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LE PROBLÈME DE L'ÊTRE ET LA QUESTION DE L'HOMME

Sur la polémique Cassirer - Heidegger

Nicolas Poirier

Vrin | « Le Philosophoire »

1999/3 n° 9 | pages 139 à 149


ISSN 1283-7091
DOI 10.3917/phoir.009.0139
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Le problème de l’être et la question de
l’homme
Sur la polémique Cassirer - Heidegger

Nicolas Poirier

Les enjeux d’une polémique

A
fin de bien comprendre l’enjeu de l’interprétation heideggerienne de
Kant vers 1930, il convient de se replacer dans le contexte de la
rencontre entre Cassirer et Heidegger qui eut lieu en 1929 à Davos.
Ernst Cassirer, alors professeur à l’université de Marbourg où il avait
succédé à Herman Cohen, était le plus éminent représentant de l’école néo-
kantienne allemande (dite « école de Marbourg »). Rappelons que dans
l’allemagne weimarienne, les néo-kantiens regroupés autour de Cohen d’abord,
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de Cassirer ensuite, formaient le pôle institutionnel dominant au sein de
l’université. Le principal apport de ce courant de pensée a été d’interpréter la
Critique de la raison pure dans le sens d’une théorie de la connaissance (ou
épistémologie) qui fournirait les conditions de possibilité de la connaissance
physique et mathématique de la nature ; l’œuvre maîtresse de Kant présenterait
pour les néo-kantiens un intérêt d’abord et avant tout épistémologique : en
déterminant la structure a priori de l’esprit humain comme condition de toute
objectivité possible, Kant aurait permis de légitimer les prétentions de la
science physique à la connaissance exacte de la nature. Pour Heidegger, cette
position était intenable, puisqu’elle justifiait a posteriori la domination du
positivisme sur la philosophie réduite à n’être qu’une simple vision du monde
parmi d’autres et la propension du scientisme moderne à s’annexer tous les
domaines de la réalité, y compris le champ de la psychologie et celui de
l’histoire des sociétés humaines ; s’il ne subsiste que de simples faits (des
« étants objectivés » dirait Heidegger), quel sens y a-t-il à se poser encore des

Le Philosophoire, n°9bis, 2006, p. 139-149


140 La Métaphysique

questions métaphysiques dès lors que l’être s’est vu réduit à un simple vocable
et sa signification assimilée à une vapeur qui s’évapore1 ?
La philosophie n’aurait donc plus d’objet qui lui soit propre ; sa seule
fonction consisterait à réfléchir après-coup sur ce que les sciences ont déjà
pensé – l’étant considéré comme objet d’investigation et de manipulation
expérimentale. L’objectivation ontique de la nature et du réel poursuivie par les
sciences de la nature entraînerait immanquablement le recouvrement de la
question de l’être, interrogation fondatrice selon Heidegger de la philosophie
occidentale2.
L’autre protagoniste de cette rencontre, Martin Heidegger, venait d’être
nommé professeur à l’université de Fribourg et avait fait paraître en 1927 (soit
deux ans auparavant) son œuvre majeure Être et Temps. Cet ouvrage
s’inscrivait certes dans la lignée du mouvement phénoménologique institué par
Husserl (dont Heidegger fût l’élève et auquel Être et Temps est d’ailleurs
dédié) ; mais par la radicalité de son questionnement et le caractère inédit de la
langue qui y était développé, il repensait sur des bases entièrement nouvelles la
problématique husserlienne d’un retour aux choses concrètes du monde de la
vie.
Dans Être et Temps, il s’agissait au fond pour Heidegger de reposer la
question du sens de l’être, dans la mesure où celle-ci était, depuis Platon,
apparemment tombée dans l’oubli. Le but de ce livre (du moins sa finalité
provisoire) était de fournir une interprétation du temps comme horizon de toute
compréhension de l’être, en procédant à l’élaboration d’une ontologie
fondamentale. Heidegger, qui fût comme Cohen et Cassirer, professeur à
l’université de Marbourg de 1923 à 1928, était pour le moins familier de la
lecture de Kant dominante à l’époque dans cette faculté - lecture qui, rappelons-
le, consistait à percevoir dans la Critique de la raison pure une réflexion
épistémologique sur les conditions (subjectives) de l’objectivité scientifique.
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On peut même dire que Sein und Zeit annonce, quoique sur le mode du non-dit,
la polémique de Davos entre Heidegger et le néo-kantisme ; plus précisément,
que l’opposition qui se fait jour dans ce travail entre Heidegger et son
« maître » Husserl à propos du statut accordé à la subjectivité transcendantale
vient redoubler un antagonisme plus profond concernant deux conceptions
différentes de la pensée dans son rapport avec le monde. C’est dans la
perspective d’un tel conflit qu’il faut comprendre la tentative heideggerienne
d’arracher l’être au régime de détermination univoque au sein duquel l’enferme
les sciences de la nature et qui consiste à faire de l’être un objet de

