Crítica, 1999 ; Mary Vincent, « The martyrs
Gender in Interwar Britain, Princeton, Princeton University and the Saints : Masculinity and the Construction of the
Press, 1993. Francoist Crusade », History Workshop Journal, n° 47, 1999,
3. George L. Mosse, L’image de l’homme. L’invention de la p. 69-98.
virilité moderne, Paris, Éditions Abbeville, 1997 ; Suzanne 5. Antoine Prost, « Les représentations de la guerre dans
Horvath, « Philosophie au masculin ? Georg Simmel et les la culture française de l’entre-deux-guerres », dans Jean-Jac-
images de la virilité à l’aube de l’ère nazie », The European ques Becker (e.a.), Guerre et cultures 1914-1918, Paris,
Legacy, vol. 2, n° 6, p. 1027. Armand Colin, 1994, p. 22.

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Luc Capdevila

pourtant, et des fois je grince des dents plaine de l’Hérault, ils participent des pre-
pour ne pas pleurer 1. » « Enfin ! nous nous mières générations scolarisées par la Troi-
devons tout entier à la patrie en danger sième République. Ils ont appris à écrire en
(juillet 1916) […] Après ces quatre années, français, la guerre les a amenés à faire de
l’abrutissement nous gagne. On sent cette l’écriture une pratique quotidienne, exer-
fatigue nerveuse en remarquant les cama- cice laborieux pour Eugénie. Au fil du
rades s’énerver, s’emporter pour un rien : conflit, la capacité d’Ulysse, en particulier,
en s’étudiant bien, on constate que l’on fait à s’approprier l’écrit en développant des
exactement la même chose. Ô guerre ! stratégies pour occuper au maximum l’es-
(septembre 1918) 2. » L’auteur de la pre- pace réduit de la carte postale, et son apti-
mière citation est un intellectuel ; le tude à traduire avec de plus en plus d’ha-
second un jeune paysan de l’Avesnois mo- bileté ses sentiments sont remarquables.
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bilisé en juillet 1914, qui ne revint à son vil- Comme les autres, avec ses mots, Ulysse
lage qu’en janvier 1919. Pour bien saisir cet faisait état de ses fatigues de la guerre et de
immense désarroi masculin et les consé- son écœurement masculin. C’est en effet à
quences identitaires entraînées par l’expé- son petit garçon qu’il a essayé de trans-
rience de la guerre, parcourons la corres- mettre ses sentiments. Fin 1915, de la
pondance intime d’un ouvrier viticole Marne, il écrit à Léandre alors âgé de
occitan appelé sous les drapeaux, lui aussi, 6 ans : « Mon cher petit Léandre […] je t’en-
de l’été 1914 à la fin du conflit. voit cette carte je nait pas trouvé dautre
Cette correspondance, provenant d’une plus jolie pour tenvoyer card nous somme
collection particulière, réunit 137 cartes pas comme a Lézignan nous somme
postales écrites entre le 3 septembre 1914 comme les bêtes féroces plus d’une fois il
et le 23 août 1918. 106 ont été rédigées par me faut demandé le jour que nous
Ulysse, combattant, né en 1882 ; 84 sont somme… 3. » En 1917, le petit Léandre a
adressées à son épouse Eugénie, 22 à son grandi ; Ulysse désormais mobilisé dans
petit garçon Léandre, né en 1909. Il reste l’armée d’Orient lui écrit de Grèce, le
12 cartes d’Eugénie destinées à Ulysse, et 15 juin : « Cher Léandre […] je voudrais
20 de Léandre à son père. L’origine du bien que tu et quelque année de plus pour
corpus est la collection de cartes postales pouvoir te parle un peut des misères quil
entreprise par le petit Léandre au début de faut suporté de cette vie militaire tu et trop
la guerre. Ainsi manquent toutes les lettres jeune pour t’expliqué cela mais je crois
écrites sur des feuilles de papier, notam- que a mon avenir tu prendra toujours les
ment celles de l’épouse, et la correspon- conseil de ton papa… ».
dance que le père n’aura pas remise à son L’évolution du courrier intime d’Ulysse
fils en raison des pertes occasionnées par témoigne de ses négociations avec son
ses nombreux déplacements. C’est une identité de genre mise à mal par la guerre.
source rare, émanant de ce « plus grand On retiendra deux points particulièrement
nombre » qui n’a pas la culture d’un écrit sensibles. Le premier est celui des hiérar-
que l’on conserve. Ulysse et Eugénie ne chies implicites organisant les relations fa-
parlaient pas le français, mais le patois lan- miliales. Pendant les quatre années de mo-
guedocien. Issus tous les deux du proléta- bilisation, Ulysse n’a de cesse de rappeler
riat rural du sud du Massif central et de la qu’il reste le chef de famille. Il le signale
1. Lettre de Maurice Drans à sa fiancée, le 17 mai 1917, par l’évocation de son autorité. En bon
publiée dans Paroles de Poilus. Lettres et carnets du front père, il n’adresse pas une seule carte au
1914-1918, Paris, Librio, 1998, p. 81-82.
2. « Les carnets de guerre de Victor Christophe 1914-
petit Léandre sans lui demander d’être sage
1919 », publiés par Annette Becker, Journaux de combat-
tants & civils dans la Grande Guerre, Lille, Presses Universi- 3. Collection particulière, Ulysse à Léandre, Epense le
taires Septentrion, 1998, p. 58 et 96. 25 novembre 1915 (sic).

