sciences sociales
Bogdan Robert. Le commerce des monstres. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 104, septembre 1994. Le
commerce des corps. pp. 34-46;
doi : https://doi.org/10.3406/arss.1994.3111
https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1994_num_104_1_3111
Abstract
The Trade in Freaks
The history of « freak shows » (late 19th-mid 20th century) casts light on the social construction of the
notion of the « freak ». This study is particularly concerned with the means used to present human
beings so as to entertain an audience and make a profit. The two modes of presentation most often
used - the exotic register and the « noble » register - illuminate the relationship of this type of
amusement with the culture of entertainment, the ordinary representations and scie-tific notions of the
time.
Résumé
Le commerce des monstres
L'histoire des « spectacles de monstres » (fin XIXe-mi-XXe) permet de comprendre comment la notion
de « monstre » est socialement construite. Cette étude s'intéresse particulièrement aux manières de
mettre en scène des êtres humains pour divertir un public et atteindre un but lucratif. Les deux modes
de présentation le plus fréquemment employés - le registre exotique et le registre noble - permettent
de saisir les rapports de ce genre d'attraction avec la culture du divertissement, les représentations
communes et les notions scientifiques de l'époque.
Le Commerce
des Monstres
es ■• monstres » ont connu leur hcutv de gloire. Les quant de tels spectacles De nos jours, ce sont des
«spectacles de monstres» lurent :'i une période phénomènes en marge de la société et que beaucoup
donnée une activité lucrative, populaiiv Hans tous les considèrent comme une exploitation grossière el indecente,
pays et parfaitement acceptée: on montrait ainsi de façon Selon les termes utilisés par un militant pour les droits des
officielle et organisée des personnes réputées posséder handicapes, les «spectacles de monstres- relèvent de la
des caractéristiques phvsiques ou mentales étranges, ou ■•pornographie du handicap1». Si l'on en rencontre
encore avoir des comportements présentés comme « hors encore, qui vont de fête foraine en fête foraine et animent
du commun» elles se produisaient dans les cirques, les les foires locales ou régionales, il ne faut y voir que le
;
foires, les fêtes loraines et autres lieux de divertissement, miserable vestige de ce qui fut un spectacle de fête. Etant
il laut attendre que le xxL" siècle soit bien entamé pour donné l'intérêt que les sciences sociales portent depuis
trouver des documents protestant contre le caractère longtemps à la gestion sociale des différences entre les
êtres humains, on pourrait s'attendre à de nombreux
écrits consacrés a cette coutume". Pour une part, la
réticence des scientifiques à étudier ce phénomène
s'explique par son piètre statut social et par le déclin
numérique des «montreurs de monstres » ^ De surcroît,
"hormis quelques exceptions notoires, les chercheurs en
sciences sociales n'ont que fort rarement fait appel au
passe pour y trouver des données sur la déviance '. Les
« monstres de foire » offrent un champ d'étude trait physique être un géant met en jeu d'autres éléments.
;
passionnant à qui veut comprendre les pratiques anciennes et De même, être un « monstre », un « être étrange » ou un
l'évolution des idées sur la diversité humaine ; ils « phénomène de foire », ce n'est ni un trait personnel ni
permettent également d'étayer par des faits une théorie qui une caractéristique physique dont certains seraient
rende compte de la gestion et du commerce des corps dotés 9. Le terme « monstre » renvoie à une manière de
humains « hors du commun » . penser les êtres, une façon de les mettre en scène - c'est
Notre travail montre comment la notion de « monstre » un état d'esprit et un ensemble de pratiques.
est socialement construite. Il s'intéresse surtout à la mise Quels sont les différents types de « monstres » ? Les
en scène d'êtres humains pour divertir un public et en rares auteurs qui ont écrit à propos des attractions de foire
retirer un profit financier 5. Il s'interroge sur les stratégies, sont en général des spécialistes d'histoire populaire et de
les techniques et les images utilisées par les organisateurs sciences humaines ; ils proposent des réponses centrées
dans les expositions, afin de vendre ce genre sur les caractéristiques physiques de ceux qui sont ainsi
d'attractions. Il pose la question des liens entre celles-ci et la mis en scène 10. Leurs livres comme leurs articles ont des
culture du divertissement d'une part, les conceptions titres qui évoquent les ouvrages de médecine « les nains
:
naïves ou scientifiques concernant la diversité humaine,
d'autre part. Enfin, il cherche quel enseignement nous
pouvons tirer de cette rencontre entre la sociologie et 5. Erving Goffman, Presentation of Self in Everyday Life. Garden City,
l'histoire quant aux pratiques actuelles en matière de New York, Doubleday, 1959 (trad. fr. par A. Kihm, La Mise en scène de
commerce des corps ^ la vie quotidienne, Paris, Éd. de Minuit, 1973, t. 1, La Présentation de
soi).
.
