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CG) -FREINE? UN MOIS | avec les Enfants russes Bois gravés de E. LAGIER-BRUNO Cinquidme et sixiéme cahiers de Ja 12" série wusvanens Mal et Juin 1927 4» z 3 ® % Canmens nn" 5 et 6. Douxitme série _ Mai-Juin 1927. _ LES HUMBLES Revue littéraire des Primaires . paraissant par Cahiers mensuels de 32 pages au moins Directeur : Maurice WULLENS ABONNEMENTS D’UN AN : France... 2): 20 francs — Btranger. .... 25 francs — Les abonnements partent du 4+" de chaque moi : — Toute personne qui nous procurera 5 abonnements aura droit au service ‘atuit. wer Adcodser toute correspondance : lbttrdd NYrony’ Keynes, efo., AM. Maue eige:Wuillens, 4, rte Descartes, Parts (Vo. r les envois argent a Maurice Wullens, 4, rue Descartes compte COURANT POSTAL 880-70 PARIS. = Joindre un timbre de 0 fr. 50 a toute lettre nécessitant une réponse. — Les manuserits ne sont pas rendus. _ = Les auteurs sont seuls responsables de leurs ouvres.: — La reproduction des muvres insérées n’est permise quavec indteation @origine. — ii sera rendu compte de tous les ouvrages envoyés en double exem- O04 7 Pag Gxenpialigs doin. Be vu’ anny laissés aux collaboratours avec abate de 25 +. erce GENERAL POUR LA LIBRAIRIE : Sige St- Michel, PARIS (Wey BULLETIN D’ ABONNEMENT fe Je, soussigné, déclare souserire un abonnement d'un an & Ja Revue lit- téraire Les Heaunes, & partir du int Je montant (vingt franes pour la France, vingt-eing francs pour Fétranger), en mandat poste ou chéque postal. Signature : (4) A détacher et & renvoyer accompagné d'un mandat ou d'un chéque libellé au nom de M. WULLENS Mavnics, 4, nuz Descanres, Panis 5*. {Compte courant postal n° 380.70, Paris), 4 Cautmns 0° 5 et 6, “‘Douziéme série Mai-Juin 4927. Lees Humsues Revue Littéraire mensuelle des Primaires Fondée a l’Ecole Normale d’Instituteurs de Douai par Maurice BATAILLE, Marius Dattiir, Alexandre Desvacuez, Henri NAMUR, Florimond Wacon et Maurice WULLENS. Le premier cahier parut A Roubaix en octobre 1913. La guerre arréta sonessor. DESVACHEZ et WaGoNn furent tués a l’ignoble boucherie, Les Humbles reparurent a Paris, sous la direction de Maurice Wu tens, a partir du 1° Mai 1916. Depuis leur reparution, ils ont publié les ceuvres de : ¢ Edmond Apam, P. Apam-Cox, George Aprian, E. ARMAND, Claude Avetine, André Baitton, Maurice BATAILLE, G. BELOT, V. Bonnans, Rémi Bourcerir, A. Brun, Paul Coun, M. DaiLuig, M. DALLERE, Georges Davin, A. DeLemer, J.-L. Detvy, Paul DesanGes, E. Donce-Brisy, Edouard DujJArpIN, Renée DUNAN René Epmer, L. Emery, Florent Fets, F. Ferré, Garrigu GARONNE, GENOLD, E. GOLDENBERG-CaHeEn, Ivan Gout, A.-M. ‘Gossez, Henri Guiteeaux, G.-P, GuINEGAULT, R.-M. HERMANT, P.-C. JABLONsKI, Lucien Jacques, Ker-FRaNK-Hovux, G. DE Lacaze-Durniers, P. Larivitre, Lazare, Marcel LeBarBieR, Philéas Lepescue, C. Le Macuser, F. Leprerre, G. Le Révé- REND, André Lorutor, M. Martinet, Emile Masson, G. Mauriére, Camille Le Mercier b’ERM, Marcel Miter, André Mora, Roger Pitter, J. QUESNEL, Tristan REMY, Joseph RIvieRE, ‘Ch. Rocuar, Romain Rottanp, Han Ryner, Jean pe SAINT-PRIX, Pierre de Saint-Prix, J.-P. Samson, Marcel Sauvace, J.-M. _ THoMas, Ernst Touter, Théo VaRLET, Walt Wuitman, Maurice Wo tens, Francis Yarp, Stefan ZWEIG, etc., etc. Il faut les lire et les aider. Pour cela: 1° Abonnez-vous. '2° Trouvez-leur d’autres lecteurs, d’autres abonnés. 3° Achetez et faites acheter leurs éditions. 4° Participez a leur souscription permanente. Nous nous permettons de signaler a nos nouveaux lecteurs NOS COLLECTIONS dont certaines s’épuisent fort rapidement. Cinquieme série (1919-20) comprenant la Cité des Humbles de Maurice BATAILLE. épuisée), l’Anthologie de poémes yougo-slaves, la Trainaille de R.-M. HER- MANT, plus 5 numéros ordinaires de revue et 2 numéros GO UBT ER i ius Nenana eration 2 eet 20f. » Sixiéme série (1921) comprenant Anarchie de LazARE (€puisée), la Bretagne libertaire, A propos de la Révolu- tion qui vient, Bérangére de G. Davi et l’étude sur E. Armand par A. LoRULOT, plus 4 numéros ordinaires Gesrev ner Saye ccs! st erenemieme ee bond 2 15f. » Septiéme série (1922) comprenant l’étude sur Jules Le- roux par F. Lepretre, Kraskreml par H. GuILBEAUX, Littérature et Pognon par M. WuLLENS, Images lyriques par J.-P. Samson, Malgré les ouragans de MARCEL Leparsier et Poémes de la Prison @ERNST TOLLER, plus 5 numéros ordinaires de revue... . . 15f. » Huititme séric (1923) comprenant Fables et podmes de G. Le REevérenn, Littérature et Pognon'(II*), Homme de Phalére de C. Ave.ine, le Choix de Poémes de Lucien JAcQuEs, les Miettes d’Histoire d’ERMENON- VILLE, plus 6 numéros ordinaires de revue. . 15f. » Neuvitme série (1924) comprenant Eau ruisselle de toutes parts de Claude AveLinE, Invectives de Charles Rocuat, Villégiature d’Ame de Joseph RiviiReE, Sentir de Marcel Miter, le numéro spécial consacré a Henri Guilbeaux, celui consacré aux Devoirs contre la guerre, plus 4 numéros ordinaires de revue... .. 15f. » Dixitme série (1925) comprenant Golem (fragments) de Gustav Meyrink, Epilogues et Souvenirs deThéoV ARLET, quatre nivernais de René BonisseL, Nisita d’Edmond Avan, ..... cailloux blancs d’Héléne Hardant, En marge @un feuilletonniste de Maurice WuLLENS, plus 4 numé- ros ordinaires de revue... ........ 