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et de ne pas faire inquiéter sa maman, vait tous les jours, parfois deux fois par
« soit toujours obeissant et de pensé que jour, vraisemblablement jusqu’en 1916 ;
ton papa nait pas la pour pouvoir te par la suite, le départ en Orient a réduit la
corriger ». S’essayant à le protéger à dis- correspondance. Lorsque les lettres man-
tance et à le suivre dans le déroulement de quent, il est triste et s’épanche : « Depuis
sa scolarité, il lui écrit : « Je t’envoit une 3 jours sang nouvelles de toi tu peut croire
petite bague pour toi au moin ne la perd que sat me fait languir tu pourait tout de
pas et fait attention que les petit ne te la même mécrire tout les jours comme tu fes-
prêne pas a l’école apprend bien a lire et sait avant que je vienne en permision je
écrire… (30 novembre 1915) ». À son pense que tu a du travail mais moi je técrit
épouse, il fournit des conseils, la ques- tout les jours can même que je soit sout le
tionne, l’encourage, lui confirmant qu’elle feu des obus (31 mai 1916) ». Le 10 juillet
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a bien agi en taillant la vigne, c’était la 1917, en Grèce, le courrier tarde à venir :
bonne saison, il la réconforte, il sait qu’elle « Je suit toujous sang nouvelles de toit je ne
a beaucoup de travail. « … tu me parle sait quoi me pensé de toit tu peut croire
jamais si le plansou d’oignons est bien que cela me donne le cafard de n’avoir
réussi (3 février 1918) » ; « tu fais bien de jamais de tes lettres ». Dans quelques rares
les taillé l’an prochain ils seront plus jolie cartes, impudique, il explicite son désir et
(3 mars 1918) », « tu me did que la vigne ses frustrations. De Grèce il lui envoie des
sont bien travaillé cela me fait plaisir photographies de femmes. « …regarde ci
(6 mars 1918) ». Parallèlement Ulysse vit les femmes grecque s’ont jolie je ne l’ait
une situation d’inversion des rôles avec toucheré pas avec mes doigt » lui écrit-il le
Eugénie. Tandis qu’elle lui adresse des 4 juillet 1917. Le 15 septembre, cette fois, il
colis, du linge, de la nourriture, de l’argent, lui réserve la photographie d’un harem :
il cherche à garder l’initiative : « Envoie « Regarde ci je t’envoit des jolies femme il
moi plus souvent des colis card je crois lui en faut rien que 4 a celui la et nous
quil faudra crevé de faim toujours du riz autres il faut ceux contenté de rien ». Mais
(4 juillet 1917) » ; « ci tu veut envoie moi à Eugénie, il lui confie aussi ses maladies,
quelque sou mais pas beaucoup il ne faut ses douleurs, ses blessures, sa dépression :
pas que le mandat dépasse 20 francs « La guerre n’est pas encore fini rien ne fait
(17 septembre 1917) ». prévoir sat fin pour moi elle et intermi-
L’investissement dans l’affectif forme le nable […] sait tout de même bien terrible
deuxième point. Au fil de la correspon- passé sont temps dans une vie ci cruelle
dance, Ulysse trouve des mots doux, des (15 octobre 1917) ».
paroles tendres, des formules de plus en Au fil des années de guerre, l’homme
plus affectueuses pour dire à son épouse et fort, le père de famille, a révélé sa ten-
à son fils qu’il les aime : il adresse des dresse, sa fragilité, sa nostalgie du foyer. Il
« caresses », des « meilleurs baisers », des a vécu aussi dans une certaine dépendance
« dévoué époux », des « pour la vie » ; il de son épouse, elle l’a entretenu alors
leur dit qu’il « les languis » c’est-à-dire qu’elle dirigeait les affaires du ménage.
qu’ils lui manquent ; souvent, il leur confie Plus encore, tandis qu’Ulysse parcourait les
sa nostalgie en les embrassant de « loing ». lignes de front et qu’Eugénie restait au vil-
À Léandre, il évoque les moments qu’il lage, ils ont appris l’un comme l’autre à
aurait aimé vivre avec lui, par exemple voir le monde à travers les yeux du
lorsqu’il voit des aéroplanes. Il lui achète conjoint ; Ulysse lisait la presse et informait
des souvenirs, fait des cadeaux aux petits Eugénie sur sa vie ennuyeuse et répétitive,
garçons de son âge qu’il lui arrive de Eugénie informait Ulysse sur les choses de
croiser. À son épouse, il envoie des baisers la vie au pays ; « écrit moi des lettres que tu
… sur « ta bouche ». Il semble qu’il lui écri- me donnera plus de détail que sur une

