du cinéma ?
par Jacques Aumont
E
n 1971, Jean Eustache réalise Numéro zéro. C’est l’enregistrement brut d’une
conversation entre sa grand-mère, Odette, et lui – ou plutôt, d’un long mono‑
logue de la grand-mère devant le petit-fils. Dix bobines de film, tournées
à deux caméras et montées en alternance, afin de ne pas interrompre le flux de la
parole. Les cent dix minutes du film sont l’empreinte exacte de cent dix minutes de
temps passé, y compris les accidents, par exemple un téléphone qui sonne, ou les claps
ponctuant les changements de bobine. Ce film, produit par le Service de la Recherche
de la télévision française, est resté longtemps ignoré, jusqu’à sa redécouverte en 2003,
plus de vingt ans après la mort du cinéaste 1. Le titre renvoie à la « copie zéro » qui est
le premier état du montage, mais le fait que le film soit si peu monté suggère aussi ce
degré zéro du cinéma dont Bazin disait qu’il « embaume le temps ». Un temps concret,
pas la pure expérience de la durée sans contenu vécu de l’Empire de Warhol (1963), pas
le temps dramatisé des plans-séquences de Welles ou Wyler autour de 1950.
Presque au même moment, Jean-Luc Godard commençait une longue série de travaux
en vidéo, avec toutes les générations successives de matériel. Trente ans plus tard
exactement, en 2001, il réalise Éloge de l’amour, une œuvre hybride, mêlant des scènes
en noir et blanc et en 35 mm, et d’autres avec des couleurs au contraire extrêmement
saturées, tournées en vidéo et reportées sur film pour la projection. Éloge de l’amour
est un éloge, peut-être paradoxal, du cinéma, car seule la projection en salle, sur un
grand écran et à partir d’une copie sur pellicule, permet de constater l’abîme visuel
entre le 35 mm noir et blanc et la vidéo, avec ses couleurs archifausses.
Dix ans encore ont passé depuis ce film, et désormais la vidéo règne, sous les
espèces de ce qu’on appelle le numérique. Au congrès de la Fédération internationale
des archives du film (FIAF), en 2006, une projection fut organisée, où l’on compara la
technique pelliculaire à la technique numérique : dès cette date, il fut clair pour tous
– non sans quelques frémissements d’horreur ou de mélancolie chez les plus âgés –
Je pourrais continuer, car depuis quarante ans que les premières machines vidéo
à bandes ont fait leur apparition, le cinéma ne cesse de tracer ses frontières et de les
défendre, parfois de manière étrangement passéiste, comme dans la cérémonie quasi
funéraire de « The Last Nitrate Picture Show ». Mais aujourd’hui, celui qui veut avoir
une certitude sur ce qu’on lui projette n’a guère qu’une solution : il lui faut guetter,
sur l’écran, la trace d’une poussière ou d’une tache sur la pellicule, que la projection
numérique a rendues impossibles. L’amoureux de la pellicule en vient à aimer jusqu’à
ses défauts (en bon fétichiste). Quant à la production de films, elle reste provisoire‑
ment partagée entre des enregistrements sur pellicule, de plus en plus rares, et les
gros bataillons de l’enregistrement numérique.
Se demander « ce qui reste » du cinéma, c’est aussi se demander ce qui a disparu.
Le cinéma, lui, n’a pas disparu. On continue d’« aller au cinéma », c’est-à-dire de voir
des œuvres d’image mouvante, la plupart du temps narratives, dans des salles spécia‑
lisées, en payant son billet. L’industrie du cinéma existe toujours, elle produit autant
de films qu’il y a cinquante ans, et même, avec la diffusion de copies des films sur
dvd puis en vod, elle a trouvé de nouveaux débouchés ; au passage, la culture ciné‑
matographique est devenue une partie banale de la culture tout court. Pourtant, les
choses ont changé, dans deux domaines au moins.
D’abord, le cinéma n’a plus l’exclusivité des images en mouvement. Déjà la télévision
l’avait concurrencé sur ce terrain – mais avec elle un modus vivendi était facile à trouver.
En s’appropriant la fiction, la tv au fond a consacré la victoire du modèle cinémato‑
graphique, car les feuilletons et séries télévisées sont le dernier avatar du cinéma
classique. Au reste, depuis dix ans, la télévision est devenue dans les pays riches un
médium du passé, et le site le plus copieux de diffusion d’images en mouvement, c’est
désormais le web – source continue, indéfinie, illimitée, et qui, elle, ne peut pas copier
le cinéma. Sur l’autre bord, celui de la culture intello, il faut maintenant compter avec
le musée d’art contemporain. Depuis que les artistes plasticiens ont inventé l’art vidéo
à la fin des années 1960, l’image mouvante est devenue une possibilité parmi d’autres,
de plus en plus utilisée, entre autres dans des installations.