20%. » Onzitme série (1926) comprenant Par les grand’routes de René Dax, Jules le Bienheureux par Georges VIDAL, Forceries de Henry Matot, Hinkemann par Ernst To.ter, Luzia par Fernand Ferré, plus 5 numéros ordinaires de revue... . . aide pide is 4 ZOE. my Ajouter 0 f. 50 pour Venvoi recommandé (C/c postal 380.70 Paris.) Cc. FREINET UN MOIS avec les Enfants russes ' AVERTISSEMENT En aoiit 1925, quelques instituteurs des divers pays d’Europe furent invités, par leurs collégues russes, 4 un voyage d’étude en Russie soviétique. Des relations de voyage a l’usage des éducateurs ont paru dans divers journaux pédagogiques. J’ai pensé que nos grands éléves, ceux qui com~ mencent a s’intéresser a V organisation sociale — a Vécole ou dans la vie — ne devaient pas étre oubliés. Je leur dédie aujourd'hui ce modeste compte rendu. C. F. a ie ee JUSTIFICATION DU TIRAGE Il a été tiré de cette brochure 26 exemplaires sur papier de luxe numérotés de A jusqu’a Z et 1.000 exemplaires ordinaires non numérotés Un mois avec les Enfants russes Depuis cing jours déja, je voyage. L’express qui m’emportait de France a franchi les frontiéres, J’ai traversé Vancien front de guerre, ou jai cru reconnaitre certains profils de terrain mémo- rables et des chemins creux ow je me suis tapi. Sept ans aprés le désastre, cette zone triturée est encore jalonnée de tas de ferrailles et les lignes d’arbres morts dressent sur le ciel brumeux leurs grands bras désespérés. Ils sont morts, mais, autour d’eux, pousse, verte et solide, la nouvelle génération. * we Frontiére, douane et passports... Frontiére, douane et passeports... Frontigre, douane et passeports... Car c’est loin, la Russie, A ays Durant trois jours, nous ne voyons que ciel et eau. Le bateau qui, sur la Baltique, nous emporte de Stettin 4 Léningrad (1), nous balance monotonement. Il semble parfois piquer du nez, mais se redresse aussitét par-dessus les vagues écumantes. D’autres bateaux passent, ilots de vie un instant entrevus. La-bas, 4 gauche, loin, la cote de Vile Gotland apparait.. Le lendemain, c’est celle de Dagoe, a notre droite. Enfin, le golfe de Finlande nous prend entre ses deux rives qui nous accom- pagnent jusqu’a Cronstadt. as Voici Cronstadt hérissé de mats et de cheminées de bateaux, Cronstadt fortifié devant lequel des cuirassés font la navette. La-bas, tout au fond du golfe, les premiéres usines de Léningrad noircissent le ciel et nous disent d’avance qu’il y a encore dans ce pays une vie intense. Nous entrons dans la Néva. La brume et la pluie rendent le rivage gris et triste. Mais nous approchons: tout s’anime. Nous glissons devant un chantier populeux au bord du fleuve. Sur Pabri en bois flotte le drapeau rouge et le portrait de Lénine est suspendu au-dessus de la porte. Quelques enfants jouent ca et 1a, 4 califourchon sur les poutres ou couchés dans le sable. Ils agitent longtemps, long- temps leurs petites mains pour nous saluer. Le fleuve s’encombre. Des barques au repos se balancent A cété de gros cuirassés décolorés. Les ouvriers s’arrétent pour regarder curieusement le bateau qui vient d’Occident. (1) Léningrad, ville de Lénine (chef de 1a Révolution russe), autrefois « Pétrograd », sur la Neva. aay Go Et voici Léningrad, l’ancien Saint-Pétersbourg, dont on apercoit tout d’abord les coupoles d’églises. Quelques rares fléches s’élévent. Mais on voit davan- tage de vastes coupoles circulaires ou demi-circu- laires, toutes dorées, surmontées de croix d’or immenses ou brillent des diamants. Des palais somptueux longent le fleuve, sur le fronton desquels on lit ces inscriptions pour nous inattendues: Soviet de la Flotte, Palais da Tra- vail, etc. De larges avenues débouchent perpendiculairement sur les quais, et on distingue au passage de grandes maisons délabrées, aux fenétres béantes, s’ouvrant sur des rues ou P’herbe pousse autour des flaques. Car la guerre est passée par la: la guerre tsariste d’abord, puis la résistance acharnée des révolutionnaires aux armées blanches qui voulaient rétablir en Russie Vordre traditionnel ; puis le blocus mondial dont V’étreinte commence 4 peine 4 se desserrer, et qui rend la vie et la reconstruction parfois si difficile. Mais patience ; tout travaille et la vie renait. * ae Quelle minute émouvante! Nous approchons du débarcadére noir de monde ot nous distinguons déja les drapeaux et les banniéres aux grandes inscriptions en lettres d’or. Et par-dessus le brouhaha du bateau agité on croit entendre le son d’une musique aimée. C’est bien cela: 1’Internatio- nale résonne maintenant et domine tous les bruits du bord. Ils sont 14 aussi les enfants vos camarades, porteurs de banniéres. Ils ont la place d’honneur sur le débar- cadére. Et nous savons gré 4 nos camarades russes d’avoir su nous plonger ainsi, dés notre arrivée, dans er le milieu que nous aimons: celui des enfants de la nouvelle République. Nous voila done dans une grande ville de ce pays mystérieux qui a osé changer les bases de son gou- vernement, de ce pays dont on dit tant de bien et tant de mal, que les uns dépeignent comme un paradis, d’autres comme un enfer. Nous traversons difficilement la foule qui, tou- jours, se resserre sur nous. Car ils sont tous venus, avec leurs costumes usés d’ouvriers: des hommes avec de vieux pardessus élimés et des casquettes pro- létariennes, des paysans a longue barbe roussatre, coiffés d’un vieux bonnet fourré sous lequel appa- raissent les cheveux longs. Un enfant a un gros par- dessus en peau de mouton dont