CG) -FREINE?
UN MOIS |
avec les Enfants russes
Bois gravés de E. LAGIER-BRUNO
Cinquidme et sixiéme cahiers de Ja 12" série
wusvanens Mal et Juin 1927 4»z 3 ® %
Canmens nn" 5 et 6. Douxitme série _ Mai-Juin 1927.
_ LES HUMBLES
Revue littéraire des Primaires .
paraissant par Cahiers mensuels de 32 pages au moins
Directeur : Maurice WULLENS
ABONNEMENTS D’UN AN :
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O04
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BULLETIN D’ ABONNEMENT fe
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téraire Les Heaunes, & partir du
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{Compte courant postal n° 380.70, Paris),4 Cautmns 0° 5 et 6, “‘Douziéme série Mai-Juin 4927.
Lees Humsues
Revue Littéraire mensuelle des Primaires
Fondée a l’Ecole Normale d’Instituteurs de Douai par Maurice
BATAILLE, Marius Dattiir, Alexandre Desvacuez, Henri NAMUR,
Florimond Wacon et Maurice WULLENS. Le premier cahier parut
A Roubaix en octobre 1913. La guerre arréta sonessor. DESVACHEZ
et WaGoNn furent tués a l’ignoble boucherie,
Les Humbles reparurent a Paris, sous la direction de Maurice
Wu tens, a partir du 1° Mai 1916.
Depuis leur reparution, ils ont publié les ceuvres de :
¢ Edmond Apam, P. Apam-Cox, George Aprian, E. ARMAND,
Claude Avetine, André Baitton, Maurice BATAILLE, G. BELOT,
V. Bonnans, Rémi Bourcerir, A. Brun, Paul Coun, M. DaiLuig,
M. DALLERE, Georges Davin, A. DeLemer, J.-L. Detvy, Paul
DesanGes, E. Donce-Brisy, Edouard DujJArpIN, Renée DUNAN
René Epmer, L. Emery, Florent Fets, F. Ferré, Garrigu
GARONNE, GENOLD, E. GOLDENBERG-CaHeEn, Ivan Gout, A.-M.
‘Gossez, Henri Guiteeaux, G.-P, GuINEGAULT, R.-M. HERMANT,
P.-C. JABLONsKI, Lucien Jacques, Ker-FRaNK-Hovux, G. DE
Lacaze-Durniers, P. Larivitre, Lazare, Marcel LeBarBieR,
Philéas Lepescue, C. Le Macuser, F. Leprerre, G. Le Révé-
REND, André Lorutor, M. Martinet, Emile Masson, G.
Mauriére, Camille Le Mercier b’ERM, Marcel Miter, André
Mora, Roger Pitter, J. QUESNEL, Tristan REMY, Joseph RIvieRE,
‘Ch. Rocuar, Romain Rottanp, Han Ryner, Jean pe SAINT-PRIX,
Pierre de Saint-Prix, J.-P. Samson, Marcel Sauvace, J.-M.
_ THoMas, Ernst Touter, Théo VaRLET, Walt Wuitman, Maurice
Wo tens, Francis Yarp, Stefan ZWEIG, etc., etc.
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NOS COLLECTIONS
dont certaines s’épuisent fort rapidement.
Cinquieme série (1919-20) comprenant la Cité des
Humbles de Maurice BATAILLE. épuisée), l’Anthologie
de poémes yougo-slaves, la Trainaille de R.-M. HER-
MANT, plus 5 numéros ordinaires de revue et 2 numéros
GO UBT ER i ius Nenana eration 2 eet 20f. »
Sixiéme série (1921) comprenant Anarchie de LazARE
(€puisée), la Bretagne libertaire, A propos de la Révolu-
tion qui vient, Bérangére de G. Davi et l’étude sur
E. Armand par A. LoRULOT, plus 4 numéros ordinaires
Gesrev ner Saye ccs! st erenemieme ee bond 2 15f. »
Septiéme série (1922) comprenant l’étude sur Jules Le-
roux par F. Lepretre, Kraskreml par H. GuILBEAUX,
Littérature et Pognon par M. WuLLENS, Images lyriques
par J.-P. Samson, Malgré les ouragans de MARCEL
Leparsier et Poémes de la Prison @ERNST TOLLER,
plus 5 numéros ordinaires de revue... . . 15f. »
Huititme séric (1923) comprenant Fables et podmes de
G. Le REevérenn, Littérature et Pognon'(II*), Homme
de Phalére de C. Ave.ine, le Choix de Poémes de
Lucien JAcQuEs, les Miettes d’Histoire d’ERMENON-
VILLE, plus 6 numéros ordinaires de revue. . 15f. »
Neuvitme série (1924) comprenant Eau ruisselle de
toutes parts de Claude AveLinE, Invectives de Charles
Rocuat, Villégiature d’Ame de Joseph RiviiReE, Sentir
de Marcel Miter, le numéro spécial consacré a Henri
Guilbeaux, celui consacré aux Devoirs contre la guerre,
plus 4 numéros ordinaires de revue... .. 15f. »
Dixitme série (1925) comprenant Golem (fragments) de
Gustav Meyrink, Epilogues et Souvenirs deThéoV ARLET,
quatre nivernais de René BonisseL, Nisita d’Edmond
Avan, ..... cailloux blancs d’Héléne Hardant, En marge
@un feuilletonniste de Maurice WuLLENS, plus 4 numé-
ros ordinaires de revue... ........ 20%. »
Onzitme série (1926) comprenant Par les grand’routes
de René Dax, Jules le Bienheureux par Georges VIDAL,
Forceries de Henry Matot, Hinkemann par Ernst
To.ter, Luzia par Fernand Ferré, plus 5 numéros
ordinaires de revue... . . aide pide is 4 ZOE. my
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UN MOIS
avec les Enfants russes
'AVERTISSEMENT
En aoiit 1925, quelques instituteurs des divers
pays d’Europe furent invités, par leurs collégues
russes, 4 un voyage d’étude en Russie soviétique.
