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Champs linguistiques Collection dirigée par Marc Wilmet (Université Libre de Bruxelles) et
Dominique Willems (Universiteit Gent)
Recherches
Brès J., La narrativité
Cervoni J., La préposition. Étude sémantique et pragmatique
Defrancq B., L’interrogative enchâssée
Dostie G., Pragmaticalisation et marqueurs discursifs. Analyse sémantique et traitement lexicographique
Englebert A., L’infinitif dit de narration
Fløttum K., Jonasson K., Norén C., ON. Pronom à facettes
Fuchs C. (Éd.), La place du sujet en français contemporain
Furukawa N., Grammaire de la prédication seconde. Forme, sens et contraintes
Furukawa N., Pour une sémantique des constructions grammaticales. Thème et thématicité
Gosselin L., Sémantique de la temporalité en français. Un modèle calculatoire et cognitif du temps et de l’aspect
Gosselin L., Temporalité et modalité
Grobet A., L’identification des topiques dans les dialogues
Hadermann P., Étude morphosyntaxique du mot Où
Heinz M., Le possessif en français. Aspects sémantiques et pragmatiques
Léard J.-M., Les gallicismes
Marchello-Nizia Ch., Grammaticalisation et changement linguistique.
Myers J. M., Modalités d’apprentissage d’une langue seconde
Rézeau P., (études rassemblées par), Richesses du français et géographie linguistique. Volume 1
Rosier L., Le discours rapporté. Histoire, théories, pratiques
de Saussure L., Temps et pertinence. Éléments de pragmatique cognitive du temps
Catherine Schnedecker, De l’un à l’autre et réciproquement…Aspects sémantiques, discursifs et cognitifs des pronoms anaphoriques corrélés
Manuels
Bal W., Germain J., Klein J., Swiggers P., Bibliographie sélective de linguistique française et romane. 2e édition
Bracops M., Introduction à la pragmatique. Les théories fondatrices : actes de langage, pragmatique cognitive, pragmatique intégrée
Chiss J.-L., Puech C., Fondations de la linguistique. Études d’histoire et d’épistémologie
Chiss J.-L., Puech C., Le langage et ses disciplines. XIXe -XXe siècles
Delbecque N. (Éd.), Linguistique cognitive. Comprendre comment fonctionne le langage
Englebert A., Introduction à la phonétique historique du français
Gaudin Fr., Socioterminologie. Une approche sociolinguistique de la terminologie
Gross G., Prandi M., La finalité. Fondements conceptuels et genèse linguistique
Klinkenberg J.-M., Des langues romanes. Introduction aux études de linguistique romane. 2e édition
Kupferman L., Le mot «de». Domaines prépositionnels et domaines quantificationnels
Leeman D., La phrase complexe. Les subordinations
Mel’čuk I. A., Clas A., Polguère A., Introduction à la lexicologie explicative et combinatoire.
Coédition AUPELF-UREF. Collection Universités francophones
Mel’čuk I., Polguère A., Lexique actif du français. L’apprentissage du vocabulaire fondé sur 20 000 dérivations
sémantiques et collocations du français
Revaz Fr., Introduction à la narratologie. Action et narration
Recueils
Bavoux C., Le français de Madagascar. Contribution à un inventaire des particularités lexicales.
Coédition AUF. Série Actualités linguistiques francophones
Béjoint H., Thoiron P. (Éds), Les dictionnaires bilingues. Coédition AUPELF-UREF. Collection Universités francophones
Benzakour F., Gaadi D., Queffélec A., Le français au Maroc. Lexique et contacts de langues.
Coédition AUF. Série Actualités linguistiques francophones
Bouchard D., Evrard I., Vocaj E., Représentation du sens linguistique. Actes du colloque international de Montréal
Bouillon P., avec la collaboration de : Françoise Vandooren, Lyne Da Sylva, Laurence Jacqmin, Sabine Lehmann, Graham Russell et
Evelyne Viegas, Traitement automatique des langues naturelles. Coédition AUPELF-UREF. Collection Universités francophones
Bres J., Haillet P.-P., Mellet S., Nolke H., Rosier L., Dialogismes et polyphonies
Chibout K., Mariani J., Masson N., Neel F., (sous la coordination de), Ressources et évaluation en ingénierie des langues.
Coédition AUPELF-UREF. Série Actualité scientifique
Conseil supérieur de la langue française et Service de la langue française de la Communauté française de Belgique (Eds), Langue
française et diversité linguistique. Actes du Séminaire de Bruxelles (2005)
Defays J.-M., Rosier L., Tilkin F. (Éds), A qui appartient la ponctuation ? Actes du colloque international et interdisciplinaire de
Liège (13-15 mars 1997)
Francard M., Latin D. (Éds), Le régionalisme lexical. Coédition AUPELF-UREF. Série Actualité scientifique
Englebert A., Pierrard M., Rosier L., Van Raemdonck D. (Éds), La ligne claire. De la linguistique à la grammaire.
Mélanges offerts à Marc Wilmet à l’occasion de son 60e anniversaire
Hadermann P., Van Slijcke A., Berré M. (Éds), La syntaxe raisonnée. Mélanges de linguistique générale et française offerts à Annie
Boone à l'occasion de son 60e anniversaire. Préface de Marc Wilmet
Queffélec A., Derradji Y., Debov V., Smaali-Dekdouk D., Cherrad-Benchefra Y.
Le français en Algérie. Lexique et dynamique des langues. Coédition AUF. Série Actualités linguistiques francophones
Rézeau P. (sous la direction de), Variétés géographiques du français de France aujourd’hui. Approche lexicographique
NICOLE DELBECQUE (Éd.)
Linguistique cognitive
Comprendre comment
fonctionne le langage
Nouvelle édition augmentée, avec exercices et solutions
C h a m p s l i n g u i s t i q u e s
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domaine de spécialisation, consultez notre site web : www.deboeck.com
Imprimé en Belgique
Dépôt légal :
Bibliothèque nationale, Paris : septembre 2006 ISSN 1374-089X
Bibliothèque royale de Belgique, Bruxelles : 2006/0035/009 ISBN 978-2-8011-1391-2
SOMMAIRE
Préface 5
Sommaire 9
Avant-propos 11
Signes conventionnels 15
9
Linguistique cognitive
Solutionnaire 325
Bibliographie 379
Index 389
10
PRÉFACE
5
Linguistique cognitive
6
Préface
Une mise en garde s’impose, néanmoins. Ce qui fait la richesse d’une appro-
che aussi « intégrative » du langage peut, si l’on n’y prend garde, devenir sa
faiblesse. Parce qu’on refuse de réduire ou de fractionner « l’objet langage »,
parce qu’on l’intègre à l’entier de la condition humaine dans une démarche ré-
solument « holistique », on est contraint de gérer une multiplicité de paramè-
tres. Or il est délicat de convoquer individus, cultures, sociétés, histoires,
territoires, universaux, lexique, morphologie, syntaxe, communication, repré-
sentations, opérations mentales dans une même analyse sans l’embrouiller.
À compter qu’on y parvienne, faut-il, pour faire de la linguistique cognitive,
développer des compétences de sociologue, d’anthropologue, d’ethnologue, de
psychologue, de neurologue, de phénoménologue, de philologue ? Ne s’expo-
se-t-on pas à une forme d’amateurisme, incompatible avec les objectifs affi-
chés de la recherche universitaire ? Ne risque-t-on pas de devenir un Jack of all
trades, un « bon à tout, propre à rien » des sciences humaines ? Il y a là,
assurément, un grand danger, pressenti par les fondateurs de la linguistique.
Car Saussure (1857-1913) et Bloomfield (1887-1949) redoutaient que la scien-
ce émergente du langage ne fût inféodée à d’autres disciplines (comme l’his-
toire ou la psychologie) et que son propos central – rendre compte du
phénomène langage au travers de l’observation rigoureuse de langues
particulières – ne fût dilué dans d’autres thématiques.
Mais ce très réel danger cesse d’être menaçant dès lors que le linguiste accepte
de poser comme premières et inaliénables son identité et son point de vue de
linguiste. Pour cela, il doit « affirmer la spécificité de son objet » et « conser-
ver la maîtrise de ses concepts et de ses méthodes », comme l’y exhorte Cathe-
rine Fuchs dans un petit ouvrage théorique, complémentaire de celui-ci,
intitulé La linguistique cognitive (2004). De façon plus concrète et personnel-
le, cela m’impose, en toute circonstance, de prendre les formes et les structures
des langues comme point de départ de mes raisonnements et de mes éventuel-
les ouvertures sur d’autres domaines. C’est parce que j’observe l’importance
de la localisation dans les prédications d’existence ou de réalisation (Il y a…
Avoir lieu… Arriver…Se produire quelque part…) que je peux affirmer que
l’esprit établit un lien entre « inscription dans l’espace » et « inscription dans
la réalité ». Je ne suis ni géomètre, ni métaphysicien, ni psychologue, mais le
matériau langagier dont je dispose me permet de m’aventurer sur un terrain qui
7
Linguistique cognitive
Voilà donc mon rôle premier rappelé, qu’un livre comme celui-ci m’encourage
à tenir, en me donnant les moyens d’explorer la relation entre les signes et le
sens, entre le monde et le moi, entre l’ordre des constituants et l’organisation
de la pensée, entre le code grammatical et le code social. Alors que j’apprends
à décomposer et à classer des constructions, je découvre que la dimension
« formelle » et « technique » de la linguistique ne l’empêche pas d’être la plus
humaine des sciences humaines. Car c’est bien l’humain qui se cristallise dans
l’organisation du langage. Ni plus, ni moins. Et c’est exactement ce que dé-
montre ce bel ouvrage.
Jean-Rémi Lapaire
Université de Bordeaux
8
AVANT-PROPOS
L’expression de nos pensées, de nos sensations et de nos actes est articulée sur
un système cognitif plus vaste que le langage, englobant aussi un ensemble de
processus mentaux, comme la perception, la mémoire, l’émotion, la catégori-
sation, l’abstraction… chacune de ces aptitudes cognitives étant marquée et in-
fluencée par les autres. Si bien que s’interroger sur le langage, c’est-à-dire
l’usage qui est fait de la langue, c’est aussi se questionner sur nos modes de
pensée et sur nos façons de communiquer.
11
Linguistique cognitive
La liste suivante présente les auteurs qui se sont chargés de la première version
d’un chapitre, suivis du nom des personnes qui ont – par des révisions succes-
sives – contribué à la cohérence entre les chapitres.
Chapitre 1 : Dirven & Radden
Chapitre 2 : Geeraerts, Grondelaers ; Dirven & Verspoor
Chapitre 3 : De Caluwé, Dirven & Verspoor
Chapitre 4 : Verspoor, Dirven & Radden
Chapitre 5 : Taylor ; Serniclaes
Chapitre 6 : Goddard & Wierzbicka ; Dirven
Chapitre 7 : Vázquez-Orta ; Dirven, Pörings, Spooren, Verspoor
Chapitre 8 : Spooren
Chapitre 9 : Winters ; Dirven
Chapitre 10 : Soffritti ; Dirven
12
Avant-propos
Six des dix chapitres sont consacrés aux disciplines bien établies que sont la
lexicologie, la morphologie, la syntaxe, la phonétique et la phonologie, la lin-
guistique historique et la typologie. Les chapitres restants portent sur des do-
maines en plein essor : la sémantique culturelle, la pragmatique, la linguistique
textuelle et la linguistique comparée. La présentation claire et homogène de
l’ensemble en facilite la consultation : le parcours suivi est balisé d’aperçus gé-
néraux et de résumés donnés en début et en fin de chapitre ; la matière est
abondamment illustrée à l’aide d’exemples, d’images, de tableaux et de
schémas ; les termes techniques nouvellement introduits sont imprimés en ca-
ractères gras ; grâce à l’index et au système de renvois à l’intérieur du texte, il
est facile de naviguer d’un chapitre à l’autre ; les lectures conseillées sont re-
groupées par chapitre ; chaque chapitre est accompagné d’une série d’exerci-
ces, dont on trouvera les réponses en fin de volume (solutionnaire). L’analyse
de nombreux échantillons, dont un bon nombre d’extraits en français, permet
au lecteur de se familiariser avec les aspects structurels et fonctionnels d’une
langue et de prendre conscience des moules conceptuels sous-jacents à l’ex-
pression langagière. L’étude comparée d’exemples provenant de plusieurs lan-
gues fait également apparaître des tendances universelles dans la
conceptualisation linguistique.
Nicole Delbecque
Rédactrice
13
SIGNES CONVENTIONNELS
* L’astérisque signale que la phrase qui suit n’est pas correcte ou que le
mot a été reconstitué.
Abréviations
A anglais
Al allemand
E espagnol
F français
I italien
N néerlandais
15
Chapitre 1
LA BASE COGNITIVE DU LANGAGE :
LANGUE ET PENSÉE
La sémiotique distingue trois types de signes : les indices, les icônes, les sym-
boles. Un indice (dans son emploi sémiotique) est un signe qui renvoie, comme
le fait un panneau de signalisation indiquant une direction ; une icône est un si-
gne qui représente, comme pour un panneau indicateur montrant trois enfants
traversant une rue ; un symbole est un signe purement conventionnel, comme
l’est un panneau rouge barré d’une ligne horizontale blanche.
Ces trois types de signes s’appuient sur trois principes de structuration plus gé-
néraux qui nous permettent d’établir un lien entre une forme et une significa-
tion. À la différence d’autres systèmes de communication, le langage humain
recourt aux trois types de signes, même s’il s’appuie surtout sur des signes
d’ordre symbolique.
17
Linguistique cognitive
Notre nature nous pousse à partager avec les autres nos sentiments et nos
émotions : nous voulons communiquer ce que nous voyons, croyons, savons,
ressentons, ce que nous voulons faire ou sommes sur le point de faire. Cet ob-
jectif peut être atteint de diverses manières. Nous pouvons manifester notre
étonnement en fronçant les sourcils, esquisser les formes d’une femme avec les
mains et exprimer notre pensée par la parole. Une combinaison de ces trois
formes d’expression ou de deux d’entre elles est également envisageable. Nous
comprenons ces différents modes d’expression comme étant des “signes” de
quelque chose. Dans son sens le plus large, le signe est une forme associée à
quelque autre élément que nous interprétons comme sa signification. Le fait
que quelqu’un fronce les sourcils (forme) sera compris comme un signe
d’“étonnement”. Par contre, le fait que quelqu’un se mouche ne sera générale-
ment pas porteur de signification, sauf si l’on peut y voir une marque d’impa-
tience ou de protestation. Ces trois exemples illustrent les trois types de signes
possibles : les indices, les icônes et les symboles.
Un indice (ou signe indexical) indique quelque chose qui se trouve dans les
environs immédiats, comme il apparaît clairement de l’origine étymologique
du mot latin index qui dénote le doigt du même nom. L’exemple le plus clair
d’un signe indexical est celui du panneau indicateur qui pointe dans la direc-
tion de la ville X. Par sa forme, il signale une direction et la signification en
est : “Prenez cette direction si vous voulez aller à X.” Un autre type de signe
indexical est la marche chancelante d’un homme soûl. La signification qui s’en
dégage est immédiatement claire : “en état d’ivresse”. Forme et signification
se rejoignent, elles sont contiguës l’une à l’autre, ce que nous indiquons par le
terme technique de contiguïté. Ainsi, tout langage corporel, notamment l’ex-
pression du visage, comme froncer les sourcils ou plisser le front, est de l’ordre
des signes indexicaux : on y voit l’“indication” d’un état d’âme ou d’une émo-
tion (surprise, colère, etc.) ressentie par une personne.
Une icône (ou signe iconique) (dérivé du grec eikôn ‘image’) est la représen-
tation perceptuelle – visuelle, auditive ou autre – de la chose évoquée. Le
18
La base cognitive du langage : langue et pensée
Finalement, nous utilisons nos mains pour former toutes sortes de signes
iconiques : que ce soit la silhouette d’une femme esquissée des deux mains,
l’évocation d’un escalier en colimaçon ébauché par le seul index, ou celle
d’une collision représentée par le mouvement convergent et le choc des deux
poings.
Pour les signes symboliques, il n’y a pas lieu de parler, comme nous l’avons
fait pour les signes indexicaux et iconiques, d’un lien naturel entre la forme du
signe et la signification représentée. Il s’agit en l’occurrence d’un lien pure-
ment conventionnel. Le triangle inversé comme signalisation routière est un
bon exemple de signe symbolique : il n’y a aucun lien naturel entre la forme du
triangle et la signification “céder le passage”. En s’imposant à la communauté,
ce lien, peut-être imaginé un jour dans un bureau du Ministère des Transports,
est devenu conventionnel. Nous retrouvons ce genre de relations convention-
nelles dans la plupart des emblèmes militaires, dans les signes symbolisant les
monnaies, dans les drapeaux et, bien sûr, dans l’essentiel du langage. Ainsi, il
n’y a aucun lien naturel entre la forme du mot surprise et sa signification.
L’usage qui est fait du terme symbolique en linguistique recouvre précisément
l’idée qu’il existe une sorte de contrat tacite entre les usagers pour associer une
signification particulière à une forme particulière sans qu’il y ait pour cela de
raison intrinsèque. Ce sens ‘technique’ du terme symbolique en linguistique
renvoie à la signification originale du mot grec symbolon ‘signe de reconnais-
sance’ utilisé entre deux personnes, par exemple la bague sciée en deux dont
chacune des deux personnes emporte une moitié avec elle, ce qui leur permet-
tra de se reconnaître lors de retrouvailles des années plus tard, puisqu’il suffira
de joindre les deux morceaux pour s’assurer qu’ils s’ajustent bien. Les deux
morceaux de la bague ne sont rien en eux-mêmes, ils n’ont de sens que mis en-
semble. Il en va de même pour la forme d’un mot et sa signification : ils sont
inséparables.
19
Linguistique cognitive
La discipline scientifique qui étudie les systèmes de signes dans toutes leurs
manifestations est la sémiologie (ou sémiotique) (du grec semeîon ‘signe’ et
logos ‘discours’). Le langage humain est le plus élaboré et le plus complexe
des systèmes de signes étudiés en sémiotique. Mais celle-ci s’occupe éga-
lement d’autres systèmes de signes, comme celui des gestes, du vêtement, de
la distance entre individus, etc. Ces systèmes ne concernent pas seulement
l’espèce humaine ; chez les animaux se retrouvent aussi nombre de gestes,
comme celui de montrer les dents. Certaines espèces ont des systèmes de si-
gnes très sophistiqués. Les abeilles communiquent au moyen de patrons très
élaborés de danses et de mouvements de la queue. Ceci leur permet d’indiquer
aux autres abeilles dans quelle direction et à quelle distance se trouve un en-
droit intéressant et quelle quantité de miel elles sont susceptibles d’en retirer.
Les singes disposent d’un système de neuf cris différents pour communiquer la
distance à laquelle se trouve un animal dangereux et quelle en est la taille. Les
baleines utilisent un système de mélodies dont les biologistes n’ont néanmoins
pas encore réussi à découvrir la signification.
Entre les trois types de signes, on peut clairement établir une hiérarchie quant
au degré d’abstraction qu’ils peuvent atteindre. Les indices sont les signes les
plus “primitifs” et les plus restreints du fait qu’ils dépendent du hic et nunc. Ils
sont toutefois très répandus dans les systèmes de communcation humains : on
les retrouve, notamment, dans le langage mimique et dans la gestuelle, dans le
code de la route et dans des domaines où la communication est très intense,
comme la publicité. En soi, des produits comme la cigarette ou le savon n’ont
rien pour séduire ; pour les rendre attrayants, on les associe à un environne-
ment attirant, le but visé étant, bien sûr, que le téléspectateur garde en mémoire
cette association. Les cigarettes Marlboro, par exemple, sont reliées par voie
indexicale à la vie aventureuse du cow-boy américain.
Les signes iconiques sont déjà plus complexes car pour les comprendre, il faut
percevoir une certaine ressemblance. Le rapport iconique de ressemblance
doit être établi de façon plus ou moins consciente par celui qui observe. La
20
La base cognitive du langage : langue et pensée
ressemblance avec l’entité évoquée peut être frappante : pensons aux “icônes”
représentant des saints de l’Église orthodoxe russe ou grecque, ou aux petits
icônes qui apparaissent à l’écran de l’ordinateur. La ressemblance peut toute-
fois rester plutôt abstraite, comme pour les dessins stylisés de l’homme et de la
femme indiquant les toilettes, ou de voitures et d’avions sur les panneaux rou-
tiers. Il est fort peu probable qu’il y ait des signes iconiques dans le règne ani-
mal.
Le tableau 1 résume, pour les trois types de signes, les principes généraux qui
régissent le rapport entre la forme et la signification.
Tableau 1.1 Le rapport entre forme et signification dans les trois types de signes
Les signes indexicaux reflètent un principe plus général, à savoir, que deux
choses qui se trouvent dans le prolongement l’une de l’autre, donc contiguës,
peuvent se substituer l’une à l’autre. Ainsi l’association spontanée entre l’œu-
vre d’art et l’artiste qui l’a conçue nous permet de prendre le nom de celui-ci
pour parler indifféremment de son œuvre ou de lui-même (p.ex. J’ai entendu
dire qu’on expose des Magritte au Louvre). Les signes iconiques relèvent d’un
autre principe général, à savoir, qu’une image peut prendre la place de l’objet
réel. Les agriculteurs appliquent ce principe depuis des siècles : en mettant des
21
Linguistique cognitive
épouvantails sur leurs champs. Les signes symboliques sont supérieurs aux
autres parce qu’ils permettent à l’esprit humain d’aller bien au-delà des limites
propres aux rapports de contiguïté et de ressemblance, pour établir une relation
symbolique entre n’importe quelle forme et n’importe quelle signification.
Une rose peut donc évoquer l’amour et une chouette la sagesse. Les rapports
d’ordre indexical, iconique et symbolique sont à la base de la structuration du
langage.
22
La base cognitive du langage : langue et pensée
Tous ces mots “égocentriques”, tels ici, là, maintenant, alors, aujourd’hui, de-
main, ceci, cela, venir et aller, ou les pronoms personnels je, tu, nous et vous
sont des expressions déictiques. On parle de déictiques (du grec deiktos et
deiknumi ‘montrer’) justement parce qu’ils renvoient à l’EGO du locuteur qui
impose son point de vue au monde. C’est pourquoi l’interprétation des expres-
sions déictiques dépend de la situation concrète dans laquelle elles sont em-
ployées. Pour quiconque ne connaissant pas le contexte situationnel, l’appel
Grande manifestation demain à dix heures : rendez-vous ici à la gare ! figu-
rant au bas d’un tract trouvé dans le train n’a pas grand sens.
C’est encore l’EGO du locuteur qui sert de repère ou de “centre déictique” pour
localiser les choses dans l’espace environnant. Dans l’énoncé La maison que
nous cherchons se trouve en face de nous le locuteur se prend lui-même
comme point de référence pour situer la maison. D’habitude les entités plus
grandes servent de point de référence pour les entités plus petites et nous parle-
rons plutôt de la bicyclette devant la maison que de la maison derrière la bicy-
clette. De même, un touriste à New York dira plutôt Et maintenant je me trouve
devant l’Empire State Building. Mais le point de vue personnel l’emporte
facilement : il arrive souvent que les objets, quelle que soit leur taille, soient
localisés par rapport à l’EGO du locuteur. Quand lors d’une visite guidée
quelqu’un dit L’Empire State Building se trouve maintenant juste en face de
nous, il/elle fait comme si c’était lui/elle le point de référence fixe, et non le
gratte-ciel. Il va de soi que nous pouvons toujours adopter le point de vue de
l’interlocuteur et formuler les choses de son point de vue. C’est ce que fait tout
bon guide en faisant visiter une ville par bus, p.ex. Nous approchons de No-
tre-Dame, la cathédrale se trouve à votre gauche.
L’EGO du locuteur sert aussi de centre déictique pour situer des choses les unes
par rapport aux autres. Quand le locuteur dit, p.ex., Le vélo est derrière l’arbre,
il trace une ligne imaginaire allant de l’endroit où il se trouve jusqu’à l’arbre et
il situe le vélo derrière cet arbre, comme le montre la figure (1a) à la page sui-
vante. Si le locuteur se déplace de l’autre côté de la rue, son orientation déic-
tique va changer et le vélo se trouvera à présent devant l’arbre, comme le
montre la figure (1b). Il n’en va pas de même pour les objets artificiels ou arte-
facts (immeubles, voitures, etc.). Ceux-ci présentent une orientation
intrinsèque : ils ont une partie avant et une partie arrière qui leur sont inhéren-
tes. Ceci les rend plus facilement identifiables qu’un arbre, par exemple. C’est
pourquoi la position du vélo par rapport à la voiture ne change pas, même si le
locuteur change de point de vue, figures (1c) et (1d). Quelle que soit la position
du locuteur dans la figure (1c), le vélo reste toujours derrière la voiture, parce
que cette partie est définie comme étant l’arrière de la voiture. Autrement dit,
on peut faire abstraction de la perspective du locuteur.
23
Linguistique cognitive
24
La base cognitive du langage : langue et pensée
Dans une phrase de ce genre, le sujet humain ne sera remplacé par un sujet non
humain que si on veut mettre un accent particulier sur cet objet. Ainsi, en classe
le professeur pourra dire : La leçon doit être apprise par tout le monde pour
demain. Mais dans la mesure où il est peu probable que nous prenions distance
par rapport à nous-mêmes, nous ne dirions sans doute pas *La leçon doit être
apprise par moi. (L’astérisque précédant la phrase signifie que celle-ci est in-
correcte ou impossible). La situation illustrée par (1c) est plus complexe. Ici
rien n’empêche de focaliser l’objet ; dès lors, la construction passive paraît
tout aussi naturelle : Les rédactions ont été corrigées par Madame Delport.
L’être humain occupe également une place privilégiée dans d’autres domaines
de la grammaire. En français, le pronom personnel indéfini on “anime” le su-
jet, comme c’est le cas dans On est premier au championnat (on remplace no-
tre équipe) ; le pronom interrogatif qui est réservé à l’humain, que / quoi au
non-humain (Qui est-ce ? À qui penses-tu ? vs Qu’est-ce ? À quoi penses-
tu ?) ; de même, le pronom clitique lui renvoie à un complément humain, alors
que y est réservé aux autres (Il lui répond correspond à Il répond à Jean/Anne ;
Il y répond, par contre, à Il répond à la lettre/aux attaques) ; ou encore, la dou-
ble construction possessive son musée à elle se rapporte également à un pos-
sesseur humain : on pensera à la responsable ou à la propriétaire du musée, et
non pas à la ville (hormis peut-être dans la construction attributive ?Même cette
petite ville a son musée à elle ; le point d’interrogation en tête d’énoncé en
marque le caractère moins acceptable ou moins naturel).
Bien que les éléments anthropocentriques soient légion dans la langue, ils
n’apparaissent pas toujours de manière aussi manifeste. Comparons les diffé-
rentes formules passives périphrastiques de (2) :
(2) a. {Sa / ?La / *Une} maison s’est trouvée cambriolée
b. {Son / ?L’ / *Un} ordinateur s’est vu infecté de virus
c. {Son / ?Le / *Un} livre a fini par se vendre
Ces énoncés seront jugés plus ou moins acceptables selon que l’on soit ou non
capable de les rattacher à l’être humain impliqué dans l’événement.
25
Linguistique cognitive
Le principe d’iconicité, tel qu’il se fait sentir dans la langue, nous amène à éta-
blir une certaine ressemblance entre la forme de l’énoncé et ce qu’il représente.
L’iconicité est à l’œuvre dans les formations onomatopéiques : le gazouillis, le
roucoulement, le beuglement, le mugissement, et bien d’autres noms de bruit,
suggèrent ou sont censés suggérer par imitation phonétique la chose
dénommée ; de même, coucou et hibou sont des noms qui imitent le son pro-
duit par les oiseaux en question. L’iconicité n’est pas limitée au lexique. Elle se
manifeste également dans l’ordre linéaire des éléments qui composent
l’énoncé, dans la distance qui sépare ces différents éléments et dans le nombre
de formes dont l’énoncé est constitué. Dans ce qui suit nous nous penchons
successivement sur ces trois principes, à savoir l’ordre linéaire, la distance et la
quantité.
En elle-même la conjonction et ne nous dit rien sur l’ordre dans lequel se dé-
roulent les deux actions ; c’est l’ordonnance des deux propositions – devant ou
derrière et – qui reflète tout naturellement l’ordre des événements. Avec les
conjonctions avant et après on a le choix de présenter les choses de façon ico-
nique (4) ou de façon non iconique (5) :
(4) a. Virginie s’est mariée avant d’avoir un enfant
b. Après s’être mariée, Virginie a eu un enfant
(5) a. Avant d’avoir un enfant, Virginie s’est mariée
b. Virginie a eu un enfant (mais) après s’être mariée
26
La base cognitive du langage : langue et pensée
Dans les deux phrases (6) il est dit que Jean met une clôture en couleur. Dans
la phrase (6a), nous savons qu’elle était verte mais nous n’en connaissons pas
la nouvelle couleur (sauf si par une intonation spéciale l’on fait ressortir en
vert). Dans la phrase (6b), nous ne connaissons pas la couleur originale de la
porte mais nous savons qu’elle est verte à present. Par sa position dans la
phrase, en vert indique de manière iconique la façon dont l’attribution de la
couleur doit être interprétée : comme état antérieur (mais pas nécessairement
postérieur) à la peinture de la clôture (6a), ou comme résultat de l’opération ef-
fectuée par Jean (6b). Cette différence explique aussi pourquoi en vert peut
être remplacé par l’adjectif épithète verte dans (6a) mais pas dans (6b).
27
Linguistique cognitive
28
La base cognitive du langage : langue et pensée
Les deux phrases ont pour sujet un groupe. Dans la première phrase (9a), le
verbe s’accorde au nom singulier groupe. Dans la phrase (9b), le nom groupe
est suivi du complément pluriel de coureurs. Dès lors, le verbe peut (mais ne
doit pas) s’accorder avec le nom pluriel coureurs, qui est le nom le plus pro-
che. Avec certains noms de quantité comme un certain nombre ou la majorité,
la règle grammaticale est d’accorder le verbe au pluriel quand les noms de
quantité sont suivis d’un complément pluriel (un certain nombre d’étudiants,
la majorité des gens).
Plus l’impact du sujet sur l’autre personne est immédiat, moins la distance
avec le verbe de la complétive sera grande. Dans (10a) l’impact est total et il
n’y a pas de morphème de liaison ; avec demander et inviter le rapport est en-
core étroit, mais seul (10b) suppose la présence de la personne à qui le sujet il
s’adresse (“Il {lui a demandé / *l’a invité} : Reste”). L’emploi de la préposi-
tion à semble donc suggérer que le lien entre la personne invitée et celui qui in-
vite peut être moins direct (10c). Avec obliger les deux options sont possibles
(10d). Quand le verbe principal est vouloir il faut se tourner vers le contexte
pour savoir si le sujet exerce quelque impact sur la personne en question. Ici la
complétive est nécessairement introduite par la conjonction que (10e).
29
Linguistique cognitive
Il est cependant des cas où nous ne pourrions nous passer d’un “excédent de
forme”. Ainsi, les stratégies de politesse veulent que “pour être poli il vaut
mieux en dire un peu plus qu’un peu moins”. Bien que l’anglais ait la réputa-
tion d’être inégalé dans ce domaine, la traduction de la série d’exemples réunis
30
La base cognitive du langage : langue et pensée
sous (12), illustre qu’en français aussi un “plus” de forme reflète un plus haut
degré de politesse.
(12) a. No smoking
Interdit de fumer
b. Don’t smoke, will you ?
Pourrais-tu arrêter de fumer, s’il te plaît ?
c. Would you mind not smoking here, please.
Pourriez-vous avoir l’amabilité de ne pas fumer, s’il vous plaît ?
d. Customers are requested to refrain from smoking if they can. (Pan-
neau au magasin Harrods à Londres)
Les clients sont priés d’avoir la gentillesse de ne pas fumer.
e. We would appreciate if you could refrain from smoking cigars and
pipes as it can be disturbing to other diners. Thank you. (Avis du res-
taurant Clos du Roi, Bath)
Nous vous saurions gré d’éviter de fumer la pipe ou le cigare pour ne
pas incommoder les autres clients. Merci beaucoup.
Les formules pompeuses et ronflantes, élaborées “pour ne rien dire”, sont sou-
vent la cible de la critique et condamnées par les puristes de la langue. Malgré
tout, peu de locuteurs s’avèrent capables de s’en débarrasser, surtout quand ils
se voient contraints à utiliser un langage plutôt formel.
Ici nous avons affaire à deux stratégies de réduction typiques : le nom les juges
est repris au moyen du pronom démonstratif ceux et tout ce qui suit le sujet de
la deuxième phrase (le verbe et la complétive) est supprimé. S’agissant de
l’omission d’information qui n’apporte rien de neuf par rapport à la phrase
31
Linguistique cognitive
Le lexique compte des milliers et des milliers de mots qui sont de nature sym-
bolique. Le concept de “maison” est rendu par la forme maison en français,
house en anglais, Haus en allemand, huis en néerlandais, casa en italien et en
espagnol, talo en finnois, dom en russe, etc. Bien entendu, aucun de ces sept
mots ne présente de particularité qui justifie l’usage qui en est fait pour expri-
mer le concept de “maison”. Il arrive que deux formes semblables ou même
identiques désignent des choses tout à fait différentes selon la langue : par
exemple, la forme casa de l’italien n’a rien à voir avec la forme kaas du
néerlandais, qui signifie “fromage”, et le mot allemand Dom ne signifie pas
“Haus” mais “église épiscopale”. Le caractère fortuit et non prédictible de la
relation entre la forme du mot et sa signification a poussé Ferdinand de Saus-
sure, l’un des pères fondateurs de la linguistique moderne (Genève 1857-
1913), à qualifier d’arbitraires l’ensemble des signes symboliques. Souvent
des signes ont pu avoir leur raison d’être à une époque mais sont devenus arbi-
traires avec le temps : autrefois les récepteurs téléphoniques étaient accrochés
aux téléphones mais aujourd’hui ils sont posés sur les téléphones, cependant
nous disons toujours raccrocher le téléphone. De même, nous allumons la lu-
mière bien que le lien entre cette action et le feu ne soit plus du tout évident.
S’il est vrai que la majorité des mots simples et certains mots composés sont
arbitraires, ce n’est généralement pas le cas pour les mots composés ou les dé-
rivés. Pris au pied de la lettre, le principe de l’arbitraire du signe va tout à fait à
l’encontre de notre disposition naturelle à voir dans toute forme une significa-
tion. Il suffit de regarder de plus près les nouveaux mots complexes ou les nou-
veaux sens attribués à des mots existants, pour voir qu’ils sont presque tous
motivés. Au chapitre 3 nous reviendrons en détail sur le fait que les nouveaux
mots se construisent généralement au moyen de formes linguistiques déjà exis-
tantes et qu’ils deviennent dès lors significatifs à nos yeux. Ainsi, par exemple,
le mot anglais software, qui est souvent utilisé à la place du mot français logi-
ciel, a été formé par analogie au mot hardware. Le mot composé hardware est
32
La base cognitive du langage : langue et pensée
formé de deux parties, hard et ware, qui, prises séparément, sont arbitraires ou
opaques. Cependant, le mot composé n’est plus arbitraire – du moins en an-
glais – car la combinaison des deux parties conduit à une signification relative-
ment transparente. Le sens original du nom composé anglais hardware est
‘équipement et outils pour la maison et le jardin’. Ceci inclut notamment des
marteaux, des pinces, des clous, une bêche, une brouette, etc. Ce sens a ensuite
été élargi pour être appliqué à la machine et à l’équipement matériel d’un sys-
tème informatique. Par analogie, les programmes qui permettent à un ordina-
teur de fonctionner, ont été appelés software. Le mot software reste
symbolique dans le sens où seul un lien conventionnel unit sa forme à sa signi-
fication. Mais ce signe n’en est pas arbitraire pour autant : étant donné qu’il
doit son existence au contraste avec la composition transparente hardware,
l’association de la forme software à la signification particulière qui est la
sienne est bel et bien motivée. En linguistique, la notion de motivation porte
sur le lien non arbitraire entre la forme et la signification d’expressions linguis-
tiques. La tendance à chercher une motivation aux mots complexes ou aux
mots étrangers est aussi fortement présente chez l’interlocuteur que chez le lo-
cuteur. Dans sa volonté de comprendre les formes linguistiques, en particulier
celles qui lui sont inconnues ou nouvelles, l’interlocuteur peut aller trop loin
dans sa recherche. En associant la signification d’une nouvelle forme à une
forme déjà existante, il crée des étymologies “populaires”. On trouve une in-
terprétation de ce type dans le mot anglais crayfish, formé populairement
d’après le mot français écrevisse, qui à son tour provient du germanique krebiz
(en allemand Krebs). De même, la forme caraïbe hamaca ‘lit qui est suspendu’
est devenue transparente en néerlandais (la forme hangmat étant composée de
hang, le radical de hangen ‘pendre’, et de mat ‘tapis’), et a été reprise telle
quelle en allemand (sous la forme de Hängematte) ; les emprunts anglais et
français (respectivement hammock et hamac), par contre, sont restés plus pro-
ches de l’original.
33
Linguistique cognitive
La notion de concept peut être définie comme “l’idée que nous avons de quel-
que chose, de sa façon d’être dans le monde”. Plus précisément, un concept
peut se rapporter soit à une entité individuelle – le concept “mère”, par exem-
ple, représente l’idée que j’ai de ma mère –, soit il porte sur toute une série
d’entités, comme le concept “légumes”. Ce dernier type de concept est pourvu
d’une structure interne : il comprend des entités comme les carottes, les choux,
les laitues, etc., à l’exclusion d’autres entités, comme entre autres les pommes
et les poires. Tout concept qui découpe ainsi la réalité telle que nous en faisons
l’expérience, en plusieurs tranches constitue une catégorie conceptuelle.
Celle-ci regroupe non seulement un ensemble d’entités mais elle le représente
aussi en tant que tel. Il suffit que nous percevions quelque chose, pour que
nous soyons tentés de faire entrer ce que nous percevons dans une catégorie.
Quand, par exemple, nous écoutons un morceau de musique nous le catégori-
sons immédiatement comme étant du rock, de la musique classique ou encore
une autre catégorie de musique. Le monde n’est donc pas une réalité objective
existant en et de par elle-même. Il nous apparaît toujours d’une façon ou d’une
autre par le biais de notre activité qui consiste à catégoriser sur la base de notre
perception, de nos connaissances, de notre état d’esprit ; bref, à partir de notre
condition humaine. Ceci ne veut pas dire que la réalité ainsi créée soit pour
autant subjective, puisque nous arrivons à nous mettre d’accord sur nos expé-
riences intersubjectives. En effet, vivre en société signifie partager des expé-
riences communes.
Une fois inscrites dans une langue, les catégories conceptuelles deviennent des
catégories linguistiques : la communauté les “traduit” par des signes linguisti-
ques. Une vision plus large de la langue comme système de signes dépasse le
type de lien entre la forme et la signification d’un signe linguistique. Celui-ci
est alors relié au “conceptualisateur” humain et au monde qui est le sien, c’est-
à-dire tel qu’il le ressent. Le conceptualisateur, les catégories conceptuelles et
les signes linguistiques sont reliés entre eux comme le montre le tableau 2.