les manches trop longues pendent au bout des mains. Les femmes ont la téte enserrée dans de grands mouchoirs rouges ou gris. Quelques ouvriers et employés ont mis, pour la circonstance, la blouse 4 la Tolstot des grandes céré- monies. Des enfants vont pieds nus, car les chaussures sont trés chéres ; et on garde les bottes pour les longs mois Whiver, de neige et de gel. Les paysans ont les jambes prises dans des bandes mal roulées et les pieds dans des sabots de paille tressée. Mais quelle fierté nouvelle transfigure cette foule terne ! Le vieux paysan nous sourit ; des ouvriers nous interpellent ; les enfants nous suivent enthousiasmés. Et nous allons le long du quai; nous traversons un pont d’oii nous découvrons d’immenses perspectives. Les rues ont la méme animation que celles de nos villes occidentales: les trams circulent, pressés ; il y apourtant moins de gens endimanchés et de nombreux magasins sont encore rySeaux baissés, comme morts. On voit trés peu d’av tomobiles, mais beaucoup de fiacres décolorés et boue®x attelés de solides chevaux. Be o ‘Un cocher vénérable les guide enroulé dans une sorte de grand manteau, comme une robe de chambre. Et sur ces petites voitures étroites s’entassent bagages et voyageurs. Et défilent aussi, calmement, 4 la queue-leu-leu les charrettes paysannes revenant du marché. Tout cela donne 4 la ville une figure originale et, Pour nous, un peu vieillotte. Larue s’anime davantage 4 mesure que nous nous enfoncons vers le centre de la ville. Des enfants, des femmes passent, portant sur la téte un large plateau ou s’alignent ingénieusement des prunes, des pommes ou des tomates. Ils posent au bord du trottoir le tabouret circulaire qui est suspendu 4 leur bras, et, 1a-dessus, exposent leur étalage. Les acheteurs sont assez nombreux. Mais les enfants s’arrétent de préfé- rence devant le marchand de graines de tournesol, accroupi au coin d’une rue prés de son sac de graines. a at Pour quelques kopeks (1) ils ont un plein verre de ces graines qu’ils grignoteront longuement en allant faire leurs commissions. Ou bien ils regardent Pétalage de la marchande de gateaux. Mais ces gour- mandises sont chéres, et on se contente souvent d’acheter une grosse tranche de pastéque dans la- quelle on mord 4 belle dents. La nuit vient. Des gardes rouges (2) rejoignent leur caserne, imposants dans leur ample capote qui leur descend jusqu’aux talons. Un groupe de jeunes pionniers (3), portant la cravate rouge — insigne de leur association — retourne d’une promenade, tam- bour battant. Le remue-ménage s’éclaircit. Et on ne voit bientot plus passer, sur la large et profonde perspective chi- chement éclairée, que quelques cochers attardés et les tramways sonores. (1) Kopek : 1/100° du rouble, vaut actuellement environ Of. 10. (2) Gardes rouges : soldats de l’armée rouge de Russie. (3) Pionniers : grande organisation des enfants russes, ana~ logue a celle des boy-scouts. UN SYMBOLE : Tzarkoje-Selo, séjour du Tzar, est devenu Detzkoje-Selo, séjour des enfants Nous ne pouvons vraiment pas quitter Leningrad sans visiter, 4 12 kilométres de la ville, cet admirable Tzarkoje-Selo, séjour d’été des anciens tzars, aujour- d@ hui tout peuple d’enfants. Il fait encore le méme temps gris et brumeux, dont les habitants semblent fort peu se soucier. Nous tra- versons des places d’une animation intense, le marché ou s’entassent pastéques, tomates et pommes; et les charrettes maintenant vides s’en retournent vers la campagne. Nous les dépassons toutes, nous, avec nos vieux autos qui cahotent étrangement sur le pavé troué de Ja route. Les roues éclaboussent et salissent tout lorsqu’elles s’enfoncent dans les flaques d’eau. Les fines gouttes de pluie, poussées par le vent, nous pénétrent et nous font frissonner. La chaussée s’allonge, droite et bordée d’arbres déja jaunissants. Les champs ont pris une teinte Whiver : les javelles de blé sont pourtant encore dressées en petits gerbiers ébouriffees; les choux, les pastéques émergent ca et la, de Vincolore étendue, On ne traverse aucun village; ou plutét les vil- lages se donnent la main tout au long, de Léningrad a Detzkoje-Selo. Les maisons s’alignent, tantét d’un seul coté, tantét des deux cétés de la route, retirées Sino prudemment 4 quelques métres de la chaussée pour n’en pas recevoir les éclaboussures ; maisons toutes semblables, baties sur pilotis, dont les murs sont faits de solides rondins réguliers, aux joints bourrés de feutre. Les toits sont presque tous de téle peinte, rarement de chaume. Vieilles maisons de paysans malheureux, croirait- on. Mais voila justement des chantiers de construc- tion : les beaux rondins blancs s’entrecroisent sur les pilotis, et la maison neuve ressemble comme une sceur 4 ses voisines. C’est que, voyez-vous, chaque climat, chaque sol veut des habitations, des mceurs, des costumes particuliers. Et ce n’est jamais par comparaison que nous devrions apprécier le bien- étre ou les malheurs d'une vie. D’ailleurs, derriére les rideaux des fenétres soi- gneusement closes, on devine les mémes destinées de travail, de joie et de peine. Une femme sort, tout empaquetée dans de grands chiles; elle va, en pa- teaugeant, tirer de l’eau a la pompe derriére !a maison. Deux enfants, pieds nus dans la boue, figure vermeille et halée, s’arrétent pour nous regarder passer et nous appellent en gesticulant. Je me retourne et je les