Des relations de voyage a l’usage des éducateurs
ont paru dans divers journaux pédagogiques.
J’ai pensé que nos grands éléves, ceux qui com~
mencent a s’intéresser a V organisation sociale — a
Vécole ou dans la vie — ne devaient pas étre
oubliés.
Je leur dédie aujourd'hui ce modeste compte rendu.
C. F.
a ie ee
JUSTIFICATION DU TIRAGE
Il a été tiré de cette brochure
26 exemplaires sur papier de luxe
numérotés de A jusqu’a Z
et
1.000 exemplaires ordinaires non numérotésUn mois avec les Enfants russes
Depuis cing jours déja, je voyage.
L’express qui m’emportait de France a franchi les
frontiéres, J’ai traversé Vancien front de guerre, ou
jai cru reconnaitre certains profils de terrain mémo-
rables et des chemins creux ow je me suis tapi. Sept
ans aprés le désastre, cette zone triturée est encore
jalonnée de tas de ferrailles et les lignes d’arbres
morts dressent sur le ciel brumeux leurs grands bras
désespérés.
Ils sont morts, mais, autour d’eux, pousse, verte et
solide, la nouvelle génération.
*
we
Frontiére, douane et passports... Frontiére, douane
et passeports... Frontigre, douane et passeports... Car
c’est loin, la Russie,A ays
Durant trois jours, nous ne voyons que ciel et eau.
Le bateau qui, sur la Baltique, nous emporte de
Stettin 4 Léningrad (1), nous balance monotonement.
Il semble parfois piquer du nez, mais se redresse
aussitét par-dessus les vagues écumantes.
D’autres bateaux passent, ilots de vie un instant
entrevus. La-bas, 4 gauche, loin, la cote de Vile
Gotland apparait.. Le lendemain, c’est celle de
Dagoe, a notre droite. Enfin, le golfe de Finlande
nous prend entre ses deux rives qui nous accom-
pagnent jusqu’a Cronstadt.
as
Voici Cronstadt hérissé de mats et de cheminées de
bateaux, Cronstadt fortifié devant lequel des cuirassés
font la navette. La-bas, tout au fond du golfe, les
premiéres usines de Léningrad noircissent le ciel et
nous disent d’avance qu’il y a encore dans ce pays
une vie intense.
Nous entrons dans la Néva. La brume et la pluie
rendent le rivage gris et triste.
Mais nous approchons: tout s’anime. Nous glissons
devant un chantier populeux au bord du fleuve. Sur
Pabri en bois flotte le drapeau rouge et le portrait de
Lénine est suspendu au-dessus de la porte. Quelques
enfants jouent ca et 1a, 4 califourchon sur les poutres
ou couchés dans le sable. Ils agitent longtemps, long-
temps leurs petites mains pour nous saluer.
Le fleuve s’encombre. Des barques au repos se
balancent A cété de gros cuirassés décolorés. Les
ouvriers s’arrétent pour regarder curieusement le
bateau qui vient d’Occident.
(1) Léningrad, ville de Lénine (chef de 1a Révolution russe),
autrefois « Pétrograd », sur la Neva.aay Go
Et voici Léningrad, l’ancien Saint-Pétersbourg, dont
on apercoit tout d’abord les coupoles d’églises.
Quelques rares fléches s’élévent. Mais on voit davan-
tage de vastes coupoles circulaires ou demi-circu-
laires, toutes dorées, surmontées de croix d’or
immenses ou brillent des diamants.
Des palais somptueux longent le fleuve, sur le
fronton desquels on lit ces inscriptions pour nous
inattendues: Soviet de la Flotte, Palais da Tra-
vail, etc.
De larges avenues débouchent perpendiculairement
sur les quais, et on distingue au passage de grandes
maisons délabrées, aux fenétres béantes, s’ouvrant
sur des rues ou P’herbe pousse autour des flaques. Car
la guerre est passée par la: la guerre tsariste d’abord,
puis la résistance acharnée des révolutionnaires aux
armées blanches qui voulaient rétablir en Russie
Vordre traditionnel ; puis le blocus mondial dont
V’étreinte commence 4 peine 4 se desserrer, et qui
rend la vie et la reconstruction parfois si difficile.
Mais patience ; tout travaille et la vie renait.
*
ae
Quelle minute émouvante!
Nous approchons du débarcadére noir de monde ot
nous distinguons déja les drapeaux et les banniéres
aux grandes inscriptions en lettres d’or. Et par-dessus
le brouhaha du bateau agité on croit entendre le son
d’une musique aimée. C’est bien cela: 1’Internatio-
nale résonne maintenant et domine tous les bruits du
bord.
Ils sont 14 aussi les enfants vos camarades, porteurs
de banniéres. Ils ont la place d’honneur sur le débar-
cadére. Et nous savons gré 4 nos camarades russes
d’avoir su nous plonger ainsi, dés notre arrivée, danser
le milieu que nous aimons: celui des enfants de la
nouvelle République.
Nous voila done dans une grande ville de ce pays
mystérieux qui a osé changer les bases de son gou-
vernement, de ce pays dont on dit tant de bien et tant
de mal, que les uns dépeignent comme un paradis,
d’autres comme un enfer.
Nous traversons difficilement la foule qui, tou-
jours, se resserre sur nous. Car ils sont tous venus,
avec leurs costumes usés d’ouvriers: des hommes
avec de vieux pardessus élimés et des casquettes pro-
létariennes, des paysans a longue barbe roussatre,
coiffés d’un vieux bonnet fourré sous lequel appa-
raissent les cheveux longs. Un enfant a un gros par-
dessus en peau de mouton dont les manches trop
longues pendent au bout des mains. Les femmes ont
la téte enserrée dans de grands mouchoirs rouges ou
gris. Quelques ouvriers et employés ont mis, pour la
circonstance, la blouse 4 la Tolstot des grandes céré-
monies.
