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jean-marc ferry

LES TRANSFORMATIONS DE LA PUBLICITÉ


POLITIQUE

Annoncer le titre ambitieux du « nouvel espace public » est déjà l'indice d'un refus : celui
d'une tentation toujours forte de formuler un diagnostic sur l'époque actuelle dans les termes
d'un « déficit », voire d'une décadence, par rapport à l'idéal, soit classique, soit moderne, du
débat public. C'est qu'il est malaisé d'échapper à l'emprise des deux grands modèles désormais
consacrés dans la tradition occidentale : le « modèle grec » et le « modèle bourgeois ». Au-delà,
en effet, du contexte des Lumières, où fut élaboré l'idéal moderne — « bourgeois » — d'un
espace public politique centré sur la catégorie de « Publicité » (des débats, des lois, des procès
judiciaires), la tradition classique — aristotélicienne — de la Politique avait également élaboré
sa version de l'espace public, centrée sur l'idée de la πολις. Il n'est sans doute pas possible de
faire l'économie de cette double référence, ne serait-ce que pour montrer — telle est la tentative
— dans quelle mesure la réalité actuelle du fonctionnement démocratique relève d'autres
catégories.

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Les deux références canoniques: espace public grec, espace
public bourgeois.
Dans le contexte grec classique, ce que l'on appelle aujourd'hui « espace public »
renvoyait alors à la place publique, 1'αγορα, c'est-à-dire le lieu concret où les citoyens doivent se
rencontrer pour débattre des affaires intéressant le gouvernement de la Cité. Rétrospectivement,
des penseurs contemporains, tels H.-G. Gadamer, mais surtout, Hannah Arendt1, ont repris la
conceptualisation aristotélicienne de la Politique, en accentuant les oppositions entre πολις et
οίκος, entre le politique et l'économique, et corrélativement, entre le public et le privé, la liberté
et la nécessité, le pouvoir et la domination, la « pratique » (πραξις) et le « technique » (τέχνη).
Dans la présentation qui en est souvent faite aujourd'hui, la πολις grecque est cet espace
politique dont le caractère essentiellement public la distingue de Γοικος, sphère privée de la
domesticité, et par extension, de l'économique. D'une manière générale, l'ordre politique de la
Cité doit être autonomisé par rapport à l'ensemble des activités sociales, réseaux d'intérêts régis
par un pacte (συμμαχία κοινονια), qui configurent pour nous une sorte de société civile. Politique
et sphère publique coïncident strictement. A la politique correspondait la πραξις, c'est-à-dire,
l'action commune, concertée, visant les meilleures fins de la Cité à l'issue d'un dialogue: λεξις.
Cependant, la τέχνη renverrait plutôt à la catégorie du travail, ou encore, au concept d'une
rationalité non pas « communicationnelle », mais « instrumentale », c'est-à-dire, une rationalité
qui ne porte pas sur la discussion des fins de la Cité, mais sur la bonne adaptation des moyens à
mettre en œuvre en vue d'une fin donnée et non discutée. Pour cette raison, la τέχνη, à la
différence de la πραξις et de la λεξις, ne se rattacherait pas à l'activité politique, et partant, à
l'espace public, mais plutôt, à une activité économique, organisée à partir de la sphère privée
domestique. Seule cette dernière, et non pas l'espace public, admet la domination: c'est le
pouvoir que le maître de maison, Γοικοδεσποτης, exerce sans partage sur les femmes, les enfants,
les esclaves, et en général, toute la sphère domestique où s'effectuent les processus biologiques,
essentiellement « privés » : naissance, mort, reproduction, subsistance — là où règne la
« nécessité » (ανανκη). Par contraste, la sphère publique politique est idéalisée comme un règne
de la liberté (au sens des Anciens), une liberté s'exprimant dans un droit égal de tous les citoyens
à participer directement aux affaires publiques.
Bien entendu, le modèle que je décris là résulte d'une reconstruction contemporaine,
fortement interprétée, de la doctrine d'Aristote. Il s'agit d'un modèle heuristique dont la
pertinence est douteuse sur le plan sociologique (par rapport à la réalité de la démocratie
athénienne) et même philologique (par rapport à la conception exacte d'Aristote). En fait, ce
n'est pas la réalité grecque qui nous intéresse directement ici, ni même la doctrine aristotéli-
cienne de la Politique, mais plutôt la façon dont des contemporains ont pu en construire un
modèle dans la perspective d'une critique de la modernité.
Dans cette perspective, le modèle « grec » de la politique définit une conception originale

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de l'espace public, qui a déjà le mérite de la netteté. H. Arendt en fait un paradigme à l'aune
duquel on pourrait mesurer ce qu'éventuellement les Modernes auraient manqué en privilégiant
la sphère privée de la conscience pour asseoir une nouvelle liberté, liberté « individualiste » et
foncièrement « privée », sur laquelle ils ont tenté, voici deux siècles, de constituer un nouvel
espace public.

