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11/11/2020 Du récit intime à la dénonciation, quand le manga s’empare des violences envers les femmes

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© REIKO MOMOCHI / KODANSHA LTD.


Du récit intime à la dénonciation, quand le
manga s’empare des violences envers les
femmes
Par Pauline Croquet

Publié le 01 novembre 2020 à 01h34 - Mis à jour le 03 novembre 2020 à 14h03

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MÉGA-PIXELS | Plusieurs BD japonaises récentes ont pour trame les


violences sexistes et les agressions sexuelles. Un sujet dont se sont
emparées les dessinatrices bien avant #metoo mais qui semble
aujourd’hui trouver un deuxième écho.

Pendant dix ans, Satsuki Yamaguchi a mené une bataille administrative et


judiciaire : faire reconnaître comme un accident du travail le harcèlement
sexuel qu’elle a vécu en tant qu’intérimaire sur une plate-forme d’appels
téléphoniques. Ce récit, inspiré par le vrai combat de Kaori Sato, aujourd’hui
militante du travail et des droits des femmes au Japon, est l’axe central du
manga Moi Aussi dont le deuxième et dernier tome vient de sortir en France aux
éditions Akata.

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Son autrice Reiko Momochi a choisi, en plus de la trame narrative, d’inclure des
éléments de pédagogie pour raconter les mécaniques du sekuhara, le nom
donné au harcèlement sexuel au Japon. Sont évoqués la peur et les séquelles
ancrées chez les victimes, la loi du silence, les défaillances institutionnelles,
mais aussi la lente évolution des lois et des mœurs en la matière dans l’Archipel.
« A l’époque [de l’intrigue], au début des années 2000, la plupart des victimes ne
s’autorisaient pas à parler, supportant en silence des actes qui commençaient tout
juste à être considérés comme répréhensibles », est-il écrit en préambule du
calvaire physique, émotionnel et judiciaire subi par l’héroïne.

Une planche extraite du tome 1 de « Moi aussi ». REIKO MOMOCHI/KODANSHA Ltd.

« Sayonara Miniskirt », salué par la critique


Bien qu’originale, Moi Aussi, n’est pas une publication isolée. En 2020, nombre
de mangas notables abordant plus ou moins frontalement la question des
violences sexistes ont été publiés en France. On peut citer par
exemple Don’t Fake your smile (de Kotomi Aoki, Akata), à destination d’un
public adolescent, qui évoque, entre autres thèmes complexes, le traumatisme
d’une lycéenne après qu’elle s’est fait agresser un soir dans la rue. Ou Sayonara
Miniskirt (de Aoi Makino, Delcourt-Soleil), sur une popstar attaquée par un fan
détraqué qui retrouve l’anonymat dans un lycée, et se protège en renonçant à
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q q y y p g ç
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porter des vêtements associés à la féminité.

Lire aussi

De la romance nunuche à la chronique sociale : les shojos, mangas mal aimés

Dans les albums pour un public plus mature, sur le même sujet, la série En proie
au silence d’Akane Torikai (Akata), a été remarquée en France dès sa sortie, en
début d’année. Ce titre s’attelle de façon très directe et polyphonique à la
misogynie et aux violences sexuelles. Son héroïne, Misuzu, est une jeune
professeure déboussolée qui tente de se reconstruire après un viol.

« Mon manga s’adresse à tout le monde, c’est un sujet trop


important, à propos duquel personne ne doit rester étranger ou
indifférent », explique Akane Torikai

« Je n’ai pas créé cette œuvre pour combattre simplement les injustices sexistes »,
expliquait la mangaka au Monde en décembre 2019 : « Le sexisme à l’égard des
femmes est un phénomène qui apparaît d’un complexe mélange entre le
comportement des hommes, mais aussi celui de manière intériorisée par des
femmes. Mon manga s’adresse à tout le monde. Aux personnes qui ont subi des
agressions. A celles qui en ont commis. A celles qui n’en ont pas fait l’expérience, et
aussi à celles qui ne s’en soucient pas. Car c’est un sujet trop important, à propos
duquel personne ne doit rester étranger ou indi érent. »

