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Les voyages immobiles de Michel de Certeau,

Présence, fonction et statut des métaphores dans l'œuvre de De Certeau.


Grâce à Michel de Certeau et son goût pour l'interdisciplinarité, l'historien peut
emprunter sans vergogne les voies littéraires et linguistiques pour décrire la pratique d'écriture
d'un des historiens parmi les plus attentifs aux modes non seulement de faire l'histoire, mais
de la dire.
Les titres de ses œuvres mettent le langage au centre de sa préoccupation: La prise de parole,
La fable mystique, L'écriture de l'histoire, Une politique de la langue, La correspondance de
JJ Surin, L'ordinaire de la communication, annoncent d'emblée l'enjeu de l'étude: déterminer
des lieux et des moyens de parole.
L'attention particulière portée par Michel de Certeau au langage et à la langue en général rend
son souci de soigner sa propre langue d'autant plus légitime. L'étudiant qui lit Michel de
Certeau pour la première est en effet surpris du travail de la langue, de sa propre langue, de sa
phrase, de son agencement des mots, de son usage de la rhétorique. Si l'on a pu parler d'un
style bourdieusien ou d'un art d'écrit freudien par exemple, l'on reconnaît aussi à De Certeau
ses traces d'écriture; L'écriture de l'histoire joue sur la typographie (caractères droits, ou en
italique), imbrication des niveaux et mises en abyme (ainsi lire De Certeau, c'est avant tout
lire un lecteur) et notamment à la lecture de La prise de parole ou de Histoire et Psychanalyse,
abondance remarquable des figures de la substitution et de l'analogie, d'ordinaire outils
privilégiés de la poésie1: les métaphores et les comparaisons.
Outils du discours d'habitude, elles font ici l'objet d'un questionnement en forme de
relecture sélective et bien que frustrante, on l'espère fidèle, à l'œuvre de Michel de Certeau.

1. Présence et omniprésence des figures de la substitution et de l'analogie (métaphore et


comparaison).

Bourdieu, par exemple, est connu pour ces phrases complexes, au sens grammatical du
terme, c'est-à-dire qui articule des propositions principales et subordonnées en cascade, tandis
que Foucault développe un style plus resserré, portant son effort sur la signification du mot ou
du groupe de mots (syntagme) qu'à l'emboîtement des propositions. Dans l'écriture de Michel
de Certeau, c'est son usage récurrent de la métaphore qui frappe le regard excentré du
chercheur étranger, peut-être plus attentif aux écarts vis-à-vis de la norme langagière qui régit
généralement l'écriture du scientifique:

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On est frappé d’emblée par toute une manière de disposer son écriture vis-à-vis de
ce dont il discute. Je pense aux figures de la mer, de la plage, de la nuit etc. Il y a
un va-et-vient perpétuel entre ce qu’on pourrait appeler une métaphorisation du
savoir et une mise en intelligence des processus partout à l’œuvre dans la
métaphorisation.2

D'abord, qu'est-ce qu'une métaphore?


C'est un outil rhétorique, dont la description du fonctionnement revient principalement aux
linguistes et grammairiens et qui a priori échappe aux soucis des historiens. La métaphore
figure au Panthéon des figures de rhétorique. Elle relevait dans l'éducation antique classique
puis humaniste des deux dernières étapes du triptyque sacré invention/disposition/élocution.
Elle se caractérise par un transfert de signification.

Le noyau dur des figures est constitué par les figures de signification ou tropes que
Dumarsais définit comme "des figures par lesquelles on fait prendre à un mot une
signification qui n'est pas précisément la signification de ce mot"3. Ce sont, par exemple
"les tropes en un seul mot": la métaphore, la métonymie, la synecdoque...4

