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Littérature

A rebours de : le Nom, le Réfèrent, le Moi, l'Histoire, dans le


roman de J. K. Huysmans
Daniel Grojnowski

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Grojnowski Daniel. A rebours de : le Nom, le Réfèrent, le Moi, l'Histoire, dans le roman de J. K. Huysmans. In: Littérature,
n°29, 1978. pp. 75-89;

doi : https://doi.org/10.3406/litt.1978.2085

https://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1978_num_29_1_2085

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Daniel Grojnowski, Université de Paris VII.

« A REBOURS » DE :
LE NOM, LE RÉFÈRENT,
LE MOI, L'HISTOIRE,
DANS LE ROMAN DE J.K. HUYSMANS

1. Le nom
Les quelques personnages <TA Rebours, comparses, utilités, silhouettes
de rencontre apparues et disparues au fil des pages, sont nommés avec
parcimonie 1. Des désignations telles que Madame Laure, Auguste (p. 137),
rendent hommage à l'environnement social en feignant de créer un effet
d'illusion réaliste : illusion illusoire du fait que ces satellites éphémères
appartiennent au passé du héros dont, a contrario, le nom s'affirme comme
signe omniprésent, complexe d'indices où le jeu des signifiants et des
signifiés détermine l'écheveau textuel du roman : un nom à tiroir pour un récit
sans événement se présentant comme une succession d'inventaires, un nom
polysémique pour une narration que tresse la récurrence de quelques thèmes
entrecroisés : décor, sensations, prédilections, haines. Le roman s'énonce
comme la formule développée autant qu'éclatée d'un nom propre, nom
rare, nom aristocratique, mais aussi contenant et contenu déterminant le
territoire romanesque. Le nom ne définit ni une nature ni un destin comme
dans la tradition mais le corps même du récit dans son ordonnance, son
lexique, sa sémantique, sa phonie. Il porte en germe un univers dont
l'excroissance envahira seize chapitres, définissant et délimitant les champs de
signification. Le nom propre n'est plus un signe qui aurait pour réfèrent « un
grêle jeune homme de trente ans, anémique et nerveux, aux joues caves,
aux yeux d'un bleu froid d'acier, au nez éventé et pourtant droit, aux mains
sèches et fluettes » (p. 48), dont nous n'apprendrons rien d'autre en ce qui
concerne la physionomie. Annihilé aussitôt qu'évoqué en ces quelques lignes,
le personnage est constitué d'un agglomérat de sept syllabes, noyau
producteur des différentes séries d'expansions qui génèrent le texte. A Rebours
1. Nos références renvoient à l'édition d'A Rebours dans la collection 10/18.

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apparaît comme la prolifération verbale d'un nom propre : Jean Floressas
des Esseintes.
Il faut donc interroger ce nom mot à mot, syllabe par syllabe, le prendre
et le comprendre au pied de la lettre, puisque le texte ne cessera de s'avouer
jeu des mots saisis dans leur inanité sonore et signifiante. Ainsi le prénom
ouvre deux filières qui contribuent à fonder la mythologie du roman dans
la mesure où il se dédouble pour désigner Jean-Baptiste mis à mort par
Salomé (Jean victime de l'attrait qu'exerce sur lui les seins de la danseuse,
p. 117), épisode dont le répondant sera le cauchemar du héros voué à la
castration par l'étreinte d'une femme-fleur (ch. VIII) — ainsi que Saint-
Jean à Pathmos qui est mentionné dans le chapitre XII (p. 249) et dont
l'Apocalypse sera démarquée dans les dernières pages de l'œuvre. Par le
prénom s'exprime à la fois la problématique de la sexualité et celle de
l'Histoire. Dédoublé en ces deux Jean du Nouveau Testament, le personnage
prophétise et assume une double mort du désir : désir de l'autre par
l'impuissance sexuelle, désir des autres par l'impuissance de l'individu devant la
société de l'âge industriel. Il est en cela solidaire des saints désignés, comme
son nom propre le confirme par redondance : Jean des Es-(saint)-seintes,
le saint à rebours que n'anime ni ferveur ni foi mais aussi l'anachorète
qui cherche refuge dans une thébaïde afin de préserver l'art de la corruption
de l'argent.
Floressas, c'est la fleur dans ses diverses acceptions et dérivations, aux
sens propre et figuré, la représentation de la précellence se référant tant à
l'ascendance du personnage (la fleur du blason nobiliaire) qu'à l'écriture
qui trame le récit (la fleur de rhétorique). C'est l'artifice des pierreries
florales qui ornementent la carapace de la tortue afin de la dé-naturaliser
en l'intégrant à un décor d'esthète, le fleur phéniqué, la flore monstrueuse
des dessins de Redon (parmi lesquels figure une tête coupée), la flore que
le héros assemble en sa demeure (ch. VIII) — flore lexicale énonçant
l'absence de tout bouquet : Caladium, Alocasia Metallica, Anthurium, Amor-
phophallus — avant d'assister à leur inquiétante métamorphose dans
l'épanouissement du rêve. Elle est emblème distinctif du dandy, objet rare et
artefact (« fleurs factices singeant les véritables fleurs, naturelles imitant les
fleurs fausses », p. 161), anthologie de textes constituant la bibliothèque
du lettré sous forme de florilège : littérature de la décadence latine (ch. III),
du christianisme moderne (ch. XII), de l'avant-garde contemporaine
(ch. XIV), qui font d'A Rebours le livre des livres. Les écrivains de
prédilection, adonnés aux effets de langue, se trouvent tour à tour mentionnés,
commentés, imités. Si l'auteur des Fleurs du Mal est si souvent invoqué,
c'est qu'il a abandonné l'investigation des floraisons normales pour se
tourner vers les végétations sous-terraines. Les fleurs incarnent une manière
d'être modalisée par un style d'auteur : elles sont « flores byzantines »,
faits d'écriture, qui ne cessent de se désigner comme tels.

