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sciences sociales
Heinich Nathalie. L'aura de Walter Benjamin. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 49, septembre 1983. La
peinture et son public. pp. 107-109;
doi : https://doi.org/10.3406/arss.1983.2201
https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1983_num_49_1_2201
Abstract
Walter Benjamin's Aura.
The «aura» of the work of art is that which photography, a means of mass reproduction, is claimed to
destroy. But is it not rather that which photography engenders in the original ? This effect of negative
imputation, characteristic of the subtle twists Walter Benjamin applies to the objects he writes about,
perhaps contributes to the aura surrounding his philosophical personality.
Résumé
L'aura de Walter Benjamin.
L'«aura» de l'œuvre d'art, c'est ce dont la photographie, en tant que moyen de reproduction de masse,
entraînerait la perte. Mais n'est-ce pas plutôt ce qu'elle fait naître, a contrario, dans l'original ? Cet effet
d'imputation négative, caractéristique des subtiles torsions imprimées par Walter Benjamin à ses
objets, ne contribue-t-il pas à l'aura dont jouit sa personnalité philosophique ?
nathalie heinich
hura á
d'Aldous Huxley qui vante la rareté du don artistique ce qui est conventionnel ; ce qui est véritablement
contre la vulgarisation par le progrès technique, nouveau, on le critique avec aversion. Au cinéma,
Walter Benjamin se sent obligé d'ajouter : «II est clair le public ne sépare pas la critique de la jouissance»
que le point de vue exprimé n'a rien de progressiste» (p. 198). C'est ainsi que la valorisation politique
(p. 195) ; mais il ne s'en démarque nullement. De (et non plus philosophique) d'un comportement
même, commentant une diatribe particulièrement éminemment social (ici, la capacité d'appliquer aux
éli tiste contre le cinéma («divertissement d'illettrés, œuvres un regard critique, une perception esthétique),
passe-temps d'ilotes», etc.), il remarque qu'elle ne fait sert à occulter le caractère foncièrement élitaire de
qu'exprimer le «lieu commun» opposant le la condamnation des usages vulgaires (la seule
divertissement des masses au recueillement exigé par l'art ; jouissance) (8).
mais, loin de régler son sort à un tel «lieu commun»,
il cherche à lui donner un fondement ontologique,
avec un argument assez faible : «Celui qui se recueille
devant une œuvre d'art se plonge en elle (...) ; au Inversion et brouillage
contraire, dans le cas du divertissement, c'est l'œuvre On comprend mieux, dans ces conditions, l'aura dont
d'art qui pénètre dans la masse» (p. 206). Le texte jouit la personnalité philosophique de Walter
tout entier, d'ailleurs, multiplie ces tentatives pour Benjamin : sachant admirablement mettre en évidence
légitimer philosophiquement les manifestations de des phénomènes culturels peu ou pas pensés avant lui,
ressentiment élitiste. Telle la condamnation du il opère cependant, à leur propos, de subtiles torsions
collectif au profit de l'individuel : «II est contraire à intellectuelles qui l'amènent à inverser la logique
l'essence de la peinture de fournir matière à une véritable des phénomènes, selon une optique
réception collective simultanée», de sorte qu'«il est nostalgique de la perte, du déclin, de la massification
certain qu'il y a là un très sérieux inconvénient dès opposée à la rareté, etc. Thématique foncièrement
lors que, par suite de circonstances particulières et réactive, qui peut ne pas apparaître comme
d'une façon qui contredit jusqu 'à un certain point sa réactionnaire que parce qu'elle s'appuie sur une sémantique
nature, elle est directement confrontée aux masses», de l'euphémisation (ne serait-ce que par le fait même
p. 198(5) . de mettre un nom — aura — sur ce qui n'en avait pas),
Dans le même esprit, l'allusion à la statistique à du déplacement, du brouillage des connotations, dont
propos de la perte de l'aura (6), ou encore la principale modalité est le renversement
