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La palmeraie des Îles Kerkennah (Tunisie), un paysage d'oasis maritime en


dégradation : déterminisme naturel ou responsabilité anthropique ?

Article  in  Physio-Géo · January 2011


DOI: 10.4000/physio-geo.2011

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1 author:

Noômène Fehri
Université de la Manouba
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Physio-Géo - Géographie Physique et Environnement, 2011, volume V 167

LA PALMERAIE DES ÎLES KERKENNAH (TUNISIE),


UN PAYSAGE D'OASIS MARITIME EN DÉGRADATION :
DÉTERMINISME NATUREL OU RESPONSABILITÉ
ANTHROPIQUE ?

Noômène FEHRI (1)

(1) Faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de Manouba, UR. Biogéographie, Climatologie Appliquée et
Dynamique Érosive, Campus Universitaire de Manouba, 2010 MANOUBA, TUNISIE.
Courriel : fehri_n@yahoo.fr

RÉSUMÉ : L'archipel des Kerkennah, situé dans le Golfe de Gabès à environ 18 kilomètres au large
de la ville de Sfax, se caractérise par la fragilité de son "milieu naturel". Une fragilité qui peut être
résumée en trois points :
- un climat semi-aride caractérisé par la longue durée de la saison estivale sèche avec un déficit
hydrique moyen qui dépasse 1000 mm/an ;
- une prépondérance des formations meubles, en particulier les limons rouges würmiens favorables à
l'érosion marine, aggravée par une ancienne subsidence qui remonterait au Tyrrhénien ;
- une prédominance des sols salés qui couvrent près de la moitié de la superficie totale.
Cette fragilité se traduit par deux problèmes majeurs, à savoir : un rapide recul du trait de la côte et
une extension continue des sebkhas au détriment de la palmeraie dont les arbres sont en train de
mourir par centaines.
Cet article met l'accent sur les interventions humaines ayant accéléré la dégradation de ces milieux
naturellement fragiles.
Une activité salinière en net accroissement, un déclin de l'intérêt porté par la population locale au
palmier, certains aménagements entrepris sans étude d'impact, l'ouverture de carrières et l'extraction
illicite des sables pour les besoins de la construction, le surpâturage, tels sont les principaux facteurs
anthropiques de cette dégradation accélérée.
La prise en compte de l'ensemble des particularités environnementales des Kerkennah s'impose donc
comme étant une condition indispensable pour toute action de développement qui se veut rationnelle et
durable.
MOTS-CLÉS : palmeraie, actions anthropiques, fragilité, dégradation du milieu naturel, Îles
Kerkennah, Tunisie.

ABSTRACT: The archipelago of Kerkennah, located in the Gulf of Gabes at about 18 kilometers off
the town of Sfax, is characterized by the fragility of its “natural environment”. This fragility could be
summarized in three points:
- a semi-arid climate characterized by a long dry summer with an annual hydric deficit greater than
1000 mm/year;
- a preponderance of soft formations mainly the red würmian silts favourable to coastal erosion
worsened by an ancient subsidence which dates back to the Tyrrhenian;
- a domination of salty soils which cover almost half of the whole area.
This fragility is explained by two major problems: a rapid retreat of the coast line and a continuous
extension of the salt playas at the expense of the palm grove whose trees are dying in hundreds.
This article focuses on human impact that is provoking a sharp amplification of this naturally fragile
environment degradation.
A marked growth in salt production, a decline in local populations' interest in palm trees, certain
fittings without previous impact studies, the opening of pits and the illicit exploitation of sand for
building, overgrazing…, are the main anthropic factors contributing to this accelerated degradation.
168

The whole environmental Kerkennah specificities must be taken in account as an essential condition
for all rational and sustainable development action.

KEY-WORDS: palm grove, human intervention, fragile environment, environmental degradation,


Archipelago of Kerkennah, Tunisia.

I - INTRODUCTION

Au moment où plusieurs chercheurs et organisations non gouvernementales se mobilisent


pour rappeler la grande fragilité du milieu naturel dans les Îles Kerkennah (Fig. 1) et en dépit
d'une volonté politique éclairée visant à y orienter les projets de développement vers un
tourisme écologique et durable soucieux de l'équilibre des écosystèmes (projet de Sidi Alf
Ennakhal), certaines pratiques déjà condamnées dans maints travaux (A. OUESLATI, 1986;
N. FEHRI, 1998 ; N. HMANI, 1998 ; M. SOUISSI, 2000 ; …) persistent encore, provoquant des
dommages souvent irréversibles : extension irrationnelle de l'activité salinière, extraction
illicite des sables pour les besoins de la construction…

Figure 1 - Carte de localisation des Îles Kerkennah.


Source : feuilles topographiques au 1/25000 En-Najet SO, En-Najet SE, Er-Ramla NE,
Er-Ramla SO et Sfax SE.

Plus inquiétant encore est l'état de certaines parties de la palmeraie, véritable joyau de
l'archipel, qui devrait constituer sans doute l'un des pivots de ce tourisme écologique tant
espéré, tant attendu.
169

À travers une approche à la fois naturaliste et historique, cet article essaye de cerner les
aspects de fragilité des écosystèmes dans les Îles Kerkennah et de mettre l'accent sur le rôle
des actions anthropiques en matière d'accélération de leur dégradation, en particulier dans le
cas de la palmeraie.

II - UN MILIEU NATUREL FRAGILE

1 ) Des conditions climatiques difficiles

On insistera sur deux aspects majeurs du climat :

a. Des précipitations faibles et irrégulières


La fragilité du milieu naturel des Kerkennah est en partie inhérente à la faiblesse des
précipitations, dont le total annuel moyen n'excède pas 224 mm à la station de Kellabine.
Par ailleurs, ces précipitations se caractérisent par une grande irrégularité interannuelle
(Fig. 2). Ainsi a-t-on enregistré 591 mm en 1995-96, contre 87 mm seulement en 1987-88. À
l'échelle annuelle, la variabilité est également très forte : octobre, le mois le plus arrosé,
présente une moyenne de 44 mm et concentre ainsi presque 1/5 du total annuel moyen ; juillet
est le mois le plus sec avec une moyenne inférieure à 1 mm.