Des enfants vont pieds nus, car les chaussures sont
trés chéres ; et on garde les bottes pour les longs mois
Whiver, de neige et de gel. Les paysans ont les jambes
prises dans des bandes mal roulées et les pieds dans
des sabots de paille tressée.
Mais quelle fierté nouvelle transfigure cette foule
terne ! Le vieux paysan nous sourit ; des ouvriers nous
interpellent ; les enfants nous suivent enthousiasmés.
Et nous allons le long du quai; nous traversons un
pont d’oii nous découvrons d’immenses perspectives.
Les rues ont la méme animation que celles de nos
villes occidentales: les trams circulent, pressés ; il y
apourtant moins de gens endimanchés et de nombreux
magasins sont encore rySeaux baissés, comme morts.
On voit trés peu d’av tomobiles, mais beaucoup de
fiacres décolorés et boue®x attelés de solides chevaux.Be o
‘Un cocher vénérable les guide enroulé dans une sorte
de grand manteau, comme une robe de chambre. Et
sur ces petites voitures étroites s’entassent bagages et
voyageurs.
Et défilent aussi, calmement, 4 la queue-leu-leu les
charrettes paysannes revenant du marché.
Tout cela donne 4 la ville une figure originale et,
Pour nous, un peu vieillotte.
Larue s’anime davantage 4 mesure que nous nous
enfoncons vers le centre de la ville. Des enfants, des
femmes passent, portant sur la téte un large plateau ou
s’alignent ingénieusement des prunes, des pommes
ou des tomates. Ils posent au bord du trottoir le
tabouret circulaire qui est suspendu 4 leur bras, et,
1a-dessus, exposent leur étalage. Les acheteurs sont
assez nombreux. Mais les enfants s’arrétent de préfé-
rence devant le marchand de graines de tournesol,
accroupi au coin d’une rue prés de son sac de graines.a at
Pour quelques kopeks (1) ils ont un plein verre
de ces graines qu’ils grignoteront longuement en
allant faire leurs commissions. Ou bien ils regardent
Pétalage de la marchande de gateaux. Mais ces gour-
mandises sont chéres, et on se contente souvent
d’acheter une grosse tranche de pastéque dans la-
quelle on mord 4 belle dents.
La nuit vient. Des gardes rouges (2) rejoignent
leur caserne, imposants dans leur ample capote qui
leur descend jusqu’aux talons. Un groupe de jeunes
pionniers (3), portant la cravate rouge — insigne de
leur association — retourne d’une promenade, tam-
bour battant.
Le remue-ménage s’éclaircit. Et on ne voit bientot
plus passer, sur la large et profonde perspective chi-
chement éclairée, que quelques cochers attardés et
les tramways sonores.
(1) Kopek : 1/100° du rouble, vaut actuellement environ Of. 10.
(2) Gardes rouges : soldats de l’armée rouge de Russie.
(3) Pionniers : grande organisation des enfants russes, ana~
logue a celle des boy-scouts.UN SYMBOLE :
Tzarkoje-Selo, séjour du Tzar,
est devenu
Detzkoje-Selo, séjour des enfants
Nous ne pouvons vraiment pas quitter Leningrad
sans visiter, 4 12 kilométres de la ville, cet admirable
Tzarkoje-Selo, séjour d’été des anciens tzars, aujour-
d@ hui tout peuple d’enfants.
Il fait encore le méme temps gris et brumeux, dont
les habitants semblent fort peu se soucier. Nous tra-
versons des places d’une animation intense, le marché
ou s’entassent pastéques, tomates et pommes; et les
charrettes maintenant vides s’en retournent vers la
campagne.
Nous les dépassons toutes, nous, avec nos vieux
autos qui cahotent étrangement sur le pavé troué de
Ja route. Les roues éclaboussent et salissent tout
lorsqu’elles s’enfoncent dans les flaques d’eau. Les
fines gouttes de pluie, poussées par le vent, nous
pénétrent et nous font frissonner.
La chaussée s’allonge, droite et bordée d’arbres
déja jaunissants. Les champs ont pris une teinte
Whiver : les javelles de blé sont pourtant encore
dressées en petits gerbiers ébouriffees; les choux,
les pastéques émergent ca et la, de Vincolore
étendue,
On ne traverse aucun village; ou plutét les vil-
lages se donnent la main tout au long, de Léningrad a
Detzkoje-Selo. Les maisons s’alignent, tantét d’un
seul coté, tantét des deux cétés de la route, retiréesSino
prudemment 4 quelques métres de la chaussée pour
n’en pas recevoir les éclaboussures ; maisons toutes
semblables, baties sur pilotis, dont les murs sont
faits de solides rondins réguliers, aux joints bourrés
de feutre. Les toits sont presque tous de téle peinte,
rarement de chaume.
Vieilles maisons de paysans malheureux, croirait-
on. Mais voila justement des chantiers de construc-
tion : les beaux rondins blancs s’entrecroisent sur les
pilotis, et la maison neuve ressemble comme une
sceur 4 ses voisines. C’est que, voyez-vous, chaque
climat, chaque sol veut des habitations, des mceurs,
des costumes particuliers. Et ce n’est jamais par
comparaison que nous devrions apprécier le bien-
étre ou les malheurs d'une vie.
D’ailleurs, derriére les rideaux des fenétres soi-
gneusement closes, on devine les mémes destinées
de travail, de joie et de peine. Une femme sort, tout
empaquetée dans de grands chiles; elle va, en pa-
teaugeant, tirer de l’eau a la pompe derriére !a maison.
Deux enfants, pieds nus dans la boue, figure vermeille
et halée, s’arrétent pour nous regarder passer et nous
appellent en gesticulant. Je me retourne et je les
vois courir en riant derriére deux oies presque aussi
grandes qu’eux.