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Fleur détachée des essaims, de la foule, de la multitude, des Esseintes
est l'homme qui ne peut accepter le monde contemporain aliéné par le culte
du progrès. Le regard qu'il jette sur la société, dans la « Notice » et le dernier
chapitre, dresse constat de F« horrible réalité de l'existence ». C'est pour
fuir ses semblables, parmi lesquels il ne trouve que médiocrité ou vénalité,
qu'il cherche un refuge et s'efforce de vivre en autarcie dans l'exil volontaire
des classes et de l'idéologie dominantes, pour constituer son propre système
de valeurs. Il se fait Jean Floressas des Essences, lesquelles ont pour fonction
de nier la trivialité de l'existence bourgeoise : essences de parfums (ch. X),
essences de nourriture, essences d'œuvres d'art, de sensations, d'idées,
c'est dans un univers clos qu'il substitue les essences et quintessences aux
objets démonétisés du monde extérieur. L'adultération des valeurs qui
résulte de la dégénérescence de l'aristocratie et de l'ascension de la
bourgeoisie, promue classe dirigeante, détermine le refus des substances
considérées dans leur historicité, au profit des essences immuables et inaltérables.
En désirant un ailleurs qui se trouve n'importe où hors du monde, des
Esseintes se voue à la quête d'un sens fondé en éternité.
Diverses symétries instaurent au niveau du nom une permanence
qui fige la durée. Répétition des trois syllabes (Floressas/des Esseintes),
des neuf lettres (Floressas/Esseintes), répartition des S (floreSSaS deS
eSSeinteS) miment la stagnation d'un récit qui procède par redites. A
Zola, qui lui reprochait d'avoir fait son personnage « aussi fou au
commencement qu'à la fin », Huysmans répond en invoquant le caractère obligé de
cette « fatale monotonie » 2.
Le nom définit également la sexualité du héros dans sa manière d'être
et la morale qu'elle implique. Il traduit simultanément un refus, une
hésitation et une option. Refus de ce qui est sain au profit des valeurs
décadentes : déliquescence, morbidité, névrose, impuissance. Hésitation entre
la virilité (le prénom) et la féminité (le nom propre), qui provoque la peur
de la femme, la tentation homosexuelle, la fascination de l'androgynie
et de la transsexualité lorsqu'est tentée l'expérience de permutation avec
la femme virile miss Urania. Option pour une sexualité inclassable établie
hors des normes, qui ne peut être désignée que par un néologisme : « fémi-
nilité » (p. 183) 3.
L'impossibilité d'intégrer la sexualité dans une norme de
comportement procède évidemment d'une totalité. Extravagant, excentrique, des
Esseintes est un personnage hors du commun qui fonde sa manière d'être
sur le credo de la déviance. Parce que maudite, cette adhésion à la
transgression morale et religieuse est occultée au niveau de l'onomastique.
Mais une longue référence au divin marquis invite à décrypter le nom dans

2. Mélanges Pierre Lambert, A.-G. Nizet, 1975, p. 31.


3. « II est peu de livres sur la femme, sur l'intime féminilité de son être depuis l'enfance jusqu'à ses
vingt ans, peu de livres fabriqués avec autant de causeries, de confidences, de confessions féminines » (Edmond
de Goncourt, préface à Chérie, 1884).

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la perspective d'un exercice du sacrilège : « La force du sadisme, l'attrait
qu'il présente gît donc tout entier dans la jouissance prohibée de transférer
à Satan les hommages et les prières qu'on doit à Dieu; il gît donc dans
l'inobservance des préceptes catholiques qu'on suit même à rebours » (p. 255).
On ne s'étonne donc pas de voir le nom incorporer la désagrégation que le
personnage ne cesse de mettre en pratique :
fioresSAsDEsesseintes
On voit dans quelle mesure Huysmans tend à constituer son héros en
personnage textuel, produit verbal devenant producteur d'un récit qui le
diffracte, l'éparpillé en constellations de vocables : « II choisit dans une
collection japonaise un dessin représentant un essaim de fleurs » (p. 101).
De tels réseaux parcourent le roman, qui confirment le statut de l'amateur
de dessins interrogateur de desseins, voué à la fleur, aux flores et floraisons,
à la haine de l'argent, à ce qui est saint et malsain, aux essences et
quintessences. Ces séries lexicales relèguent au second rang des Esseintes en
tant que figure donnant une image du réel, et l'instaurent au centre d'une
sémiotique textuelle : l'auteur contribue ainsi à désacraliser le réfèrent pour
promouvoir le règne du signe. « Le livre, expansion totale de la lettre,
doit d'elle tirer, directement, une mobilité, et spacieux, par correspondances,
instituer un jeu, on ne sait, qui confirme la fiction » 4.

2. Le Réfèrent

Une subversion de la représentation s'opère du fait que le livre — dont


le héros cherche à substituer l'artifice au naturel — met en scène l'art aux
dépens de la nature, privilégie le culturel comme réfèrent romanesque d'un
type nouveau en accordant une place de choix à une réalité pré-codifiée :
livre-répertoire, livre-musée, A Rebours est non seulement
roman-bibliothèque qui inventorie les titres des ouvrages dignes d'être lus, il se présente
comme un écrit inscrit dans l'épaisseur d'une intertextualité qui est aussi
bien littéraire qu'historique, théologique, plastique ou musicale. Au
réfèrent du monde extérieur ou intérieur il substitue celui du complexe culturel,
ensemble disparate dont le terme commun est de constituer une réalité
déjà médiatisée. Le livre est écrit à partir d'autres livres, l'œuvre se réfère
à d'autres œuvres qui l'imprègnent. Se présentant comme un patchwork
dont les diverses étoffes révèlent leur origine et leur nature, le roman est
tissu des textes de toutes sortes qu'il mentionne et assimile. Par ce mépris
du faux-semblant s'affirme sa modernité.
Des Esseintes s'est résolu à se cloîtrer n'importe où « loin du monde »
(p. 56). Cette clôture en laquelle il s'enferme figure de manière allégorique