1
Dans Le Crépuscule des idoles, Nietzsche caractérise les conceptions philosophiques les
plus hautes, c’est-à-dire les considérations les plus générales et les plus vides, comme la
dernière ivresse de la réalité qui s’évapore.
2
Sur la critique du positivisme, cf. E. Husserl, La philosophie comme science rigoureuse,
PUF et La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Tel-
Gallimard.
Le problème de l’être et la question de l’homme 141

représentation pour un sujet (ce qui revient en somme à réduire l’être à l’étant,
ou encore à reconduire le domaine ontologique à la seule sphère ontique).
L’enjeu de la dispute opposant Cassirer et Heidegger réside dans la
question de savoir quel statut il convient d’accorder à la Critique de la raison
pure3. Heidegger, qui entend rompre avec la lecture « épistémologique » de la
vieille garde néo-kantienne, va ainsi s’employer à montrer que la Critique de la
raison pure (plus exactement l’analytique transcendantale) contient, sans que
Kant lui-même ait réellement pu l’expliciter, une dimension ontologique
fondamentale : plutôt qu’une réflexion critique sur les conditions de possibilité
de la science, il faudrait voir dans l’analytique transcendantale les fondements
d’une ontologie générale enracinée dans la structure cognitive du sujet humain
(pour Heidegger du dasein) qui annoncerait l’ontologie fondamentale
développée par Heidegger dans Être et Temps.
On ne doit pourtant pas se méprendre sur les intentions de Heidegger : le
penseur allemand n’entend nullement déprécier par principe toute interprétation
qui mettrait en exergue le rôle joué par Kant dans le développement d’une
philosophie moderne de la science apportant son crédit à l’essor de la physique
expérimentale. Il s’agit seulement de restituer les choses à leur juste valeur en
réancrant la sphère de l’ontique (où travaille la science objectivante) dans le
socle ontologique qui est seul capable de donner sens à l’entreprise
d’investigation scientifique de la réalité. Heidegger ne prétend pas que le projet
kantien qui consiste à vouloir dépasser l’alternative stérile du dogmatisme et de
l’empirisme n’ait qu’une vaine et illusoire signification, il affirme seulement le
caractère dérivé de cette opposition : le dualisme de l’empirique et du
transcendantal (du multiple et de l’un pour reprendre le langage de la pensée
antique) ne serait intelligible qu’à la condition de réinscrire les termes de cette
contradiction dans la dimension constitutive au cœur de laquelle s’enracine la
métaphysique comme sa véritable condition de possibilité : la différence
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ontologique. Il existerait finalement derrière les oppositions structurelles qui ont
façonné l’espace philosophique des grecs jusqu’à nos jours (sensible -
intelligible ; devenir - être ; relatif - absolu...) une distinction plus fondamentale
entre l’être et l’étant dont dépendent tous les schèmes conflictuels à l’œuvre
dans le champ philosophique. « La différence de l’étant et de l’être, écrira
Heidegger dans un texte plus tardif, définit la région à l’intérieur de laquelle la
métaphysique, la pensée occidentale dans la totalité de son essence, peut être ce
qu’elle est » (Identité et différence).