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carte » lui disait-il dès le 3 septembre 1914. tion identitaire décalée par rapport à une
Ce croisement des médiations dans le rap- société où la population masculine était
port au monde, plus que les vécus séparés, sortie amoindrie de la guerre, où des géné-
a pu conduire au rapprochement des iden- rations d’enfants avaient été élevées sans
tités masculine et féminine au cours du les pères et où nombre de femmes actives
premier conflit mondial. Posons l’hypo- n’étaient pas mariées. La seconde guerre
thèse que cet échange des regards aurait mondiale et l’Occupation tout en mettant à
pu amorcer des rapports de couple plus nouveau à mal l’identité masculine ont
équilibrés et impulser chez les hommes poursuivi ce rapprochement chaotique des
l’aspiration à un investissement de la identités de genre.
sphère domestique.
Ce rapprochement des identités a
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 1939-1945, LE MIROIR BRISÉ

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d’abord provoqué une crise dans les rela-
tions entre les sexes des années 1920 à la En France, au cours de la seconde
seconde guerre mondiale. Tandis que la guerre mondiale, quelques hommes et
société débattait sur l’égalité des droits femmes ont vécu des expériences proches.
civils et politiques pour les femmes, au À partir de l’été 1940, la stabilisation de la
moment où les jeunes filles commençaient ligne de front sur le littoral atlantique,
à s’émanciper par les études, le sport, les l’Occupation, les formes prises par la mo-
loisirs, alors que l’activité économique né- bilisation impulsée par la Résistance et la
cessitait la liberté juridique des femmes
France libre, par Vichy et par l’Allemagne
mariées, l’idéologie familialiste occupa une
nazie ont amené les individus à subir l’évé-
position dominante transcendant les cou-
nement ou à s’engager dans le conflit selon
rants politiques, de l’extrême droite à la
des trajectoires qui questionnaient leur ap-
gauche communiste. Les années de l’entre-
partenance de genre.
deux-guerres et de l’Occupation furent
parcourues par cette crispation masculine De 1939 à 1945, en France, des femmes
sur l’autorité domestique. Dès lors que les connurent des situations inédites. La loi du
hommes se rapprochaient des femmes, le 11 juillet 1938 sur l’organisation de la
besoin de penser la différence des sexes nation en temps de guerre, puis les décrets
trouva une réponse historique dans la ré- de janvier et de mai 1940 ont institué la
duction idéologique des femmes à la ma- présence des femmes dans l’Armée en les
ternité. À l’échelle de la société française, dotant d’un statut d’auxiliaires. Par la suite,
cette réaction masculine eut pour consé- la reconstitution des forces militaires au
quences le durcissement des lois sur la sein de la France libre institutionnalisa la
contraception et l’avortement, le refus présence des femmes dans les trois armes,
répété du vote féminin, la lenteur des le service militaire féminin obligatoire
débats sur l’égalité civile des femmes ma- étant décrété en janvier 1944. Ce dernier
riées. À l’échelle des individus, tout en vé- ne fut pas appliqué, mais à la fin du conflit
rifiant chez les hommes cette prise de dis- l’armée nouvelle issue de l’amalgame re-
tance avec les modèles de la virilité groupait entre 15 000 et 20 000 femmes
guerrière – mis à part certains milieux soldats. C’était une révolution imposée par
conservateurs et d’extrême droite, et sous les conditions de la réorganisation poli-
d’autres formes certaines sensibilités ré- tique de la France outre-mer : le manque
volutionnaires à gauche 1 –, on remarque
1. Ils se sont manifestés notamment au moment de la
une intériorisation du modèle patriarcal guerre d’Espagne. Cf. Maryse Bertrand de Munoz, La guerre
qui les a amenés à développer une identité civile espagnole et la littérature française, Ottawa, Didier,
1972 ; Maurice Rieuneau, Guerre et révolution dans le
masculine tendue sur l’autorité paternelle roman français, 1919-1939, Lille, Service de reproduction
et sur la virilité du travailleur. Reconstruc- des thèses, 1975.

