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Noômène Fehri
Université de la Manouba
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(1) Faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de Manouba, UR. Biogéographie, Climatologie Appliquée et
Dynamique Érosive, Campus Universitaire de Manouba, 2010 MANOUBA, TUNISIE.
Courriel : fehri_n@yahoo.fr
RÉSUMÉ : L'archipel des Kerkennah, situé dans le Golfe de Gabès à environ 18 kilomètres au large
de la ville de Sfax, se caractérise par la fragilité de son "milieu naturel". Une fragilité qui peut être
résumée en trois points :
- un climat semi-aride caractérisé par la longue durée de la saison estivale sèche avec un déficit
hydrique moyen qui dépasse 1000 mm/an ;
- une prépondérance des formations meubles, en particulier les limons rouges würmiens favorables à
l'érosion marine, aggravée par une ancienne subsidence qui remonterait au Tyrrhénien ;
- une prédominance des sols salés qui couvrent près de la moitié de la superficie totale.
Cette fragilité se traduit par deux problèmes majeurs, à savoir : un rapide recul du trait de la côte et
une extension continue des sebkhas au détriment de la palmeraie dont les arbres sont en train de
mourir par centaines.
Cet article met l'accent sur les interventions humaines ayant accéléré la dégradation de ces milieux
naturellement fragiles.
Une activité salinière en net accroissement, un déclin de l'intérêt porté par la population locale au
palmier, certains aménagements entrepris sans étude d'impact, l'ouverture de carrières et l'extraction
illicite des sables pour les besoins de la construction, le surpâturage, tels sont les principaux facteurs
anthropiques de cette dégradation accélérée.
La prise en compte de l'ensemble des particularités environnementales des Kerkennah s'impose donc
comme étant une condition indispensable pour toute action de développement qui se veut rationnelle et
durable.
MOTS-CLÉS : palmeraie, actions anthropiques, fragilité, dégradation du milieu naturel, Îles
Kerkennah, Tunisie.
ABSTRACT: The archipelago of Kerkennah, located in the Gulf of Gabes at about 18 kilometers off
the town of Sfax, is characterized by the fragility of its “natural environment”. This fragility could be
summarized in three points:
- a semi-arid climate characterized by a long dry summer with an annual hydric deficit greater than
1000 mm/year;
- a preponderance of soft formations mainly the red würmian silts favourable to coastal erosion
worsened by an ancient subsidence which dates back to the Tyrrhenian;
- a domination of salty soils which cover almost half of the whole area.
This fragility is explained by two major problems: a rapid retreat of the coast line and a continuous
extension of the salt playas at the expense of the palm grove whose trees are dying in hundreds.
This article focuses on human impact that is provoking a sharp amplification of this naturally fragile
environment degradation.
A marked growth in salt production, a decline in local populations' interest in palm trees, certain
fittings without previous impact studies, the opening of pits and the illicit exploitation of sand for
building, overgrazing…, are the main anthropic factors contributing to this accelerated degradation.
168
The whole environmental Kerkennah specificities must be taken in account as an essential condition
for all rational and sustainable development action.
I - INTRODUCTION
Plus inquiétant encore est l'état de certaines parties de la palmeraie, véritable joyau de
l'archipel, qui devrait constituer sans doute l'un des pivots de ce tourisme écologique tant
espéré, tant attendu.
169
À travers une approche à la fois naturaliste et historique, cet article essaye de cerner les
aspects de fragilité des écosystèmes dans les Îles Kerkennah et de mettre l'accent sur le rôle
des actions anthropiques en matière d'accélération de leur dégradation, en particulier dans le
cas de la palmeraie.
700
P annuelles (mm) P annuelles moyennes (mm)
600
500
P (mm)
400
300
200
100
0
1965-66
1967-68
1969-70
1971-72
1973-74
1975-76
1977-78
1979-80
1981-82
1983-84
1985-86
1987-88
1989-90
1991-92
1993-94
1995-96
1997-98
1999-00
2001-02
2003-04
2005-06
2007-08
Le régime saisonnier est du type AHPE (dans l'ordre décroissant). L'automne totalise
44,5 % du total pluviométrique annuel contre 32,2 % pour l'hiver, 22,1 % pour le printemps et
seulement 1,2 % pour l'été.