3
Sur l’interprétation de Kant en allemagne depuis Fichte et la tradition de l’idéalisme
jusqu’à Cohen, Cassirer et Heidegger, cf. J. Vuillemin, L’héritage kantien et la révolution
copernicienne, PUF. Pour un tableau complet de la philosophie allemande à la fin des
années 20, on renverra à G. Gurvitch, Les tendances actuelles de la philosophie
allemande, Vrin.
142 La Métaphysique

L’ontologie fondamentale

On comprend mieux dans ces conditions selon quelles modalités


Heidegger est parvenu à dégager l’impensé ontologique de l’analytique
kantienne qui caractériserait l’homme comme cet étant doué de la capacité à
transcender le monde des objets « à portée de main » afin de pouvoir
s’interroger sur l’être.
La tâche de la philosophie moderne consisterait donc selon Heidegger à
répéter le « geste » kantien qui, dans la Critique de la raison pure, tendait à
refonder l’ontologie en interrogeant sa condition même. Cette répétition, il faut
l’entendre au sens d’une ré-instauration du fondement de la métaphysique
comprise comme la disposition naturelle de l’homme à questionner en direction
de l’être ; elle doit être menée d’une manière radicale par la destruction de
l’édifice ontologique qui sous-tend la métaphysique dans son devenir. Ce n’est
qu’à cette seule condition que le projet critique kantien défini comme réflexion
radicale sur les conditions de donation de l’objet pourra s’accomplir dans toute
son ampleur et recevoir enfin sa pleine et entière signification. Il s’agit au fond
de se demander à quelles conditions une métaphysique du dasein est possible en
interrogeant les modalités de sa fondation.
Mais en quel sens convient-il d’entendre le terme destruction ? Faut-il y
voir une volonté « nihiliste » d’annihiler les fondements de la tradition
métaphysique et d’instituer ainsi le règne du chaos ? Il s’agit bien plutôt d’une
sorte d’anamnèse herméneutique conçue comme mise à découvert des
déterminations générales de l’être et qui opère par le dévoilement des
fondements cachés de la tradition de pensée à l’œuvre dans la philosophie
occidentale.
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La destruction des fondements de l’ontologie revient en fait à la révélation
de ce qu’il y a d’impensé en elle : détruire la tradition consiste à répéter ce que
les penseurs ont dit sans l’avoir dit, en dévoilant le fondement originaire de leur
pensée resté comme tel inexprimé ; de même que l’être se retire cependant qu’il
se déclot dans l’étant, on peut d’une certaine manière concevoir que la
condition de toute pensée se retire dans l’expression même de la pensée : il est
dans la nature de la condition de ne jamais apparaître.
Le principe de l’exégèse heideggerienne va consister à dévoiler derrière
l’apparente clarté d’un texte sa sur-signification, c’est-à-dire l’excès de sens qui
l’emporte en deçà de lui-même et oblige à un déchiffrement supplémentaire.
Heidegger va sur ce point influencer un certain nombre de penseurs
contemporains : le motif de la déconstruction développée par Derrida doit ainsi
beaucoup au concept heideggerien de destruction qu’il reformule de façon assez
personnelle : on retrouve chez Derrida l’idée de répétition qui s’effectue non sur
des textes dont on se contenterait de décrire de manière parfaitement neutre
l’organisation interne – déconstruire au sens de faire apparaître la structure d’un
texte, sa charpente, son squelette – mais qui s’opère dans le discours
Le problème de l’être et la question de l’homme 143