700
P annuelles (mm) P annuelles moyennes (mm)
600

500
P (mm)

400

300

200

100

0
1965-66
1967-68
1969-70
1971-72
1973-74
1975-76
1977-78
1979-80
1981-82
1983-84
1985-86
1987-88
1989-90
1991-92
1993-94
1995-96
1997-98
1999-00
2001-02
2003-04
2005-06
2007-08

Figure 2 - Variation de la pluviométrie annuelle (de septembre à août) à la station


de Kellabine sur la période 1965-2009 (source :Direction Générale
des Ressources en Eau - DGRE).

Le régime saisonnier est du type AHPE (dans l'ordre décroissant). L'automne totalise
44,5 % du total pluviométrique annuel contre 32,2 % pour l'hiver, 22,1 % pour le printemps et
seulement 1,2 % pour l'été.
170

b. Un bilan hydrique largement déficitaire


Faute de station synoptique aux Kerkennah, on se basera sur les données thermiques et de
l'ETP enregistrées à la station de Sfax El-Maoû pour calculer les éléments du bilan hydrique.
À en juger par la moyenne annuelle qui est de l'ordre de 18,7° C (station de Sfax El-
Maoû), le régime thermique de l'archipel peut être qualifié de méditerranéen chaud.
L'évapotranspiration (calculée par la formule d'ESPINAR et PERLAT, connue aussi comme la
formule de l'Institut National de la Météorologie - INM ; cf. L. HÉNIA, 1993) est très élevée :
1260 mm/an en moyenne. Elle se produit surtout au cours de l'été, avec un pic d'environ
200 mm au cours du mois de juillet (Tab. I). La combinaison d'une forte ETP et de faibles
précipitations se traduit par un grand déficit hydrique (ETP-P), qui s'élève à plus de
1036 mm/an (Tab. I).

Tableau I - Éléments du bilan hydrique dans les Îles Kerkennah sur la période
1965-2009 (sources : DGRE et CRDA – Commissariat Régional au Développement
Agricole – de Sfax -, 2009).
J F M A M J J A S O N D ∑
P (mm) 23,7 14 27 17 4,5 0,9 0,5 1,1 21,5 44 33,7 35,7 223,6
ETP
37,4 49,6 77,5 107,7 152,2 184,4 199,6 170,2 116,2 80,3 48,5 36,4 1260,0
(mm)
ETP- P
13,7 35,6 50,5 90,7 147,7 183,5 199,1 169,1 94,7 36,3 14,8 0,7 1036,4
(mm)
P/ETP 0,63 0,28 0,35 0,16 0,03 0,00 0,00 0,01 0,19 0,55 0,69 0,98 0,18

Cette évaporation intense est favorable aux remontées capillaires qui se font à partir de la
nappe phréatique salée (salinité généralement supérieure à 12 g/l), proche de la surface dans
une grande partie de l'archipel. Se pose alors le problème de la salinisation des sols, sur lequel
nous reviendrons.

2 ) Une topographie très molle favorable à l'extension des sols salés

L'archipel des Kerkennah s'étend sur une vaste plate-forme continentale qui couvre tout le
Golfe de Gabès. Sa topographie se caractérise par la régularité et l'extrême faiblesse des
reliefs, comme l'illustre la figure 3.

Le point culminant n'excède pas 13 m à Ouled Ezzeddine (voir Fig. 1). Mais dans le
détail, cette topographie globalement très basse et monotone est marquée par une succession
de collines très molles et de basses sebkhas dont l'altitude n'excède guère 1 à 3 m. Cette
configuration serait le résultat d'une structure faillée en touches de piano soulevant des
"plateaux" qui correspondraient à des horsts et affaissant des grabens aujourd'hui occupés par
des sebkhas (A. OUESLATI, 1986). Ces deux unités morphostructurales sont raccordées par
des talus de faible dénivellation généralement orientés NO-SE et dont le plus important est
celui d'El Maâsra dans l'île Gharbia. Il a un commandement d'environ 7 à 8 mètres.

Compte tenu de la faiblesse des pentes, les écoulements de surface se font presque
exclusivement sous forme de ruissellement diffus et hormis quelques rares petits ravins
171

Figure 3 - Vue en trois dimensions des Îles Kerkennah (composition colorée de l'image
LandSat ETM+ du 23 mars 2003 drapée sur MNT).

observés le long du talus d'El Maâsra, il serait abusif de parler dans les Kerkennah d'une
véritable érosion liée aux écoulements concentrés.

En revanche, cette topographie très molle qui ne dépasse le niveau marin que de quelques
décimètres sur une grande partie de la surface totale de l'archipel, présente deux inconvénients
majeurs : d'une part, elle favorise la contamination des sols par le sel qui remonte par
capillarité à partir de la nappe salée et, d'autre part, elle rend facile le travail de l'érosion
côtière, notamment dans les secteurs où prédominent des matériaux meubles. Le tout est
aggravé par un mouvement de subsidence, aspect sur lequel nous reviendrons.

3 ) Une prédominance des formations meubles favorables à l'érosion marine

L'examen de la carte géologique des Kerkennah (Tab. II, Fig. 4) montre la prépondérance
des formations meubles, en particulier les limons rouges du Würm (Pléistocène supérieur) qui
s'étendent sur environ 39 % de la superficie totale.

Tableau II - Répartition surfacique des différents affleurements géologiques dans les Îles
Kerkennah déterminée par intégration de la carte géologique (J. DELTEIL, 1982) dans un
SIG.
Superficie (ha) % de la superficie totale
Sables et limons holocènes et historiques 1180,3 7,56
Würm : limons rouges 6008,9 38,47
Eutyrrhénien : grès calcaire oolithique 4765,7 30,51
Villafranchien : croûte calcaire à Hélicidés 3557,2 22,77
Mio-pliocène : argiles gypseuses 107,0 0,68
Total 15619,1 100,00
172

0 5 km

Figure 4 - Géologie des Îles Kerkennah (d'après J. DELTEIL, 1982).