D’autre part, la diffusion, devenue hégémonie, de l’image numérique a engagé un
gigantesque retour du cinéma – dans sa définition sociale majoritaire – dans la « voie
Méliès », celle du trucage, de la maîtrise, du dessin. Cela est évident des films pour
« adulescents » réalisés en images de synthèse, mais c’est aussi le cas, désormais, de
n’importe quel film : l’enregistrement numérique n’est pas une empreinte intouchable,
mais un codage, sur lequel il est loisible d’intervenir autant qu’on veut et comme on
2 veut. Pour les très jeunes gens, qui n’ont guère connu l’époque « argentique », c’est
1. Représentatifs de cette nouvelle vulgate, qui se répand à la vitesse de l’éclair dans l’université, les
travaux du groupe agrégé autour des « Spring schools » et « Summer schools » animées par les infatigables
Philippe Dubois et Leonardo Quaresima. Voir Ph. Dubois et al., Oui, c’est du cinéma / Yes, it’s cinema
(2009) et Extended cinema. Le cinéma gagne du terrain (2010), tous deux chez Campanotto editore, à
Pasian di Prato ; voir aussi plusieurs numéros de la revue Cinema & Cie, notamment le n° 11 (« Relocation »,
dirigé par Francesco Casetti) et le n° 12 (« Cinéma et art contemporain III », dirigé par Ph. Dubois).
2. Tom Gunning, « Introduction », in André Gaudreault, ed., American Cinema 1890-1909. Themes
and Variations, New Brunswick, N.J., Rutgers University Press, 2009. 3
1. La position la plus nette en ce sens reste celle de Sylvie Pierre, « Éléments pour une théorie du
photogramme », Cahiers du cinéma, n° 226-227, janvier-février 1971, mais c’est Raymond Bellour qui,
dans ses travaux fondateurs sur l’analyse textuelle, est revenu le plus souvent sur cette question (voir,
au moins, L’Analyse du film, 1978, rééd. Calmann-Lévy, 1995, passim).
2. Sur la surimpression, je me permets de renvoyer à mon texte « Clair et confus », Matière d’images,
redux, La Différence, 2009.
3. D.N. Rodowick, The Virtual Life of Film, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 2007, p. 93
(ma traduction). 5
Exaltation du regard
1. Jacques Aumont, Moderne ? comment le cinéma est devenu le plus singulier des arts, Cahiers du
cinéma, 2007.
2. Je n’y ai pas échappé, cf. L’Œil interminable (3e édition, La Différence, 2007, mais écrit en 1986-
6 1987).
Le cinéma commençant n’a cessé de s’éloigner du théâtre, qui a été son principal
ennemi esthétique. Pourtant, très vite, le film a été voué à proposer un morceau de
fiction. Sans doute, comme le note Gunning, une des raisons du développement rapide
du film de fiction est que, contrairement aux films tournés sur le vif, sa production
« pouvait être organisée à l’avance 1 ». J’ajoute qu’elle était maîtrisable, et que produire
un film de fiction, c’est toujours une entreprise dont on possède les clefs, esthétiques
et sémantiques : on peut signifier ce qu’on veut, dans les formes qu’on aura choisies.
Le meilleur moyen de s’en convaincre, c’est de comparer, à n’importe quelle fiction
même rudimentaire (disons, l’un des courts métrages de Griffith pour la Biograph),
un film des premiers temps qui n’obéisse pas à cette logique narrative, tel le fameux
The Kiss (1896), qui nous semble seulement être une expérimentation sur le gros
plan, et nous étonne par son obscénité. Or, il était tiré d’une pièce bien connue, The
Widow Jones, dont c’était le happy ending, signifiant la promesse de mariage des deux
protagonistes ; c’était donc, pour ses spectateurs, un spectacle moral, un good old
American kiss : seulement, il faut le savoir, et cela ne se voit pas dans les images.