Toujours selon Anne Herrschberg-Pierrot, la métaphore pour être désignée comme telle
(à la différence d'une comparaison, par exemple) doit remplir trois critères:
- l'unité de sens et de forme est celle du mot,
- elle résulte d'un processus de substitution
- elle doit faire éprouver l'écart entre sens propre et sens figuré.
La métaphore se distingue de la comparaison par l'absence d'outils comparants (l'adverbe
"comme", l'adjectif "tel" et son corrélatif "que").
Dumarsais 5 la définit comme "une figure par laquelle on transporte, pour ainsi dire, la
signification propre d'un mot à une autre signification qui ne lui convient qu'en vertu d'une
comparaison qui est dans l'esprit". L'étymologie grecque permet à Michel de Certeau de relier
cette figure particulière à sa thématique récurrente du voyage:

Dans l'Athènes d'aujourd'hui, les transports en communs s'appellent métaphorai. Pour


aller au travail ou rentrer à la maison, on prend une "métaphore" – un bus ou un train.6

Où trouve-t-on ces "transports en commun" (en commun, puisqu'ils relient le locuteur


au lecteur via le référent) dans l'œuvre de De Certeau? Statistiquement, après un premier
relevé statistique grossier, l'on note que trois ouvrages se distinguent particulièrement par leur
richesse métaphorique : La prise de parole (1968), L'invention du quotidien, 1. Arts de faire
(1980), et Histoire et psychanalyse entre science et fiction (1987).

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La métaphore investit, on le verra, dans la prise de parole une bonne part des analyses de De
Certeau ; dans L'invention du quotidien, non seulement la métaphore ne se cache pas, mais
elle se désigne elle-même: la ville est "transhumante et métaphorique"7 au chapitre 8 tandis
qu'au chapitre suivant la métaphore explicitement nommée, se présente dès le titre du chapitre:
"enfances et métaphores de lieux"8. Dans Histoire et psychanalyse enfin, la métaphore est
partout; elle ouvre l'ouvrage: "Un chemin non tracé" par Luce Giard nourrit, avec "Frontière",
"traverser", "sauf conduit", "démarche", "se borner", "un pas de côté"9 (p. 11) le champ
lexical de la marche et de la traversée, qui s'inscrit parfaitement dans la métaphore filée du
voyage que M. De Certeau a initiée et qui lui vaudra d'être lui-même métaphorisé en
"marcheur"10 sur le "chemin"11 de nouveau, par François Dosse.

2. Localisation et contenus de la métaphore.

Les métaphores gagnent du terrain au fil des ouvrages. Il y a une montée en puissance
des métaphores. Prenons deux exemples.

Tout d'abord La prise de parole. Le recueil de textes s'ouvre sur une comparaison, figure
proche de la métaphore (au point qu'on la qualifie souvent de métaphore avec outil comparant):
Les pluies d'août semblent avoir changé les feux de mai en restes abandonnés au
service de voirie (…) Que les déchets d'une révolution manquée soient jetés à la
poubelle, ce n'est pas pour dire qu'elle est oubliée.

Le titre de ce chapitre devait nous avertir, puisqu'il traite d'une "révolution symbolique", le
symbole consistant lui aussi en un déplacement (de la figuration concrète à l'idée abstraite).
Dans ce tout premier paragraphe la métaphore filée s'installe peu à peu et le lecteur peut être
surpris de la teneur poétique de ces lignes liminaires. D'emblée, par la métaphore, l'esprit
imageant du lecteur ainsi que sa culture sont mobilisés et flattés aussi. Le lecteur peut retrouver
par le biais de la métaphore deux connotations de la révolution de mai 68: l'impression que
l'idée de révolution peut sembler galvaudée d'une part (c'est le champ lexical du déchet) et
aussi qu'il y a une dimension poétique, mythifiée de la révolution, ce qu'exprime le début
trompeur de l'analyse, qui revêt l'allure d'une narration romanesque avec le thème (les pluies de
fin d'été), les temps verbaux (passé), la temporalité (s'étendant de mai à août): " les pluies
d'août semblent avoir changé les feux de mai". Le lecteur qui ne saurait pas en quoi consiste La
prise de parole pourrait en ne considérant que cette phrase se croire dans un incipit de roman
aux accents mélancoliques.