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L’identité masculine et les fatigues de la guerre

de combattants, la concurrence des Alliés les mêmes devoirs 3. » Du côté de la colla-


– eux-mêmes enrôlant des soldates –, la boration avec le nazisme, l’engagement
demande de femmes à servir. De même, politique des Françaises n’a pas non plus
les conditions propres au recrutement dans été négligeable. Elles auraient représenté
la Résistance : stimulation des liens inter- le quart des adhésions dans les partis col-
personnels, besoin de compétences pré- laborationnistes et auraient formé 15 % des
cises, absence de hiérarchies institution- effectifs de la Milice 4.
nelles, instrumentalisation du genre comme L’Occupation a accentué ce rapproche-
couverture, firent que la part de la popula- ment des vécus. La pénurie d’hommes, la
tion féminine identifiée dans les mouve- précarité des conditions de vie ampli-
ments et les réseaux oscilla entre 10 et fièrent le travail féminin ; Vichy institua la
20 % du total des effectifs. Ces chiffres priorité à l’emploi aux épouses de prison-
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demeurent considérables au regard de ce niers. Quant aux Allemands, ils multi-
qu’était un acte volontaire, dans un plièrent les appels au travail volontaire
contexte à très hauts risques, de la part sans marquer la différence entre les sexes,
d’individus jusqu’alors exclus des affaires plusieurs dizaines de milliers de Françaises
de la cité. Ainsi, les forces de la France s’expatrièrent outre-Rhin. Surtout, les condi-
libre et celles de la Résistance s’adressèrent tions de la guerre ont fait voler en éclats
progressivement spécifiquement aux « Fran- l’organisation sexuée des fronts : l’invasion
çaises » pour les faire participer à des ac- de mai-juin 1940, l’Occupation, les ré-
tions, pour les organiser dans des mou- quisitions de main-d’œuvre 5, les bombar-
vements, pour rallier leur opinion. Le dements, la déportation (10 000 Françaises
16 décembre 1943 Maurice Schumann af- environ furent déportées), les formes de
firmait à la BBC : « Si, comme dans la der- combat de la Libération en 1944 n’établis-
nière guerre la femme a donné des cen- saient plus de clivage absolu entre les
taines d’héroïnes à la liberté, pour la hommes et les femmes, réunis dans une
première fois dans cette guerre elle lui a expérience commune du feu.
donné des centaines de milliers de
combattantes 1 » ; cette fois, l’exagération  LA QUÊTE DU MASCULIN
propre au mobilisateur signalait qu’au sein
de la société française en résistance les re- Les hommes traversèrent cette période
présentations des femmes avaient changé. en subissant un double traumatisme affec-
Elles étaient désormais perçues comme tant les composantes nationale et virile de
des individus dont l’essence était voisine leur identité. La défaite, l’Occupation stig-
de celle des hommes 2. Aussi, André Le matisaient d’abord une faillite masculine,
Trocquer, commissaire à la guerre du accentuée au quotidien par la présence
CFLN, déclara le 20 janvier 1944 en des centaines de milliers de soldats alle-
annonçant le service militaire obligatoire mands, par l’exil de centaines de milliers
féminin : « Les femmes de France sont les de soldats et de travailleurs français, en
égales de l’homme, il leur appartient à ce raison du transfert des 1 700 000 prison-
titre, si elles ont les mêmes droits, d’avoir niers de guerre en Allemagne, puis de l’ex-
patriation des travailleurs volontaires ou
1. « Honneur et Patrie », dans Jean-Louis Crémieux Brilhac
(e.a.), Ici Londres. Les voix de la liberté, Paris, La Documen-
contraints pour la plupart (240 000 étaient
tation française, 1975, tome IV, p. 131.
2. Luc Capdevila, « La mobilisation des femmes dans la 3. Cité dans Hélène Martin, Les volontaires françaises pen-
France combattante (1940-1945) », CLIO. Histoire, Femmes et dant la seconde guerre mondiale. L’exemple des Merlinettes,
Sociétés, n° 12, 2000, p. 57-80 ; Claire Andrieu, « Les ré- mémoire de maîtrise, Rennes2, 2001, p. 24.
sistantes perspectives de recherche », Le Mouvement social, 4. Christine Bard, Les femmes dans la société française au
La Résistance une perspective sociale, 1997, p. 69-96 ; Paula XXE siècle, Paris, Armand Colin, 2001, p. 132.
Schwartz, « Partisanes and Gender Politics in Vichy France », 5. Des femmes ont été requises pour travailler outre-Rhin
French Historical Studies, vol. 16, n° 1, 1989, p. 126-151. en particulier dans la zone interdite et en Alsace.

