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Bourdieu, par exemple, est connu pour ces phrases complexes, au sens grammatical du
terme, c'est-à-dire qui articule des propositions principales et subordonnées en cascade, tandis
que Foucault développe un style plus resserré, portant son effort sur la signification du mot ou
du groupe de mots (syntagme) qu'à l'emboîtement des propositions. Dans l'écriture de Michel
de Certeau, c'est son usage récurrent de la métaphore qui frappe le regard excentré du
chercheur étranger, peut-être plus attentif aux écarts vis-à-vis de la norme langagière qui régit
généralement l'écriture du scientifique:
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On est frappé d’emblée par toute une manière de disposer son écriture vis-à-vis de
ce dont il discute. Je pense aux figures de la mer, de la plage, de la nuit etc. Il y a
un va-et-vient perpétuel entre ce qu’on pourrait appeler une métaphorisation du
savoir et une mise en intelligence des processus partout à l’œuvre dans la
métaphorisation.2
Le noyau dur des figures est constitué par les figures de signification ou tropes que
Dumarsais définit comme "des figures par lesquelles on fait prendre à un mot une
signification qui n'est pas précisément la signification de ce mot"3. Ce sont, par exemple
"les tropes en un seul mot": la métaphore, la métonymie, la synecdoque...4
Toujours selon Anne Herrschberg-Pierrot, la métaphore pour être désignée comme telle
(à la différence d'une comparaison, par exemple) doit remplir trois critères:
- l'unité de sens et de forme est celle du mot,
- elle résulte d'un processus de substitution
- elle doit faire éprouver l'écart entre sens propre et sens figuré.
La métaphore se distingue de la comparaison par l'absence d'outils comparants (l'adverbe
"comme", l'adjectif "tel" et son corrélatif "que").
Dumarsais 5 la définit comme "une figure par laquelle on transporte, pour ainsi dire, la
signification propre d'un mot à une autre signification qui ne lui convient qu'en vertu d'une
comparaison qui est dans l'esprit". L'étymologie grecque permet à Michel de Certeau de relier
cette figure particulière à sa thématique récurrente du voyage:
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La métaphore investit, on le verra, dans la prise de parole une bonne part des analyses de De
Certeau ; dans L'invention du quotidien, non seulement la métaphore ne se cache pas, mais
elle se désigne elle-même: la ville est "transhumante et métaphorique"7 au chapitre 8 tandis
qu'au chapitre suivant la métaphore explicitement nommée, se présente dès le titre du chapitre:
"enfances et métaphores de lieux"8. Dans Histoire et psychanalyse enfin, la métaphore est
partout; elle ouvre l'ouvrage: "Un chemin non tracé" par Luce Giard nourrit, avec "Frontière",
"traverser", "sauf conduit", "démarche", "se borner", "un pas de côté"9 (p. 11) le champ
lexical de la marche et de la traversée, qui s'inscrit parfaitement dans la métaphore filée du
voyage que M. De Certeau a initiée et qui lui vaudra d'être lui-même métaphorisé en
"marcheur"10 sur le "chemin"11 de nouveau, par François Dosse.
Les métaphores gagnent du terrain au fil des ouvrages. Il y a une montée en puissance
des métaphores. Prenons deux exemples.
Tout d'abord La prise de parole. Le recueil de textes s'ouvre sur une comparaison, figure
proche de la métaphore (au point qu'on la qualifie souvent de métaphore avec outil comparant):
Les pluies d'août semblent avoir changé les feux de mai en restes abandonnés au
service de voirie (…) Que les déchets d'une révolution manquée soient jetés à la
poubelle, ce n'est pas pour dire qu'elle est oubliée.
Le titre de ce chapitre devait nous avertir, puisqu'il traite d'une "révolution symbolique", le
symbole consistant lui aussi en un déplacement (de la figuration concrète à l'idée abstraite).
