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Nicolas Poirier
Vrin | « Le Philosophoire »
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Nicolas Poirier
A
fin de bien comprendre l’enjeu de l’interprétation heideggerienne de
Kant vers 1930, il convient de se replacer dans le contexte de la
rencontre entre Cassirer et Heidegger qui eut lieu en 1929 à Davos.
Ernst Cassirer, alors professeur à l’université de Marbourg où il avait
succédé à Herman Cohen, était le plus éminent représentant de l’école néo-
kantienne allemande (dite « école de Marbourg »). Rappelons que dans
l’allemagne weimarienne, les néo-kantiens regroupés autour de Cohen d’abord,
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questions métaphysiques dès lors que l’être s’est vu réduit à un simple vocable
et sa signification assimilée à une vapeur qui s’évapore1 ?
La philosophie n’aurait donc plus d’objet qui lui soit propre ; sa seule
fonction consisterait à réfléchir après-coup sur ce que les sciences ont déjà
pensé – l’étant considéré comme objet d’investigation et de manipulation
expérimentale. L’objectivation ontique de la nature et du réel poursuivie par les
sciences de la nature entraînerait immanquablement le recouvrement de la
question de l’être, interrogation fondatrice selon Heidegger de la philosophie
occidentale2.
L’autre protagoniste de cette rencontre, Martin Heidegger, venait d’être
nommé professeur à l’université de Fribourg et avait fait paraître en 1927 (soit
deux ans auparavant) son œuvre majeure Être et Temps. Cet ouvrage
s’inscrivait certes dans la lignée du mouvement phénoménologique institué par
Husserl (dont Heidegger fût l’élève et auquel Être et Temps est d’ailleurs
dédié) ; mais par la radicalité de son questionnement et le caractère inédit de la
langue qui y était développé, il repensait sur des bases entièrement nouvelles la
problématique husserlienne d’un retour aux choses concrètes du monde de la
vie.
Dans Être et Temps, il s’agissait au fond pour Heidegger de reposer la
question du sens de l’être, dans la mesure où celle-ci était, depuis Platon,
apparemment tombée dans l’oubli. Le but de ce livre (du moins sa finalité
provisoire) était de fournir une interprétation du temps comme horizon de toute
compréhension de l’être, en procédant à l’élaboration d’une ontologie
fondamentale. Heidegger, qui fût comme Cohen et Cassirer, professeur à
l’université de Marbourg de 1923 à 1928, était pour le moins familier de la
lecture de Kant dominante à l’époque dans cette faculté - lecture qui, rappelons-
le, consistait à percevoir dans la Critique de la raison pure une réflexion
épistémologique sur les conditions (subjectives) de l’objectivité scientifique.
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1
Dans Le Crépuscule des idoles, Nietzsche caractérise les conceptions philosophiques les
plus hautes, c’est-à-dire les considérations les plus générales et les plus vides, comme la
dernière ivresse de la réalité qui s’évapore.
2
Sur la critique du positivisme, cf. E. Husserl, La philosophie comme science rigoureuse,
PUF et La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Tel-
Gallimard.
Le problème de l’être et la question de l’homme 141
représentation pour un sujet (ce qui revient en somme à réduire l’être à l’étant,
ou encore à reconduire le domaine ontologique à la seule sphère ontique).
L’enjeu de la dispute opposant Cassirer et Heidegger réside dans la
question de savoir quel statut il convient d’accorder à la Critique de la raison
pure3. Heidegger, qui entend rompre avec la lecture « épistémologique » de la
vieille garde néo-kantienne, va ainsi s’employer à montrer que la Critique de la
raison pure (plus exactement l’analytique transcendantale) contient, sans que
Kant lui-même ait réellement pu l’expliciter, une dimension ontologique
fondamentale : plutôt qu’une réflexion critique sur les conditions de possibilité
de la science, il faudrait voir dans l’analytique transcendantale les fondements
d’une ontologie générale enracinée dans la structure cognitive du sujet humain
(pour Heidegger du dasein) qui annoncerait l’ontologie fondamentale
développée par Heidegger dans Être et Temps.
On ne doit pourtant pas se méprendre sur les intentions de Heidegger : le
penseur allemand n’entend nullement déprécier par principe toute interprétation
qui mettrait en exergue le rôle joué par Kant dans le développement d’une
philosophie moderne de la science apportant son crédit à l’essor de la physique
expérimentale. Il s’agit seulement de restituer les choses à leur juste valeur en
réancrant la sphère de l’ontique (où travaille la science objectivante) dans le
socle ontologique qui est seul capable de donner sens à l’entreprise
d’investigation scientifique de la réalité. Heidegger ne prétend pas que le projet
kantien qui consiste à vouloir dépasser l’alternative stérile du dogmatisme et de
l’empirisme n’ait qu’une vaine et illusoire signification, il affirme seulement le
caractère dérivé de cette opposition : le dualisme de l’empirique et du
transcendantal (du multiple et de l’un pour reprendre le langage de la pensée
antique) ne serait intelligible qu’à la condition de réinscrire les termes de cette
contradiction dans la dimension constitutive au cœur de laquelle s’enracine la
métaphysique comme sa véritable condition de possibilité : la différence
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3
Sur l’interprétation de Kant en allemagne depuis Fichte et la tradition de l’idéalisme
jusqu’à Cohen, Cassirer et Heidegger, cf. J. Vuillemin, L’héritage kantien et la révolution
copernicienne, PUF. Pour un tableau complet de la philosophie allemande à la fin des
années 20, on renverra à G. Gurvitch, Les tendances actuelles de la philosophie
allemande, Vrin.