170
Tableau I - Éléments du bilan hydrique dans les Îles Kerkennah sur la période
1965-2009 (sources : DGRE et CRDA – Commissariat Régional au Développement
Agricole – de Sfax -, 2009).
J F M A M J J A S O N D ∑
P (mm) 23,7 14 27 17 4,5 0,9 0,5 1,1 21,5 44 33,7 35,7 223,6
ETP
37,4 49,6 77,5 107,7 152,2 184,4 199,6 170,2 116,2 80,3 48,5 36,4 1260,0
(mm)
ETP- P
13,7 35,6 50,5 90,7 147,7 183,5 199,1 169,1 94,7 36,3 14,8 0,7 1036,4
(mm)
P/ETP 0,63 0,28 0,35 0,16 0,03 0,00 0,00 0,01 0,19 0,55 0,69 0,98 0,18
Cette évaporation intense est favorable aux remontées capillaires qui se font à partir de la
nappe phréatique salée (salinité généralement supérieure à 12 g/l), proche de la surface dans
une grande partie de l'archipel. Se pose alors le problème de la salinisation des sols, sur lequel
nous reviendrons.
L'archipel des Kerkennah s'étend sur une vaste plate-forme continentale qui couvre tout le
Golfe de Gabès. Sa topographie se caractérise par la régularité et l'extrême faiblesse des
reliefs, comme l'illustre la figure 3.
Le point culminant n'excède pas 13 m à Ouled Ezzeddine (voir Fig. 1). Mais dans le
détail, cette topographie globalement très basse et monotone est marquée par une succession
de collines très molles et de basses sebkhas dont l'altitude n'excède guère 1 à 3 m. Cette
configuration serait le résultat d'une structure faillée en touches de piano soulevant des
"plateaux" qui correspondraient à des horsts et affaissant des grabens aujourd'hui occupés par
des sebkhas (A. OUESLATI, 1986). Ces deux unités morphostructurales sont raccordées par
des talus de faible dénivellation généralement orientés NO-SE et dont le plus important est
celui d'El Maâsra dans l'île Gharbia. Il a un commandement d'environ 7 à 8 mètres.
Compte tenu de la faiblesse des pentes, les écoulements de surface se font presque
exclusivement sous forme de ruissellement diffus et hormis quelques rares petits ravins
171
Figure 3 - Vue en trois dimensions des Îles Kerkennah (composition colorée de l'image
LandSat ETM+ du 23 mars 2003 drapée sur MNT).
observés le long du talus d'El Maâsra, il serait abusif de parler dans les Kerkennah d'une
véritable érosion liée aux écoulements concentrés.
En revanche, cette topographie très molle qui ne dépasse le niveau marin que de quelques
décimètres sur une grande partie de la surface totale de l'archipel, présente deux inconvénients
majeurs : d'une part, elle favorise la contamination des sols par le sel qui remonte par
capillarité à partir de la nappe salée et, d'autre part, elle rend facile le travail de l'érosion
côtière, notamment dans les secteurs où prédominent des matériaux meubles. Le tout est
aggravé par un mouvement de subsidence, aspect sur lequel nous reviendrons.
L'examen de la carte géologique des Kerkennah (Tab. II, Fig. 4) montre la prépondérance
des formations meubles, en particulier les limons rouges du Würm (Pléistocène supérieur) qui
s'étendent sur environ 39 % de la superficie totale.
Tableau II - Répartition surfacique des différents affleurements géologiques dans les Îles
Kerkennah déterminée par intégration de la carte géologique (J. DELTEIL, 1982) dans un
SIG.