Sur les 181 kilomètres qui forment la longueur totale des côtes de l'archipel, 84 km (soit
46 %) sont taillées dans les limons rouges (Tab. III), sous forme de microfalaises dont la
dénivellation ne dépasse guère les 30 à 60 cm.

De fait, si le recul des côtes est un phénomène général qui semble toucher la majeure
partie du littoral de l'archipel à des vitesses plus ou moins rapides, c'est sans doute au niveau
de ces microfalaises limoneuses qu'on enregistre l'érosion la plus sévère.

Sur le terrain, ce rapide recul du trait de la côte est attesté par les ruines antiques
submergées par l'eau, notamment dans le site de Borj Lahsar (A. OUESLATI, 1986 ; H. SLIM
et al., 2004), par le grand nombre de palmiers rattrapés voire abattus par la mer, ou encore par
les pistes côtières grignotées par les vagues (Photos 1).

Il semblerait cependant que cette érosion soit plus active sur les côtes NO de l'archipel
que sur ses côtes SE. Alors que les premières sont très festonnées et sont disséquées par de
nombreux chenaux de marais, les secondes présentent un tracé longitudinal presque rectiligne
depuis Rass Essmoum jusqu'à l'Attaya (voir Fig. 1). A. OUESLATI (1986) s'est arrêté sur ce
contraste en suggérant que cette fragilité de la façade NO serait à chercher dans une
subsidence plus accentuée qu'ailleurs. Le facteur lithologique, ajoute t-il, est également
déterminant : alors que la façade SE est façonnée dans les roches relativement résistantes du
Villafranchien et de l'Eutyrrhénien, la côte NO laisse voir une alternance de roches dures
(croûte calcaire du Villafranchien) et de roches tendres, notamment les limons du Würm (voir
Fig. 4). Ces nuances lithologiques sont favorables au travail de l'érosion différentielle, qui
expliquerait en grande partie le tracé festonné de cette façade.
173

Tableau III - Longueur des côtes des Îles Kerkennah selon la nature des roches (en km).
Sables et
Limons
limons Croûte calcaire Grès calcaire
rouges Somme
holocènes et villafranchienne eutyrrhénien
würmiens
historiques
Île Gharbia 0 13,2 1,7 21,4 36,3
Île Charkiya 14,9 53,4 16,5 22,8 107,6
Île Gremdi 0 0,0 0,0 9,3 9,3
Îles El Haj Hmida 0 0,0 0,0 3,3 3,3
Îles Lazdad 0 8,6 0,0 0,0 8,6
Île Roumadiya 0 7,3 2,5 0,0 9,8
Île Rkadiya 0 0,0 1,0 0,0 1,0
Île Sefnou 0 0,0 4,6 0,0 4,6
Île Echermandiya 0 1,0 0,0 0,0 1,0
Somme (périmètre) 14,9 83,6 26,3 56,7 181,4
% par rapport au
8,2 46,1 14,5 31,2 100,0
périmètre total

Photos 1 - Palmiers et pistes côtières rattrapés par la mer, preuve d'une rapide érosion
marine (en haut : près de Marsa El-Abbassia ; en bas : à Marsa H'mani, sur la côte
septentrionale de l'île Gharbia). [clichés : N. FEHRI, mai 1998 et mars 2006]
174

Il faut aussi rappeler que cette dernière est exposée aux vents actifs dominants qui
soufflent des secteurs septentrionaux, ce qui procure aux vagues une énergie nettement
supérieure à celle des vagues qui s'abattent sur la côte SE, en position d'abri (A. OUESLATI,
1995).

À l'ensemble de ces facteurs explicatifs, nous ajouterons un autre élément, à savoir la


disposition des chenaux de marée par rapport aux accidents tectoniques. En effet, la façade
NO, et tout particulièrement dans l'île Cherguia, est affectée par de nombreuses failles
perpendiculaires au trait de la côte (voir Fig. 4). Il semble évident que c'est à la faveur de ces
failles que se sont installés la plupart des chenaux de marée qui ne cessent de ronger les terres
émergées.

4 ) Des terrains en subsidence au moins depuis l'antiquité

Nombreux sont les travaux qui se sont penchés sur la question de la néotectonique dans
les Kerkennah (P.F. BUROLLET, 1978, 1979 ; J. DELTEIL et M. LOMBOY, 1979 ; …).
L'ensemble de ces travaux a été synthétisé puis critiqué par A. OUESLATI (1986, p. 105-108).
Cet auteur conclut à l'ancienneté des premiers mouvements de subsidence connus par
l'archipel, qui remonteraient selon toute vraisemblance au Tyrrhénien et se seraient prolongés
bien après. En appui à cette thèse, A. OUESLATI signale que la formation Douira, la formation
tyrrhénienne la plus ancienne (120 à 125000 ans BP), observée au Cap Bon (Menzel Temime)
et dans le Sahel de Sousse, est ici complètement absente et que les formations Rejiche et
Chebba, déposées respectivement par les cycles eutyrrhénien et néotyrrhénien, se trouvent à
des altitudes plus basses que dans le Sahel ou même qu'à Djerba.

Le même auteur se rallie à la thèse de P.F. BUROLLET selon laquelle cet affaissement a
dû se prolonger au cours de la période historique, provoquant un remarquable enfoncement de
l'archipel.

Par ailleurs, il est admis que, depuis l'antiquité, le niveau de la mer Méditerranée a connu
jusqu'à nos jours une élévation estimée à environ trois décimètres. En somme, les îles
Kerkennah auraient subi un ennoiement de trois mètres durant les 2400 dernières années
(P.F. BUROLLET, 1979). Cette thèse est d'ailleurs confirmée par la submersion parfois totale
de quelques sites antiques, en particulier à Borj Lahsar (l'ancienne Cercina), comme déjà
signalé.