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Plus loin, au chapitre 2, De Certeau se livre à une comparaison (double explicite de la
métaphore, qui joue elle sur l'implicite à des degrés divers12), qui fait mener au lecteur deux
pensées de front: " En mai dernier, on a pris la parole comme on a pris la Bastille en 1789. "
Au chapitre suivant, chapitre 3, commençant par une évocation de C. Chaplin (La ruée vers
l'or) il insiste sur l'aspect imagé de son discours en nommant l'image en train de se former:
A cette image d'une vie qu'il est également impossible d'habiter et de quitter, on
peut comparer la situation crée en mai dernier.13

Le reste de l'ouvrage développe deux derniers champs lexicals, celui du "fantôme" d'une part et
dans une plus large mesure encore, celui de la maladie ; la métaphore médicale débute à la
page 63 où apparaît pour la première fois l'expression "diagnostiquer la maladie" complétée
par "ablation" et "mal" à la page 166 qui conclut sur les "symptômes". En fait, la "maladie"
avait déjà été annoncée par un effet de mise en abyme, par l'introduction de Luce Giard,
faisant état de "thérapeutique" (p. 68), la métaphore filée consolidant la cohérence de l'ouvrage
dans son ensemble. La somme métaphorique de l'ouvrage est donc à la fois conséquente et
hétéroclite. Les métaphores récurrentes de De Certeau, du voyageur, de la maladie et du
fantôme se retrouvent de livre en livre tels des fils d'Ariane. Un premier intérêt de la métaphore
est d'établir des continuités entre des ouvrages qui à première vue pourraient –à tort- faire
croire à une dispersion des enjeux, tant les champs du savoir et les arts de faire sont nombreux
(psychanalyse , théologie, essai politique…).
Pour se concentrer sur La prise de parole, deux métaphores encadrent le propos : celle de la
révolution comme déchet d'abord puis celle en clôture, de la société révolutionnaire comme
d'un corps malade, tout en intégrant d'autres métaphores, mois développées. Le lecteur est
entraîné dans une gymnastique intellectuelle, référentielle, qui le mobilise comme sujet
transhistorique (connaissant ce qui l'a précédé et qu'il n'a pas vécu lui-même et ce qu'il a pu
vivre dans son siècle). Il est également porté à déployer toutes ses identités: homme de la cité,
homme de la culture, de la culture des imprimés (des manuels scolaires parlant de la
Révolution française à tous les Français), de celle des images (et du grand spectacle, avec les
évocations de Chaplin). C'est à un lecteur polyvalent que s'adresse la métaphore de Michel de
Certeau, intellectuel au pluriel. Parce qu'elle est difficile et met en relation des éléments
dispersés de la culture des hommes, dans des domaines divers, à des âges divers, la métaphore
chez Michel de Certeau témoigne aussi du souci de l'historien de ne pas sous-estimer son
lecteur. Elle suppose de lui une large culture et c'est à ce titre qu'elle se permet de le solliciter
de façon tentaculaire, par tous les canaux du savoir. Elle exige du lecteur aussi une

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disponibilité intellectuelle, une aptitude à la concentration. De Certeau s'adresse à la fois au
"lecteur-modèle" tel que l'évoque Umberto Eco 14, ce lecteur capable de remplir les blancs, de
compléter la pensée de celui qui écrit, par la connivence et grâce au partage des références;
mais il s'adresse aussi en employant ce trope particulièrement suggestif (si plébiscité par le
langage psychanalytique, mais nous y reviendrons) qu'est la métaphore, au lecteur qui ne se
contente pas de décoder les signifiés voulus par l'auteur, mais d'y ajouter à son tour d'autres
signifiés encore. Un exemple en est la citation en fin d'ouvrage de Marcel Duchamps: quoi de
plus suggestif qu'une image au sens littéral cette fois? Il faut considérer que le mot de la fin
revient presque non pas à la langue imagée mais à un faiseur de véritables images, qui se passe
donc de la médiation verbale. Là, le transport est total.
La métaphore de Michel de Certeau nous renseigne ainsi autant sur le contenu de cette
métaphore que sur son destinataire –elle définit un certain lecteur- , ou que sur son producteur,
son émetteur, Michel de Certeau lui-même. Elle remet au centre de la discussion aussi cet
aspect non négligeable de Michel de Certeau, son travail sur son propre langage au service de
sa propre communication, un dialogue engagé avec un lecteur qui n'est jamais négligé ni
relégué au rang de destinataire virtuel qui suffit à bien des intellectuels pourtant.