Superficie (ha) % de la superficie totale
Sables et limons holocènes et historiques 1180,3 7,56
Würm : limons rouges 6008,9 38,47
Eutyrrhénien : grès calcaire oolithique 4765,7 30,51
Villafranchien : croûte calcaire à Hélicidés 3557,2 22,77
Mio-pliocène : argiles gypseuses 107,0 0,68
Total 15619,1 100,00
172
0 5 km
Sur les 181 kilomètres qui forment la longueur totale des côtes de l'archipel, 84 km (soit
46 %) sont taillées dans les limons rouges (Tab. III), sous forme de microfalaises dont la
dénivellation ne dépasse guère les 30 à 60 cm.
De fait, si le recul des côtes est un phénomène général qui semble toucher la majeure
partie du littoral de l'archipel à des vitesses plus ou moins rapides, c'est sans doute au niveau
de ces microfalaises limoneuses qu'on enregistre l'érosion la plus sévère.
Sur le terrain, ce rapide recul du trait de la côte est attesté par les ruines antiques
submergées par l'eau, notamment dans le site de Borj Lahsar (A. OUESLATI, 1986 ; H. SLIM
et al., 2004), par le grand nombre de palmiers rattrapés voire abattus par la mer, ou encore par
les pistes côtières grignotées par les vagues (Photos 1).
Il semblerait cependant que cette érosion soit plus active sur les côtes NO de l'archipel
que sur ses côtes SE. Alors que les premières sont très festonnées et sont disséquées par de
nombreux chenaux de marais, les secondes présentent un tracé longitudinal presque rectiligne
depuis Rass Essmoum jusqu'à l'Attaya (voir Fig. 1). A. OUESLATI (1986) s'est arrêté sur ce
contraste en suggérant que cette fragilité de la façade NO serait à chercher dans une
subsidence plus accentuée qu'ailleurs. Le facteur lithologique, ajoute t-il, est également
déterminant : alors que la façade SE est façonnée dans les roches relativement résistantes du
Villafranchien et de l'Eutyrrhénien, la côte NO laisse voir une alternance de roches dures
(croûte calcaire du Villafranchien) et de roches tendres, notamment les limons du Würm (voir
Fig. 4). Ces nuances lithologiques sont favorables au travail de l'érosion différentielle, qui
expliquerait en grande partie le tracé festonné de cette façade.
173
Tableau III - Longueur des côtes des Îles Kerkennah selon la nature des roches (en km).
Sables et
Limons
limons Croûte calcaire Grès calcaire
rouges Somme
holocènes et villafranchienne eutyrrhénien
würmiens
historiques
Île Gharbia 0 13,2 1,7 21,4 36,3
Île Charkiya 14,9 53,4 16,5 22,8 107,6
Île Gremdi 0 0,0 0,0 9,3 9,3
Îles El Haj Hmida 0 0,0 0,0 3,3 3,3
Îles Lazdad 0 8,6 0,0 0,0 8,6
Île Roumadiya 0 7,3 2,5 0,0 9,8
Île Rkadiya 0 0,0 1,0 0,0 1,0
Île Sefnou 0 0,0 4,6 0,0 4,6
Île Echermandiya 0 1,0 0,0 0,0 1,0
Somme (périmètre) 14,9 83,6 26,3 56,7 181,4
% par rapport au
8,2 46,1 14,5 31,2 100,0
périmètre total
Photos 1 - Palmiers et pistes côtières rattrapés par la mer, preuve d'une rapide érosion
marine (en haut : près de Marsa El-Abbassia ; en bas : à Marsa H'mani, sur la côte
septentrionale de l'île Gharbia). [clichés : N. FEHRI, mai 1998 et mars 2006]
174
Il faut aussi rappeler que cette dernière est exposée aux vents actifs dominants qui
soufflent des secteurs septentrionaux, ce qui procure aux vagues une énergie nettement
supérieure à celle des vagues qui s'abattent sur la côte SE, en position d'abri (A. OUESLATI,
1995).
Nombreux sont les travaux qui se sont penchés sur la question de la néotectonique dans
les Kerkennah (P.F. BUROLLET, 1978, 1979 ; J. DELTEIL et M. LOMBOY, 1979 ; …).