Ce phénomène d'ennoiement de l'archipel, conséquence pour l'essentiel de la subsidence,


se traduit par un remarquable recul du trait de la côte, en particulier dans les secteurs les plus
bas, et favorise l'extension des sebkhas.

III - LA DÉGRADATION DU MILIEU NATUREL : QUELLE


RESPONSABILITÉ DES SOCIÉTÉS HUMAINES ?

L'installation de l'Homme dans les Îles Kerkennah est un fait ancien. L'archipel a vu
passer sur ses terres pratiquement toutes les civilisations que le reste du pays a connues. Il
n'est pas question ici de revenir dans le détail sur l'histoire de cette installation, thème sur
lequel nous disposons aujourd'hui d'une bibliographie historiographique relativement
pléthorique (le lecteur peut se référer par exemple à l'ouvrage collectif "Kerkena, Histoire et
175

société", réalisé sous la direction d'A. FEHRI, 2001). Ce qui nous intéresse dans le cadre de cet
article, c'est l'action des hommes contemporains tout au long du XXème siècle, notamment au
cours des dernières décennies, et son impact sur le milieu naturel d'une manière générale et
sur la palmeraie en particulier. En effet, en dépit de la stagnation de la population résidente de
l'archipel autour de 14000 à 15000 habitants depuis plusieurs décennies (15130 en 1936 et
14400 en 2004), les rapports de celle-ci avec son milieu ont connu d'importantes mutations,
amorcées il y a une quarantaine d'années, et qui se sont répercutées négativement sur
l'équilibre de l'écosystème. Ces mutations se sont traduites tantôt par une augmentation de la
pression exercée par la population sur le milieu (surpâturage, ouverture des carrières,
extraction illicite des sables, salinisation accrue des sols suite à l'introduction de l'activité
salinière et de l'irrigation, certains aménagements inadéquats…), tantôt par un déclin de
l'activité agricole traditionnelle ayant provoqué la dégradation de la palmeraie.

1 ) Une palmeraie menacée par l'extension continue des sebkhas : le problème de


la salinisation des sols

a. Particularités du fonctionnement hydrogéomorphologique des sebkhas côtières des


Kerkennah
Compte tenu de la faiblesse des reliefs, le niveau piézométrique de la nappe phréatique
salée est très proche de la surface, notamment dans les terrains les plus bas où il est à
quelques décimètres de profondeur tout au plus. Des relevés journaliers réalisés en mars et
avril 2006 sur deux piézomètres installés l'un dans Sebkhet El-Abbassia et l'autre sur sa
marge, ont ainsi montré un toit de la nappe stable à 61 cm de profondeur pour le premier et à
84 cm pour le second. Les terrains salés à alcalis à structure dégradée, ainsi que les sols salins
à structure friable en surface, occupent 7315 ha, soit environ 47 % de la superficie totale de
l'archipel (Tab. IV, Fig. 5). Ces sols sont caractéristiques des sebkhas et de leurs marges.

Tableau IV - Répartition surfacique des différents types de sols dans les îles Kerkennah
(source : planimétrie de la figure 5 après son intégration dans un SIG).
Types de sols Superficie (ha) % de la superficie totale
Association de sols peu évolués et de sols
1997,2 12,8
calcimagnésiques
Rendzines 3843,7 24,6
Sols minéraux bruts 577,9 3,7
Sols peu évolués d'apport colluvial ou éolien 1885,2 12,1
Sols salés à alcalis et à structure dégradée 6573,7 42,1
Sols salins à structure friable en surface 741,6 4,7
Total 15619,1 100

Les sebkhas sont des dépressions fermées salées caractéristiques des domaines arides. Ce
sont des formes d'ablation hydro-éoliennes creusées par la déflation. À cause d'une
évaporation intense, les sebkhas concentrent peu à peu le sel dissous dans les eaux de pluie
et/ou dans les nappes. La cristallisation du sel ainsi accumulé joue un rôle déterminant dans
l'évolution des sebkhas, car elle permet l'action du vent. En effet, elle s'accompagne souvent
d'une floculation des argiles et des limons en petits agrégats qui forment un horizon
176

Association de sols peu évolués et de sols calcimagnésiques


Rendzines
Sols minéraux bruts N
Sols peu évolués d'apport colluvial ou éolien
Sols salés à alcalis et à structure dégradée
Sols salins à structure friable en surface

0 5 km

Figure 5 - Carte pédologique des Îles Kerkennah


(source : H. BEN HASSINE et M. BESBES, 1994).

superficiel de pseudo-sables épais de quelques centimètres (R. COQUE, 1962). Ces pseudo-
sables sont par la suite balayés par le vent et déposés sur les marges (le chott) de la dépression
formant une lunette et/ou des nebkas (Fig. 6).
D'après A. OUESLATI (1986), le paysage de sebkhas actuellement observable dans les Îles
Kerkennah ainsi que dans le Golfe de Gabès est le produit d'une évolution récente qui
remonte au Pléistocène supérieur - Holocène. Cela est confirmé par le fait que ces terrains
salés se placent généralement en-deçà de la limite de la transgression eutyrrhénienne qui a
déposé les grès calcaires de la formation Rejiche. Ils sont constitués d'un matériel souvent
limoneux rouge qui s'inscrit dans le prolongement des dépôts würmiens des sebkhas côtières
(A. OUESLATI, 1986). Leur emplacement aurait été pour la dernière fois durablement
submergé lors de la transgression versilienne datée d'environ 5500 ans BP sur les bordures de
Sebkhet El-Melah de Zarzis (J.P. PERTHUISOT, 1975) ou encore entre 5490 ± 150 et 5330 ±
160 ans BP sur la marge interne des terrains salés qui bordent la côte de Henchir Kharrouba
au Sud de Gabès (R. PASKOFF et P. SANLAVILLE, 1983).
L'originalité de ces sebkhas côtières, auxquelles appartiennent celles des Kerkennah, est
qu'elles ne sont pas des dépressions endoréiques, mais des terrains salés bas et ouverts sur la
mer suivant une pente très faible (Fig. 7). Du point de vue du fonctionnement hydrologique,
on notera qu'elles constituent des espaces de transit des eaux de pluie, plutôt que des cuvettes
où les eaux pourraient séjourner pendant plusieurs mois jusqu'à épuisement total, notamment
par évaporation, comme c'est le cas dans les sebkhas intérieures. De fait, au cours de la saison
pluvieuse, l'essentiel des eaux précipitées est rapidement évacué dans la mer et les sebkhas ne
sont généralement submergées que pendant quelques jours.
177

Saison des pluies

Ruissellement Ruissellement
Fond de sebkha

Remontée de la nappe

Saison sèche

Poussières et sel
Vent dominant
Nebkas Pseudo-sables Déflation

Figure 6 - Le fonctionnement hydrogéomorphologique saisonnier d'une sebkha


(d'après G. COUDÉ-GAUSSEN, 1995, modifiée).