Dans cette représentation les signes linguistiques reflètent des catégories con-
ceptuelles, qui remontent en dernière instance au conceptualisateur (=
l’homme) et à son univers. Un signe, par exemple un mot, est la combinaison
d’une forme et d’une signification qui équivaut grosso modo à un concept ;
cette signification conceptuelle se rapporte à une entité du monde tel que nous
le vivons. Ce modèle de l’univers conceptuel et de l’univers linguistique per-
met d’expliquer le fait qu’une même entité puisse être catégorisée de façon dif-
férente par des personnes différentes, et qu’il arrive aussi à une même
personne de catégoriser une chose différemment selon le moment. En effet,
d’un verre à moitié rempli de vin on peut dire qu’il est “à moitié plein” ou “à
moitié vide”. Chacun percevra la situation, la “construira” – en termes
34
La base cognitive du langage : langue et pensée
conceptualisateur humain
univers perçu
concepts / catégories
!! signes
! forme!! entité dans le monde de l’expérience
35
Linguistique cognitive
Les phrases de (16) mettent en jeu le même champ lexical famille, mais il est
construit au moyen de catégories grammaticales différentes. Chaque classe de
mots constitue une catégorie grammaticale. Les exemples (15) et (16) illustrent
un autre aspect essentiel du langage : à l’intérieur d’une phrase, chaque catégo-
rie lexicale appartient en même temps à une catégorie grammaticale, que ce
soit celle du nom, du verbe, de l’adjectif, de l’adverbe, de la préposition, etc.
Les catégories lexicales sont définies par leur contenu spécifique, les catégo-
ries grammaticales pourvoient ce matériau lexical d’un cadre structurel. Ainsi
la catégorie lexicale famille peut être située alternativement dans le cadre de la
catégorie grammaticale du nom, de l’adjectif ou de l’adverbe. Pour des raisons
36
La base cognitive du langage : langue et pensée
de clarté nous nous penchons maintenant séparément sur les catégories lexica-
les et sur les catégories grammaticales.
37
Linguistique cognitive
En général, le noyau ou le centre d’une catégorie lexicale est bien fixé et clai-
rement défini. Par contre, les limites en restent plutôt vagues et elles ont ten-
dance à empiéter sur celles d’autres catégories lexicales. Il est néanmoins clair
que les catégories lexicales ne sont pas constituées arbitrairement. Si tel était le
cas, nous aurions affaire à un univers fantaisiste ou soumis au hasard. Il pour-
rait ressembler au monde surréaliste tel qu’il apparaît dans le passage suivant
tiré d’un poème d’André Breton :
(17) Ma femme aux yeux pleins de larmes
Aux yeux de panoplie violette et d’aiguille aimantée
Ma femme aux yeux de savane
Ma femme aux yeux d’eau pour boire en prison
Ma femme aux yeux de bois toujours sous la hache
Aux yeux de niveau d’eau de niveau d’air de terre et de feu.
(A. Breton, “L’Union Libre”, 1931, dans Clair de Terre, Paris, Galli-
mard, 1966)
38
La base cognitive du langage : langue et pensée
La catégorie lexicale des “yeux” et les diverses qualités qui lui sont attribuées
relèvent ici de l’imaginaire, elles n’ont pas de lien direct avec la réalité. Inutile
donc d’y chercher une quelconque cohérence. On peut comprendre qu’il existe
un type d’“yeux pleins de larmes” à cause de la tristesse mais certainement pas
des “yeux d’aiguille aimantée” et encore moins des “yeux de bois toujours
sous la hache”. Cet exemple démontre a contrario la nécessité de partir de ca-
tégorisations basées sur l’expérience. La perception d’une caractéristique com-
mune − propriété ou attribut − permet de regrouper dans une même catégorie
conceptuelle une classe ou un ensemble de choses, de personnes, de situations,
de processus, d’états de choses, etc.
En regroupant les classes (b) et (c) ainsi que les classes (g) et (h) on n’aurait
plus que sept classes au lieu de neuf. La décision dépend bien sûr de la dé-
finition que l’on utilise. Nous verrons plus loin qu’il existe de bonnes raisons
pour ne pas réduire le nombre de classes, tout au contraire. C’est aux grammai-
riens grecs et romains que nous devons la conception et la dénomination de la
plupart de ces classes. En latin on parlait des partes orationis, ce que l’on
pourrait traduire littéralement par parties de la phrase. L’analyse de la phrase
en classes de mots remonte donc à l’Antiquité. Elle est à distinguer de l’ana-
lyse grammaticale qui s’intéresse aux fonctions syntaxiques des parties de la
39
Linguistique cognitive
phrase (sujet, objet, etc.). Dans le tableau 3 sont repris les noms latins généra-
lement utilisés à l’époque. Aux neuf classes mentionnées sous (17), s’ajoute la
classe résiduelle des particules.
Tableau 1.3 Les dénominations latines des classes de mots et leur traduction
a. nomen nom
substantivum substantif
b. pronomen pronom
c. articulum article
d. verbum verbe
e. adjectivum adjectif
f. adverbium adverbe
g. praepositio préposition
h. conjunctio conjonction
i. interjectio interjection
j. particulum particule
40
La base cognitive du langage : langue et pensée
bien que l’entité désignée existe concrètement − elle est logée quelque part et
l’on peut s’adresser à elle −, l’institution elle-même n’est pas concrète. Un mot
comme après-midi, qui indique une unité temporelle, est encore plus abstrait,
et donc encore moins prototypique de la classe des noms. Le mot boulot, quant
à lui, désigne le résultat d’une série d’actions, il nous éloigne encore plus des
membres prototypiques de la classe des noms : sa signification se rapproche
plus de celle d’un verbe. Le mot négligence, finalement, qui renvoie à une pro-
priété abstraite, est tout à fait marginal par rapport aux membres prototypiques
concrets comme téléphone ; il a une signification plus proche de celle d’un
adjectif.
Nul doute cependant : ce sont tous des noms. Comme pour les catégories lexi-
cales (cf. chaise), il convient donc d’envisager aussi les classes de mots
comme des catégories flexibles. Autrement dit, les définitions traditionnelles
des classes de mots ne s’appliquent qu’aux membres prototypiques de chaque
classe. Les noms prototypiques renvoient à des phénomènes relativement sta-
bles dans le temps : les personnes, les objets et les lieux ne sont pas soumis à
des changements rapides dans le temps. Les verbes, par contre, portent proto-
typiquement sur des phénomènes plus temporaires, plus instables et plus varia-
bles. Les adjectifs et les adverbes occupent une position intermédiaire entre les
noms et les verbes : dans une table solide l’adjectif reflète quelque chose de
stable, mais dans un garçon négligent l’adjectif évoque plutôt quelque chose
de changeant. En utilisant le nom négligence (18e) je suggère qu’il ne s’agit
pas d’une caractéristique variable mais de quelque chose de stable et de
permanent : cette façon de présenter les choses donne de l’intervention de la
régie des téléphones une image plus négative et renforce l’expression de mon
mécontentement.
41
Linguistique cognitive
Or, ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de différence formelle qu’il ne pourrait
pas y avoir pas de différence grammaticale. Celle-ci apparaît dans d’autres
contextes. Par exemple, en néerlandais comme en français seul l’adjectif entre
dans la construction Je la trouve jolie : Ik vind haar mooi ; l’adverbe en est
banni (*Je la trouve chanter joliment / *Ik vind haar mooi zingen).
De plus, les langues ne disposent pas toutes des mêmes classes de mots. Les
langues romanes, par exemple, ne connaissent pas l’emploi de particules ad-
verbiales mais recourent au seul verbe (ramasser dans 20a). Les langues ger-
maniques, par contre, séparent le concept de l’action (pick) et celui de la
position qui en résulte (up) (20b). Les particules anglaises ressemblent aux
prépositions, mais elles se comportent différemment. Elles peuvent notamment
apparaître derrière le nom (20c), contrairement aux prépositions (21c).
(20) a. Il ramassa le journal
b. He picked up the paper
c. He picked the paper up
1.4 Résumé
Qu’elle soit humaine ou animale, la communication ne peut avoir lieu qu’à tra-
vers des signes. Ceux-ci sont étudiés par la sémiologie (ou sémiotique). Le si-
gne renvoie toujours à autre chose : il est porteur de signification. La relation
entre le signe et sa signification peut être de trois types différents : indexicale,
iconique ou symbolique. Les signes indexicaux ou indices “pointent” vers les
éléments qu’ils remplacent ; les signes iconiques ou icônes en donnent une
“image” ; les signes symboliques ou symboles quant à eux sont basés sur une
relation purement conventionnelle entre la forme du signe et sa signification.
42
La base cognitive du langage : langue et pensée
Tous ces signes reposent sur des principes cognitifs sous-jacents qui permet-
tent à l’homme de structurer son univers et ses expériences, et de survivre en
tant que groupe. Le principe indexical se manifeste dans notre vision égocen-
trique et anthropocentrique du monde. Le principe iconique regroupe plu-
sieurs sous-principes, notamment, le principe d’organisation séquentielle, le
principe de distance et le principe de quantité.
L’univers mental n’est pas limité à ce qui apparaît au travers des signes
linguistiques : les concepts exprimés à l’aide d’expressions linguistiques ne
représentent qu’une partie des concepts que nous manions. Or, seuls les con-
cepts “fixés” en langue constituent la signification des signes linguistiques.
Les concepts qui structurent notre façon de penser sont des catégories concep-
tuelles, qui regroupent des (séries de) phénomènes dans des ensembles. Nos
catégories conceptuelles se figent en partie dans les catégories linguistiques.
La plupart des signes linguistiques se rapportent à un contenu conceptuel spé-
cifique et la catégorie lexicale dans laquelle ils apparaissent montre la façon
dont ce contenu est conçu. Il existe aussi un nombre réduit de catégories
grammaticales qui déterminent le cadre structurel plus général de la langue.
Tous les membres d’une catégorie n’ont pas le même statut : à côté des mem-
bres prototypiques, il y en a qui sont plus périphériques. La catégorie paraî-
tra de plus en plus vague à mesure que l’on s’éloignera du centre, qui en est le
noyau ; du coup, elle aura tendance à présenter des chevauchements avec
d’autres catégories (cf. la catégorie “chaise” illustrée par la figure 3).
43
Linguistique cognitive
Rudzka-Ostyn éd. (1988). Le rapport entre langue et cognition est traité dans
Talmy (1988). Dans Hawkes (1977) on trouvera une bonne introduction aux
systèmes de signes ayant cours dans la communication humaine et animale.
Pour une introduction plus poussée à la sémiologie on se tournera vers Nöth
(1990).
1.6 Applications
1. Quels types de signe trouve-t-on dans les cas suivants ?
a) le triangle inversé comme signalisation routière
b) un dessin représentant des pierres qui tombent
c) des signes en alphabet morse
d) les vitres givrées d’une voiture
e) l’indicateur de vitesse dans une voiture
f) le déclenchement d’une alarme
g) un bébé qui pleure
h) un chien qui agite la queue
i) une alliance
j) le geste en l’air d’un poing serré
k) un piercing au nez
44
La base cognitive du langage : langue et pensée
4. Qu’est-ce qui rend la formulation de l’énoncé (a) plus courante que celle
de l’énoncé (b) ? Quel type de contexte faut-il imaginer pour que (b) de-
vienne plausible ? Quel principe indexical se trouve enfreint dans (b) ?
a) Les résultats de nos recherches sont assez éloignés de nos attentes
b) *Nos attentes sont assez éloignées de nos recherches
45
Linguistique cognitive
9. Dans les phrases suivantes les expressions en italiques sont tantôt des
membres prototypiques tantôt des membres périphériques de la classe de
mot à laquelle elles appartiennent. Expliquez.
a) Tu as très bien travaillé.
b) La radio est en panne.
c) Il tombe beaucoup de pluie dans nos régions.
d) Cet escalier métallique est inusable.
e) Tu n’as remis qu’un travail médiocre.
f) Voilà la démarche à suivre : directe et sans détours.
g) C’est l’homme de sa vie.
h) Les accords de Camp David sont déjà loin derrière nous.
i) C’est de l’ici-et-maintenant du problème qu’il faut discuter.
j) Il convient d’analyser le pourquoi de tout ceci.
10. Consultez un dictionnaire pour vérifier quelle définition il propose pour les
différentes classes de mots. Ces définitions vous paraissent-elles
satisfaisantes ?
12. Imaginez que vous échouez sur une île déserte et que la seule personne que
vous y rencontrez parle une autre langue. Vous aurez besoin l’un de l’autre
pour survivre. Comment allez-vous communiquer entre vous les tous pre-
miers jours ? Quels signes utiliserez-vous en premier ? Quels sont les
“mots” (porteurs de quelles significations) que vous allez employer ? Mo-
tivez vos réponses.
46
Chapitre 2
CE QU’IL Y A DANS UN MOT :
LA SÉMANTIQUE LEXICALE
La plupart des formes d’une langue étant de nature symbolique, il va dès lors
de soi d’analyser la relation symbolique entre la forme et la signification au
niveau des mots (chapitre 2), de la formation des mots (chapitre 3) et de la syn-
taxe (chapitre 4). Ensemble, ces trois niveaux d’analyse linguistique consti-
tuent le domaine de la sémantique.
Notre manière de procéder sera la même pour les deux approches. Nous exa-
minerons dans un premier temps les membres centraux ou prototypiques,
ensuite nous étudierons les liens entre les différents membres et, finalement,
nous nous pencherons sur les membres marginaux pour en dégager les zones
plus vagues de transition.
47
Linguistique cognitive
Une vision ingénue des choses pourrait nous faire croire qu’il n’existe qu’une
catégorie linguistique par catégorie conceptuelle et, inversement, une seule
catégorie conceptuelle ou signification par mot. Or, la langue ne fonctionne
pas comme cela. En moyenne, il s’avère qu’au moins trois significations diffé-
rentes peuvent être associées à un mot. Ceci veut dire que la plupart des mots
sont polysémiques (du grec poly ‘plusieurs’ et sem ‘signe, sens’). C’est la rai-
son pour laquelle les dictionnaires en répertorient généralement plusieurs par
unité lexicale. L’exemple qui suit reproduit en partie ce que le Trésor de la
Langue Française (C.N.R.S.) donne à l’entrée fruit :
(1) fruit (n.m.)
a. produit comestible des végétaux qui est sucré et que l’on consomme le
plus souvent comme dessert : fruit sauvage, fruit cultivé, fruits exoti-
ques, fruits tropicaux, etc.
b. techn. (bot.) organe végétal qui contient les graines nécessaires à la
reproduction
c. le / les fruit(s) de : avantages que l’on retire de quelque chose
d. les fruits de la terre : produits issus de la terre, d’une façon générale
e. techn. et vieilli diminution d’épaisseur qu’on donne à un mur à mesure
qu’on l’élève, sur la face extérieure uniquement
f. litt. enfant par rapport à sa mère, avant sa naissance ou quand il vient
de naître
48
Ce qu’il y a dans un mot : la sémantique lexicale
Avant de donner une vision synoptique de ce qui précède (tableau 1), voici la
définition des quatre termes que nous venons d’introduire :
polysémie :
le fait qu’un seul mot a plusieurs significations. Il arrive que le nombre de
significations rattachées à un mot soit très élevé ; c’est notamment le cas de
certaines prépositions. Pour la préposition de, par exemple, on peut dénombrer
au moins une quinzaine de significations différentes.
homonymie :
le fait que deux mots d’origine différente ont exactement la même forme.
Exemples : bar dans le sens de ‘débit de boissons’ et dans le sens de ‘unité de
mesure de pression’ ; charme dans le sens de ‘qualité de ce qui attire ou plaît’
et dans le sens de ‘type d’arbre ou arbrisseau’.
49
Linguistique cognitive
synonymie :
le fait que deux mots ont (presque) la même signification. Exemple : beau, joli,
ravissant, charmant, merveilleux, mignon.
antonymie :
le fait que deux mots ont des significations opposées ou presque. Exemples :
petit et grand, mince et gros, acheter et vendre.
la sémasiologie l’onomasiologie
forme (ex. fruit) concept (ex. “fruit”)
significations a, b, c, d, etc. (1) mots a, b, c, d, etc. (2)
polysémie ; homonymie synonymie ; antonymie
Étant donné la nature du lexique, les deux approches sont possibles : l’appro-
che sémasiologique convient à l’étude des nombreuses significations liées aux
mots. L’approche onomasiologique, pour sa part, sert à analyser comment dif-
férents mots sont à même de rendre notre vécu de façon tantôt similaire tantôt
divergente, voire opposée. Pour des raisons de clarté, nous explorons d’abord
séparément les deux approches dans les sections 2.2. et 2.3. Ensuite, dans la
section 2.4., nous montrons à quel point ces approches interagissent et se
recoupent.
50
Ce qu’il y a dans un mot : la sémantique lexicale
SIGNE
A C
forme référent, entité du
monde (vécu ou pensé)
Nous venons de voir qu’une entrée dictionnairique comme p.ex. fruit peut
avoir plus d’une signification. À côté du sens premier et courant ‘produit
comestible des végétaux qui est sucré’ (1a), ce mot connaît aussi d’autres
emplois ; il est donc polysémique. Chacune des significations renvoie bien
entendu à une entité différente du monde vécu. Nous appelons référent l’entité
à laquelle nous faisons référence au moyen d’un mot. Ainsi, l’orange coupée
(figure 1a) représente un référent possible du sens premier de fruit, sans la
pelure ni les pépins, bien sûr. Or, dans son sens technique ‘organe végétal qui
contient les graines’ (1b), le nom fruit permet également de renvoyer à des
objets moins couramment associés à ce mot, comme aux graines ou pépins du
51
Linguistique cognitive
melon plutôt qu’à sa chair juteuse et sucrée (figure 1b). Il en va de même pour
le sens technique plus archaïque ‘diminution de l’épaisseur d’un mur’ (1e),
auquel le dictionnaire Robert consacre une entrée séparée en raison de son ori-
gine différente par rapport aux autres sens de fruit.
Fruit peut avoir un sens plus général, comme dans l’expression les fruits de la
terre (1d) : il renvoie alors à l’ensemble des ‘produits de la terre’ (y compris
les légumes et les céréales).
Outre les sens propres, le mot fruit a aussi une série de sens figurés. Prenons en
guise d’illustration le sens abstrait de ‘avantage que l’on retire de quelque
chose’ (p.ex. d’une action) (1c), illustré par les fruits de son travail ou son tra-
vail a porté ses fruits. D’autres possibilités sont le sens de ‘résultat, effet’ qui
apparaît dans le fruit de sa recherche ; ou encore le sens biblique ‘enfant, pro-
géniture, descendance’.
52
Ce qu’il y a dans un mot : la sémantique lexicale
Il arrive aussi que l’organe contenant les semences soit le fruit tout entier.
C’est le cas des noix, qui sont des fruits “d’un point de vue technique” (dans le
second sens) ; elles ne le sont probablement pas dans le sens courant du terme.
Dans le cas particulier des noix, le référent est donc la coquille contenant les
semences en son entier, alors que pour les melons (dans ce second sens ou sens
technique de fruit) le référent est limité au cœur du melon et à ses pépins ; dans
le sens courant, cependant, il s’agira de la partie comestible. Pour simplifier,
on peut définir le référent comme l’entité — ou la partie d’une entité — évo-
quée par le mot. Chaque sens d’un mot évoque un membre d’une catégorie
conceptuelle différente.
Dans les sections suivantes, nous examinerons de plus près les relations entre
les différentes significations d’un mot. L’attention se porte successivement sur
la signification considérée comme étant le membre central de la catégorie
constituée par l’ensemble des différents sens du mot (2.2.1.), sur les liens qui
unissent les différents sens du mot (2.2.2.), et sur les sens qui passent pour être
les membres périphériques de la catégorie (2.2.3.). Là où le caractère de mem-
bre s’avère vague ou douteux, les limites du mot deviennent floues et impréci-
ses.
Nous avons vu qu’une catégorie comme celle de “meuble”, par exemple, est
constituée de membres centraux ou prototypiques, de membres moins prototy-
piques et de membres marginaux ou périphériques (chapitre 1, 1.3.1). Cette
structure s’applique non seulement aux membres d’une catégorie conceptuelle,
53
Linguistique cognitive
mais aussi à ceux d’une catégorie linguistique, comme le mot fruit, à cela près
que maintenant les membres sont les différents sens du mot. La question qui se
pose ici est celle de savoir comment déterminer lequel des différents sens du
mot fruit est le plus central ? Il existe trois façons étroitement liées pour y par-
venir. On peut s’interroger sur le sens particulier qui vient en premier à l’esprit
quand nous évoquons le mot. On peut également procéder à un calcul statisti-
que (à partir d’une collection de textes) afin de savoir dans quel sens le mot est
employé le plus souvent. Finalement, on peut essayer de dégager le sens qui se
trouve à la base des autres sens et qui éclaire donc ces autres sens.
54
Ce qu’il y a dans un mot : la sémantique lexicale
Si les sens d’un mot se distinguent par une différence de prééminence, ils res-
tent en même temps reliés entre eux par des liens systématiques. Pour l’exem-
ple de fruit, nous avons fait allusion plus haut à deux embranchements : celui
des sens littéraux et celui des sens figurés. Pour illustrer les processus concep-
tuels qui sont à l’œuvre, nous nous tournons vers un exemple un peu plus com-
plexe, celui du mot canard, dont les différents sens énumérés sous (3) sont
repris du Précis de lexicologie française de J. Picoche (1977, pp. 66-89).
55
Linguistique cognitive
Ces huit sens différents de canard peuvent être illustrés par les contextes
suivants :
a. Le seul canard que je suis capable de reconnaître est le colvert
b. Hier j’ai mangé du canard à l’orange
c. Chaque mois cette revue fait courir des canards
d. J’ai lu cette nouvelle dans différents canards
e. J’ai fait un couac de canard dans le premier morceau que j’ai joué à
l’examen
f. Il ne peut s’empêcher de faire un canard en prenant le pousse-café
g. À l’école, c’est toujours lui qui est le vilain petit canard
En analysant les différents sens du mot canard, on voit apparaître une structure
radiale : du sens prototypique central partent quatre branches qui vont dans des
directions opposées. Ces branches peuvent aussi être porteuses de plusieurs
extensions sémantiques. Ceci est représenté sous forme de diagramme pour la
configuration des sens de canard. En raison de cette structure en forme d’étoile
on parle d’un réseau radial.
Quels sont maintenant les processus que relient entre eux les différents sens à
l’intérieur de cette configuration ? Parmi l’ensemble des sens possibles il y en
a toujours un — ou parfois plusieurs quand leur nombre est relativement élevé
(cf. 2.2.1) — qui se dégage comme étant le plus central ou prototypique. C’est
ce sens-là qui est à même d’expliquer les interprétations liées aux autres sens.
Le sens central de canard pourrait être défini comme ‘oiseau aquatique élevé
pour sa chair savoureuse, apte à de rapides plongeons dans l’élément liquide,
mais maladroit et gauche dans sa démarche terrestre, émettant un cri répété et
malsonnant comparable à un bavardage inconsidéré’. Partant de ce sens, nous
pouvons distinguer essentiellement quatre processus conceptuels différents
permettant de mettre l’accent sur l’une ou l’autre des composantes de cette
définition et de développer ainsi d’autres significations. Il s’agit de la métony-
mie, de la métaphore, de la généralisation et de la spécialisation.
56
Ce qu’il y a dans un mot : la sémantique lexicale
! c. ‘fausse nouvelle’
! d. ‘journal’
Le deuxième processus ayant pour effet l’élargissement du sens d’un mot est
celui de la métaphore. À la différence de la métonymie, la métaphore (du grec
57
Linguistique cognitive
Par contre, le lien entre ce cri et le sens ‘journal’ (3d) ne s’explique pas uni-
quement en termes de métaphore. Nous devons ici nous tourner vers un troi-
sième processus créateur de sens nouveaux, celui de la spécialisation. Il s’agit
en effet d’une spécialisation à partir du sens ‘fausse nouvelle’. Ce processus
consiste à restreindre la signification initiale d’un mot de sorte qu’il ne s’appli-
que plus qu’à un ensemble réduit constitué de référents spécifiques. La presse
peut apparaître comme un moyen particulier de diffuser de ‘fausses nouvelles’
– ou du moins des nouvelles sans grande valeur –, comme le montre la phrase
Chaque jour on vend une multitude de petits canards sans aucune valeur.
58
Ce qu’il y a dans un mot : la sémantique lexicale
Les cas de spécialisation sont monnaie courante dans toutes les langues. En
français, par exemple, boisson, qui peut se dire de ‘tout liquide qui se boit’
s’utilise aussi au sens spécifique de ‘boisson alcoolisée’. Par chantier on com-
prend couramment ‘lieu d’une construction en cours’ et pas simplement
‘entassement de matériaux’. Le chapiteau renvoie à ‘la tente d’un cirque’
autant qu’à ‘une partie ou un ornement d’architecture qui forme un couronne-
ment’, etc. etc.
a. ‘oiseau aquatique’
→! (Métonymie)! b. ‘viande de cet oiseau’
→! (Métaphore)! c. ‘fausse nouvelle’
→! (Spécialisation)! f. ‘journal’
!! e. ‘fausse note’
→! (Généralisation)! h. ‘le moins beau’
→! (Spécialisation)! g. ‘morceau de sucre’
En résumé (voir tableau 4), les différents sens forment un réseau radial et sont
reliés les uns aux autres par des voies diverses. Les processus de métonymie,
métaphore, spécialisation et généralisation caractérisent aussi bien les liens
directs entre divers sens non centraux que ceux qui suivent les rayons qui tra-
versent le(s) centre(s) du réseau. Celui-ci part d’un ou de plusieurs sens cen-
traux et se développe dans plusieurs directions (voir le tableau 3). L’ensemble
des voies qui constituent le réseau ainsi que leur structure varieront selon le
mot. Le tableau 4 reprend schématiquement les processus d’extension qui
s’appliquent à la signification du mot canard.
59
Linguistique cognitive
Les différents sens d’un mot ont été traités jusqu’ici comme s’ils étaient claire-
ment séparés les uns des autres. Or, nous avons vu au chapitre 1 que dans une
perspective sémiologique ils représentent des catégories conceptuelles. Celles-
ci contiennent au moins un membre clairement central, mais les membres péri-
phériques sont nettement moins bien définis. Dès lors, les contours de la caté-
gorie en deviennent flous, si bien qu’il est possible que plusieurs catégories se
chevauchent. Dans la mesure où les sens d’un mot reflètent des catégories con-
ceptuelles, il est normal que ces sens ne puissent pas toujours être définis de
façon à contenir l’ensemble des référents devant y figurer et à exclure ceux qui
n’en font pas partie.
60
Ce qu’il y a dans un mot : la sémantique lexicale
Il existe bien sûr un certain nombre de traits qui semblent nécessaires pour que
l’on puisse parler d’un fruit. Tous les fruits poussent en surface sur des plantes
ou des arbres et non sous terre. Ils doivent mûrir pour pouvoir être mangés
crus. Pour les manger avant qu’ils ne soient mûrs, on doit y ajouter du sucre ou
les incorporer dans des plats sucrés. Pris dans leur ensemble, ces traits ont beau
être nécessaires, ils n’en restent pas moins insuffisants : que faire, en effet, des
amandes, des noix, des noisettes, etc. généralement considérées comme des
fruits ? Et qu’en est-il de la rhubarbe ? Cette plante à larges feuilles portées par
de gros pétioles comestibles se mange aussi bien crue, avec ou sans sucre,
qu’en compote ou en confiture. Or, même si pour ces raisons certaines person-
nes l’assimilent à un fruit, les spécialistes la rangent dans la catégorie de
l’oseille, de la persicaire, de la renouée et du sarrasin. Autrement dit, ils font
prévaloir les caractéristiques qui en font un légume plutôt qu’un fruit.
Nous pouvons donc conclure que le sens central de fruit ne se prête pas à une
définition classique présentant à la fois les conditions nécessaires et suffisantes
pour couvrir tout ce qui est susceptible d’être compris comme tel. Ceci ne
signifie cependant pas que notre conception de “fruit”, l’image mentale que
nous en avons, ce qui nous vient à l’esprit en pensant à des fruits, soit
nécessairement vague ou défectueuse. Au contraire, l’image qui s’impose à
nous quand nous pensons à des fruits s’avère être tout à fait précise. Il suffit, en
effet, de demander aux gens de donner quelques exemples de fruits, pour voir
apparaître des listes très semblables. Il reste néanmoins vrai que l’image men-
tale ne s’applique pas aussi bien à toutes les sortes de fruits possibles. Autre-
ment dit, force est d’accepter que les mots restent vagues, et que c’est là une
des caractéristiques essentielles de la langue.
61
Linguistique cognitive
La question se pose alors de savoir quels sont la position et le statut qu’il faut
attribuer à un mot individuel à l’intérieur d’un champ lexical donné. Dans ce
qui suit, il apparaît que les relations conceptuelles existant entre les différents
mots d’un champ lexical sont très similaires à celles qui relient les différents
sens d’un mot, sens que nous venons de décrire dans la section 2.2. (consacrée
à l’approche sémasiologique : effets de prééminence, réseaux caractérisés par
une structure interne propre, contours vagues).
Nous avons vu que des effets de prototypicité opèrent au niveau des différents
sens ou des différents référents d’un mot. Ces effets font que nous privilégiions
à l’usage tel sens ou tel référent qui nous viennent en premier à l’esprit. On
retrouve le même phénomène au niveau des différents mots susceptibles de
dénoter la même catégorie conceptuelle. Entre les différents mots qui peuvent
désigner le concept “voiture” (véhicule, bagnole, auto, cabriolet, Alfa Romeo,
etc.) il existe également un ordre hiérarchique : voiture représente le concept le
plus général, Alfa Romeo le concept le plus spécifique. En voyant foncer une
Alfa Romeo sur l’autoroute, le premier mot qui nous vient en tête pour décrire
le phénomène ne sera pas Alfa Romeo mais auto, par exemple Dieu que cette
auto roule vite. Parmi les dénominations possibles, il y en a donc une qui
s’avère être plus prééminente que les autres. Même parmi les mots se situant
au même niveau de spécificité, comme voiture de sport, cabriolet, bolide ou
voiture de course, il y en a généralement un qui paraît plus saillant que les
autres. Ces deux types de prééminence méritent qu’on s’y attarde un peu.
Les travaux de l’anthropologue Brent Berlin font apparaître que les classifica-
tions populaires répondent à un principe d’organisation général. Les classifica-
tions des différents domaines d’expérience sont hiérarchisées : elles vont du
niveau le plus étendu ou générique au niveau le plus restreint ou spécifique, et
présentent au moins trois niveaux différents. Les domaines d’ordre biologique
62
Ce qu’il y a dans un mot : la sémantique lexicale
63
Linguistique cognitive
Pour comprendre ce phénomène on doit se rendre compte qu’il faut aux mots
un certain temps avant qu’ils n’aient “droit de cité” dans une communauté et
s’y “enracinent”. Ronald Langacker fait appel à cette notion métaphorique
d’enracinement pour décrire comment de nouvelles formes arrivent à s’instal-
ler dans la langue de façon durable. Pensons, par exemple, à la forme compo-
sée parce que : elle est devenue tellement courante qu’on pourrait en oublier
qu’elle est issue de la combinaison de par, ce et que. En devenant une expres-
sion habituelle un groupe de mots prend place dans le système linguistique et
s’enracine dans le lexique. Ce même processus peut expliquer le choix préfé-
rentiel d’un terme particulier à l’intérieur d’une catégorie donnée (mini-jupe
l’emportant ainsi sur jupe portefeuille, alors que voiture de sport se voit con-
currencé notamment par bolide et par voiture de course).
64
Ce qu’il y a dans un mot : la sémantique lexicale
Dans l’analyse du rapport sémasiologique entre les sens d’un mot, nous avons
introduit la notion de réseau radial (voir la partie 2.2.2) et nous en avons expli-
qué la structure et l’évolution au moyen des processus de métonymie, de
métaphore, de spécialisation et de généralisation. Ces processus s’appliquent
également en onomasiologie. Comme nous l’avons vu, l’onomasiologie
s’occupe des relations entre les différents noms susceptibles de désigner une
catégorie particulière appartenant à un domaine conceptuel donné.
65
Linguistique cognitive
NIVEAUX
Hypéronyme! vêtement
Ce genre de taxinomies constituent des réseaux dans lesquels les liens entre les
mots sont régis essentiellement par les principes de spécialisation et de
généralisation : de haut en bas, nous suivons le sens de la spécialisation, de bas
en haut celui de la généralisation.
Au-delà des sens particuliers d’un mot (par exemple, canard dans le sens de
fausse note [tableau 3]), la métaphorisation peut mettre en œuvre des domaines
conceptuels entiers. Pour structurer et comprendre le domaine conceptuel de la
montagne, l’on fait appel au domaine du corps humain. Il arrive que d’autres
domaines entrent en jeu. Le domaine du “débat”, par exemple, est souvent
abordé en termes de “combat” : on en sort victorieux ou vaincu, on y écrase
l’adversaire à coups d’arguments, on le pousse dans ses derniers retranche-
ments, etc. S’agissant de la transposition d’un domaine conceptuel à un autre,
66
Ce qu’il y a dans un mot : la sémantique lexicale
67
Linguistique cognitive
dirigent plutôt vers la spécialisation. En parlant d’un bon petit verre, je ne pré-
cise pas s’il s’agit de genièvre, de xérès, de porto ou de vin. Selon qu’on ait ou
non recours à la métonymie, l’image sera donc différente.
68
Ce qu’il y a dans un mot : la sémantique lexicale
Il y a plusieurs raisons à cela. D’une part, il existe bon nombre de trous lexi-
caux. D’autre part, il n’est pas toujours possible de déterminer avec précision
le niveau hiérarchique auquel il convient de situer une forme lexicale. Comme
le montre le tableau 8, ce genre de problèmes affectent même la taxinomie de
mots d’usage courant : dans la mesure où la tendance est au vêtement unisex,
et que les pantalons, jeans, shorts, … se portent indifféremment par les
hommes et les femmes, le critère “vêtement d’homme” / “vêtement de femme”
donne lieu à toute une série de chevauchements.
! vêtement
Il arrive aussi qu’il y ait quelque hésitation sur le statut d’un terme. S’agit-il
d’un terme appartenant au niveau de base, ou d’un hyponyme ? Où situer la
jupe-culotte dans la taxinomie représentée au tableau 8 ? Sous “jupe” ou sous
“pantalon” ? Faut-il en faire un nouveau terme de base, à côté de “jupe” et de
“pantalon” (tableau 9a) ? Ou peut-on se contenter de le traiter comme hypo-
nyme de “jupe” (9b) ?
69
Linguistique cognitive
La difficulté que l’on peut éprouver à déterminer avec précision le niveau qu’il
convient d’assigner à un élément particulier dans une taxinomie est à mettre en
rapport avec les effets de saillance sémasiologique. Comme il a été signalé
plus haut, les éléments d’une sous-catégorie qui retiennent notre préférence et
qui sont utilisés le plus fréquemment sont les plus saillants. On rencontre beau-
coup plus souvent des mots comme pantalon et jupe, que par exemple jupe-
culotte. Les membres prototypiques d’une sous-catégorie (pantalon, jupe) sont
par définition plus représentatifs de la catégorie que les membres moins
saillants (jupe-culotte). En d’autres mots, là où il est difficile de dire si la jupe-
culotte est plus “pantalon” que “jupe”, il sera tout aussi difficile de déterminer
la place du mot dans la taxinomie. En fonction de la langue, ce genre d’item
pourra d’ailleurs être classé différemment. La définition du Robert pour jupe-
culotte, “vêtement féminin, sorte de culotte très ample qui présente l’aspect
d’une jupe”, mettant l’accent sur “culotte”, en fait ressortir l’aspect “pantalon”.
L’anglais tend à faire de même en désignant la jupe-culotte par l’emprunt fran-
çais culottes. Pour ces deux langues, jupe-culotte pourrait donc figurer au
même niveau que jeans, shorts et bermuda dans le tableau 8. Par contre, le
néerlandais broekrok, littéralement ‘pantalon jupe’, accorde un léger avantage
au classement sous “jupe”.
70
Ce qu’il y a dans un mot : la sémantique lexicale
facteurs qui déterminent le choix d’un item lexical particulier. En clair : pour-
quoi un locuteur particulier choisit-il, dans une situation particulière, un nom
particulier pour une signification particulière ? Considéré sous cet angle prag-
matique, le choix d’un nom pour un référent est dicté simultanément par la
saillance sémasiologique et onomasiologique. Comme il a été souligné, le
degré de saillance sémasiologique dépend du caractère plus ou moins prototy-
pique du sens en question pour la catégorie. Le degré de saillance onomasiolo-
gique quant à lui dépend de l’usage, et plus particulièrement de l’enracinement
qui échoit au nom donné à la sous-catégorie.
Le choix d’un item lexical comme nom pour un référent particulier est donc
déterminé à la fois par la saillance sémasiologique et onomasiologique. Il
s’ensuit que pour aboutir à une vision intégrée de la lexicologie, il est conseillé
de combiner les approches sémasiologique et onomasiologique.
71
Linguistique cognitive
2.5 Résumé
L’étude des mots fait apparaître deux phénomènes presque opposés : d’une
part, un mot peut avoir plusieurs sens : il est alors polysémique ; d’autre part,
nous utilisons souvent des mots différents pour désigner la même chose : les
mots désignant le même référent sont synonymiques. Ces phénomènes font
l’objet, respectivement, de la sémasiologie et de l’onomasiologie. Tout en
étant fondamentalement différentes, ces deux approches sont dans une certaine
mesure comparables : tant pour les sens que pour les mots il est question de
saillance relative, de réseaux et de contours vagues.
En sémasiologie, la saillance porte sur le fait que parmi les divers sens des
mots, il y en a toujours qui sont plus centraux ou prototypiques par rapport à
d’autres qui sont moins centraux, voire périphériques. L’ensemble des sens
d’un mot sont reliés au sein d’un réseau radial par des processus cognitifs
comme la métonymie, la métaphore, la généralisation et la spécialisation,
les deux premiers se combinant facilement avec l’un des derniers. Alors que la
métonymie est basée sur la notion de contiguïté, la métaphore met en jeu une
certaine ressemblance entre des éléments appartenant à des domaines
différents : le domaine-source, d’une part (p.ex. le corps humain) et le
domaine-cible (p.ex. la montagne), d’autre part. À l’intérieur d’un réseau, il
arrive que la limite entre différents sens ne soit pas nette. Ce sont surtout les
sens périphériques qui présentent des contours vagues. Ceci rend caduques les
définitions classiques (p.ex. de fruit et de légume), à l’exception des termes
mathématiques et techniques.
72
Ce qu’il y a dans un mot : la sémantique lexicale
2.7 Applications
l. Les dictionnaires proposent toute une série de sens différents à l’entrée tête.
En voici une petite sélection tirée du Petit Robert :
a. partie, extrémité antérieure (et supérieure chez les animaux à station
verticale) du corps des artiozoaires, qui porte la bouche et les princi-
paux organes des sens.