L'ensemble de ces travaux a été synthétisé puis critiqué par A. OUESLATI (1986, p. 105-108).
Cet auteur conclut à l'ancienneté des premiers mouvements de subsidence connus par
l'archipel, qui remonteraient selon toute vraisemblance au Tyrrhénien et se seraient prolongés
bien après. En appui à cette thèse, A. OUESLATI signale que la formation Douira, la formation
tyrrhénienne la plus ancienne (120 à 125000 ans BP), observée au Cap Bon (Menzel Temime)
et dans le Sahel de Sousse, est ici complètement absente et que les formations Rejiche et
Chebba, déposées respectivement par les cycles eutyrrhénien et néotyrrhénien, se trouvent à
des altitudes plus basses que dans le Sahel ou même qu'à Djerba.
Le même auteur se rallie à la thèse de P.F. BUROLLET selon laquelle cet affaissement a
dû se prolonger au cours de la période historique, provoquant un remarquable enfoncement de
l'archipel.
Par ailleurs, il est admis que, depuis l'antiquité, le niveau de la mer Méditerranée a connu
jusqu'à nos jours une élévation estimée à environ trois décimètres. En somme, les îles
Kerkennah auraient subi un ennoiement de trois mètres durant les 2400 dernières années
(P.F. BUROLLET, 1979). Cette thèse est d'ailleurs confirmée par la submersion parfois totale
de quelques sites antiques, en particulier à Borj Lahsar (l'ancienne Cercina), comme déjà
signalé.
L'installation de l'Homme dans les Îles Kerkennah est un fait ancien. L'archipel a vu
passer sur ses terres pratiquement toutes les civilisations que le reste du pays a connues. Il
n'est pas question ici de revenir dans le détail sur l'histoire de cette installation, thème sur
lequel nous disposons aujourd'hui d'une bibliographie historiographique relativement
pléthorique (le lecteur peut se référer par exemple à l'ouvrage collectif "Kerkena, Histoire et
175
société", réalisé sous la direction d'A. FEHRI, 2001). Ce qui nous intéresse dans le cadre de cet
article, c'est l'action des hommes contemporains tout au long du XXème siècle, notamment au
cours des dernières décennies, et son impact sur le milieu naturel d'une manière générale et
sur la palmeraie en particulier. En effet, en dépit de la stagnation de la population résidente de
l'archipel autour de 14000 à 15000 habitants depuis plusieurs décennies (15130 en 1936 et
14400 en 2004), les rapports de celle-ci avec son milieu ont connu d'importantes mutations,
amorcées il y a une quarantaine d'années, et qui se sont répercutées négativement sur
l'équilibre de l'écosystème. Ces mutations se sont traduites tantôt par une augmentation de la
pression exercée par la population sur le milieu (surpâturage, ouverture des carrières,
extraction illicite des sables, salinisation accrue des sols suite à l'introduction de l'activité
salinière et de l'irrigation, certains aménagements inadéquats…), tantôt par un déclin de
l'activité agricole traditionnelle ayant provoqué la dégradation de la palmeraie.
Tableau IV - Répartition surfacique des différents types de sols dans les îles Kerkennah
(source : planimétrie de la figure 5 après son intégration dans un SIG).
Types de sols Superficie (ha) % de la superficie totale
Association de sols peu évolués et de sols
1997,2 12,8
calcimagnésiques
Rendzines 3843,7 24,6
Sols minéraux bruts 577,9 3,7
Sols peu évolués d'apport colluvial ou éolien 1885,2 12,1
Sols salés à alcalis et à structure dégradée 6573,7 42,1
Sols salins à structure friable en surface 741,6 4,7
Total 15619,1 100
Les sebkhas sont des dépressions fermées salées caractéristiques des domaines arides. Ce
sont des formes d'ablation hydro-éoliennes creusées par la déflation. À cause d'une
évaporation intense, les sebkhas concentrent peu à peu le sel dissous dans les eaux de pluie
et/ou dans les nappes. La cristallisation du sel ainsi accumulé joue un rôle déterminant dans
l'évolution des sebkhas, car elle permet l'action du vent. En effet, elle s'accompagne souvent
d'une floculation des argiles et des limons en petits agrégats qui forment un horizon
176
0 5 km
superficiel de pseudo-sables épais de quelques centimètres (R. COQUE, 1962). Ces pseudo-
sables sont par la suite balayés par le vent et déposés sur les marges (le chott) de la dépression
formant une lunette et/ou des nebkas (Fig. 6).