En l'espace d'un siècle (1840-1940), on a assisté aux 6. Cet article repose sur une étude historique plus vaste des « spectacles
États Unis à une hausse, puis à une chute de la popularité de monstres » aux États-Unis. Le lecteur pourra se reporter à R. Bogdan,
des «spectacles de monstres». Vers 1840, les Freak Show, Chicago, USA, University of Chicago, 1988 ; R. Bogdan,
« Exhibition of Mentally Retarded People for Amusement and Profit,
«phénomènes de foire », qui effectuaient jusque-là leurs propres 1850-1940», in American Journal of American Mental Deficiency,
tournées commencèrent à rejoindre les organismes du vol. 91, 1987, et enfin R. Bogdan, « In Defense of Freak Show», in
spectacle alors en plein essor7. Parallèlement, P. T. Bar- Disability, Handicap and Society, vol. 8, n° 1, 1993. Les mémoires publiés
par des gens du spectacle, les journaux d'époque, les magazines, les
num, qui avait été la personnalité la plus en vue de photographies ainsi que toutes les reliques de ce que furent les cirques,
l'industrie du spectacle au xixe siècle, devint directeur de les fêtes foraines, les foires et le musée à dix cents ont constitué nos
données. Nous avons aussi beaucoup utilisé les brochures et les photos
l' American Museum à New York au début des années que l'on vendait au public des expositions. Nous avons étudié plus de
quarante8. Dans ce Disneyland de l'Amérique 2 000 documents iconographiques et 200 fascicules relatant des histoires
victorienne, on exposait des « phénomènes humains ». À partir de vie. On trouvera tout ce matériel dans les lieux suivants le Musée
mondial du cirque (State Historical Society of Wisconsin, Baraboo,
;
de 1940, la crise économique, les changements Wisconsin); le fonds Ron Becker (bibliothèque George Arents, université
géographiques et technologiques, la concurrence d'autres de Syracuse, État de New York) les fonds Richard Flint, Karla L.
Goldman et Warren A. Raymond à Baltimore dans le Maryland le fonds du
;
formes de divertissement, la médicalisation des théâtre de Harvard (bibliothèque de Harvard, à Cambridge dans le
;
bizarreries humaines et l'évolution des goûts du public Massachusetts) le fonds Hertzberg (bibliothèque publique de San
Antonio dans le Texas) les archives iconographiques de la bibliothèque du
;
causèrent un déclin sensible des spectacles de ce type. Congrès à Washington les archives Pfening, à Columbus dans l'Ohio le
;
l'université du Texas qui était particulièrement grand de domaine les recoupements avec le racisme et l'histoire générale des
spectacles en question. Dans chacun des cas, soit le travail est
;
taille, se rendit à une attraction du cirque des Ringling actuellement en cours, soit le thème est traité dans d'autres publications.
Brothers. Clyde Ingles, qui en était le directeur, remarqua 7. D. Wilmeth, Variety Entertainment and Outdoor Amusements,
Earl au milieu des spectateurs et, s'approchant de lui, lui Wesport, Connecticut, Greenwood, 1982.
demanda « Ça vous dirait d'être un géant ? » II est 8. N. Harris, Humbug, University of Chicago, 1973-
.-
naturellement impossible de dire à quel point cette histoire a été 9. E. Goffman, Stigma, Englewood Cliffs, New Jersey, Prentice-Hall,
arrangée pour entrer dans la légende du cirque, mais elle 1963 (trad. fr. Stigmate, Paris, Éd. de Minuit, 1975).
éclaire un aspect compris par les gens impliqués dans ce 10. F. Drimmer, Very Special People, New York, Amjon, 1973 J. et A.
Durant, A Pictorial History of the American Circus, New York,
;
genre de spectacle, mais négligé par les auteurs qui se A. S. Barnes, 1957 L. Fiedler, Freaks, New York, Simon & Schuster,
sont intéressés aux « monstres » être très grand, c'est un 1978, et Mannix, Freaks, San Francisco, RE/SEARCH, 1990.
;
:
Le commerce des monstres 37
et les lilliputiens » , « les géants » , « les hommes-singes » , « les honnêteté qui caractérisent ce genre d'entreprises. Prise
hommes-squelettes», «les hommes-troncs», «les idiots», au premier degré, la typologie fournie par les
« les obèses », « les albinos », « les siamois », « les monstres à profes ionnels dissimule plus qu'elle ne révèle. Elle présente un
trois bras ou quatre jambes», «les monstres mi-homme, intérêt, non parce qu'elle fait la lumière sur ce que sont
mi-femme », « les maladies de peau », « les tatoués » et « les ces spectacles, mais parce qu'on y retrouve les notions
bizarreries anatomiques en tout genre » qui vont de soi dans le monde du divertissement.
.
L'universitaire Leslie Fiedler, auteur d'un livre fameux
intitulé Les Monstres, a rompu avec cette tradition qui
estime que la « monstruosité » est une caractéristique Escroquerie, imposture et trucage
physique n. Se fondant sur l'étude des mythes et la
psychanalyse, elle pose comme principe que les hommes ont Le xixe siècle a vu s'opérer une différenciation des
une peur intense des «êtres bizarres». Elle montre que, lieux de représentation et des modes d'organisation (les
loin de n'être qu'une approche des «autres », l'étude des cirques, les fêtes foraines, les musées à dix sous, les
« monstres » porte en fait sur nous-mêmes ; toutefois, elle foires, les parcs d'attraction) ; mais les frontières ainsi
réifie la notion de « monstre » en la concevant comme un tracées restèrent perméables. Les mêmes organisateurs et les
produit inévitable de ce qui constitue la nature humaine. mêmes « monstres » passaient d'un lieu à l'autre du
:
De plus elle reprend les « galeries de monstres » comme musée à la fête foraine ou au cirque et vice versa ; on les
objet d'étude et, finalement, sa typologie des « anomalies » rencontrait en tournée l'été (dans les cirques et les fêtes
rencontrées chez l'homme ne s'éloigne guère de celles foraines) et dans des lieux plus permanents (les musées à
des auteurs qui considèrent la question sous le seul angle dix sous) durant l'hiver. Malgré la hiérarchie très marquée
physique. qui ordonnait ces différentes formes de spectacle, les
Parmi les professionnels de ce genre de spectacles, on professionnels, tout particulièrement dans le secteur qui
utilise également des catégories basées sur l'aspect nous intéresse, partageaient un sens de la solidarité et
physique ; mais viennent s'y ajouter d'autres distinctions les une même conception de la vie. À leurs yeux, il y avait
:
monstres de naissance, ceux qui le sont devenus et les deux types de personnes : les gens « dans le coup »
dons hors du commun12. Les premiers présentent dès la (qualificatif qu'ils appliquaient à eux-mêmes) et les autres13.