73
Linguistique cognitive
2. Les équivalents allemand (Al) et néerlandais (N) des deux premiers sens
du mot français (F) et anglais (A) fruit sont exprimés par deux mots
différents :
a. partie sucrée et comestible d’une plante : F / A fruit, Al. Obst, N fruit
b. partie de la plante ou de l’arbre contenant les graines. F / A fruit, Al.
Frucht, N vrucht
74
Ce qu’il y a dans un mot : la sémantique lexicale
4. Les définitions de triangle données par le Petit Robert (PR), par le diction-
naire anglais Dictionary of Contemporary English (DCE) et par le diction-
naire néerlandais van Dale (NN) sont très différentes :
a. figure géométrique, polygone à trois côtés (PR)
b. flat shape with three straight sides and three angles (DCE)
(“forme plate à trois côtés droits et trois angles”)
c. gesloten figuur die ontstaat door drie niet in één lijn gelegen punten
door lijnen te verbinden (NN)
(“figure fermée qu’on obtient en reliant par des lignes trois points qui
ne se situent pas sur la même ligne”)
6. La notion chaussure peut être exprimée par toute une série de mots. Ali-
gnez-en au moins une dizaine.
a. Séparez les termes hyponymiques des termes hyperonymiques.
b. Quels termes situez-vous au niveau moyen ? Expliquez ce qui en fait
des termes de base.
75
Linguistique cognitive
c. Quels sont les termes les mieux enracinés ? Y a-t-il une motivation à
cela ?
d. Esquissez la taxinomie hiérarchisée qui se dégage de votre analyse
(vous inspirant des tableaux 6 et 8).
8. Les jeunes enfants passent par un stade où ils appellent “papa” tout homme
adulte, “pomme” tout objet rond, “wouwou” tout animal. Comment ce
phénomène peut-il s’expliquer à partir des informations réunies aux chapi-
tres un et deux ?
76
Chapitre 3
LES PLUS PETITS ÉLÉMENTS PORTEURS DE SENS :
LA MORPHOLOGIE
Il existe deux sortes d’éléments porteurs de sens : les items lexicaux, ou lexè-
mes, et les éléments de construction au moyen desquels nous regroupons les
lexèmes en mots complexes, en groupes de mots et en phrases. Les lexèmes
exprimant des catégories conceptuelles, les mots complexes nous permettent
d’exprimer de nouvelles catégories complexes, et par les phrases nous avons
prise sur des ensembles conceptuels plus larges. Nous avons vu précédemment
que les items lexicaux peuvent avoir plusieurs sens, souvent reliés entre eux
(sémasiologie) et que la même notion peut être exprimée au moyen de diffé-
rents items lexicaux (onomasiologie). Nous avons également vu qu’il est pos-
sible de rendre compte des liens entre les différents sens d’un mot ou entre les
différents mots appartenant au même champ lexical au moyen de processus
comme la spécialisation, la généralisation, la métaphore et la métonymie.
Le présent chapitre a pour but de montrer que les mêmes principes s’appli-
quent aussi en morphologie, c’est-à-dire dans l’étude des composants qui
entrent dans la formation des mots et des unités grammaticales. Le terme
morphème a été introduit pour pouvoir parler de façon globale des éléments
porteurs de sens. Au sens strict, la morphologie s’occupe de la structure interne
des mots. Tout comme les mots, les morphèmes, les plus petites unités signifi-
catives de la langue, peuvent avoir des sens prototypiques et des sens périphé-
riques, qui forment ensemble un réseau radial de significations.
77
Linguistique cognitive
Le morphème est donc un mot simple ou un affixe. Le mot simple peut appa-
raître seul et fonctionner comme un morphème indépendant. Dans ce cas, on
parle de “morphème libre”. L’affixe, qui n’apparaît jamais seul, est par
définition un morphème dépendant ou “lié”.
Pour la formation des groupes de mots et des phrases, l’on fait appel aux
morphèmes grammaticaux. Ceux-ci se rapportent aux trois principales classes
de mots : le nom peut être précédé d’un article ou d’un autre morphème deter-
minant, et suivi d’un morphème de pluralité ; le verbe peut être accompagné
d’un auxiliaire ou être lui-même porteur d’un morphème de temps ; l’adjectif
peut être caractérisé par la présence d’un morphème de comparaison.
78
Les plus petits éléments porteurs de sens : la morphologie
Pour construire de nouveaux mots complexes, nous avons donc recours à deux
procédés combinatoires fondamentaux : la composition, qui combine deux ou
plusieurs morphèmes indépendants, et la dérivation, qui associe (au moins) un
morphème dépendant à un morphème indépendant, comme l’illustre le
tableau 1.
! composition! dérivation
79
Linguistique cognitive
Autant parmi les morphèmes grammaticaux que parmi les morphèmes lexi-
caux, il y a lieu de distinguer morphèmes indépendants et morphèmes
dépendants : dans je mangerai, je est un morphème indépendant et -ai est un
morphème dépendant, dans il promet de revenir, il et de sont des morphèmes
indépendants. Néanmoins, les morphèmes grammaticaux indépendants, appe-
lés aussi mots fonctionnels, sont déjà beaucoup moins “indépendants” que les
morphèmes lexicaux indépendants. Pris isolément, les articles un ou le, dans
un livre ou le livre, ou les pronoms personnels je ou il, dans je mange ou il
mange, ont une portée sémantique beaucoup moins grande que les morphèmes
indépendants prototypiques, porteurs du contenu (mang-, promet-, reven-,
livre). D’autre part, ce ne sont pas des morphèmes dépendants puisque ceux-ci
sont toujours attachés au nom (livre + s), à l’adjectif (grand + e + s) ou au
verbe (comme le morphème de l’imparfait -ait dans lisait ou celui du participe
présent -ant dans lisant). Entre le morphème grammatical indépendant et le
lexème auquel il se rapporte, il y a toujours moyen d’intercaler encore un élé-
ment (Il promet de BIEN lire le NOUVEAU livre).
! morphèmes grammaticaux
80
Les plus petits éléments porteurs de sens : la morphologie
Les ingénieurs d’une grande firme de produits électroniques sont autour d’une
table pour discuter d’un nouveau type de téléphone qui n’est pas rattaché à une
prise et que l’on peut emporter avec soi. Ils pourront utiliser toutes sortes de
noms pour désigner cet objet : téléphone mobile, téléphone de poche, télé-
phone digital, télephone portable, etc. Chaque nom en reflète une conceptuali-
sation différente, ne mettant en avant qu’un seul aspect saillant pour dénoter de
façon métonymique l’appareil tout entier. L’italien un cellulare, emprunté à
l’américain, est basé sur le système cellulaire interne propre à ce genre de
téléphone ; mais ce mot est de plus en plus souvent remplacé par le dérivé ita-
lien un telefonino. En français de Belgique et en néerlandais, l’acronyme
anglais gsm (“global system for mobile communication”), impossible à con-
fondre avec la télévision ou l’ordinateur portables, tend à évincer l’appellation
un portable et een draagbare telefoon (“un téléphone portable”), qui mettent
l’accent sur la relation avec l’utilisateur de ce type de téléphone. Dans l’alle-
mand handy, un emprunt de l’anglais, c’est plutôt l’aspect “pratique et facile à
utiliser” qui l’emporte. Enfin, l’anglais a retenu mobile (phone), qui met en
valeur la mobilité de l’appareil, au détriment de l’ancien emprunt du français
portable, le plus souvent associé à la télévision (1).
(1) We swapped our old black and white television for a portable.
Nous avons échangé notre ancienne télé noir et blanc pour un portable.
L’anglais portable semble tellement bien établi pour désigner le concept porta-
ble TV qu’il cesse d’être disponible pour d’autres concepts (comme téléphone
portable ou ordinateur portable).
81
Linguistique cognitive
82
Les plus petits éléments porteurs de sens : la morphologie
sens que peuvent prendre les morphèmes, ainsi que sur le rôle qu’ils peuvent
jouer dans la dénomination des choses.
(a) mots (b) (c) (d) types (e) groupes (f) autres,
simples composés dérivations complexes syntaxiques p.ex.
(c+b ; b+c) acronymes
3.2 La composition
Après avoir passé en revue les différents types de composition et montré en
quoi ils se distinguent des groupes syntaxiques, nous verrons lesquels de ces
types ont le plus de chance d’être acceptés, et quel rôle ils joueront.
La structure interne des composés est d’autant plus rigide que leur degré de
figement est élevé. En français, nous les retrouvons principalement dans la
classe des noms et des adjectifs. Les possibilités de composition sont très
variées ; il existe donc un grand nombre de combinaisons différentes. Nous
n’en donnons que quelques exemples :
(4) LES COMPOSÉS NOMINAUX
a. nom + nom : bébé éprouvette, amour-passion, autoroute,
chou-fleur, code-barres, mot clé
b. nom + prép. + nom : chaise de cuisine, chaise de jardin, fauteuil à bas-
cule, boîte à outils, pot de fleurs, pot aux roses
c. nom + adjectif : chaise haute, chaise basse, chaise longue, amour-
propre
d. nom + verbe : fauteuil roulant, chaise pliante, pot-pourri
e. prép. + nom : après-midi, avant-garde, avant-première, arrière-
goût, arrière-boutique, entre-deux-guerres
f. adverbe + nom : non-lieu, plus-value, toute-puissance
83
Linguistique cognitive
Dans le groupe des composés nominaux l’on rencontre toutes sortes de rela-
tions sémantiques entre les (deux) composants. Parmi les plus courantes se
dégagent la relation de provenance, indiquant d’où vient ou de quoi est fait
quelque chose (5a-b), et la relation de fonction (5c-e).
(5) a. fer battu ‘fer obtenu par battage’
b. fer forgé ‘fer obtenu par forgeage’
c. fer à friser ‘instrument qui sert à friser les cheveux’
d. fer à repasser ‘instrument qui sert à repasser les vêtements’
e. fer à cheval ‘protection pour le sabot d’un cheval’
Dans les exemples (5c-e), la préposition à indique que le nom composé rensei-
gne sur la fonction du fer et non sur sa provenance. À y regarder de plus près,
la relation sémantique n’est pas toujours aussi transparente. Nous parlons, par
exemple, d’un chausse-pied, même si personne ne dira “chausser des pieds” ;
on comprend directement qu’il s’agit d’un instrument pour mettre une chaus-
sure au pied. Cet exemple montre qu’il n’est pas suffisant de connaître les
règles de formation et la signification de chacun des composants. Dans fer à
cheval, la relation de fonction vient immédiatement à l’esprit, mais la notion
de “fer” est à présent étendue à celle de “protection pour le pied d’un cheval”.
En s’engageant dans un processus de composition, le mot ne garde pas
nécessairement sa signification originale : celle-ci peut soit s’étendre, soit se
réduire. Autrement dit, tout ceci procède des principes de généralisation et de
spécialisation (cf. 2.2.2). Pour savoir que le pot-pourri et le pot aux roses n’ont
plus nécessairement quelque chose à voir avec le pot qu’on trouve dans pot de
fleurs, il faut un certain savoir culturel. Nombreux sont les noms composés
dont la signification et l’emploi sont liés à un domaine spécifique de
l’expérience : un faire-part n’annonce pas n’importe quelle nouvelle ; il n’y a
que le juge qui puisse prononcer un non-lieu, on ne parle de plus-value qu’en
économie, etc.
84
Les plus petits éléments porteurs de sens : la morphologie
Le français n’a pas de composés verbaux au sens strict, contrairement aux lan-
gues germaniques, par exemple, où la composition verbale est très productive.
Il existe des verbes composés formés à l’aide d’une préposition antéposée au
verbe de base ((s’)entre-déchirer, sous-estimer, contre-attaquer, (s’)entre-croi-
ser). Dans la mesure toutefois où cette préposition fonctionne comme un pré-
fixe (comme dans entremêler / emmêler, soutenir / soutirer, contrebalancer /
contredire), ces cas sont périphériques et appartiennent plutôt au domaine de la
dérivation que de la composition.
85
Linguistique cognitive
constitue dès lors un groupe figé. À l’inverse, une cuisine moderne (8a) ne
répond à aucun des critères et fait donc figure de groupe syntaxique. Voici
encore quelques exemples qui illustrent cette différence entre les composés et
les groupes syntaxiques :
(7) nom composé (8) groupe syntaxique
a. une cuisine roulante a. une cuisine moderne
b. une grande surface b. une grande étendue
c. le cuir chevelu c. un homme chevelu
d. un fin gourmet d. un souper fin
e. un pot à lait e. un pot de lait
f. un évier de cuisine f. l’évier de la cuisine
Dans l’exemple (7b), le mot grande surface pris isolément renvoie à une sur-
face particulière, à savoir celle d’un magasin à rayons multiples. Par contre, le
syntagme une grande étendue renvoie à toutes les étendues qui sont “grandes”,
et donc à un ensemble indéfini d’entités différentes. Il en va de même pour (8c)
et (8d) : ils désignent une plus grande diversité d’entités que les composés (7c)
et (7d), même si ici la différence est moins marquée que dans les exemples (a)
et (b). Finalement, les critères invoqués ne s’appliquent pas aux groupes for-
més à l’aide d’une préposition, comme (e) et (f). Cependant, et comme dans
les cas précédents d’ailleurs, il reste une différence d’ordre phonologique : là
où les composés (7e-f) ne portent qu’un seul accent, – qui tombe sur le
deuxième composant, – les groupes syntaxiques (8e-f) se caractérisent par la
présence d’un accent secondaire sur le premier composant, qui précède
l’accent primaire sur le deuxième composant.
Quand l’origine n’est plus aussi claire, la signification des composés peut par-
fois paraître idiosyncrasique. Quand un mot composé perd sa transparence, on
dira qu’il est opaque. Aujourd’hui est un exemple typique : il est formé des
mots courants au, jour et d’ et de la forme opaque hui qui vient du latin hodie
‘en ce jour’ : il signifie donc littéralement “au jour d’aujourd’hui”. Au fil du
temps un mot composé peut “s’enraciner” si fort dans la langue qu’il ne se dif-
férencie plus d’un lexème simple. Il devient disponible tel quel, sans qu’on ne
puisse encore en retrouver la motivation première.
86
Les plus petits éléments porteurs de sens : la morphologie
Les mots composés jouent un rôle important dans le développement des taxi-
nomies dans le lexique. Comme nous l’avons vu au chapitre 2 (2.3), les taxino-
mies contiennent des termes de base, avec au-dessus d’eux des termes
superordonnnés et en-dessous des termes subordonnés. La fonction principale
d’un composé est de “nommer” une catégorie subordonnée d’un type déterminé.
Ainsi, un chou-fleur est un type de chou, une voiture de sport un type de voi-
ture, un fer à repasser un type de fer, etc.
87
Linguistique cognitive
3.3 La dérivation
Examinons d’abord les deux types d’affixation et retraçons la formation
d’affixes à partir de mots. Ensuite nous nous pencherons sur la façon dont les
divers sens d’un morphème peuvent être reliés entre eux et nous nous intéres-
serons à la fonction “généralisatrice” de certains affixes.
Si un mot composé est constitué dans sa forme la plus simple de deux lexèmes,
c’est-à-dire de deux morphèmes indépendants, un mot dérivé est constitué
d’un seul lexème, c’est-à-dire d’un morphème indépendant et d’un ou de plu-
sieurs morphèmes dépendants, appelés affixes. Pour distinguer entre les affixes
qui apparaissent en dérivation et ceux qui font partie de la grammaire, nous
parlons d’une part d’affixes dérivationnels, servant à former des mots dérivés,
et d’autre part d’affixes flexionnels, mis à contribution dans les constructions
grammaticales. L’affixe s’ajoute au radical du mot, c’est-à-dire à un
morphème indépendant. La notion de “radical” est particulièrement claire dans
des langues à déclinaisons comme le latin. Pour cœur nous y trouvons le nomi-
natif cor et les formes fléchies cordis, corde, corda. Le radical ne peut donc
pas être cor, mais plutôt cord-, auquel on peut ajouter un suffixe. Il est éga-
lement possible qu’il s’agisse d’un affixe dérivationnel, comme on peut encore
le voir dans le français cordial. Dans la dérivation, un radical se combine avec
un affixe pour former un mot complexe. L’affixe dérivationnel ne se combine
cependant qu’avec un groupe de radicaux bien délimité. L’affixe flexionnel
88
Les plus petits éléments porteurs de sens : la morphologie
quant à lui se combine avec l’ensemble des membres d’une catégorie linguisti-
que donnée.
Les affixes sont des morphèmes dépendants qui ont une portée sémantique
beaucoup plus générale que les morphèmes indépendants. Étant donné qu’un
composé est fait de lexèmes, il est normal qu’il ait une fonction de spécialisa-
tion. La dérivation produit, de son côté, l’effet opposé : on y a affaire à un sens
plus général, souvent plus abstrait. Un exemple contrastif de l’anglais et du
français illustre très bien cette situation. Pour la dénomination des différentes
sortes d’arbres fruitiers, le français construit des noms dérivés à partir du type
de fruit, par exemple pomme, et l’affixe -ier. L’anglais, par contre, construit
des noms composés dont le second composant est tree ‘arbre’ : apple tree,
plum tree, cherry tree, etc. L’affixe -ier du français a une signification beau-
coup plus large que “arbre” et peut donc être utilisé avec beaucoup plus de
noms. À côté de pommier, poirier, prunier, cerisier, on trouve aussi des
dérivés comme encrier (du nom encre), cendrier (de cendre), calendrier (de
calendes), chéquier (de chèque), fichier (de fiche) et glacier (de glace). Il est à
noter que glacier existe aussi en anglais, comme emprunt devenu opaque ; il
signifie “masse de glace qui se déplace doucement le long d’une montagne”.
Le mot dérivé français, formé du mot glace et du suffixe -ier, est compris dans
une signification plus large comme “sorte d’ensemble structuré, qui maintient
des choses ensemble”. En termes techniques, ce sens général véhiculé par le
suffixe français -ier est appelé sens schématique ou schéma : il s’agit, en
effet, d’une représentation conceptuelle globale qui s’applique à un grand
nombre de contextes. L’affixe -ier permet de regrouper des arbres fruitiers, des
artefacts à contenu variable (encre, cendre, etc.), des collections diverses (de
chèques, de fiches, de mois et de jours, etc.) dans une seule catégorie abstraite
de structures dont le dénominateur commun est de “maintenir ensemble”. Là
où l’anglais s’en tient à la catégorisation conceptuelle du fruitier comme sorte
d’arbre, le français le met dans une sous-catégorie plus large, à savoir, celle
d’un ensemble structuré dont le constituant “fruit” ressort par rapport aux
autres constituants (racines, tronc, branches). En ce sens, l’anglais le décrit
sémantiquement comme “fruit” + “arbre” et le français comme “fruit” +
“structure supérieure”, c’est-à-dire qu’il en donne une représentation concep-
tuelle plus abstraite.
Les affixes comme p.ex. -ier, qui suivent le morphème indépendant, sont appe-
lés suffixes. Les préfixes sont ceux qui le précèdent. En français, les dérivés
sont formés principalement à partir de ces deux sortes d’affixes. On distingue
encore les infixes, insérés à l’intérieur d’un lexème, et les formes parasynthé-
tiques, qui entourent le morphème libre de part et d’autre.
89
Linguistique cognitive
Les mots contenant des infixes sont rares en français. Ils ont une portée beau-
coup plus limitée qu’en latin où l’infixe -n-, par exemple, exprime le contraste
temporel entre le présent comme dans vincit ‘il vainc’ et le prétérit vicit ‘il a
vaincu’. Cependant, des formes d’infixes se sont développées plus
récemment : p.ex., -o- dans des mots complexes comme anarcho-syndica-
lisme, socialo-communiste, Gothico-Renaissance, latino-américain, etc. Dans
une langue comme le turc, les infixes jouent un rôle très important.
D’où viennent des affixes dérivationnels comme -té (beauté, santé, piété, sain-
teté), -ment (allègrement, rapidement), -al (machinal, artisanal), -eur (voya-
geur, chanteur) ? La plupart des affixes sont le résultat d’un processus de
grammaticalisation. Il s’agit d’une évolution par laquelle un morphème
autrefois indépendant, c’est-à-dire un lexème, a graduellement pris une fonc-
tion purement morphologique, et ce dans le lexique (les affixes dérivationnels)
ou dans la syntaxe (les affixes flexionnels).
90
Les plus petits éléments porteurs de sens : la morphologie
91
Linguistique cognitive
négation “pas mûr” ; il s’agit alors d’un jugement sur mesure, ne s’appliquant
qu’au contexte particulier. D’une bouteille qui n’est “pas vide” nous dirons
qu’elle pleine ou remplie à un certain point, mais le mot complexe *invide ne
nous serait d’aucune utilité. La négation peut donc s’exprimer alternativement
sous forme de groupe syntaxique (“pas mûr”) ou sous forme d’antonyme (vide
/ plein). Le recours à des formes néologiques, en principe inexistantes, comme
*imméprisable, *invaleureux, *invigoureux, relève d’un usage jargonnant, et
reste confiné à des domaines de spécialisation, notamment celui de la psycho-
logie.
Le même type d’analyse peut être avancé pour expliquer que le suffixe -ble,
généralement associé à un radical verbal (V), est tout à fait admis dans aborda-
ble, buvable, compréhensible, mangeable, montrable, présentable, réalisable,
vendable, visible alors qu’il est plutôt inhabituel ou même étrange dans acheta-
ble, cachable, cachetable, décachetable, déchirable, dicible, surpassable, tou-
chable, visitable, volable. La signification du suffixe -ble semble donc aller au-
delà de “ce qui peut être V-é”. La paraphrase suivante en suggère la portée :
(10) [V + -ble] – “ayant la capacité inhérente d’être V-é”
Comme la plupart des objets n’ont pas de qualité inhérente qui les rende sus-
ceptibles d’être achetés, cachés, cachetés, décachetés, déchirés, dits, surpas-
sés, touchés, visités ou volés, les formes dérivées en -ble n’ont que peu de
chances d’être employées. Cependant, il suffit de les associer au préfixe in-,
“impliquant le contraire”, pour voir resurgir la notion de “propriété inhérente”
et obtenir des formes sinon courantes du moins acceptables : des toiles inache-
tables, des documents indécachetables, un tissu indéchirable, etc. L’adjonction
de locutions adverbiales comme tout à fait et pas du tout a le même effet de
généralisation dans le sens de “qui peut être” : Ce disque est tout à fait écouta-
ble selon moi ou Le vieux chateau n’est plus du tout visitable. Il s’agit alors de
nouveau de qualités virtuelles représentatives et temporellement plus stables.
Ce genre de contextualisation emphatique permet au locuteur de montrer qu’il
a utilisé cette forme en connaissance de cause. La suffixation est disponible
dans des conditions similaires avec n’importe quel verbe − et pour tout emploi
créatif de ce genre, − sans que la forme dérivée en soit pour autant lexicalisée,
c’est-à-dire intégrée au lexique commun. C’est aussi le caractère général de
“qui peut être” qui rend possible des dérivations moins prototypiques à inter-
prétation active, au lieu de passive, comme dans secourable ‘qui secourt, aide
volontiers les autres’.
92
Les plus petits éléments porteurs de sens : la morphologie
Enfin, il existe aussi des substantifs ou adjectifs en -iste doublés d’un nom en
-isme qui évoquent l’opinion défendue par la personne : communiste, popu-
liste, puriste, intégriste, écologiste, etc. Leur sens peut être paraphrasé comme
suit :
(12) [N / Adj. + -iste] – “personne qui défend N ou qui a une opinion Adj. de
quelque chose]
Dans ce sens, le suffixe -iste se voit de plus en plus souvent rattaché à des
noms propres : carliste, gaulliste, jospiniste, marxiste, mittérandiste, etc. Il
renvoie alors aux opinions associées ou représentées par la personne ainsi
identifiée. Dans ce cas, la paraphrase devient :
(13) [N(propre) + -iste] – “personne qui partage les opinions de N(propre) et fait
ou défend régulièrement quelque chose basé sur ou représenté par N]
Voici réunis dans un réseau radial l’ensemble des sens que le suffixe -iste est
susceptible de véhiculer :
93
Linguistique cognitive
94
Les plus petits éléments porteurs de sens : la morphologie
95
Linguistique cognitive
lunch (‘déjeuner’). Le mixage des formes n’est pas arbitraire, mais reflète
l’interpénétration de deux concepts. Il s’agit donc d’une double
catégorisation : ce repas est à cheval entre la catégorie prototypique du petit-
déjeuner d’une part, avec lequel il partage la caractéristique d’être le premier
repas de la journée ; et d’autre part celle du repas de midi, du fait qu’il se prend
très tard dans la matinée, si ce n’est à midi même. On trouve des téléscopages
conceptuels et formels similaires dans autobus, formé par auto(mobile) et
(omni)bus pour désigner ‘un véhicule automobile pour le transport en commun
des voyageurs, dans les villes’, bionique de bio(logie) et (électron)ique, motel
de l’anglais motor(car) ‘automobile’ et hotel, et plus récemment dans courriel
de courrie(r) et él(ectronique). Loin de représenter des membres prototypiques
d’une catégorie, ces noms renvoient à des phénomènes situés à la périphérie de
deux catégories se chevauchant l’une l’autre. Le téléscopage est là pour nous
rappeler la fusion conceptuelle des deux catégories présentes.
Dans notre monde extrêmement structuré nous faisons de plus en plus appel à
la siglaison. Les réseaux, organisations et services – politiques, militaires,
scientifiques, sociaux ou culturels – sont devenus tellement nombreux et com-
plexes qu’il serait peu pratique d’avoir à les nommer en entier à chaque occa-
sion. Dès lors, on les désigne couramment au moyen de sigles, c’est-à-dire de
formes très courtes et faciles à retenir. Le sigle, généralement formé à partir
des initiales des lexèmes composant l’appellation, est appelé acronyme. Par
exemple, nous ne dirons sans doute pas train à grande vitesse mais TGV ; taxe
sur la valeur ajoutée mais T.V.A. ; Organisation du Traité de l’Atlantique Nord
mais O.T.A.N. ; Organisation des Nations Unies mais O.N.U. ; Union
Européenne mais U.E., etc.
Les acronymes abondent dans tous les domaines de la vie. Le mot SIDA, par
exemple, est l’acronyme de Syndrome Immunodéficitaire Acquis (‘une maladie
qui empêche le corps de se défendre contre les infections, qui entraîne donc un
déficit au niveau du système immunitaire, et qui est causée par un virus trans-
mis par quelqu’un d’autre’). C’est grâce à l’acronyme SIDA que le terme tech-
nique est devenu un mot courant et s’est internationalisé, entraînant une prise
de conscience accrue. Certains acronymes ne sont plus identifiables comme
tels, mais se sont enracinés dans la langue comme des lexèmes normaux. Un
exemple typique est le mot d’origine anglaise radar, qui était au départ un
acronyme de RAdio Detecting And Ranging (‘détection et télémétrie par radio-
électricité’) mais qui est maintenant défini dans les dictionnaires comme ‘sys-
tème ou appareil de détection, qui émet des ondes électromagnétiques, permet-
tant ainsi de déterminer la direction et la distance d’un objet’ (PR).
96
Les plus petits éléments porteurs de sens : la morphologie
97
Linguistique cognitive
Pour l’instant, nous nous limitons à présenter les morphèmes qui gravitent
autour du nom et du verbe, afin de donner un aperçu des principales ressources
morphologiques disponibles.
Les morphèmes associés au verbe, quant à eux, servent surtout à ancrer les
événements par rapport à la situation d’énonciation. Voici les possibilités les
plus courantes pour le français :
98
Les plus petits éléments porteurs de sens : la morphologie
Si l’on accepte qu’il existe une correspondance fondamentale entre nos con-
cepts et la signification attachée aux structures linguistiques, il faut rester con-
séquent et admettre qu’il ne peut y avoir de dissemblances fondamentales entre
les différents domaines que nous avons distingués. Dans chacun des domaines
nous retrouvons le phénomène de la polysémie, par exemple. La distinction
faite entre la lexicologie, la morphologie et la syntaxe ne se justifie que pour
des raisons de systématicité dans la description. Il est néanmoins clair qu’il ne
s’agit que de différences de degré en termes de spécialisation, de géné-
ralisation et d’abstraction. Ceci est résumé au tableau 5 ci-dessous.
99
Linguistique cognitive
3.7 Résumé
La conceptualisation par la langue suit essentiellement deux voies. D’une part,
la mise en place de concepts nouveaux s’appuie sur l’extension des sens attri-
bués aux formes existantes (chapitre 2. La lexicologie). D’autre part, les for-
mes se combinent entre elles (chapitre 3. La morphologie et chapitre 4. La
syntaxe).
100
Les plus petits éléments porteurs de sens : la morphologie
Les autres procédés qui entrent en ligne de compte pour la création de nou-
veaux mots s’appliquent à un moins grand nombre de lexèmes ; ils sont donc
moins productifs. La conversion ou dérivation impropre fait passer un
lexème à une autre classe de mots et implique souvent un transfert métonymi-
que (téléphone / téléphoner). La dérivation régressive ou inverse dérive un
mot (plus) simple d’un mot complexe (galoper / galop). L’abréviation con-
siste à supprimer une partie d’un mot à l’origine composé ou dérivé (télé de
télévision). Le téléscopage produit des composés ou des dérivés à partir de
101
Linguistique cognitive
3.9 Applications
l. Dans quelle catégorie rangeriez-vous les mots ou groupes de mots
suivants ? Vous avez le choix entre (i) lexème simple, (ii) composé, (iii)
dérivé, (iv) combinaison de (ii) et (iii), (v) groupe syntaxique (cf. tableau
3) :
a) ventilateur f) rasoir k) couteau électrique
b) radiateur g) vaisselle l) cuisinière électrique
c) arrosoir h) lave-vaisselle m) plan de cuisson
d) mixeur i) chauffe-eau n) presse-fruits
e) hotte j) cocotte minute o) fer à vapeur
102
Les plus petits éléments porteurs de sens : la morphologie
a) franglais
b) espresso (pour café espresso)
c) four à micro-ondes
d) euro
e) lecteur de C.D.
f) S.I.D.A./ sida
g) pur sang (cheval)
h) le petit écran (pour télé)
i) s.d.f.
j) O.T.A.N.
k) radar
l) radio (d’après radioscopie, radiographie, radiodiffusion)
m) collectionneur
n) technocrate
o) eurocrate
p) cure (d’après curé)
q) le pourquoi
4. Pour désigner la petite télé qui a la taille d’une montre on utilise actuelle-
ment trois noms différents : (i) watchman, (ii) mini-téléviseur et (iii) télévi-
seur de poignet.
a) Quels procédés retrouvez-vous dans la formation de ces noms ?
b) Quelles “images” différentes la communauté linguistique fait-elle va-
loir ici ? (Cf. l’exemple du fer à cheval au premier chapitre.)
c) Y a-t-il moyen de prévoir laquelle des trois dénominations finira par
l’emporter et arrivera à s’enraciner dans la langue ?
6. Le français fait appel à plusieurs suffixes pour former des noms désignant
des qualités, notamment -té (beauté, bonté, cruauté, difficulté, étrangeté,
régularité, etc.), -eur (blancheur, douceur, grandeur, pâleur, rousseur, hau-
teur, longueur), -ance/-ence (négligence, nonchalance, abondance, indi-
gence, (im)patience, (im)pertinence, (im)puissance), -esse (gentillesse,
tendresse, faiblese, bassesse, rudesse).
103
Linguistique cognitive
104
Chapitre 4
L’ASSEMBLAGE DE CONCEPTS : LA SYNTAXE
105
Linguistique cognitive
Pour comprendre les pensées exprimées par la phrase, nous avons besoin d’en
reconnaître le schéma de construction. Cela implique par exemple que le tra-
ducteur ne “traduit” pas la phrase telle qu’elle apparaît formellement, mais
bien dans son contenu conceptuel. Étant donné que tout contenu peut être
rendu par plusieurs expressions formelles, il lui faut choisir la forme d’expres-
sion la plus adéquate pour exprimer la signification de départ. Il n’est cepen-
dant pas rare que l’on détecte dans une séquence donnée plus d’un modèle de
structure, et donc plus d’une façon de relier les participants entre eux. Un
énoncé peut donc avoir plus d’une signification et être dès lors “ambigu”. Par
exemple, à l’écrit, une phrase comme (1a) peut être interprétée de deux façons
différentes et paraphrasée par respectivement (1b) et (1c) :
(1) a. Le divertissement des étudiants peut être amusant.
b. Il peut être amusant que les étudiants se divertissent.
c. Il peut être amusant de divertir les étudiants.
106
L’assemblage de concepts : la syntaxe
Or, dans (1a), l’expression le divertissement des étudiants n’est pas une phrase
complète mais une construction dans laquelle il est possible de projeter deux
ordres, deux structures différentes : dans l’une les étudiants sont vus comme le
sujet, dans l’autre comme l’objet direct. Cette différence se manifeste dans les
paraphrases : étudiants assume tantôt la fonction de sujet (1b), tantôt celle
d’objet (1c).
DISCIPLINES CATÉGORIES
RÈGLES DE COMPOSITION
LINGUISTIQUES LINGUISTIQUES
procédés morphologiques
Morphologie morphèmes (e.a. affixes)
(e.a. composition)
107
Linguistique cognitive
Cette tendance est reflétée par les différentes constructions auxquelles nous
pouvons avoir recours pour décrire une situation comme la suivante. Imagi-
nons qu’en l’absence du professeur, deux élèves se bagarrent en classe. Dans le
feu de l’action, Jean saisit une raquette et s’approche de Pierre pour le frapper.
Mais celui-ci esquive le coup et la raquette casse un carreau. Au retour du pro-
fesseur, cet événement peut être évoqué de plusieurs manières :
(2) a. C’est Jean qui l’a fait.
b. Le carreau s’est cassé.
c. Jean a cassé le carreau.
d. Jean s’est emporté et a essayé de frapper Pierre.
e. Jean s’est emparé d’une raquette.
f. La raquette a heurté le carreau.
g. Pierre a provoqué Jean.
Bien que chacune de ces phrases évoque le même événement, elles mettent en
lumière des aspects différents. Ces exemples témoignent de notre capacité à
considérer un événement de façon schématique, selon certains schémas con-
ceptuels déterminés.
108
L’assemblage de concepts : la syntaxe
La grille événementielle associe les participants les plus saillants d’une scène à
un sous-type d’événements. Le choix du type d’événement détermine en
grande partie le “rôle” pouvant être dévolu aux participants. Prenons par
exemple le verbe casser. Nous avons le choix entre un processus à “un partici-
pant” comme dans (2b) ou une action à “deux participants” comme dans (2c).
Dans cette grille d’action, on attribue à chacun des participants un rôle très
différent : Jean est l’Agent, c’est-à-dire l’entité qui agit, qui produit l’événe-
ment ou qui exécute l’action ; le carreau est le Patient, l’entité qui reçoit
l’énergie émanant de l’Agent et qui en subit les conséquences. Ceci n’est
qu’un des types d’événement possibles. Selon la grille événementielle choisie,
les participants sont susceptibles d’endosser des “rôles” différents, allant de
très actifs à passifs. Un être humain pouvant accomplir une action − intention-
nellement ou pas −, peut également la subir contre son gré plutôt que volontai-
rement. Dans la grille “A frappe B”, par exemple, l’action de frapper part de
l’Agent, − la personne qui pose l’acte, − pour atteindre le Patient, le partici-
pant qui subit l’action malgré lui.
109
Linguistique cognitive
Avant de nous pencher sur les schémas constructionnels les plus typiques ser-
vant à exprimer ces grilles (4.3.), nous examinons chacune d’entre elles d’un
peu plus près.
Dans cette grille essive, le sujet, qui a le rôle de Patient, se voit attribuer un
deuxième rôle, appelé Essif. L’Essif, qui provient du latin esse ‘être’, précise
donc ce qui est Patient en position de sujet. Dans (3a), le locuteur identifie un
endroit déterminé sur une carte à l’aide d’un nom propre, le Sahara. Celui-ci
assume ici la fonction d’identification : il donne le nom ou l’identité de
l’endroit indexicalement choisi sur la carte. Le propre d’une phrase d’identifi-
cation est qu’il est toujours possible d’en invertir les rôles. Ainsi, dans (3a) on
peut prendre le Sahara comme point de départ et le signaler indexicalement
sur la carte, en disant Le Sahara est cet endroit sur la carte. C’est alors cet
endroit sur la carte qui devient l’identifieur. En employant un article indéfini
dans l’Essif, comme dans (3b), on n’y met pas d’identifieur, mais on passe au
phénomène déjà souvent évoqué de la catégorisation même : l’on fait entrer le
Sahara dans la catégorie des “déserts”. Il est à noter qu’ici les rôles de Patient
et d’Essif ne peuvent pas être inversés, étant donné qu’il y a encore beaucoup
d’autres “déserts”.
110
L’assemblage de concepts : la syntaxe
Dans la phrase (3c), l’Essif prend la forme d’un adjectif : on attribue au Sahara
une propriété. Celle-ci peut être d’ordre évaluatif-subjectif (le Sahara n’est
dangereux que pour ceux qui ne le connaissent pas) ou d’ordre intrinsèque-
objectif, par exemple, le Sahara est immense. En réunissant les deux attributs
on voit apparaître un effet du principe iconique de la distance ; la propriété
intrinsèque est plus proche du nom que la propriété évaluative : on dira plutôt
le Sahara est immense et dangereux que le Sahara est dangereux et immense.
Les Essifs illustrés par (3d) et (3e) sont des membres plus périphériques de la
catégorie. La localisation peut s’exprimer par être, mais ce n’est là qu’une
expression parmi d’autres, comme La caravane est / se trouve maintenant dans
le désert. Selon les cas, on aura recours à des verbes comme se trouver, résider,
reposer, pendre qui expriment tous une façon d’être dans un endroit. Dans
l’expression il y a (3e), le verbe qui apparaît n’est pas être mais avoir, associé à
la combinaison il + y. Cette expression véhicule la notion très générale et abs-
traite de “cadre de référence”, qui peut s’étendre à l’univers comme il peut se
limiter à notre monde imaginaire. Une phrase comme Il y a des fantômes peut
être glosée de la façon suivante : “dans l’univers de représentation que l’on
s’est choisi, l’existence de fantômes est une donnée possible”.
S’agissant d’un animal, −le chien qui aboie (4d), − on peut se poser la question
de savoir si l’on a affaire à un processus ou à une action. La réponse dépend
notamment de nos conceptions philosophiques et de notre vision du monde
animal. L’animal qui ne fait que réagir mécaniquement à un stimulus est un
Patient impliqué dans un processus qui le dépasse. Cependant, l’animal est en
même temps − et ce tout comme l’être humain − plus autonome que l’eau dans
la bouilloire (4c) ou que la pierre qui roule (4b) : le bouillonnement et le roule-
ment ne peuvent être arrêtés que de l’extérieur. La force qui émane de l’énergie
instinctive du chien qui aboie est plus importante que celle de l’énergie physi-
que et/ou psychologique déployée par l’homme qui tombe malade ou qui se
rétablit. La maladie se subit, plutôt qu’elle ne se contrôle.