Nous allons toujours, doublant ou croisant les
interminables files de charrettes. Au bruit pétara-
dant de notre auto, des pourceaux se sauvent et
heurtent bétement les barriéres ; les canards effa-
rouchés se dandinent, agitent un peu leurs ailes, et
lancent dans l’air gris leurs gal... al... gal... al...
*
oe
A Ventrée du parc, le carrefour nous présente des
allées longues et noires, que croisent d’autres allées.aS ee
Plus de maisons de paysans au bord des routes ou
derriére les haies; rien que le pare rustique. Car
les tzars n’aimaient pas voir prés de leurs luxueuses
demeures les paysans déguenillés et miséreux.
A un détour surgit le chateau, brillant d’un blanc
laiteux 4 la clarté brumeuse du ciel. Nous pénétrons
dans la zone vivante : au bord de la route, des
mamans regardent jouer leurs bébés, et, autour du
lac ombreux, d’autres enfants se poursuivent sur le
gazon.
Les jolies maisons de campagne disséminées dans
le pare sont aujourd’hui occupées par les enfants :
1a, c’est un sanatorium ou nous admirons la propreté
des locaux et l’intelligence des soins donnés a de
petits malades; plus loin, devant un batiment spa-
cieux, nous regardons jouer, chanter, danser, manger,
d’autres enfants qui étaient affaiblis et avaient besoin
d’une bonne cure pour se fortifier; une école est en
remue-ménage : on peint des portes, des tables, on
frotte, on brosse, on hate le nettoyage car c’est
demain la rentrée des classes ; garcons et fillettes se
croisent ; quelques parents les accompagnent, et c’est
avec exubérance qu’on vient se faire inscrire ou
qu’on reprend contact avec les camarades et les édu-
cateurs.
Krasnaja Slavianka
Le soir approche et nous voulons visiter une école
perdue dans la campagne Krasnaja Slavianka, la
« Slavie rouge ».
La pluie a recommencé de tomber.
Nous nous égarons 4 plusieurs reprises dans un
dédale d’avenues. Lorsque nous apercevons quelquesaie
paysans suivant leur lourd chariot nous nous arrétons,
et nos guides demandent :
— L’école Krasnaja Slavianka ?
Les avis sont partagés : l’un montre le nord, l’autre
le midi; nous consultons en vain la carte... Mais tous
les chemins ménent’a Rome...
Les autos nous transportent, intrépides et affolés.
En ligne droite, ils crépitent comme s’ils allaient
éclater ; ils ralentissent 4 peine dans les tournants
boueux, et l’arriére-train s’en va dans le fossé.
Enfin !... Au bord de la route, trois enfants de
douze 4 treize ans nous attendent. Ils sont pieds nus
dans la boue, téte nue, rustiquement vétus d’un pan-
talon et d’un bourgeron de toile bise. Ils nous accueil-
lent avec le sourire de toute leur large figure confiante
et émerveillée. [ls s’accrochent 4 notre auto, au risque
de le faire verser, et nous conduisent a l’école.
Les classes n’ont pas encore repris dans ce bati-
ment ou, durant I’hiver, les éléves lisent des livres,
écrivent ou dessinent. Le fruit de leur activité est
pourtant 1a, dans ces salles spacieuses et claires, et
retient longuement notre curiosité.
Aux murs sont fixés des centaines de dessins, des
affiches, des diagrammes (1); sur une table sont
exposés des travaux plus compliqués: des comptes
rendus d’excursions, des compositions collectives,’
bien illustrées, quelques-unes méme cartonnées et
ornées d’une couverture rutilante. Dans la salle de
travail manuel, nous inspectons les jolis petits usten-
siles et les jouets fabriqués durant l’année qui finit.
(1) Les diagrammens sont la représentation graphique, par des
lignes ou tous autres signes, des nombres d’une statistique, de
telle sorte que la comparaison — objet de cette statistique —
saute immédiatement &la vue des illettrés eux-mémes.SSH
Mais l’école est vide encore. Partons 4 la recherche
des enfants.
Nous passons 4 travers champs, en suivant pénible-
ment les sentiers détrempés et glissants. Les choux
sont verts et noueux, mais les carrés de tomates sont
dévastés déja par le froid et la pluie; les plants en
sont secs et noirs, et les derniéres tomates pendent,
pales et fanées.
Voici enfin trois batiments au milieu des champs.
La vivent, nous dit-on, deux cent cinquante enfants
‘de douze a quinze ans, orphelins ou abandonnés. Ils
erraient par les rues, sans pain, sans travail, sans
appui. Vous savez bien ce qu’ils seraient devenus.
Mais on les a recueillis ; on les a conduits dans ces
champs incultes faute de bras; on a mis a leur dispo-ae
sition 130 déciatines de terres (1), bois et friches. De
plus, l’Etat alloue 4 l’école 22 roubles par an et par
éléve (soit 4 ce jour environ 350 francs). Les enfants
vivent en commun; ils défrichent la terre, abattent
les arbres, cultivent des légumes, en vendent méme.
Ils ont maintenant une vache et un cheval de labour.
Tout cela appartient 4 la grande famille, 4 la < com-
munauté scolaire ».
Mais ces enfants ne pensent pas qu’a leur vie maté-
riclle ; ils ne sont pas de petites bétes qu’on attellerait
trop tot 4 une tache ingrate. Ils travaillentaux champs.
plusieurs heures par jour suivant l’age; et ils le font
avec joie et conscience car c’est pour leur commu-
nauté qu’ils travaillent et qu’ils organisent leur vie
librement. Ils continuent aussi 4 étudier.
Nous parcourons la forge, l’atelier de menuiserie,
les dortoirs, les réfectoires, humbles mais propres.
Puis nous nous rendons au Club.