naissance des particularités ou des handicaps physiques Parallèlement à leur sentiment de solidarité, il y avait un
qui en font des êtres à part les siamois et les hommes- langage commun, un style de vie, des secrets d'initiés et
:
troncs en font partie. Les seconds sont ceux qui un même mépris pour ceux qui n'étaient pas « dans le
transforment leur corps (par exemple par des tatouages) et le coup». Les niais, les nigauds, les rustres, les mongols,
rendent assez étrange pour valoir d'être montré. Ceux de la termes servant à désigner le public, étaient la cible
dernière catégorie font des choses inhabituelles, comme constante de duperies, de jeux de chance truqués, de
avaler des épées (de nos jours, des tubes de néon) ou voleurs à la tire attachés à l'établissement et de toute une
charmer les serpents. Dans ce cas, l'élément déterminant n'est gamme de supercheries et de mystifications l4 Bien que
.
pas un trait physique, mais une capacité peu ordinaire. les « spectacles de monstres » aient prétendu à un statut
Par ailleurs, les professionnels évoquent également les éducatif ou scientifique, ils étaient avant toute chose
« faux monstres » - les imitations, les contrefaçons les destinés à produire un profit, et le contexte du monde du
:
hommes-troncs dont les bras sont dissimulés sous une divertissement autorisait toutes les arnaques.
tunique ajustée, les femmes à quatre jambes dont les Les spécialistes des « spectacles de monstres »
membres supplémentaires appartiennent en fait à une comprirent, comme leurs collègues vendeurs de remèdes
autre femme que le public ne peut voir. Quand on les
interroge, les « montreurs de monstres » affichent leur
mépris pour ces trucages ; leurs concurrents y recourent 11. L. Fiedler, Freaks, op. cit.
peut-être, mais eux jamais. 12. W. Gresham. Monster Midway, New York, Rinehart, 1948.
Cette typologie est celle que proposent les 13- «Escroquerie» est un terme consacré clans le monde du cirque et
professionnels et elle n'a pas changé depuis cent vingt ans. Si, des fêtes foraines il désigne « les jeux truqués, les artistes qui trompent
le public, les arnaqueurs, les vendeurs à la retape, les voleurs à la tire et
;
en théorie, elle leur permet de classer les types de autres attrape-nigauds » cf. J. McKennon, A Pictorial History of the
spectacles, ils ont eux-mêmes des difficultés à l'appliquer. La American Carnival. Sarasota, Floride, Carnival Publishers, 1980.
;
plupart du temps, les spectacles sont trop complexes 14. A. Sharpe, <• Circus Grift », in Bandwagon, vol. 14, 1970 J. Dadswell,
Hey There, Sucker!, Boston, Massachusetts, Bruce Humphreys, 1946;
;
pour se plier à la simplicité de cette grille, qui, de plus, ne J. Inciardi et D. Petersen, ■< Gaff Joints and Shell Games «, in Journal of
rend guère compte des trucages généralisés et de la Popular Culture, vol. 6, 1972.
38 Robert Bogdan
miracles, que l'emballage est aussi important que le taient aux « faux monstres » dans leur typologie et en
contenu. Les directeurs et les producteurs utilisèrent les exprimant publiquement et avec force leur répugnance
images et les symboles auxquels ils savaient le public pour cette forme extrême de tromperie, ceux qui étaient
sensible, afin de créer de toute pièce pour chaque acteur « dans le coup » ne faisaient que gloser sur l'acceptation
une identité officielle aussi attirante que possible, celle généralisée du travestissement de la réalité,
qui serait appréciée du plus grand nombre et caractéristique des « spectacles de monstres » et des institutions qui
rapporterait le plus. Ils choisirent des citoyens ordinaires, certains les accueillaient.
dotés de particularités physiques, d'autres non (mais
désireux de vivre la vie d'artiste) et les transformèrent en
« monstres » Les stratégies de promotion
.
le New Jersey, par exemple. Dans d'autres cas, la panneaux peints sur toile devant les lieux du spectacle ; on
tromperie relevait de la simple exagération : on ajoutait des appelait cela « la ribambelle » . Ces tableaux offraient une
centimètres aux géants et on en retranchait aux représentation tirant vers l'exotique de ce qu'il y avait à
lilliputiens. Le faux monstre, par exemple les siamois qui, en l'intérieur.