142 La Métaphysique
L’ontologie fondamentale
4
Sur cette question, on peut se reporter à J. Rivelaygues, Leçons de métaphysique
allemande, tome 2, Grasset, dont les analyses développées ici restent largement
tributaires.
146 La Métaphysique
5
La philosophie des formes symboliques, 3 tomes, ed. de Minuit. De Cassirer, on peut
également signaler : - Langage et mythe. A propos des noms de Dieu ; - Essai sur
l’homme ; - Substance et fonction. Éléments pour une théorie du concept ; - Individu et
cosmos dans la philosophie de la renaissance, tous ces ouvrages étant publiés chez
Minuit.
Le problème de l’être et la question de l’homme 147
6
Et peut-être plus fondamentalement à la conception que se forme Heidegger de la
politique comme histoire de l’oubli de l’être de la communauté. Pour une compréhension
intelligente du lien fondamental entre la pensée de Heidegger et son engagement national-
socialiste, on peut se référer aux critiques sévères développées par Théodor W. Adorno,
Jargon de l’authenticité (Payot) ; Cornélius Castoriadis, « La fin de la philosophie ? » in
Le monde morcelé (Seuil) ; ainsi que Pierre Bourdieu, L’ontologie politique de Martin
Heidegger (Minuit), sans pour autant accepter forcément les présupposés qui organisent
la lecture de Heidegger par Bourdieu. Dans un registre différent, on peut signaler
également les analyses de Philippe Lacoue-Labarthe, notamment La fiction du politique
(Christian Bourgois) et « La transcendance fini(e/t) dans le politique » in L’imitation des
modernes (Galilée). Il s’agit ici d’une critique émanant d’un penseur reconnaissant une
lien très fort avec la pensée de Heidegger, ce qui n’est bien sur pas le cas pour Adorno,
Castoriadis et Bourdieu.
148 La Métaphysique
Sans entrer dans les détails, nous pouvons au moins dégager le motif qui
conditionne, au sein de cette histoire, la remise en cause radicale par Heidegger
du concept de subjectivité. L’un des premiers éléments est fourni par
l’interprétation qu’élabore Heidegger de la tradition latine du terme grec logos
par ratio (raison), au sens où logos signifie non plus langage mais raison d’être
d’une chose, ce qui signifie pour le penseur allemand que la chose pourra
désormais être analysée, expliquée, explicitée, décomposée en ses éléments
premiers. Cette traduction de logos par ratio (compte, calcul ; rendre raison de
quelque chose signifie en réalité rendre des comptes à propos de quelque chose,
au sens où par exemple, un employé de casino doit fournir à son directeur les
comptes exact des gains enregistrés par les joueurs) constitue pour Heidegger
un événement capital pour la suite, en ce qu’il annoncerait le calcul moderne et
la mathésis universalis – méthode universelle permettant d’agencer raisons et
vérités selon la stricte ordonnance d’un enchaînement logique.
Cette mutation va de pair, selon Heidegger, avec le changement de
signification qui va affecter le concept de vérité : chez Descartes, la vérité qui a
perdu toute relation à l’alèthéia originaire devient, sur la base de la traduction
de logos en ratio, la certitude du sujet rendu maître (en tous les sens du terme)
de l’objet représenté (et il s’agit bien d’un devenir au sens historial du terme).
Le rapport entre cette nouvelle définition et la question du sujet est aisément
perceptible : car une telle certitude se fonde en dernière analyse sur la certitude
du moi sujet de la représentation, qui par l’acte même de (se) représenter, a
placé son ego dans l’assurance d’un savoir inébranlable. Heidegger montre ici
que l’entrée de l’humanité dans l’ère des temps modernes coïncide avec la
promotion de l’homme au rang de sujet. L’être humain devient alors le sujet
souverain décidant par lui-même quelle signification accorder à l’étant dont il
se veut la suprême mesure : cette compréhension de l’homme comme sujet va
culminer dans la détermination de la subjectivité comme conscience de soi.
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l’être, l’étant puisse apparaître comme l’étant qu’il est. « Dans son essence
historico-ontologique, écrit Heidegger, l’homme est cet étant dont l’être comme
ek-sistence consiste en ceci qu’il habite dans la proximité de l’être » (Lettre sur
l’humanisme).
On comprend dès lors ce qui a pu susciter les griefs de Heidegger à
l’encontre de toute philosophie humaniste qui se fonde sur la notion de valeur.
Car conformément à la place nouvelle occupée par l’homme au centre de l’étant
(l’être humain a désormais acquis le statut de subjectivité souveraine fondatrice
de la vérité et de la connaissance), toute réalité va se trouver appréciée suivant
des valeurs. En effet, le mode d’évaluation par laquelle l’homme apprécie le
réel peut se comprendre comme un processus de subjectivation, n’étant haussé
au rang d’objet digne de valeur que ce qui est subjectivement valorisé par
l’homme. L’être de la chose ne coïncidant pas forcément avec la valeur que la
subjectivité lui accorde, l’essentielle dignité de l’objet ainsi valorisé n’est pas
atteinte du seul fait que l’homme l’évalue « positivement ». Qu’une subjectivité
puisse apprécier quelque chose du point de vue de sa valeur ne prouve en
aucune manière que l’objet évalué contienne l’essence de la chose en question.
Celle-ci se trouve au contraire dépouillée de sa dignité dans l’acte même
d’évaluation, toute subjectivation faisant de l’étant un objet représentable et
manipulable à n’importe quelle fin (fut-elle la plus noble).
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