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Luc Capdevila

dénombrés en janvier 1943), puis de celle taires d’une population masculine dont les
des 650 000 requis du STO. De ce fait, expériences et les choix personnels furent
cette période a été marquée par la conver- extrêmement variés.
gence des messages politiques associant la La mobilisation en 1939 se serait dé-
renaissance française à la reconstruction roulée « sans enthousiasme, mais sans
de la virilité. Les modèles ont varié selon réticences, avec confiance et bonne vo-
les sensibilités. Le discours pétainiste de la lonté » 4. Des témoignages, certes souvent
révolution nationale a célébré la virilité du postérieurs, montrent une combinaison
travailleur, celle du père de famille et celle subtile chez les conscrits entre l’intériorisa-
de l’ancien combattant. Cette idéologie de tion complète de la fonction combattante
la contrition dans la défaite assimilait la et son altération par la transmission des
souffrance de la captivité des prisonniers traumatismes de 14-18 : la peur du champ
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de 1940 à celle des vétérans des tran- de bataille mêlée à la nostalgie du pays et
chées 1. Les fascistes mêlaient le redresse- des proches, dès la montée au front. Au
ment national à la formation d’une virilité début d’octobre 1939, le réserviste Gustave
guerrière : pour sauver une France effé- Folcher récemment arrivé sur la ligne Ma-
minée par la démocratie, les hommes de- ginot écoute le discours d’un officier les
vaient recouvrer leur masculinité dans le préparant au feu : « Le commandant […]
rétablissement de leur autorité, par la déclare que nos pères […] montaient aux
culture physique et dans l’inspiration des tranchées en chantant, ce qui amène la ré-
expériences combattantes 2. La France libre ponse d’un zouave, qui lui dit que le peu
et la Résistance scandaient la participation qui revenait descendait en pleurant 5. » En
à la guerre et à la victoire comme le préa- plus de l’angoisse du feu, l’anticipation de
lable à la renaissance française, la recons- la nostalgie pesait sur les mobilisés. Au
truction nationale et la virilité des Français début de l’Occupation, Ahetze, un officier
se nourrissant de la dynamique engendrée de réserve rappelé sous les drapeaux, té-
par l’engagement dans le conflit. Ces in- moigna sur cette lassitude qui l’avait gagné
cantations sur le masculin viril ont parti- en septembre 1939. Il insistait sur les fra-
cipé des discours de mobilisation, habi- grances du bonheur ordinaire des jours de
tuels en temps de guerre, mais elles ont paix à la veille du conflit. « En 1917 je
témoigné aussi du profond traumatisme n’avais pas la même âme. Je suis allé à la
d’une génération qui avait échoué dans guerre de mon plein gré m’engager. Jeu-
son rôle essentiel : défendre la nation et nesse, lendemains improbables et sans
soucis. Là, c’est tout différent. Je suis trop
son territoire 3.
vieux […] les heures passent entre cama-
Ainsi, les hommes ont traversé la guerre
rades car, à nouveau, voici des hommes
comme un lieu de souffrance et de frustra-
venus de tous les coins de France […] À
tion induites par leur conscience de genre, tous je leur demanderai des nouvelles des
leurs conditions d’existence les mettant en perdreaux car c’est la belle saison où, théo-
contradiction avec les exigences culturelles riquement, nous devrions les chasser. Très
de leur sexe. Un raisonnement global per- vite, je me lie d’amitié avec un autre ca-
mettra d’appréhender ces conflits identi- poral, Jean Lantz. La guerre l’a surpris en
1. Miranda Pollard, Reign of Virtue. Mobilizing Gender in
plein camping avec sa femme et son fils 6. »
Vichy France, Chicago, The University of Chicago Press,
1998. 4. Jean-Louis Crémieux-Brilhac, Les Français de l’an 40,
2. Joan Tumblety, « Revenge of the fascist knights : mas- tome II, Paris, Gallimard, 1990, p. 425 et suivantes.
culine identities in Je suis partout, 1940-1944 », Modern & 5. Les carnets de guerre de Gustave Folcher, paysan lan-
Contemporary France, 1999, vol. 7, n° 1, p. 11-20. guedocien 1939-1945, publiés par Rémy Cazals, Paris, La
3. Luc Capdevila, « The Quest for masculinity in a De- Découverte, 2000, p. 43.
feated France 1940-1945 », Contemporary European History, 6. J.-C. d’Ahetze, … et Sous-Off’ en 40, Nice, Éditions des
n° 10, 2001, p. 421-445. douze, 1942, p. 177-178.