« Club! » Ce mot ne vous dit rien. C’est pourtant
une chose essentielle dans la nouvelle vie russe. Un
club la-bas, c’est un peu comme autrefois l’église
dans votre village, le lieu oi !’on s’assemble, ot lon
entend la bonne parole, une musique reposante ; ou
Pon se trouve tous réunis enfin pour penser, pour
vivre, pour coopérer 4 une ceuvre commune.
Le club de cette colonie est justement dans une
ancienne église ; le club a remplacé l’église. Voyons
quelle est cette nouvelle vie, quelle est cette pensée
commune qui, aprés le travail, réunit et éléve tous les
enfants.
*
ae
Ils nous attendaient avec impatience et trouvaient
(1) 1 déciatine : mesure agraire de 1 hectare 0925,
cocoate= 15! »
que nous nous attardions beaucoup 4 examiner leurs
champs ou leurs maisons.
Mais, dés que nous montons le petit escalier de
bois qui méne au club, les applaudissements crépitent ;
VInternationale, jouée par l’orchestre de 1’école,
raméne sur cette foule émue un calme bouillonnant. Et
Jes enfants immobiles, dans |’attitude figée d’un salut
presque militaire, écoutent religieusement Il’hymne
révolutionnaire.
Pendant que, sur la scéne, se prépare une gracieuse
exhibition de gymnastique, je fais des yeux le tour de
la salle. Le plafond est trés haut, mais des drapeaux
et des oriflammes rouges en garnissent la profondeur.
Aux murs, se faisant face, deux portraits artistique-
ment encadrés par les éléves eux-mémes: Lénine, le
chef de la Révolution, et le savant allemand Marx,
qui en a été le pére spirituel (1); des affiches, des
inscriptions en lettres énormes, un journal mural
illustré que chacun peut lire 4 loisir durant tout un
mois... (2).
Sur la scéne, maintenant, les gymnastes évoluent ;
et le piano marque la cadence. L’orchestre reprend
ensuite et termine gaiement la représentation.
Un enfant nous salue; c’est sans doute le Président
de la communauté. Nous répondons pour dire notre
joie de trouver, dans ce coin retiré au milieu des
champs, des orphelins qui vivent ainsi d’une vie
‘si pleine et si intelligente, qui se préparent avec tant
d’ardeur a étre des « hommes ».
La nuit vient; mais nous ne sommes point libérés.
(1) Karl Marx, mort en 1883.
(2) Journal mural : Grande feuille de papier sur lequel le per-
sonnel dune classe, d’une école, d'une usine, inscrit les faits
saillants qu’on veut faire connaitre, et qu’on laisse affichée
durant tout un mois.Se ge
Les éléves nous barrent le passage: ils veulent se
faire photographier au milieu de nous, sur le perron
de bois de leur club, avec tout un encadrement de
drapeaux, de banniéres, de tambours et de clairons.
Déja les chauffeurs font ronfler leurs autos; un
clairon sonne une sorte de rappel. Nous serrons les
mains qui se tendent vers nous; nous voudrions rester
encore.
Mystérieusement, des mains attentionnées ont
recouvert nos autos de fleurs et de verdure.
Il faut partir!
Nous nous éloignons en agitant nos chapeaux pen-
dant que, devant le club hospitalier, la foule émue
s’agite et crie un interminable « hourra! ».Un défilé a Léningrad
Le jour m’a réveillé dans ma belle chambre au troi-
siéme. Je me suis levé prestement, pour jouir d’une
matinée de soleil doré.
Les avenues de la ville paraissent plus larges
encore vues de ce belvédére; et des hommes
s’agitent, noirs et minuscules, comme des nains.
— Pararan! Pan! Paran!...
Déja! Un tambour bat; je me penche 4 la fenétre :
Ce sont quelques Jeunes Communistes qui se pré-Sle ae
parent pour la manifestation d’aujourd’hui. IIs
s’avancent, bien alignés et marchant au pas. Deux
jeunes filles portent une large banniére rouge ou
zigzaguent des lettres blanches... Ils se rapetissent et
disparaissent dans 1’éloignement de l’immense Pers-
pective (1). .
— Tarara! Ra! Ra!... sonnent les clairons.
Un groupe arrive, rouge et blanc; on dirait des
gymnastes en tenue. Etla banniére rouge les domine
vigoureusement.
De tout jeunes enfants s’annoncent 4 la naissance
de la rue. Ils ont tous, gargons et filles, le foulard
rouge des Pionniers, Par instants, un tambour fleg-
matique roule quelques:
— Pan! Pararan!...
Puis on n’entend a nouveau que le frétillement des
pas.
Et s’avancent aussi de leur démarche lourde et
trainante de travailleurs quatre ou cinq ouvriers
accompagnant un drapeau. Leurs mains pendent trés
bas au bout de leurs bras, comme s’ils venaient de
quitter seulement la truelle ou le marteau.
Des camions croisent ou dépassent les groupes. Ils
portent des planches pour construire hativement
quelque char, des rouleaux de papier pour les affiches
ou des lambeaux d’étoffe écarlate. Les trams circulent
comme 4 l’ordinaire, trainant parfois un wagon décou-
vert tout enguirlandé.
C’est aujourd’hui la féte de la rue; non pas la féte
de quelques privilégiés qu’admire la foule dédaignée ;
le peuple entier se prépare a célébrer le neuviéme
jour des Jeunesses Communistes; et nous allons
admirer le défilé imposant de la jeunesse de
Léningrad.
(1) La Perspective Newsky, la plus belle avenue de Léningrad.Bea pies
*
es
Pendant toute la matinée, les groupes les plus
divers sont allés se masser au fond de l’avenue.
Depuis des heures et des heures que se fait cet entas-
sement, la rue est pleine a craquer.
C’est, de notre fenétre, un spectacle grandiose et
vraiment émouvant que ces milliers de jeunes gens
qui s’agitent, se cherchent, se séparent fiévreusement.
Une infinité de banniéres et de drapeaux rouges les
recouvre de leur frémissement.