D'après A. OUESLATI (1986), le paysage de sebkhas actuellement observable dans les Îles
Kerkennah ainsi que dans le Golfe de Gabès est le produit d'une évolution récente qui
remonte au Pléistocène supérieur - Holocène. Cela est confirmé par le fait que ces terrains
salés se placent généralement en-deçà de la limite de la transgression eutyrrhénienne qui a
déposé les grès calcaires de la formation Rejiche. Ils sont constitués d'un matériel souvent
limoneux rouge qui s'inscrit dans le prolongement des dépôts würmiens des sebkhas côtières
(A. OUESLATI, 1986). Leur emplacement aurait été pour la dernière fois durablement
submergé lors de la transgression versilienne datée d'environ 5500 ans BP sur les bordures de
Sebkhet El-Melah de Zarzis (J.P. PERTHUISOT, 1975) ou encore entre 5490 ± 150 et 5330 ±
160 ans BP sur la marge interne des terrains salés qui bordent la côte de Henchir Kharrouba
au Sud de Gabès (R. PASKOFF et P. SANLAVILLE, 1983).
L'originalité de ces sebkhas côtières, auxquelles appartiennent celles des Kerkennah, est
qu'elles ne sont pas des dépressions endoréiques, mais des terrains salés bas et ouverts sur la
mer suivant une pente très faible (Fig. 7). Du point de vue du fonctionnement hydrologique,
on notera qu'elles constituent des espaces de transit des eaux de pluie, plutôt que des cuvettes
où les eaux pourraient séjourner pendant plusieurs mois jusqu'à épuisement total, notamment
par évaporation, comme c'est le cas dans les sebkhas intérieures. De fait, au cours de la saison
pluvieuse, l'essentiel des eaux précipitées est rapidement évacué dans la mer et les sebkhas ne
sont généralement submergées que pendant quelques jours.
177
Ruissellement Ruissellement
Fond de sebkha
Remontée de la nappe
Saison sèche
Poussières et sel
Vent dominant
Nebkas Pseudo-sables Déflation
Palmeraie
Grès calcaire euthyrrhénien
Salicornes
Limons rouges salés
Chenal de marée
Sols sableux calcimagnésiques
Ruissellement vers la mer
Le drainage des excédents d'eau vers la mer s'accompagne d'un lessivage partiel des
chlorures éventuellement accumulés dans les sebkhas au cours de la saison estivale sous
forme d'efflorescences salines. Par comparaison avec les dépressions endoréiques de
l'intérieur du pays, où les teneurs des sols en sel atteignent souvent des seuils excessifs, cette
particularité du fonctionnement hydrologique des sebkhas des Kerkennah maintiendrait les
concentrations en sel dans des proportions nettement inférieures ; une particularité grâce à
178
Mkaren Khalifa
Sidi Alif
Ennkhal
Photo 2
Digue
Photos 3 et 4
0 1 km
Palmeraie Sebkha
racines des plantes. Cet effet résulte de la différence des concentrations de sel entre les
végétaux et le sol. Le gradient osmotique créé entre le sol et la plante empêche l'absorption de
l'eau par les racines et, s'il est suffisamment élevé, provoque le dessèchement de la plante
(M. DE BOODT, 1995). De nos jours, cette situation est très courante et il suffit de parcourir
180
les marges des sebkhas pour s'apercevoir que les palmiers morts contaminés par le sel se
comptent par milliers. D'autres, au moins aussi nombreux, dépérissent et connaîtront sans
doute le même sort.