112
L’assemblage de concepts : la syntaxe
La plupart de nos catégorisations sont basées sur notre vécu, c’est-à-dire sur
l’ensemble des expériences liées à notre environnement et notre monde cultu-
rel. Il s’agit d’expériences au sens le plus large : elles incluent les expériences
physiques, sociales et culturelles. Dans le contexte des schémas conceptuels, la
notion d’expérience est prise dans un sens technique plus étroit. La grille
d’“expérience” reprend les processus mentaux enclenchés par notre contact
avec le monde. Dans cet emploi métonymique, il ne s’agit pas de l’ensemble
des contacts que nous pouvons avoir avec le monde, mais uniquement de
l’assimilation mentale de ce contact. Les processus en jeu s’expriment au
moyen de verbes “mentaux” tels que voir, ressentir, savoir, penser, souhaiter, etc.
113
Linguistique cognitive
Dans cette grille d’“expérience”, le second participant peut désigner deux cho-
ses. Soit il renvoie à une entité concrète tel un serpent (6a), soit à un contenu
abstrait exprimé par une subordonnée objet introduite par que (6b), ou par un
verbe à l’infinitif (6c-d). Quelle que soit sa forme, ce second participant repré-
sente un Patient. La principale différence avec le Patient de la grille d’“action”
est que le Patient de la grille d’“expérience” ne peut pas être “affecté” et ne
peut que difficilement apparaître comme le sujet de la construction passive. En
effet, celle-ci exprime généralement un flux d’énergie qui va vers le Patient
(?*Un serpent est vu par lui).
114
L’assemblage de concepts : la syntaxe
Comme pour le schéma d’expérience, l’on peut difficilement parler d’un cou-
rant d’énergie entre les deux participants, vu que le premier n’agit pas
volontairement : il se trouve dans un état qu’il ne fait que subir. Dès lors, le
sujet et l’objet sont tous deux Patient. Certaines langues inversent d’ailleurs la
relation d’affection : (7c) devient “une mauvaise grippe (sujet-Possesseur) a
Jean (objet-Possédé)”. On pourrait, par conséquent, être tenté de mettre sur le
même pied le schéma de possession et le schéma essif. À première vue, cela
revient au même de dire Cette dame a du charme ou Cette dame est char-
mante. Il existe des langues où la possession matérielle (7a) s’exprime à l’aide
du verbe “être” : “Un bel appartement est {avec Jacqueline / dans ses
mains}”. Mais dans la plupart des langues européennes l’équivalence n’est
qu’apparente. En effet, dans bien des cas il n’y a pas de construction
correspondante : Il a un emploi n’équivaut pas à Il est employé ; inversement,
on dira bien Jeanne est vieille, elle est d’un grand âge, mais pas *Elle a un
grand âge. Plus le lien entre le possesseur et “le possédé” est conçu comme
intrinsèque ou inaliénable, moins la paraphrase du type avoir semble accepta-
ble (*Elle a des cheveux), à moins d’ajouter une qualification particulière qui
rendrait l’objet plus saillant (Elle a de beaux cheveux NOIRS).
115
Linguistique cognitive
Comme le montrent ces exemples, il suffit parfois de peu pour qu’une grille
événementielle concrète se transforme en un schéma plus abstrait. Dans le
domaine spatial, Source-Trajet-But se profilent, respectivement comme le
point de départ, le trajet suivi, et le point d’arrivée (8a,b). Dans le domaine
temporel, la Source se traduit comme le début, le Trajet comme la durée, et le
But comme la fin (8c,d). S’agissant d’états de choses successifs, un intervalle
marque le passage de l’état initial (la Source) à l’état final (le But) (8e,f).
116
L’assemblage de concepts : la syntaxe
Le même principe est à l’œuvre dans les contextes temporels. Dans un schéma
processuel on dira tout aussi facilement Il y a de la musique à partir de 20h. ou
Il y a de la musique toute la nuit, que Il y a de la musique jusqu’à minuit. En
revanche, dès que l’on se place dans un schéma d’action, la durée, et surtout la
fin de l’action retiennent plus facilement notre attention que son début : Il tra-
vaille de 10h. à 18h. et Il travaille jusqu’à 18h. sont, en effet, des énoncés plus
naturels que Il travaille à partir de 10h.
117
Linguistique cognitive
Pour la grille d’action appliquée à l’action humaine, la vie de tous les jours
impose au schéma Source-Trajet-But une stricte hiérarchisation conceptuelle :
elle donne au But la préséance absolue, et le But et la Source passent avant le
Trajet.
Dans (9a) comme dans (9b), Jean a un livre d’histoire qu’il passe à Pierre.
Celui-ci reçoit donc le livre d’histoire. Mais dans (9a) la réception n’implique
pas nécessairement que Pierre en soit le nouveau propriétaire : il est possible
que Jean ait eu trop à porter ou trop à faire ; dans ce cas, Pierre n’a que
momentanément le livre entre les mains. Dès lors, bien que Pierre soit le But
du transfert (cf. la grille de “mouvement”), il n’est pas sûr qu’il en soit aussi le
Récipiendaire ou Bénéficiaire au sens fort du terme. En revanche, dans (9b),
la configuration linéaire reflète une implication plus étroite de Pierre dans
l’événement ; iconiquement, ceci renforce l’interprétation d’après laquelle il
devient le nouveau propriétaire du livre. Quand la relation de possession est
comprise en termes d’inclusion (partie-tout), cette alternance linéaire n’est pas
admise : la couche de peinture dont il est question dans (9c) finit par faire par-
tie intégrante de la porte et peut dès lors difficilement être conçue en termes de
“possession transférable” (9d). La construction à pronom incorporé est la plus
tranchée : le lien avec le verbe est total (9e). Les emplois plus métaphoriques à
But non humain (9d) n’admettent d’ailleurs pas cette incorporation (9f). Ceci
118
L’assemblage de concepts : la syntaxe
Tableau 4.2 Configuration des “rôles” des participants par grille événementielle
Participants
119
Linguistique cognitive
Rien qu’à partir de ces quatre langues, il y a déjà neuf cases où les différents
constituants pourraient théoriquement faire surface. Comme le montre le
tableau 3, chaque langue en fait un usage propre.
Dans ces langues, le pronom objet est le constituant mobile par excellence.
Mis à part le sujet, l’auxiliaire est le constituant dont la position est la plus fixe.
Là où en français, en espagnol et en anglais le participe ne peut pas être séparé
de l’auxiliaire, ils se placent en allemand de part et d’autre des compléments
direct (c.o.d.) et indirect (c.o.i.). Contrairement au français et à l’anglais, qui se
120
L’assemblage de concepts : la syntaxe
De façon plus générale, on peut dire que les deux interprétations de la phrase
(1) Le divertissement des étudiants peut être amusant s’expliquent par la possi-
bilité d’y projeter deux structures compositionnelles différentes. Les consti-
tuants inférieurs se joignent à un niveau de structuration hiérarchiquement
supérieur. Les constituants ainsi formés entrent à leur tour dans la composition
du niveau syntaxique supérieur. Cette structure hiérarchique peut être repré-
sentée à l’aide d’un graphe arborescent. Voici la représentation graphique de
la phrase Il a donné les fleurs à sa sœur ; les embranchements inférieurs en
constituent la ligne de la base.
Structure P
hiérarchique :
CN C Prédicatif
AUX CV
V CN CP
! Il! a! donné! les fleurs! à sa sœur
Structure linéaire : S Aux Verbe O OI
(P = phrase, CN = constituant nominal, CV = constituant verbal, S = sujet,
AUX = auxiliaire, CP = constituant prépositionnel, O = objet direct, OI = objet indirect)
121
Linguistique cognitive
122
L’assemblage de concepts : la syntaxe
(S = sujet, V = verbe, V-cop = verbe copulatif, O = objet direct, OI = objet indirect, C = complé-
ment)
123
Linguistique cognitive
Chaque structure phrastique est associée à une signification abstraite qui lui est
propre. Pour décrire un événement particulier, nous aurons recours à la struc-
ture dont la signification correspond le mieux à la représentation que nous
nous en faisons. Par exemple, pour exprimer notre intention d’aller quelque
part, nous choisirons le plus facilement la structure à complément du type
(12a). Néanmoins si nous voulons exprimer qu’il ne s’agit pas seulement d’y
aller, en d’autres mots, si l’idée centrale est de découvrir l’endroit, nous nous
tournerons plutôt vers la structure transitive (12b) :
(12) a. Demain, je vais à Amsterdam.
(structure à complément)
b. Demain, je visite Amsterdam.
(structure transitive)
Certaines langues disposent d’un préfixe pour rendre transitifs des verbes
autrement intransitifs. C’est notamment le cas du néerlandais (klimmen /
beklimmen ‘grimper’, rijden / berijden ‘conduire’, wonen / bewonen ‘habiter’).
Les expressions op een berg klimmen ‘sur une montagne grimper’ et een berg
beklimmen ‘une montagne grimper’ ne signifient pas du tout la même chose :
tout le monde peut “monter sur” une montagne, car klimmen ‘grimper’
n’implique pas que l’on monte très haut. Par contre, tout le monde n’est pas en
mesure d’escalader une montagne (be-klimmen), d’arriver très haut, à défaut
d’en atteindre le sommet.
Les structures phrastiques peuvent dès lors être considérées comme les moules
dans lesquels on verse les grilles événementielles. Le nombre d’événements
particuliers que l’on peut imaginer est bien sûr énorme, pour ne pas dire illi-
mité. Il n’empêche que pour que l’événement soit communicable, nous devons
passer par le filtre imposé par l’une des structures phrastiques disponibles.
124
L’assemblage de concepts : la syntaxe
Par exemple, des mots tels ceci ou ici indiquent des choses qui se trouvent
matériellement à proximité du locuteur. Par contre, des mots comme cela ou là
se rapportent d’habitude à des choses plus éloignées. Parmi les moyens dispo-
nibles pour évoquer des choses en les rendant accessibles à l’auditeur, figurent
avant tout les noms propres, les pronoms personnels (je, tu, nous), ou l’article
défini dans un constituant nominal. En mettant en œuvre ces moyens, on peut
dire que l’énoncé Maman t’appelle au téléphone évoque trois référents. L’opé-
ration qui consiste à renvoyer aux entités faisant partie de notre monde est
appelée la référence. Nous y reviendrons en détail au chapitre 8.
125
Linguistique cognitive
“Ancrer” les référents et les événements ne suffit pas ; il nous faut plus de spé-
cifications concernant les événements qui nous sont communiqués. Ils forment
le noyau autour duquel se superposent plusieurs couches d’ancrage. Par cette
superposition de strates, la structure de la phrase ressemble à celle de
l’oignon. Tout comme lui, elle se laisse effeuiller couche par couche.
En premier lieu, nous voulons distinguer s’il s’agit d’une assertion, d’une
question ou d’un ordre. Ensuite, nous désirons aussi savoir si ce qui est déclaré
doit être pris comme le reflet du monde réel ou pas. Nous ne nous contentons
pas de connaître le moment où l’événement a lieu, ni de savoir s’il doit être vu
dans son déroulement ou dans son résultat. En effet, nous avons aussi tendance
à relier l’événement en question à d’autres événements. La plupart de ces fac-
teurs peuvent être exprimés au moyen de morphèmes grammaticaux, éga-
lement appelés éléments d’ancrage.
Nous allons maintenant examiner de plus près les éléments d’ancrage qui rap-
portent l’événement à l’expérience que le locuteur a de la réalité. On peut se
représenter ces éléments comme des strates superposées qui enveloppent
l’événement. Pour arriver à une vision d’ensemble, nous partons de la strate
extérieure, pour arriver graduellement au centre, c’est-à-dire, à l’événement
proprement dit (voir l’image de l’oignon reprise dans la figure 2 en fin de sec-
tion). D’une langue à l’autre, la terminologie diffère quelque peu :
126
L’assemblage de concepts : la syntaxe
Au chapitre 7, nous reviendrons sur les trois types d’actes de langage, notam-
ment pour montrer que la correspondance entre le mode de la phrase (déclara-
tif, interrogatif, impératif) et leur fonction communicative est loin d’être
absolue. Il nous arrive en effet de nous écarter de ces fonctions prototypiques,
notamment pour des raisons de politesse.
127
Linguistique cognitive
Généralement, l’on parle de choses qui ont réellement (eu) lieu. Comme cette
situation va de soi, elle ne reçoit pas de marque spéciale. Rappelons que nous
qualifions ce genre de situation de non marquée, attendue par défaut. Or, il
nous arrive aussi de parler de situations qui n’ont pas encore eu lieu, qui, bien
que nous n’ayons aucune certitude, sont susceptibles d’avoir lieu à un autre
moment ou à un autre endroit. Ces dernières situations ont en commun le fait
d’être porteuses d’événements potentiels. C’est cette option marquée que nous
envisageons comme étant une modalité. La modalité n’est donc rien d’autre que
l’attitude particulière du locuteur par rapport à l’événement. Cependant, dans son
sens général, la notion de modalité englobe également l’attitude adoptée par
défaut, c’est-à-dire celle qui consiste à assumer la réalité de l’événement.
128
L’assemblage de concepts : la syntaxe
Le fait que nous utilisions les mêmes auxilaires pouvoir et devoir pour exprimer
des modalités pourtant très différentes, à savoir respectivement ‘autorisation’ /
‘possibilité’ et ‘obligation’ / ‘inférence’ ou ‘nécessité (logique)’, peut s’expli-
quer de la façon suivante : les significations épistémologiques semblent pou-
voir être dérivées des significations déontiques par extension métaphorique.
Le tempus ou temps verbal est la catégorie grammaticale qui exprime les dif-
férentes notions du temps rapportées au moment de la parole. Le moment de
la parole constitue le point de référence temporel le plus évident, celui que
locuteur et interlocuteur n’ont aucun mal à situer.
Les événements peuvent avoir lieu soit dans un espace temporel incluant le
moment de la parole, c’est-à-dire dans le présent, soit dans l’antériorité ou
dans la postériorité du moment de la parole. Aux événements situés dans le
présent ou dans le passé nous attribuons d’ordinaire le statut de réalité ; aux
événements futurs l’on réserve d’habitude le statut de potentialité. Dans ce der-
nier cas, il serait plus correct de parler de réalité potentielle, c’est-à-dire d’une
réalité qui doit encore se réaliser.
La forme même des temps verbaux reflète cette distinction entre réalité et
potentialité. Pour former le présent (parle) et le passé (parlait, parla, a parlé)
nous ajoutons un affixe au radical du verbe (parl-). Par contre, pour former le
futur (parlera) nous partons de la forme de l’infinitif (parler). Il est à noter que
le temps du verbe n’indique pas par lui-même s’il s’agit d’un événement uni-
que ou d’un événement qui a lieu régulièrement.
(15) a. Hélène fait ses devoirs à l’école
(aujourd’hui ou toujours ?)
b. Elle faisait ses devoirs à l’école
(un jour particulier ou toujours ?)
c. Elle fera ses devoirs à l’école
(une fois ou toujours ?)
Ceci illustre une fois de plus le caractère vague des catégories linguistiques : la
complexité de la réalité y reste largement sous-spécifiée.
129
Linguistique cognitive
130
L’assemblage de concepts : la syntaxe
En prenant comme point de mire une phase interne à l’événement, l’on fait
abstraction du début et de la fin de l’action ou du processus. En énonçant (17a)
on sait que la conversation ne durera pas indéfiniment, mais on choisit de cen-
trer l’attention exclusivement sur la progression de l’événement. Par contre, la
forme non marquée du présent fait entrer l’événement entier dans le champ de
vision. Cette perspective externe est propre aux indications scéniques, qui
s’inscrivent par définition dans un contexte holistique. Cependant l’aspect non
progressif n’est pas exempt d’ambiguïté : au lieu de porter sur le moment de la
parole, comme dans (17b), il peut revêtir un sens plus géneral : (17c) signale
que c’est maman qui répond d’habitude au téléphone. Le présent progressif, en
revanche, ne peut porter que sur le moment de la parole. Quand l’axe de réfé-
rence se déplace vers le passé ou vers le futur, l’aspect progressif s’inscrit dans
la simultanéité du cadre temporel contextuel (18) :
(18) a. Quand nous sommes sortis, il était en train de pleuvoir.
b. Au moment où on l’avertira, il sera en train de préparer son examen.
131
Linguistique cognitive
rapport à l’instant de la parole ou d’un autre événement : cette relation est ren-
due par l’aspect perfectif. La strate la plus centrale, enfin, concerne la progres-
sion interne de l’événement : dans la situation non marquée, celui-ci est vu
dans sa globalité. Par contre, dans la situation marquée, il est saisi dans sa
momentanéité ; l’aspect progressif en donne une image instantanée.
Toutes ces strates, qui représentent des éléments constitutifs de la Phrase, sont
reprises dans la figure 2. L’on parle métaphoriquement de la “phrase-oignon” :
les strates forment des couches successives que l’on effeuille comme on éplu-
che un oignon.
ACTE DE LANGAGE
ATTITUDE DU LOCUTEUR
MOMENT DE LA PAROLE
MOMENT DE L’ÉVÉNEMENT
ÉVÉNEMENT
progressif
perfectif
temps
modalité
mode
132
L’assemblage de concepts : la syntaxe
4.5 Résumé
La syntaxe étudie l’unité de la langue qu’est la phrase. C’est ici que se combi-
nent la représentation d’un événement et les intentions communicatives, afin
d’ancrer l’ensemble dans la réalité de l’ici-et-maintenant. Cet ensemble se
voit comprimé et agencé dans un ordre que l’on appelle structure linéaire.
133
Linguistique cognitive
Il n’y a pas d’événement qui ne soit pas ancré. L’ancrage est lui aussi centré
autour du verbe ou – s’il y en a un – autour de l’auxiliaire. La combinaison
sujet-verbe contribue à la mise en place des trois modes : le mode déclaratif,
interrogatif ou impératif. Ils reflètent les principales fonctions communicati-
ves, à savoir la déclaration ou l’assertion, l’interrogation, la demande ou
l’ordre. Dans le cas par défaut non marqué, le locuteur assume la vérité de
l’événement qu’il exprime. Dans le cas marqué, où il vise une réalité poten-
tielle, il a recours à une modalité. Des auxiliaires modaux comme pouvoir et
devoir lui permettent d’exprimer une modalité déontique (ce qui est souhaité)
ou épistémique (ce qui est probable). L’ultime point de référence correspond à
la position que le locuteur occupe dans l’espace et dans le temps au moment
de la parole ou de l’énonciation. Par le choix du temps verbal, il représente
l’événement comme étant simultané, antérieur ou postérieur au moment de la
parole. Pour situer un événement par rapport à un autre événement, il utilise
l’aspect perfectif. Pour mettre en évidence la progression interne de l’événe-
ment, il peut se servir de l’aspect progressif. Tous ces éléments d’ancrage sont
disposés autour de la grille événementielle telles les feuilles autour d’un bulbe
selon les principes de distance ou de proximité conceptuelles ; d’où l’image de
la “phrase-oignon” (figure 2).
4.7 Applications
1. Analysez les événements décrits ci-dessous comme suit : (i) Y a-t-il un
flux d’énergie ? Si oui, d’où part-il et où va-t-il ? (ii) Quels sont les rôles
134
L’assemblage de concepts : la syntaxe
135
Linguistique cognitive
6. Ci-dessous sont repris les exemples (8). Lesquels des éléments indiqués
entre parenthèses peuvent apparaître seuls, lesquels pas ? Quel principe
hiérarchique peut-on en dégager (But > Source, Source > But, ou Trajet >
But) ?
(a) La pomme est tombée de l’arbre dans l’herbe.
(Point de départ + Point d’arrivée)
(b) Je suis grimpée de ma chambre jusqu’au toit par la gouttière.
(Point de départ+ Point d’arrivée + Trajet suivi)
(c) La police fouilla la maison du matin au soir
(Début + Fin)
(d) Cela n’a pas cessé depuis 22h. pendant toute la nuit jusqu’au matin.
(Début + Durée + Fin)
(e) D’admiratrice elle s’est transformée en ennemie
(État initial + État final)
(f) Le temps est passé de nuageux à clair en moins d’une demi-heure
(État initial + État final + Intervalle)
8. Les paires suivantes contiennent des éléments d’ancrage. Indiquez (i) quels
morphèmes verbaux servent d’élément d’ancrage, (ii) quelle est l’expres-
sion non marquée (s’il y en a une), (iii) quelle est l’expression marquée, et
(iv) commentez les différences sémantiques paire par paire.
(a) Pierre, réponds au téléphone ! / Pierre répond souvent au téléphone.
(b) Pierre doit répondre / peut répondre au téléphone.
(c) Pierre répondait / a répondu au téléphone.
136
L’assemblage de concepts : la syntaxe
137
Chapitre 5
PHONÉTIQUE ET PHONOLOGIE
Ce chapitre fournit une description des sons de la parole tant au point de vue de
la physique qu’à celui de leur fonction linguistique. L’étude des aspects physi-
ques et physiologiques de la parole est du ressort de la phonétique. Leur fonc-
tion au sein d’une langue en particulier est du ressort de la phonologie. Aucune
langue naturelle n’exploite à fond l’ensemble des distinctions phonétiques pos-
sibles. Si la distinction essentielle entre consonnes et voyelles se retrouve dans
toutes les langues du monde, les multiples autres distinctions concevables font
l’objet d’une sélection propre à chaque langue. Les distinctions pertinentes à
l’intérieur d’une langue donnent naissance à des catégories de sons qu’on
appelle “phonèmes”. Les distinctions phonétiques qui n’ont pas de fonction
linguistique dans une langue déterminée ne génèrent rien d’autre que des
variantes d’un même phonème.
Les segments les plus élémentaires du langage sont les syllabes. Elles peuvent
contenir un ou plusieurs sons. Les syllabes se regroupent en mots, caractérisés
par une accentuation propre. Les mots se combinent ensuite entre eux pour for-
mer des phrases, marquées par des contours intonatifs. Ces assemblages suc-
cessifs de la syllabe à la phrase s’accompagnent de modifications
substantielles dans la prononciation des sons élémentaires. Ces modifications
sont dues aux processus de coarticulation, d’assimilation et d’élision. Pour la
communication linguistique, ces divers processus d’intégration ont un grand
avantage. Ils permettent en effet de rendre la production de la parole plus
rapide et plus efficiente. Tout en étant universels, ces processus adoptent
cependant des modalités spécifiques en fonction de la langue.
139
Linguistique cognitive
Ce phénomène est assez semblable à celui que l’on rencontre dans le langage
écrit. Bien que les symboles suivants aient tous une forme différente, nous
n’avons aucun mal à reconnaître la même entité, à savoir la première lettre de
l’alphabet.
A a A a a A a
Le conduit vocal humain peut produire un grand nombre de types de sons dif-
férents. L’étude des caractéristiques articulatoires, acoustiques et perceptives
des différents types de sons possibles est l’objet de la phonétique. L’organisa-
tion de ce potentiel sonore en catégories spécifiques à la langue, ou phonèmes,
est l’objet de la phonologie. Le français comporte une trentaine de phonèmes.
Certaines langues en contiennent moins, comme le japonais, qui n’en distingue
qu’une vingtaine. D’autres langues en possèdent beaucoup plus. Certaines
variétés du groupe khoisan des Bushmans en Afrique du Sud comptent une
centaine de phonèmes si pas plus, compte tenu de l’usage qu’ils font de toute
une série de clicks. L’anglais, avec ses 45 phonèmes, se situe dans la moyenne.
140
Phonétique et phonologie
141
Linguistique cognitive
Fosses nasales
Cavité buccale
Uvula
Pharynx
Larynx
Glotte
Œsophage
Trachée
Poumons
142
Phonétique et phonologie
5.2.1 La phonation
Il suffit de poser fermement la main sur le larynx en disant le mot zoo, pour
percevoir une certaine vibration. C’est le mouvement d’ouverture-fermeture
des cordes vocales, appelé techniquement la voix. Les sons [z] et [o] sont cha-
cun voisés. Par contre, si on fait de même en prononçant de manière soutenue
le son [s], aucune vibration n’est perceptible. Le son [s] est en effet non voisé.
Pour former un son voisé, les cordes vocales commencent par se fermer, ce qui
a pour effet d’obstruer la sortie de l’air. Ensuite la pression de l’air force le pas-
sage en faisant vibrer les cordes vocales. Finalement celles-ci reprennent leur
position de départ et le cycle reprend. Le cycle d’ouverture-fermeture est très
bref. Chez l’être humain, la fréquence varie entre 80 et 150 cps (cycles par
seconde), avec une moyenne de 120 cps. Chez la femme elle varie entre 120 et
300 cps, avec une moyenne de 210 cps. La voix de l’enfant présente une fré-
quence encore plus élevée. Cette fréquence détermine la hauteur de la voix.
Plus la fréquence est élevée, plus la voix est haute ou aiguë. Inversement, plus
elle est basse, plus la voix est grave. Autrement dit, c’est la modulation des
poussées d’air qui provoque le phénomène auditif de la hauteur.
Pour produire un son non voisé, les cordes vocales doivent rester séparées afin
que l’air passe librement à travers la glotte. Comme il n’y a pas de cycle
d’ouverture-fermeture pour les sons non voisés, leur fréquence est invariable.
Dès lors, ils ne peuvent pas générer de sensation ou de variation de hauteur.
143
Linguistique cognitive
Les voyelles se distinguent des consonnes par le libre passage de l’air dans le
conduit vocal. Elles sont systématiquement voisées en français ainsi que dans
la plupart des autres langues.
5.2.2 L’articulation
144
Phonétique et phonologie
• Alvéo-apical : [t], [d], [n], [l], [s], [z] ; la pointe de la langue (l’apex) et
l’arcade alvéolaire supérieure.
• Alvéo-palatal : [ʃ] comme dans chat, tache, [$] comme dans Jean, Gilles ;
la partie frontale de la langue, mais sans l’apex, et le bord arrière des al-
véoles dentaires.
• Palatal : [j] comme dans yeux, paille, pied, [ŋ] comme dans agneau, ainsi
que [c]/[k] et [']/[g] devant les voyelles antérieures comme dans qui, Guy ;
la lame de la langue et la région antérieure du palais (palais dur).
• les occlusives orales (plosives) : [p], [t], [k], [b], [d], ["] ; se prononcent
moyennant un blocage complet du flux d’air (une occlusion du conduit vo-
cal) suivi d’un relâchement brusque, provoquant un bruit d’explosion.
145
Linguistique cognitive
Palais : palatales
Nez : nasales
Alvéoles Velum
dentaires : (palais mou) :
alvéolaires vélaires
Fosses nasales
Mâchoire Larynx
Trachée
Glotte Œsophage
• les fricatives : [f], [s], [ʃ], [v], [z], [$] ; elles se prononcent avec une très
faible ouverture du conduit vocal. Par cette ouverture s’échappe de l’air à
très forte pression, ce qui provoque un bruit de friction.
• les liquides : [l], [R] ; ces consonnes se caractérisent par une fermeture
partielle du conduit vocal. Pour [l], la fermeture centrale s’accompagne
d’une ouverture latérale par laquelle l’air peut s’échapper librement. Pour
[R], la fermeture centrale est intermittente suite à un mouvement de vibra-
tion de la langue.
146
Phonétique et phonologie
Occlusives
non voisées p t c k
voisées b d ' "
nasales m n ( ŋ
Fricatives
non voisées f s ʃ
voisées v z $
Liquides l R
Semi-voyelles w " j
Par rapport aux consonnes, qui se prononcent avec une obstruction en un cer-
tain point du conduit vocal, les voyelles se caractérisent par le passage à peu
147
Linguistique cognitive
près libre de l’air à travers le conduit. Or, en prenant des formes très diverses,
la cavité buccale se transforme en un espace à résonance propice à la formation
de voyelles. Celles-ci sont cependant plus difficiles à décrire que les catégories
de consonnes, et ce pour trois raisons :
2˚ la position des articulateurs peut varier davantage que pour les consonnes,
sans que la perception du son en soit changée pour autant. Dès lors, les
frontières entre les catégories de voyelles sont plus floues et elles tendent à
se chevaucher.
3˚ les voyelles d’une langue varient en fonction de l’accent. Par accent, nous
entendons ici les différences régionales ou sociales au niveau de la pronon-
ciation. Les diverses variétés du français se distinguent essentiellement par
la manière de prononcer les voyelles.
Les configurations adoptées par le conduit vocal pour produire les différentes
catégories de voyelles peuvent être décrites à l’aide de cinq paramètres :
4˚ nasal-oral. Le vélum (palais mou) est abaissé pour les voyelles nasales,
par conséquent le flux d’air peut s’échapper par le nez. Pour les voyelles
orales, le vélum est relevé ; l’air ne peut donc s’échapper que par la bou-
che.
148
Phonétique et phonologie
i u
e o
ε ɔ
a ɒ
149
Linguistique cognitive
D’autres configurations sont bien sûr possibles, mais elles s’avèrent moins fré-
quentes. D’une part, les voyelles antérieures peuvent être arrondies, comme le
[y] du français (dans le mot «mur», par exemple), qui n’existe pas en espagnol.
D’autre part, l’on trouve aussi des voyelles postérieures non-arrondies, comme
c’est le cas en suédois p.ex., mais pas en français. En considérant ces deux
séries de voyelles tout en maintenant les quatre degrés d’ouverture, l’on
obtient les huit voyelles cardinales secondaires.
y ω
ø γ
. ,
/ ɑ
Les voyelles cardinales fournissent le cadre de référence pour décrire les caté-
gories de voyelles dans les différentes langues. Même si les voyelles d’une lan-
gue particulière ne correspondent pas exactement à l’une des seize voyelles
cardinales, on utilisera le symbole de la voyelle cardinale la plus proche pour
les représenter. Ainsi, bien que le [i] français ne soit pas identique au [i] anglais
ni au [i] allemand, la convention considère ces trois catégories de voyelles
comme autant de réalisations différentes de la cardinale [i], et ce en raison de
leurs similitudes articulatoires et acoustiques.
Le français se caractérise par trois séries de voyelles orales, dont deux séries
de voyelles antérieures, - arrondies et non-arrondies, - et une série de voyelles
postérieures (arrondies). À ces voyelles orales s’ajoute un groupe de voyelles
nasales. La nasalité est symbolisée par un tilde (~) placé au-dessus du symbole
spécifiant le point d’articulation. Les voyelles nasales, au nombre de quatre, se
caractérisent toutes par un degré d’ouverture relativement grand. La série orale
150
Phonétique et phonologie
i y u
e ø o
ε ε̃ / /̃ ə ɔ ɔ̃
a ã ɑ
5.5.1 Définitions
Le son [k] dans cou se prononce en plaçant la langue contre le palais mou (le
vélum) tandis que le son [c] dans qui se prononce en mettant la langue contre
le palais dur. En dépit de cette divergence phonétique, la différence entre [k] et
[c] n’est pas immédiatement perceptible pour le locuteur francophone. Ceci
s’explique par le fait que le français ne contient pas de mots se distinguant
151
Linguistique cognitive
seulement par une différence entre les points d’articulation palatal et vélaire.
Par contre, la distinction palatal-vélaire est pertinente pour le locuteur du tchè-
que, car elle permet de séparer certaines paires de mots de cette langue. En
tchèque, [k] et [c] constituent deux phonèmes différents, le /k/ et le /c/. En
français, [k] et [c] sont les allophones d’un seul et même phonème, à savoir le
/k/.
!! /k/!! phonème
Comme le montre cet exemple, le critère utilisé pour savoir si deux sons de
parole correspondent à des phonèmes différents, est l’existence de paires
minimales. Celles-ci correspondent à des paires de mots qui se distinguent
uniquement par cette différence de sons. En français, il n’y a pas de paire mini-
male [k]-[c]. Prononcer [ki] au lieu de [ci] semblera un peu étrange mais ne
changera pas le sens du mot. Faire la même chose en tchèque aura pour effet,
soit de changer le sens du mot, soit de rendre le mot méconnaissable.
Des sons correspondant à des phonèmes différents dans une langue peuvent
donc n’être que des allophones du même phonème dans une autre langue. La
distinction entre [b] et [v] en fournit un autre exemple. L’existence de paires de
mots telles que bain-vin, banc-vent, etc. atteste qu’il s’agit bien de deux pho-
nèmes différents en français (le /b/ et le /v/). En espagnol, par contre, ces deux
sons constituent les deux variantes d’un même phonème. Le [b] intervient en
position initiale, p.ex. dans boca, banco, … mais pas en position
intervocalique : dans cabeza p.ex. il est remplacé par un son intermédiaire
entre [b] et [v].
152
Phonétique et phonologie
(a) occlusives palatales et vélaires. Le point d’articulation du /k/ est palatal de-
vant une voyelle antérieure (comme /i/) tandis qu’il est vélaire devant une
voyelle postérieure (comme /u/). Cet effet de contexte s’explique par l’atti-
rance qu’exerce l’articulation de la voyelle sur celle de la consonne. La
voyelle antérieure attire le point d’articulation de la consonne vers l’avant
du palais (le palais dur), tandis que la voyelle postérieure entraîne la con-
sonne vers l’arrière du palais (le vélum ou palais mou).
153
Linguistique cognitive
154
Phonétique et phonologie
5.6.1 La syllabe
Toutes les langues n’admettent pas les mêmes types de syllabes. Le maori p.ex.
ne tolère que des syllabes du type V (voyelle) ou CV (consonne + voyelle). On
n’y trouve donc pas de suites de consonnes. De plus, chaque syllabe (et donc
chaque mot et chaque phrase) se termine nécessairement par une voyelle.
L’accent (en anglais : “stress”) est une propriété de la syllabe. Une syllabe
accentuée est prononcée avec davantage d’énergie, ce qui la met en relief. Elle
est plus longue et plus sonore qu’une syllabe non accentuée et sa prononciation
est plus claire. En français l’accent tombe généralement sur la dernière syllabe
du mot. Dans la transcription phonétique, l’accent est indiqué par une apostro-
phe [’] devant la syllabe accentuée : [na’viR], [navi’ge] [naviga’sjɔ̃].
155
Linguistique cognitive
Le ton est également une propriété de la syllabe. Il est montant quand la hau-
teur de la voix augmente à la fin de la syllabe (du grave vers l’aigu), ou des-
cendant lorsque la hauteur de la voix diminue (de l’aigu vers le grave). En
français, les différences de ton entre syllabes n’affectent pas le sens des mots.
Il existe cependant des langues, tel le chinois, où le ton joue un rôle compara-
ble à celui des phonèmes.
L’intonation est la “mélodie” qui se greffe sur l’énoncé. Elle dépend de l’évo-
lution de la hauteur de la voix sur l’ensemble de la phrase. L’intonation a sur-
tout pour fonction de faire part de l’intention communicative du locuteur ainsi
que de sa position par rapport au contenu (cf. chapitre 4.4.1 et 4.4.2). En effet,
l’intonation permet d’opérer la distinction entre phrases affirmatives, interro-
gatives, exclamatives… En français des différences d’intonation s’accompa-
gnent souvent de différences au niveau de l’ordre des mots : elle partiRA,
partira-t-elle, partira-T-ELLE.
156
Phonétique et phonologie
5.7.1 La coarticulation
5.7.2 La liaison
5.7.3 L’élision
157
Linguistique cognitive
5.7.4 L’assimilation
En français, une consonne obstruante non voisée devient voisée si elle est sui-
vie d’une obstruante voisée (chef de gare se prononce [ʃεvdø"ɑr]). De même,
une obstruante voisée suivie d’une non voisée devient non voisée (subtropical
se prononce [syptrɔpikal]).
158
Phonétique et phonologie
5.8 Résumé
La phonétique est l’étude des aspects physiques liés à la production des sons
de la parole tels qu’ils peuvent se présenter dans n’importe quelle langue. La
phonologie de son côté étudie le système sonore d’une langue particulière. La
description phonétique se fait, d’une part, en termes de phonation (elle fait la
distinction entre sons voisés et non voisés) et, d’autre part, en termes d’articu-
lation (elle décrit les formes que prend le conduit vocal). Les consonnes se
distinguent entre elles en fonction du degré et du type d’obstruction, ou mode
d’articulation, ainsi qu’en fonction de l’endroit du conduit vocal où se situe la
constriction, c’est-à-dire le point d’articulation. La description des voyelles
est plus difficile en raison de l’absence de constriction nette du conduit vocal.
Les voyelles cardinales servent de points de référence pour localiser les
voyelles sur les axes ouvert-fermé et antérieur-postérieur de la cavité buc-
cale. Les voyelles se distinguent également d’après l’arrondissement des
lèvres et d’après la nasalité. Quand deux sons de parole entrent dans la com-
position de paires minimales, c’est-à-dire deux mots par ailleurs identiques,
ces sons relèvent de deux phonèmes différents : c’est le cas de [t] et [k], qui
159
Linguistique cognitive
opposent temps et quand, et qui correspondent donc aux phonèmes /t/ et /k/. En
revanche, on a affaire à des variantes contextuelles ou allophones d’un seul
phonème quand les sons apparaissent toujours dans des contextes différents et
ne génèrent dès lors pas de paires minimales ; le phonème /k/ du français, par
exemple, se réalise comme [k] dans cou et comme [c] dans qui. Les allophones
ne sont repris que dans la transcription phonétique (p.ex. [ku] et [ci]). La
transcription phonémique quant à elle ne retient que les phonèmes (/ku/ et
/ki/).
Les variations allophoniques sont les manifestations les plus visibles des
influences réciproques entre l’articulation de la voyelle et celle de la consonne.
Ces effets de coarticulation sont révélateurs de l’intégration des sons de
parole au sein d’unités plus larges telles la syllabe, le mot et la phrase. La syl-
labe se compose d’un pic de sonorité – en général une voyelle (V) – auquel
peuvent s’associer une ou plusieurs consonnes (C). Les structures syllabiques
sont en mesure d’atteindre différents degrés de complexité, en fonction de la
langue considérée. Le mot peut comporter plusieurs syllabes dont certaines
sont mises en relief par une marque d’accent. Dans une langue à syllabation
fixe, telle le français, l’accent se place systématiquement sur la dernière syl-
labe du mot.
160
Phonétique et phonologie
5.10 Applications
1. Les lettres soulignées dans les mots qui suivent représentent des sons qui
se prononcent de manière différente. Essayez de les regrouper en phonè-
mes.
(a) sur – passe – ces – base – ça – cil – court – ses – qui – crique – site
(b) par – pierre- pays – sans – panne
5. Sur la nasalité.
Prononcez “mmmmmmmm…” de manière soutenue, puis bloquez vos na-
rines avec les doigts. Que se passe-t-il ? Et pourquoi ?
Indice de réponse : procédez de la même manière avec “vvvvvvvvv…”.
161
Linguistique cognitive
6. Phonèmes et allophones.
Essayez de voir si les voyelles [ø̃] et [ε̃] sont en distribution complémentai-
re dans votre manière de parler le français. Parvenez-vous à prononcer
(d’après les jugements d’autres locuteurs) et à reconnaître des paires mini-
males telles que brin-brun ?
De même, essayez de voir si les voyelles [e, ø, o] et [ε, 4, ɔ] sont en distri-
bution complémentaire dans votre manière de parler le français. Parvenez-
vous à prononcer et à reconnaître des paires minimales basées sur les dis-
tinctions [e]-[ε], [ø]-[4], [o]-[ɔ] ?