philosophique lui-même, de l’intérieur même des textes, dont il importe de


relancer souvent contre eux-mêmes, la logique qui les fonde et les articule.
Cette d’entreprise d’investigation rétrospective va permettre de dévoiler
que le fondement impensé de la tradition philosophique est le dasein lui-même
en tant qu’être-là-dans-le-monde, ce que la pensée moderne à partir de
Descartes pensera comme sujet ou conscience. Le problème vient du fait que
tous les penseurs de la tradition philosophique ont omis de penser de manière
radicale l’essence du dasein comme condition même de la vérité ; ils lui ont
donné certes bien des noms : animal raisonnable, cogito, sujet, surhomme...
mais se sont montrés incapables de réfléchir la transcendance de l’homme dans
le monde autrement que sur la base de la relation sujet - objet. Pour le dire
autrement, si les philosophes de la « tradition métaphysique » se sont
effectivement interrogés sur les déterminations les plus générales de l’être
(substance, accident, nécessité...), ils ont été en revanche dans l’incapacité de
déterminer le lieu à partir duquel la question originaire fondatrice de l’ontologie
(qu’en est-il de l’être de l’étant ?) peut être posée et n’ont donc pas réussi à
définir de façon satisfaisante l’essence du dasein. C’est uniquement par
l’appréhension existentiale de l’essence du dasein comme doué de la
propension naturelle à s’interroger sur des objets dépassant son être fini – la
transcendance finie du dasein – que l’on parviendra selon Heidegger à légitimer
(si l’on veut reprendre un vocabulaire plus proprement kantien) la possibilité
d’une métaphysique générale (ou ontologie) définie comme discours sur les
structures générales de l’être. Dans la problématique développée par Heidegger
en 1927, il faut comprendre que l’exposition des structures existentiales du
dasein entendu comme cet être doué de la capacité à interroger l’être permettra
de légitimer en droit (on retrouve ici le principe du criticisme kantien) le
questionnement ontologique dirigé vers l’être de l’étant.
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La lecture heideggerienne de la Critique de la raison pure

Au cours du débat avec Cassirer, Heidegger affirme – on entre ici au cœur


même de la polémique entre les deux penseurs – que la métaphysique du dasein
conçue comme ce qui conditionne l’interrogation sur l’être en tant que tel doit
se poser la question de l’homme hors de tout présupposé humaniste, d’une
manière bien plus radicale qu’une simple anthropologie culturelle et
philosophique pourrait le faire. Ce qui sous-entend : la réflexion sur les
conditions de possibilité de la métaphysique (le questionnement de l’être) doit
partir de la compréhension initiale de ce lieu originaire, de cet être-là – là en ce
sens qu’il occupe un tel lieu – puisque c’est seulement à partir de ce da-sein que
la question du sens de l’être peut être posée et donc la métaphysique rendue
possible. Cet être-là, c’est en fait l’homme de la tradition anthropologique et
philosophique, ou plus exactement, c’est ce que la pensée humaniste moderne
depuis Descartes et la Renaissance a rangé sous le nom de sujet et dont
Heidegger veut repenser l’essence de manière plus radicale (Marx : « être
radical, c’est prendre les choses à la racine »). Heidegger a ici pour volonté de
144 La Métaphysique