vois courir en riant derriére deux oies presque aussi grandes qu’eux. Nous allons toujours, doublant ou croisant les interminables files de charrettes. Au bruit pétara- dant de notre auto, des pourceaux se sauvent et heurtent bétement les barriéres ; les canards effa- rouchés se dandinent, agitent un peu leurs ailes, et lancent dans l’air gris leurs gal... al... gal... al... * oe A Ventrée du parc, le carrefour nous présente des allées longues et noires, que croisent d’autres allées. aS ee Plus de maisons de paysans au bord des routes ou derriére les haies; rien que le pare rustique. Car les tzars n’aimaient pas voir prés de leurs luxueuses demeures les paysans déguenillés et miséreux. A un détour surgit le chateau, brillant d’un blanc laiteux 4 la clarté brumeuse du ciel. Nous pénétrons dans la zone vivante : au bord de la route, des mamans regardent jouer leurs bébés, et, autour du lac ombreux, d’autres enfants se poursuivent sur le gazon. Les jolies maisons de campagne disséminées dans le pare sont aujourd’hui occupées par les enfants : 1a, c’est un sanatorium ou nous admirons la propreté des locaux et l’intelligence des soins donnés a de petits malades; plus loin, devant un batiment spa- cieux, nous regardons jouer, chanter, danser, manger, d’autres enfants qui étaient affaiblis et avaient besoin d’une bonne cure pour se fortifier; une école est en remue-ménage : on peint des portes, des tables, on frotte, on brosse, on hate le nettoyage car c’est demain la rentrée des classes ; garcons et fillettes se croisent ; quelques parents les accompagnent, et c’est avec exubérance qu’on vient se faire inscrire ou qu’on reprend contact avec les camarades et les édu- cateurs. Krasnaja Slavianka Le soir approche et nous voulons visiter une école perdue dans la campagne Krasnaja Slavianka, la « Slavie rouge ». La pluie a recommencé de tomber. Nous nous égarons 4 plusieurs reprises dans un dédale d’avenues. Lorsque nous apercevons quelques aie paysans suivant leur lourd chariot nous nous arrétons, et nos guides demandent : — L’école Krasnaja Slavianka ? Les avis sont partagés : l’un montre le nord, l’autre le midi; nous consultons en vain la carte... Mais tous les chemins ménent’a Rome... Les autos nous transportent, intrépides et affolés. En ligne droite, ils crépitent comme s’ils allaient éclater ; ils ralentissent 4 peine dans les tournants boueux, et l’arriére-train s’en va dans le fossé. Enfin !... Au bord de la route, trois enfants de douze 4 treize ans nous attendent. Ils sont pieds nus dans la boue, téte nue, rustiquement vétus d’un pan- talon et d’un bourgeron de toile bise. Ils nous accueil- lent avec le sourire de toute leur large figure confiante et émerveillée. [ls s’accrochent 4 notre auto, au risque de le faire verser, et nous conduisent a l’école. Les classes n’ont pas encore repris dans ce bati- ment ou, durant I’hiver, les éléves lisent des livres, écrivent ou dessinent. Le fruit de leur activité est pourtant 1a, dans ces salles spacieuses et claires, et retient longuement notre curiosité. Aux murs sont fixés des centaines de dessins, des affiches, des diagrammes (1); sur une table sont exposés des travaux plus compliqués: des comptes rendus d’excursions, des compositions collectives,’ bien illustrées, quelques-unes méme cartonnées et ornées d’une couverture rutilante. Dans la salle de travail manuel, nous inspectons les jolis petits usten- siles et les jouets fabriqués durant l’année qui finit. (1) Les diagrammens sont la représentation graphique, par des lignes ou tous autres signes, des nombres d’une statistique, de telle sorte que la comparaison — objet de cette statistique — saute immédiatement &la vue des illettrés eux-mémes. SSH Mais l’école est vide encore. Partons 4 la recherche des enfants. Nous passons 4 travers champs, en suivant pénible- ment les sentiers détrempés et glissants. Les choux sont verts et noueux, mais les carrés de tomates sont dévastés déja par le froid et la pluie; les plants en sont secs et noirs, et les derniéres tomates pendent, pales et fanées. Voici enfin trois batiments au milieu des champs. La vivent, nous dit-on, deux cent cinquante enfants ‘de douze a quinze ans, orphelins ou abandonnés. Ils erraient par les rues, sans pain, sans travail, sans appui. Vous savez bien ce qu’ils seraient devenus. Mais on les a recueillis ; on les a conduits dans ces champs incultes faute de bras; on a mis a leur dispo- ae sition 130 déciatines de terres (1), bois et friches. De plus, l’Etat alloue 4 l’école 22 roubles par an et par éléve (soit 4 ce jour environ 350 francs). Les enfants vivent en commun; ils défrichent la terre, abattent les arbres, cultivent des légumes, en vendent méme. Ils ont maintenant une vache et un cheval de labour. Tout cela appartient 4 la grande famille, 4 la < com- munauté scolaire ». Mais ces enfants ne pensent pas qu’a leur vie maté- riclle ; ils ne sont pas de petites bétes qu’on attellerait trop tot 4 une tache ingrate. Ils travaillentaux champs. plusieurs heures par jour suivant l’age; et ils le font avec joie et conscience car c’est pour leur commu- nauté qu’ils travaillent et qu’ils organisent leur vie librement. Ils continuent aussi 4 étudier. Nous parcourons la forge, l’atelier de menuiserie, les dortoirs, les réfectoires, humbles mais propres. Puis nous nous rendons au Club. « Club! » Ce mot ne vous dit rien. C’est pourtant