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Extrait d’une planche du tome 1 de « Don’t Fake your smile ». NIJI, AMAETEYO/2017 KOTOMI
AOKI/SHOGAKUKAN

Ces titres ont marqué, à leur échelle, le public japonais. « Sayonara Miniskirt a
été publié au Japon dans Ribon, un magazine manga pour jeunes lles (shojo) pas
vraiment engagé, mais son sujet, la question des relations hommes-femmes qui
commence dès l’enfance, a su intéresser le grand public, au-delà des lectrices
habituelles de shojo. Il a été très souvent salué par la critique », défend Joanna
Ardaillon, son éditrice française chez Delcourt-Soleil.

LA SUITE APRÈS CETTE PUBLICITÉ

Quant à En proie au silence, « il s’est vendu à un million d’exemplaires au Japon,


c’est assez signi catif et cela marque un tournant dans la carrière d’Akane Torikai,
qui a été très médiatisée avec ce titre », explique Bruno Pham, directeur éditorial
chez Akata.

« La volonté de ne pas invisibiliser »


Il faut dire que la prometteuse mangaka Akane Torikai tord le cou, dans ses
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aut d e que a pDuorécitetteuse
intime à la dénonciation, quand le manga s’empare des violences envers les femmes
a ga a a e o a  to d e cou, da s ses
pages, à de nombreux poncifs de la ction, comme le baiser volé ou autres
agressions sexuelles qui sont parfois banalisés dans les mangas sentimentaux.
Elle choisit de ne pas seulement suggérer mais de montrer la violence, tout en
cherchant à contrecarrer les regards et fantasmes masculins portés sur les
héroïnes dans la BD nipponne.

« La scène de viol en particulier, je l’ai dessinée naturellement. Parce qu’à l’origine
d’En proie au silence, il y avait la volonté de ne pas invisibiliser quelque chose qui
a existé. Si vous étudiez bien ce passage, en regardant les yeux de Misuzu, on dirait
qu’elle est morte. J’ai dessiné ça de manière très volontaire. Dans la réalité, il y a
des hommes qui peuvent maintenir leur excitation en voyant des femmes dans ce
genre de situations. Et ça, c’est quelque chose qui me dépasse », justi e Akane
Torikai.

A l’image de Moi Aussi, qui y fait directement mention dans son titre et son
épilogue, cette tendance dans les rayonnages français semble faire écho au
mouvement #metoo, né à l’international en octobre 2017 mais qui a aussi éclos
au Japon et dont la gure de proue est la journaliste Shiori Ito. Elle avait
témoigné publiquement, plusieurs mois auparavant, de son viol par un
responsable d’une chaîne de télévision privée et porté l’a aire devant les
tribunaux.

Lire aussi

Lentement, le mouvement #metoo prend de l’ampleur au Japon

De la même façon, et même si leur travail a pu resurgir à cette occasion, des


mangakas japonaises n’ont pas attendu cette libération de la parole pour
aborder la question des violences de genre dans leurs œuvres et en faire, quand

elles le souhaitaient, un thème central de leurs histoires. Ceci dans un médium


où certains archétypes sexistes ont parfois la peau dure.

Comme En proie au silence publié originellement en 2013, plusieurs des mangas


cités précédemment sont antérieurs à #metoo. « C’est intéressant de constater
que ces sujets sont présents depuis longtemps dans le manga, moyen d’expression
artistique grand public et de divertissement, rappelle Bruno Pham. Prenez Reiko
Momochi, qui, dix ans avant Moi Aussi, a dessiné Double je qui aborde la
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question du féminicide. »

Planche extraite du tome 1 de « En proie au silence ». AKANE TORIKAI/KODANSHA Ltd.

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Bien que les éditeurs français aient pu importer de façon ponctuelle ce genre de
mangas par le passé, Bruno Pham assume du côté d’Akata une démarche de
publication engagée et dans l’air du temps de ce corpus d’œuvres. Si ces albums
ont trouvé lecteurs au Japon, « toute la question est de savoir si le public français
est prêt à lire de tels récits. Le shojo et le josei [manga pour lectrices adultes] sont
encore trop souvent dénigrés, à tort », avance l’éditeur.