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L’identité masculine et les fatigues de la guerre

Une nostalgie accentuée par le syn- scènes de boulevard qui dans ce contexte
drome de l’absence hanta par la suite les prirent un sens politique. Un mari écon-
prisonniers. Certains, en relation avec duit, par exemple, décrivait le bouleverse-
l’idéologie de la Révolution nationale, ment des hiérarchies que l’Occupation
pensèrent leur captivité comme une expé- avait provoqué dans son foyer, son épouse
rience de guerre les dotant de l’autorité ayant eu une liaison avec l’un des soldats
morale nécessaire pour diriger le redresse- allemands qu’ils avaient dû loger. Au début
ment national 1. D’autres, plus modeste- de 1945, il déclarait à la police : « À partir
ment, faisaient part de leurs craintes du de mars 1944, […] ce soldat allemand est
retour : la peur d’avoir perdu leur place devenu le chef de la maison. D’après mes
dans la société ou au foyer. Dans un texte, enfants […] celle-ci partageait le lit avec ce
qu’il aurait écrit en Allemagne en no- soldat. Personnellement je ne les ai jamais
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vembre 1940, Guy Deschaumes parle surpris. […] Dès que je voulais faire une ré-
d’une manière originale de son expérience flexion à ma femme sur la présence dans
du stalag. « Quand nous rentrerons, un notre famille de ce boche, je trouvais tou-
jour, dans nos foyers, Mesdames, vous ne jours, comme fait exprès, celui-ci qui me
pourrez plus vous targuer d’imaginaires présentait aussitôt son revolver et m’or-
supériorités, sous lesquelles, naguère, donnait de me taire… 3 »
vous nous écrasiez […] Nous avons essayé Tout en étant hantée par des stéréotypes
balayage, lavage de vaisselle, lessive, ra- guerriers, cette génération d’hommes a
vaudage, couture, cuisine, et la vérité cherché à concilier son appartenance de
m’oblige à confesser, qu’en toutes ces acti- genre selon la situation, subie ou négociée.
vités, nous avons dépassé les plus opti- Dans la logique d’une trajectoire politique
mistes prévisions […] la cuisine ! C’est par menée à l’extrême droite, en se mettant du
là que vous nous teniez […] Mais les rôles côté des vainqueurs de 1940, les fascistes
vont être changés ! Nous pourrons, désor- ont adhéré aussi à un modèle de virilité 4.
mais vous fournir des recettes qui vous En s’engageant dans la formation SS des
seront précieuses pendant ces temps de collaborationnistes bretons en avril 1944,
restrictions […] Mais non ! N’ayez, Mes- un militant de 24 ans écrivait à son fils âgé
dames, aucune terreur vaine ! Malgré la su- de deux ans : « Mon fils, un mot de papa
périorité que nous avons acquise, nous ne que tu liras quand tu seras grand. Car tu
prétendons point vous ravir le sceptre penseras toujours à ce papa inconnu de tes
ménager… 2 » Par la métaphore et l’hu- yeux mais qui battra dans ton cœur et que
mour, Guy Deschaumes confiait sa nos- tu retrouveras un jour – non pas au ciel, je
talgie, son ennui, son sentiment aussi de n’y crois pas – mais au tréfonds de toi-
vivre une expérience d’inversion des même, là au fond de ton âme, voix de tes
genres, et son aspiration au retour à l’ordre ancêtres. Je t’aime mon fils. Deviens un
des choses dès son rapatriement. homme, grand et fort : seule ici la force
L’Occupation mettait les hommes dans compte, sois donc grand, fort et pur. Aime
une situation de déni de leur virilité. Après maman, ta petite maman, entoure-la de tes
avoir été désarmés, dominés, ils se trou- soins et d’amour, veille sur elle plus tard
vaient sur leur propre territoire en concur- lorsqu’elle sera vieille et jure-moi de ne pas
rence directe avec l’ennemi. Cette compé-
3. Archives départementales d’Ille-et-Vilaine, 213 W 122
tition dans la séduction donna lieu à des n° 9, chambre civique, procès-verbal du 28 mai 1945 ; cité
dans Catherine Offredic, L’épuration des femmes accusées de
1. Cf., par exemple, Pierre Caraminot et André Masson, travail volontaire avec l’Allemagne (Finistère et Côtes-
Deux messages des camps. Pour une mystique française – d’Armor), mémoire de maîtrise, Rennes2, 2000, p. 83.
Vous et nous, Paris, Plon, 1942. 4. Luc Capdevila (2001), art. cité ; cf. à titre d’exemple,
2. Guy Deschaumes, Derrière les barbelés de Nuremberg, Christian de la Mazière, Le rêveur casqué, Paris, Robert Laf-
Paris, Flammarion, 1942, p. 175-180. font, 1972.