L'espace public moderne est quant à lui une création des Lumières. Avec des perspectives
philosophiques et politiques fort différentes, J. Habermas2 et R. Koselleck3 ont tenté d'en
reconstruire la genèse et le destin jusqu'à nous. Au départ, Γ« espace public bourgeois »
correspondrait à l'institutionnalisation d'une critique utilisant les moyens de la morale pour
réduire ou « rationaliser » la domination politique. Dans le contexte de l'époque, cela voulait
dire: contester le principe absolutiste. Celui-ci s'exprime notamment dans la formule de
Hobbes: Auctoritas non veritas facit legem. Les Lumières en consacrent le renversement pur et
simple : désormais, « la vérité et non l'autorité fait loi ».
Dans sa reconstruction, R. Koselleck explique comment, à partir du XVIe siècle en Europe
occidentale et face à la menace d'éclatement que représentaient les guerres de religion, la
nécessité de maintenir une cohésion sociale a pu justifier l'institution typiquement moderne
d'une « sphère privée » de l'opinion et de la croyance : la conscience individuelle doit être pour
ainsi dire « privatisée » au titre d'un « for intérieur » sanctuarisé, tandis que le domaine public,
idéologiquement neutre, est régi par une « raison » nouvelle, distincte de Γ« opinion » : la raison
d'État. Au niveau de la doctrine, c'est donc Hobbes qui consacre la séparation du public et du
privé, de la raison et de l'opinion, de la politique et de la morale.
Cependant, le domaine public n'était pas rendu à un espace public : il était plutôt confiné
dans cet espace privé quelque peu paradoxal de la « raison d'État » et du « secret d'État ». C'est
la force extérieure de la critique, qui crée l'ouverture de la Publicité, opère la transsubstantia-
tion du domaine public en espace public. L'impulsion ne vient pas d'« en-haut ». Elle vient
d'« en-bas », lorsque les personnes privées, réunies dans les salons, les cafés, les clubs,
constituent les premières « sphères publiques » bourgeoises pour échanger leurs expériences.
Noyau dur de l'espace public moderne, l'autonomie privée de la conscience individuelle
acquiert sa force propre de critique. Protégée par l'immunité du for intérieur, elle devient le
petit tribunal, l'instance morale forts de laquelle les individus demanderont ses raisons à la
politique — d'abord, par des voies détournées, puis de façon ouverte. Cette raison du sujet en
passe d'être citoyen s'en prend à la raison d'État, dont l'apparence d'arbitraire est identifiée à la
domination — Koselleck est largement inspiré par C. Schmitt —, jusqu'à ce que la critique de la
politique, ainsi instruite par la morale, devienne manifeste au sein de la société civile constituée
en une sphère publique dirigée contre l'État.
Pour R. Koselleck, les guerres de religion européennes auraient donc préparé l'avènement
d'un espace public politiquement orienté dans la forme révolutionnaire d'un « règne de la
critique ». J. Habermas note que c'est le concept kantien de « Publicité » {Œffentlichkeit) qui

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conféra à l'espace public bourgeois « sa structure théorique achevée ». Kant (et son concept
a'Œffentlichkeit) serait au fond à l'espace public moderne ce qu'Aristote (et son concept de
πολις) est à l'espace public grec. Entre les deux conceptions de l'espace public : la conception
grecque et la conception bourgeoise, il y a bien sûr tout ce qui sépare la liberté des Anciens de
celle des Modernes.4 Mais il y a en outre une différence de fonction. En grossissant les traits, on
pourrait dire que, chez les Modernes, la formation d'un espace public politique obéissait
d'abord au motif moral de Xémancipation. Entendons que la société civile se comprend
elle-même comme sortant de l'état de mineur pour accéder à la majorité, au sens de l'état adulte
{Mündigkeit). Chez les Grecs, la formation de l'espace public politique aurait plutôt été
soutenue par une esthétique de la figuration, de la présentation de soi, où chacun doit
« exceller » afin d'obtenir la gloire, grâce aux « belles paroles » prononcées sur la place
publique, comme jadis les héros pouvaient espérer l'immortalité grâce aux « belles actions »
produites sur le champ de bataille. C'est pourquoi aussi le motif esthétique recouvrait sans
doute un motif « religieux ». Compte tenu, en effet, du lien étroit entre renommée et
immortalité, l'espace public grec pouvait apparaître comme le substitut politique d'un besoin
métaphysique. Il est clair qu'un tel fondement motivationnel s'écroule avec l'avènement du
christianisme. Le renversement chrétien des catégories grecques se traduit notamment par le fait
que le politique n'y est plus conçu sur le modèle de la πολις, mais sur celui de Γοικος ; le politique
est alors fondamentalement pensé sur le modèle « domestique » de l'éducation, avec un « père »
omnipotent représenté par un Prince régnant sur ses sujets comme sur ses « enfants », tandis
que le domaine public devient l'affaire privée du suzerain...