4. Mallarmé : « Quant au livre », Œuvres complètes, p. 380, Bibliothèque de la Pléiade.

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celle qu'instaure l'auteur lorsqu'il se réfère à d'autres œuvres qui alimentent
la sienne en obligeant à une lecture seconde. Dès la première ligne le hors-
texte référentiel se trouve contaminé par l'allusion au drame le plus célèbre
du Romantisme français, Hernani (acte III, scène 2) : « A en juger par les
quelques portraits conservés au château de Lourps ». Le procédé, avoué
dès l'incipit, légifère le récit dans son intégralité : de manière allusive la
fin de la « Notice » cite Edgar Poe, comme la fin du chapitre I mentionne
explicitement trois pièces de Baudelaire, la fin du chapitre III des ouvrages
de Kabbale, médecine, botanique, érotologie, la fin du chapitre V le vieux
poème latin De laude castitatis, etc.
Diverses procédures sont tour à tour utilisées, qui tendent à mettre
en doute la véracité de l'histoire, troublent la transparence du récit-illusion
pour formuler un récit-allusions, constitué d'alluvions textuelles. La «
Notice » retrace l'adolescence de des Esseintes en disposant des références
qui en font l'épigone d'un autre héros du mal du siècle, le narrateur des
Mémoires cf Outre-Tombe et de René. Similitude du cadre, de l'atmosphère,
des errances dans la nature, du dégoût de la société et du goût de l'isolement,
des soirées décolorées passées dans la présence muette du père et de la mère
— toutes ces données établissent une sorte de texte double comportant des
termes communs comme le « château » (Combourg, Lourps) ou le «
guéridon » qu'éclaire ici une bougie (Les Mémoires) là, une lampe (A Rebours).
De la même manière les « symphonies intérieures » que se joue des Esseintes
sur son orgue à bouche — dont « chaque liqueur correspondait selon lui,
comme goût, au son d'un instrument » — rend hommage aux
correspondances de Baudelaire, à l'art total dont Wagner s'est fait le théoricien 5,
et parodie la symphonie des fromages du Ventre de Paris :

Zola Huysmans
« Au milieu de cette phrase vigoureuse, le « Le gin et le whisky emportent le palais
parmesan jetait par moments un filet mince avec leurs stridents éclats de pistons et de
de flûte champêtre; tandis que les bries y trombones. L'eau-de-vie de marc fulmine
mettaient des douceurs fades de avec les assourdissants vacarmes de tuba,
tambourins humides. Il y eut une reprise pendant que roulent les coups de tonnerre
suffocante du livarot ». de la cymbale et de la caisse ».
{Le Ventre de Paris, p. 501, « L'Intégrale », {A rebours, p. 107).
t. I, Le Seuil).

Il ne s'agit évidemment pas pour Huysmans de revendiquer une influence


mais de laisser transparaître dans son texte l'émergence d'autres textes,
notoires, qui déréalisent le premier et délimitent le véritable champ
référentiel du récit. Certes, comme l'écrit Roland Barthes, « tout texte est un
intertexte; d'autres textes sont présents en lui, à des niveaux variables, sous

S. Baudelaire : « Richard Wagner et Tannhâuser à Paris » (L'Art romantique, p. 1 049 et 1 05 1 ; Bibl.


de la Pléiade, 19S4).

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des formes plus ou moins reconnaissables : les textes de la culture antérieure
et ceux de la culture environnante; tout texte est un tissu de citations
révolues »6. Encore faut-il que ce statut commun n'estompe pas la
perturbation qu'a pu produire A Rebours (comparable, à ce titre, aux Chants
de Maldoror ou aux Moralités légendaires) en rendant manifeste, par le
jeu des références, des citations ou de la parodie, le rapport d'intertextua-
lité qu'il entretenait avec d'autres œuvres.
Le dispositif culturel se révèle particulièrement efficace dans le long
passage où des Esseintes contemple deux œuvres de Gustave Moreau
(Salomé, U Apparition) qu'il a pendues aux murs de son cabinet de travail
« entre les rayons des livres ». Nulle description mais une multiplicité
d'indices qui fractionnent le réfèrent plastique dans les différentes strates
des cultures anciennes et modernes. Loin d'imposer la focalisation sur un
objet historiquement et esthétiquement daté, la rêverie l'établit dans
l'épaisseur d'un espace culturel. D'une part le passage est construit en abyme du
fait qu'il cite l'épisode de l'Évangile selon Saint-Matthieu dans la version
des théologiens de Louvain. D'autre part, aussi « unique » qu'elle paraisse,
l'œuvre de Moreau s'inscrit dans un ensemble auquel participent Mantegna,
Jacopo de Barbarj, Vinci, Delacroix, mais également Flaubert, Baudelaire,
Mallarmé (Hérodiade, p. 300-301). Salomé, enfin, « ce type si hantant
pour les artistes et les poètes » (p. 115), figure un archétype en lequel
interfèrent Hélène et Salammbô, la Vierge et la courtisane — le paganisme et
le christianisme, les cultes de l'Inde, de l'Egypte, un nervosisme tout
moderne. Ce syncrétisme historique et religieux esquisse une topographie
imaginaire qui ne doit rien à la réalité qu'avait investiguée le Naturalisme.
Autant A Rebours reste dans la lignée <ÏA Vau VEau en ce qui concerne le
sujet traité, autant il en diffère radicalement par ce parti-pris d'imprégnation
dans un véritable bouillon de culture.
D'une manière générale, le décor, dans ses divers éléments,
aménagement des pièces, meubles, étoffes, objets, fait proliférer les marques
culturelles quand il ne devient pas purement et simplement texte lui-même.
La servante de des Esseintes porte un costume de faille flamande et un bonnet
noir à capuchon afin que son ombre soit perçue comme une citation du
béguinage de Gand. De même, une chambre confortable est aménagée en
cellule de moine dont le mobilier mêle les styles : table de chargeur du
XVe siècle, ostensoirs byzantins, étoffes florentines. Quand des Esseintes
se décide à faire relier ses murs comme des livres, il aménage un intérieur
qui a pour fonction de produire de la littérature, tout se passant comme
s'il tentait de vivre dans un texte historique à décors simultanés qui feraient
interférer les lieux et les époques. Dès lors nulle limite précise entre les
objets et les écrits : la salle à manger qui ressemble à la cabine d'un navire