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Luc Capdevila

la sacrifier à une autre femme – car elle t’a moins nombreux que lors de la dernière
donné tout – à toi comme à ce papa que tu mobilisation générale organisée en 1939.
n’as pas connu. Aime-la et garde-la tou- Dès lors, quel impact sur une identité
jours près de toi, mon fils chéri, paie-lui masculine construite à partir des référents
cette dette d’amour et de reconnaissance élémentaires du citoyen-soldat, du père
que tu as contractée avec elle en naissant protecteur-nourricier, de l’homme actif-
et paie aussi la grosse dette que ton papa vecteur d’autorité, quand le plus grand
avait contractée envers elle […] Bons bai- nombre a vécu en retrait de l’épisode
sers, Heil Hitler, Papa. Ps : deviens maître guerrier ? Quelles que soient les sources
de ton corps et de ton âme alors tu seras qui permettent de saisir la parole des
un homme mon fils 1. » Déchiré par ses pul- contemporains (témoignages, courrier, ré-
sions masculines contradictoires, celles de cits, archives judiciaires …), on observe
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l’idéal guerrier nazi et celles d’un père de des hommes en train de bricoler, de rafis-
famille tendre et amoureux, il décida d’un toler leur identité selon leurs représenta-
enrôlement qui l’a mené au sacrifice tout tions du masculin tendues sur le libre ar-
en réservant à son fils un testament tra- bitre, l’engagement, l’activité, la mise en
gique. danger. Le « je » masculin les amène à se
Les grandes figures combattantes du doter d’un itinéraire ourlé par des petits
passé (soldats de l’An II, chouans dans faits de résistance : sabotage au quotidien
l’Ouest, poilus, image du peuple en armes, pour les requis, impertinence, tromperie,
des corps francs) inspirèrent aussi les ré- raillerie de l’Occupant ; lui avoir tenu tête,
sistants. Jean Dombras, résistant déporté, avoir pris des risques. On pense également
rapporte que parmi les ressources lui ayant aux récits des prisonniers qui, en Alle-
permis de tenir, alors qu’il était torturé par magne, se seraient libérés eux-mêmes
des agents du SD à Montpellier, il en- avant de remettre leurs gardes aux Alliés 4.
tendait « cette petite voix […] j’écoutais L’aspiration à l’engagement est ainsi
mon grand-père me parler de la Grande maintes fois répétée, les formulations du
Guerre » 2. La mémoire des vainqueurs de locuteur tendant à faire entendre qu’enga-
1918 n’a eu de cesse de hanter les hommes gement il y avait eu. Dans une lettre au
de la deuxième génération du feu. On le préfet adressée en août 1945, un médecin
note dans la formulation des avis de décès intercédait pour des amis de son fils. Ces
des « tués à l’ennemi » dès la campagne de derniers, ex-FFI, venaient d’être condam-
France en mai-juin 1940 (« mort sur la nés pour avoir brutalisé un fermier accusé
Somme », « mort sur la Marne ») autant que par la rumeur de collaboration. Dans ce
dans la symbolique des manifestations de courrier, l’auteur livre une identité
résistance. Néanmoins, seule une minorité sexuelle, la sienne et celle de son fils,
de volontaires a suivi les voies multiples de ajustée par la captation et l’appropriation
la France combattante, jusque dans la du libre arbitre, de l’action et du risque pris
phase de mobilisation spontanée au cours par un Autre-masculin :
de la Libération : au maximum 500 000
hommes furent regroupés sous le com- « Mon cher ami,
mandement FFI, dont près de la moitié Te serait-il possible d’intervenir en faveur de
quatre amis de maquis de mon fils […]
n’était pas armée 3. Ils étaient dix fois
Ce sont des types qui ont fait des choses
1. Archives départementales d’Ille-et-Vilaine, procédures remarquables dans les FFI. Deux d’entre eux
de la Cour de justice, 213W52 n°239. Cité dans Nicolas Blot-
tière, Trajectoires de la collaboration radicale en Bretagne, 3. Philippe Buton, « La France atomisée », dans Jean-
mémoire de maîtrise, Rennes2-CRHISCO, 2001, p. 106-107. Pierre Azéma et François Bédarida, La France des années
2. Jean Dombras, L’odyssée du 31127, Pézenas, Domens, noires, tome II, Seuil, 1993, p. 385.
1999, p. 21. 4. À titre d’exemple, cf. Vent d’Ouest, 21 avril 1945, p. 1.

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L’identité masculine et les fatigues de la guerre

faisaient partie du groupe de 30 hommes qui 6e strophe :


firent prisonniers 300 SS à Beuzec dans le Fi-
Quittant femmes et mères, et vos petits-enfants
nistère, après avoir donné l’assaut le 26 août à
(bis).
une position fortifiée […] Bref ils étaient tou-
Pour la plus triste guerre, ah ! que vous étiez
jours volontaires […] (suit le récit du délit et de
grands !… 2.
la condamnation). Je plaide d’autant plus vo-
lontiers leur cause que mon fils m’a dit
froidement : “j’aurais été sûrement avec eux si La Libération fut un moment tourné vers
tu m’avais laissé aller aux FFI après la libéra- l’avenir où les espérances réformistes
tion de Guingamp” 1. » furent intenses et partagées. Les réformes
qui en sont issues entraînèrent une exten-
Le père comme le fils éprouvaient de sion sans précédent des droits politiques et
sociaux aux femmes, par la reconnaissance
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l’admiration pour ces jeunes gens en raison