7. Voyelles
Prononcez alternativement les syllabes /si/ et /sy/ en prenant soin de les ar-
ticuler clairement. Vous pourrez constater que la différence essentielle en-
tre les deux articulations réside dans la position des lèvres. Comment
s’appelle cette distinction articulatoire ?
Procédez de la même manière avec les syllabes /si/ et /su/ pour retrouver la
distinction articulatoire pertinente.
Spécifiez la distinction articulatoire entre /si/ et /se/ en suivant le même
procédé.
8. Assimilation
L’assimilation peut donner lieu à des ambiguïtés dans certains contextes.
Par exemple, c’est à jeter se confond avec c’est acheté en élocution relâ-
chée. Explicitez les processus sous-jacents en vous appuyant sur une trans-
cription phonétique. Essayez ensuite de trouver d’autres exemples
semblables.
162
Chapitre 6
LANGUE, CULTURE ET CONCEPTUALISATION :
LA SÉMANTIQUE TRANSCULTURELLE
Dans les chapitres précédents il a été signalé à plusieurs reprises que la signifi-
cation, c’est-à-dire la conceptualisation linguistique, peut varier fortement
d’une langue et d’une culture à l’autre. Ceci se vérifie à tous les niveaux : en
lexicologie, en morphologie et en syntaxe. Même en phonologie, l’on s’aper-
çoit que la signification donnée à une différence d’accent ou d’intonation n’est
pas toujours constante.
163
Linguistique cognitive
À quel point notre langue influence-t-elle notre façon de penser ? À quel point
y a-t-il interaction et influence mutuelle entre langue et culture ? Rares sont les
questions d’ordre linguistique qui ont fasciné tant de penseurs et de scientifi-
ques tout au long de l’histoire.
Déjà en 1690, le philosophe anglais John Locke fit valoir que dans toutes les
langues il y a “bon nombre de mots … auxquels on ne saurait trouver d’équi-
valents dans aucune autre [langue]”. Pour lui, ces mots spécifiques d’une lan-
gue représentent des “idées complexes” issues des “coutumes et façons de
vivre” du peuple (1976 : 226). On trouve des réflexions du même genre dans
toute la tradition romantique allemande, particulièrement sous la plume du
poète Johann Gottfried Herder et du philologue Wilhelm von Humboldt (1767-
1835), qui, en plus du chinois, étudia quelques langues amérindiennes. Dans
son ouvrage De l’hétérogénéité des langues et de leur influence sur le dévelop-
pement mental de l’humanité (1827-1829), il voit les langues comme des pris-
mes ou des grilles recouvrant la réalité extralinguistique, de sorte que chaque
langue reflète sa propre vision du monde (ou Weltansicht). L’idée fut expor-
tée en Amérique au tournant du siècle par Franz Boas, le fondateur de l’anthro-
pologie culturelle et linguistique sur le continent américain. Cette nouvelle
science humaine analyse la relation entre la langue et la culture d’une part, et
l’esprit humain d’autre part.
164
Langue, culture et conceptualisation : la sémantique transculturelle
Les différences au niveau du lexique ne sont pas probantes à elles seules. Par
ailleurs, l’idée de la relativité linguistique se voit considérablement renforcée
par une importante découverte. Il s’est en effet vérifié que les concepts plus
abstraits des systèmes grammaticaux relèvent eux aussi de catégories spécifi-
ques qui ne sont pas nécessairement conçues sur le modèle des grammaires
indo-européennes. L’ethnocentrisme européen en prit un sérieux coup. Certai-
nes langues du Nouveau Monde ne font par exemple pas la distinction entre
noms comptables et non comptables. Il arrive même que la distinction entre
adjectif et verbe fasse défaut. C’est notamment le cas en nootka, une langue
indienne de la Colombie britannique. Quant au système des temps verbaux, le
chinois et bien des langues indiennes s’en passent. D’autres éléments
d’ancrage, notamment la distinction entre article défini et article indéfini, sont
inconnus en russe et en polonais.
165
Linguistique cognitive
166
Langue, culture et conceptualisation : la sémantique transculturelle
Nous disséquons la nature selon des lignes dictées par nos langues premières…
Nous découpons la nature, la classons en concepts, et attribuons des sens d’une
façon particulière, avant tout parce que nous sommes parties prenantes dans un
contrat qui nous oblige à organiser les choses de cette façon – un contrat qui
engage notre communauté linguistique tout entière et qui est codifié dans les struc-
tures de notre langue. Le contrat est bien entendu implicite et silencieux, MAIS SES
CLAUSES SONT ABSOLUMENT OBLIGATOIRES ; nous ne saurions parler si ce n’est en
adhérant à l’organisation et à la classification des données que le contrat prescrit.
(Whorf 1956 : 213-4)
Certes, Whorf a peut-être exagéré en faisant état d’un contrat qui engage des
communautés linguistiques tout entières d’une façon “absolument
obligatoire” : il est toujours possible d’échapper aux “clauses du contrat” en
utilisant des paraphrases et des circonlocutions. Ce qui est en cause chez
Whorf, ce sont les “patrons habituels”, c’est-à-dire ceux que l’on utilise tout le
temps, sans même y réfléchir. D’ailleurs, quand on paraphrase, il y a toujours
un prix à payer : il nous faut recourir à des tournures plus longues, plus com-
plexes, plus lourdes que celles qui se conforment aux structures grammaticales
ordinaires. Qui plus est, les seules conventions linguistiques que nous puis-
sions chercher à éviter sont celles dont nous avons conscience. En règle géné-
rale, les structures habituelles de notre langue maternelle exercent un tel
pouvoir sur nos façons de voir et de penser, que l’on ne s’en aperçoit pas plus
que de l’air que l’on respire.
Whorf a été critiqué et attaqué comme nul autre linguiste (avant ou après lui).
Sa théorie de la relativité linguistique a toujours été fort controversée. Cepen-
dant, très peu de critiques l’ont lu avec suffisamment de soin (comme le
démontre notamment Lucy 1992a ; voir aussi Gumperz & Levinson 1996, Lee
1996). Il convient en effet de distinguer entre la version faible et la version
forte de l’hypothèse de la relativité. La première postule seulement que la lan-
gue a pour effet de rendre plus “faciles” les modes de pensée qui suivent les
catégorisations inscrites dans le système linguistique. En revanche, la seconde
soutient que les catégories linguistiques “dictent” les façons de voir, et les
modes de pensée. L’une des plus fortes objections formulées à l’égard de la
théorie de la relativité linguistique en général, était que personne n’en avait
fourni de preuve expérimentale. Or, cette critique n’est plus valable depuis les
recherches de deux spécialistes de l’acquisition du langage, Soonja Choi et
Melissa Bowerman (1991 ; voir aussi Bowerman 1996). Elles ont montré que
des enfants de langue anglaise et de langue coréenne, âgés de 18 à 20 mois,
réagissent de façon très différente lors de tests où il s’agit de comparer et de
grouper des activités telles que mettre (a) une pièce dans un puzzle, (b) des
jouets dans un sac, (c) un capuchon sur un stylo, et (d) un chapeau à une pou-
pée. Les enfants anglais regroupent d’une part (a) et (b), d’autre part (c) et
167
Linguistique cognitive
Tableau 6.1 La classification des mêmes activités dans deux cultures différentes
Enfants anglophones
E
n “ajusté” (a) pièce/puzzle (c) capuchon/stylo
f photo/portefeuille couvercle/bocal
a kkita (attacher)/ main/gant gant/main
n ppayta (détacher) livre/rayon aimant/surface
t ruban adhésif/surface
s légos joints/séparés
c
o “simplement (b) jouet/sac ou boîte (d) cubes empilés/séparés
r retenu” poids/balance vêtements enfilés/ôtés
é cubes/seau (chapeau, chaussure, veste)
e autres verbes entrer/sortir du bain personne assise / debout
n entrer/sortir de la maison (s’asseoir / se lever)
s
(À lire de haut en bas pour les enfants anglophones, de gauche à droite pour les
enfants coréens.)
S’agissant d’enfants en bas âge, il est peu probable qu’ils basent leur choix sur
des catégorisations conceptuelles universellement “innées”, indépendantes
de la langue. Il faut donc bien conclure qu’ils procèdent à des classifications
différentes parce qu’ils mettent en œuvre ce qu’ils ont appris à distinguer
dans la communauté où ils sont élevés. Autrement dit, ce sont les catégories
168
Langue, culture et conceptualisation : la sémantique transculturelle
Par ailleurs, John Lucy (1992b) a repéré des différences significatives chez les
adultes dans la perception d’objets concrets. Le nombre d’objets retient par
exemple beaucoup plus l’attention de locuteurs anglais que celle de locuteurs
yucatec maya. De plus, les anglophones ont tendance à catégoriser les objets
en fonction de leur forme. Les locuteurs yucatec quant à eux tendent à les
regrouper d’après leur composition matérielle. Ces divergences semblent, elles
aussi, correspondre à une différence linguistique : si, contrairement à l’anglais,
le yucatec ne marque pas le nombre, il dispose cependant d’une catégorie de
classificateurs.
Nombreux sont les penseurs au fil du temps qui ont admis l’existence de con-
cepts universaux. Des philosophes tels que Pascal, Descartes, Arnauld et Leibniz
évoquaient à ce propos les “idées simples”. Les linguistes contemporains par-
lent le plus souvent de primitives sémantiques. Il s’agit d’un petit nombre de
concepts que l’on retrouve dans toutes les langues du monde : leur significa-
tion tombe sous le sens et ne peut être décrite à l’aide de concepts qui seraient
encore plus simples.
169
Linguistique cognitive
170
Langue, culture et conceptualisation : la sémantique transculturelle
Un troisième problème surgit dès que l’on tente de décrire le sens de mots
appartenant à une autre langue. Pour la plupart des mots il n’y a pas d’équiva-
lent exact dans une autre langue. Cela vaut même pour des mots concrets et
apparemment simples. Le russe est une langue qui n’a pas d’équivalent précis
pour notre mot main, étant donné que le mot russe ruka désigne tant le bras
entier que la main. Le malais d’autre part, n’a pas d’équivalent direct pour
casser : il choisit entre deux verbes, putus et patah, selon que la cassure est
complète ou partielle.
Comment contourner ces problèmes ? Pour ne pas tomber dans les pièges de
l’obscurité et de la circularité, la paraphrase doit donc se servir de mots plus
simples que celui qu’elle doit décrire. Toute paraphrase obéissant à ce principe
est dite réductrice, parce qu’elle “réduit” le sens complexe en le décomposant
en une combinaison de sens plus simples. La notion même de paraphrase
réductrice implique qu’à un moment donné l’on tombe sur un ensemble de ter-
mes qui sont irréductibles, c’est-à-dire, qui ne peuvent plus être paraphrasés à
leur tour. Dès lors, une paraphrase sera maximalement réductrice quand elle ne
fera intervenir que des primitifs sémantiques universels.
Il y a lieu de croire que le recours à des primitifs sémantiques permet non seu-
lement d’éviter les écueils de l’obscurité et de la circularité, mais également
celui de l’ethnocentrisme. De nombreuses recherches empiriques mettent en
lumière que les primitifs ne sont pas la “propriété privée” de telle ou telle langue
171
Linguistique cognitive
172
Langue, culture et conceptualisation : la sémantique transculturelle
sake désigne une “boisson très alcoolisée faite à partir de riz”. Dans un cas
comme dans l’autre, le locuteur français doit recourir à une paraphrase s’il ne
veut pas emprunter le mot étranger. Les us et coutumes d’un pays ou d’une
région constituent un bouillon de culture propice à la création d’une foule de
mots spécifiques. Rien d’étonnant, là encore, à ce que le japonais désigne par
un mot particulier, miai, “la première rencontre formelle de deux fiancés
entourés chacun de leur famille”.
173
Linguistique cognitive
subtilement différentes les unes des autres. Pour définir ce genre de termes l’on
associe généralement une sensation (positive, négative ou neutre) à un scéna-
rio prototypique, où interviennent des grilles d’expérience (“penser”, “vou-
loir”), et éventuellement d’action (“faire”). La “tristesse”, par exemple, est
considérée d’habitude comme une émotion négative. Cependant, les associa-
tions ne seront pas tout à fait les mêmes selon qu’elle est exprimée en français
ou en anglais ; le terme anglais, sadness, est associé à l’idée “qu’il est arrivé
quelque chose de grave”. Ceci ne signifie évidemment pas que l’on ne puisse
pas se sentir sad sans que cette idée ne nous vienne à l’esprit. Ce terme impli-
que plutôt que l’on éprouve ce qu’éprouve quelqu’un à l’idée que quelque
chose de grave est arrivé. Le terme français tristesse évoque pour sa part une
association d’idées légèrement différente : l’état affectif d’insatisfaction y est
plutôt lié à l’idée “qu’on ne voit pas (plus) de raisons de se réjouir”. Quelqu’un
peut donc se dire triste sans, pour autant, cesser d’avoir des raisons d’être opti-
miste. Or, en s’exprimant ainsi, il donne à entendre qu’il se sent comme
quelqu’un qui n’aurait plus cette perspective. Ce genre de scénarios donne lieu
à des explications. Celles-ci constituent des descriptions faites à l’aide de pri-
mitifs sémantiques ; elles sont donc transposables d’une langue à l’autre sans
que le sens en soit altéré. Contrairement aux explications techniques qui repo-
sent souvent sur des formules très compliquées, elles restent accessibles au
non-spécialiste.
Dans (4b) apparaît à la fois une grille essive (il est tout joyeux / heureux) et une
grille d’action (il annonce la nouvelle). En revanche, en réponse à (5a), on
imagine mal l’emploi de joyeux. Comment rendre compte de ces différences ?
Selon la méthode de la paraphrase réductrice (décrite plus haut, sous 6.1), l’on
aura de préférence recours à des termes appartenant à la liste des concepts
universaux. Pour arriver à une caractérisation un tant soit peu explicative, il
174
Langue, culture et conceptualisation : la sémantique transculturelle
Le caractère moins immédiat de heureux est marqué par le passé (est arrivé, ai
voulu), son caractère personnel par l’ajout de me, et son caractère global par
tout et rien. En y apportant quelques modifications, on obtient l’explication de
joyeux :
(B) Explication de “X se sent joyeux”
parfois quelqu’un pense quelque chose comme ceci :
quelque chose de très bien arrive maintenant
je le veux
à cause de cela, cette personne se sent très bien
et d’autres personnes peuvent le voir
X sent quelque chose comme cela
Ceci n’est pas tout. En principe, ce type d’explication peut aussi mettre en
lumière les différences de sens entre des termes plus ou moins équivalents
dans des langues différentes. Comparons les concepts véhiculés par le français
heureux, l’anglais happy, l’allemand glücklich et le néerlandais gelukkig. Il
n’est pas sans intérêt de noter que l’adjectif allemand glücklich est nettement
moins fréquent que les équivalents heureux, happy et gelukkig ; en allemand,
l’on recourt plus souvent au verbe sich freuen (“se réjouir”) et au nom Freude
(“joie”) qu’aux termes glücklich et Glück (“bonheur”) ; par ailleurs, les
expressions où apparaissent les termes glücklich et Freude manifestent un
degré d’intensité supérieur : ils véhiculent le concept d’un “grand bonheur”,
175
Linguistique cognitive
d’une “grande joie”. Glücklich, heureux et gelukkig dénotent tous un état tel
qu’il remplit la personne de Glück, de bonheur ou de geluk, sans laisser de
place à autre chose (cf. l’explication A de heureux donnée ci-dessus). Face à
ces trois termes, l’anglais happy semble faire bande à part : il exprime une
émotion bien moins intense, paraphrasable comme suit :
(C) Explication de “X feels happy”
parfois quelqu’un pense quelque chose comme ceci :
quelque chose de bien m’est arrivé
je l’ai voulu
je ne veux rien d’autre
à cause de cela, cette personne se sent bien
X sent quelque chose comme cela
L’on retrouve des mots semblables à heureux, happy, glücklich, gelukkig dans
d’autres langues européennes : pensons à felice en italien, shtshastliv en russe,
ou szczesliwy en polonais. Il semble qu’il n’y a qu’en anglais que le concept
happy se trouve pratiquement “vidé” de sa substance. Il n’est pas exclu que les
convenances anglo-saxonnes traditionnelles y soient pour quelque chose. En
effet, si happy n’engage à rien, il permet au locuteur de ne pas faire montre de
ses émotions. Il participe dès lors de la même réticence et de la même l’imper-
turbabilité que celle se trouvant cristallisée dans des expressions comme a stiff
upper lip ou a pokerface. Certes, il y a en anglais des mots qui expriment une
émotion intense, voire exubérante : delight(ed), thrilled, overjoyed, jubilant,
exuberant, cheerful, merry, pour n’en citer que quelques-uns. Cependant, ils ne
sont employés que très rarement, et souvent dans des contextes stéréotypés. Là
où happy est un des 1 000 mots les plus fréquents de l’anglais, delighted
(l’équivalent du français enchanté et de l’allemand es freut mich) appartient à
la tranche entre 1 000 et 2 000. Joy quant à lui ne fait même pas partie de la
176
Langue, culture et conceptualisation : la sémantique transculturelle
tranche entre 2 000 et 3 000 (LDCE). Tout ceci donne encore plus de poids à la
thèse selon laquelle dans la culture anglo-saxonne – plus qu’ailleurs –,
l’expression de la vie émotionnelle se voit soumise à un plus grand nombre de
conventions (répressives).
Whorf (1956 : 139) donne lui-même l’exemple de la notion du temps, qui est
conçue différemment en hopi (langue amérindienne du Nord-Est de l’Arizona)
et en anglais. L’anglais et les autres langues européennes, qu’il réunit sous le
sigle ESC (“européen standard commun”), envisagent le temps comme un
objet matériel comptable. On dit un jour / cinq jours comme on dit une pierre /
cinq pierres. On trouve tellement normal d’appliquer la catégorie du nombre à
des entités non matérielles qu’il nous paraît difficile de concevoir qu’il puisse
exister une langue où cela n’est pas le cas. En conceptualisant notre expérience
du temps en termes d’entités matérielles comptables, nous pouvons en quelque
sorte nous le représenter, l’avoir “sous les yeux”. Or, nous avons beau objecti-
ver le temps de cette façon, il n’en reste pas moins vrai que les unités de temps
ne sont pas assimilables à des objets. Si l’on peut voir sept vases en même
temps, cette expérience est irréalisable pour sept jours en même temps. En
effet, ceux-ci se présentent à nous dans leur succession. Dans la conception du
temps des Hopi, les jours ne sont pas objectivés, de sorte que le concept “sept
jours” n’a pas de sens. Au lieu du numéral cardinal, les locuteurs hopi mettront
le numéral ordinal : ils diront donc “le septième jour” pour exprimer cette
expérience. Selon Whorf, leur représentation du temps se fait en termes de la
177
Linguistique cognitive
succession des cycles formés par le jour et la nuit. Ces cycles ne peuvent
cependant pas être entassés comme des objets matériels. Sur ce point, et sur
bien d’autres, Whorf a été vivement attaqué, mais le plus souvent à tort. Si on a
pu lui reprocher notamment d’avoir prétendu que les Hopi n’avaient aucune
notion du temps, c’est faute d’avoir compris qu’en mettant “time” entre guille-
mets, il ne visait que la notion du temps en “ESC”. Or, il n’est pas nécessaire
de voir le temps comme on voit p.ex. des pierres ou des vases – ce qu’on fait
en ESC –. En effet, on peut très bien le voir uniquement comme un événement
cyclique, et se référer à chaque cycle séparément au moyen d’un numéral ordi-
nal. La conclusion est donc claire : les Hopi ont bel et bien conscience du
temps ; seulement ils le conceptualisent autrement.
Plus près de chez nous, il a été avancé, notamment par Bally (1920), que la
grammaire allemande privilégierait une approche plus phénoménaliste de
l’expérience. Il serait en effet avéré que celle-ci se sert plus facilement de dis-
tinctions basées sur l’expérience sensorielle que la grammaire française. La
grammaire anglaise pour sa part, serait particulièrement sensible aux différen-
tes nuances que l’on peut voir dans l’influence et la manipulation interperson-
nelles. Le russe quant à lui refléterait dans certaines de ses structures
grammaticales la tradition du “fatalisme” slave. Cette matière délicate et com-
plexe a été explorée de façon intéressante par Wierzbicka (1992).
178
Langue, culture et conceptualisation : la sémantique transculturelle
179
Linguistique cognitive
De plus, on n’a pas non plus manqué de relever la similitude entre le superlatif
absolu bellissimo et la réduplication syntaxique bello bello, au point même
que, pour certaines grammaires italiennes, les deux tours sont équivalents. Il y
a cependant une différence, de taille : contrairement à la réduplication syntaxi-
que, le superlatif absolu ne prétend pas à l’exactitude ; il relève, plutôt, de
l’exagération manifeste. Or, cette exagération a bien quelque chose en com-
mun avec la fonction communicative de la réduplication : le superlatif absolu
renvoie, lui aussi, à l’émotivité du locuteur. Les différentes composantes de la
signification du superlatif absolu peuvent être réunies comme suit :
(E) Explication du superlatif absolu de l’italien :
c’est très X (è X-issimo)
je veux dire plus que cela
à cause de cela, je dis : cela ne pourrait pas être plus X
quand j’y pense, je ressens quelque chose
Comment mettre tout cela en rapport avec la culture italienne ? Dans des cons-
tructions telles que la réduplication syntaxique et le superlatif absolu, l’on
retrouve en quelque sorte la “qualité théâtrale” du style de vie “à l’italienne” :
tout y est motif à spectacle, tout se prête à la mise en scène. Barzini (1964 :73)
parle de “l’importance du spectacle”, de “l’extraordinaire vivacité”, de la “ges-
tuelle très expressive” et des “mimiques révélatrices… qui sont parmi les pre-
mières impressions qui frappent le visiteur n’importe où en Italie”. La
réduplication syntaxique et le superlatif absolu sont donc à l’image de cette vie
sociale haute en couleurs, pleine d’ostentation et de théâtralité. (L’on retrouve
une discussion plus approfondie du phénomène dans Wierzbicka 1991).
180
Langue, culture et conceptualisation : la sémantique transculturelle
Dans ce qui suit, nous nous occuperons de scripts culturels qui se rapportent à
la façon dont on dit “ce que l’on veut”. Jetons pour commencer un regard sur
la culture d’un pays très éloigné de l’Europe : le Japon. La culture japonaise
est bien connue pour sa grande réticence verbale. Elle s’inscrit dans le cadre de
l’idéal japonais de l’enryo (“la retenue, la réserve”) et se manifeste notamment
au niveau de l’expression des désirs personnels. Les Japonais sont peu enclins
à exprimer clairement et directement leurs préférences personnelles. Quand on
cherche à savoir quand et où prendre rendez-vous avec eux, ils réagissent
généralement de façon évasive, sans indiquer le moins du monde ce qui leur
conviendrait le mieux : “C’est égal quand”, “N’importe où”, “Tout est bon
pour moi”. Pour eux, il est tout à fait inhabituel de poser des questions directes
à quelqu’un sur ce qu’il souhaite personnellement. À l’exception de la famille
et des amis intimes, nul n’a le droit de demander “Qu’est-ce que vous voudriez
manger ?” ou “Qu’est-ce qui vous plairait ?” L’étiquette interdit de placer
constamment l’invité devant des choix. C’est au maître de maison de veiller au
bien-être de ses hôtes et d’anticiper leurs moindres désirs. Il convient donc de
leur offrir simplement à boire et à manger, en invitant expressément à une con-
sommation “sans enryo”, selon la formule consacrée (cf. Mizutani/Mizutani
1987, Smith 1983).
181
Linguistique cognitive
De façon générale, on peut dire que dans la culture japonaise il n’est pas de
bon ton de dire ouvertement ce que l’on veut. La plupart des Japonais trouvent
cela même malséant. La stratégie socialement acceptable à leurs yeux consiste
à émettre un message “implicite”, en espérant que le destinataire le compren-
dra et y réagira. Ainsi, ils arrivent quand même à communiquer, de façon indi-
recte. Cette attitude typique de la culture japonaise peut être captée de façon
adéquate par le script que voici :
(F) Script japonais pour “dire ce qu’on veut” :
quand je veux quelque chose
il n’est pas bon de dire aux autres : ‘je veux cela’
je peux dire autre chose
si je dis autre chose, les autres peuvent savoir ce que je veux
L’attitude anglo-américaine est tout autre. Fidèle à son idéal de liberté indivi-
duelle et d’autonomie personnelle, l’Américain ne demande pas mieux que de
s’exprimer librement et il attend des autres qu’ils en fassent autant. Autrement
dit, chacun est ici tenu d’exprimer ses préférences :
(G) Script anglo-américain pour “dire ce qu’on veut” :
tout le monde peut dire aux autres des choses comme :
‘je veux ceci’, ‘je ne veux pas ceci’
182
Langue, culture et conceptualisation : la sémantique transculturelle
Les normes à respecter pour exprimer une requête en allemand sont, elles
aussi, très éloignées de ce qui se passe en anglais. Voici ce qu’en dit John
Phillips (1989 : 88-89), qui enseigne l’anglais comme langue étrangère à
l’Université de Bayreuth :
Un employé de banque dira “Sie müssen hier unterschreiben” (Vous devez signer
ici) et non pas “Würden Sie bitte hier unterschreiben ?” (Est-ce que vous signeriez
ici, s’il vous plaît ?). À la limite, il dira “Unterschreiben Sie bitte” (Signez s’il
vous plaît). Quoique l’impératif y soit utilisé, la phrase n’est pas censée être un
ordre. Le verbe müssen (devoir) est très courant en allemand et ne cesse de surgir
dans des situations où en anglais il n’apparaîtrait pas.
Inutile de dire que les remarques qui viennent d’être citées n’ont rien de scien-
tifique et relèvent plutôt du “folklore national”. Ce genre de commentaire pré-
scientifique est néanmoins révélateur : il nous renseigne sur ce que perçoivent
ceux qui vivent dans des sociétés multiculturelles, ainsi que sur les problèmes
que pose la communication interculturelle. Plutôt que d’ignorer ces observa-
tions, il convient de leur donner une interprétation à l’intérieur d’un cadre
théorique. Ce cadre se doit d’être à la fois cohérent et motivé indépendam-
ment, comme celui des scripts culturels formulés à l’aide de primitifs
sémantiques. La méthode des primitifs sémantiques permet de formuler des
183
Linguistique cognitive
hypothèses sur les normes culturelles en vigueur, d’une façon claire et précise,
accessible à tous, sans qu’il faille avoir recours à des termes techniques ni à
des termes spécifiques d’une seule langue ou d’une seule culture.
Une dernière remarque reste à faire : il n’y a pas de communauté humaine qui
ne soit pas en évolution. Par la force des choses, les cultures ne seront donc
que rarement homogènes. Soumises à des fluctuations et à des variations de
toutes sortes, elles peuvent abriter des normes multiples et variées. Plus le
relevé des scripts culturels sera rigoureux et précis, plus le cadre analytique
ainsi mis au point sera à même de rendre compte de la diversité dans l’unité,
ainsi que de l’évolution dans la continuité.
La grammaire d’une langue n’est pas qu’un simple outil de reproduction pour for-
muler des idées, mais contribue elle-même à former des idées, c’est le programme
et le guide de l’activité mentale de l’individu, c’est ce qui lui permet d’analyser
ses impressions.
184
Langue, culture et conceptualisation : la sémantique transculturelle
6.6 Résumé
La relation entre langue et culture a toujours fasciné les philosophes, les poètes
et les linguistes. Le romantisme allemand a développé l’idée qu’à chaque lan-
gue correspond une vision du monde (“Weltansicht”) qui lui est propre. Cette
idée est à la base du développement de l’anthropologie linguistique dans le
Nouveau Monde. Elle a également donné lieu à la formulation de l’hypothèse
de la relativité linguistique, aussi connue sous le nom de l’hypothèse de
Sapir-Whorf. Selon cette hypothèse, la perception et la pensée des locuteurs
est influencée par les catégories conceptuelles mises en œuvre dans les structu-
res les plus courantes de leur langue.
185
Linguistique cognitive
Aux yeux des partisans de l’hypothèse de la relativité, tels que Sapir et Whorf,
la pensée est essentiellement orientée par les catégories abstraites et
récurrentes de la grammaire culturellement spécifique. Or, certaines structu-
res particulières peuvent elles aussi s’avérer très révélatrices. C’est le cas, par
exemple, de la réduplication syntaxique et du superlatif absolu en italien : on
peut y voir une des nombreuses manifestations de la théâtralité typiquement
italienne. Finalement, l’explication en termes de primitifs sémantiques peut
également être mise à contribution dans les scripts culturels. En effet, la des-
cription des normes culturelles qui régissent certains types de comportement se
fait souvent à l’aide de mots clés. On arrive ainsi à mieux cerner les règles
tacites qui sont en jeu d’une part et à mettre en lumière des lignes de conduite
propres à une culture déterminée d’autre part. Songeons, par exemple, à
l’importance des messages “implicites” en japonais, ou à celle des requêtes
indirectes en anglais : ces formes d’expression permettent au locuteur de
s’exprimer “librement” sans pour autant empiéter sur la liberté de l’autre.
186
Langue, culture et conceptualisation : la sémantique transculturelle
6.8 Applications
1. L’assertion suivante de Whorf (1956 : 263) est-elle plutôt représentative de
la version forte ou de la version faible du principe de la relativité
linguistique ?
187
Linguistique cognitive
Le hopi peut avoir des verbes sans sujets ; ceci rend cette langue particulièrement
apte à servir de système logique pour catégoriser certains aspects du cosmos. Le
discours scientifique, fondé sur l’indo-européen occidental et non pas sur le hopi,
fait ce que nous faisons, et voit parfois des actions et des forces là où il n’y a peut-
être que des états.
a. Ne connaissez-vous pas de langues européennes où il y a, comme en
hopi, des verbes sans sujet ?
b. Quand nous disons “il tonne” ou “il fait de l’orage”, faisons-nous fon-
cièrement autre chose que le hopi, qui dit quelque chose comme
“éclairs” ? Êtes-vous d’accord avec Whorf pour dire qu’il émane une
“force” de notre “sujet” ?
c. Du point de vue cognitif, il n’y a pas de mots “vides”. Quelle significa-
tion peut-on donner à “il” dans “il tonne” ? (Cf. chapitre 4.2.2.)
d. Là où nous utilisons des noms comme électricité ou courant, le hopi
met un verbe, p.ex. rehpi qui veut dire ‘il y a de la foudre’. Le français
est-il, dès lors, moins précis que le hopi ? (Voir aussi chapitre 1.3.2.)
3. Voici les définitions que donne le Petit Robert des mots colère, amour et
haine. Vérifiez si ces mots sont définis d’une façon obscure et/ou circulai-
re. Proposez, le cas échéant, des définitions plus claires.
amour : 1. disposition à vouloir le bien d’un autre que soi (Dieu, le prochain,
l’humanité, la patrie) et à se dévouer à lui ; 2. affection entre les membres d’une
famille ; 3. inclination envers une personne, le plus souvent à caractère passionnel,
fondée sur l’instinct sexuel mais entraînant des comportements variés (…)
188
Langue, culture et conceptualisation : la sémantique transculturelle
4. Le mot cœur figure parmi les mots les plus fréquents du français. On le re-
trouve dans de nombreuses expressions qui font partie du langage de tous
les jours : de {bon/tout} cœur, du fond du cœur,{avoir / prendre / tenir}
qqch à cœur, avoir {bon cœur / du cœur}, être sans cœur, manquer de cœur,
être de tout cœur avec qqn, {avoir / faire} mal au cœur, en avoir (gros) sur
le cœur, avoir le cœur {gros / serré / lourd}, {fendre / gagner} le cœur de
qqn, ouvrir son cœur, parler à cœur ouvert, rester sur le cœur, ne pas por-
ter qqn dans son cœur, la rage au cœur, au cœur de {l’été / l´hiver}, etc.
Pour en avoir le cœur net, si le cœur vous en dit, ou même si le cœur n’y
est pas, vous pourrez vous en donner à cœur joie en complétant ce petit
échantillon par des expressions proverbiales comme faire contre mauvaise
fortune bon cœur, loin des yeux, loin du cœur ou le cœur a ses raisons que
la raison ne connaît pas…
Croyez-vous que cette grande productivité peut être le fruit du hasard ? Es-
timez-vous le mot cœur digne d’être retenu comme mot clé de la culture
française ? Connaissez-vous d’autres langues où il semble s’employer aus-
si fréquemment et dans une aussi grande variété de contextes ?
Le désir, le but, l’émotion sont des nuances personnelles qui teintent le monde
objectif. Ce sont des états d’âme individuels et ils sont de relativement peu d’inté-
rêt pour l’âme voisine.
À votre avis, les mots français désir, but, émotion et âme sont-ils les pen-
dants exacts de desire, purpose, emotion et soul ? Quels problèmes soulève
ce genre de traduction littérale ?
6. Les Français ont souvent le mot franchise à la bouche. C’est une qualité
qu’ils semblent apprécier davantage que le tact ou la diplomatie. À n’en
pas douter, il recouvre un concept qui renvoie à une norme culturelle fran-
çaise typique. S’agit-il pour autant d’une franchise absolue et totale, admi-
se ou requise dans tous les contextes et dans toutes les situations ? Utilisez
l’approche des scripts culturels pour expliciter d’une manière précise le
contenu conceptuel de la franchise “française”. Le script culturel proposé
dans Béal (1993 :104) constitue une première ébauche dont vous pourriez
vous inspirer dans vos propres efforts.
7. Le français dispose d’au moins neuf noms différents pour désigner le con-
cept de “peur” : angoisse, anxiété, appréhension, crainte, frayeur, frousse,
inquiétude, peur, trouille.
189
Linguistique cognitive
8. Dans les pays anglophones on ne badine pas avec ce qu’on y appelle free-
dom of speech : “la liberté de parole” y est sacrée. En voici quelques mani-
festations dans des domaines variés :
(a) le “Speakers’Corner” à Hyde Park,
(b) les ragots sur la famille royale dans la presse à sensation,
(c) les insultes des hooligans à l’adresse des équipes adverses,
(d) la parodie de la vie publique dans le Muppet Show (cf. les Guignols de
l’Info).
190
Chapitre 7
QUAND DIRE C’EST FAIRE : LA PRAGMATIQUE
Dans ce chapitre, nous nous penchons sur la façon dont nous utilisons le lan-
gage pour communiquer et interagir les uns avec les autres. Il nous arrive de
nous adresser la parole uniquement pour montrer un intérêt mutuel. Dans ce
cas, ce qui importe n’est pas ce qui est dit, mais le fait de se parler. Or, la plu-
part du temps, les mots servent à “faire” quelque chose : ils nous permettent de
poser des “actes de langage”. Ceux-ci correspondent à des intentions commu-
nicatives qui relèvent essentiellement de nos deux principales facultés
cognitives : la connaissance et la volonté. Dans le domaine de la connaissance,
nous échangeons et demandons toutes sortes d’informations au moyen de ce
que l’on nomme les actes de langage informatifs. Nous ne faisons pas qu’affir-
mer, déclarer ou décrire. Il nous arrive aussi de donner des ordres, de faire des
requêtes, des promesses, des propositions ou d’imposer des exigences, tant aux
autres qu’à nous-mêmes : nous le faisons par des actes de langage volitifs. Il
existe encore un troisième type d’actes de langage. Lorsque nous saluons
quelqu’un, les paroles adéquates prononcées au bon moment ont un effet
immédiat sur la situation. On parle alors d’acte de langage performatif. Ainsi,
il suffit que le président dise “La séance est levée” pour que celle-ci soit effec-
tivement terminée.
191
Linguistique cognitive
Nous nous poserons surtout les questions suivantes : quelles sont les condi-
tions qui doivent être remplies pour que l’interaction soit réussie ? Comment
arrive-t-on à coopérer pour se comprendre ? Par quelles stratégies peut-on sau-
ver la face tout en préservant l’image de l’autre ?
Dans les deux volets suivants, nous nous arrêtons aux intentions que l’on peut
avoir en disant quelque chose. Nous proposons également une classification
cognitive des actes de langage.
Il nous arrive de parler pour parler, sans intention particulière, comme simple
signe de reconnaissance de la présence de l’autre. En saluant la voisine le
matin, nous tenons de menus propos sur la météo, le chien, le jardin. Ce fai-
sant, notre intention principale n’est pas de transmettre une information ou de
parler de nos croyances ou de nos besoins ; il s’agit seulement de bavarder en
signe de bon voisinage. Nous connaissons tous ces situations où nous sommes
tenus de parler “pour parler” : dans la salle d’attente du médecin, à une
réception, chez le coiffeur, dans le bus, etc. En dehors de ces situations typi-
ques, il arrive aussi que le silence soit rompu pour (ré)activer le contact. Dans
le fragment (1) qui suit, le client entre en contact avec le vendeur en relevant
un point qui n’a pas vraiment grand intérêt, ce qui peut surprendre l’interlocu-
teur.
(1) CONVERSATION ENTRE UN VIEUX VENDEUR DE JOURNAUX ET LE TENANCIER
D’UNE BUVETTE
Le client : Vous étiez d’attaque très tôt.
Le tenancier : Ah.
Le client : Vers les 10 heures.
192
Quand dire c’est faire : la pragmatique
Notre recours aux mots a pour but de faire prendre conscience aux autres de
notre état mental. Ce que nous voulons transmettre et l’effet que nous voulons
obtenir chez l’interlocuteur constitue notre intention communicative. L’infor-
mer, le persuader, l’encourager, le prier ou lui ordonner de faire quelque
chose…, sont autant de types d’intentions communicatives. En prononçant les
mots servant à réaliser l’une ou l’autre de ces intentions communicatives, nous
posons un acte de langage. Autrement dit, l’acte de langage est la réalisation
d’une intention communicative. Par exemple, en disant à mon oncle convales-
cent, encore pâlot, “Tu as bien meilleure mine aujourd’hui, mon oncle”, mon
but est de le réconforter par un acte d’“encouragement”.
193
Linguistique cognitive
Dans (2a) nous avons affaire à un acte de langage informatif : le locuteur fait
part d’un état de choses qu’il constate ou qu’il croit constater. Même s’il est
convaincu de la véracité de l’information, celle-ci peut aussi bien être fausse
que vraie. Dans tous les autres actes de langage il ne s’agit plus de “vrai” ou
“faux”.
Par (2b) le locuteur demande à son interlocuteur de faire quelque chose et par
(2c), ce dernier promet de le faire. Ces deux actes de langage mettent en avant
une obligation, imposée à l’autre (2b) ou à soi-même (2c). Étant reliés à la
volonté du locuteur ou de l’interlocuteur, ces actes sont qualifiés d’actes de
langage volitifs (adjectif dérivé du latin volitio ‘volonté, volition’).
Par (2d) le premier locuteur remercie l’autre et lui fait un éloge. Par ses mots
de louange, il lui exprime son appréciation.
L’exemple (2e) est d’un autre ordre : l’énoncé ne porte pas sur un fait existant.
L’événement à proprement parler est créé par la formule prononcée par qui de
droit et dans les circonstances appropriées. Ne baptise pas un navire qui veut !