réancrer l’être de l’homme dans son enracinement ontologique initial, en


repensant son essence comme le lieu – l’être-là – qui rend possible
l’interrogation métaphysique ; il s’agit en dernière analyse de repenser l’être de
l’homme comme dasein.
Pourquoi remettre en cause l’anthropologie philosophique ? Tout
simplement parce qu’elle va de paire avec la définition cartésienne de l’homme
comme sujet doué de conscience, c’est-à-dire doté de la capacité à se
représenter le monde sous forme d’objet. Heidegger entend montrer qu’il existe
un rapport de l’homme au monde plus originaire que la simple relation sujet -
objet dans l’ordre de la connaissance : l’être-dans-le-monde entendu par
Heidegger comme un mode d’être constitutif de l’exister humain qui précède et
conditionne la connaissance. Tant que l’on pense le lien de l’homme avec le
monde sur la base du doublet sujet - objet, on se condamne à rester prisonnier
du subjectivisme : c’est la problème des disciplines du savoir qui prennent
l’homme comme centre de référence et objet d’étude. La conception de
l’homme comme sujet conçu indépendamment de son enracinement existential
dans l’être-au-monde culmine en effet avec le règne moderne des sciences de
l’homme (ou encore sciences de l’esprit selon l’expression de Dilthey) dont
l’anthropologie constitue le terme générique.
La compréhension de l’homme comme dasein va permettre à Heidegger de
dépasser l’antinomie de l’empirique et du transcendantal (de l’ontique et de
l’ontologique), en apportant une solution au problème du rapport entre
l’expérience et ses conditions de possibilité. Heidegger reprochait en fait à Kant
(et donc à Cassirer) le fait que le sujet transcendantal renvoie immanquablement
à un fondement premier constitutif de l’expérience sensible (à la manière de
l’idée platonicienne). Il fallait au contraire penser un sujet qui soit par essence
temporel, c’est-à-dire qui ne prenne sens que dans l’horizon de la temporalité
finie : d’où la nécessité de mettre en évidence la finitude radicale du dasein
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pensée comme condition de la compréhension du sens de l’être. Il devenait pour
Heidegger alors possible d’inscrire le transcendantal au sein de la finitude
même, en repensant l’être de l’homme comme transcendance finie dans le
temps. Mais il convenait également d’éviter l’écueil du psychologisme et du
relativisme que Heidegger reproche au positivisme de son époque : le danger
était en effet de faire de l’interprétation par le dasein du sens de l’être une
simple vérité relative à un point de vue particulier – on retomberait alors dans
le domaine de l’ontique. Heidegger tiendra donc les deux bouts du problème en
soutenant le concept d’une vérité interprétative qui ne soit pourtant pas relative
à un étant particulier (le dasein).
Le problème reste néanmoins entier : il est toujours permis de se demander
en effet si l’interprétation que le dasein fait du sens de l’être n’est pas une
simple opinion ou vision du monde parmi d’autres. Comment faire d’une telle
interprétation une compréhension du sens de l’être rendue possible par l’être
lui-même ? Être et Temps n’avait résolu qu’imparfaitement le problème :
Heidegger y avait certes bien montré que la compréhension du sens de l’être
s’opérait à partir du dasein sans pour autant être en mesure de prouver que cette
compréhension du sens de l’être n’était pas subjective, mais fondée dans l’être
Le problème de l’être et la question de l’homme 145

lui-même. La solution consistera à montrer que le dasein n’est pas un point de


vue arbitraire parmi d’autres mais l’étant ou le lieu mandatés par l’être lui-
même.
De là la relecture par Heidegger de la Critique de la raison pure qui
s’engage en 1929 dans Kant et le problème de la métaphysique. Son principal
objectif est de montrer à partir de Kant et dans le même temps contre lui que la
transcendance (la capacité à s’interroger sur l’être) n’est pas le fait d’un sujet
transcendantal qui serait intemporel (intemporel au sens où il poserait hors de
lui – par l’intermédiaire du schématisme – le temps conçu comme cadre où il
lui est possible de connaître l’objet), mais renvoie à l’opération du temps lui-
même. Cette transcendance originaire qui rend possible le mouvement de
compréhension du sens de l’être n’est pas la transcendance d’un sujet
intemporel opérant de l’extérieur la synthèse du temps et du concept, mais est
celle du temps lui-même – la transcendance finie du dasein dans le temps. Le
dasein ne serait finalement rien d’autre que le temps lui-même pensé comme
transcendance. C’est dans cette optique qu’il faut comprendre l’interprétation
par le dasein du sens de l’être : la transcendance du dasein dans le temps ouvre
la possibilité d’un déploiement du sens de l’être comme temps. L’interprétation
du sens de l’être par le dasein se fonde en dernière analyse sur l’avènement de
l’être comme temps4.

L’interprétation humaniste de Kant par Cassirer

En remettant en cause la doctrine moderne du sujet, c’est Cassirer lui-


même que vise Heidegger, aussi bien sa conception de l’homme comme sujet
doué de conscience que son projet philosophique de construire une
anthropologie culturelle en se référant à la méthode transcendantale qui avait
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été celle de Kant dans la Critique de la raison pure. Il s’agissait au fond de se
demander pour Kant comment des conditions subjectives de la pensée
pouvaient avoir en même temps une valeur objective et fournir les conditions de
la possibilité de toute connaissance d’objet. Le principe de la démonstration
kantienne était de présupposer l’existence d’une conscience une et identique qui
rende la connaissance possible : car ce n’est qu’à la condition de pouvoir unir
mes diverses représentations en une même conscience que je peux les nommer,
toutes, mes représentations ; si les représentations que mon esprit se forme ne se
rapportaient pas toutes ensemble à une conscience de soi identique et
transparente à elle-même, mes représentations ne seraient rien pour moi et il n’y
aurait pas de connaissance possible. Kant déterminait ce principe suprême
d’unité de la connaissance comme l’unité originairement synthétique de