6. Encyclopedia Universalis, article « Texte ».

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comprend aussi bien des boussoles, sextants ou compas, qu'un exemplaire
des Aventures d'Arthur Gordon Pym relié en veau marin, filigrane d'une
mouette. Si les artifices de l'esthétisme révèlent avec ostentation l'obédience
du dandy, elles ont pour visée première de rendre le réfèrent lisible, de
détourner sa fonction habituelle en le surchargeant de sens, bref, de le
constituer en un message du même type qu'une œuvre d'art. Il ne s'agit
plus d'accumuler les signes produisant l'« effet de réel », mais d'établir
une prédominance et une permanence des marques assurant l'« effet
culturel ».
L'illusion réaliste se fonde sur un credo mis en œuvre par des
conventions. Son idéal est le récit qui camoufle l'auteur, qui est énoncé par une
écriture apparemment translucide à travers laquelle le lecteur croit percevoir
le monde. Ce type de roman se dit miroir, fenêtre ou microscope, il postule
la primauté d'une réalité dont il se présente comme le médiateur. Lorsqu'ils
exposent leur conception de la représentation, les romanciers du XIXe siècle,
considérant implicitement l'écriture comme instrument d'optique, recourent
volontiers aux métaphores de l'image obtenue par transparence ou réflexion :
« miroir », « miroir concentrique », « glace sans tain », « verre à vitre »,
« prisme », « loupe », etc. 7 A l'opposé de l'écriture réaliste, A Rebours
ne cherche pas à créer l'illusion, il ne dispose pas sur son parcours les
divers signes du code de la vraisemblance. Ce qui est proposé, à l'occasion
d'un parfum, d'une pierre précieuse, d'une plaquette de bibliophilie, d'un
orgue à bouche, c'est l'instrumentation des vocables, la disposition
d'arabesques syntaxiques, le phrasé des groupes rythmiques, le jeu des
associations phoniques, un texte qui ne cesse jamais de se désigner comme
objet. Lorsque des Esseintes entr'ouvre la fenêtre de son cabinet de travail,
ce n'est pas un paysage d'hiver que l'écrit laisse entrevoir mais un poème
en prose qui est donné à lire (p. 105-106).
L'éblouissement du personnage devant les fleurs de serre qu'il fait livrer
à son domicile est éblouissement du styliste devant les faits d'une langue
concertée, à la fois allusive et surchargée d'effets, que son opacité — car
en dernier ressort il importe peu que les mots désignent toujours des
choses — oblige à considérer et à goûter pour elle-même. On dira en
empruntant à Jakobson la catégorisation qu'il propose dans sa « Poétique », que
la fonction référentielle du langage est contaminée par la fonction poétique
qui vise à mettre l'accent sur le message en tant que tel 8 :

Des Esseintes exultait.


On descendait des voitures une nouvelle fournée de monstres: des Echi-
nopsis, sortant de compresses en ouate des fleurs d'un rose de moignon ignoble;

7. Ces termes sont empruntés à Stendhal, Balzac, Zola, Philarète Chasles. L'étude du champ lexical
des diverses théories de la représentation réaliste (« peinture », « image », « reproduction », etc.) confirmerait
sans nul doute la prégnance de ce postulat.
8. « L'accent mis sur le message pour son propre compte, est ce qui caractérise la fonction poétique du
langage » {Essais de linguistique générale, p. 218, « Points », Le Seuil).

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des Nidularium, ouvrant, dans des lames de sabres, des fondements écorchés
et béants; des « Tillandsia Lindeni » tirant des grattoirs ébréchés, couleur de
moût de vin; des Cypripedium, aux contours compliqués, incohérents,
imaginés par un inventeur en démence. Ils ressemblaient à un sabot, à un vide-
poche, au-dessus duquel se retrousserait une langue humaine, au filet tendu,
telle qu'on en voit dessinée sur les planches des ouvrages traitant des
affections de la gorge et de la bouche; deux petites ailettes, rouge de jujube, qui
paraissaient empruntées à un moulin d'enfant, complétaient ce baroque
assemblage d'un dessous de langue, couleur de lie et d'ardoise, et d'une pochette
lustrée dont la doublure suintait une visqueuse colle » (p. 164-165).