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de leurs faits d’armes. Mais, par l’expres- du droit de vote et de l’accès aux magistra-
sion de « quatre amis de maquis de mon tures électives le 21 avril 1944, par la pré-
fils », le père donne une identité de combat- cision officielle que les droits de l’homme
tant héroïque (celle des maquisards des valaient pour les femmes dans le préam-
Glières ou du Vercors) à son fils, à lui- bule de la Constitution de 1946, par la fer-
même et à ces quatre jeunes gens qui, a meture des maisons closes en 1946.
priori, ont rejoint les FFI dans la phase des Comme en 1914-1918, au fil de la guerre
combats de la Libération. Un « je » mas- de 1939-1945 la présence des femmes sur
culin, donc, tendu sur l’action, l’autorité, le l’espace public et dans la société civile a
libre arbitre ; alors que la plupart des été renforcée. Pourtant, comme au lende-
femmes avaient conservé une identité plus main de la première guerre mondiale, cette
passive et moins égocentrée organisée en période a été marquée par un temps de
relation avec la trajectoire de l’homme à crispation des identités sexuelles. La réduc-
travers lequel elles pensaient leur rapport tion politique des femmes à la fonction
au monde. Dans une chanson écrite à la Li- maternelle renforcée dans les années 1920
bération par une Vannetaise, à l’identique a été maintenue à la Libération, tandis que
de la plupart des femmes de sa génération, les stéréotypes de la domination masculine
l’auteure dévoile, par sa manière de penser étaient accentués : la renaissance française
l’épopée guerrière, un rapport au monde était bien associée au recouvrement de la
public médiatisé par la population mascu- virilité 3. La conséquence de ce mouvement
line, en leur déléguant la décision, l’action, contradictoire mêlant les aspirations égali-
la défense des femmes. Sur l’air de Auprès taristes avec celles du familialisme fut le
de ma blonde : faible investissement des Françaises dans
les instances politiques et l’absence de ré-
Refrain : formes dans le domaine matrimonial :
jusqu’en 1965 les femmes mariées sont res-
C’est le patriote tées sous l’autorité de leur époux pour ac-
qui nous a sauvés, sauvés complir certaines démarches administra-
C’est le patriote qui nous a sauvés. tives, et même pour décider dans certains
1re strophe : 2. Archives départementales du Morbihan, M. 13 224,
chanson patriotique écrite par Mme Le Cavez de Vannes,
Cher petit gâs de France, tu nous as tous adressée au préfet le 16 août 1944.
sauvés (bis). 3. Luc Capdevila, « Le mythe du guerrier et la construction
sociale d’un “éternel masculin” après la guerre », Revue
Et grâce à ta vaillance, nous voici libérés. Française de Psychanalyse, n° 2, 1998, p. 607-623 ; Michael
Kelly, « The Reconstruction of Masculinity at the Liberation »,
1. Archives départementales des Côtes-d’Armor, 2 W 96, in. H. R. Kedward and N. Wood (dir.), The Liberation of
lettre du 20 août 1945 au préfet. France. Image and Event, Oxford, Berg, 1995, p. 117-128.

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Luc Capdevila

cas de travailler. Quant à la maîtrise légale recouvrement de l’autorité masculine sur le


de leur corps il fallut attendre la loi corps des femmes comme territoire.
Neuwirth (1972 pour les décrets d’applica- Ainsi, les après-guerres, en mêlant désirs
tion) et celle de Simone Weil, votée en de réformes et aspirations au retour à
1974 pour une période d’essai de quatre l’ordre, furent des temps d’ajustements à la
ans. Ainsi, à la Libération, la tonte massive suite des écarts favorisés par les conflits.
de plusieurs milliers de femmes accusées Réactions masculines ? Le repli identitaire
de collaboration, et la répression de la valait aussi pour les femmes. Mais le rap-
« collaboration horizontale » sous d’autres prochement des identités sexuelles n’a-t-il
formes affirmaient que les hommes conser- pas été l’élément majeur de la dynamique
vaient l’autorité de décider de la sexualité du genre impulsée par ces conflits ?
des femmes et donc de la procréation 1. La
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résonance publique, sans précédent, de
cette réaction masculine exprimait à quel
point les hommes avaient été affectés dans
leur virilité, le recouvrement de la souve- Luc Capdevila est maître de conférences à l’univer-
raineté politique ayant pour corollaire le sité de Rennes2 et membre du CRISCO. Il vient de
publier en collaboration avec Danièle Voldman
1. Fabrice Virgili, La France « virile ». Des femmes tondues Nos morts. Les sociétés occidentales face aux tués
à la Libération, Paris, Payot, 2000. de la guerre, XIXe-XXe siècles, Paris, Payot, 2002.

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