Pour ce faire, il faut y être invité en tant qu’orateur de marque et suivre le rituel
qui consiste à accompagner cette parole, lors d’une cérémonie officielle, du
geste suivant : lancer une bouteille de champagne contre la proue du navire
pour qu’elle s’y fracasse.
Ce point a été repris par le disciple d’Austin, le philosophe John Searle, qui a
proposé une taxinomie de cinq types d’actes de langage : les actes assertifs
(3a), directifs (3b), commissifs (3c), expressifs (3d) et déclaratifs (3e).
(3) a. assertif : Georges fume beaucoup.
b. directif : Dehors ! J’exige que tu sortes.
c. commissif : Je promets de revenir demain.
d. expressif : Bon anniversaire !
e. déclaratif : Oui, je prends X pour époux.
194
Quand dire c’est faire : la pragmatique
Les exemples de (3) correspondent à ceux de (2). Un acte assertif (2a, 3a) per-
met de faire une déclaration, une constatation, une description, ou de poser une
question informative. Par un acte directif l’on donne un ordre (3b) ou l’on prie
quelqu’un de faire quelque chose (2b). Par un acte commissif l’on promet
quelque chose (2c, 3c) ; en s’engageant de la sorte, on s’impose une obligation.
Un acte expressif permet de féliciter quelqu’un (3d) ou de lui exprimer nos
sentiments de gratitude et d’estime (2d). Finalement, un acte déclaratif crée
une réalité sociale (nouvelle) (2e, 3e). (Il est à noter que le terme déclaratif
s’emploie dorénavant dans deux sens différents : pragmatiquement il qualifie
un acte de langage, syntaxiquement il caractérise un mode (cf. chapitre 4).
À l’exception de (3d), toutes les phrases de (3) sont au mode déclaratif.
Cependant, l’énoncé (3e) est le seul à représenter un acte déclaratif. (Comme
pour tous les mots ambigus, le contexte permet généralement de savoir dans
quel sens le mot est pris.)
Sans remettre en question cette taxinomie, par ailleurs tout à fait convaincante,
on peut essayer d’approfondir les liens que les différents types d’actes de lan-
gage entretiennent les uns avec les autres. En agissant de la sorte, on pourra les
regrouper dans des catégories superordonnées auxquelles s’appliquent les
mêmes principes. Ainsi, en associant les questions informatives du type Est-ce
que Georges fume ? aux actes de langage assertifs (3a), on reconnaît implicite-
ment l’existence d’une catégorie superordonnée d’actes de langage informa-
tifs. De même, on peut réunir les actes de langage directifs et commissifs dans
la catégorie superordonnée des actes de langage obligatifs. Ce regroupement
se justifie dans la mesure où dans les deux cas le locuteur impose une obliga-
tion, que ce soit à l’interlocuteur ou à lui-même. Les actes de langage expres-
sifs et déclaratifs, pour leur part, ont aussi quelque chose de fondamental en
commun. Tout comme les actes déclaratifs, les actes expressifs requièrent un
contexte social ritualisé. On ne félicite pas quelqu’un sans occasion spéciale
(anniversaire, nomination, promotion, …) ; ne pas le faire pourrait être consi-
déré comme un oubli, voire même une preuve d’indifférence. L’existence de ce
genre d’expectative montre bien qu’en exécutant un acte de langage expressif,
on contribue à maintenir ou à créer la réalité sociale à l’image de ce qui se
passe avec les actes de langage déclaratifs. On peut donc les réunir dans la
catégorie superordonnée des actes de langage constitutifs.
195
Linguistique cognitive
Les actes de langage informatifs comprennent tous les actes de langage qui
mettent en jeu une information au sujet de ce que l’on sait, pense, croit ou res-
sent. Ils correspondent à ce que, soit on donne une information, soit on la
demande ou encore on indique qu’elle nous fait défaut.
(4) a. Je ne connais pas cette ville.
b. Pouvez-vous m’indiquer le chemin de la gare, s’il vous plaît ?
c. Oui, ici vous tournez à gauche, puis vous prenez la deuxième à droite.
Là, vous verrez la gare sur votre gauche.
Les actes informatifs sont très variés et reposent sur de nombreuses supposi-
tions. Ainsi, l’on peut s’attendre à ce que l’interlocuteur veuille savoir pour-
quoi on pose une question (4a), ou à ce qu’il ne connaisse pas nécessairement
la réponse (4b). Dès lors, on peut d’abord expliquer la raison de la question
(4a). Ensuite, pour vérifier si l’interlocuteur connaît la réponse, on peut choisir
la formule indirecte (“Pouvez-vous m’indiquer”) plutôt que de poser la ques-
tion de manière directe (“Où est la gare ?”). De même, l’interlocuteur ne se
limite pas à répondre par “oui” ou par “non” à la question posée ; (4c) montre
qu’il l’interprète (4b) bel et bien comme une demande d’information. Notons
aussi qu’il a recours au mode impératif sans pour autant imposer une obliga-
tion à son interlocuteur. Ceci montre bien qu’il n’y a pas de correspondance
directe entre la forme d’une expression linguistique (ici le mode impératif) et
l’intention communicative.
Dans les actes de langage obligatifs, la motivation et l’effet visé sont tout
autres. En réaction à un acte directif, l’interlocuteur n’a que deux issues : soit
exécuter l’instruction, soit expliquer pourquoi il ne peut pas le faire. Imaginons
la situation suivante : en quittant une soirée, Marc, qui n’a pas bu, propose à
Pierre, qui est un peu éméché :
(5) a. Marc : Pierre, peux-tu me donner les clefs de la voiture, je vais con-
duire.
b. Pierre (les lui remettant) : D’accord, la prochaine fois, c’est mon tour.
Promis !
196
Quand dire c’est faire : la pragmatique
197
Linguistique cognitive
! Actes de langage
Dans les sections suivantes, nous abordons les trois grands types d’actes de
langage, à savoir les actes constitutifs, informatifs et obligatifs. Nous les étu-
dions respectivement sous l’angle des conditions de réussite (7.2), du cadre
interpersonnel et culturel (7.3) et des stratégies de politesse (7.4). Nous com-
mençons par la catégorie la plus petite, celle des actes de langage constitutifs.
Bien que la catégorie des actes de langage constitutifs soit moins grande que
celle des actes informatifs et obligatifs, elle compte cependant le plus grand
nombre de sous-catégories. Ceci vaut autant pour la catégorie des actes expres-
sifs que pour celle des actes déclaratifs. La plupart des actes expressifs concer-
nent les aspects émotionnels de la vie. Ils peuvent se manifester aussi bien de
façon non linguistique que linguistique. Dans nos cultures occidentales, par
exemple, on se serre la main en guise de salutation. Ce geste peut être accom-
pagné de formules très informelles, relativement formelles, ou institutionnali-
sées et hautement formelles.
198
Quand dire c’est faire : la pragmatique
Plus une expression est prise pour une formule informelle, plus on aura ten-
dance à l’abréger : jour (pour ‘bonjour’), désolé (pour ‘je suis désolé’), excuse
(pour ‘excuse-moi’), d’ac (pour ‘d’accord’), à la répéter : merci, merci beau-
coup, ou à la combiner avec des interjections : Oh, merci beaucoup. C’est dans
les situations informelles que nous disposons de la plus grande marge de créa-
tivité. Ceci explique aussi l’apparition de nouvelles formes, comme par exem-
ple coucou au lieu de salut, ou encore ciao ou bye-bye au lieu de au revoir, à
tout à l’heure ou salut.
Certains actes publics se trouvent à mi-chemin entre les actes informels et les
actes formels. C’est notamment le cas quand ils sont effectués, non pas par des
personnes légalement nommées, mais par des personnes particulières ou sim-
plement par des gens participant à une relation interpersonnelle. Nous pensons
p.ex. au porte-parole qui s’exprime au nom d’autres personnes ou qui les
représente.
Le fragment dans son ensemble est un acte constitutif en ce sens que son inten-
tion communicative est de présenter des excuses. Néanmoins, l’on distingue
des sous-intentions à l’intérieur de ce fragment. Tout d’abord, le porte-parole
informe le public du présupposé motivant les excuses : on ne peut être accusé
de choquer si on n’a pas l’intention de choquer. Mais il admet volontiers que
des personnes puissent se sentir offensées, et c’est à celles-là qu’il présente ses
199
Linguistique cognitive
excuses “au nom de” l’artiste. Ces excuses publiques au nom de quelqu’un
indiquent que la personne qui effectue cet acte a l’autorisation de présenter ces
excuses. L’utilisation de la forme nous rappelle cette autorisation.
Cette dernière phrase établit clairement une autre distinction. Les deux expres-
sions nous sommes désolés et nous vous faisons des excuses illustrent le fait
qu’il existe des actes de langage implicites et explicites. Ces expressions indi-
quent clairement que nous ressentons du regret, mais la déclaration être désolé
sert à exprimer un sentiment de regret et à présenter ses excuses sans nommer
explicitement l’acte effectué. Par contre, l’expression faire des excuses décrit
l’acte de parole tout en l’exprimant. Dans ce cas on parle d’un verbe perfor-
matif. Cette différence explique que l’on puisse dire qu’on est «sincèrement»
désolé, mais pas que l’on est désolé au nom de quelqu’un d’autre. En effet, ce
disant on ne fait qu’exprimer l’acte de faire des excuses : on ne le décrit cepen-
dant pas. En revanche, l’on peut dire que l’on fait des excuses au nom de
quelqu’un, justement parce qu’en l’occurrence on ‘décrit’ en même temps.
Comme le montre la liste de verbes du tableau 1, il existe des verbes performa-
tifs pour chacune des trois catégories d’actes de langage.
200
Quand dire c’est faire : la pragmatique
C’est néanmoins dans les actes de langage constitutifs que les conditions de
réussite se manifestent le plus clairement. Comme l’illustre la célébration d’un
mariage (9), la validité de cet acte institutionnalisé dépend de la stricte obser-
vation d’une série de conditions bien déterminées. Il suffit qu’une seule d’entre
elles ne soit pas remplie pour que l’on puisse y faire objection légalement. En
raison d’un vice de forme, la célébration peut être déclarée nulle et non ave-
nue. Aussi, la personne qui officie doit être officiellement autorisée à le faire :
à l’église il faut que ce soit un prêtre, à l’hôtel de ville le maire ou un adjoint
du maire, à l’étranger l’ambassadeur ou un attaché de l’ambassade, en mer le
capitaine du bateau, en avion le commandant de bord…
De même, en droit, une erreur de procédure est une raison suffisante pour por-
ter une affaire jugée devant une cour d’appel : si l’on peut prouver que le pro-
cès est entaché d’un vice de procédure, la sentence restera sans effet et risque
même d’être révoquée.
201
Linguistique cognitive
Même si les conditions de réussite ont le plus de poids dans les actes
déclaratifs institutionnalisés, elles sont loin d’être négligeables dans les actes
expressifs constitutifs des rituels de la vie quotidienne. En effet, si l’on veut
féliciter une personne à l’occasion de son anniversaire, de son mariage ou
d’une promotion, on a intérêt à ne pas se tromper de personne ou de date…
Sinon, ce serait comme si l’événement n’avait pas eu lieu, et l’on n’aura à son
actif qu’une tentative “infructueuse” de présenter des félicitations.
(11) a. Le mari à sa femme : Bon anniversaire, ma chérie.
b. La femme : Quand vas-tu enfin te souvenir de la date de
mon anniversaire ?
Quel que soit le type d’acte constitutif que nous nous engagions à accomplir, la
règle est la même : il faut que la personne, le moment et l’endroit soient bien
choisis. Les formules prononcées ne seront à leur place et ne pourront aboutir,
c’est-à-dire “se constituer en acte”, que si toutes les conditions sont remplies.
Sinon, rien ne “se fait”, et il ne reste que quelques paroles rituelles prononcées
en l’air, hors de propos.
202
Quand dire c’est faire : la pragmatique
ce qui suit, nous examinons de plus près comment la bonne marche d’une con-
versation dépend de la collaboration entre les interlocuteurs.
Dans ce type d’interaction, les partenaires se connaissent : ils se sont déjà ren-
contrés et adressé la parole auparavant. Le cadre de vie et les habitudes de
l’autre leur sont familiers. Autrement dit, ils disposent d’un savoir préalable,
qui constitue l’arrière-fond de leur rencontre. Anne sait que Pierre sort souvent
avec ses enfants et qu’il se rend à divers endroits avec eux. Dans (12a) ce
savoir acquis est pris comme présupposition conversationnelle. Pour Pierre
aussi bon nombre de choses paraissent aller de soi. Il assume qu’Anne partage
avec lui certaines connaissances du monde : elle sait qu’il y a un parc dans le
voisinage et qu’il constitue un but de promenade pour les enfants. Ce genre de
savoir est marqué grammaticalement, notamment par l’usage des articles
définis (“les enfants” dans (12a), et “le parc” dans (12b)). C’est pourquoi on
parle ici de présuppositions conventionnelles : quiconque connaît la gram-
maire pourra déduire qu’il ne s’agit pas de référents nouvellement introduits.
Dans la plupart des échanges ordinaires tels que celui-ci, on retrouvera des élé-
ments présupposés. Ces éléments, soit présumés acquis préalablement soit
désignés comme tels dans la situation conversationnelle, sont assumés comme
acquis.
203
Linguistique cognitive
Les téléspectateurs n’auront pas de mal à repérer dans cette affirmation un cer-
tain nombre de présuppositions culturelles : le locuteur vit dans un pays aux
traditions démocratiques, où sont organisées régulièrement des élections, aux-
quelles participent plusieurs partis ; le quartier où il vit constitue une petite
communauté où tout le monde se connaît. À tel point que même les convic-
tions politiques et les intentions de vote des uns et des autres sont connues de
tous.
Des énoncés aussi courts que (12) et (13) contiennent une bonne part d’infor-
mation présupposée ou présentée comme connue. Il n’est dès lors pas étonnant
que les non-initiés ne puissent pas en tirer grand-chose. Cependant, les initiés
n’ont aucun mal à comprendre que, dans (13), “tout le monde” ne doit pas être
pris littéralement. Leur savoir culturel leur permet de faire abstraction des
mineurs, des abstentions et des votes blancs. Autrement dit, celui qui connaît le
système n’accusera pas M. Durant de mensonge, ni même d’exagération. Il
comprendra que la grande majorité des habitants du quartier où habite M.
Durant pouvant voter et le faisant effectivement, votent à gauche. Comment
expliquer l’abîme entre l’interprétation littérale de l’énoncé (13) et l’interpré-
tation nuancée que les auditeurs en font spontanément ?
204
Quand dire c’est faire : la pragmatique
Grice (1975 : 45-46) précise ce principe directeur à l’aide de quatre règles plus
spécifiques appelées maximes conversationnelles. À ses yeux, celles-ci
régissent tout échange verbal rationnel.
a. QUALITÉ : Essayez de rendre votre contribution vraie.
1. Ne dites pas ce que vous croyez être faux.
2. Ne dites pas ce pour quoi vous manquez de preuve suffisante.
b. QUANTITÉ : Rendez votre contribution aussi riche en informations
qu’il est requis (pour la communication en cours).
Ne rendez pas votre contribution plus informative
qu’il n’est requis.
c. PERTINENCE : Soyez pertinent.
d. MODE DE PRÉSENTATION : Soyez clair et transparent.
(i) Évitez toute expression vague.
(ii) Évitez l’ambiguïté.
(iii) Soyez bref (évitez toute prolixité superflue).
(iv) Soyez ordonné.
205
Linguistique cognitive
montre pas coopératif : cette troisième réponse implique en effet, qu’il s’agit
du fait avéré. Autrement dit, dans (15c) il présente les choses comme s’il avait
eu accès à l’information là où il n’en est rien. Sa réponse constitue donc bien
une violation du principe de qualité de sa part. On ne peut cependant pas parler
de mensonge, car il se peut que ce qu’il avance sans preuve soit effectivement
le cas.
Il ne semble pas y avoir de lien direct entre la réponse donnée par André et la
question posée par Marie. Mais, à y regarder de plus près, selon Grice, les
interlocuteurs ont néanmoins tendance à être coopératifs, même quand leur
réaction surprend quelque peu. Admettant qu’André se montre malgré tout
coopératif et que sa réponse a donc trait à la question posée, on arrivera à en
déduire, par le biais de la maxime de “relation” ou pertinence, que la réponse
est contenue dans le journal qui se trouve sur la table.
206
Quand dire c’est faire : la pragmatique
Toutefois, cet échange conversationnel n’est obscur que si l’on prend le point
de vue “littéral” d’Alice, qui exclut la métaphore de la panoplie des stratégies
coopératives habituelles. En faisant appel à une double métaphore dans ses
interventions (18a) et (18d), le Gros Coco nous confronte au problème de
l’usage métaphorique du langage. L’opacité qui en découle peut donner à pen-
ser que la quatrième maxime de Grice ne s’applique qu’aux conversations
logiques et rationnelles. Or, il suffit d’étendre le principe de coopération pour
que ces énoncés deviennent clairs, transparents et univoques. Les deux
métaphores conceptuelles sous-jacentes en jeu peuvent être formulées comme
suit : QUAND ON SORT VAINQUEUR D’UNE BATAILLE, ON OBTIENT LA GLOIRE et
DÉBATTRE C’EST SE BATTRE. Autrement dit, de même que l’on gagne une
bataille en assénant des coups à l’adversaire, on sort vainqueur d’un débat à
force d’arguments. “Un bel argument sans réplique” a la force d’un coup de
boutoir ; ce coup de grâce, qui laisse l’adversaire k.o., apporte la gloire au
combattant. Loin d’obscurcir les choses, les métaphores du Gros Coco permet-
tent, au contraire, d’aller au-delà de ce qui peut être représenté par le langage
non métaphorique, non figuré. La critique d’Alice (18e) peut d’ailleurs, nous
faire prendre conscience de l’enjeu de l’usage métaphorique du langage. En
effet, la “gloire” ne signifie pas “un bel argument sans réplique”, − comme
elle s’en offusque, − mais ceci n’empêche l’inverse d’être absolument vrai : un
“bel argument sans réplique” pourrait bien lui valoir la “gloire”.
1. Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles, suivi de Ce qu’Alice trouva de l’autre côté du miroir,
Gallimard : Folio Classique, p. 274 (1994).
207
Linguistique cognitive
La dernière maxime de Grice doit donc être prise dans un sens plus large.
Sinon, elle ne serait pas à même de rendre compte du fait que le langage
imagé, avec ses métaphores et ses métonymies, fait partie intégrante du lan-
gage de tous les jours ; il nous permet d’atteindre des niveaux de pensée plus
“profonds” ou plus “élevés”. Bien que l’application de cette dernière maxime
pourra varier selon les cultures, elle n’en restera pas moins étroitement liée aux
stratégies cognitives régissant toute recherche de sens. Cette mise au point ne
diminue bien sûr en rien la portée du mode de présentation, son dessein étant
justement de le projeter sur une toile de fond “cognitive” universelle.
Les maximes proposées par Grice permettent de voir comme le principe uni-
versel de coopération est à l’œuvre dans les différentes langues et cultures.
Grâce à lui, nous ne disposons plus seulement d’universaux idéationnels. En
effet, nous sommes maintenant en mesure d’ajouter aux primitifs sémantiques
présentés au chapitre 6, quelques universaux interpersonnels, encore appelés
pragmatiques. Nous en dérivons les stratégies communicatives qui sont au
centre des échanges d’information. Néanmoins, les catégories présentes dans
les maximes doivent être complétées par d’autres catégories plus spécifiques,
propres à chaque culture. Pour le mode de présentation, notamment, il semble
bien que différentes modulations soient à prévoir au vu de la grande variété de
styles de communication existant dans le monde.
Cela veut-il dire que le locuteur est tenu de dire toute la vérité, d’en dire autant
qu’il le pourra ? C’est ce qu’une interprétation trop littérale de la maxime de
quantité pourrait nous faire croire. Or, la réponse est : Non ! Et ce pour une rai-
son bien simple : en formulant très explicitement ses intentions communicati-
ves, le locuteur augmente ses chances de bien se faire comprendre par son
interlocuteur. Celui-ci risque cependant d’avoir l’impression d’être surin-
formé, et d’être en quelque sorte pris pour un imbécile. À bon entendeur,
salut !, dit le proverbe. Il suffit que le locuteur formule sommairement son
intention communicative pour que l’interlocuteur se débrouille. Autrement dit,
208
Quand dire c’est faire : la pragmatique
Il arrive qu’une réponse paraisse tout à fait hors de propos. Or, Grice prétend
que même en cas de violation manifeste d’une règle conversationnelle, il suffit
souvent de creuser un peu pour trouver une interprétation qui aille dans le sens
d’un comportement coopératif. Prenons l’exemple suivant :
(20) a. Mathilde : Comment trouves-tu ma nouvelle coiffure ?
b. Jacques : Si on y allait maintenant ? Allons-y, Mathilde.
209
Linguistique cognitive
Une phrase comme (21a) constitue une réponse valable à la question de savoir
si Pierre est diplômé. L’implicature qu’il ne s’agit que d’un seul diplôme garde
sa validité aussi longtemps qu’elle n’est pas levée.
Bien que Pierre utilise la structure “pas A, mais B”, son but ne peut pas être
d’apporter une précision, car il n’a pas pu supposer un seul instant que Gilles
ait pu croire tenir autre chose en main qu’une raquette de tennis. Face à cette
violation manifeste de la maxime de qualité, son partenaire ne peut que con-
clure à l’ironie, assumant que Pierre reste coopératif en dépit des apparences.
Gilles aura donc vite fait d’interpréter l’intention communicative de Pierre : en
suggérant qu’il manie la raquette comme s’il s’agissait d’une cuiller à café,
Pierre lui fait comprendre qu’il joue comme un pied. Ce qui est impliqué est
que Pierre reproche à Gilles de jouer mal.
210
Quand dire c’est faire : la pragmatique
Pour que (24a) puisse paraître approprié, il faut imaginer une situation où
quelqu’un, qui ne serait pas encore trop éloigné pour revenir sur ses pas, aurait
oublié de fermer la porte. Le genre de remontrances illustré par (24b) ne peut
s’adresser qu’à un enfant en bas âge qui aurait refusé d’obéir à un ordre préala-
ble. Dans les sections suivantes, nous verrons pourquoi la politesse joue un
rôle si important dans les actes de langage obligatifs.
211
Linguistique cognitive
Que ce soit pour demander Pouvez-vous me passer le sel, s’il vous plaît ?, ou
Pouvez-vous me dire quelle heure il est ?, dans les deux cas nous mettons en
œuvre des stratégies de politesse. Il est clair néanmoins que l’acte obligatif et
la question informative répondent à des motivations et finalités différentes.
En posant une question informative, le locuteur n’est jamais sûr que son inter-
locuteur soit à même de lui donner le renseignement demandé. Dès lors, le
recours à une tournure interrogative va de soi, ainsi que l’emploi du verbe pou-
voir (25a). Même si le locuteur ne part pas de l’idée que l’autre doit être au
courant, son intention communicative va plus loin : en vertu de la maxime de
qualité, il suffit que l’interlocuteur puisse répondre pour qu’il le fasse. Rien de
dramatique cependant s’il s’avère incapable de lui fournir l’information (25b).
(25) a. Michel : Pouvez-vous me dire à quelle heure part le prochain bus ?
b. Dame : Je suis désolée, je ne sais pas.
Michel admettra sans plus que la dame ne sait pas et il ne songera pas à lui en
faire reproche. Il ne va pas la soupçonner de cacher l’information. Ce genre de
pensées n’affleure que dans la sphère privée, lorsqu’il est question de secrets
de famille, de relations sexuelles ou de problèmes d’argent, par exemple. La
politesse veut que nous respections la vie privée des autres ; elle nous interdit
de nous mêler de ce qui ne nous regarde pas. En posant des actes directifs, on
risque de perdre la face ou d’entrer en conflit avec l’autre. En revanche, dans
les échanges informatifs, l’on se sentira plus à l’aise pour poser toutes sortes
de questions, puisque l’enjeu personnel est nettement moindre.
212
Quand dire c’est faire : la pragmatique
lui et Carine viennent de se disputer. Par contre, une réponse du type (26c) est
un excellent moyen pour s’esquiver dans les règles : en signalant que le pré-
supposé concernant sa capacité à le faire ne tient pas, Michel reste courtois,
quitte à devoir s’expliquer devant la surprise de Carine (26d-e).
Quand nous nous trouvons engagés dans un acte directif, plusieurs stratégies
s’offrent à nous pour éviter de donner l’impression d’être grossiers ou pour
nous tirer d’affaire sans que la situation devienne déplaisante. Une tactique
assez fréquente consiste à utiliser une tournure interrogative plutôt qu’une
forme impérative, et de préférer à la question directe Veux-tu (26a) une formule
moins engageante, comme Peux-tu ou Pourrais-tu. Du coup, la requête sera
perçue comme moins coercitive.
Dans cet échange, personne ne perd “la face” . Pour commencer, Ariane ne dit
pas Viens à la fête demain, et la formule interrogative qu’elle emploie pour
inviter Monique est des plus neutres ; elle aurait pu être plus directe, par exem-
ple, Tu viens à ma fête ? De son côté, Monique respecte aussi la “face”
d’Ariane : plutôt que de lui opposer un refus net, elle commence par dire que
l’idée lui plaît, avant d’expliquer pourquoi il ne lui est pas possible de dire oui.
En prétextant qu’elle n’a pas le choix, sans toutefois rejeter ouvertement l’invi-
tation, elle évite de heurter les sentiments de son interlocutrice. Rien ne dit,
d’ailleurs, qu’elle soit sincère : elle peut, en fait, tout simplement ne pas avoir
envie d’y aller.
Cet exemple montre que lorsqu’on se parle, on négocie, d’une part le sens de
ce qu’on se dit, et d’autre part le type de rapport qu’on entretient tout au long
de l’échange. Il ne suffit pas de dire à l’autre ce que l’on pense, ce que l’on
veut, ce que l’on ressent. Encore faut-il tenir compte de ce que l’autre peut
penser, vouloir ou ressentir en retour. Est-ce que je ne risque pas de vexer
l’autre en disant ce que j’ai réellement envie de dire ? Continuera-t-il à
213
Linguistique cognitive
214
Quand dire c’est faire : la pragmatique
leurs positions, sentiments ou intentions. Or, dès que l’on quitte le terrain des
sujets “sûrs”, on s’expose à des actes de langage potentiellement “dangereux”.
Autrement dit, c’est maintenant la “face” de chacun des participants qui est en
jeu, tant au niveau des actes informatifs qu’à celui des actes obligatifs, où ceci
est particulièrement visible. En effet, en s’engageant à faire quelque chose, ou
en engageant l’autre à le faire, on se découvre la face ou on enjoint l’autre à le
faire, ce qui rend cette “face” particulièrement vulnérable.
215
Linguistique cognitive
En guise de conclusion, nous pouvons établir un rapport plus général entre les
trois grands types d’actes de langage et les différents types de phrase. Au cha-
pitre 4 (Section 4.4.1.), nous avons associé les types de phrase à trois modes
d’expression fondamentaux : le mode déclaratif, le mode interrogatif et le
mode impératif. En examinant le langage conversationnel, nous avons vu tout
au long du présent chapitre que l’intention communicative n’est pas directe-
ment liée à un mode d’expression particulier. Pour les actes de langage
216
Quand dire c’est faire : la pragmatique
obligatifs notamment, il n’est pas rare que l’on se tourne vers un mode
d’expression autre que le mode impératif. Un énoncé déclaratif, comme Tu as
laissé la porte ouverte, passe facilement pour un ordre implicite.
Ce tableau se lit dans les deux sens. En partant des types de phrase, on voit que
la phrase déclarative peut exprimer toute sorte d’acte de langage, que la phrase
interrogative exprime soit un acte informatif soit un acte obligatif et que la
phrase impérative exprime toujours un acte obligatif. Inversement, en prenant
comme point de départ les actes de langage, on s’aperçoit que les actes consti-
tutifs s’expriment (presque toujours) au moyen de phrases déclaratives, alors
que les actes informatifs s’expriment également à l’aide de phrases interrogati-
ves. Les actes obligatifs, finalement, − et en particulier les actes directifs, −
s’expriment tant par des phrases déclaratives et interrogatives que par des
phrases impératives. Or, comme nous l’avons vu – et nous y reviendrons
encore plus loin –, le choix du type de phrase est marqué stylistiquement et
entraîne des différences de fonctionnement considérables.
217
Linguistique cognitive
7.5 Résumé
Après les six chapitres essentiellement consacrés à la fonction idéationnelle
du langage, l’intérêt s’est maintenant déplacé vers la fonction interperson-
nelle. Dans le présent chapitre, nous avons vu que lorsque le langage ne se
limite pas à instaurer une simple communication phatique, il sert fon-
cièrement à “faire” quelque chose. Pour être plus précis, il sert à réaliser des
actes de langage qui correspondent à des intentions communicatives spécifi-
ques. Dès que l’on s’occupe d’analyser ce qu’on “fait” au moyen du langage,
on entre dans le domaine de la pragmatique. On distingue trois types d’actes
de langage : les actes informatifs, les actes obligatifs et les actes constitutifs.
218
Quand dire c’est faire : la pragmatique
Quand il s’avère impossible de répondre par non à une question, celle-ci repré-
sente un acte de langage obligatif. Tout acte de langage requiert bien sûr un
certain tact, mais les stratégies de politesse sont le plus clairement à l’œuvre
dans les actes obligatifs. Ainsi, on évitera par exemple d’employer l’impératif,
souvent ressenti comme trop abrupt. À cet acte de langage direct l’on préfé-
rera un acte de langage indirect. Celui-ci procède d’une stratégie de poli-
tesse négative lorsque le but est de signaler qu’on respecte la face de l’autre.
C’est ce que l’on fait en s’enquérant, par exemple, de ce qu’il est en mesure de
faire. Au lieu de se mettre en retrait par rapport à l’autre, on peut également
suivre une stratégie de politesse positive : on cherchera alors à se rapprocher
de l’autre, en proposant p.ex. une action commune.
219
Linguistique cognitive
7.7 Applications
1. Analysez les énoncés suivants. S’agit-il d’actes constitutifs, obligatifs ou
informatifs ? Identifiez aussi le sous-type : (expressifs / déclaratifs, direc-
tifs / commissifs, assertifs / interrogatifs). Indiquez pour les actes obligatifs
s’ils sont directs ou indirects.
(a) Veux-tu que je te fasse un café ?
(b) Je déclare la séance levée.
(c) (Dans une librairie) : Où se trouve le rayon des dictionnaires, s’il vous
plaît ?
(d) (Dans une pension de famille) : Désirez-vous prendre votre café
maintenant ?
(e) (Sur la porte d’un magasin) : Fermé entre 12h. et 14 h.
(f) Oh, mon Dieu, le voilà encore reparti.
(g) Mais, bon sang, qu’est-ce que tu fabriques dans ma chambre ?
(h) Tu ne pourrais pas faire un peu moins de bruit ?
(i) Qu’est-ce qu’il fait froid ici !
(j) Combien de fois faut-il que je te répète que ça suffit ?
(k) Tu n’y crois pas toi-même.
3. Nous avons vu que le degré de formalité peut varier, notamment pour les
actes expressifs (section 7.2.1.). En fonction du contexte, on choisira entre
les expressions verbales performatives “présenter ses excuses”, “faire des
220
Quand dire c’est faire : la pragmatique
221
Linguistique cognitive
Marie : Eh bien, je suis allée chez mon médecin traitant lundi der-
nier. Il m’a fait consulter un spécialiste. Je dois rentrer en
clinique au mois de juillet, du moins si tout se passe
comme prévu. En plein été, tu sais ce que c’est ! Tout le
monde part en vacances… Alors, ça risque de prendre une
éternité avant qu’on me soigne convenablement. Je ne sais
pas comment je vais tenir le coup.
(d) – Pouvez-vous me donner l’heure, s’il vous plaît ?
– Oui, bien sûr.
(e) – Que fais-tu en ce moment ?
– Je fais ce que je peux !
(f) – Est-ce que vous avez l’heure ?
– Oui, mais je n’ai pas le temps !
222
Quand dire c’est faire : la pragmatique
(b)
Représentante : Je représente la société Top Invest. En raison du niveau
très faible des taux d’intérêt, les placements intéressants
sont devenus extrêmement rares.
M. Moreau : Euh, oui, c’est vrai !
Représentante : C’est pourquoi j’ai pensé, M. Moreau, que le nouveau
produit d’investissement que notre société vient de lancer
pouvait vous intéresser. Le rendement qu’il procure est
bien meilleur celui des comptes d’épargne traditionnels et
il est supérieur à celui qu’offrent les autres produits d’in-
vestissement du même genre.
M. Moreau : Oui.
Représentante : Dites-moi, M. Moreau, cela vous ferait-il plaisir de rece-
voir les informations détaillées au sujet de notre nouveau
produit d’investissement qui peut vous garantir un rende-
ment allant jusqu’à du neuf pour cent ?
223
Chapitre 8
LA STRUCTURATION DES TEXTES :
LA LINGUISTIQUE TEXTUELLE
Jusqu’ici nous nous sommes penchés sur des expressions linguistiques simples
telles que le mot, le morphème, la phrase. Au chapitre 7, notre intérêt s’est
porté sur les différentes façons dont un simple énoncé peut être interprété dans
la communication comme un acte de langage. Maintenant, nous allons au-delà
de l’énoncé pour voir comment les expressions linguistiques sont interprétées
à la lumière d’un ensemble plus grand. La question centrale qui nous occupera
ici est la suivante : comment les éléments linguistiques se regroupent-ils pour
former un texte ?
Le texte est l’évocation orale ou écrite d’un événement ou d’une série d’événe-
ments. Néanmoins, les mots d’un texte ne suffisent pas pour en donner une
représentation complète. Ils ne peuvent dès lors pas constituer à eux seuls
l’objet de la linguistique textuelle. Celle-ci a donc pour objet l’interprétation
qui se dégage des mots et des phrases du texte. Elle vise à comprendre com-
ment nous nous y prenons pour interpréter un texte. Il est rare qu’un texte con-
tienne l’ensemble des indices permettant de l’interpréter. Le plus souvent, nous
y ajoutons toute une série d’éléments. Pour ce faire, nous nous fondons sur nos
connaissances préalables. Notre représentation du texte comporte donc deux
dimensions : d’une part, nous essayons de l’interpréter de façon cohérente à
partir des éléments qu’il contient, et d’autre part, nous y apportons notre pro-
pre mentalisation du monde. Autrement dit, la cohérence n’est pas en première
instance une propriété des expressions linguistiques mêmes du texte. Elle pro-
cède foncièrement et fondamentalement des liens conceptuels unissant les
225
Linguistique cognitive
différentes entités évoquées dans le texte et de ceux que l’on établit entre les
différents événements rapportés. Dans le premier cas, on parle de cohérence
référentielle, dans le second, de cohérence relationnelle. Ces deux types de
cohérence constituent l’objet du présent chapitre. Il termine sur un aperçu des
différentes relations de cohérence possibles entre des types d’événements.
À l’oral, la notion de texte porte donc sur la communication verbale, sans que
les aspects paraverbaux ni non-verbaux de la communication soient concernés.
Le texte peut donc être défini comme l’ensemble des expressions linguistiques
utilisées dans la communication. Cette définition du texte s’applique éga-
lement à la communication orale, du moins aux éléments verbaux de la com-
munication (à l’exclusion des éléments paraverbaux et non verbaux). Le
passage du texte à la compréhension de la communication se fait sur la base de
l’interprétation qui s’établit à partir du fonds culturel, de la connaissance du
monde et de la position individuelle du locuteur et de l’interlocuteur. Cette
vision d’ensemble est représentée synoptiquement dans le tableau 1.
226
La structuration des textes : la linguistique textuelle
! communication
! fonds culturel
! connaissance du monde
! idées et sentiments
L’autre [projet] proposait d’abolir tous les mots quels qu’ils fussent, car les santés
y gagneraient aussi bien que la concision. N’est-il pas indéniable que chaque mot
que nous disons contribue pour sa part à corroder et à débiliter nos poumons, et
par conséquent à raccourcir notre vie. On peut donc envisager une autre solution :
227
Linguistique cognitive
puisque les mots ne servent qu’à désigner les choses, il vaudrait mieux que chaque
homme transportât sur soi toutes les choses dont il avait l’intention de parler. Et
cette invention se serait certainement imposée, pour le plus grand bien-être physi-
que et intellectuel des gens, si les femmes, conjurées en cela avec le bas peuple et
les illettrés, n’avaient menacé de faire une révolution. Elles voulaient conserver le
droit de parler avec la langue, à la façon de leurs aïeux ; car le vulgaire fut toujours
le pire ennemi de la science. Nombreux sont cependant, parmi l’élite de la pensée
et de la culture, ceux qui ont adopté ce nouveau langage par choses. Ils ne lui trou-
vent d’ailleurs qu’un seul inconvénient : c’est que, lorsque les sujets de conversa-
tion sont abondants et variés, l’on peut être forcé de porter sur son dos un ballot
très volumineux des différentes choses à débattre, quand on n’a pas les moyens
d’entretenir deux solides valets à cet effet. J’ai souvent rencontré deux de ces
grands esprits, qui ployaient sous leurs faix comme des colporteurs de chez nous :
quand ils se croisaient dans la rue, ils déposaient leurs fardeaux, ouvraient leurs
sacs et conversaient entre eux pendant une heure, puis ils remballaient le tout,
s’aidaient à soulever leurs charges et prenaient congé l’un de l’autre.1
Nous trouvons bien sûr incongru que pour s’exprimer l’on puisse préférer le
recours aux “choses” plutôt qu’aux “mots”. Or, ce genre d’idées a continué à
exister bien longtemps après Swift. Ce que Swift exprime sur le mode de l’iro-
nie, on le retrouve notamment chez Leibniz (voir chapitre 6.1.2) : sa concep-
tion des idées innées et des primitifs sémantiques reflète en effet cette même
recherche d’une “langue objective”. Cet idéal reste au cœur des préoccupations
des philosophes à orientation mathématique. Ainsi, les analyses logiques du
philosophe britannique Bertrand Russell sont basées sur la “Misleading Form
Hypothesis” (hypothèse de la forme trompeuse). Selon cette hyothèse, la lan-
gue naturelle ne constitue pas l’instrument le mieux adapté pour formuler une
description exacte du monde qui nous entoure, parce que toute langue naturelle
est par définition ambiguë et trompeuse. C’est pourquoi il convient de la rem-
placer par une représentation plus précise du monde, celle qu’offrent les for-
mules logiques des propositions.
Dans ce chapitre, nous nous attachons à démontrer que des textes qui seraient
formulés selon ce modèle “objectif” − qui représenteraient donc une tentative
de s’exprimer à l’aide de “choses” − différeraient sur des points essentiels de
textes naturels, et que “les femmes, conjurées en cela avec le bas peuple et les
illettrés” avaient tout à fait raison de s’élever contre cette façon aussi peu natu-
relle de produire des textes.
228
La structuration des textes : la linguistique textuelle
Figure 8.1 Conversation entre deux sages à l’aide d’objets en lieu et place des
mots
229
Linguistique cognitive
En lisant le fragment (3), on n’a aucun mal à comprendre que le moteur qui est
tombé en panne est celui de la voiture conduite par le locuteur. Il n’y est pour-
tant pas explicitement question d’une voiture. On en conclura aussi à l’exis-
tence d’un lien de causalité entre la panne de moteur et le retard à la soirée.