3. Le Moi

Les dix pages de la « Notice » offrent la matière d'un roman


d'éducation. Elles rapportent trente années de la vie d'un homme, au cours
desquelles sont tour à tour évoqués l'atmosphère familiale, l'enseignement
chez les Jésuites, l'entrée dans le monde, l'essai d'insertion dans les divers
milieux qui s'offrent à un rejeton de la noblesse, la fréquentation des gens
de lettres, des femmes. Chaque fois des Esseintes connaît la désillusion,
constate l'universalité de la « sottise humaine ». Assuré de ne pouvoir
jamais rencontrer son semblable, il prend conscience de sa foncière unicité.
Le récit ne commence qu'au chapitre I, au moment où s'est effectuée la
rupture avec les autres, où le héros décide d'aménager sa solitude — Huys-
mans a songé intituler son roman Seul — pour s'adonner à l'investigation
de soi. Une fois proclamée, après inventaire, la liquidation de la jeunesse,
l'observation d'un personnage coupé de toute communication avec
l'extérieur, qui s'efforce de vivre sur lui-même, de se nourrir « de sa propre
substance » (p. 142) en un permanent face-à-face, constitue la matière
romanesque d'A Rebours : le « moi » est posé comme sujet, seul et unique, du
récit.
Toutefois, lorsqu'il se réfugie à Fontenay-aux-Roses, des Esseintes
ne récuse pas seulement son moi social, il renie également son moi intime :
sa « haine de la figure humaine » se double de la « haine et (du) mépris de
son enfance ». La première page du chapitre I affirme sa volonté de tuer
l'enfant qu'il a été : il suspend au plafond de son boudoir une petite cage
en fil d'argent où un grillon enfermé chante « comme dans les cendres des
cheminées du château de Lourps ». Lorsqu'il étreint une femme, il exorcise
par cette mise en scène les soirées passées avec sa mère, « tout l'abandon
d'une jeunesse souffrante et refoulée » (p. 60). Le reniement de des Esseintes,
parce qu'il oblitère sa biographie antérieure, opère une table rase qui
conditionne une stratégie dont l'objectif est de combler la vacuité du moi : par
le souvenir qui, périodiquement, ramène à la surface de la conscience les
fragments enfouis du passé (la visite chez le quenottier, les amours avec
la ventriloque, la rencontre d'un mauvais garçon), par l'investissement dans
l'imaginaire (la rêverie devant les œuvres de G. Moreau ou les Persécutions

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religieuses de Jean Luyken), par le culte de l'objet, par la plénitude
qu'apportent les sensations. Si jadis des Esseintes s'est complu à surprendre les
autres en se singularisant (il a organisé un fastueux repas de deuil pour
célébrer la plus futile des mésaventures), une fois retiré du monde, il devient
son propre spectateur et le dandysme social laisse place à une obstinée
quête de soi. Désormais, lorsqu'il choisit son ameublement, la couleur de
ses plafonds, de ses plinthes, la décoration d'une tortue d'appartement dont
les tons doivent s'harmoniser avec la trame argentée de son tapis d'Orient,
il ne cherche plus à éblouir ou étonner. Son obsession du décor, sa hantise
du raffinement et de la perfection harmonique, sont autant de
machinations qui tendent à affermir le moi — à pallier son inconsistance — par la
saturation de l'environnement. L'autarcie du personnage met en évidence
sa dépendance foncière. La perpétuelle boulimie de pierres précieuses,
d'orchidées de toutes espèces, de livres rares, de parfums subtils constitue
des stimulations à l'existence qui tende à simuler des manières d'être. Car
la recherche de soi ne peut s'effectuer que par fétiches interposés ou pratiques
rituelles qui condamnent le héros à un perpétuel jeu de cache-cache du fait
qu'il ne peut accéder à lui-même que par le biais du simulacre.
Ainsi le célèbre orgue à bouche, loin de représenter un gadget décadent,
joue le rôle de machine à exister, qui rend possible une instrumentation du
moi sans laquelle l'intériorité du personnage risquerait fort de se diluer.
En percevant des correspondances entre les goûts et les sonorités, des
Esseintes se compose une succession d'états d'âme : fureur du kirsch,
douceur de la menthe et de l'anisette, mélancolie du vespéro, prolongent, sur
un autre mode de perception, le mystère et la perversité des cymphanes,
des saphirines et des yeux de chat de Ceylan, ou la « sensibilité toute
rhumatismale » de l'opale. C'est paradoxalement par l'extérieur qu'est mise en
branle la vie intérieure du héros, comme si la sensation était pour lui
condition sine qua non de l'être. Des Esseintes n'est alors que ce qu'il sent et
ressent, il est déterminé par le décor qu'il agence, il s'imprègne des humeurs
que les objets de toutes sortes lui transmettent, il vit par procuration dans
la succession des instants, d'une existence à la fois intense et dérisoire.
L'étude du héros montre qu'A Rebours, bien que concentrant « le
pinceau de lumière sur un seul personnage » (Préface de 1903, p. 41),
interroge l'intériorité plus qu'il ne la met en œuvre. En même temps qu'un
cas clinique, des Esseintes illustre un moi au statut incertain. L'analyse
introspective laisse constamment le pas à une description de type behaviou-
riste qui décrit un homme-machine fonctionnant selon les lois de l'attirance
et de la répulsion. Des Esseintes est une sorte de pantin qui incarne une
symptomatologie : scrofule, chlorose, léthargie, hallucinations, impuissance.
Il apparaît passif, agi, subissant les effets du mal qui l'habite : « une douleur
aiguë le perça », « un pica, une perversion s'empara de lui », « des nausées
lui venaient aux lèvres ». Tantôt « tordu par une crampe », tantôt « rongé