4
Sur cette question, on peut se reporter à J. Rivelaygues, Leçons de métaphysique
allemande, tome 2, Grasset, dont les analyses développées ici restent largement
tributaires.
146 La Métaphysique

l’aperception qui seule rend possible et conditionne l’expérience. Et c’est en


partant de l’exposition exhaustive des différentes facultés (et catégories de
pensée) à l’œuvre dans la connaissance humaine que Kant parvenait à déduire
la possibilité même de toute expérience conformément à l’articulation des
facultés propres au sujet. L’entreprise critique permettait donc de légitimer la
possibilité de la connaissance scientifique en se fondant sur l’idée d’un
entendement constitué comme le législateur a priori de la nature.
Il paraît de la sorte aisé d’interpréter la démarche critique aussi bien dans
le sens d’une épistémologie que d’une anthropologie et c’est précisément ce que
fera Ernst Cassirer avec son ouvrage majeur La philosophie des formes
symboliques composé de trois tomes5 : les deux premiers tomes - Le langage (t.
1) - La pensée mythique (t. 2) constituent d’une certaine manière le versant
anthropologique de la lecture par Kant de Cassirer, alors que le troisième (La
phénoménologie de la connaissance) développe une interprétation
épistémologique de Kant à la lumière des courants de pensée moderne dont
Cassirer est le contemporain. Il s’agit pour Cassirer – en ce qui concerne les
deux premiers tomes tout au moins – d’inscrire le principe de la déduction
transcendantale dans le domaine de la culture : c’est ainsi que le penseur
allemand s’interrogeait, selon un mouvement de légitimation critique, sur les
conditions de possibilité des faits culturels, afin de mettre à jour les catégories
universelles trans-historiques qui précèdent et conditionnent la possibilité de
tels faits. Par faits de culture, que convient-il d’entendre ? Ceci : le fait que
l’homme parle, communique avec ses semblables, institue des significations de
tout ordre, crée des œuvres d’art, élabore des représentations mythologiques qui
conditionnent sa vision du monde...Cassirer assimilait de la sorte la philosophie
à une anthropologie culturelle susceptible de prendre en considération l’homme
pensé comme être d’institution et de culture. Dans ces conditions, Heidegger
n’a guère de mal à montrer que Cassirer ne serait pas resté fidèle au projet
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kantien consistant à refonder l’ontologie et qu’il aurait même trahi la nature de
l’activité philosophique, en faisant de celle-ci l’auxilliaire des sciences et de
l’anthropologie. On peut néanmoins se demander en quoi le fait d’articuler une
philosophie de l’homme aux données de l’anthropologie culturelle serait
fatalement dommageable pour la philosophie. Ce qui n’apparaît par contre
guère contestable, c’est la fidélité sans faille de Cassirer à Kant, lorsque celui-ci
affirme qu’au fond, l’interrogation philosophique se ramène à une seule et
unique question : qu’est-ce que l’homme ? On pourrait évidemment rétorquer
avec Heidegger que ce que Kant pense sous le nom de l’homme n’est autre que
le dasein lui-même...

5
La philosophie des formes symboliques, 3 tomes, ed. de Minuit. De Cassirer, on peut
également signaler : - Langage et mythe. A propos des noms de Dieu ; - Essai sur
l’homme ; - Substance et fonction. Éléments pour une théorie du concept ; - Individu et
cosmos dans la philosophie de la renaissance, tous ces ouvrages étant publiés chez
Minuit.
Le problème de l’être et la question de l’homme 147