Nous descendons 4 notre tour dans la rue; nous
suivons avec une aveugle confiance le flot humain
qui se dirige vers la Place Ouritsky ou va se faire le
défilé.
C’est une place immense qu’encadre le tragique
Palais d’Hiver des Tsars. C’est ici-méme que, 4
maintes reprises, au cours de leur longue lutte contre
l’oppression, les travailleurs de Saint-Pétersbourg se
sont massés aussi, pour se faire charger par la cava-
lerie, pour se faire décimer par les balles... Mais
aujourd’hui les fils de ces héros vont défiler 1a libre-
ment et avec un enthousiasme indescriptible.
On nous a réservé une place 4 la tribune officielle,
large et simple estrade de bois qui a été élevée 1a au
lendemain de la Révolution.
On voit, sur les gradins inférieurs, au bord méme
de la tribune, les Présidents des Soviets — comme
qui dirait les Maires des villes. Il y a méme un Com-
missaire du Peuple — un Ministre, quoi! — le petit
pére Kalinine, I] est en bas, a la partie la plus avancée
de la tribune, sa téte de vieux paysan émergeant a
peine au-dessus des planches. Car Kalinine est un
paysan, un paysan trés instruit, certes, et qui a prouvé
sa valeur de chef. Mais il ne dédaigne pas pour cela
les paysans ses fréres et se fait un plaisir, lorsqu’ilPag et
prend de courtes vacances dans son village, de
faucher, de bécher et de moissonner, lui, le Ministre
Mer UaRs St Satis
Nous sommes pourtant 4 l’aise sur cette tribune,
car il y a 4 c6té de nous les secrétaires de tous les
Syndicats ouvriers de Léningrad, hommes et femmes
sobrement vétus de leur costume de travail, aux
figures énergiques, aux grosses mains prolétariennes.
Au pied de Ja tribune, des ouvriers font une sorte
de garde d’honneur et inclinent les drapeaux et les
emblémes jusqu’a la foule des manifestants.
os
A perte de vue, l’avenue est comme une forét mou-
vante, blanche, noire et rouge. Mais la place Ouritsky
est encore vide; la téte du défilé débouche maintenant
de la rue.
Voici de jeunes ouvriers, musique en téte. IIs
marchent en rangs serrés et au pas, comme 4 la
parade. A hauteur de la tribune, le dirigeant du
groupe agite sa casquette, se retourne vers ses cama~
rades et tout le groupe salue d’un « hourra! » vigou-
reux, qui fait vibrer la place. Tous ces adolescents
agitent leur casquette et un deuxiéme hourra plus
formidable encore sort de leur poitrine:
— Pour Kalinine! Hourra!
De jeunes ouvriéres leur succédent, se tenant par
le bras. Le méme hourra! jaillit, plus désordonné et
plus clair, mais qu’on sent si chaudement enthou-
siaste. Elles traversent la place et s’en retournent
vers leur quartier.
Une corbeille d’enfants: ils sont serrés sur un
(1) U.R. S.S. Union des Républiques Socialistes Soviétiques,
nouveau nom de la Russie.aan ie
camion, tout de blanc vétus, et se réjouissent de ce
spectacle grandiose en chantant leurs hourras.
D’autres groupes encore, dominés toujours par les
drapeaux et les banniéres et acclamant les délégués
avec la méme vigueur; des sections de Jeunes Pion-
niers, le foulard rouge autour du cou; des grappes
d’enfants tassés dans des charrettes, dans des voitures,
dans des camions, et venus de tous les environs, de
Poutiloff (1) et de Detskoje Selo.
Jamais je n’avais vu tant d’enfants, et surtout tant
de jeunes gens joyeux de participer 4 un défilé splen-
dide, de voir s’agiter sous leurs yeux : groupes
humains, drapeaux vivants sur la foule, véhicules
débordants qui semblent eux aussi avoir une ame.
Il en défile ainsi des milliers et des milliers!
Mais qu’est-ce ? On dirait une mascarade de car-
naval.
Ce sont des chars symboliques qui, pour nous
aussi, « illettrés » de la langue russe, sont un ensei-
gnement pittoresque et suggestif.
Sur lun d’eux, des forgerons aux manches retrou-
sées font rougir le fer pour le battre prestement de
leurs mains nerveuses. Le marteau, sur l’enclume,
résonne clair comme dans le village l’atelier du
forgeron, et ce geste et ce son disent 4 tous le
triomphe du travail forgeant la société libre de
Davenir.
Une grosse charrette est chargée de gerbes do-
rées comme si elle rentrait des champs, le soir au
erépuscule. Les paysans, le front auréolé de blonds
épis, tendent leurs mains calleuses aux ouvriers de la
(1) Poutiloff: Grandes usines aux environs de Léningrad.pe
ville: < L’union des travailleurs de l’usine et des
champs fera notre bonheur commun ».
Sur un camion, un adulte se penche avec obsti-
nation sur un gros alphabet ouvert devant lui; un
jeune ouvrier cherche des livres 4 la bibliothéque.
Une immense inscription dit la volonté ferme d’ins-
truire la masse du peuple: « C’est aujourd’hui le
neuviéme jour des Jeunesses Communistes, le
dixiéme jour ne verra plus d’analphabétes ».
D’autres chars encore passent, encadrés de groupes
toujours aussi enthousiastes. Et la foule, dominée par
la mer mouvante des banniéres, apparait sans cesse,
compacte et vibrante, au débouché de la rue.
Il nous faut partir, car nous désespérons de voir la
fin de ce défilé monstre. La rue est toujours pleine 4
craquer — comme en plein midi.
D’out sort donc toute cette jeune foule ?
A la tombée de la nuit, le défilé n’était pas encore
terminé ; les groupes n’étaient pas encore tous passés
devant cette tribune.