Un débat précoce autour des discriminations


Dans les années 1970, plusieurs auteurs masculins de manga, notamment dans
des récits dramatiques pour adultes (gekiga), ont évoqué le sort et les violences
vécues par les femmes, à l’instar de Kazuo Kamimura ou même du maître
Osamu Tezuka. En parallèle, le manga pour jeunes lles (shojo) délaissé alors par
les plumes masculines va permettre à de nombreuses dessinatrices de percer.

Parmi elles, une dizaine d’artistes surnommées le groupe de l’An 24 (Nijuyo nen
gumi), considérées comme celles qui ont posé les bases du shojo moderne, dont
Moto Hagio (Poe no Ichizoku, Le Cœur de Thomas) et Riyoko Ikeda (La Rose de
Versailles). Assez radicales, ces mangakas qui vont s’emparer de thèmes
controversés comme la sexualité, le genre, l’intime féminin et des registres plus
vastes que ceux réservés traditionnellement au shojo comme la SF ou l’horreur
vont autant fasciner que servir d’exemple à leurs successeuses.

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Planche extraite du tome 1 de « En proie au silence ». AKANE TORIKAI/KODANSHA Ltd.

« Dans le courant des années 1980, on a assisté au Japon à une certaine montée
du féminisme avec l’arrivée de la sociologue Chizuko Ueno sur la scène
médiatique et on a commencé à évoquer et ré échir sur le genre et la sexualité »,
expliquait, en novembre 2019 au Monde, la critique et spécialiste de la culture
manga, Yukari Fujimoto, professeure à l’université de Meiji, dans le
département des études globales sur le Japon. A la même époque, en 1985, le
pays adopte une législation sur l’égalité des chances entre homme et femmes et
la lutte contre les discriminations au travail.

« Ce féminisme a décliné à partir des années 2000 avec la


montée du conservatisme politique… », rappelle
Yukari Fujimoto

« Cela ne signi e pas que la société change du jour au lendemain mais elle fait des
pas importants. Les questions et concepts liés aux discriminations de genre
arrivent dans le débat public, le terme “gender” apparaît dans le champ politique
vingt ou trente ans avant d’apparaître chez nous », assure Julien Bouvard, maître
de conférences en langue et civilisation japonaise à l’université Jean-Moulin
Lyon-III.

« Ce féminisme a décliné à partir des années 2000 avec la montée du


conservatisme politique et à la suite de l’éclatement des bulles nancières, ajoute
Yukari Fujimoto. Ce n’est seulement que depuis environ trois ans qu’il revient avec

l’in uence de mobilisations venues de Corée du Sud, mais aussi avec le


mouvement #metoo. »

Lire aussi

Loin de #metoo, le discret débat sur le sexisme dans le manga

Le manga lui notamment sous la plume des femmes a alors souvent re été les
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Le manga, lui, notamment sous la plume des femmes, a alors souvent re été les
préoccupations et débats de son temps, « encouragé et réconforté les lectrices »,
estime même Yukari Fujimoto. Et changé par exemple les représentations sur le
divorce ou les familles monoparentales, mal vues il fut un temps.

Ces récits peuvent aussi, quelque part, s’avérer cathartiques pour leurs autrices.
« Mon premier petit ami, un jour, m’a frappée lors d’une dispute, con e Akane
Torikai, quand elle évoque des expériences personnelles marquantes de
discrimination. Je me souviens encore avec intensité que j’avais pensé, ce jour-là,
que physiquement je ne pourrai jamais l’emporter sur un homme. A cette époque,
inconsciemment et pour attirer l’attention des garçons, je parlais de manière à
exprimer l’idée que les femmes étaient des idiotes. Quand on parle du sexisme, il
faut aussi parler de toutes ces fois où ce sont des femmes qui dévalorisent d’autres
femmes… »

Des comportements que la mangaka formalise à travers certains personnages


mais auxquels elle ne s’identi e plus aujourd’hui : « J’avais besoin de ne pas
camou er mon opinion quand je m’exprimais, de me confronter aux hommes et
aux femmes qui mépriseraient cette réalité. »

Pauline Croquet

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