l'assimilation de l'aura à la nature et de son déclin aux «progressiste» des valeurs («masses» devient un terme positif)
«conditionnements sociaux» (cf. p. 178), semblent à l'intérieur d'une problématique qui reste
un écho des réactions d'indignation devant la montée fondamentalement élitaire. C'est ainsi que la valorisation
des masses et la prépondérance de la technique. Et politique du négatif (les masses) dans la mise en
lorsque Walter Benjamin affirme qu'« atteindre à cet évidence des effets négatifs du négatif (perte de l'aura
aspect des choses qui échappe à tout appareil» est par les techniques de reproduction), opère un
bien «l'exigence légitime de toute œuvre d'art» (p. 197), brouillage tout aussi efficace que cet «effet
n'est-ce pas là encore — malgré toutes les précautions d'imputation négative» appliqué à la photographie et au
et les concessions — une tentative pour donner un cinéma. Effets d'inversion, effets de brouillage qui
fondement ontologique à l'opposition, pourtant caractérisent une personnalité stylistique insaisissable,
fortement marquée historiquement et socialement, «diagonale» (et, par là même, d'autant plus
entre magie et technique, distance et proximité, naturel «fascinante») — mais qui témoignent aussi,
et artifice, nature et société, au travers de quoi il décrit exemplairement, des tentatives désespérées" d'un intellectuel
l'opposition entre peinture et cinéma, peintre et allemand de l'entre-deux guerres pour parvenir à être,
cameraman ? (7). sans contradiction, ce qu'il est : un esthète progressiste.
Enfin, lorsqu'il a recours à l'argument du
progressisme («Le caractère d'un comportement
progressiste tient à ce que le plaisir du spectacle et
l'expérience vécue correspondante s'y lient, de façon
directe et intime, à l'attitude du connaisseur», p. 197),
c'est pour disqualifier les usages vulgaires, purement
hédonistes, de la culture : «A mesure que diminue la
signification sociale d'un art, on assiste dans le public
à un divorce croissant entre l'esprit critique et la 8— Ce thème, à résonances kantiennes, de la condamnation de
conduite de jouissance. On jouit, sans le critiquer, de la jouissance esthétique au profit de la connaissance, on le
retrouve chez Adorno, assené avec, à la fois, la violence
rhétorique et l'assurance philosophique qui font à maintes reprises
5— Souligné par moi. On remarque le style particulièrement de sa Théorie esthétique une illustration idéal-typique de ces
contourné de cette phrase, qui devait «jusqu'à un certain sortes de torsions intellectuelles que Walter Benjamin imprime,
point» faire frémir la conscience philosophique et politique avec subtilité, à ses réflexions sur la culture. «Celui qui jouit
de Walter Benjamin. concrètement des œuvres est un ignorant» (Th. Adorno,
6— «Ainsi se révèle, dans le domaine intuitif, quelque chose op. cit., p. 25) ; «Le concept de jouissance artistique comme
d'analogue à ce qu'on remarque dans le domaine théorique concept constitutif doit être éliminé» ; «La conscience
avec l'importance croissante de la statistique. L'alignement moyennement cultivée s'en tient obstinément au 'ça me plaits
de la réalité sur les masses et des masses sur la réalité est un (p. 312), etc. On remarquera que cette condamnation du
processus d'immense portée, tant pour la pensée que pour «béotisme» au nom de la défense des droits esthétiques de
l'intuition» (p. 179). l'œuvre d'art, ne se soutient que de la valorisation politique
(progressiste) de l'art, qui permet d'assimiler a priori l'ignorance
7— Opposition qu'il illustre par la métaphore, tout à fait en matière artistique avec la réaction, le conservatisme. On
remarquable, du mage et du chirurgien, le premier conservant retrouve ainsi, comme chez Walter Benjamin, la valorisation
la «distance naturelle», exerçant par son «autorité» et de politico-progressiste de l'art : l'art «critique la société par le
façon «globale», le second diminuant la distance, opérant de simple fait qu'il existe» (p. 299) ; «toute œuvre d'art
façon morcelée. authentique opère une révolution en soi» (p. 303), etc.