« Il défile aujourd’hui 120.000 jeunes, nous disaient
négligemment les guides. Mais nous avons vu des
défilés ouvriers combien plus imposants... Tenez, &
Venterrement de Lénine, 4 Moscou..., c’était indi-
dicle...; on aurait cru qu’il y avait 1a tout le peuple
russe !... >MOSCOU
Toute la nuit, notre train a roulé entre Léningrad
et Moscou. Nous dormons tranquillement sur nos
couchettes, car les trains russes, qui parcourent
dimmenses espaces, sont aménagés pour ces longs
trajets. Le soir, on redresse les bas-flancs, et chacun
s’allonge pour dormir.
Le jour point: les couloirs des wagons sont encore
déserts. Je veux voir les paysages surgir de la nuit et
la vie renaitre autour des fermes et aux lisiéres des
bois.
Humidité partout! Une buée obsédante pénétre le
feuillage des foréts. Nous longeons des clairiéres ot
les joncs émergent avec peine des marais. Un sentier
en contre-bas accompagne la voie du chemin de fer ;
une femme passe, pieds-nus, les souliers sur |’épaule,
un panier au bras. Et ces pieds sur lesquels la boue
des fondriéres a fait un bracelet noir, ces chevilles
que l’herbe ruisselante fouette au passage, nous font
frissonner. Un enfant, tout empaqueté dans sa grosse
peau de mouton, s’arréte pour regarder passer le
train ou quelques rares tétes, tot disparues, se collent
aux vitres des portiéres.
Quelques champs s’étalent sur un monticule. Des
femmes emmitouflées sont immobiles au bord du che-
min, surveillant leur troupeau de beeufs et de chevaux.
Le soleil se léve, disque rouge derriére la brume,
mais il éclaire toujours le méme paysage de bois, de
marais, et de champs maigres ou paissent des trou-
speaux.aga ol
os
Moscou !
Remue-ménage sur le train, les dormeurs se frottent
les yeux, écartent les rideaux et s’habillent en hate,
car on va voir Moscou sortir de la forét.
Tout 4 coup, les bois deviennent des parcs; les
misérables cabanes se font coquettes maisons de
repos ; voila les innombrables coupoles d’or de Mos-
cou. La-bas, dominant tout, Vimposant Kremlin
semble encore surveiller la région.
Et je pense a l’histoire de Moscou, telle qu’on nous
I’a racontée :
Au xi’ siécle, Moscou n’était que le Kremlin, dont
nous verrons bientét l’enceinte. C’était alors une
simple forteresse de bois construite dans une clai-
riére, au carrefour de routes importantes. La forét
mystérieuse était 1a aux portes mémes, dont l’une
d’elles s’appelle encore « Porte de la Forét ».
Puis Moscou, sur la voie de la Moskowa s’enrichit
et prospéra. Les fortifications de bois devinrent
solides murs de pierres, découpés 4 la japonaise. On
suréleva des tours; les riches princes firent embellir
leurs demeures rustiques ; on construisit d’imposantes
cathédrales, toutes surchargées d’or et de pierreries.
Aujourd’hui encore, de la terrasse du Kremlin, on
apercoit tout autour la ville couleur de vieille pierre,
hérissée de centaines de tours ou coupoles d’églises;
et, au fond, enserrant la ville, I’éternelle forét, sombre
et profonde.
Une foule enthousiaste nous attend 4 la gare :
enfants, sociétés, banniéres, drapeaux, musiques,
photographes — inévitables photographes. — Des
mains se tendent vers nous, énormes et nerveusesAegina
mains de travailleurs; les figures confiantes nous
accueillent en fréres.
Un secrétaire de Syndicat nous salue en frangais.
« J’ai travaillé longtemps en France; je suis resté
sept ans 4 une usine de P... Je connais votre travail
et votre vie. »
A notre camarade portugais il dit : « Je parle espa-
gnol, car j'ai travaillé quatre ans dans |’Amérique du
Sud... N’y a-t-il pas d’Anglais ici?... J’ai été long-
temps aussi en Angleterre... »
Car, expulsés par le tsar, surveillés par tous les
gouvernements, ces infatigables révolutionnaires russes
allaient ainsi de pays en pays, vivant 4 grand peine
— et souvent irréguliérement — de leur seul travail.
Ce sont eux qui, a la fin de la guerre, ont su orienter
la révolte ouvriére et militaire; et ils sont maintenant
les guides incorruptibles de la société nouvelle.
*
ae
Les rues, en cette matinée de septembre, sont d’une
animation extraordinaire. De longs chantiers boule-
versent et repavent les rues. Fiacres, autos, charrettes,
camions, trams s’entassent aux passages étroits et
s’écoulent lentement. Devant les magasins aux devan-
tures bien achalandées, les trottoirs sont noirs de
monde. On se croirait sans peine dans une de nos
fiévreuses villes occidentales si on ne distinguait, dans
Ja foule, un curieux mélange de races et de types,
depuis les hommes bruns et osseux comme des
Espagnols et les femmes aux petites figures de
bohémiennes jusqu’aux Tartares aux pommettes sail-
lantes et aux Asiatiques petits et nerveux, aux yeux
bridés.
La ville se resserre. Nous franchissons une pre-
miére porte aux fines dentelures couleur de mousse.5 ee
Prés de l’entrée, on voit briller, au fond d’une cha-
pelle, les bougies qui gardent des icdnes.
Une deuxiéme porte, puis l’immense place Rouge,
devant le Kremlin. Une allée de verdure longe |’en-
ceinte du Palais: c’est le cimetiére des granes morts
de la Révolution, devant lequel est posée une sorte de
pyramide de bois, trapue, simple, forte, le mausolée
de Lénine.
Une Ecole
L’auto longe la Moskowa aux eaux boueuses, fran-
chit les portes des enceintes, suit des rues, puis
d’autres rues, pour nous déposer enfin devant la porte
d’une école.
La directrice seule vient nous recevoir, comme si
la maison était vide. Ce n’est pourtant pas la récep-
tion habituelle aux écoles russes ou les enfants se
pressent volontiers autour de leurs éducateurs pour
faire bon accueil aux visiteurs.