une chose essentielle dans la nouvelle vie russe. Un club la-bas, c’est un peu comme autrefois l’église dans votre village, le lieu oi !’on s’assemble, ot lon entend la bonne parole, une musique reposante ; ou Pon se trouve tous réunis enfin pour penser, pour vivre, pour coopérer 4 une ceuvre commune. Le club de cette colonie est justement dans une ancienne église ; le club a remplacé l’église. Voyons quelle est cette nouvelle vie, quelle est cette pensée commune qui, aprés le travail, réunit et éléve tous les enfants. * ae Ils nous attendaient avec impatience et trouvaient (1) 1 déciatine : mesure agraire de 1 hectare 0925, cocoate = 15! » que nous nous attardions beaucoup 4 examiner leurs champs ou leurs maisons. Mais, dés que nous montons le petit escalier de bois qui méne au club, les applaudissements crépitent ; VInternationale, jouée par l’orchestre de 1’école, raméne sur cette foule émue un calme bouillonnant. Et Jes enfants immobiles, dans |’attitude figée d’un salut presque militaire, écoutent religieusement Il’hymne révolutionnaire. Pendant que, sur la scéne, se prépare une gracieuse exhibition de gymnastique, je fais des yeux le tour de la salle. Le plafond est trés haut, mais des drapeaux et des oriflammes rouges en garnissent la profondeur. Aux murs, se faisant face, deux portraits artistique- ment encadrés par les éléves eux-mémes: Lénine, le chef de la Révolution, et le savant allemand Marx, qui en a été le pére spirituel (1); des affiches, des inscriptions en lettres énormes, un journal mural illustré que chacun peut lire 4 loisir durant tout un mois... (2). Sur la scéne, maintenant, les gymnastes évoluent ; et le piano marque la cadence. L’orchestre reprend ensuite et termine gaiement la représentation. Un enfant nous salue; c’est sans doute le Président de la communauté. Nous répondons pour dire notre joie de trouver, dans ce coin retiré au milieu des champs, des orphelins qui vivent ainsi d’une vie ‘si pleine et si intelligente, qui se préparent avec tant d’ardeur a étre des « hommes ». La nuit vient; mais nous ne sommes point libérés. (1) Karl Marx, mort en 1883. (2) Journal mural : Grande feuille de papier sur lequel le per- sonnel dune classe, d’une école, d'une usine, inscrit les faits saillants qu’on veut faire connaitre, et qu’on laisse affichée durant tout un mois. Se ge Les éléves nous barrent le passage: ils veulent se faire photographier au milieu de nous, sur le perron de bois de leur club, avec tout un encadrement de drapeaux, de banniéres, de tambours et de clairons. Déja les chauffeurs font ronfler leurs autos; un clairon sonne une sorte de rappel. Nous serrons les mains qui se tendent vers nous; nous voudrions rester encore. Mystérieusement, des mains attentionnées ont recouvert nos autos de fleurs et de verdure. Il faut partir! Nous nous éloignons en agitant nos chapeaux pen- dant que, devant le club hospitalier, la foule émue s’agite et crie un interminable « hourra! ». Un défilé a Léningrad Le jour m’a réveillé dans ma belle chambre au troi- siéme. Je me suis levé prestement, pour jouir d’une matinée de soleil doré. Les avenues de la ville paraissent plus larges encore vues de ce belvédére; et des hommes s’agitent, noirs et minuscules, comme des nains. — Pararan! Pan! Paran!... Déja! Un tambour bat; je me penche 4 la fenétre : Ce sont quelques Jeunes Communistes qui se pré- Sle ae parent pour la manifestation d’aujourd’hui. IIs s’avancent, bien alignés et marchant au pas. Deux jeunes filles portent une large banniére rouge ou zigzaguent des lettres blanches... Ils se rapetissent et disparaissent dans 1’éloignement de l’immense Pers- pective (1). . — Tarara! Ra! Ra!... sonnent les clairons. Un groupe arrive, rouge et blanc; on dirait des gymnastes en tenue. Etla banniére rouge les domine vigoureusement. De tout jeunes enfants s’annoncent 4 la naissance de la rue. Ils ont tous, gargons et filles, le foulard rouge des Pionniers, Par instants, un tambour fleg- matique roule quelques: — Pan! Pararan!... Puis on n’entend a nouveau que le frétillement des pas. Et s’avancent aussi de leur démarche lourde et trainante de travailleurs quatre ou cinq ouvriers accompagnant un drapeau. Leurs mains pendent trés bas au bout de leurs bras, comme s’ils venaient de quitter seulement la truelle ou le marteau. Des camions croisent ou dépassent les groupes. Ils portent des planches pour construire hativement quelque char, des rouleaux de papier pour les affiches ou des lambeaux d’étoffe écarlate. Les trams circulent comme 4 l’ordinaire, trainant parfois un wagon décou- vert tout enguirlandé. C’est aujourd’hui la féte de la rue; non pas la féte de quelques privilégiés qu’admire la foule dédaignée ; le peuple entier se prépare a célébrer le neuviéme jour des Jeunesses Communistes; et nous allons admirer le défilé imposant de la jeunesse de Léningrad. (1) La Perspective Newsky, la plus belle avenue de Léningrad. Bea pies * es Pendant toute la matinée, les groupes les plus divers sont allés se masser au fond de l’avenue. Depuis des heures et des heures que se fait cet entas- sement, la rue est pleine a craquer. C’est, de notre fenétre, un spectacle grandiose et vraiment émouvant que ces milliers de jeunes gens qui s’agitent, se cherchent, se séparent fiévreusement. Une infinité de banniéres et de drapeaux rouges les recouvre de leur frémissement. Nous descendons 4 notre