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par une ardente fièvre », il assiste aux désordres nerveux dont il est la proie
et qui conditionnent son goût pour la musique monastique ou ses élans de
foi. Perpétuellement en péril, le moi procède d'un corps menacé, fragmenté,
qui n'est jamais perçu comme totalité : la nuque devient sensible, une main
remue, le périnée s'humidifie, les artères battent sous la peau du cou.
Par ces caractérisations successives est contestée la conception classique
du personnage, qui analyse les passions dans la perspective d'une unité
rassérénante. Le moi n'est plus postulé comme entité homogène, il est le
lieu de fluctuations qui mettent en question ses fondements théoriques :
le personnage en crise porte témoignage d'une crise de la notion de
personne.
En 1880 Zola expose les postulats du « roman expérimental » qui se
conforme à un état contemporain de la connaissance de l'homme dont
le comportement comme la vie intérieure apparaissent conditionnés par
l'hérédité et l'influence du milieu social. L'être métaphysique de l'âge
classique, abstraitement doué d'une âme qui est le siège des passions, est
remplacé par un homme « naturel » dont la machine est expliquée par des
facteurs physico-chimiques : « un jour, la physiologie nous expliquera
sans doute le mécanisme de la pensée et des passions » 9. En dépit de son
désir avoué de prendre ses distances avec Zola, Huysmans use dans A
Rebours d'une infrastructure théorique qui procède toujours du
Naturalisme tant pour ce qui concerne le mode de narration que la conception
de la personne. Le roman est une « Physiologie » que permet de systématiser
la conception tainienne de l'individu, ainsi qu'en témoigne la « Notice » :
si les traits psychologiques du héros y sont à peine esquissés, une abondante
information permet de le considérer dans sa relation à une « race », à
un « milieu » et à un « moment ». Des Esseintes, qui souffre de faiblesses,
dégoûts, nausées, constipations, névralgies, hyperesthésie, illusions
sensorielles, est également conforme à l'un des types longuement étudié par
Auguste Axenfeld, professeur à la Faculté de Médecine, dans son Traité
des névroses (2e édition en 1883) au chapitre « Neurasthénie ». Toutefois,
par sa nature même, la névrose discrédite une interprétation strictement
mécaniste car, si on en connaît parfaitement les symptômes, leur cause
demeure non seulement indéfinie mais également invisible. Pour Axenfeld
il s'agit d'une pathologie dont le comment apparaît sans pourquoi, d'états
morbides qui « présentent cette double particularité de pouvoir se produire
en l'absence de toute lésion appréciable et de ne pas entraîner par eux-
mêmes de changements profonds et persistants dans la structure des
parties » 10.
« Singulière maladie » (p. 191), à l'origine d'« inexplicables répulsions »
(p. 308), de « phénomènes inconnus » (p. 308), la névrose de des Esseintes

9. E. Zola : Le Roman expérimental, in Anthologie des préfaces de romans français, Julliard, p. 273.
10. Axenfeld : Traité des névroses, p. 11.

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met en évidence les insuffisances de la psycho-physiologie positiviste :
une lacune reste à combler, un continent à investiguer.
C'est à propos de Baudelaire, qui ne s'est pas contenté d'arpenter les
souterrains accessibles et éclairés de l'âme, qui « est allé plus loin » en
parvenant à « exprimer l'inexprimable » (p. 234), que Huysmans, ressentant
la carence terminologique et conceptuelle de la psychologie contemporaine,
traduit par des métaphores une vision originale de la vie intérieure. Les
images qu'il utilise tendent à compenser la pauvreté lexicale dont il dispose
(l'esprit, les sentiments, les impressions, les idées). Elles mettent en jeu
les notions de profondeurs, de végétation et de pathologie dans une relation
dont la psychanalyse saura démontrer qu'elle forme une structure en
fonction de laquelle se développent les processus psychiques. Par la lecture de
Baudelaire, Huysmans découvre un domaine souterrain composé de mines
et de galeries « méconnues » où se ramifient des flores monstrueuses qui
rendent compte d'états morbides tels ceux qui font réclamer aux couples
« des caresses filiales [...], des candeurs maternelles dont la douceur repose
et concède, pour ainsi dire, les intéressants remords du vague inceste »
(p. 233). Ce commentaire, qui relègue au second plan le poète des Fleurs
du Mal pour mieux rendre compte de l'analyste de la vie intérieure, est
corroboré par les pages consacrées aux écrivains qu'a intéressés la «
psychologie morbide » : Edgar Poë, scrutateur de l'angoisse et des maladies de la
volonté, Barbey d'Aurevilly, clinicien de l'érotomanie, ou encore le marquis
de Sade, praticien de la transgression. La décadence n'apparaît plus alors
comme le terme d'une évolution mais le commencement d'une investigation.
La locution adverbiale qui donne son titre à l'œuvre, indique un
mouvement : dans cette introspection faite par personne interposée (« Et très
évidemment, cette personne est M. Huysmans », écrit l'auteur dans un
article qu'il a consacré à lui-même sous pseudonyme u), toutes les données
d'une auto-analyse se trouvent réunies : l'enfance, la relation à la mère,
au père — et son substitut les Jésuites — la vie sexuelle, les fantasmes, les
souvenirs surgis spontanément ou par associations d'idées, le rêve enfin.
Dans un ouvrage « parfaitement inconscient, imaginé sans idées
préconçues » (Préface, p. 27), ces éléments composent un dossier qui amène à
considérer le moi en termes de problématique.
Dans A Rebours la théorie de la personne qui fonde la notion de
personnage est le lieu d'insurmontables contradictions, d'incompatibilités et
d'ambiguïtés historiquement insolubles. Si la dichotomie dualiste y
apparaît caduque, le déterminisme positiviste s'y avère incapable de rendre
compte des comportements et des faits psychiques autrement que par
référence à la psycho-physiologie normale et pathologique. Le personnage

11. Mélanges Pierre Lambert, op. cit., p. 19.

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de des Esseintes, conforme à un état présent de la connaissance, en mesure
les insuffisances et les inconséquences. Symptomatique d'une crise épisté-
mologique, il arbore un « moi » rébus et rebut, en déhiscence et en instance.