La principale raison motivant la critique par Heidegger de l’humanisme de


Cassirer est que le projet d’anthropologie culturelle de ce dernier reste
conditionné en dernière analyse par la philosophie de la subjectivité telle qu’elle
s’est déployée depuis l’avènement cartésien du cogito – défini comme sujet
doué de conscience possédant la faculté de se représenter le réel en tant
qu’objet. De manière plus générale, l’humanisme moderne, qu’il soit celui de
Descartes, Kant, Hegel ou même Husserl (la phénoménologie se veut dans son
projet originaire une philosophie de la conscience transcendantale qui entend
rompre avec le psychologisme empiriste alors en plein essor), fait fond sur une
détermination de l’homme comme sujet qui subsisterait dans le monde au
même titre que la totalité des étants et constituerait le simple élément d’un
ensemble qui l’englobe et le dépasse. On a vu de quelle manière Heidegger
prétendait rompre avec une telle conception en réfléchissant le rapport de
l’homme au monde sur le mode existential de l’être-là-dans-le-monde.

La remise en cause par Heidegger du concept de sujet

Dans son œuvre postérieure, après ce qu’il est désormais convenu


d’appeler le tournant, soit à partir de 1930, où la méditation sur la vérité de
l’être se substitue à la recherche du sens de l’être, Heidegger va entreprendre de
radicaliser sa critique de la philosophie du sujet en allant jusqu’à remettre en
cause la détermination métaphysique de l’homme comme animal doué de
raison. La définition qui fait de l’homme un animal doué de logos remonte à
Aristote : elle signifie que l’homme, parce qu’il est le vivant doué de logos, est
naturellement apte à vivre en société avec ses semblables, dans le cadre d’une
cité fondé sur le principe d’une constitution juste. On perçoit sans mal le lien
qui réunit cette conception classique à l’humanisme libéral de Cassirer ;
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néanmoins, les raisons qui poussent Heidegger à contester cette définition
dépassent de loin le strict cadre de sa polémique avec Cassirer. Elles renvoient
en fait à la conception que se fait Heidegger de l’histoire de la métaphysique en
tant qu’histoire de l’oubli de l’être6.

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Et peut-être plus fondamentalement à la conception que se forme Heidegger de la
politique comme histoire de l’oubli de l’être de la communauté. Pour une compréhension
intelligente du lien fondamental entre la pensée de Heidegger et son engagement national-
socialiste, on peut se référer aux critiques sévères développées par Théodor W. Adorno,
Jargon de l’authenticité (Payot) ; Cornélius Castoriadis, « La fin de la philosophie ? » in
Le monde morcelé (Seuil) ; ainsi que Pierre Bourdieu, L’ontologie politique de Martin
Heidegger (Minuit), sans pour autant accepter forcément les présupposés qui organisent
la lecture de Heidegger par Bourdieu. Dans un registre différent, on peut signaler
également les analyses de Philippe Lacoue-Labarthe, notamment La fiction du politique
(Christian Bourgois) et « La transcendance fini(e/t) dans le politique » in L’imitation des
modernes (Galilée). Il s’agit ici d’une critique émanant d’un penseur reconnaissant une
lien très fort avec la pensée de Heidegger, ce qui n’est bien sur pas le cas pour Adorno,
Castoriadis et Bourdieu.
148 La Métaphysique