Au contraire, n’importe quel film de fiction, surtout classique, est aisément compré‑
hensible et appropriable, parce qu’il ressemble à notre appréhension de la vie elle-
même. Stanley Cavell a remarqué 2 que le film de fiction a le grand avantage d’être
autocompréhensible : il ne nécessite pas de mode d’emploi, il ne demande aucun
savoir préalable (du moins, pour un sujet humain qui a un peu l’habitude de la
mise en forme dramatique). La question est intéressante par rapport aux nouveaux
supports et aux nouveaux réseaux de l’image en mouvement. Y a-t-il vraiment là un
type de production qui puisse être « organisé à l’avance » ? La plupart de ces contenus
ne sont pas produits ad hoc, ils sont la reproduction de contenus élaborés ailleurs,
dans d’autres dispositifs et pour d’autres publics. Des sites comme YouTube sont de
grands fourre-tout où chacun peut mettre un petit morceau de quelque chose, selon
la logique générale d’internet.
Le cinéma continue donc de se distinguer par la sérieuse mise en forme de
ses contenus. On le voit bien dans le cas, récent, du webdocumentaire, qui offre,
sur un site dédié, ce que d’habitude le cinéaste est le seul à voir dans la salle de
montage ; tout au plus élimine-t-on certains plans qui font double emploi. On joue
donc sur l’ambiguïté entre cinéma et internet en proposant quelque chose comme un
film, puisqu’il y a eu un tournage dont on voit le résultat – mais pas vraiment
un film, puisqu’on ne donne que ces éléments bruts, sans véritable montage. Pour le
spectateur, cela revient à voir une version beaucoup plus longue, mais surtout plus
diffuse. Le point de vue, dans un film, passe en effet prioritairement par le montage
et les choix qu’il suppose : choix négatifs (élimination de ce qui ne fait pas sens ou fait
La rencontre
« Sartre pensait […] que tout récit introduit dans la réalité un ordre fallacieux ;
même si le conteur s’applique à l’incohérence, s’il s’efforce de ressaisir l’expérience toute
crue, dans son éparpillement et sa contingence, il n’en produit qu’une imitation où
s’inscrit la nécessité. Mais Sartre trouvait oiseux de déplorer cet écart entre le mot et
la chose, entre l’œuvre créée et le monde donné : il y voyait au contraire la condition
même de la littérature et sa raison d’être ; l’écrivain doit en jouer, non rêver de l’abolir :
ses réussites sont dans cet échec assumé. […] C’est en regardant passer des images sur
un écran qu’il avait eu la révélation de la nécessité de l’art et qu’il avait découvert, par
contraste, la déplorable contingence des choses données 2. »
Sartre allait au cinéma dans la même disposition d’esprit qu’en allant au théâtre
ou en lisant un roman : pour chercher une mise en ordre expresse de la réalité. Mais
il avait compris que le charme propre du cinéma, c’est que, tout en proposant des
histoires composées, mises en forme, il fait semblant de les découvrir en même temps
que nous, par la force suggestive de sa monstration. Devant un film, je sais bien que
tout est écrit d’avance avant qu’on me raconte l’histoire dans la salle, mais je tiens à
1. Pier Paolo Pasolini, « Observations sur le plan-séquence » (1967), in L’Expérience hérétique, trad.
Anna Rocchi-Pullberg, Payot, 1976.
10 2. Simone de Beauvoir, La Force de l’âge (1960), Gallimard, coll. « Folio », p. 50 et p. 59.
Les choses vont encore changer, cela est certain. Peut-être les prophéties méca‑
niques des thuriféraires de la nouveauté qua talis s’avéreront-elles ; peut-être le
cinéma, comme industrie et commerce, est-il voué à une disparition plus ou moins
rapide, au bénéfice d’une autre configuration des techniques et des médias. Mais je
ne vois pas comment pourraient disparaître, par elles-mêmes, les sensations et les
espèces d’émotions inventées par un siècle de films – ces valeurs propres du cinéma
que je viens de décrire : le regard attentif, la captation imaginaire, l’absorption, la
fiction autocompréhensible, la rencontre. Sans doute devons-nous nous préparer à
n’avoir plus toutes ces valeurs à la fois, dans une même œuvre et dans un même
médium – un peu comme, de l’icône byzantine, nous avons gardé bien des valeurs,
mais jamais ensemble 2. Mais ce n’est pas pour aujourd’hui, et il sera alors temps de
se redemander, autrement, « ce qui reste » du cinéma.
1. Babette Mangolte, « Une histoire de temps. Analogique contre numérique, l’éternelle question du
changement de technologie et de ses implications sur l’odyssée d’un réalisateur expérimental », Trafic,
n° 50, mai 2004.
2. C’est une des thèses centrales du monumental Image et culte de Hans Belting (1990), trad. Franck
12 Muller, éd. du Cerf, 1998.