Observée dans plusieurs endroits de l'archipel, cette situation est fâcheusement aggravée
par l'activité salinière dans le secteur d'El-Abbassia – Bardouna, qui semble payer le lourd
tribut d'une mauvaise gestion de ce patrimoine écologique oh combien cher : la palmeraie.
Mkaren Khalifa
Echergui
Bardouna
El-Abbassia
El Kortil
Remla Kellabine
Les salins en 1976
Les salins en 2003
0 1 km Palmeraie très dégradée
Figure 9 - Extension des salines d'El-Abbassia entre 1976 et 2003 et ses conséquences sur
la palmeraie (d'après la feuille topographique Er-Ramla NO au 1/25000
de l’Office de la Topographie et de la Cartographie – OTC, 1976 –
et la scène Landsat ETM + du 21 mars 2003).
Au mois de mars 2006, nous avons procédé à un comptage systématique des palmiers morts,
sans doute au cours des 10 à 15 dernières années, entre la route (RMC 204) et Bardouna
(Fig. 9). Sur une bande de 200 à 300 m de large, les palmiers ont été presque tous exterminés.
Pas moins de 300 arbres, dont il ne reste que le tronc, ont été dénombrés. Cette mortalité très
élevée semble se propager à l'intérieur de la palmeraie et si aucune disposition n'est prise sans
tarder, plusieurs centaines connaîtront assurément le même sort au cours des prochaines
années.
Photos 5 - Vues sur les côtés est (en haut) et nord (en bas) du village d'El-Abbassia :
l'extension récente des salines, une véritable menace pour la palmeraie.
[clichés : N. FEHRI, mars 2006]
184
Ces deux périmètres exploitent les eaux de la nappe profonde de Sfax, dont la salinité est
malgré tout relativement élevée (autour de 3,5 g/l). C'est à juste titre que les études
préliminaires du projet ont insisté sur la nécessité de concevoir des réseaux de drainage afin
d'éviter la salinisation et l'engorgement des sols.
D'après les données du tableau V, on peut estimer la quantité moyenne de sel injectée
annuellement par hectare à environ 9,35 tonnes dans le périmètre irrigué de Remla et à 9
tonnes dans le périmètre de Mellita. Or, à ce jour, seul ce dernier est doté d'un efficace réseau
de drainage. Du reste, il n'y a pas ici de véritables indices de salinisation, ni d'hydromorphie,
et les jeunes olivettes irriguées se portent bien. Ce n'est pas le cas dans le périmètre de Remla,
où les efflorescences salines sont fréquentes et où des halophiles, ainsi que des hydrophiles,
sont en train de proliférer. Aussi insistons-nous sur la nécessité de parfaire cette composante
majeure du projet sous peine de voir les sols perdre en fertilité par salinisation.
Auparavant l'activité agricole constituait, après la pêche, une source de vie essentielle
pour la majeure partie de la population et la plupart des terres cultivables étaient
régulièrement labourées.
Par ailleurs, le palmier occupait une place singulière dans la vie des kerkéniens. À ce
propos A. LOUIS (1945) écrivit : "Le palmier est l'arbre roi des Kerkena : il définit le
paysage, il en fait le charme et l'originalité". En 1961, il ajouta : "Pour le kerkénien le
palmier est un ami précieux, il y a tant et tant de choses à tirer de lui : fruits, fibres du
régime, tigettes, spathe, palmes, tronc, stipe, folioles, rien n'est perdu". Sans qu'il soit besoin
de revenir ici dans le détail sur les différentes utilisations du palmier (sur ce sujet, voir
A. LOUIS, 1961, et A. BEN SAÂD, 2001), on se contentera de rappeler qu'avant la
modernisation des techniques de pêche, le palmier était le pivot de cette activité traditionnelle.