Dans ce tout premier paragraphe la métaphore filée s'installe peu à peu et le lecteur peut être
surpris de la teneur poétique de ces lignes liminaires. D'emblée, par la métaphore, l'esprit
imageant du lecteur ainsi que sa culture sont mobilisés et flattés aussi. Le lecteur peut retrouver
par le biais de la métaphore deux connotations de la révolution de mai 68: l'impression que
l'idée de révolution peut sembler galvaudée d'une part (c'est le champ lexical du déchet) et
aussi qu'il y a une dimension poétique, mythifiée de la révolution, ce qu'exprime le début
trompeur de l'analyse, qui revêt l'allure d'une narration romanesque avec le thème (les pluies de
fin d'été), les temps verbaux (passé), la temporalité (s'étendant de mai à août): " les pluies
d'août semblent avoir changé les feux de mai". Le lecteur qui ne saurait pas en quoi consiste La
prise de parole pourrait en ne considérant que cette phrase se croire dans un incipit de roman
aux accents mélancoliques.
Le reste de l'ouvrage développe deux derniers champs lexicals, celui du "fantôme" d'une part et
dans une plus large mesure encore, celui de la maladie ; la métaphore médicale débute à la
page 63 où apparaît pour la première fois l'expression "diagnostiquer la maladie" complétée
par "ablation" et "mal" à la page 166 qui conclut sur les "symptômes". En fait, la "maladie"
avait déjà été annoncée par un effet de mise en abyme, par l'introduction de Luce Giard,
faisant état de "thérapeutique" (p. 68), la métaphore filée consolidant la cohérence de l'ouvrage
dans son ensemble. La somme métaphorique de l'ouvrage est donc à la fois conséquente et
hétéroclite. Les métaphores récurrentes de De Certeau, du voyageur, de la maladie et du
fantôme se retrouvent de livre en livre tels des fils d'Ariane. Un premier intérêt de la métaphore
est d'établir des continuités entre des ouvrages qui à première vue pourraient –à tort- faire
croire à une dispersion des enjeux, tant les champs du savoir et les arts de faire sont nombreux
(psychanalyse , théologie, essai politique…).
Pour se concentrer sur La prise de parole, deux métaphores encadrent le propos : celle de la
révolution comme déchet d'abord puis celle en clôture, de la société révolutionnaire comme
d'un corps malade, tout en intégrant d'autres métaphores, mois développées. Le lecteur est
entraîné dans une gymnastique intellectuelle, référentielle, qui le mobilise comme sujet
transhistorique (connaissant ce qui l'a précédé et qu'il n'a pas vécu lui-même et ce qu'il a pu
vivre dans son siècle). Il est également porté à déployer toutes ses identités: homme de la cité,
homme de la culture, de la culture des imprimés (des manuels scolaires parlant de la
Révolution française à tous les Français), de celle des images (et du grand spectacle, avec les
évocations de Chaplin). C'est à un lecteur polyvalent que s'adresse la métaphore de Michel de
Certeau, intellectuel au pluriel. Parce qu'elle est difficile et met en relation des éléments
dispersés de la culture des hommes, dans des domaines divers, à des âges divers, la métaphore
chez Michel de Certeau témoigne aussi du souci de l'historien de ne pas sous-estimer son
lecteur. Elle suppose de lui une large culture et c'est à ce titre qu'elle se permet de le solliciter
de façon tentaculaire, par tous les canaux du savoir. Elle exige du lecteur aussi une
Elle sera la ligne directrice de tout l'essai. Elle prend cependant des formes diverses. Elle s'
"anamorphose" pour reprendre une image à notre tour, à laquelle De Certeau a recours lui-
même au fil du livre (p. 73). Le déplacement et le mouvement empruntent le corps du
"funambule" (p. 117); le déséquilibre de ce dernier est comme prolongé à la page suivante
avec cette succession de verbes de mouvements : "à monter, tourner, descendre autour de ces
pratiques, quelque chose échappe sans cesse" (p. 118), comme si le mouvement incertain du
funambule avait eu pour résultat la page suivante de sorte que le lecteur aussi est en
suspension dans l'air d'une page à l'autre, d'un mot imprimé au suivant. L'écriture imitant le
réel inscrit De Certeau dans une pratique poétique, mais au service de la comparaison. Car si
Le chapitre V, "le soleil noir du langage" parut sous un titre plus conventionnel
dans la revue mensuelle de culture générale, éditée par les Jésuites de France
(Etudes, t.326, mars 1967, p. 344-360).