Sans entrer dans les détails, nous pouvons au moins dégager le motif qui
conditionne, au sein de cette histoire, la remise en cause radicale par Heidegger
du concept de subjectivité. L’un des premiers éléments est fourni par
l’interprétation qu’élabore Heidegger de la tradition latine du terme grec logos
par ratio (raison), au sens où logos signifie non plus langage mais raison d’être
d’une chose, ce qui signifie pour le penseur allemand que la chose pourra
désormais être analysée, expliquée, explicitée, décomposée en ses éléments
premiers. Cette traduction de logos par ratio (compte, calcul ; rendre raison de
quelque chose signifie en réalité rendre des comptes à propos de quelque chose,
au sens où par exemple, un employé de casino doit fournir à son directeur les
comptes exact des gains enregistrés par les joueurs) constitue pour Heidegger
un événement capital pour la suite, en ce qu’il annoncerait le calcul moderne et
la mathésis universalis – méthode universelle permettant d’agencer raisons et
vérités selon la stricte ordonnance d’un enchaînement logique.
Cette mutation va de pair, selon Heidegger, avec le changement de
signification qui va affecter le concept de vérité : chez Descartes, la vérité qui a
perdu toute relation à l’alèthéia originaire devient, sur la base de la traduction
de logos en ratio, la certitude du sujet rendu maître (en tous les sens du terme)
de l’objet représenté (et il s’agit bien d’un devenir au sens historial du terme).
Le rapport entre cette nouvelle définition et la question du sujet est aisément
perceptible : car une telle certitude se fonde en dernière analyse sur la certitude
du moi sujet de la représentation, qui par l’acte même de (se) représenter, a
placé son ego dans l’assurance d’un savoir inébranlable. Heidegger montre ici
que l’entrée de l’humanité dans l’ère des temps modernes coïncide avec la
promotion de l’homme au rang de sujet. L’être humain devient alors le sujet
souverain décidant par lui-même quelle signification accorder à l’étant dont il
se veut la suprême mesure : cette compréhension de l’homme comme sujet va
culminer dans la détermination de la subjectivité comme conscience de soi.
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Or, d’après Heidegger, cette essence de l’homme, pour évidente et
universelle qu’elle soit, reste une interprétation unilatérale au sens où elle est
conditionnée par la conception métaphysique qui la sous-tend. Elle n’est pas
foncièrement fausse, mais passe, en raison de son fondement métaphysique, à
côté du véritable être de l’homme, qui ne peut se réduire à la définition
commune d’un organisme animal doté d’une faculté rationnelle et d’une âme
immortelle (on retrouve ici la définition aristotélicienne de l’homme comme
vivant doué de raison et d’une certaine façon, le nerf de la polémique avec
Cassirer). La véritable dignité de l’homme, que l’humanisme ne situe pas assez
haut, réside en ceci qu’il est, selon Heidegger, le seul étant au monde à être
doué de la faculté de transcendance, c’est-à-dire (si l’on veut conserver ce
vocabulaire classique) le seul vivant parmi les vivants qui puisse comme tel
s’engager dans le destin de l’ek-sistence. C’est dans cette ek-sistence, qui
consiste pour l’homme à se tenir dans l’éclaircie de l’être, que réside la
véritable et authentique essence de l’homme. Le terme ek-sistence ne doit pas
être pris ici au sens que lui conférera, par exemple, Sartre. Il faut entendre sous
cette acception le fait de sortir de soi, de se projeter dans le monde ; plus
exactement d’être jeté hors de soi par l’être lui-même, afin qu’à la lumière de
Le problème de l’être et la question de l’homme 149

l’être, l’étant puisse apparaître comme l’étant qu’il est. « Dans son essence
historico-ontologique, écrit Heidegger, l’homme est cet étant dont l’être comme
ek-sistence consiste en ceci qu’il habite dans la proximité de l’être » (Lettre sur
l’humanisme).
On comprend dès lors ce qui a pu susciter les griefs de Heidegger à
l’encontre de toute philosophie humaniste qui se fonde sur la notion de valeur.
Car conformément à la place nouvelle occupée par l’homme au centre de l’étant
(l’être humain a désormais acquis le statut de subjectivité souveraine fondatrice
de la vérité et de la connaissance), toute réalité va se trouver appréciée suivant
des valeurs. En effet, le mode d’évaluation par laquelle l’homme apprécie le
réel peut se comprendre comme un processus de subjectivation, n’étant haussé
au rang d’objet digne de valeur que ce qui est subjectivement valorisé par
l’homme. L’être de la chose ne coïncidant pas forcément avec la valeur que la
subjectivité lui accorde, l’essentielle dignité de l’objet ainsi valorisé n’est pas
atteinte du seul fait que l’homme l’évalue « positivement ». Qu’une subjectivité
puisse apprécier quelque chose du point de vue de sa valeur ne prouve en
aucune manière que l’objet évalué contienne l’essence de la chose en question.
Celle-ci se trouve au contraire dépouillée de sa dignité dans l’acte même
d’évaluation, toute subjectivation faisant de l’étant un objet représentable et
manipulable à n’importe quelle fin (fut-elle la plus noble).
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