tour dans la rue; nous suivons avec une aveugle confiance le flot humain qui se dirige vers la Place Ouritsky ou va se faire le défilé. C’est une place immense qu’encadre le tragique Palais d’Hiver des Tsars. C’est ici-méme que, 4 maintes reprises, au cours de leur longue lutte contre l’oppression, les travailleurs de Saint-Pétersbourg se sont massés aussi, pour se faire charger par la cava- lerie, pour se faire décimer par les balles... Mais aujourd’hui les fils de ces héros vont défiler 1a libre- ment et avec un enthousiasme indescriptible. On nous a réservé une place 4 la tribune officielle, large et simple estrade de bois qui a été élevée 1a au lendemain de la Révolution. On voit, sur les gradins inférieurs, au bord méme de la tribune, les Présidents des Soviets — comme qui dirait les Maires des villes. Il y a méme un Com- missaire du Peuple — un Ministre, quoi! — le petit pére Kalinine, I] est en bas, a la partie la plus avancée de la tribune, sa téte de vieux paysan émergeant a peine au-dessus des planches. Car Kalinine est un paysan, un paysan trés instruit, certes, et qui a prouvé sa valeur de chef. Mais il ne dédaigne pas pour cela les paysans ses fréres et se fait un plaisir, lorsqu’il Pag et prend de courtes vacances dans son village, de faucher, de bécher et de moissonner, lui, le Ministre Mer UaRs St Satis Nous sommes pourtant 4 l’aise sur cette tribune, car il y a 4 c6té de nous les secrétaires de tous les Syndicats ouvriers de Léningrad, hommes et femmes sobrement vétus de leur costume de travail, aux figures énergiques, aux grosses mains prolétariennes. Au pied de Ja tribune, des ouvriers font une sorte de garde d’honneur et inclinent les drapeaux et les emblémes jusqu’a la foule des manifestants. os A perte de vue, l’avenue est comme une forét mou- vante, blanche, noire et rouge. Mais la place Ouritsky est encore vide; la téte du défilé débouche maintenant de la rue. Voici de jeunes ouvriers, musique en téte. IIs marchent en rangs serrés et au pas, comme 4 la parade. A hauteur de la tribune, le dirigeant du groupe agite sa casquette, se retourne vers ses cama~ rades et tout le groupe salue d’un « hourra! » vigou- reux, qui fait vibrer la place. Tous ces adolescents agitent leur casquette et un deuxiéme hourra plus formidable encore sort de leur poitrine: — Pour Kalinine! Hourra! De jeunes ouvriéres leur succédent, se tenant par le bras. Le méme hourra! jaillit, plus désordonné et plus clair, mais qu’on sent si chaudement enthou- siaste. Elles traversent la place et s’en retournent vers leur quartier. Une corbeille d’enfants: ils sont serrés sur un (1) U.R. S.S. Union des Républiques Socialistes Soviétiques, nouveau nom de la Russie. aan ie camion, tout de blanc vétus, et se réjouissent de ce spectacle grandiose en chantant leurs hourras. D’autres groupes encore, dominés toujours par les drapeaux et les banniéres et acclamant les délégués avec la méme vigueur; des sections de Jeunes Pion- niers, le foulard rouge autour du cou; des grappes d’enfants tassés dans des charrettes, dans des voitures, dans des camions, et venus de tous les environs, de Poutiloff (1) et de Detskoje Selo. Jamais je n’avais vu tant d’enfants, et surtout tant de jeunes gens joyeux de participer 4 un défilé splen- dide, de voir s’agiter sous leurs yeux : groupes humains, drapeaux vivants sur la foule, véhicules débordants qui semblent eux aussi avoir une ame. Il en défile ainsi des milliers et des milliers! Mais qu’est-ce ? On dirait une mascarade de car- naval. Ce sont des chars symboliques qui, pour nous aussi, « illettrés » de la langue russe, sont un ensei- gnement pittoresque et suggestif. Sur lun d’eux, des forgerons aux manches retrou- sées font rougir le fer pour le battre prestement de leurs mains nerveuses. Le marteau, sur l’enclume, résonne clair comme dans le village l’atelier du forgeron, et ce geste et ce son disent 4 tous le triomphe du travail forgeant la société libre de Davenir. Une grosse charrette est chargée de gerbes do- rées comme si elle rentrait des champs, le soir au erépuscule. Les paysans, le front auréolé de blonds épis, tendent leurs mains calleuses aux ouvriers de la (1) Poutiloff: Grandes usines aux environs de Léningrad. pe ville: < L’union des travailleurs de l’usine et des champs fera notre bonheur commun ». Sur un camion, un adulte se penche avec obsti- nation sur un gros alphabet ouvert devant lui; un jeune ouvrier cherche des livres 4 la bibliothéque. Une immense inscription dit la volonté ferme d’ins- truire la masse du peuple: « C’est aujourd’hui le neuviéme jour des Jeunesses Communistes, le dixiéme jour ne verra plus d’analphabétes ». D’autres chars encore passent, encadrés de groupes toujours aussi enthousiastes. Et la foule, dominée par la mer mouvante des banniéres, apparait sans cesse, compacte et vibrante, au débouché de la rue. Il nous faut partir, car nous désespérons de voir la fin de ce défilé monstre. La rue est toujours pleine 4 craquer — comme en plein midi. D’out sort donc toute cette jeune foule ? A la tombée de la nuit, le défilé n’était pas encore terminé ; les groupes n’étaient pas encore tous passés devant cette tribune. « Il défile aujourd’hui 120.000 jeunes, nous disaient négligemment les guides. Mais nous avons vu des défilés ouvriers combien plus imposants... Tenez, & Venterrement de Lénine, 4 Moscou..., c’était indi- dicle...; on aurait