Deuxième ouvrage qui met la métaphore au cœur du modus operandi de l'historien:


L'invention du quotidien. 1. Arts de faire.
La métaphore du marcheur ouvre le livre:
"La marche d'une analyse inscrit ses pas, réguliers ou zigzagants, sur un sol habité
depuis longtemps. (…) Quant aux contributions diverses qui ont composent ces
deux volumes, elles ont permis à la recherche de se pluraliser et à plusieurs
passants de se croiser. Conciliabules sur la place. Mais cet entrelacs de parcours,
bien loin de constituer une clôture, prépare, je l'espère, nos cheminements à se
perdre dans la foule."

Elle sera la ligne directrice de tout l'essai. Elle prend cependant des formes diverses. Elle s'
"anamorphose" pour reprendre une image à notre tour, à laquelle De Certeau a recours lui-
même au fil du livre (p. 73). Le déplacement et le mouvement empruntent le corps du
"funambule" (p. 117); le déséquilibre de ce dernier est comme prolongé à la page suivante
avec cette succession de verbes de mouvements : "à monter, tourner, descendre autour de ces
pratiques, quelque chose échappe sans cesse" (p. 118), comme si le mouvement incertain du
funambule avait eu pour résultat la page suivante de sorte que le lecteur aussi est en
suspension dans l'air d'une page à l'autre, d'un mot imprimé au suivant. L'écriture imitant le
réel inscrit De Certeau dans une pratique poétique, mais au service de la comparaison. Car si

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l'explication s'anime, prend la forme qu'elle décrit, si l'écriture se fait caméléon, empruntant
le corps nommé par la comparaison (au "funambule") au point qu'à cette écriture complexe
superposant les niveaux de compréhension et de visualisation correspondra effectivement la
métaphore du "labyrinthe", c'est ne nous y trompons pas, bien à des fins argumentatives et
scientifiques. La métaphore filée du labyrinthe couvre toute une section de texte et même va
au-delà, déborde de la partie concernée. Le texte déborde de lui-même et il se crée au fil du
texte un réseau, lui-même devient un espace à parcourir, on peut parler à ce titre de
cartographie de texte chez Michel de Certeau. Il y a de nouveau adéquation entre métaphore
et mouvements de la vie réelle, ou en d'autres termes, il y a réconciliation (ou du moins
volonté de réconciliation) entre le monde lexical et intellectuel et le monde réel, par le biais
de correspondances, presque de synesthésies entre la vie physique et la vie rhétorique: aux
"énonciations piétonnières" (p. 148) répondent les "rhétoriques cheminatoires". (p. 151). Par
l'intermédiaire de la métaphore, De Certeau parle de sa pratique d'historien écrivant l'histoire.
C'est un témoignage et un engagement par le verbe, le lexique, à la fois socioprofessionnels,
éthiques et philosophiques, en ce que l'autre, l'autrui est le point de rencontre (l'obsession, à
la fois source et bénéficiaire) entre les figurations et pratiques, signifié et signifiant.
La métaphore sort évidemment de son aspect ornementatif sempiternellement évoqué.

3. Les fonctions de la métaphore.

La métaphore a longtemps eu pour vocation traditionnelle d'être ornementative, autant dire,


superflue. Si l'on reprend la typologie des métaphores élaborée par Perelman et Olbrechts-
Tyteca15, une métaphore peut revêtir les fonctions suivantes:
- ornementative (prouver la maîtrise de l'art oratoire),
- didactique (ou argumentative),
- indicielle (afin de situer le locuteur dans son énoncé),
- herméneutique (au sens d'impliquée dans le déchiffrement de l'histoire),
- et comme le rajoute Ricoeur 16, une fonction cognitive.
Il semble que la métaphore certalienne cumule les six fonctions. Elle est ornementative,
témoignant d'un souci d'érudition très présent chez De Certeau. Elle est didactique ou du
moins argumentative, se donnant pour fin de démontrer la valeur d'un exemple (comme dans
le cas de la référence à Chaplin) en utilisant l'expressivité d'une image dans un but
d'efficacité dans la transmission de l'idée; l'illustration a notamment alors valeur d'instance.
Elle est en outre indicielle, puisqu'au travers de son emploi, De Certeau se définit comme