désaccord l'un avec l'autre, quittent la scène chacun de La publicité écrite et les panneaux n'empêchaient pas
son côté, est un cas extrême. que l'essentiel de la promotion passait par la personne
Les frères Davis étaient de petite taille et souffraient de qui se tenait à l'entrée et s'adressait avec bagout à la foule
déficience mentale. L'un était né à New York, l'autre en des passants pour leur vanter le spectacle. Le « bonimen-
Angleterre. Ils avaient tous deux grandi dans une ferme de teur » avait pour tâche d'amener les gens à « venir par ici »
l'Ohio. De 1852 à 1905, on les exposa dans des musées à acheter un billet d'entrée. Les plus habiles étaient des
dix sous, des foires et des attractions de cirque ils étaient orateurs qui maîtrisaient l'art de la persuasion. Ils usaient
:
devenus «les sauvages de Bornéo», qu'un équipage de d'exagérations et de falsifications pour expliquer aux
navire aurait réussi à capturer à l'issue d'une sanglante passants les choses étonnantes qui les attendaient pour la
bataille au fin fond du Pacifique et qu'on aurait ensuite somme minime de 10 cents. Pour s'aider à attirer la foule,
domestiqués. Sherwood Stratton, un enfant de 5 ans né ils avaient souvent à leur côté un « appât », c'est-à-dire que
dans le Connecticut, devint Tom Pouce, 11 ans et d'origine l'un des « monstres » était à l'entrée pour allécher le public
anglaise, quand Barnum décida de l'utiliser. Plus tard, il se et le faire approcher. Ce pouvait être une femme
maria ; le couple fut stérile, mais on les présenta en légèrement vêtue avec un python autour du cou ou une
compagnie d'un bébé prétendument né de leur union15. On personne dotée d'une difformité évidente et d'habits de
espérait qu'un bébé Tom Pouce rapporterait gros. couleurs vives. On disait au «nigaud de client» «Si celle-ci
:
Ni Tom Pouce ni les sauvages de Bornéo ne font vous plaît, les autres vont vous emballer. »
partie des escroqueries pour les professionnels. On en parle On entrait pour voir une série de plates-formes qui
même en les présentant comme « les premiers » dans leur servaient de scène à chaque «être exceptionnel». Un
genre, ce qui donne une mesure de ce qui est
authentique dans ce cadre. Fabriquer et déguiser des identités
allaient de soi dans le monde falsifié et trompeur des 15. A. Saxon, The Autobiography of Mrs Tom Thumb, Hamden,
« montreurs de monstres ». À travers l'attention qu'ils Connecticut, Archon, 1983.
Le commerce des monstres 39
venant comme une bête en cage ; la femme sans bras hors du monde occidental, mais il arrivait qu'on se référât
signait parfois des autographes avec ses orteils ; certains à des lieux américains comme des villages amérindiens ou
jouaient de la musique, chantaient et dansaient la les montagnes du Far West. Le guide et la brochure
;
plupart racontaient leur histoire. Cette saynète devait racontant « l'histoire véridique » fournissaient l'origine du
correspondre à l'image qu'on leur avait assignée et rester brève personnage ainsi que des informations aussi précises que
car le guide devait faire avancer la foule pour laisser la volontairement erronées sur les coutumes et le mode de
place au groupe suivant. vie de la prétendue région d'origine, accompagnées du
Toutefois, les clients n'étaient pas bousculés au point statut du «monstre» au sein de cette société lointaine.
de ne pouvoir acheter des souvenirs auprès de chacun Ainsi, on racontait que les albinos étaient l'objet d'un culte
de ces personnages «mémorables». On pouvait se ou, plus fréquemment, qu'ils étaient destinés à des
procurer des photographies des « monstres » et se les faire sacrifices humains. Un explorateur avait interrompu le sacrifice
dédicacer moyennant quelques cents de plus. Ces de l'albinos et lui avait sauvé la vie en l'enlevant à sa tribu
portraits étaient l'œuvre de photographes professionnels, et d'origine. Certains récits étaient si compliqués qu'ils
la pose était calculée pour souligner l'identité affichée de s'étendaient sur plus de trente pages.
chaque personnage16. Il y avait également des brochures Accoutré en fonction de l'histoire qui lui était
narrant «l'histoire véridique et les faits authentiques assignée, le «monstre » se comportait selon son personnage.
concernant» chacun d'entre eux. Ces souvenirs étaient On voyait certains « sauvages » grogner, aller et venir sur
assez appréciés pour assurer aux « monstres » un la scène, gronder en montrant les dents, pousser des cris
complément de ressources commode, ils leur permettaient de guerriers. Ils étaient éventuellement vêtus d'un pagne, un
mesurer leur popularité personnelle et de rompre l'ennui collier d'os autour du cou et parfois affublés de chaînes
et la routine du spectacle. supposées protéger le public des bêtes féroces qu'on lui
Les beaux discours auxquels avaient recours les présentait. Pour les personnages en provenance d'Orient
vendeurs de billets comportaient des arguments alléchants ou d'Asie, la mise en scène et le jeu d'acteur étaient plus
similaires à ceux utilisés pour vanter les qualités d'une élaborés, les personnages reproduisaient en les exagérant
voiture, d'un aspirateur ou même d'un collège. Ils et en les stéréotypant les coutumes spécifiques des pays
présentaient ces exhibitions comme totalement uniques ou d'où ils étaient censés venir. Le « monstre » présenté selon
de tout premier ordre - le plus grand des géants, le plus le mode exotique était systématiquement photographié
petit nain, l'unique exemplaire au monde, un devant un décor peint figurant des scènes de la jungle ou
phénomène encore jamais vu. Tous ces personnages avaient de pays exotiques. Des rochers en papier mâché, de
..
la caution de gens prestigieux ou d'organisations fausses plantes tropicales et toutes sortes de touches
respectables - des savants, des médecins, l'Église, des journaux exotiques venaient souvent apporter une troisième
ou des organismes scientifiques. De plus on assurait le dimension à l'ensemble.
public de la célébrité des « monstres » présentés il fallait Les histoires exotiques étaient choisies pour attiser
:
faire vite, ne pas manquer l'unique chance de sa vie. l'intérêt. La période qui nous occupe fut le témoin de
On proclamait la valeur morale, éducative, sérieuse et vastes entreprises d'exploration du monde et de
non simplement divertissante de ce spectacle. Le prix l'expansion de l'emprise de l'Occident. Certaines nouvelles
d'entrée était également bien calculé, une véritable
affaire à saisir, surtout si l'on croyait les bonimenteurs
quand ils expliquaient le temps et les dépenses qui 16. Dans M. Mitchell, Moristeis of the Guilded Age, Toronto, Gage, 1979,
le lecteur trouvera une analyse des photographies de Charles Eisenman.
avaient été nécessaires pour faire venir ces êtres de l'un des photographes prolifiques spécialisés dans ce domaine.
l'autre bout du monde et les salaires conséquents de 17. Cf. M. Alloula, The Colonial Harem, Minneapolis, University of
certains d'entre eux. Pour attirer le chaland, on utilisait sans Minnesota, 1983 E. Said, Orientalism, New York, Vintage, 1978; I. Karp et
S. Savine, Exhibiting Cultures, Washington DC, Smithsonian Press, 1991,
;
compter tous ces stratagèmes, dont beaucoup sont et M. Banta et C. Hinsley, From Site to Sight, Cambridge, Massachusetts,
maintenant des clichés de la publicité. Harvard University Press, 1986.