cru qu’il y avait 1a tout le peuple russe !... > MOSCOU Toute la nuit, notre train a roulé entre Léningrad et Moscou. Nous dormons tranquillement sur nos couchettes, car les trains russes, qui parcourent dimmenses espaces, sont aménagés pour ces longs trajets. Le soir, on redresse les bas-flancs, et chacun s’allonge pour dormir. Le jour point: les couloirs des wagons sont encore déserts. Je veux voir les paysages surgir de la nuit et la vie renaitre autour des fermes et aux lisiéres des bois. Humidité partout! Une buée obsédante pénétre le feuillage des foréts. Nous longeons des clairiéres ot les joncs émergent avec peine des marais. Un sentier en contre-bas accompagne la voie du chemin de fer ; une femme passe, pieds-nus, les souliers sur |’épaule, un panier au bras. Et ces pieds sur lesquels la boue des fondriéres a fait un bracelet noir, ces chevilles que l’herbe ruisselante fouette au passage, nous font frissonner. Un enfant, tout empaqueté dans sa grosse peau de mouton, s’arréte pour regarder passer le train ou quelques rares tétes, tot disparues, se collent aux vitres des portiéres. Quelques champs s’étalent sur un monticule. Des femmes emmitouflées sont immobiles au bord du che- min, surveillant leur troupeau de beeufs et de chevaux. Le soleil se léve, disque rouge derriére la brume, mais il éclaire toujours le méme paysage de bois, de marais, et de champs maigres ou paissent des trou- speaux. aga ol os Moscou ! Remue-ménage sur le train, les dormeurs se frottent les yeux, écartent les rideaux et s’habillent en hate, car on va voir Moscou sortir de la forét. Tout 4 coup, les bois deviennent des parcs; les misérables cabanes se font coquettes maisons de repos ; voila les innombrables coupoles d’or de Mos- cou. La-bas, dominant tout, Vimposant Kremlin semble encore surveiller la région. Et je pense a l’histoire de Moscou, telle qu’on nous I’a racontée : Au xi’ siécle, Moscou n’était que le Kremlin, dont nous verrons bientét l’enceinte. C’était alors une simple forteresse de bois construite dans une clai- riére, au carrefour de routes importantes. La forét mystérieuse était 1a aux portes mémes, dont l’une d’elles s’appelle encore « Porte de la Forét ». Puis Moscou, sur la voie de la Moskowa s’enrichit et prospéra. Les fortifications de bois devinrent solides murs de pierres, découpés 4 la japonaise. On suréleva des tours; les riches princes firent embellir leurs demeures rustiques ; on construisit d’imposantes cathédrales, toutes surchargées d’or et de pierreries. Aujourd’hui encore, de la terrasse du Kremlin, on apercoit tout autour la ville couleur de vieille pierre, hérissée de centaines de tours ou coupoles d’églises; et, au fond, enserrant la ville, I’éternelle forét, sombre et profonde. Une foule enthousiaste nous attend 4 la gare : enfants, sociétés, banniéres, drapeaux, musiques, photographes — inévitables photographes. — Des mains se tendent vers nous, énormes et nerveuses Aegina mains de travailleurs; les figures confiantes nous accueillent en fréres. Un secrétaire de Syndicat nous salue en frangais. « J’ai travaillé longtemps en France; je suis resté sept ans 4 une usine de P... Je connais votre travail et votre vie. » A notre camarade portugais il dit : « Je parle espa- gnol, car j'ai travaillé quatre ans dans |’Amérique du Sud... N’y a-t-il pas d’Anglais ici?... J’ai été long- temps aussi en Angleterre... » Car, expulsés par le tsar, surveillés par tous les gouvernements, ces infatigables révolutionnaires russes allaient ainsi de pays en pays, vivant 4 grand peine — et souvent irréguliérement — de leur seul travail. Ce sont eux qui, a la fin de la guerre, ont su orienter la révolte ouvriére et militaire; et ils sont maintenant les guides incorruptibles de la société nouvelle. * ae Les rues, en cette matinée de septembre, sont d’une animation extraordinaire. De longs chantiers boule- versent et repavent les rues. Fiacres, autos, charrettes, camions, trams s’entassent aux passages étroits et s’écoulent lentement. Devant les magasins aux devan- tures bien achalandées, les trottoirs sont noirs de monde. On se croirait sans peine dans une de nos fiévreuses villes occidentales si on ne distinguait, dans Ja foule, un curieux mélange de races et de types, depuis les hommes bruns et osseux comme des Espagnols et les femmes aux petites figures de bohémiennes jusqu’aux Tartares aux pommettes sail- lantes et aux Asiatiques petits et nerveux, aux yeux bridés. La ville se resserre. Nous franchissons une pre- miére porte aux fines dentelures couleur de mousse. 5 ee Prés de l’entrée, on voit briller, au fond d’une cha- pelle, les bougies qui gardent des icdnes. Une deuxiéme porte, puis l’immense place Rouge, devant le Kremlin. Une allée de verdure longe |’en- ceinte du Palais: c’est le cimetiére des granes morts de la Révolution, devant lequel est posée une sorte de pyramide de bois, trapue, simple, forte, le mausolée de Lénine. Une Ecole L’auto longe la Moskowa aux eaux boueuses, fran- chit les portes des enceintes, suit des rues, puis d’autres rues, pour nous déposer enfin devant la porte d’une école. La directrice seule vient nous recevoir, comme si la maison était vide. Ce n’est pourtant pas la récep- tion habituelle aux écoles russes ou les enfants se pressent volontiers autour de leurs éducateurs pour faire bon accueil aux visiteurs. Mais un brouhaha de foule nous submerge 4 