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locuteur, comme professionnel de la langue scientifique, comme intellectuel, comme érudit,
comme produit d'un "lieu" 17 ( ou de plusieurs "lieux" combinés: Europe occidentale
contemporaine, France, université). Elle est herméneutique en ce qu'elle participe du
sentiment qu'elle décrit: la curiosité de l'autre, son inquiétude, son excitation, sa difficulté et
son urgence. Ricoeur ajoute enfin, la dimension cognitive qui n'est pas sans rapport avec la
fonction poétique du langage telle qu'elle a été fixée par Jakobson. Travailler la langue dans
laquelle l'on s'exprime et réfléchir aux moyens de son expressivité, c'est aussi appréhender le
réel et son ambiguïté. La métaphore, fondamentalement ambiguë, qui comme Ricoeur le dit
est à la fois dans la conformité et l'inconfort 18 rend compte à son échelle de l'ensemble du
réel tel qu'il est compris par De Certeau: l'historien est l'homme de la "limite" ou des "écarts",
et le réel est à la fois une peine perdue et une évidence.
La métaphore prend une couleur éthique et politique, lorsque De Certeau cite en épigraphe J.-
F. Lyotard 19 dans Rudiments païens : "Arrêter une fois pour toutes le sens des mots: voilà ce
que veut la Terreur". La polysémie et l'image, le déplacement du sens et la déviation sont des
preuves et des garanties de liberté mentale, intellectuelle et politique. De par sa dépendance
vis-à-vis non seulement des systèmes référentiels mais aussi des expériences personnelles
donc qui maîtrisent ou ne maîtrisent pas les références de celui qui parle, et qui font que l'on
comprend ou pas la métaphore, la métaphore est un trope incertain et réversible. Si les
références sont communes, le processus de reconnaissance et de légitimation fonctionne. Si
les références ne sont partagées, c'est soit un quiproquo soit un contresens, soit même de
l'ignorance. La métaphore de par sa nature suggestive, implicite, prend le risque de
l'incompréhension ou de la diversion. Se voulant expressive, et donc efficace, elle prend le
risque de saborder totalement le discours qu'elle doit servir. Non seulement De Certeau n'est
pas dupe, mais il y a fort à penser que conscient de cette zone d'incertitude-là, il lui reconnaît
sa part de vraisemblance. Le monde est incertain, le monde est peuplé d'autres, la métaphore
aussi. Elle est le lieu où s'éprouve l'incontrôlabilité des esprits et des trajectoires personnelles.
Elle est aussi le lieu où se vérifient les mainmises sociales sur les références, les distributions
du goût, les lieux où s'élaborent les pratiques et les discours. Le souci de liberté de De
Certeau, qui se lit dans sa confiance renouvelée en la métaphore malgré tout ce que l'on sait
d'elle, exprime son refus du "sens littéral, produit d'une élite sociale" (p. 246), ce sens
monopolisé comme le montre Bourdieu, par les dominants qui luttent pour le pouvoir de
détenir la parole orthodoxe et de fixer la frontière entre l'hérésie et la doxa. 20

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4. L'aboutissement du langage métaphorique: Histoire et psychanalyse.

Si L'Ecriture de l'histoire compte un nombre relativement faible de métaphores, Histoire


et psychanalyse est le lieu où elles s'expriment le plus. A tel point que Luce Giard fait
remarquer en introduction que les convenances et les habitudes de publication ont du limiter
cette tendance (pulsion?) métaphorique lorsqu'elle s'exprimait de façon trop audacieuse21.