40 Robert Bogdan
6, 2,
xxe siècle. Les discussions pré- et post-darwiniennes sur 19- S. J. Gould, The Mismeasure of Man, New York, W. W. Norton, 1981
la place des êtres humains dans la création, celles sur (trad. fr. La Mal-mesure de l'homme, Paris, Ramsay, 1983) W. Jordan,
White over Black, Chapel Hill, North Carolina Press, 1968, et T. Gossett,
;
les liens entre les différents types humains et entre Race, Dallas, Texas, Southern Methodist University Press, 1963.
les hommes, les babouins, les chimpanzés et les gorilles 20. R. Altick, Sows of London, Cambridge, Mass., Belknap Press, 1979,
étaient dans l'air du temps19. Les écrits chap. 20.
Le commerce des monstres 41
étaient soumises à la sagacité et à la discussion de exemple une entrevue avec un roi ou avec le président
sociétés scientifiques. Le seul usage du terme « musée » dans le des États-Unis en laissant entendre qu'ils étaient du même
nom donné à beaucoup de ces spectacles est la preuve monde.
que cette forme de divertissement était associée aux La présentation noble avait ses exigences
sciences naturelles c'est également ce que suggère vestimentaires. Dans certains cas, il fallait des bijoux onéreux, des
;
l'habitude de gratifier les guides du titre de « docteur » ou vêtements bien coupés, des hauts-de-forme et des
de « professeur » Le lien ainsi établi entre ces queues-de-pie, des robes du soir, des fourrures ; on
.
représentations et la science rendait celles-là plus intéressantes et accumulait les marques de bon goût et de raffinement. Dans
moins frivoles aux yeux d'une société puritaine refusant d'autres cas, il suffisait d'être propre, net et habillé de
les divertissements ; c'était également un gage de façon respectable.
crédibilité. On pouvait également choisir de mettre en valeur des
On importait du tiers monde des personnes porteuses affiliations et des réussites conventionnelles, mais dotées
de différences physiques évidentes (des géants, des d'une signification sociale positive. Les commentaires et
nains, des personnes sans bras ni jambes, des siamois, les brochures parlaient de l'appartenance, avec ou sans
etc.) pour les présenter dans leur cadre « exotique » ; on responsabilités, à des Églises, à la franc-maçonnerie, aux
mettait alors l'accent à la fois sur leur anomalie et sur États de l'Est et aux Filles de la Révolution américaine. Sur
leurs «coutumes bizarres»21. Mais de nombreux scène, certains personnages portaient des insignes ou
« monstres » ainsi importés n'avaient aucune bizarrerie autres symboles d'appartenance.
physique. On les appelait « monstres » dans le milieu Les faits extraordinaires dans ce type de présentation
professionnel, dans la presse et dans le public ; très souvent étaient de deux ordres. D'une part, il s'agissait
ils partageaient la scène et le spectacle avec ceux qui, à d'accomplir quelque chose a priori impossible pour une
nos yeux, ont des handicaps physiques. Ce qui en faisait personne frappée par cette infirmité. Ainsi, un cul-de-jatte
des « monstres », c'était la présentation raciste de leur montrait comment marcher sur les mains. L'accent était
personne et de leur culture par les professionnels qui les mis sur la manière dont le « monstre » parvenait à
utilisaient. compenser son handicap. Le second cas est plus familier dans
le monde du spectacle les personnages chantaient,
:
étaient appréciés. Du fait du prestige dont bénéficiaient arrivait que les parents figurassent sur la scène.
l'Europe et l'Angleterre, que les Américains considéraient Les personnes mises en scène selon le mode noble
comme culturellement supérieures, on transformait les étaient le plus souvent présentées comme physiquement
noms ordinaires de manière à suggérer une origine
européenne, et l'on changeait le lieu de naissance.
Il arrivait que l'on racontât au public que le « monstre » 21. R. Rydell, All the World's a Fair, Chicago, Illinois, University of
parlait plusieurs langues, que ses passe-temps étaient de Chicago Press, 1984.
bon ton, l'écriture ou la peinture, par exemple. De 22. À la fin du xixe et au xxe siècle, on vit des troupes de lilliputiens
dans des compositions théâtrales ou des spectacles musicaux élaborés.
surcroît, on le disait lié à des personnalités connues et Voir H. Roth et R. Cromie, The Little People, New York, Everest House.
respectables en Europe et aux États-Unis. On inventait par 1980.