4. L'Histoire

Récit d'un enfermement après rupture avec le monde contemporain,


A Rebours est un roman où il ne se passe rien. Impressions, sensations,
expérimentations, rêveries d'un collectionneur raisonneur sont présentées dans
un ordre arbitraire du fait qu'une description en forme d'inventaire
remplace la logique d'une narration constituée d'épisodes. Roman à tiroirs
dont les quinze chapitres (le seizième constituant un épilogue symétrique de
la « Notice ») incluent les spécimens d'un nombre indéfini d'items possibles,
roman-fleuve de l'investigation de soi et du vide intérieur. Une fois le moi
défalqué de la collectivité, subsistent les ressassements du solipcisme.
Pour que s'interrompe la litanie il faut qu'un médecin survienne de Paris
et ordonne au malade le retour à la « vie commune ». Le deus ex machina
traduit l'impossibilité de trouver quelque issue que ce soit. L'itinéraire de
des Esseintes décrit un parcours exemplaire: tandis que l'incapacité de vivre
l'Histoire en marque le point de départ, le point d'arrivée entérine
l'incapacité de la fuir. Expérience nulle et non avenue qui confirme l'enraci-
cement de l'individu dans la société, alors même qu'il la récuse, la bafoue
ou s'efforce de l'ignorer.
De fait, des Esseintes est un homme pour qui le monde extérieur existe.
L'Histoire contemporaine traverse le récit et délègue des émissaires de toutes
sortes — serviteurs, cochers, déménageurs, passants, bourgeois — qui
permettent au reclus de conserver un minimum de contacts avec l'extérieur.
Un chapitre entier (XI) laisse pénétrer dans le no man's land du roman où
ne surgissent que des fragments du passé, le Paris du présent avec ses
omnibus, ses boutiques, ses becs de gaz clignotants, le brouhaha de ses rues,
la foule de ses gares. L'existence contemporaine apparaît là sous un jour
familier. Du boulevard d'Enfer des Esseintes se rend en fiacre rue de Rivoli
où il aperçoit le Carrousel, puis chez un marchand de vins de la rue Casti-
glione et se fait enfin conduire près de la gare Saint-Lazare. Pourtant le
désir de vivre « loin de nos mœurs, loin de nos jours » (p. 113) disqualifie
cette intrusion du monde réel. Par associations d'idées et jeux de mots
(des Esseintes visite d'abord la librairie le GalignanVs Messenger puis
s'attable dans une taverne de la rue d'Amsterdam) Paris se dédouble en un
Londres pluvieux que baigne la brume et que traverse une Tamise bordée
d'entrepôts, avant de laisser place au souvenir d'une Hollande pourvoyeuse
de désenchantements. Ni la mention de Dickens ou des Pré-Raphaélites,
ni celle de Rembrandt ou de Van Ostade ne suffisent à cautionner le monde

86
extérieur. La culture ne peut être appréhendée qu'en vase clos, protégée
des souillures du réel, le monde extérieur s'oblitère aussitôt qu'on l'évoque.
L'expérience de des Esseintes tend à annihiler toute topographie réelle
comme si son histoire se déroulait hors de l'Histoire.
Corrélativement à cet évanouissement du monde extérieur on assiste
à la dissolution du temps. Il est en effet impossible de préciser combien
dure l'enfermement de des Esseintes du chapitre I au chapitre XVI. Les
indications établissent un flou continu qui compose une temporalité sans
repères, constituée de périodes reliées les unes aux autres par une
juxtaposition lâche : « cette année-là », « des semaines s'écoulèrent », « deux
jours après », « cet état dura quelques jours » : tout se résorbe dans la durée
morte d'une existence vécue hors chronologie. En même temps qu'est
indiquée l'historicité d'un personnage vivant dans un contexte daté, un
discours nihiliste sur l'Histoire Universelle et la place de l'individu dans
celle-ci parcourt l'ouvrage. Simultanément la présence de l'Histoire est
confirmée et sa caducité dénoncée. Le moi ne parvient ni à s'insérer ni à
se situer ni à se reconnaître dans son environnement, il ne peut qu'affirmer la
fin de l'Histoire qui est mort des valeurs, perte du sens.
La solitude du héros ne procède pas seulement d'une névrose au sens
clinique du terme, mais aussi d'une névrose idéologique découlant d'un
constat de non-appartenance. Elle vérifie une impossible identification aux
autres, dont résulte un douloureux sentiment d'unicité : « il n'avait aucun
espoir de découvrir chez autrui les mêmes aspirations et les mêmes haines »
(« Notice », p. 54), «est-ce qu'il connaissait un homme capable d'apprécier
la délicatesse d'une phrase, le subtil d'une peinture, la quintessence d'une
idée? » (ch. XVI, p. 326). Dans son rapport au social, au politique, à
l'historique, des Esseintes se pose en apatride, il vit dans une sorte d'extra-
territorialité, sa solitude témoigne son incapacité à reconnaître, à accepter
ou même à discerner les signes qui lui permettraient de se percevoir dans
un rapport d'appartenance : cette conscience d'une altérité (on songe à
Baudelaire dans Mon cœur mis à nu : « sentiment de solitude dès mon
enfance ») amène à considérer les autres comme altération, par référence
à une essence intacte du moi.
La double dimension de cette non-appartenance concerne à la fois
la classe d'origine, la noblesse, maîtresse du passé (voir la « Notice »)
et la nouvelle classe dominante, la bourgeoisie, à qui appartient le présent
et l'avenir (voir le chapitre XVI). L'une comme l'autre se révèlent
incapables de préserver les signes qui légitimeraient leur règne. La première
est dépossédée des terres, châteaux, hôtels particuliers, écussons qui
constituaient les marques visibles de sa prédominance. Des Esseintes assiste à
la décrépitude d'une race désormais composée de vieillards catharreux et
gâteux s'adonnant à la gabegie et à la corruption, d'êtres nuls ne
prononçant que dr« insipides discours » (p. 52). La seconde a substitué aux signes
distinctifs du code aristocratique l'argent qui est par excellence signe indis-