Ces relations que l’on établit spontanément à partir de nos expériences préala-
bles sont appelées des inférences. (Les implicatures (conversationnelles) dont
il a été question au chapitre 7 en sont un sous-ensemble.) Le fait que l’on
induise toujours un grand nombre d’inférences en interprétant un texte, consti-
tue bien la preuve qu’un texte est bien plus que la somme des interprétations de
chacune de ses phrases.
230
La structuration des textes : la linguistique textuelle
Par ailleurs, on peut soutenir avec autant de raison que le sens d’un texte est
plus restreint que ne l’est la somme des interprétations des phrases individuel-
les de ce texte. Comme l’interprétation se fait généralement à la lumière du
contexte, la plupart des ambiguïtés possibles au niveau de la phrase sont auto-
matiquement levées. De même, ce qui pourrait n’être qu’une vague allusion
prend tout son sens grâce au contexte. Dans un texte suivi, la référence de pro-
noms comme lui ou tu acquiert une stabilité qu’elle n’a pas dans une phrase
isolée. Faute de contexte, on n’arrive pas à en fixer concrètement la référence.
Ceci se vérifie notamment par l’une des caractéristiques les plus distinctives
d’un texte : on ne peut le considérer “naturel” et bien formé qu’à la condition
qu’il soit perçu comme cohérent. La cohérence est ce qui le distingue d’une
suite arbitraire de phrases. Nous consacrerons le reste du chapitre à cette
notion de cohérence essentiellement.
231
Linguistique cognitive
D’autre part, il existe divers moyens pour mettre en place des liens de cohé-
sion, tels la répétition lexicale ou l’emploi de termes subordonnés et superor-
donnés. Le passage suivant montre néanmoins que ceci n’est pas
nécessairement une garantie de cohérence.
(6) J’ai acheté une Ford. La voiture dans laquelle le Président Wilson a des-
cendu les Champs-Élysées était noire. L’anglais utilisé par les Noirs a fait
232
La structuration des textes : la linguistique textuelle
l’objet de nombreux débats. Les discussions entre les Présidents se sont ter-
minées la semaine dernière. Une semaine comprend sept jours. Chaque jour,
je nourris mon chat. Les chats ont quatre pattes. Le chat est sur le tapis. Le
mot tapis a cinq lettres.
Les formes pronominales (elle, mon) et les groupes nominaux complets (la
femme d’à côté) sont des expressions typiquement référentielles. La référence
peut porter, soit sur des concepts mentionnés dans le texte, soit sur quelque
chose en dehors du texte. Dans le premier cas, on parle de référence endopho-
rique, dans le second, de référence exophorique ou deixis. L’exemple (7) est
un cas de référence exophorique.
(7) [Une femme s’adressant à son mari en désignant le plafond :]
Est-ce que tu as parlé à ceux d’au-dessus ?
Ce genre d’énoncé ne peut être compris que si l’on dispose de toute l’informa-
tion concernant le contexte situationnel.
233
Linguistique cognitive
(9) [C’]i est bien ma veine : [d’abord mon pneu éclate, et ensuite le pont est
fermé]i.
Les référents qui apparaissent dans un texte n’ont pas tous la même impor-
tance. Il y en a dont on ne cesse de parler, d’autres ne surgissent qu’à un
moment donné, et certains d’entre eux ne jouent qu’un rôle secondaire. L’étude
détaillée de la fonction identificationnelle des expressions référentielles a
montré que la façon dont il est fait référence aux concepts dépend de leur pré-
éminence ou saillance. Si, par exemple, un objet est complètement nouveau, il
doit être introduit dans le texte. Dans une conversation de type “lagadien”, cela
signifierait que l’on sort un objet du sac. La façon classique d’introduire un
nouveau référent dans les langues naturelles, du moins dans celles d’Europe
occidentale, consiste à utiliser une expression indéfinie, comportant un article
ou un pronom indéfini. D’où la formule consacrée pour introduire l’univers
d’un conte de fée, où tout est nouveau :
(10) Il était une fois une petite fille.
Une fois que le référent a été introduit, on peut y renvoyer de plusieurs maniè-
res, en fonction de la saillance de l’entité en question. Plus elle est saillante,
moins il faudra de matériau linguistique pour l’identifier. Si le référent se
trouve au centre de l’intérêt, il reste focalisé et le pronom personnel constitue
la forme la plus naturelle d’y référer :
(10) a. Elle s’appelait Boucle d’Or.
Cette référence réduite contraste avec des formes plus élaborées, comme La
petite fille s’appelait Boucle d’Or. Un pronom comme elle est porteur d’infor-
mation sémantique sur la personne (=troisième personne), le genre (=féminin)
234
La structuration des textes : la linguistique textuelle
L’existence d’un objet ou d’une personne peut souvent être inférée du savoir
général ou de ce que l’on sait de la situation. Si le moteur de l’exemple (3) peut
être présenté comme étant connu, c’est que d’une façon ou d’une autre il a
effectivement été introduit : par expérience nous savons d’une part que pour se
rendre à une réception on prend généralement la voiture, et d’autre part, qu’il
n’y a pas de voiture sans moteur.
235
Linguistique cognitive
Le surplus informationnel produit par un indéfini “tardif” est d’une tout autre
nature :
(12) Une jeune fille neutralise son agresseur.
Mercredi soir, à Osaka, une jeune femme courageuse est parvenue à tourner
la situation à son avantage en maîtrisant un voleur et en le frappant à l’aide
d’une barre de fer qu’elle avait réussi à lui prendre des mains, avant de le
livrer à la police.
Il était 23h25 mercredi soir, lorsqu’un homme a attaqué Mademoiselle
Mayumi Sanda, 23 ans, domiciliée à Oyodo-Cho, Oyodo-Ku, à Osaka, dans
une rue de ce même quartier. Il l’a frappée à plusieurs reprises sur la tête à
l’aide d’une barre de fer et a tenté de l’étrangler. […]
En résumé, nous avons vu que la cohérence référentielle peut être établie par le
biais de la référence phorique. Celle-ci remplit essentiellement une fonction
identificationnelle, dans la mesure où le choix référentiel se fait généralement
en fonction des besoins informationnels de A. Dans le cas d’une référence
marquée, on voit apparaître des effets non-identificationnels tels que la seg-
mentation du texte et la perspectivisation. Il est clair que la communication de
type “lagadien” ne peut mettre en œuvre que quelques-uns de ces moyens pour
réaliser la cohérence référentielle.
236
La structuration des textes : la linguistique textuelle
(14) Jeanne doit être à l’affût d’une promotion. Cela fait déjà trois semaines de
suite qu’elle fait des heures supplémentaires. (Évidentialité)
(15) Bien que Greta Garbo ait souvent été présentée comme un canon de beauté,
elle ne s’est jamais mariée. (Dénégation d’une attente)
Dans (13), la phrase introduite par parce que énonce la cause de la mort de la
licorne. Dans (14), la deuxième phrase ne donne pas les motifs qui font que
Jeanne recherche une promotion. Le locuteur avance plutôt la raison qui lui fait
penser que c’est le cas, autrement dit : il avance un argument pour étayer l’opi-
nion qu’il vient d’exprimer dans la phrase antérieure. Dans (15), la seconde
phrase s’inscrit en faux contre l’implicature contenue dans la première phrase
(cf. chapitre 7.3.3). Cet exemple devenu célèbre provient d’une notice biogra-
phique accompagnant l’avis nécrologique paru dans un journal national néer-
landais, De Volkskrant. Les réactions ne se sont pas fait attendre ! Voici ce
qu’écrit un lecteur :
(15’) Je croyais définitivement révolue l’époque où une belle femme ne pouvait
avoir d’autre destin que le mariage ! Comment peut-on prétendre être un
journal progressiste et renforcer ce genre de préjugés ?
237
Linguistique cognitive
En réaction à la phrase (15), qui implique que “normalement les belles femmes
se marient”, le rédacteur en chef a reçu de nombreuses lettres de protestation
comme celle-ci, dénonçant avec force le raisonnement sous-jacent.
Une relation de cohérence peut être marquée explicitement à l’aide d’un con-
necteur. Parmi les connecteurs, on distingue les conjonctions de subordination
(parce que, si, bien que), les conjonctions de coordination (et, mais), les adver-
bes conjonctifs (ainsi, cependant, pourtant) et les locutions adverbiales con-
jonctives (par conséquent, en revanche).
(16’) Jean est peut-être un auteur à succès, mais des manières il n’en a pas.
238
La structuration des textes : la linguistique textuelle
Le contexte peut être plus ou moins contraignant. Parmi les restrictions contex-
tuelles très diverses qui orientent l’interprétation, le genre ou type de texte
joue un grand rôle. Dans un récit, A s’attend à ce qu’il y ait un lien causal entre
les événements. Dans les textes narratifs ces relations n’ont donc pas besoin
d’être spécifiées. Par contre, dans un témoignage, il est rare qu’une relation
causale ne soit pas spécifiée, car la sous-spécification irait à l’encontre de la
condition d’explicitation propre au genre : A est en droit d’attendre de L qu’il
prenne son rôle de témoin au sérieux.
De même, il est rare que la simple concomitance de deux états de choses soit
perçue comme pertinente, à moins de receler quelque chose d’inattendu. Ceci
explique l’interprétation concessive que le connecteur d’addition et fait
rejaillir sur la phrase qui précède (20a) ou sur celle qui suit (20b) :
(20) a. Il n’a que sept ans et il joue déjà des sonates de Beethoven.
b. Il joue déjà des sonates de Beethoven et il n’a que sept ans.
239
Linguistique cognitive
Le principe à l’œuvre ici semble être celui de la métonymie. Les relations tem-
porelles de consécutivité et de simultanéité sont perçues comme respective-
ment causales et concessives. Cette analyse du glissement de sens
métonymique en termes d’implicature est corroborée par le fait que dans bon
nombre de langues les connecteurs portent les traces de glissements similaires.
Dans la mesure où l’implicature pragmatique semble s’être graduellement
intégrée au code de la langue, on a affaire à un cas de grammaticalisation
(voir chapitre 10).
(21) a. F. cependant : à l’origine “pendant ceci” ; de la co-occurrence on est
passé à la “dénégation d’une attente” : “pourtant”.
b. N. dientengevolge : à l’origine “suite à ceci” ; l’agencement spatial,
devenu agencement temporel (“après ceci”), passe au domaine de la
causalité : “par conséquent”.
c. Al. weil : à l’origine “aussi longtemps que” ; le chevauchement tem-
porel a reçu une interprétation causale : “parce que”.
d. A. still : à l’origine “maintenant comme auparavant” ; la simultanéité
en est venue à signifier également une attente déçue (comme but).
240
La structuration des textes : la linguistique textuelle
(22) (a) Faire bouillir l’eau et le lait, (b) ajouter l’extrait de levure (c) et y ver-
ser la semoule.
L’hypotaxe, par contre, consiste à combiner une phrase principale avec une
subordonnée. L’hypotaxe illustrée en (23a) met en évidence la cause (parce
que) expliquant l’état de choses énoncé dans la principale. On lui préférera
cependant la parataxe avec car, conjonction de coordination, quand la relation
n’est pas causale mais évidentielle : L introduit ainsi ce qui à ses yeux justifie
l’énonciation même de la principale.
(23) (a) Jean a cessé de fumer, (b) parce qu’il n’arrêtait pas de tousser.
(b) Jean a cessé de fumer, (b) car je ne l’ai pas vu allumer une seule ciga-
rette de toute la semaine.
En parataxe, comme dans (23b), le connecteur peut être omis : la relation évi-
dentielle devient alors implicite mais ne disparaît pas. Il n’en va pas de même
en hypotaxe : dans (23a), la principale est le noyau, la subordonnée introduite
par parce que est le satellite. En supprimant le connecteur parce que, on
obtient une juxtaposition de deux phrases dont le rapport causal n’est cepen-
dant plus assuré. Par contre, si dans un texte suivi on supprime l’ensemble des
phrases satellites, on obtiendra un assez bon résumé du texte. Cette possibilité
constitue un argument en faveur de la distinction entre noyau et satellite.
En revanche, une relation sera dite interpersonnelle quand, pour une phrase
décrivant un événement “du monde”, une autre formule le raisonnement que
quelqu’un tient à son propos. Dans (14), par exemple, Jeanne doit être à l’affût
241
Linguistique cognitive
En résumé, nous avons vu que pour interpréter un texte il faut dégager les rela-
tions de cohérence entre les éléments de ce texte, aussi bien à partir des con-
naissances que nous avons du monde que de celles que nous avons du texte
même. Bien que ces relations soient souvent sous-spécifiées, il y a différentes
façons de les exprimer. En cas de sous-spécification, l’interprétation du texte
s’oriente d’après les implicatures pragmatiques. Les relations de cohérence
sont si nombreuses que des regroupements s’imposent, en fonction d’un cer-
tain nombre de critères. Il est plus que probable que ces regroupements jouent
un rôle important dans la façon dont les usagers de la langue gèrent les multi-
ples relations de cohérence pouvant se produire entre les phrases, les paragra-
phes et les sections d’un texte. La liste de relations de cohérence que nous
parcourons maintenant est basée sur l’étude de Mann et Thompson (1988).
242
La structuration des textes : la linguistique textuelle
b. Cause : Le satellite évoque la situation qui est à l’origine de celle qui est
présentée dans le noyau.
(a) Les États-Unis produisent plus de blé qu’il ne faut pour la consommation
interne. [satellite]
(b) C’est pourquoi ils en exportent l’excédent. [noyau]
c. Circonstance : Le satellite indique dans quel cadre doit être située la situa-
tion décrite dans le noyau.
(a) Le cas d’affluence touristique le plus extrême dont j’ai été témoin remonte à
quelques années, [noyau]
(b) quand j’ai rendu visite à des proches dans le Midi. [satellite]
243
Linguistique cognitive
244
La structuration des textes : la linguistique textuelle
(b) Plus de trente personnes ont trouvé la mort et plus de deux mille sont encore
hospitalisées. [satellite]
8.7 Résumé
Le texte se définit comme la partie verbale de la communication, à l’exclu-
sion des éléments para-verbaux et non-verbaux. Le savoir culturel et la con-
naissance du monde sont nécessaires à la compréhension du texte, en d’autres
mots à la compréhension de la partie − orale ou écrite − de la communication.
Pour interpréter un texte, nous savons maintenant qu’il faut y ajouter quelque
chose. Dès lors, l’objet de la linguistique textuelle n’est pas le texte en tant que
tel, mais plutôt la représentation de celui-ci, c’est-à-dire la façon dont l’inter-
locuteur ou le lecteur l’interprète. Dans ce sens, le texte n’est donc pas qu’une
suite de mots ; c’est un phénomène conceptuel.
La propriété distinctive d’un texte, − ou ce qui fait que l’on peut parler d’un
texte, − est la cohérence. Une suite de phrases est cohérente quand il est possi-
ble d’y voir des relations de cohérence. La cohérence est souvent réalisée à
l’aide d’éléments cohésifs, notamment des pronoms ou autres mots fonction-
nels, ou par la répétition de groupes nominaux. Cependant, le texte peut aussi
être parfaitement cohérent sans éléments cohésifs. La seule présence d’élé-
ments cohésifs n’est d’ailleurs pas nécessairement une garantie de cohérence.
En effet, celle-ci est de nature purement conceptuelle, et les liens cohésifs ne
servent, en fait, qu’à la renforcer.
245
Linguistique cognitive
246
La structuration des textes : la linguistique textuelle
sert à établir un lien causal alors qu’elle était temporelle à l’origine. Le proces-
sus graduel par lequel la sous-spécification cesse d’être perçue comme telle est
connu sous le nom de grammaticalisation.
247
Linguistique cognitive
Mann & Thompson (1988) figurent parmi les recherches les plus significatives
dans le domaine de la cohérence relationnelle. L’étude de Traugott & König
(1991) porte plus spécifiquement sur les relations de cohérence sous-spéci-
fiées. Sanders, Spooren & Noordman (1992) traitent la question du regroupe-
ment des relations de cohérence.
8.9 Applications
1. Il y a une corrélation entre la forme de l’expression référentielle et le degré
de saillance. L’usage des pronoms est plutôt réservé aux référents haute-
ment saillants, et celui des groupes nominaux aux référents moins saillants.
Quelle expression référentielle vous attendriez-vous à trouver dans les sé-
quences suivantes ? Justifiez votre choix.
(i) Un homme de 90 ans et une femme de 80 ans étaient assis sur un banc
public. Ils/le couple s’embrassai(en)t passionnément.
(ii) Le docteur Dupont m’a dit que cet exercice physique me ferait du bien.
Comme c’est le docteur/elle qui me l’a dit, je veux bien le croire.
3. La cohérence référentielle
1) Faites une analyse de la cohérence référentielle du texte suivant (inspi-
ré de Prince, 1981).
2) Établissez une liste de toutes les expressions référentielles contenues
dans le texte.
248
La structuration des textes : la linguistique textuelle
249
Linguistique cognitive
250
Chapitre 9
LA LANGUE AU FIL DU TEMPS :
LA LINGUISTIQUE HISTORIQUE
251
Linguistique cognitive
Étant donné que les formes linguistiques sont structurées en réseaux radiaux,
les changements peuvent avoir lieu à l’intérieur d’un réseau, ou s’étendre d’un
réseau à l’autre. En effet, de nombreux changements se font par analogie avec
une forme dominante.
252
La langue au fil du temps : la linguistique historique
Lorsque des éléments propres à l’une des variétés ainsi distinguées entrent
dans l’usage d’autres groupes et finissent par s’étendre à travers les groupes et
les communautés, on assiste à des changements qui affectent la langue. On
parle également de changement linguistique quand un sens ou une forme
particulière (un phonème, lexème, morphème ou une construction) finit par
être abandonné. Les deux versants du changement sont donc d’une part intro-
duction et diffusion, et d’autre part abandon et perte. La multitude de variétés
est en elle-même source de changement ; nous verrons dans la suite que ce
n’est toutefois pas la seule.
Au départ, le rejet des formules traditionnelles (par exemple, avoir honte) peut
correspondre à une volonté de rendre l’expression plus dynamique ou expres-
sive (se taper la honte). Au fur et à mesure que la tendance s’étend, on pourra
assister à un changement progressif dans les habitudes langagières dans une
partie de plus en plus importante de la communauté linguistique. Néanmoins,
en se généralisant, la nouvelle expression se banalisera à son tour. L’évolution
est donc une question de génération et de fréquence d’usage. Une forme (ou
253
Linguistique cognitive
une signification particulière) qui est introduite à un moment donné chez des
jeunes, peut échapper pendant un court laps de temps au reste de la population,
mais la compréhension, bien que généralement passive parmi les aînés, se dif-
fuse assez vite. Inversement, les jeunes continuent à comprendre la plupart des
mots employés par leurs aînés, même s’ils n’en font pas eux-mêmes un usage
actif. Les évolutions se font donc en douceur. Cette situation est résumée au
tableau 1.
cool √ √
se taper la honte √ √
ça décoiffe √ √
chouette √ √
sympa √ √
fréquenter √ √
courtiser √ √
Des expressions telles que cool, se taper la honte, ça décoiffe seront acceptées
et intégrées à mesure qu’elles deviennent également accessibles aux interlocu-
teurs plus âgés. Par contre, les vocables que ceux-ci délaissent (fréquenter,
courtiser) deviennent de plus en plus marginaux ; au cas où ils sont déjà incon-
nus pour la plupart des jeunes, ils sont en voie de disparition. En revanche, ce
n’est pas parce que certains vocables connaissent un emploi décroissant parmi
les jeunes (chouette, sympa), qu’ils risquent pour autant de tomber dans l’oubli
dans une génération ou deux. Il se peut qu’ils passent seulement à un rang de
fréquence inférieur, rejoignant ainsi le gros du peloton. En effet, la toute gran-
de majorité des vocables restent disponibles, même s’ils ne connaissent qu’un
emploi relativement rare. Par contre, la menace qui pèse sur des termes comme
courtiser ou fréquenter est plus importante. Dans la mesure où ils désignent
des notions en passe de disparaître du champ culturel général, ils tombent fata-
lement en désuétude : rien d’étonnant à ce que les jeunes ne les connaissent
plus, puisqu’ils ne sont même plus usités parmi les aînés.
254
La langue au fil du temps : la linguistique historique
Lorsqu’on remonte à des textes du quinzième siècle, tels les poèmes de François
Villon, l’on a bien sûr besoin de quelques mots d’explication concernant le
vocabulaire, mais l’essentiel du texte et les détails concrets restent à notre por-
tée. Ceci se vérifie dans la lecture d’un extrait de l’Épitaphe de Villon :
(5)
L’épitaphe Villon « L’Épitaphe de Villon »
(Ballade des Pendus)
Freres humains qui après nous vivez, Frères humains qui vivez après nous,
N’ayez les cuers contre nous endurcis N’ayez pas les cœurs contre nous endurcis,
Car, se pitié de nous povres avez, Car si vous avez pitié de nous, (malheu-
reux que nous sommes)
Dieu en aura plus tost de vous mercis. Dieu en aura plus tôt de vous miséricorde.
Vous nous voiez cy attacheez cinq, six : Vous nous voyez ici attachés, cinq, six ;
Quant de la chair, qur trop avons nourrie, Quant à la chair que nous avons trop nour-
rie,
Elle est piéça devorée et pourrie, Elle est depuis longtemps dévorée et
pourrie,
Et nous, les os, devenons cendre et pouldre.Et nous, les os, devenons cendre et
poussière.
De nostre mal personne ne s’en rie ; De notre malheur que personne ne se rie,
Mais priez Dieu que tous nous vueille Mais priez Dieu qu’il veuille tous nous
absouldre ! absoudre.
Se freres vous clamons, pas n’en devez Si nous vous appelons frères, pas n’en
devez
Avoir desdaing, quoy que fusmes occis Avoir dédain, quoique nous ayons été mis à
mort
255
Linguistique cognitive
Par justice. Toutesfois, vous sçavez Par la justice. Toutefois vous savez
Que tous hommes n’ont pas bon sens Que tous les hommes n’ont pas «un bon
rassis ; sens rassis» ;
Excusez nous, puis que sommes transsis, Intercédez pour nous, puisque nous som-
mes trépassés,
Envers le fils de la Vierge Marie, Auprès du fils de la Vierge Marie
Que sa grace ne soit pour nous tarie, Afin que sa grâce ne soit pas pour nous
tarie,
Nous preservant de l’infernale fouldre. Mais qu’elle nous préserve de la foudre
infernale.
Nous sommes morts, ames ne nous harie ; Nous sommes morts, que personne ne nous
moleste,
Mais priez Dieu que tous nous vueille Mais priez Dieu qu’il veuille tous nous
absouldre ! absoudre.
Prince Jheses, qui sur tous a maistrie, Prince Jésus, qui sur tous a puissance,
Garde qu’Enfer n’ait de nous seigneurie : Empêche que l’Enfer ait sur nous
seigneurie ;
A luy n’ayons que faire ne que souldre. Avec lui n’ayons rien à faire ni à débattre !
Hommes, icy n’a point de moquerie ; Hommes, ici point de plaisanterie,
Mais priez Dieu que tous nous vueille Mais priez Dieu qu’il veuille tous nous
absouldre ! absoudre.
256
La langue au fil du temps : la linguistique historique
257
Linguistique cognitive
Il arrive parfois qu’il faille tout d’abord parvenir à déchiffrer le système d’écri-
ture. Il ne suffit pas d’identifier les lettres de l’alphabet, encore faut-il en
déterminer la valeur exacte. En fonction des périodes et des traditions, les con-
ventions graphiques ne sont en effet pas les mêmes. La graphie elle-même a
évolué dans le temps. Dès lors, il n’est pas toujours aisé de savoir quelle était
la prononciation de l’époque. Dans l’extrait de Villon cité plus haut, ce genre
de problème se pose notamment pour les mots mis en italiques dans les vers
suivants :
(6) N’ayez les cuers contre nous endurcis
Vous nous voiez cy attachez cinq, six :
Une autre question épineuse est celle de savoir quelle est la relation entre la
graphie et la prononciation. L’on peut par exemple apprécier la reconstitution
qui a été faite de l’anglais du quatorzième siècle, en écoutant les enregistre-
ments “à l’ancienne” des Canterbury Tales de Chaucer. Ceci est d’autant plus
intéressant qu’il s’agit d’un texte écrit avant la Grande Mutation Vocalique,
c’est-à-dire avant le bouleversement du système vocalique qui marque le début
de l’anglais moderne.
La linguistique historique étudie donc les écrits pour la lumière qu’ils peuvent
jeter sur les différents aspects de la langue de l’époque. Le but est d’en dériver
la grammaire qui correspond à la phase historique en question. Le manuel de
l’anglais moyen de la main de Fernand Mossé (1952, 1968) est un exemple
typique de cette approche. En plus de fournir des extraits illustrant les différen-
tes variétés d’anglais moyen, il montre aussi comment la grammaire de
l’anglais moyen peut être dérivée de ces sources écrites. Dans le système ver-
bal, par exemple, la distinction entre verbes faibles et verbes forts repose sur
l’alternance vocalique [i,a,u] et la terminaison [ən] du participe. Les marques
distinctives apparaissent au présent, au passé, tant au pluriel qu’au singulier, et
dans la forme du participe. Il s’en dégage la classification suivante pour les
verbes forts :
258
La langue au fil du temps : la linguistique historique
Les verbes faibles sont ceux qui ne présentent pas d’alternance vocalique. De
nos jours, le premier des deux groupes distingués dans le tableau 3 est le seul à
être considéré comme un paradigme régulier.
Groupe 1 (A moderne)
Classe I höpen (to hope) höpede höped
Classe II clepen (to call) clepede cleped
Groupe 2
a. heren (to hear) herde herd
b. bleeden (to bleed) bledde bled
c. tëken (to teach) taughte taught
d. haven (to have) hafde, hadde hafd, had
259
Linguistique cognitive
260
La langue au fil du temps : la linguistique historique
261
Linguistique cognitive
indo-européen
a. occlusives sonores b. occlusives sonores c. occlusives sourdes
⇓ ⇓ ⇓
germanique
occlusives sourdes occlusives sonores fricatives sourdes
Cette méthode est le plus souvent appliquée aux paradigmes verbaux et nomi-
naux qui fournissent les formes à comparer. L’hypothèse sous-jacente est
qu’au-delà des variations formelles ayant pu affecter les différents paradigmes,
il dut en exister une version antérieure témoignant de l’unité du paradigme.
Prenons, en guise d’exemple, le verbe devoir. Il est représentatif d’une série de
verbes dont le radical se présente sous deux formes différentes au présent de
l’indicatif. La voyelle y alterne avec une diphtongue au singulier et à la troi-
sième personne du pluriel. Cette alternance est attestée dès les tout premiers
documents. En français moderne, la voyelle [ə] est elle-même le résultat d’un
amuïssement :
(7a) je dois nous devons
tu dois vous devez
il doit ils doivent
262
La langue au fil du temps : la linguistique historique
Or, partant du principe de régularité, on peut penser que cette alternance n’a
pas toujours existé, mais qu’à un point antérieur de l’histoire il n’y avait qu’un
seul radical pour tout le paradigme. Puisqu’on ne dispose d’aucun document
pour le pré-français ou le proto-roman, on doit remonter au latin classique à la
recherche d’un indice. Le verbe debere y a la même signification, mais la
voyelle du radical y reste inchangée, même si elle ne porte l’accent qu’au sin-
gulier et à la troisième personne du pluriel ; ceci est indiqué par le signe « ’ »
précédant la syllabe accentuée :
(7b) ’debeo de’bemus
’debes de’betis
’debet ’debent
263
Linguistique cognitive
Un autre phénomène très courant est la métathèse : les sons semblent changer
de place. Dans le mot espagnol milagro ‘miracle’ par exemple, l’ordre du /r/ et
du /l/ a été inversé par rapport au mot latin miraculum. Un exemple typique de
l’anglais est l’inversion du /k/ et du /s/ dans le verbe to ask ‘demander’, pro-
noncé parfois /æks/, ce qui provient en fait de l’ancien anglais aksian.
264
La langue au fil du temps : la linguistique historique
A. 15e siècle
merci
1. 2. 3.
pitié grâce remerciement
B. 20e siècle
merci
1. 2. 3.
remerciement grâce pitié
Le sens qui était central en moyen français (A.1) est devenu marginal en fran-
çais moderne (B.3) et le sens marginal du français moyen (A.3) est devenu le
sens central du français moderne (B.1).
265
Linguistique cognitive
Ce genre de déplacements n’est pas limité aux noms. Le cas du verbe arriver
est particulièrement illustratif à cet égard. Il provient du latin populaire arri-
pare, composé à partir de ad ‘à’ et ripa ‘rive’. À l’origine, il signifiait simple-
ment ‘toucher la rive, aborder, toucher terre’ ; d’où l’expression arriver à bon
port. Actuellement, ce sens est marginal. Tout un pan du réseau sémantique du
verbe arriver est maintenant occupé par des applications non plus aux navires
et aux personnes mais aux choses. L’entrée du Petit Robert, reprise schémati-
quement ci-dessous, reflète cet état de choses :
I.
1. vieux : toucher la rive, le bord (avec complément : près du port, au
port, dans le port)
2. (XIIe) toucher au terme de son voyage : parvenir au lieu où l’on vou-
lait aller (de Londres, à Paris)
3. parvenir à atteindre, après des difficultés (jusqu’au secrétaire du
ministre)
4. par extension : atteindre à une certaine taille, aussi au figuré (à la che-
ville, à la ceinture)
5. atteindre, parvenir à (un état) (à un certain âge, au bout, au but, à ses
fins, à rien), arriver à + infinitif : réussir à, finir par
6. (1798) absolument : réussir
7. spécialement : aborder (un sujet) (à la conclusion)
8. (1866) : en arriver à (la fin du discours) en arriver à + infinitif : en
venir à
II. (Choses)
1. parvenir à destination (un colis, une lettre)
2. arriver jusqu’à quelqu’un (aux oreilles de quelqu’un)
3. atteindre un certain niveau (jusqu’au toit ; les prix : à cent francs)
4. venir, être sur le point d’être (le jour, la nuit)
5. en parlant d’un fait, d’un événement, d’un accident (à quelqu’un) :
advenir, survenir il arrive que / il arrive à (quelqu’un) de (et l’infini-
tif)
266
La langue au fil du temps : la linguistique historique
L’anglais, tant celui du Royaume-Uni que celui des États-Unis, est touché
actuellement par une évolution phonologique qui semble être en passe de
déplacer les limites d’un phonème. Le réseau radial du phonème /t/ compte 6
allophones différents en anglais : 1º le [th] aspiré en début de mot (tea, tap) ; 2º
le [t] non aspiré en position non initiale (stop, at), qui est considéré comme
étant la réalisation prototypique non marquée ; 3º un autre allophone est le
“flap” ou claquement de langue en position intervocalique (city), représenté
comme [ɾ] ; 4º lorsque celui-ci n’est pas réalisé − comme dans pretty good [pri
i’#υd]) − il ne reste que la marque zéro [ø] : il s’agit alors d’une forme qui n’a
pas de réalisation bien qu’elle soit présente structurellement ; 5º quand /t/ est
suivi de /k/, il peut être suivi d’un coup de glotte [ʔ], par exemple dans catcall
[k&tʔkɔL] ; 6º il est même possible que dans cet environnement le [t]
disparaisse ; dans ce cas, il ne reste plus que [ʔ] : [k&ʔkɔL]. Le tableau 7
résume l’ensemble de ces possibilités.
Le son laryngal [ʔ] en vient donc à être vu comme une réalisation du phonème
/t/, alors que celui-ci représente “prototypiquement” un son alvéolaire. Le son
[ɾ] est également à cheval entre deux phonèmes : en position intervocalique, il
267
Linguistique cognitive
ne correspond pas seulement au phonème /t/, comme dans city, mais pour cer-
tains locuteurs il équivaut aussi au phonème /r/, comme dans very.
‘Maistrie’ est dérivé du latin ‘magis’, qui signifie ‘plus’ et a donné ‘magister’
(maître) / ‘magisterium’ (magistère). Du domaine d’origine, qui est celui de la
quantité (celui qui possède plus), l’on est passé à celui du pouvoir (celui qui est
maître des autres). Du domaine du pouvoir il y eut ensuite un glissement vers
le domaine du savoir (celui qui peut instruire les autres). Celui-ci a finalement
donné lieu à une spécialisation : la ‘maîtrise’ indique le degré académique MA
(Magister Artium). Schématiquement :
Au temps de Villon, seigneurie désignait ‘le pouvoir d’une personne plus haut
placée par rapport à une autre personne’. Ce mot dérive du latin ‘senior’ qui
voulait dire à l’origine ‘(le) plus âgé’. En ancien français ‘seigneur’ correspon-
dait à l’ancien italien ‘signor’ et à l’ancien espagnol ‘señor’, qui signifiaient
‘le plus important, le maître’. En moyen français ‘seigneur’ a pris le sens de
‘maître d’un domaine féodal, qu’il peut prêter à un vassal’. Parallèlement,
‘seigneurie’ en est venu à désigner ‘le domaine, la terre seigneuriale, les droits
seigneuriaux’.
268
La langue au fil du temps : la linguistique historique
Une fois que l’on a pris conscience du fait que les glissements lexicaux consti-
tuent un des processus d’évolution les plus productifs, l’on sera mieux équipé
pour aborder des textes anciens.
Jusqu’ici nous avons traité la signification d’un vocable comme une catégorie
composée d’un ensemble de sens, dont certains représentent les membres cen-
traux et d’autres les membres périphériques de la catégorie. Les statuts diffé-
rents des différents sens se reflètent dans la forme que prend le réseau radial.
Néanmoins, il n’y a pas que la caractérisation de toutes ces différences à l’inté-
rieur de la catégorie qui compte. Il faut aussi prendre en considération le lien
abstrait qui unit les différentes significations d’un morphème ou d’un vocable.
Lors de l’analyse du suffixe –iste (chapitre 3, (13)), nous avons appelé ce lien
abstrait «le sens schématique» du morphème ou, tout simplement, le schéma
269
Linguistique cognitive
L’ordre des mots constitue une dimension importante de la syntaxe d’une lan-
gue. En français moderne, l’ordre sujet-verbe-objet (SVO) / sujet-verbe-
complément (SVC) prévaut largement sur les autres agencements possibles.
Toutefois, à l’époque de Villon, cet ordre de base coexistait dans une bien plus
large mesure qu’aujourd’hui avec l’ordre (S)OV et SCV. Autrement dit,
l’agencement qui caractérise les vers repris ici sous (10) n’est pas ressenti
comme «marqué» ou «déviant». Actuellement, il n’en est plus ainsi : (10) est
traduit comme (11), à moins de procéder sous le couvert de la «liberté poéti-
que». Les écarts de l’ordre SVO que le schéma linéaire du français admet
encore actuellement se caractérisent généralement par l’inversion du sujet
(12). Le schéma de l’ordre linéaire a donc bel et bien été l’objet d’une réorga-
nisation au cours de l’évolution.
(10) moyen français Si (vous) pitié de nous avez (S)OV
Qui après nous vivez SCV
Étant donné que les sons qui s’avoisinent peuvent s’influencer mutuellement,
c’est surtout en phonologie qu’on peut s’attendre à voir se développer de nou-
veaux schémas. Ce n’est pas la première fois que nous évoquons le phéno-
mène de l’assimilation. Quand celle-ci donne naissance à une nouvelle forme,
on parle de phonologisation. Comme nous l’avons vu au chapitre 5, la signifi-
cation n’est pas directement en jeu. En effet, le phonème est conçu comme une
catégorie de sons avec au centre un ou plusieurs allophones prototypiques, et,
autour de ce noyau, des allophones moins centraux et périphériques. Au
270
La langue au fil du temps : la linguistique historique
labiales p ⇒ ph ⇒ pf f
dentales t ⇒ th ⇒ ts s
vélaires k ⇒ kh ⇒ kχ χ
271
Linguistique cognitive
pound[ph] Pfund [pf] piste [p] Piste [ph] pepper peper [p] Pfeffer [f]
token [th] Zeichen [ts] tante [t] Tante [th] eat eten [t] essen [s]
D’autre part, il est intéressant de noter que certains dialectes du néerlandais ont
échappé à ce phénomène d’inflexion vocalique : pour ‘noix’ on trouve noot à
côté de neut, pour ‘moulin’ molen à côté de meulen, pour ‘brosse’ borstel à
272
La langue au fil du temps : la linguistique historique
En anglais on trouve encore des traces de l’umlaut dans certains pluriels irré-
guliers, notamment : foot-feet ‘pied(s)’, goose-geese ‘oie(s)’, dont le pluriel
s’est développé à partir de foti/gosi, en passant par [føt],[#øs].
En clair : /υ/ devient /y/ devant une syllabe contenant /-i/ (13a), et par après, ce
/i/ même s’amuït (!) ou devient zéro (Ø) en fin de mot (-#) (13b).
273
Linguistique cognitive
Il arrive qu’un mot donne naissance à des dérivés assez éloignés l’un de l’autre
par la signification. L’analogie qui est à la base de la diversification des con-
cepts peut être différente suivant les groupes sociaux. L’existence de dérivés
parallèles est en quelque sorte le reflet du caractère non homogène de la com-
munauté. Les mots anglais crammer (bachoteur, répétiteur) et glamour (pres-
tige, fascination) sont tous deux issus de grammar (grammaire). Crammer
appartient au registré élevé : pour réussir dans les écoles où l’on étudiait le
latin − écoles appelées “écoles de grammaire” jusqu’au dix-neuvième siècle, −
il fallait bachoter, se bourrer le crâne pour l’examen (“to cram”). Glamour, par
contre, est une déformation populaire de grammar : faire des études était un
luxe réservé à la classe supérieure ; ceux qui n’y participaient pas qualifiaient
ce qui s’y faisait de “glamour”.
Au départ, la création d’un nouveau mot est motivée. Il arrive cependant qu’au
fil du temps l’on perde de vue la motivation. Ainsi, le verbe régulier émotion-
ner a pu être utile à des auteurs comme Flaubert ou Proust pour doubler émou-
voir, mais il n’a pas fait long feu. Efficient (calqué sur l’anglais, et analogique
de négligent, diligent) ne signifie pas nécessairement la même chose que effi-
cace, bien que beaucoup de locuteurs ne fassent pas la différence. Il en va de
même pour immuabilité (analogique de immuable), qui alterne avec immutabi-
lité.
274
La langue au fil du temps : la linguistique historique
275
Linguistique cognitive
Un autre exemple est la substitution de elder par older en tant que forme com-
parative sémantiquement non marquée de old, par analogie avec les compara-
tifs réguliers (tall + er, kind + er, etc.). La différence de sonorité entre la forme
de base old et l’ancien comparatif elder est due à la mutation phonique de
l’umlaut ([o]) > [Ø] > [e]). Elder n’a pu se maintenir que dans le sens spécifi-
que «aîné de deux».