42 Robert Bogdan
normales, voire supérieures à d'autres, exception faite de était accessible à l'homme par le biais de la science et de
leur anomalie spécifique, raison officielle de leur la rationalité. Les témoignages des médecins et leurs
célébrité. Le fait que le personnage avait «un physique déclarations étaient utilisés dans le mode noble, on
agréable et parfait à tous égards », qu'il ne présentait « rien retrouvait même de longues citations dans les brochures
de déplaisant ni de susceptible de choquer le public » relatant « l'histoire véridique de la vie » de chacun. On y
était central dans la mise en scène de lilliputiens. mettait l'accent sur le fait que l'anomalie était discrète et
Je ne prétends pas que les « monstres » présentés sur ne mettait en cause ni l'intégrité ni la moralité du
le mode noble n'avaient « monstre » ou de ses parents.
aucune des qualités qu'on Si ce mode de mise en scène
leur prêtait. Il était en fait avait recours à des experts
plus aisé de réussir ce type médicaux à la fin du xixe et
de mise en scène quand les au début du xxe siècle, les
traits de la personne « monstres » n'apparaissaient
correspondaient à ceux de son pour
personnage. Qu'une femme fût
comtesse, dotée d'une voix
merveilleuse, et poète à ses
heures, qu'elle fût
impeccable dans sa manière de se Illustration non autorisée à la diffusion
vêtir, charmante, mariée à un
roi et mère de cinq enfants
brillants et beaux, que, de
surcroît, cette femme fût une
lilliputienne, et le promoteur
n'aurait pas eu besoin
d'inventer pour rehausser le
statut de son personnage ;
il aurait suffi de souligner
ses caractéristiques réelles.
Néanmoins, si l'on trouvait
parfois dans les « spectacles
de monstres » des comtesses
européennes cultivées et de séduisants bourgeois
américains, le plus grand nombre des recrues était
plus humbles. Même ceux qui étaient
qu'on en disait pouvaient se trouver enjolivés.
Dans le mode exotique, les histoires de vie
empruntées à des expéditions coloniales ou
II arrivait que des médecins fussent invités à
spécimen mais, dans la plupart des cas, le «
présenté comme relevant des classifications des
anthropologues, des philosophes et des spécialistes de
zoologie. Dans le mode noble, la tératologie, ou
monstres humains, fournissait le terme utilisé pour 24. Cette théorie voulait que les enfants en gestation pussent être
désigner les bébés nés avec des anomalies évidentes et influencés par les expériences, surtout les frayeurs, vécues par la mère.
Ainsi, on cite le cas d'une femme afro-américaine ayant donné
inhabituelles et, de la même manière, d'autres spécialités naissance à un enfant tacheté comme un cheval pie cela fut attribué à la
médicales offraient la base scientifique de la mise en frayeur que la mère avait ressentie devant un cheval blanc.
;
scène 23. Le xixe siècle vit se répandre l'idée que les 25. P. Reilly, The Surgical solution, Baltimore, Maryland, John Hopkins
anomalies de naissance n'étaient pas le fait de Satan ou le University, 1991, etK. Ludmerer, Genetics and American Society,
Baltimore, Maryland, John Hopkins University, 1972.
résultat des péchés des parents, mais se situaient plutôt 26. Voir, par exemple, « Circus and Museum Freaks », Scientific America
dans l'ordre des choses voulu par Dieu et que cet ordre Supplement, 4 avril 1908.
Le commerce des monstres 43
Quels facteurs décidaient de l'assignation d'un « l'objet d'une préparation soignée avant leur lancement.
candidat-monstre » à l'un ou l'autre mode de mise en scène ? Millie/Christine, des sœurs siamoises Noires et nées
Pour une part, certaines anomalies classaient la personne. esclaves, devinrent ainsi les célèbres rossignols victoriens.
Ainsi, ceux qui étaient atteints de microcéphalie Barnum forma Charles Stratton, qui était né dans une
(phénomène entraînant un handicap mental et se manifestant famille modeste, à fréquenter l'élite de la société sous le
physiquement par un crâne petit et pointu) se nom de général Tom Pouce.
retrouvaient typiquement mis en scène selon le « mode
exotique» sous l'étiquette de «sauvage», de «chaînon Les deux modes de représentation évoqués ici
manquant » ou de « spécimen atavique d'une race disparue » proposent des schémas clairs mais qui ne rendent pas
.
L'atrophie de l'hypophyse, qui caractérise ceux que l'on complètement compte de la variété des figures de
appelle habituellement les lilliputiens (qui sont des nains « monstres » ni de la complexité de l'imagerie mise
bien proportionnés et physiquement attrayants), leur en oeuvre. Dans bien des cas, surtout vers le milieu du
permettait d'être présentés selon le mode noble. L'achon- xixe siècle, le mode exotique et le mode noble étaient
droplasie des nains, dont les membres sont atrophiés par utilisés sérieusement. C'est-à-dire que le « monstre » était
rapport au tronc et à la tête, les affectait au mode présenté avec l'intention réelle de faire croire le public
exotique. Toutefois, si l'anomalie physique prédisposait à un à ce qui n'était que façade. Dans d'autres cas, et de plus
mode plutôt qu'à l'autre, elle n'était pas toujours le en plus dans les années quatre-vingt-dix et au début du
facteur décisif. Une personne de très grande taille, par xxe siècle, la mise en scène devint plus fantaisiste,
exemple, pouvait devenir un guerrier exotique venu agrémentée de blagues, de dérision, de ridicule et d'humour.