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tinctif, du fait qu'il intégre à l'économie de marché tout produit, y compris
l'œuvre d'art dont la vocation est de donner voix à l'originalité. La société
entière adore le Veau d'or, les financiers asservissent l'artiste, le culte du
quantitatif et du multiple élimine celui du qualitatif et de l'unique.
L'individu est dépouillé de son identité, les grands livres de commerce périment
les ouvrages de l'amateur. La dernière page du récit montre un domestique
qui emporte à la suite des déménageurs un paquet de livres : ainsi meurent
les bibliothèques.
Alors que la retraite à Fontenay-aux-Roses a constitué une ultime
tentative de préservation des valeurs par le culte de l'œuvre d'art et une
pratique concertée de l'esthétisme, le retour à la réalité contemporaine
envisagée au terme de l'expérience, donne lieu à l'évocation d'un spectacle de
fin du monde où les bourgeois bâfrent dans un amas de décombres : « il
n'y avait rien, plus rien » (p. 334). N'échappent à cette déperdition ni les
artistes qui profèrent « un déluge de niaiseries molles » (p. 333), ni les
prêtres et les fidèles qui communient sous des espèces neutres, les hosties
étant fabriquées avec de la fécule de pommes-de-terre : « Or Dieu se refusait
à descendre dans la fécule » (p. 330). Celui qui, contemplant ce spectacle
de désolation et de dérision, cherche un réconfort dans les maximes de
Schopenhauer ou de Pascal, se surprend à balbutier des syllabes vides :
« les mots résonnaient dans son esprit comme des sons privés de sens;
son ennui les désagrégeait, leur ôtait toute signification » (p. 334).
Le discours implicite qui traverse A Rebours avoue la nostalgie du
passé, révèle la vacuité du présent, dénonce l'impasse de l'avenir. Puisque
toute évolution entraîne dépérissement et décadence, on ne peut rien
escompter de l'Histoire qui par sa nature éloigne toujours davantage d'un
lieu originel dépositaire d'un sens à jamais perdu. C'est la vision que
Nietzsche prête dans la deuxième de ses Considérations inactuelles (« De l'utilité
et des inconvénients de l'Histoire pour la vie ») aux esprits supra-historiques
et aux historiens traditionnalistes qui forment une famille spirituelle à
laquelle sans nul doute appartient des Esseintes. Alors que l'esprit
historique considère le passé pour mieux comprendre le présent et projeter
l'avenir, l'esprit supra-historique ne discerne jamais rien de nouveau sous
le soleil : immuable et stérile, l'Histoire ne cesse de se répéter. Par une
même défiance devant les forces dynamiques, l'esprit traditionnaliste
s'installe dans le passé dont il se fait un nid douillet. L'ancienneté est pour lui
gage d'immortalité, la connaissance du passé autorise l'oubli du présent et
facilite le camouflage du vide inhérent au refus de l'action : « L'individu
devient ainsi timoré et hésitant, il perd sa confiance en soi ; il se replie sur
son « intériorité », c'est-à-dire en ce cas sur un fatras de choses apprises
qui sont sans effet sur le dehors, et sur un savoir qui ne se change pas en
vie » 12. Par excès d'érudition, l'esprit traditionnaliste, absorbé par le passé,

12. F. Nietzsche : Considérations inactuelles, traduites par G. Bianquis, éditions Aubier.

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devient un apathique qui tantôt s'abandonne aux forces obscures de
l'Inconscient universel, tantôt réduit l'existence à un décor d'antiquaire, tantôt
répudie l'avenir en affirmant que tout « vient trop tard, que tout n'est
qu'activité d'épigones, bref, que nous naissons tous avec les cheveux gris » 13.
Dans son pamphlet Nietzsche invoque la ruine d'une culture
momifiante et propose les contre-poisons qui mettent la connaissance au service
de la révolte. Le bonheur et l'action impliquent la faculté d'oublier un
moment le passé, de « s'asseoir au seuil de l'instant ». Il va de soi que ce
traité du bon usage de l'Histoire s'oppose du tout au tout à la leçon de
renoncement sur laquelle s'achève A Rebours. Pour Huysmans,
l'impossibilité de vivre l'Histoire, l'absolue désespérance qui fait souhaiter son terme
(« Eh! croule donc, société! meurs donc, vieux monde », p. 333) débouche
sur le recours au mythe, seul capable de sauver l'individu. Mythe de l'Age
d'or qui inspire la dénonciation des perversions manufacturières de l'époque
contemporaine (la perte de la pureté originelle du pain et du vin) et
l'évocation du bon vieux temps où la reine Radegonde préparait de ses propres
mains le pain destiné aux autels. Mythe de l'Apocalypse qui fait invoquer
Sodome et Gomorrhe, et fait retentir dans les dernières pages du récit un
millénarisme fin de siècle. Mythe enfin d'une régénérescence d'après le
Déluge, qui, à la suite d'une longue métaphore de liquidité et d'errance
(ch. XVI : havre, port, eau, horizon, rade, berge, vague, fanal, etc.)
assimile des Esseintes à un Noé des temps modernes en quête d'un improbable
paradis perdu.
On peut donc considérer le dernier chapitre du roman, qui reproduit
par réflexion la « Notice », comme l'élément d'une structure mythique où
la fin renvoie au commencement en évacuant l'histoire, tout se passant
pour des Esseintes comme si rien ne s'était passé. On peut aussi considérer
l'appel final à Dieu (quand bien même il s'énonce sur le mode dubitatif,
sinon négatif) comme le désir de renaître au Commencement des
commencements, avant la chute, à ce moment de perfection où l'Histoire n'existait
pas encore. Car la négation de celle-ci débouche nécessairement sur une
Théogonie.
Par cette absence aux autres et à l'événement, des Esseintes participe
à l'élaboration d'un prototype. Comme Frédéric Moreau avant lui, comme
Meursault ou Murphy après lui, comme tous les héros dépossédés de
l'Occident moderne, il ne peut que se situer en marge. Incapable de se
concevoir dans un rapport de solidarité aux autres, coupé des classes dominantes
comme des classes dominées, il exprime l'impossibilité d'un choix —
collaboration ou révolte — qui le conduit à adopter une position de
non-ingérence aux conflits contemporains. Le retrait qui s'ensuit, hors l'Histoire,
expose la seule manière de la glorifier qui subsiste à ses yeux : à rebours.
Liturgie sans foi, célébration funèbre d'une solitude de classe.

13. Ibidem, p. 325.

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