Des centaines de milliers de palmes de l'année, agencées perpendiculairement aux courants
185
marins, conduisaient le poisson à des chambres de capture, localement appelées Dar, faites de
nattes (Hsir) pour lesquelles on réemployait les palmes de l'année précédente, préalablement
arrachées puis séchées. Ces chambres de capture étaient équipées d'ouvertures où l'on posait
des pièges appelés Drina, sortes de nasses tissées à partir de la fibre du régime et de ses
tigettes. L'on comprend alors pourquoi cet arbre était annuellement élagué et nourri de fumier.
De fait, il y a trois à cinq décennies, la palmeraie se portait très bien comme le démontrent les
témoignages d'A. LOUIS (1961) par exemple.
On compte aux Kerkennah pas moins de cinq carrières, ouvertes au cours du XXème
siècle, mais qui sont actuellement abandonnées (Fig. 10). Celles d'El-Kbour, au nord d'El-
Abbassia, ainsi que celle d'Enf Errkik ont été ouvertes dans la croûte calcaire villafranchienne
et ont respectivement servi à la construction des jetées des ports de pêche d'El Attaya et de
Kraten.
Les autres carrières ont été taillées dans les grès calcaires eutyrrhéniens. La plus ancienne
et la plus importante du point de vue superficie est celle d'El-Kortil à l'est d'El-Abbassia. Dès
l'époque coloniale, les grès y ont été découpés à la main sous forme de blocs
parallélépipédiques, alors recherchés pour la construction. Au cours des années 1990, cette
carrière a été rapidement élargie à coup de bulldozers pour fournir les matériaux nécessaires à
l'élargissement de la route 204. Presque en même temps, deux autres carrières exploitant les
mêmes grès calcaires ont été ouvertes dans l'île Gharbia, l'une près de Chott El-Mechani, au
nord de Mellita, et l'autre au sud de ce même village (Fig. 10).
Par ailleurs, existent dans l'archipel plusieurs points d'extraction illicite des sables
holocènes et historiques pour les besoins de la construction, qui provoquent le déchaussement
de plusieurs dizaines de palmiers (Photo 6).
Outre l'atteinte au paysage de l'archipel, ces carrières et sablières constituent des espaces
où la dégradation est hélas irréversible, car le sol y a été complètement enlevé. Dans la plupart
des carrières, le creusement a souvent atteint la nappe phréatique salée (Photo 7), si bien que
les chances d'y voir la végétation se régénérer sont très minces, sinon nulles.
La situation est d'autant plus affligeante que ces carrières se sont, pour la plupart,
transformées en dépotoirs sauvages d'ordures ménagères. Pire, dans certains cas, leur
ouverture s'est faite aux dépens de sites archéologiques qui ont été purement et simplement
ravagés. À titre d'exemple, en février 2002, nous avons remarqué l'existence de tombes
186
El-Kraten
N
Ennajet
El-Ataya
Ouled Bouali
Abbassia
Ouled Yaneg
Village
Mellita Carrière dans du calcaire villafranchien
Sablière illicite
0 5 km
Figure 10 - Localisation des carrières et des sablières illicites dans les Îles Kerkennah
(d'après des travaux de terrain personnels).
Photo 7 - Un paysage désolé dans la carrière d'El-Kortil à El-Abbassia dans les grès
calcaires eutyrrhéniens. À remarquer la nappe phréatique salée qui affleure.
[cliché : N. FEHRI, mars 2006]
antiques dégagées dans la carrière dite d'El-Kbour au nord du village d'El-Abbassia. Aussitôt
alerté, notre collègue F. CHELBI, de l'Institut National du Patrimoine, s'est dépêché sur les
lieux. Selon lui, il s'agirait d'un cimetière punique. Malheureusement, le site était dans un état
tel que des études plus poussées n'étaient pas envisageables…
IV - CONCLUSION
Comme déjà vu, le palmier fait l'originalité de ces îles. La préservation et la restauration
de la palmeraie s'avèrent donc une condition sine qua non pour la promotion et la réussite de
tout projet de tourisme écologique.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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Article reçu le 2 juin 2011. Accepté le 2 septembre 2011. Mis en ligne le 13 septembre 2011.