d'une civilisation disparue ou un prince européen dans Bien qu'il existât quelques exemples de personnages
le mode noble. habillés en clown ou présentés comme idiots, on
La mise en scène du « monstre » résultait tout autant n'assista pas au développement autonome d'un mode
de ses origines, de son apparence et de ses caractères humoristique, distinct des deux autres. Au lieu de cela,
spécifiques que de l'évaluation par le responsable de ce on intégra les éléments comiques et la dérision aux deux
qui ferait son succès. autres modes étudiés plus haut. Habituellement, on
Si un directeur parvenait à trouver un « monstre » recourait à l'exagération. La fabrication, l'apparence du
potentiel alors qu'il n'était encore qu'un enfant, il pouvait «monstre», l'ensemble de la mise en scène, tout était si
le former à s'adapter à la mise en scène qu'il jugeait la extravagant que le guide comme le public partageaient
plus avantageuse pour sa carrière. Quelques-uns des le même sentiment de ridicule. Le meilleur exemple en
personnages les plus célèbres dans le mode noble faisaient fut peut-être les « monstres obèses ». C'était un genre de
mise en scène
44 Robert Bogdan
Comme le suggère l'exemple de Krao, il arrivait que tés de la vie des « handicapés » présentés, ils auraient pu
certains changeassent de mode de mise en scène au cours expliquer à la foule qu'ils étaient malheureux et que le
de leur carrière. Souvent les directeurs tentaient en début prix de l'entrée les aiderait à vivre et à soulager leur
de carrière plusieurs possibilités pour vérifier laquelle malêtre mais une telle approche n'attirait pas les foules et ne
;
semblait le plus attirer le public tout en convenant à plaisait guère. La pitié rappelle trop la mendicité ; qui
l'acteur. Dans certains cas, le mode changea avec les traits paierait un droit d'entrée pour voir des mendiants, surtout
caractéristiques de l'acteur ou sous la pression de un jour de congé ?
l'évolution de la société. Dans le cas des frères siamois Chang et La pitié comme mode de mise en scène des personnes
Eng, par exemple, on mit d'abord l'accent sur leur atteintes de différences physiques, mentales ou
spécificité culturelle, leurs vêtements exotiques et leurs comportementales s'accorde mieux avec une conception
coutumes27. Les premières affiches les représentent vêtus à médicalisée des différences humaines. Au xixe siècle, les
l'asiatique, avec une natte dans le dos. Plus tard dans leur naturalistes, les tératologues et les médecins examinaient les
carrière, ils devinrent européens et s'habillèrent à « monstres », mais pas en tant que patients.
l'américaine, portèrent costume et cravate, et on attira l'attention Les professionnels de la science n'avaient pas le
sur le fait qu'ils étaient tous les deux mariés et pères d'une contrôle des déviances humaines. Les personnes porteuses
nombreuse famille. Une publicité plus récente de Currier d'anomalies physiques ou mentales étaient encore dans le
et Ives les montre en costume et cravate dans des scènes domaine public. Au fil du xxe siècle, la puissance des
qui mettent en valeur leur statut social. professions de santé s'est accrue, et les mouvements eugé-
À partir du début du xxe siècle, le public apprit à nistes ont pris de l'ampleur. Les personnes atteintes
regarder différemment les « monstres » On considérait d'anomalies physiques ou mentales sont passées sous le
.
désormais les handicapés comme des « malades » — contrôle de spécialistes et ont pour beaucoup été mises à
porteurs de déficiences génétiques ou endocriniennes. À l'écart du public. Leur état doit désormais être surveillé et
mesure que le public apprenait à connaître les peuples traité, sinon guéri, à l'abri de portes bien closes. On leur
du monde, les tromperies du type exotique perdirent leur doit de la pitié. Pendant les trois premières décennies du
pouvoir d'attraction. Le clinquant disparut au profit de xxe siècle, les différences humaines étaient considérées
mises en scène plus austères. Le guide commença à comme une menace pour « la race américaine » Les
.
utiliser un micro, les brochures d'« histoire véridique de la vie personnes atteintes de différences physiques ou mentales
de. » se firent plus brèves et plus sobres. Les belles semblaient dangereuses parce qu'on les disait porteuses
..
photographies aux poses soigneusement étudiées furent de gènes inférieurs qu'il fallait contrôler pour éviter
remplacées par des cartes postales de qualité médiocre. d'affaiblir la race. Il fallait les enfermer pour se protéger.
Après vinrent les organisations charitables et les
organismes de collecte de fonds, l'invention des affiches
Le commerce du corps représentant des enfants mourant de faim ; la « pitié » était
désormais associée à la médicalisation pour constituer le mode
En considérant « les spectacles de monstres » comme dominant de mise en scène des différences humaines à
un commerce et les « monstres » comme des des fins financières. C'est à travers ces images que nous
représentations, il nous est possible de comprendre la fabrication et regardons maintenant les « spectacles de monstres » de
la gestion du handicap à des fins lucratives. Jusqu'à une naguère et que nous les trouvons répugnants.
période récente, les « spectacles de monstres » faisaient Nous ne prétendons pas que les «spectacles de
tout à fait partie de la culture américaine. Comme nous monstres » donnaient des handicapés une image qui leur
l'avons vu, la manière de présenter ces êtres - le mode était plus favorable que nos représentations actuelles. À
exotique, qui mettait à profit l'intérêt du public pour les l'évidence, le mode exotique présentait ces personnes
«races humaines», et le mode noble, qui exploitait les d'une manière qui choque notre sensibilité et nos
soucis des gens en matière de statut social - n'était conceptions. Profondément ancré dans le racisme, le
aucunement choquante aux yeux des citoyens du xixe ou du colonialisme et le culte du handicap (handicapisnï) le
,
début du xxe siècle. On note quelques exemples isolés de mode exotique mettait l'accent sur l'infériorité des êtres
divertissements qui visent à éveiller la sympathie et la «bizarres». Ces images négatives correspondaient à la
compassion du public pour la souffrance du «monstre», vision des sciences naturelles de l'époque, en attribuant
mais ils sont rares. En tant que mode de mise en scène, la
«pitié» n'existe pas. Les organisateurs auraient pu
imaginer une mise en scène qui eût mis l'accent sur les 27. K. Hunter. Duet for Life, New York, Coward-McCann, 1964.