Tout l'ouvrage repose sur des métaphores. L'introduction de Luce Giard reprend celle de la
"marche" chère à De Certeau, et la phrase liminaire du texte de De Certeau met en avant un
procédé d'analogie: " Fiction est un mot périlleux, tout comme son corrélatif, science"22.
La métaphore est non seulement en actes,
La fiction lèse une règle de scientificité. C'est la sorcière que le savoir travaille à
fixer et à classer, en l'exorcisant dans ses laboratoires. (…)C'est la sirène dont
l'historien doit se défendre, tel Ulysse attaché à son mât.
Mais la métaphore ne devient pour De Certeau une question essentielle, que lorsque
l'évocation de Hamlet lui permet, via les figures du "fantôme" de franchir le pas de la
métaphore au récit psychanalytique de type freudien. 26
Dans l'analyse pratiquée par Freud depuis la Traumdeutung. (1900) (la science
des rêves), les opérations qui organisent la représentation en l'articulant sur le
système psychique sont en fait de type rhétorique : métaphores, métonymies,
synecdoques, paronomases etc.27
Une fois encore, cette définition pourrait tout aussi bien s'appliquer à la métaphore, figure
rhétorique de l'ambiguïté par excellence, 29 qui exprime d'autant mieux qu'elle s'éloigne du
sujet qu'elle illustre, en proposant par l'image d'autres présences. La métaphore est à la fois
une absence et une présence: présence d'une nouvelle réalité par l'évocation ou la
comparaison explicite, disparition momentanée de l'ancienne, celle dont on part, mais pour
mieux la faire revenir. Le "réel" psychique, ainsi qu'historique (celui qui fait de l'histoire
l'écriture des absents), exprimés au moyen de métaphores sont eux aussi des revenants,
comme le père de Hamlet.
La métaphore qui parvient à décrire cet acte d'écriture de l'histoire et à rendre compte au-delà
de la pratique historiographique, de la complexité de la situation de communication dans
laquelle sont engagés les hommes, c'est la métaphore cognitive de Ricoeur, celle qui incarne
dans la forme la manifestation, la traduction la plus aboutie, la plus fidèle peut-être de la
problématique et de la réalité du discours de l'autre.
La métaphore, plus qu'un transport est un détour par le monde de l'autre; A la différence du
symbole par exemple, qui peut être le fruit d'une imposition par le haut (d'une domination,
pour parler en termes bourdieusiens), ou à la différence d'une métonymie, qui elle, ne
nécessite pas de changement d'identités entre les éléments, à la différence de ces autres tropes
de la substitution, elle oblige à prendre l'autre en considération et à le considérer au moins
comme mon égal le temps de l'emprunt référentiel.
Bien sûr elle comporte une part de danger: de divertissement voire de diversion. Michel de
Certeau n'a jamais nié la part inquiétante de toute hétérologie. Il est éloquent que dans son
Histoire de la sexualité, Foucault ait évoqué le monopole sur le langage et sa maîtrise par les
instances de pouvoir via les périphrases et les jargons, qui sont aussi des variations lexicales,
mais jamais à notre connaissance la nature des métaphores. De fait, la métaphore est trop
risquée pour les concepteurs de panoptiques. Elle contient en germes trop d'inquiétudes et
n'écarte pas assez la surprise de son chemin.