Le chapitre V, "le soleil noir du langage" parut sous un titre plus conventionnel
dans la revue mensuelle de culture générale, éditée par les Jésuites de France
(Etudes, t.326, mars 1967, p. 344-360).

Tout l'ouvrage repose sur des métaphores. L'introduction de Luce Giard reprend celle de la
"marche" chère à De Certeau, et la phrase liminaire du texte de De Certeau met en avant un
procédé d'analogie: " Fiction est un mot périlleux, tout comme son corrélatif, science"22.
La métaphore est non seulement en actes,
La fiction lèse une règle de scientificité. C'est la sorcière que le savoir travaille à
fixer et à classer, en l'exorcisant dans ses laboratoires. (…)C'est la sirène dont
l'historien doit se défendre, tel Ulysse attaché à son mât.

Elle est aussi désignée:


Elle [la fiction] est "métaphorique". Elle se meut, insaisissable, dans le champ de
l'autre.23

Elle est, enfin, définie:


Elle [la fiction] joue en effet sur une stratification de sens, elle raconte une chose
pour en dire une autre.24
Reprenons la définition que le grammairien classique Dumarsais donne de la métaphore: elle
est "une figure par laquelle on transporte, pour ainsi dire, la signification propre d'un mot à
une autre signification"25; La fiction selon De Certeau et la métaphore selon Dumarsais sont
quasiment superposables.

Mais la métaphore ne devient pour De Certeau une question essentielle, que lorsque
l'évocation de Hamlet lui permet, via les figures du "fantôme" de franchir le pas de la
métaphore au récit psychanalytique de type freudien. 26

Dans l'analyse pratiquée par Freud depuis la Traumdeutung. (1900) (la science
des rêves), les opérations qui organisent la représentation en l'articulant sur le
système psychique sont en fait de type rhétorique : métaphores, métonymies,
synecdoques, paronomases etc.27

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De Certeau passe ensuite selon des systèmes de correspondance implicites, à l'écriture de
l'histoire (selon Freud), elle aussi faite de refoulés et de mises à jour d'un altérité:
Pour lui, "l'écriture de l'histoire" se produit à partir d'événements dont "rien" ne
subsiste: elle en "prend la place". Elle est donc à la fois exclue de ce dont elle
traite et pourtant "cannibale": elle "tient lieu" (elle occupe la place) de l'histoire
qui lui manque.28

Une fois encore, cette définition pourrait tout aussi bien s'appliquer à la métaphore, figure
rhétorique de l'ambiguïté par excellence, 29 qui exprime d'autant mieux qu'elle s'éloigne du
sujet qu'elle illustre, en proposant par l'image d'autres présences. La métaphore est à la fois
une absence et une présence: présence d'une nouvelle réalité par l'évocation ou la
comparaison explicite, disparition momentanée de l'ancienne, celle dont on part, mais pour
mieux la faire revenir. Le "réel" psychique, ainsi qu'historique (celui qui fait de l'histoire
l'écriture des absents), exprimés au moyen de métaphores sont eux aussi des revenants,
comme le père de Hamlet.

La métaphore qui parvient à décrire cet acte d'écriture de l'histoire et à rendre compte au-delà
de la pratique historiographique, de la complexité de la situation de communication dans
laquelle sont engagés les hommes, c'est la métaphore cognitive de Ricoeur, celle qui incarne
dans la forme la manifestation, la traduction la plus aboutie, la plus fidèle peut-être de la
problématique et de la réalité du discours de l'autre.
La métaphore, plus qu'un transport est un détour par le monde de l'autre; A la différence du
symbole par exemple, qui peut être le fruit d'une imposition par le haut (d'une domination,
pour parler en termes bourdieusiens), ou à la différence d'une métonymie, qui elle, ne
nécessite pas de changement d'identités entre les éléments, à la différence de ces autres tropes
de la substitution, elle oblige à prendre l'autre en considération et à le considérer au moins
comme mon égal le temps de l'emprunt référentiel.
Bien sûr elle comporte une part de danger: de divertissement voire de diversion. Michel de
Certeau n'a jamais nié la part inquiétante de toute hétérologie. Il est éloquent que dans son
Histoire de la sexualité, Foucault ait évoqué le monopole sur le langage et sa maîtrise par les
instances de pouvoir via les périphrases et les jargons, qui sont aussi des variations lexicales,
mais jamais à notre connaissance la nature des métaphores. De fait, la métaphore est trop
risquée pour les concepteurs de panoptiques. Elle contient en germes trop d'inquiétudes et
n'écarte pas assez la surprise de son chemin.