46 Robert Bogdan
aux « monstres » le rôle de spécimens, d'êtres inférieurs et un regard méprisant sur le public - non parce qu'ils
de créatures méprisables. Ces «monstres» développaient étaient en colère de se voir observer ainsi ou de se faire
et confortaient l'association des différences humaines appeler « monstre » mais uniquement parce que le
,
avec le danger, les sous-hommes, les animaux et monde du spectacle méprisait globalement ceux qu'il
l'infériorité (sans parler de leur impact en tant qu'images des appelait les « gogos » Leur mépris était celui des initiés
.
minorités raciales et des peuples du tiers monde). Le lien pour les non-initiés. Nous n'avons pas ici utilisé le terme
entre handicap et danger qui domine tant dans les films «monstre» pour désigner une caractéristique physique.
d'horreur, d'aventure et de gangsters 28 s'ancre dans les Le terme de «monstre» recouvre un état d'esprit, un
« spectacles de monstres » ; il est peut-être aussi à ensemble de pratiques, une façon de penser les autres et
l'origine, comme le pense Wolfensberger29, de la de les représenter, c'est la mise en pratique d'une
construction sans précédent de ces immenses bâtisses conçues tradition, la mise en scène d'une représentation
pour surveiller plutôt que soigner. conventionnelle - pas d'une personne.
Qu'en est-il du mode noble? À première vue, les Chaque fois que l'on étudie la déviance, il faut
images utilisées étaient positives. On admirait les considérer ceux qui ont la charge - officielle ou non - de nous
« monstres » pour ce qu'ils savaient faire, pour leurs dire qui sont les déviants et ce qu'ils sont. Leur version de
exploits, et pour leur normalité ou leur supériorité, mise à la réalité est une représentation, ce sont des gens vus à
part leur anomalie physique. Une question devait se travers des histoires et des conceptions du monde. La notion
présenter à l'esprit des visiteurs « S'ils savent tant de choses, de «monstre» a vécu. Les différences humaines entrent
:
pourquoi ont-ils besoin pour vivre de nos billets dans des cadres différents, sont vues sous un jour
d'entrée? » Dans les bons cirques, les musées à dix sous et différent et par des institutions différentes. Pour ceux qui
les parcs d'attractions, les salaires et les conditions de vie participaient à des attractions, la vision du monde était celle
étaient confortables. Certains choisissaient cette carrière à du monde du spectacle, les images étaient fabriquées pour
cause de l'argent et de la gloire qu'elle rapportait. Mais la vendre l'être humain en tant qu'attraction. Quand elle se
majorité, ceux qui travaillaient dans des établissements trouve entre les mains d'une organisation professionnelle,
de seconde zone ou pire, avaient les conditions de vie toute représentation est créée et calculée pour atteindre
précaires des marginaux. Dans ce cas, les « monstres » avec une efficacité maximale le but de l'organisation. Dans
choisissaient ce mode de vie, non à cause de ce qu'il leur le domaine médical et humanitaire, la réussite est souvent
procurait, mais à cause de ce à quoi il leur permettait définie comme la survie et l'expansion, ce qui n'est
d'échapper. Dans ur> pays en pleine urbanisation, sans possible que grâce à des dons ou un soutien public. Comme
sécurité au niveau social, où la discrimination filtrait toute les «spectacles de monstres», les organisations
embauche, où l'architecture créait des barrières, où les humanitaires sont confrontées à la gestion du commerce des
relations humaines étaient tendues, l'être atteint d'une corps. Si le contexte est différent, le problème de la
anomalie trouvait un refuge à vivre parmi d'autres relation entre la représentation et le profit est du même ordre.
comme lui. S'il ne décrochait ni la fortune ni la gloire, il Le travail de ceux qui veulent aider ceux que l'on appelle
rencontrait néanmoins la tolérance et plus de liberté que handicapés ou « différents » consiste à passer dans les
dans aucune autre institution ou dans la société ordinaire. coulisses, à apprendre à les connaître comme ils se voient
Toutefois, si positive qu'ait été la représentation sur le eux-mêmes, pas comme on les représente de l'extérieur.
«mode noble», le seul fait d'être sur une scène, de faire Les représentations sont des constructions issues
partie des divertissements, domaine désormais pollué aux d'institutions sociales qui évoluent, liées à la formation
yeux du public, donnait à penser que « le monstre » d'organisations et à des visions du monde. Pour comprendre les
appartenait au « monde des monstres » et qu'il n'avait pas représentations, pour se libérer de leur emprise sur notre
les capacités pour réussir dans le monde ordinaire. réalité, il nous faut en retrouver les origines et comprendre
Certains trouvent le terme « monstre » choquant. Ce fut leur place dans le monde construit comme il l'est
le terme préféré de l'industrie du spectacle, expositions actuellement.
comprises, jusqu'à la fin des années trente au moins 30.
Ceux qui se trouvaient ainsi exposés comme des objets
ne s'en offensaient pas, parce qu'ils ne prenaient pas au
sérieux les termes qu'on leur appliquait. Ce qu'ils 28. R. Bogdan, D. Biklen, A. Shapiro et D. Spelkoman, «Media's
Monsters », in Social Policy, automne 1982.
voulaient, c'était faire de l'argent. Toute étiquette susceptible 29. W. Wolfensberger, The Origin and Nature of our Institutional
d'accroître les bénéfices leur agréait. Pendant qu'ils Models, Syracuse, New York, Human Policy Press, 1975.
étaient assis sur la scène, la plupart d'entre eux jetaient 30. A. Johnston, « Sideshow People III », in New Yorker, 28 avril 1933.