Mais un brouhaha de foule nous submerge 4 mesure
que nous montons |’escalier, Nous n’avons plus
besoin de guide : nous allons oi nous appellent ces
voix enfantines.
Pourquoi tout ce bruit? Est-ce jeu ou travail?
C’est aujourd’hui, 17 septembre, le troisiéme jour
de classe dans les écoles de Moscou, et les enfants de
cette école organisent librement leur vie et leur
travail.
Ils sont tous 14, réunis en assemblée générale. Seuls
les plus petits, de huit 4 neuf ans, sont occupés dans
la salle voisine, trop jeunes encore pour prendre les
charges et les responsabilités de la société scolaire.
A notre arrivée, bien sir, chacun se retourne etPA a
regarde... Il y a dans la foule un petit instant de
flottement; quelques enfants nous cédent leur siége.
Mais la présidente, une fillette de treize 4 quatorze
ans, debout devant la table, continue froidement ses
explications. Elle familiarise les nouveaux venus avec
Porganisation scolaire, raconte comment sont nommés
les guides des classes et le Comité de l’école.
Quelques mains se lévent pour demander des pré-
cisions. C’est alors une institutrice qui répond, non
pas pour « ordonner » de faire quelque chose, mais
pour dire comment fonctionnaient et fonctionnent
les organisations de Pionniers, les assemblées de
classes, etc...
Un dernier mot de la Présidente :
« Maintenant, réunion dans chaque classe pour
constituer les Comités de classe. Ces Comités de
classe se réuniront ensuite ici méme pour élire le
Comité de Vécoie.., Ailez!
Et la foule bruyante et pépiante s’égaye.
Nous nous rendons nous aussi dans une classe pour
assister aux discussions et délibérations d’ou sortira
Porganisation de la discipline et du travail.
Mais ici on n’est pas tout a fait d’accord! Ils sont
1a quelques passionnés qui voudraient parler tous a la
fois. Gritka, maigre et nerveux, se déméne 4 son
banc, le bras levé, et pousse par instants un cri qui
est un nom ou un appel.
La présidente provisoire qui, ici encore, est une
fillette, voudrait bien faire taire ces bavards. Ses
gestes n’y suffisent pas; alors elle siffle dans un sifflet
roulette un cri strident qui raméne quelques secondes
d’apaisement.
Mais on ne sait sans doute pas trop ce qu’on veut.
Gritka fait alors une proposition :
— Nommons une commission qui étudiera ce qu’il
y a de mieux 4 faire ; puis nous rediscuterons.path ee
Cette solution est agréée.
— Sonia! Sonia!.., 4 la présidence!... crie-t-on
de toutes parts.
La fillette ainsi acclamée proteste d’abord, puis se
dresse humblement. La présidente lui céde la place,
le cahier, le crayon et le sifflet.
— Allons! des noms pour la commission !...
Les noms arrivent. Voila maintenant la liste com-
pléte. On l’adopte ; et la foule s’écoule en se bous-
culant.
Dans la salle ainsi soulagée, vous auriez vu alors,
groupés autour de la table, 4 genou sur les bancs, le
corps penché sur la table méme, les sept ou huit
délégués, discuter nerveusement, téte contre téte, de
l’organisation de leur classe.
Que font donc les instituteurs, direz-vous? Peu-
vent-ils supporter tout ce bruit; acceptent-ils ainsi
tous ces titonnements ?
On a dit aux instituteurs de laisser faire les jeunes,
de les laisser organiser librement leur travail et leur
vie, afin qu’ils apprennent, non pas seulement 4
obéir a des ordres inexplicables, mais aussi 4 se
commander.
Les instituteurs regardent cette vie d’un ceil patient
et bienveillant. Ils savent maintenant que ces discus-
sions ne sont pas stériles; que de l’effort commun
sortira une nouvelle discipline et une volonté de tra-
vail décuplée.
Nous partons dans le brouhaha finissant des allées
et venues d’enfants, convaincus de la valeur éduca-
tive et sociale de ce self-governement (1) dont nous
avons vu ici l’organisation.
(1) Self-governement : gouvernement des écoliers par eux-
mémes, par le systéme des guides et des comités élus,ronan
Les clubs d’ouvriers et d’enfants
Il tombe une pluie froide et pénétrante d’hiver. La
nuit vient; les ouvriers rentrent hativement chez eux
et les premiéres lampes qui s’allument scintillent au
milieu des places bientét désertes.
Nous repartons visiter un « club » d’enfants.
Car, en Russie, les ouvriers de différents métiers
ont leurs « clubs ». Ce sont des salles de réunion,
presque toujours propres et spacieuses, parfois
luxueuses, ou ils lisent livres et journaux, discutent
et s’instruisent.
Les enfants ont, eux aussi, un club dans leur quar-
tier.
Celui-ci est riche et certainement un peu privilégié.
Mais des centaines d’autres clubs, par toutes les villes,
s’efforcent de réunir les enfants pour leur apprendre
a aimer le beau et le bien, pour leur apprendre aussi
4 s’organiser et A se commander,
Deux enfants, comme deux petits portiers, sont
assis devant une table dans le vestibule. Les voila
qui se dressent, non pas pour nous regarder ou nous
saluer, mais bien pour examiner leur ceuvre 4 dis-
tance, en clignant légérement des yeux. Ils sont en
train de dessiner une affiche pour une prochaine
manifestation ; et déja un jeune pionnier 4 cravate
€carlate est planté au milicu de la page, 4 cdté de son
drapeau rouge.
Voici la salle du club. Des bancs autour des tables,
beaucoup d’affiches aux murs, de ces affiches qu’on
comprend sans les lire, tant les dessins en sont sug-
gestifs. Il y a aussi des travaux d’éléves ; des dessins
s’entassent sur les guéridons.
C’est un vrai petit palais d’enfant !