Palmeraie
Grès calcaire euthyrrhénien
Salicornes
Limons rouges salés
Chenal de marée
Sols sableux calcimagnésiques
Ruissellement vers la mer

Figure 7 - Schéma d'une sebkha côtière typique des Îles Kerkennah.

Le drainage des excédents d'eau vers la mer s'accompagne d'un lessivage partiel des
chlorures éventuellement accumulés dans les sebkhas au cours de la saison estivale sous
forme d'efflorescences salines. Par comparaison avec les dépressions endoréiques de
l'intérieur du pays, où les teneurs des sols en sel atteignent souvent des seuils excessifs, cette
particularité du fonctionnement hydrologique des sebkhas des Kerkennah maintiendrait les
concentrations en sel dans des proportions nettement inférieures ; une particularité grâce à
178

laquelle une palmeraie spontanée a pu prospérer et s'étendre souvent jusqu'au contact


immédiat des sebkhas. Toutefois, dans certains cas, l'action des hommes a provoqué la rupture
de cet équilibre très fragile.

b. La salinisation liée à la perturbation du fonctionnement hydrologique naturel des


sebkhas et à la disparition de certaines pratiques culturales
À ce propos, ce qui se passe depuis quelques années à Sebkhet Alif Ennkhal est très
symptomatique de cette nouvelle situation de déséquilibre inhérente à des interventions
anthropiques déprédatrices (Fig. 8). Dans le cadre du "prochain" projet touristique dans le
secteur dit Alif Ennkhal, une digue a été érigée (Photo 2) sur l'exutoire de la sebkha portant le
même nom et ce afin de pouvoir faire passer la future route donnant accès au secteur. Aucun
évacuateur n'a été prévu au niveau de ladite digue et la sebkha fonctionne depuis comme une
dépression fermée où les eaux de pluie s'accumulent, parfois jusqu'au pied des palmiers, et
stagnent des mois durant (Photo 3).
Autrement dit, les opérations de lessivage du sel par le drainage qui se faisait directement
vers la mer ne sont plus assurées. Cela s'est manifestement traduit par un sur-cumul du sel et
une accélération de la formation des pseudo-sables à partir des limons de la sebkha. Mobilisés
par des vents efficaces venant essentiellement des secteurs N à NE, ces pseudo-sables forment
actuellement des champs de nebkas piégées par des halophytes, mais surtout par les palmiers
qui périssent par centaines à cause de la contamination par le sel, notamment sur la frange S à
SO de Sebkhet Alif Ennkhal. (Photos 3 et 4).
Il y a encore quatre ou cinq décennies, les marges des sebkhas étaient régulièrement
cultivées, quand la pluviométrie le permettait bien entendu. A priori, rien ne laissait présager
que l'on puisse y pratiquer des cultures. Et pourtant cela a été rendu possible grâce d'abord au
lessivage plus ou moins important des sols après chaque pluie, mais aussi grâce à la méthode
du kabour qui consistait à broyer sous forme de mottes de terre les 15 à 20 premiers
centimètres du sol à l'aide de pics, puis à amender en fumier (N. FEHRI, 1998). Exercées en
début d'été, ces pratiques permettaient une aération efficace du sol, car elles empêchaient la
concentration excessive du sel du fait de la rupture des connections assurant la remontée
capillaire des solutions salées issues de la nappe phréatique. À la faveur des premières pluies
automnales, ces prétraitements permettaient un ensemencement en orge, une céréale qui tolère
un certain degré de salinité (A. LOUIS, 1961). À noter qu'aux Kerkennah, faute d'une bonne
terre, il était impossible de pratiquer la jachère. On semait donc de l'orge tous les ans, sauf si
l'année s'annonçait particulièrement sèche. On ne semait pratiquement pas de blé, les
semences étant chères et les récoltes irrégulières. Le même auteur mentionne qu'en 1886,
1 780 hectares auraient été cultivés en orge.
Tout cela permettait en même temps d'entretenir les palmiers et de les maintenir en bon
état. Or les enquêtes orales nous apprennent que depuis le début des années 1970, ces
pratiques culturales ont rapidement disparu, la population locale ne s'intéressant plus à une
agriculture somme toute vivrière et de faible rendement. Plus rien n'est fait pour maîtriser la
salinisation des sols.
Au cours de la saison sèche, qui s'étend sur plusieurs mois, généralement de mai à
octobre, l'évaporation s'intensifie sous l'effet de la chaleur (voir Tab. I) et l'eau de la nappe
phréatique chargée de sel remonte en surface par capillarité. En s'évaporant, elle abandonne
son contenu de sel sous forme de taches blanchâtres. En absence de tout traitement, la
salinisation devient alors manifeste, en particulier lorsque se succèdent plusieurs années
sèches. Le sol perd sa fertilité, le sel étant toxique. Il est admis qu'il détruit la structure du sol
et qu'il a le même effet que la sécheresse, car il réduit la quantité d'eau assimilable par les
179

Mkaren Khalifa

Sidi Alif
Ennkhal

Photo 2

Digue

Photos 3 et 4

Sebkhet Alif Ennkhal

0 1 km

Sens de déplacement des sables éoliens

Accumulations éoliennes Schorre

Palmeraie Sebkha

Figure 8 - Mécanisme de dégradation de la palmeraie sur les marges


de Sebkhet Alif Ennkhal.