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1
A de rares exceptions près, comme en science clinique, Freud dont De Certeau analyse d'ailleurs très bien
la rhétorique "romanesque" ou Bachelard, qui même s'il s'en défend vigoureusement, propose une réflexion
scientifique et épistémologique qui reconnaît à l'image un rôle prépondérant.
2
Jeremy Ahearne, in Esprit mars 1996 n°219: p.131-155. Dossier spécial "Michel de Certeau" - Feux
persistants. Discussion entre Jeremy Ahearne, Luce Giard, Dominique Julia, Pierre Mayol et Olivier
Mongin.
3
Dumarsais, 1988, Des tropes ou des différents sens, Présentation, notes et traduction : Françoise Douay-
Soublin, Paris, Flammarion [1730].
4
Anne Herrschberg-Pierrot, Stylistique de la prose, Paris, Belin, 1993: p. 189.
5
P. 135 cité par A. Herrschberg-Pierrot, 1993: p. 193.
6
M. De Certeau, L'invention du quotidien. 1 Arts de faire. Chap. IX Récits d'espaces. Réédition commentée
par Luce Giard, Gallimard, Folio essais, 1990: p. 170.
7
M. De Certeau, op.cit, p. 117.
8
M. De Certeau, op.cit, p.169.
9
M. De Certeau, Histoire et psychanalyse, nouvelle édition présentée et commentée par Luce Giard,
réédition 2002: p. 11 et sqq.
10
F. Dosse, Michel De Certeau, le marcheur blessé, Paris, La Découverte, 2002.
11
F. Dosse et al. Michel De Certeau, les chemins de l’histoire, Paris, Complexe, 2002.
12
Cf. Gérard Genette sur les métaphores in prasentia et les métaphores in absentia in Figures III, Paris,
Seuil, 1972.
13
De Certeau, 1968: p. 58.
14
U. Eco, Lector in fabula, la cooperazione interpretativa nei testi narrativi, Milano, Bompiani, 1979.
15
Charles Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, Traité de l'argumentation. La nouvelle rhétorique. Ed.
Universités de Bruxelles, 1970 (4e édition, 1983), cité dans A. Hersschberg-Pierrot, 1993: p. 196 sqq.
16
P. Ricoeur, La métaphore vive, Paris, Seuil, 1975.
17
Cf. "Un lieu social" in « L’opération historiographique », in Faire de l’histoire (P. Nora et J. Le Goff
dir.), Paris, Gallimard, 1974.
18
P. Ricoeur, ibidem: "Le est métaphorique signifie à la fois n'est pas et est comme." (p. 11).
19
De Certeau, 1980, réédition 1990 : p. 239.
20
Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, 2001.
21
De Certeau, Histoire et psychanalyse, entre histoire et fiction, 1986, traduction française Gallimard 1987,
nouvelle édition présentée et commentée par Luce Giard, Gallimard Folio 2002. Introduction de Luce
Giard p.9-50 "Un chemin non tracé": p. 47.
22
Ibidem, p. 53.
23
Ibidem, p. 56.
24
Ibidem, p. 56.
25
Cf. supra.
26
Histoire et psychanalyse, nouvelle édition Gallimard, Folio 2002, p. 95 et sqq.
27
Ibidem, p. 116.
28
Ibidem, p. 127.
29
Un défenseur de la nature ambiguë de la métaphore ainsi qu'une typologie de l'ambiguïté appliquée à la
métaphore, voir R. Landheer, "Figures du discours et ambiguïtés" in SEMEN, n°15, 2001-2.

lpb- IUE- De Certeau. 10/10

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