Notons finalement que parmi les formes irrégulières qui échappent à l’analo-
gie, l’on trouve non seulement des formes extrêmement fréquentes, mais aussi
des formes extrêmement rares. Celles-ci frappent l’esprit comme étant des
exceptions ; elles ne suscitent donc pas le besoin de les regrouper dans des
classes régulières. Qui plus est, quand une forme marginale survit, c’est le plus
souvent dans des formules toutes faites. Ainsi, il est devenu rare de trouver des
verbes défectifs comme choir, clore, gésir ailleurs que dans des expressions
comme laisser choir, clore le bec à quelqu’un et la formule d’épitaphe ci-gît.
Si le changement analogique intervient généralement pour des formes à fré-
quence moyenne, c’est sans doute pour qu’elles deviennent aussi faciles à
reconnaître que celles qui occupent une position extrême sur l’échelle de fré-
quence.
276
La langue au fil du temps : la linguistique historique
Une des études les plus réputées de Labov concerne la prononciation des natifs
de l’île de villégiature Martha’s Vineyard, qui se situe près de la côte du Mas-
sachusetts en Nouvelle-Angleterre, aux États-Unis. Sa recherche portait plus
précisément sur le degré de centralisation du premier élément des diphton-
gues /ai/ et /au/, c’est-à-dire sur la prononciation tendant à /æ/ ou /ε/ chez les
personnes qui y habitaient toute l’année. Ce groupe prononçait ces deux diph-
tongues de façon beaucoup plus centralisée que les nombreux estivants, y com-
pris ceux qui vivaient proche de l’île. Après une étude encore plus détaillée de
la prononciation de la société autochtone, Labov découvrit que le degré de cen-
tralisation était beaucoup plus important chez les jeunes locuteurs que chez les
plus âgés, et qu’il existait dès lors une incontestable corrélation entre l’âge et
le degré de centralisation. Il en conclut que les variantes centralisées des diph-
tongues avaient acquis un certain prestige : plus les locuteurs étaient jeunes,
plus il leur semblait important de ne pas parler comme les habitants du conti-
nent. En agissant de la sorte, ils s’identifiaient plus à l’île. Nous observons ici
comment une variante aléatoire peut acquérir un certain prestige au moment où
277
Linguistique cognitive
elle est identifiable comme étant propre à une collectivité spécifique ; c’est
également la raison pour laquelle elle parvint à s’étendre et à s’enraciner dans
la communauté linguistique.
Selon Labov, il est important de distinguer entre d’une part le point de départ
d’un changement linguistique et d’autre part sa propagation dans un groupe de
la communauté linguistique. La majorité des études − y compris celles de
Labov − concernent surtout l’expansion d’une variante, plutôt que les premiè-
res étapes du changement.
Rudi Keller (1990 [1994]) étend le champ des recherches aux causes ultimes
du changement linguistique. Il propose une théorie sur le point de départ et le
déclenchement d’un changement linguistique. Pour Keller, la langue ne peut
pas être conçue comme un phénomène naturel dont les changements sont dus à
des forces extérieures (tel par exemple le cours des rivières qui change par
érosion ou lorsqu’il y a un tremblement de terre). Dans cette optique il existe
néanmoins bien un parallèle entre la langue et ce qui a été dit précédemment
concernant les structures mentales immuables telles que la mémoire. Par
ailleurs, la langue ne peut pas non plus être comparée à une de ces institutions
sociales qui peuvent être changées intentionnellement au gré des besoins des
utilisateurs (tout comme une loi peut être modifiée). La langue serait pour lui
plutôt ce qu’il appelle «un phénomène du troisième type» : elle est modifiée
par les locuteurs, mais de façon non intentionnelle. Les changements linguisti-
ques peuvent alors être comparés à des phénomènes tels que les
embouteillages : personne ne veut les causer intentionnellement, mais chaque
conducteur, de par son comportement − par exemple le désir de ne pas embou-
tir la voiture de devant − contribue à la création de telle situation non désirée.
278
La langue au fil du temps : la linguistique historique
9.5 Résumé
La linguistique historique est une branche de la linguistique qui étudie les
changements dans la langue. Le changement linguistique ne peut s’envisager
que sur fond de variation linguistique, c’est-à-dire à partir du fait que la langue
279
Linguistique cognitive
280
La langue au fil du temps : la linguistique historique
Reste la question des causes ultimes auxquelles l’on pourrait attribuer les
changements linguistiques. Le prestige que l’on associe à un moment donné à
l’une ou l’autre variante constitue certainement un des facteurs clés. S’il per-
met d’expliquer la diffusion d’un changement, il ne lève cependant pas le
voile sur les raisons profondes qui ont pu le déclencher. On peut comprendre,
par exemple, que la centralisation des diphtongues permette aux natifs d’une
île de se démarquer par rapport aux autres locuteurs, mais l’on s’explique mal
pourquoi c’est précisément ce trait-là qui s’est prêté au changement, et pas un
autre. D’une part, la recherche d’une identité propre pousse à innover. D’autre
part, le dispositif linguistique en place doit être propice au changement.
Néanmoins, toutes les conditions peuvent être remplies sans que le change-
ment ne se produise. Celui-ci garde toujours une part d’imprévisible.
281
Linguistique cognitive
9.7 Applications
1. Donnez trois à cinq expressions que vous utilisez couramment avec vos
amis mais que vos parents n’utiliseraient pas. Si vous n’en trouvez pas, ins-
pirez-vous des exemples (2)-(4). Que veulent dire ces expressions ? D’où
viennent ces significations ? Qui comprend ces termes ? Pensez-vous que
ces expressions survivront dans la langue ? Pourquoi ou pourquoi pas ?
282
La langue au fil du temps : la linguistique historique
283
Chapitre 10
LA CLASSIFICATION ET L’ÉTUDE COMPARÉE
DES LANGUES
285
Linguistique cognitive
À l’heure actuelle, il n’est toujours pas possible de fixer le nombre exact des
langues parlées dans le monde. Certaines sources parlent de 5 000 langues,
d’autres avancent le chiffre de 6 000. Les estimations variant à ce point, on est
en droit de se demander pourquoi les linguistes ne parviennent pas à dresser
l’inventaire des langues. Il semble qu’il y ait plusieurs raisons à cela.
Tout d’abord, nous manquons encore d’information quant aux langues parlées
dans certaines régions du monde. En effet, il s’avère que certains territoires
africains et australiens n’ont été que très peu explorés à cet effet. Remarquons
entre parenthèses qu’une recherche sur le terrain requiert beaucoup de temps,
de moyens financiers et de savoir-faire. De récents sondages font apparaître
que dans certaines de ces régions, il reste un très grand nombre de langues à
répertorier. Ainsi, Comrie (1987) annonce qu’à cet égard, et contre toute
attente, la Nouvelle-Guinée s’avère être extrêmement digne d’intérêt : pas
moins d’un cinquième de l’ensemble des langues parlées dans le monde y
seraient localisées. Il se peut même que cette proportion soit à revoir à la
hausse, dans la mesure où une partie des langues de cette île n’a pas encore pu
être identifiée. Cette dernière observation vaut également pour bon nombre de
langues parlées en Australie et en Afrique.
286
La classification et l’étude comparée des langues
Le critère le plus fréquemment utilisé pour reconnaître une langue est celui de
l’intelligibilité réciproque. Lorsque deux interlocuteurs se comprennent
mutuellement, on en conclura qu’ils parlent des dialectes de la même langue.
Dans le cas contraire, s’ils ne se comprennent pas, on considérera qu’ils par-
lent chacun une langue différente. La réalité est cependant plus complexe et
parfois paradoxale, même dans des régions d’Europe qui nous sont familières.
La raison en est que la reconnaissance officielle d’une langue par l’État a pour
corollaire l’établissement de frontières linguistiques officielles, fixées consti-
tutionnellement. Dès lors, il est fait abstraction de certaines réalités du terrain.
Dans des territoires étendus, tels l’Allemagne et l’Italie, les dialectes parlés par
les habitants du nord sont pratiquement incompréhensibles pour les habitants
du sud du pays, et vice versa. Il est bien connu que les Italiens de la région des
Alpes ont besoin de sous-titres pour comprendre les dialogues de films mettant
en scène la mafia sicilienne. L’intercompréhension n’est même pas garantie à
l’intérieur d’une région comme la Flandre : les Ouest-Flamands ont beaucoup
de mal à comprendre les Limbourgeois, et vice versa. En revanche, ces der-
niers comprennent mieux l’allemand que l’ostendais ou le brugeois. En effet,
dans la zone frontalière entre l’Allemagne d’une part, et la Flandre et les Pays-
Bas d’autre part, les habitants peuvent facilement se comprendre entre eux,
bien qu’ils aient pour langue officielle respectivement l’allemand et le néer-
landais. De leur côté, les langues scandinaves présentent elles aussi un indice
non négligeable de compréhension mutuelle. Il semble donc que la compré-
hension mutuelle concerne généralement des dialectes très proches les uns des
autres, qu’ils appartiennent ou non à la même langue officielle.
287
Linguistique cognitive
moins vrai que tous les dialectes d’un groupe ou famille de langues forment ce
qu’on appelle un continuum. Comme le montre le tableau 1 ci-dessous, le con-
tinuum dialectal germanique va du Tyrol à la mer du Nord, du côté ouest, et à
la mer Baltique, du côté nord.
allemand standard wie geht’s dir jetzt ? vi# !e#ts diɐ jεtst
288
La classification et l’étude comparée des langues
Comme nous pouvons le constater, il est très difficile − même pour les linguis-
tes − d’identifier et de dénombrer avec exactitude les langues actuellement
parlées dans le monde. Il reste à collecter des données supplémentaires et à
affiner les critères pour arriver à un inventaire sur lequel tout le monde puisse
être d’accord. Nous verrons dans la suite que la définition de ce qu’est une lan-
gue − et la classification des langues qui en résulte − est étroitement liée aux
résultats et aux progrès de la sociolinguistique et des recherches en diachronie
(concernant l’évolution des faits linguistiques dans le temps).
Au 16e siècle, une nouvelle conception de l’État se fit jour sous le règne de
monarques puissants tels que Henri VIII, François I, Charles Quint ou encore
Philippe II. Dans le façonnement de ce nouveau concept de l’État, la langue et
la religion étaient appelées à jouer un rôle de tout premier ordre. Le slogan “un
royaume, une langue, une religion” en reflète bien l’idée centrale.
Vu l’enjeu public et politique, il est clair que la décision de savoir quelle lan-
gue sera reconnue comme langue nationale et officielle dépend avant tout des
autorités politiques, assistées ou non d’experts en linguistique. La définition
linguistique d’une langue est une chose, la définition sociologique et politique
en est généralement une autre. La situation du serbo-croate est révélatrice à cet
égard. Bien que l’on parle cette langue tant en Serbie qu’en Croatie, l’alphabet
usité est différent : en Serbie l’on se sert du cyrillique, en Croatie de l’alphabet
latin. D’un point de vue linguistique il s’agit d’une seule langue, mais politi-
quement parlant, l’on en compte deux.
289
Linguistique cognitive
Un pays peut avoir intérêt à ne reconnaître qu’une seule langue officielle. Cela
a été le fondement de la politique linguistique française, déjà du temps des
colonies. D’autres pays que la France ont préféré officialiser plusieurs
langues : ainsi, la Grande-Bretagne reconnaît l’anglais et le gallois, l’Espagne
l’espagnol, le catalan, la galicien et le basque, la Belgique le français, le néer-
landais et l’allemand, la Suisse le français, l’allemand, l’italien et le rhéto-
roman. Il arrive même qu’un pays accorde le statut de langue officielle à un
parler que les pays étrangers considèrent comme étant un dialecte. Dans le
contexte européen, c’est le cas du luxembourgeois – langue parlée au Luxem-
bourg – que certains linguistes définissent comme étant un dialecte de l’alle-
mand. Néanmoins, contrairement aux dialectes allemands, le luxembourgeois
possède une riche tradition littéraire. Qui plus est, ce parler est largement uti-
lisé dans les médias tels les journaux, la radio et la télévision. Par conséquent,
on ne peut pas assimiler son statut à celui des autres dialectes de l’allemand.
Quoi qu’il en soit, promouvoir cette langue au rang de troisième langue offi-
cielle du Luxembourg − l’inscrivant ainsi parmi les langues officielles de
l’Union Européenne − reste une décision politique.
290
La classification et l’étude comparée des langues
Tableau 10.2 Les langues les plus parlées au monde (en millions de locuteurs,
natifs et autres), d’après Grimes 1996
291
Linguistique cognitive
L’anglais arrive loin en tête tant par le nombre de locuteurs natifs que par le
nombre de pays où il a le statut de langue officielle et par sa répartition sur
l’ensemble des continents. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que l’anglais soit
devenu la langue “mondiale” par excellence.
Aussi importants que soient ces faits sociologiques, ils sont exclusivement
basés sur des critères de comparaison externe. Dans la section suivante, nous
abordons des critères d’ordre structurel interne.
292
La classification et l’étude comparée des langues
293
Linguistique cognitive
Combien de temps a-t-il fallu pour que ces langues apparentées deviennent
incompréhensibles les unes pour les autres ? Combien de langues ont pu
disparaître ? Quelle est la durée requise pour qu’une nouvelle langue se
développe : 20 ans ? Ou 200 ans ? Comment une langue se répand-elle ? Com-
ment se fragmente-t-elle ?
Nous verrons dans ce qui suit qu’il serait prématuré de considérer le paysage
linguistique connu comme étant définitivement établi. Ceci vaut tant pour les
informations dont nous disposons pour la situation actuelle, que pour la
reconstitution − plus ou moins plausible − de phases antérieures dans l’évolu-
tion des langues.
294
La classification et l’étude comparée des langues
295
Linguistique cognitive
296
La classification et l’étude comparée des langues
près (Comrie 1987 : 155). Ce lien de parenté est exclusif de cette lignée : on ne
le retrouve dans aucune des cinq autres zones distinguées. On peut donc en
conclure qu’à l’exception de ce second ensemble, les cinq autres ensembles
répertoriés dans le tableau 5 représentent plutôt des catégories géographiques
que linguistiques.
297
Linguistique cognitive
La plupart du temps, les ressemblances entre les langues peuvent être expli-
quées par des notions telles que ‘lien de parenté génétique’. Néanmoins, il
arrive parfois que les similarités soient le fruit d’un hasard ou d’un emprunt.
L’on parle de ressemblances fortuites lorsqu’elles portent sur des mots isolés
et concernent des langues géographiquement ou historiquement éloignées les
unes des autres. Ainsi, Comrie (1987 : 8) fait état du vocable “dog” qui désigne
298
La classification et l’étude comparée des langues
!! 3.1.2.4. ! germanique :
!!! germanique oriental! gotique (éteint)
!!! germanique septentrional! suédois, norvégien, danois,
!!!!! islandais, faroëen
!!! germanique occidental! anglais, frison, néerlandais,
!!!!! afrikaans, haut-allemand,
!!!!! bas-allemand, luxembourgeois, yiddish
299
Linguistique cognitive
On peut généraliser et résumer ces faits en disant que les concepts universaux
sont exprimés soit sous forme de lexèmes (morphèmes libres), soit sous forme
de morphèmes liés ; on parle alors d’universaux idéationnels. Or, la fonction
première du langage étant la communication, on peut aussi admettre l’exis-
tence d’universaux interpersonnels, qui règlent la façon dont nous communi-
quons les uns avec les autres. Les maximes qui ont trait au caractère qualitatif,
quantitatif et pertinent de la communication (cf. 7.3.1) peuvent être intégrées
dans l’ensemble des universaux interpersonnels ou pragmatiques.
Bien que ces types d’universaux linguistiques ne soient pas dépourvus d’inté-
rêt, ils ne présentent pas la moindre complexité interne. Il s’agit de simples
inventaires dont les éléments peuvent aisément être vérifiés − et donc confir-
més ou infirmés − pour peu qu’il soit possible de faire le tour des cinq ou six
mille langues du monde. Or, le type d’universaux qui suscite l’intérêt de la
typologie linguistique − qui est le successeur de la linguistique comparée −, est
d’ordre plus complexe. La typologie prend appui sur l’analyse de tous les élé-
ments du répertoire des sons, des morphèmes, des unités lexicales, des structu-
res syntaxiques, etc., pour établir les possibilités combinatoires et découvrir les
contraintes qui pèsent notamment sur l’ordre linéaire.
Pour une bonne illustration de cette approche dans le domaine lexical, nous
nous tournons vers la nomenclature des couleurs dans les différentes langues.
300
La classification et l’étude comparée des langues
Cet agencement montre que le contraste entre deux extrêmes comme blanc et
noir constitue un bon point de départ pour construire des concepts. Dans les
langues où l’on ne retrouve que deux termes de couleurs, à savoir clair et foncé
(ou blanc et noir), cette opposition est plus saillante que celle entre les couleurs
particulières, celles-ci pouvant être catégorisées comme étant claires (rouge,
jaune, bleu, etc.), ou foncées (rouge, jaune, bleu, etc.).
Le détail des mécanismes en jeu n’est cependant pas encore bien connu. En
effet, des recherches plus récentes (Kay et al. 1991) ont démontré que la situa-
tion n’est pas aussi nette : il arrive qu’une ou plusieurs des couleurs du dernier
stade apparaissent plus tôt. Il n’empêche que dans les grandes lignes on peut
maintenir qu’il existe un haut degré de systématicité dans le développement
des noms de couleurs.
Ce même principe pourrait être appliqué à l’usage qui est fait du système voca-
lique dans les différentes langues. Le fait que toute langue possède au moins
deux voyelles constitue un trait phonologique universel. Nous pourrions aller
plus loin en affirmant que si une langue ne compte que trois voyelles, celles-ci
doivent occuper des positions cardinales diamétralement opposées, à savoir, /a/,
/i/ et /u/ ; c’est la situation que Kelz (1976) a relevé notamment pour le guarani.
Dans la mesure où une langue possède quatre voyelles, celle qui se rajoute sera
301
Linguistique cognitive
soit le /o/, soit le /e/. Si la langue en compte cinq, il s’agira de ces cinq voyelles
cardinales-ci ; c’est le cas par exemple en espagnol. (Rappelons que l’italien
possède 9 voyelles, l’allemand 11, l’anglais 14, et le français 16 (cf. chapitre
5.4.3)).
Par analogie avec la distribution des termes de couleurs, nous pouvons émettre
l’hypothèse que la configuration du système vocalique d’une langue obéit à un
ordre naturel de complexité dont l’élaboration de base est représentée dans le
tableau 8 :
Dans le passé, la typologie linguistique focalisait son attention sur les univer-
saux syntaxiques ou grammaticaux. Greenberg (1963, 19662) a résumé les
idées qui prévalaient déjà à l’époque. Il passe en revue les possibilités dont té-
moigne l’ordre des mots, tel SVO (sujet-verbe-objet), VSO, etc. La façon dont
il présente ses conclusions est en bien des points semblable aux résultats aux-
quels aboutirait une approche en termes de prototypes. Ce qui vaut pour les ca-
tégories en général, vaut également pour les universaux : à l’image des
membres centraux et des membres périphériques d’une catégorie, l’on pourra
dégager d’une part des configurations linéaires centrales (ou prototypiques) et
d’autre part des ordres non préférentiels ou marginaux. Il n’y a donc pas lieu
de s’inquiéter pour les soi-disant exceptions. Elles s’intègrent dans un
classement hiérarchique où les différents ordres possibles trouvent leur place
en fonction des tendances observées. Le tableau 10 offre une vue d’ensemble
de l’enquête menée par Greenberg (1966 : 107) pour 30 langues différentes :
302
La classification et l’étude comparée des langues
(Les chiffres renvoient à 30 langues sélectionnées parmi toutes les lignées possibles)
Sur base de cette recherche ciblée, l’on peut conclure, d’une part, que SVO et
SOV représentent les ordres prototypiques ou centraux, et d’autre part, que
VSO est, bien que moins prototypique, encore fréquemment utilisé. Ces trois
ordres linéaires ont un point commun, à savoir que le sujet précède l’objet.
Cette tendance formelle peut être mise en relation avec un ordre de priorité
conceptuelle, dont le principe a été avancé au chapitre 4 : un flux d’énergie est
transmis de l’Agent au Patient, ou – en termes plus généraux – une forme de
contrôle est exercée par un Agent, un Possesseur ou un Expérimentateur (la
personne faisant l’expérience de quelque chose) sur un Patient. (Pour ces ter-
mes, nous renvoyons au chapitre 4 (4.2.4 et 4.2.5)). Ces priorités conceptuelles
se reflètent iconiquement dans les trois principaux types d’ordre linéaire, dans
la plupart des langues du monde. L’ordre inverse, c’est-à-dire celui où l’objet
précède le sujet, est marginal (ou périphérique). L’ordre VOS se retrouve dans
la langue amérindienne appelée cœur d’alène ; VOS et OVS quant à eux, sont
utilisés dans deux autres langues amérindiennes, à savoir le siuslaw et le coos
(Greenberg 1966 :110) .
303
Linguistique cognitive
Par souci de clarté, nous reprenons dans le tableau 12 ci-contre les différents
termes concernant les universaux.
Tous les types d’universaux que nous avons abordés jusqu’ici se sont vus attri-
buer le nom d’universaux substantiels. Ceci signifie qu’il s’agit d’éléments
issus d’une liste restreinte d’universaux parmi lesquels une langue peut effec-
tuer des choix. Plus tard, Chomsky les rebaptisa universaux paramétriques,
car selon lui, il n’existe aucune propriété p commune à toutes, ni même à la
plupart des langues. En effet, chaque langue sélectionne une variante gramma-
ticale appartenant à un paramètre P, défini comme un ensemble universel et
immuable de propriétés. Auparavant, Chomsky avait déjà imaginé un second
type majeur d’universaux qu’il avait appelé universaux formels. La
dénomination “formel” tient au fait que ces universaux, qui sont indissociables
304
La classification et l’étude comparée des langues
! Universaux
305
Linguistique cognitive
pas être admis par le LAD. Ces formes et constructions impossibles finissent
par disparaître grâce au contact permanent. Tant il est vrai que l’enfant
s’adapte complètement à son milieu. Il ne met donc pas en œuvre des concepts
préétablis mais seulement ceux qu’il entend manier par les personnes de son
entourage, comme l’illustre bien l’exemple des enfants coréens et anglais évo-
qué dans le chapitre 6 (tableau 1). La nationalité ne joue aucun rôle dans
l’apprentissage d’une langue : il suffit que les enfants d’origine coréenne
soient exposés à l’anglais parlé pour en assimiler le système des prépositions.
De même, il suffit aux enfants d’origine anglaise d’entrer en contact avec des
enfants d’origine coréenne pour s’approprier le système des relations “ajusté-
non ajusté”.
En d’autres termes, il semble que l’être humain est bel et bien génétiquement
programmé pour apprendre au moins une langue, et ce en très peu de temps.
Cette disposition innée est une capacité propre à l’espèce humaine. Or, la
nature exacte du phénomène et les rouages du mécanisme ne sont pas encore
entièrement connus.
306
La classification et l’étude comparée des langues
307
Linguistique cognitive
Les diverses significations de l’aspect progressif anglais peuvent, dès lors, être
considérées comme membres d’une catégorie radiale, telle qu’elle est résumée
dans le tableau 13 ci-dessous.
!! 2. durée
308
La classification et l’étude comparée des langues
Notre brève analyse contrastive a pris comme point de départ un patron mor-
phologique (la forme progressive). Dans la comparaison il a fallu prendre en
compte trois éléments d’ancrage, à savoir l’aspect interne, la durée et l’inten-
tion dans un futur proche. En même temps, cette analyse montre à quel point
les correspondances entre deux langues peuvent être partielles et trompeuses.
Ainsi, contrairement au temps présent en anglais, les temps présents en italien
et en néerlandais peuvent exprimer à la fois l’aspect interne et l’aspect duratif.
309
Linguistique cognitive
Dans les précédents exemples, nous avons pris pour point de départ la forme
progressive de l’anglais. Notre but était de découvrir les catégories conceptuel-
les véhiculées par cette construction verbale. Parallèlement, nous nous som-
mes demandé à partir de quelles formes les francophones, italophones,
néerlandophones et germanophones abordent la forme anglaise. Nous pour-
rions également adopter un point de vue plus théorique et partir des catégories
conceptuelles ‘aspect interne’ et ‘aspect duratif’ pour en analyser les diverses
formes d’expression en anglais, français, italien, néerlandais, allemand. Le
tableau 14 en donne l’aperçu.
310
La classification et l’étude comparée des langues
La première étape consiste à étudier les variantes qui apparaissent pour un mot
ou une expression à l’intérieur d’une seule langue. Cet inventaire permet de
mettre en lumière, soit la disparition, soit l’émergence de certains mots ou de
certaines expressions idiomatiques. À ce stade, l’analyse montrera aussi que
certaines expressions sont tellement peu fréquentes, qu’on peut les ignorer,
alors que d’autres ont un sens tellement précis qu’elles ne peuvent être utili-
sées que dans des contextes bien particuliers. La combinaison récurrente de
certains mots peut caractériser certains types de textes. Elle peut également
nous mettre sur la piste de contextes particuliers où certains mots ou expres-
sions évoquent des connotations de négativité, de mépris, d’enthousiasme, de
distance, etc. Prenons l’exemple du choix du verbe mettre ou passer en asso-
ciation avec un intervalle temporel (un certain temps) suivi de à + infinitif. Les
deux signifient ‘employer, utiliser X temps pour faire quelque chose’. Or, seule
l’expression avec mettre (1a) se laisse paraphraser par ‘faire quelque chose en
X temps’ (1b) ; le temps utilisé peut être mesuré en fonction du travail
accompli ; sans autre indication contextuelle, on aura tendance à penser que le
311
Linguistique cognitive
locuteur trouve ce temps long, vu qu’il dispose du tour négatif pour marquer
qu’il le trouve plutôt court (1c). Avec le verbe passer, en revanche, il ne peut
pas être question de performance (2a) : d’une part, l’expression laisse planer le
doute sur l’accomplissement (2b), et d’autre part, le tour négatif ne peut être
compris que sur le mode ironique − c’est-à-dire signifiant exactement le con-
traire de ce qui est dit −, ce qui est révélateur de la connotation de dépit.
(1) a. Il a mis tout l’après-midi à réparer la gouttière.
b. Il a eu besoin de tout l’après-midi mais il y est arrivé.
c. Il n’a mis qu’un après-midi à réparer la gouttière.
(2) a. Il a passé tout l’après-midi à réparer la gouttière.
b. Au bout de quatre heures {il avait enfin terminé / il a laissé tomber et a
appelé un plombier pour le faire}
c. * ? Il n’a passé qu’un après-midi à réparer la gouttière.
(3) a. *Il met {sa vie / son temps} à mettre de l’ordre
b. Il passe {sa vie / son temps} à mettre de l’ordre
Le fait que seul passer se combine avec des intervalles clairement non déli-
mités tels sa vie, (tout) son temps corrobore l’idée qu’il s’agit d’une dépense
de temps inutile ou exagérée (3).
312
La classification et l’étude comparée des langues
En guise d’illustration, nous allons comparer le verbe anglais ‘to count’ et ses
équivalents en français à partir de quelques exemples simplifiés. S’agissant
d’une activité de base, l’on peut dire que compter se trouve au centre d’un
domaine conceptuel important. Dans les civilisations dites avancées, les scien-
ces empiriques et formalisées ont fourni pour l’ensemble des opérations men-
tales liées à cette activité des définitions bien précises, communément
acceptées dans la société. Par conséquent, l’on peut s’attendre à ce que l’orga-
nisation du champ lexical correspondant soit dans ses grandes lignes la même
pour les principales langues européennes. En principe, ceci doit faciliter le pas-
sage d’une langue à l’autre, dans la mesure où l’on peut projeter la significa-
tion des noms et des verbes sur leurs équivalents dans l’autre langue. Voyons si
cette prédiction se vérifie pour la paire ‘to count’ / ‘compter’.
(4) a. The porter counted our bags.
b. Le porteur compta nos sacs.
(5) a. I count three before screaming.
b. Je compte jusqu’à trois avant de crier.
(6) a. Fifty dogs, counting the puppies.
b. Cinquante chiens, en comptant les chiots.
(7) a. For the ticket, he still counts as a child.
b. Pour le ticket, on le compte encore comme un enfant.
b’. Pour le ticket, il est encore compté comme un enfant.
(8) a. He can count himself lucky.
b. Il peut s’estimer veinard.
(9) a. Your feelings count little with him.
b. Vos sentiments ne comptent guère pour lui.
(10) a. Do not count on me.
b. Ne compte pas sur moi.
Comme l’indiquent les exemples ci-dessus, le verbe anglais ‘to count’ est le
plus souvent traduit en français par le même verbe, à savoir ‘compter’. L’on
observera cependant que le nombre d’éléments morphologiques supplé-
mentaires mis en œuvre − prépositions, pronoms clitiques, particules − est plus
grand en français qu’en anglais. Essayons maintenant d’établir le réseau radial
du verbe ‘to count’ à partir de ces sept occurrences. Ceci nous permettra d’une
part de voir comment les différents sens sont reliés les uns aux autres et,
313
Linguistique cognitive
d’autre part, de dégager à la fois les similitudes et les divergences entre les
deux langues.
!! b. “dénombrer”
! ! count three (5a)
Les deux significations suivantes du verbe anglais ‘to count’ sont également
littérales, mais elles ont un sens plus étendu. En effet, ‘counting’ est en
l’occurrence utilisé dans le sens de ‘en comptant (= y compris)’ et de ‘classant,
classifiant’. La différence entre les deux se reflète au niveau des rôles
sémantiques : la configuration de base, Agent-Patient, fait place à la combinai-
son Agent-Essif ou Patient-Essif. Notons cependant qu’en français, il y a une
distinction entre les deux selon qu’il y a un agent ou non. Lorsqu’il n’y a pas
d’Agent exprimé, le français recourt à la voix passive.
3. ‘counting the puppies’ = en comptant les chiots = Agent – Patient
(exemple 6)
4. ‘count as a child’ = être compté comme un enfant = Patient – Essif
(exemple 7)
5. ‘count oneself lucky’ = s’estimer heureux = Agent – Essif (exemple 8)
314
La classification et l’étude comparée des langues
Dans les deux derniers exemples ci-dessous, le verbe anglais ‘to count’ est uti-
lisé au sens figuré, tant en français qu’en anglais.
6. ‘count little’ = ne guère compter = Patient (exemple 9)
7. ‘count on somebody’ = compter sur quelqu’un = Agent-But (exemple 10)
Bien que ces analyses soient très utiles, notamment pour déterminer la struc-
ture sémantique d’un verbe à partir des rôles attribués aux participants, et pour
en retracer systématiquement les équivalences conceptuelles avec le pendant
dans une autre langue, elles ne sont cependant d’aucun recours lorsqu’il s’agit
d’expressions toutes faites, qui sont particulières à une langue. Un exemple
typique est l’expression française ‘s’attendre à’. Cette expression peut très
bien servir d’équivalent à l’anglais ‘to count on’ dans des énoncés tels que
‘count on a heritage’ ‘s’attendre à (recevoir) un héritage’. Par ailleurs, elle
peut également exprimer des connotations négatives comme dans les expres-
sions suivantes : ‘s’attendre au pire’ ou ‘Il faut s’attendre à des averses abon-
dantes’. Lorsqu’on emploie ‘s’attendre à’ avec une connotation négative, on
est en plein dans le domaine de ce qui est idiomatique. Ceci signifie qu’au lieu
d’être représentatives de constructions syntaxiques courantes, ces expressions
sont propres à la langue, et présentent dès lors des caractéristiques uniques à
bien des égards. Sauf ironie, l’anglais ‘to count on’ n’admet pas pareille exten-
sion de sens ; il faudra donc traduire par un autre verbe, tel ‘to expect’.
À présent nous allons partir du verbe français ‘compter’, et voir comment il est
traduit en anglais. Pour cela, il faut d’abord faire la distinction entre ‘compter’
au sens propre et ‘compter’ au sens figuré.
315
Linguistique cognitive
Nous constatons que le verbe français compter se traduit dans les exemples ci-
dessus par ‘to count’.
B. Compter dans le sens de ‘inclure’.
Exemple :
a) Cinquante chiens, en comptant les chiots.
b) Fifty dogs, counting the puppies.
Ici aussi le verbe français compter est traduit en anglais par le verbe ‘to count’.
C. Compter dans le sens de ‘prévoir’.
Exemple :
a) Il faut bien compter 10 jours pour finir le travail.
b) You must reckon 10 days to finish the work.
Nous remarquons qu’ici le verbe compter est traduit non pas par le verbe
anglais ‘to count’, mais bien par ‘to reckon’.
D. Compter dans le sens de ‘faire payer’.
Exemple :
a) On ne lui a pas compté le café.
b) He wasn’t charged with the coffee.
Ici encore, le verbe français compter n’est pas traduit pas le verbe anglais ‘to
count’, mais bien par ‘to charge with’, qui est un verbe prépositionnel fixe.
Ainsi, l’on constate qu’à chaque fois que le verbe compter est utilisé dans un
sens littéral, il est transitif, c’est-à-dire qu’il est suivi d’un objet direct. Cette
observation vaut également pour sa traduction anglaise, sauf pour le verbe ‘to
charge with’, qui prend une préposition.
316
La classification et l’étude comparée des langues
Dans cette expression, l’on traduira le verbe ‘compter’ plutôt par ‘to matter’ en
anglais.
C. Compter dans le sens de ‘figurer parmi un groupe’, ‘être au rang des …’
Exemple :
a) Il compte parmi mes amis.
b) He is one of my friends.
Pour traduire cette phrase, l’anglais utilisera plutôt le verbe ‘to be’ suivi d’un
attribut.
D. Compter dans le sens de ‘se considérer comme faisant partie d’un groupe’.
Exemple :
a) Il peut se compter parmi les gens heureux.
b) He can consider himself a happy man.
Compter est ici utilisé dans un sens plus abstrait ; il désigne métaphoriquement
l’état d’une personne. L’anglais utilisera dans le cas présent plutôt un autre
verbe tel que ‘to consider’, construit réflexivement (‘himself’) et avec attribut.
E. Compter dans le sens de ‘tenir compte de’.
Exemple :
a) Il faut compter avec l’opinion.
b) You’ve got to reckon with public opinion.
You have to take account of public opinion.
You have to take public opinion into account.
Nous voyons que l’anglais utilisera, tout comme le français, un verbe suivi
d’une préposition.
F. Compter dans le sens de ‘compter sur quelqu’un’ :
Exemple :
a) Ne compte pas sur moi.
b) Do not count on me.
Do not rely on me.
L’anglais donnera la préférence soit au verbe ‘to count’ suivi d’une préposition
fixe, soit au verbe prépositionnel fixe ‘to rely on’.
Tous les exemples que nous venons de donner illustrent bien que le verbe fran-
çais ‘compter’ peut être traduit en anglais par le même lexème, c’est-à-dire par
le verbe ‘to count’. Néanmoins, il est également possible de l’exprimer à l’aide
de lexèmes différents tels ‘to reckon (with)’, ‘to charge (somebody) with’, ‘to
matter’, ‘to rely on’, ‘to consider oneself as’, ‘to be one of’…
317
Linguistique cognitive
Toutes les observations que nous avons faites jusqu’à maintenant ne représen-
tent qu’une infime partie de ce qu’une analyse contrastive détaillée pourrait
nous faire entrevoir à propos de deux verbes anglais et français. Même dans un
champ sémantique aussi fondamental que celui de compter, nous observons
que d’autres verbes prennent parfois le relais de, respectivement, ‘compter’ et
‘to count’. Toutes les correspondances peuvent être analysées en termes de
configurations de rôles sémantiques. Cependant, la valeur heuristque de ce
genre d’analyse ne s’arrête pas là. Dans la mesure où il en émerge également
un nombre d’expressions figées, ceci conduit à une meilleure compréhension
de l’impact de l’idiomaticité. Ainsi, dans chaque langue il existe un très grand
nombre de tournures qui se caractérisent par leur caractère unique. Elles
échappent, par conséquent, à l’analyse en termes de configurations de rôles
sémantiques et de grilles événementielles telles que nous les avons utilisées ici
et décrites dans le chapitre 4. Les expressions idiomatiques présentent une con-
figuration idiosyncrasique, ce qui veut dire qu’elle est ad hoc, non productive
et souvent imprévisible. Le recours aux réseaux radiaux, quant à lui, constitue
un instrument privilégié pour faire ressortir les relations existant entre les dif-
férentes significations, que celles-ci soit productives ou idiosyncrasiques.
10.5 Résumé
L’étude comparée des langues relève de plusieurs disciplines et présente des
enjeux théoriques très variés. D’un point de vue sociologique il importe
notammnent de déterminer combien de langues sont actuellement parlées dans
le monde. Ici se pose la question de savoir quels critères il convient d’utiliser
pour les répertorier et comment on distingue une langue d’un dialecte. À cet
égard, nous avons vu que la compréhension mutuelle entre interlocuteurs
n’est pas un critère tout à fait fiable. La raison en est que deux dialectes voisins
dans le continuum dialectal peuvent répondre à ce critère tout en appartenant
à deux langues différentes. De même, il est possible que deux dialectes éloi-
gnés issus de la même langue ne satisfassent pas à ce critère. Qui plus est, il
existe également un continuum historique. Les écarts, même légers, que pro-
duit l’évolution des variantes linguistiques peuvent donner lieu à la naissance
de nouvelles langues. Le développement des langues romanes à partir du latin
en est un bon exemple. Avec l’apparition du concept d’État moderne, unitaire
et centralisé, apparaît aussi celui de langue officielle : la décision politique
d’attribuer un statut privilégié à un dialecte régional − généralement celui de la
zone la plus influente − est lourde de conséquences tant linguistiques que
sociologiques. L’institutionnalisation en favorise d’autant plus la diffusion
qu’elle se voit souvent renforcée par l’imposition de lois linguistiques. Pour
mesurer l’importance d’une langue, plusieurs paramètres sont dès lors à
318
La classification et l’étude comparée des langues
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Linguistique cognitive
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La classification et l’étude comparée des langues
(1963, 19662, 1973). Comrie (1981) et Goddard & Wierzbicka (réd. 1994) ont
également étudié les universaux sémantiques. Weinreich (1953) constitue un
ouvrage de référence sur le phénomène du contact entre les langues. Une
bonne introduction à l’analyse contrastive est celle de James (1980).
Krzeszowski (1990) offre une étude plus théorique sur la linguistique compa-
rée. Paulussen (1995) propose la description d’un corpus parallèle trilingue.
10.7 Applications
1. Nous avons vu qu’à l’intérieur d’une langue on trouve un continuum dia-
lectal. Pensons à la Grande-Bretagne, l’Italie… Les aires dialectales y sont
relativement bien démarquées, ce que vous avez certainement pu remar-
quer lors de vos voyages.
Avez-vous fait les mêmes observations en parcourant la France ? Selon
vous, la distance géographique y joue-t-elle autant que dans d’autres pays ?
Avez-vous observé que le continuum dialectal est modulé par d’autres fac-
teurs ? par l’âge ? la profession ? la formation ?…
(Exemple : Il y a moins de différences entre un médecin lillois et un méde-
cin marseillais qu’entre un agriculteur du Vaucluse et de Lorraine.)