racines des plantes. Cet effet résulte de la différence des concentrations de sel entre les
végétaux et le sol. Le gradient osmotique créé entre le sol et la plante empêche l'absorption de
l'eau par les racines et, s'il est suffisamment élevé, provoque le dessèchement de la plante
(M. DE BOODT, 1995). De nos jours, cette situation est très courante et il suffit de parcourir
180

Photo 2 - Digue barrant


l'exutoire de Sebkhet Alif
Ennkhal.
[cliché : N. FEHRI, mars 2006]

Photo 3 - Marge ouest de


Sebkhet Alif Ennkhal : eau
affleurante et palmiers morts
en relation avec des nebkas.
[cliché : N. FEHRI, mars 2006]

L'évacuation des eaux vers la mer


n'étant plus possible, celles-ci
débordent sur les marges de la
sebkha. Ici l'eau arrive jusqu'au
pied des palmiers.

Photo 4 - Marge ouest de


Sebkhet Alif Ennkhal :
palmiers morts en relation
avec la formation d'une
nebka.
[cliché : N. FEHRI, mars 2006]
181

les marges des sebkhas pour s'apercevoir que les palmiers morts contaminés par le sel se
comptent par milliers. D'autres, au moins aussi nombreux, dépérissent et connaîtront sans
doute le même sort.
Observée dans plusieurs endroits de l'archipel, cette situation est fâcheusement aggravée
par l'activité salinière dans le secteur d'El-Abbassia – Bardouna, qui semble payer le lourd
tribut d'une mauvaise gestion de ce patrimoine écologique oh combien cher : la palmeraie.

c. Impact de l'activité salinière dans la sebkha d'El-Abbassia


Afin d'apprécier les conséquences de cette activité en matière de dégradation des sols et
de déclin de la palmeraie, il est judicieux d'en dresser un rapide aperçu historique.
De la fin du XIXème siècle jusqu'au début des années 1990 : un fonctionnement
intermittent sans véritables préjudices pour les sols
Dès la fin du XIXème siècle, une partie de la sebkha qui s'étend entre El-Abbassia et
Chergui a servi de marais-salants sous forme de modestes exploitations privées qui
fonctionnaient sous la direction des monopoles de Sfax, mais elles ont été rapidement
interdites en 1900 (J. DESPOIS, 1937).
Deux ans plus tard, en 1902, des salines nettement plus importantes furent rouvertes et
ont occupé jusqu'à 300 ouvriers par jour aux bonnes années (A. LOUIS, 1961).
Elles ont fonctionné jusqu'en 1922, date à laquelle il y aurait eu un arrêt d'exploitation
pour des raisons que nous ignorons. Toutefois cet arrêt ne fût que temporaire puisque les
salines ont repris leur activité en 1926 avant de l'arrêter de façon brusque en 1932
(répercussions de la crise de 1929).
D'après A. LOUIS (1961), à cette date de fermeture de l'exploitation, 20000 tonnes de sel
seraient restées sur le lieu même des salines. Le sel étant à l'époque monopole d'État, il fallait
ou bien le faire emporter ou bien le jeter à la mer. Mais ces deux solutions s'annonçaient très
coûteuses et en tout cas plus dispendieuses que celle consistant à instaurer un gardiennage des
tas de sel jusqu'à ce qu'ils soient complètement dissous par l'eau de pluie. C'est donc cette
solution qui sera finalement retenue. Le même auteur témoigne avoir vu encore quelques tas
en 1945, mais il n'en restait plus rien en 1956.
Sous un climat aride tel que celui des Kerkennah, aux précipitations plutôt modestes, on
aurait du mal à imaginer la disparition d'un tas de 20000 tonnes de sel au bout de 15 à 20 ans
sous l'unique effet de la dissolution par les pluies. Le gardiennage s'étant très
vraisemblablement arrêté en 1938, une véritable contrebande de sel a pu sévir pendant une
bonne dizaine d'années jusqu'à son épuisement total, sans doute à la charnière des années
quarante - cinquante. Cette hypothèse a été confirmée par des témoignages soulignant qu'en
dehors de quelques achats d'une vingtaine de kilogrammes destinés à convaincre le
vérificateur des Contributions Indirectes qu'on était en règle avec les "monopoles", aucun
épicier débitant de l'archipel n'avait acheté de sel chez les grossistes de Sfax entre 1938 et
1945 (A. LOUIS, 1961).
Cette fermeture des salines a perduré jusqu'en 1974, année à laquelle une poignée
d'associés originaires des Kerkennah vont relancer son activité. Toutefois l'affaire ne tournera
que pendant quelques années, une mauvaise gestion financière l'ayant conduit à la faillite en
1983.
Compte tenu du caractère intermittent de son fonctionnement, mais aussi de son
extension spatiale restée limitée (Fig. 9), il ne semble pas que l'activité salinière ait pu causer
jusqu'à cette date de véritables dégâts aux sols et à la végétation. Une enquête orale que nous
avons réalisée, a d'ailleurs confirmé qu'à la fin des années 1980, la palmeraie limitrophe de
182

Sebkhet El-Abbassia et les vergers de vignes et de figuiers de Bardouna se portaient encore


relativement bien. À partir des années 1990, cet "équilibre" sera totalement bouleversé.
Le tournant des années 1990
Au début des années 1990, sur initiative privée, l'activité salinière a repris de plus belle
en se livrant à un remarquable effort de mécanisation. De grands bassins de salinage sont
alors aménagés, d'abord dans la partie centrale de Sebkhet El-Abbassia, puis aux dépens de
ses marges, c'est à dire au contact de la palmeraie. Nous avons pu retracer cette extension
grâce à une analyse diachronique réalisée à partir de la feuille topographique Er-Ramla NO au
1/25000 (OTC, 1976) et la scène Landsat ETM+ du 21 mars 2003 (des vérifications sur un
extrait THR de Google Earth montrent qu'aujourd'hui, les salines ont à peu près la même
extension qu'en 2003).
Couvrant une superficie de 84 ha environ en 1976, les marais salants s'étendent
actuellement sur une superficie qui dépasse 402 ha (Fig. 9).