mesure que nous montons |’escalier, Nous n’avons plus besoin de guide : nous allons oi nous appellent ces voix enfantines. Pourquoi tout ce bruit? Est-ce jeu ou travail? C’est aujourd’hui, 17 septembre, le troisiéme jour de classe dans les écoles de Moscou, et les enfants de cette école organisent librement leur vie et leur travail. Ils sont tous 14, réunis en assemblée générale. Seuls les plus petits, de huit 4 neuf ans, sont occupés dans la salle voisine, trop jeunes encore pour prendre les charges et les responsabilités de la société scolaire. A notre arrivée, bien sir, chacun se retourne et PA a regarde... Il y a dans la foule un petit instant de flottement; quelques enfants nous cédent leur siége. Mais la présidente, une fillette de treize 4 quatorze ans, debout devant la table, continue froidement ses explications. Elle familiarise les nouveaux venus avec Porganisation scolaire, raconte comment sont nommés les guides des classes et le Comité de l’école. Quelques mains se lévent pour demander des pré- cisions. C’est alors une institutrice qui répond, non pas pour « ordonner » de faire quelque chose, mais pour dire comment fonctionnaient et fonctionnent les organisations de Pionniers, les assemblées de classes, etc... Un dernier mot de la Présidente : « Maintenant, réunion dans chaque classe pour constituer les Comités de classe. Ces Comités de classe se réuniront ensuite ici méme pour élire le Comité de Vécoie.., Ailez! Et la foule bruyante et pépiante s’égaye. Nous nous rendons nous aussi dans une classe pour assister aux discussions et délibérations d’ou sortira Porganisation de la discipline et du travail. Mais ici on n’est pas tout a fait d’accord! Ils sont 1a quelques passionnés qui voudraient parler tous a la fois. Gritka, maigre et nerveux, se déméne 4 son banc, le bras levé, et pousse par instants un cri qui est un nom ou un appel. La présidente provisoire qui, ici encore, est une fillette, voudrait bien faire taire ces bavards. Ses gestes n’y suffisent pas; alors elle siffle dans un sifflet roulette un cri strident qui raméne quelques secondes d’apaisement. Mais on ne sait sans doute pas trop ce qu’on veut. Gritka fait alors une proposition : — Nommons une commission qui étudiera ce qu’il y a de mieux 4 faire ; puis nous rediscuterons. path ee Cette solution est agréée. — Sonia! Sonia!.., 4 la présidence!... crie-t-on de toutes parts. La fillette ainsi acclamée proteste d’abord, puis se dresse humblement. La présidente lui céde la place, le cahier, le crayon et le sifflet. — Allons! des noms pour la commission !... Les noms arrivent. Voila maintenant la liste com- pléte. On l’adopte ; et la foule s’écoule en se bous- culant. Dans la salle ainsi soulagée, vous auriez vu alors, groupés autour de la table, 4 genou sur les bancs, le corps penché sur la table méme, les sept ou huit délégués, discuter nerveusement, téte contre téte, de l’organisation de leur classe. Que font donc les instituteurs, direz-vous? Peu- vent-ils supporter tout ce bruit; acceptent-ils ainsi tous ces titonnements ? On a dit aux instituteurs de laisser faire les jeunes, de les laisser organiser librement leur travail et leur vie, afin qu’ils apprennent, non pas seulement 4 obéir a des ordres inexplicables, mais aussi 4 se commander. Les instituteurs regardent cette vie d’un ceil patient et bienveillant. Ils savent maintenant que ces discus- sions ne sont pas stériles; que de l’effort commun sortira une nouvelle discipline et une volonté de tra- vail décuplée. Nous partons dans le brouhaha finissant des allées et venues d’enfants, convaincus de la valeur éduca- tive et sociale de ce self-governement (1) dont nous avons vu ici l’organisation. (1) Self-governement : gouvernement des écoliers par eux- mémes, par le systéme des guides et des comités élus, ronan Les clubs d’ouvriers et d’enfants Il tombe une pluie froide et pénétrante d’hiver. La nuit vient; les ouvriers rentrent hativement chez eux et les premiéres lampes qui s’allument scintillent au milieu des places bientét désertes. Nous repartons visiter un « club » d’enfants. Car, en Russie, les ouvriers de différents métiers ont leurs « clubs ». Ce sont des salles de réunion, presque toujours propres et spacieuses, parfois luxueuses, ou ils lisent livres et journaux, discutent et s’instruisent. Les enfants ont, eux aussi, un club dans leur quar- tier. Celui-ci est riche et certainement un peu privilégié. Mais des centaines d’autres clubs, par toutes les villes, s’efforcent de réunir les enfants pour leur apprendre a aimer le beau et le bien, pour leur apprendre aussi 4 s’organiser et A se commander, Deux enfants, comme deux petits portiers, sont assis devant une table dans le vestibule. Les voila qui se dressent, non pas pour nous regarder ou nous saluer, mais bien pour examiner leur ceuvre 4 dis- tance, en clignant légérement des yeux. Ils sont en train de dessiner une affiche pour une prochaine manifestation ; et déja un jeune pionnier 4 cravate €carlate est planté au milicu de la page, 4 cdté de son drapeau rouge. Voici la salle du club. Des bancs autour des tables, beaucoup d’affiches aux murs, de ces affiches qu’on comprend sans les lire, tant les dessins en sont sug- gestifs. Il y a aussi des travaux d’éléves ; des dessins s’entassent sur les guéridons. C’est un vrai petit palais d’enfant !

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