Mkaren Khalifa

Echergui

Bardouna

Sebkhet Alif Ennkhal

El-Abbassia

El Kortil

Remla Kellabine
Les salins en 1976
Les salins en 2003
0 1 km Palmeraie très dégradée

Figure 9 - Extension des salines d'El-Abbassia entre 1976 et 2003 et ses conséquences sur
la palmeraie (d'après la feuille topographique Er-Ramla NO au 1/25000
de l’Office de la Topographie et de la Cartographie – OTC, 1976 –
et la scène Landsat ETM + du 21 mars 2003).

Cette extension irrationnelle des marais-salants et la contamination des sols qui en a


résulté, ont causé une grave dégradation de la palmeraie d'El-Abbassia (Photos 5), notamment
dans sa partie orientale exposée aux vents actifs des secteurs N à NE, désormais chargés des
embruns de sel et des pseudo-sables très salés qu'ils balaient à partir des bassins de salinage.
183

Au mois de mars 2006, nous avons procédé à un comptage systématique des palmiers morts,
sans doute au cours des 10 à 15 dernières années, entre la route (RMC 204) et Bardouna
(Fig. 9). Sur une bande de 200 à 300 m de large, les palmiers ont été presque tous exterminés.
Pas moins de 300 arbres, dont il ne reste que le tronc, ont été dénombrés. Cette mortalité très
élevée semble se propager à l'intérieur de la palmeraie et si aucune disposition n'est prise sans
tarder, plusieurs centaines connaîtront assurément le même sort au cours des prochaines
années.

Marais salants Sel

Carrière Marais salants

Photos 5 - Vues sur les côtés est (en haut) et nord (en bas) du village d'El-Abbassia :
l'extension récente des salines, une véritable menace pour la palmeraie.
[clichés : N. FEHRI, mars 2006]
184

d. La salinisation des sols par l'irrigation


Au cours des années 1996-1997, deux périmètres irrigués ont été créés aux Kerkennah,
ceux de Remla et de Mellita. Leurs caractéristiques sont résumées dans le tableau V.

Tableau V - Caractéristiques des périmètres irrigués de Remla et de Mellita à la date de


création (source : fiches d'information du CRDA de Sfax).
Périmètre de Remla Périmètre de Mellita
Date de création 25/04/1996 12/11/1997
Superficie (en ha) 80 60
Débit du puits artésien (l/s et m3/h) 27 l/s (soit 97 m3/h) 40 l/s (soit 144 m3/h)
Taux de salinité (g/l) 3,4 3.6
Investissements globaux (dinars) 536000 504500
Nombre de bénéficiaires 40 109
Réseau d'irrigation (en m) 8550 4500
Réseau de drainage (en m) 0 5100
Volume moyen d'eau consommé m3/an 220000 150000

Ces deux périmètres exploitent les eaux de la nappe profonde de Sfax, dont la salinité est
malgré tout relativement élevée (autour de 3,5 g/l). C'est à juste titre que les études
préliminaires du projet ont insisté sur la nécessité de concevoir des réseaux de drainage afin
d'éviter la salinisation et l'engorgement des sols.
D'après les données du tableau V, on peut estimer la quantité moyenne de sel injectée
annuellement par hectare à environ 9,35 tonnes dans le périmètre irrigué de Remla et à 9
tonnes dans le périmètre de Mellita. Or, à ce jour, seul ce dernier est doté d'un efficace réseau
de drainage. Du reste, il n'y a pas ici de véritables indices de salinisation, ni d'hydromorphie,
et les jeunes olivettes irriguées se portent bien. Ce n'est pas le cas dans le périmètre de Remla,
où les efflorescences salines sont fréquentes et où des halophiles, ainsi que des hydrophiles,
sont en train de proliférer. Aussi insistons-nous sur la nécessité de parfaire cette composante
majeure du projet sous peine de voir les sols perdre en fertilité par salinisation.

2 ) Le déclin de l'activité agricole et ses conséquences sur la palmeraie

Auparavant l'activité agricole constituait, après la pêche, une source de vie essentielle
pour la majeure partie de la population et la plupart des terres cultivables étaient
régulièrement labourées.

Par ailleurs, le palmier occupait une place singulière dans la vie des kerkéniens. À ce
propos A. LOUIS (1945) écrivit : "Le palmier est l'arbre roi des Kerkena : il définit le
paysage, il en fait le charme et l'originalité". En 1961, il ajouta : "Pour le kerkénien le
palmier est un ami précieux, il y a tant et tant de choses à tirer de lui : fruits, fibres du
régime, tigettes, spathe, palmes, tronc, stipe, folioles, rien n'est perdu". Sans qu'il soit besoin
de revenir ici dans le détail sur les différentes utilisations du palmier (sur ce sujet, voir
A. LOUIS, 1961, et A. BEN SAÂD, 2001), on se contentera de rappeler qu'avant la
modernisation des techniques de pêche, le palmier était le pivot de cette activité traditionnelle.
Des centaines de milliers de palmes de l'année, agencées perpendiculairement aux courants
185

marins, conduisaient le poisson à des chambres de capture, localement appelées Dar, faites de
nattes (Hsir) pour lesquelles on réemployait les palmes de l'année précédente, préalablement
arrachées puis séchées. Ces chambres de capture étaient équipées d'ouvertures où l'on posait
des pièges appelés Drina, sortes de nasses tissées à partir de la fibre du régime et de ses
tigettes. L'on comprend alors pourquoi cet arbre était annuellement élagué et nourri de fumier.
De fait, il y a trois à cinq décennies, la palmeraie se portait très bien comme le démontrent les
témoignages d'A. LOUIS (1961) par exemple.

De nos jours, l'agriculture traditionnelle totalement vivrière est devenue incompatible


avec la modernisation du mode de vie. Le recours aux produits industriels et manufacturiers
pour les besoins de la pêche a affaibli l'intérêt que l'on portait autrefois à cet arbre. Terres et
palmiers sont laissés à l'abandon. Parallèlement, s'est achevé le temps où "le geste de torsader
le sparte était devenu pour les enfants de l'archipel quasi connaturel, quelque chose comme un
tic" selon l'expression d'A. GUIBERT (in A. LOUIS, 1961). La cueillette du Lygeum spartum ne
se faisant plus, cette espèce a aujourd'hui en grande partie envahi les terres qui furent jadis
emblavées, étouffant au passage des centaines de palmiers déjà alanguis par le manque
d'entretien. Telle est, par exemple, la situation dans le secteur dit El-Kortil, au SE d'El-
Abbassia (voir Fig. 9), où l'on a dénombré en juillet 2011 près de 220 palmiers morts.

3 ) L'ouverture des carrières et l'extraction illicite des sables

On compte aux Kerkennah pas moins de cinq carrières, ouvertes au cours du XXème
siècle, mais qui sont actuellement abandonnées (Fig. 10). Celles d'El-Kbour, au nord d'El-
Abbassia, ainsi que celle d'Enf Errkik ont été ouvertes dans la croûte calcaire villafranchienne
et ont respectivement servi à la construction des jetées des ports de pêche d'El Attaya et de
Kraten.

Les autres carrières ont été taillées dans les grès calcaires eutyrrhéniens. La plus ancienne
et la plus importante du point de vue superficie est celle d'El-Kortil à l'est d'El-Abbassia. Dès
l'époque coloniale, les grès y ont été découpés à la main sous forme de blocs
parallélépipédiques, alors recherchés pour la construction. Au cours des années 1990, cette
carrière a été rapidement élargie à coup de bulldozers pour fournir les matériaux nécessaires à
l'élargissement de la route 204. Presque en même temps, deux autres carrières exploitant les
mêmes grès calcaires ont été ouvertes dans l'île Gharbia, l'une près de Chott El-Mechani, au
nord de Mellita, et l'autre au sud de ce même village (Fig. 10).

Par ailleurs, existent dans l'archipel plusieurs points d'extraction illicite des sables
holocènes et historiques pour les besoins de la construction, qui provoquent le déchaussement
de plusieurs dizaines de palmiers (Photo 6).

Outre l'atteinte au paysage de l'archipel, ces carrières et sablières constituent des espaces
où la dégradation est hélas irréversible, car le sol y a été complètement enlevé. Dans la plupart
des carrières, le creusement a souvent atteint la nappe phréatique salée (Photo 7), si bien que
les chances d'y voir la végétation se régénérer sont très minces, sinon nulles.

La situation est d'autant plus affligeante que ces carrières se sont, pour la plupart,
transformées en dépotoirs sauvages d'ordures ménagères. Pire, dans certains cas, leur
ouverture s'est faite aux dépens de sites archéologiques qui ont été purement et simplement
ravagés. À titre d'exemple, en février 2002, nous avons remarqué l'existence de tombes
186

El-Kraten

N
Ennajet

El-Ataya

Ouled Bouali
Abbassia

Ouled Yaneg
Village
Mellita Carrière dans du calcaire villafranchien

Calcaire dans du grès eutyrrhénien

Sablière illicite
0 5 km

Figure 10 - Localisation des carrières et des sablières illicites dans les Îles Kerkennah
(d'après des travaux de terrain personnels).

Photo 6 - Extraction illicite des sables holocènes avec déchaussement de palmiers


au sud de Mellita. [cliché : N. FEHRI, mars 2006]
187

Photo 7 - Un paysage désolé dans la carrière d'El-Kortil à El-Abbassia dans les grès
calcaires eutyrrhéniens. À remarquer la nappe phréatique salée qui affleure.
[cliché : N. FEHRI, mars 2006]

antiques dégagées dans la carrière dite d'El-Kbour au nord du village d'El-Abbassia. Aussitôt
alerté, notre collègue F. CHELBI, de l'Institut National du Patrimoine, s'est dépêché sur les
lieux. Selon lui, il s'agirait d'un cimetière punique. Malheureusement, le site était dans un état
tel que des études plus poussées n'étaient pas envisageables…

IV - CONCLUSION

Afin de montrer toute la complexité des aspects et des mécanismes de la dégradation du


milieu naturel dans les Îles Kerkennah, nous avons choisi de les résumer dans un schéma
systémique (Fig. 11).

En effet, outre les problèmes de dégradation inhérents à la fragilité des éléments du


milieu naturel, qui se traduisent entre autres par une sévère érosion côtière, l'archipel des
Kerkennah subit les méfaits de toute une série d'actions anthropiques qu'il serait impératif de
rationaliser, afin de garantir un développement durable.

Comme déjà vu, le palmier fait l'originalité de ces îles. La préservation et la restauration
de la palmeraie s'avèrent donc une condition sine qua non pour la promotion et la réussite de
tout projet de tourisme écologique.

Cette réhabilitation de la palmeraie passe par un certain nombre d'actions capitales :


- Faire du palmier une espèce protégée dont l'abattage serait strictement interdit, sauf extrême
nécessité permettant d'obtenir l'accord des autorités compétentes.
188

Figure 11 - Schéma systémique résumant les mécanismes de dégradation


des milieux naturels dans les Îles Kerkennah.

- Entretenir les arbres en lançant des campagnes d'élagage et de nettoyage.


- Résoudre le problème de la salinisation des sols dont l'homme est en partie responsable : (1)
en limitant l'aire d'extension des salines d'El-Abbassia qui ont été élargies de façon
irrationnelle, notamment au cours de la dernière décennie, voire en envisageant à moyen
terme leur fermeture ; (2) en installant un réseau de drainage dans le périmètre irrigué de
Remla ; et (3) en évitant tout aménagement de nature à perturber le fonctionnement
hydrogéomorphologique naturel des sebkhas.

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Article reçu le 2 juin 2011. Accepté le 2 septembre 2011. Mis en ligne le 13 septembre 2011.

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