En dépit de leurs différences, les deux modèles de référence: classique et moderne de


l'espace public politique admettent un principe argumentatif; ils renvoient l'un et l'autre à un
contexte de « Lumières » au sens large, favorable tout à la fois à l'épanouissement de la
démocratie et au rayonnement de la philosophie. Mais, semble-t-il, c'est seulement dans le
contexte de la modernité, que les Lumières auraient développé une sorte de « dialectique » au
cours de laquelle l'espace public s'est transformé profondément, structurellement, jusqu'à
l'État-social aujourd'hui — sans toutefois rompre radicalement avec son principe fondateur :
l'argumentation publique et la discussion rationnelle menées sur les bases de la liberté formelle
et de l'égalité de droit. Cependant, la référence maintenue aux fondations humanistes du
xvm e siècle ne doit pas faire méconnaître l'ampleur des mutations ayant, au cours du XIXe siècle,
affecté la structure de la Publicité politique. Les faits directement importants à cet égard sont
l'avènement des « démocraties de masse » et des « médias de masse », ainsi que l'évolution très
substantielle des droits fondamentaux.

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L'avènement des démocraties de masse et la grande mutation
de l'espace public.
L'avènement des démocraties de masse, au milieu du XIXe siècle, marque la grande
mutation de notre espace public politique. Tout d'abord, la différence claire, « grecque », entre
le public et le privé s'est largement diluée dans l'élément « social ». Ensuite, le « règne de la
critique » paraît subverti par un « règne de l'opinion ». Tocqueville dénonçait même un
véritable despotisme de la majorité.5 Surtout, le concept d'« opinion publique » change de sens :
il ne s'agit plus de cette opinion éclairée dont parlait Siéyès, et qu'il tenait à distinguer de la
masse confuse des avis et préjugés en vigueur chez une plèbe encore largement inculte.6
L'« opinion publique » n'est plus ce concept hérité des Lumières, concept normatif d'une
opinion (idéalement) formée à la raison. Elle désigne plutôt la masse segmentée d'avis privés où
s'expriment des intérêts divisés, voire conflictuels. C'est d'ailleurs ce concept d'« opinion
publique » qui, ultérieurement, sera repris implicitement par les grands instituts de sondage. Il
s'ensuit que le caractère public de l'opinion, c'est-à-dire sa représentation institutionnalisée
dans la Presse et au Parlement, ne peut plus comme avant être identifiée à quelque chose comme
une « volonté générale » digne de ce nom.
L'idéal bourgeois de la Publicité est par là entré en crise. L'avènement politique du
nombre est à l'origine du choc. Consacré par l'instauration du Suffrage universel, il expose aussi
bien la pensée libérale à la tentation de remettre en cause les idéaux démocratiques affirmés un
siècle plus tôt. Ni la souveraineté populaire ni sa représentation parlementaire ne pouvaient
supporter sans dommages le divorce rendu patent entre l'opinion et la raison. C'est dans ce
contexte de crise que les critiques de la démocratie parlementaire ont pu prendre force et
pertinence : quelle « raison », quelle rationalité politique pourrait-on attendre, en effet, d'un
espace public démocratiquement élargi à cette masse hétérogène des opinions d'individus et de
groupes, où s'exprime la diversité conflictuelle d'intérêts partiels de la société civile ? Quelle
philosophie politique responsable pourrait encore vouloir conférer la puissance politique —
pour l'essentiel, concentrée dans le pouvoir législatif — à une assemblée parlementaire
démocratiquement élue?
Ce qui est donc en question, c'est la représentation démocratique elle-même. L'espace
public dont le nôtre, aujourd'hui, est l'héritier direct, résulte tout d'abord de cette crise. La
société de masse démocratique ne peut plus mobiliser l'éthique de la conviction démocratique
pour ériger en puissance politiquement responsable sa propre sphère publique, c'est-à-dire la
Publicité résultant de sa propre mise en scène dans l'espace politique : elle ne peut plus aussi
innocemment que la société civile bourgeoise identifier sa propre puissance de représentation
au pouvoir politique des lois — tant que du moins la loi reste définie comme expression
univoque de la volonté générale.
A cette difficulté politique ancrée dans la complexité sociale répond l'émergence d'un

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pouvoir politique gouvernemental dont le centre de gravité se déplace des élus vers les élites. Ce
transfert accompagne le développement d'une bureaucratie d'État, assorti d'une ébauche de
pouvoir technocratique. Il en résulte une représentation en quelque sorte « désillusionnée » de
la politique. Du côté réactionnaire, cette désillusion propre à l'expérience des sociétés de masse
pouvait être invoquée pour dénoncer comme une simple fiction les idéaux fondateurs de la
démocratie moderne ; du côté révolutionnaire, elle pouvait servir au dévoilement de l'idéologie
contenue ou soupçonnée dans les idéaux bourgeois. Là, l'unité postulée de l'intérêt général est
tout simplement perdue de vue ; ici, elle est renvoyée à l'universalité fausse de l'intérêt général
capitaliste, tandis que l'idée démocratique ne semble pouvoir être réactivée qu'en l'espèce d'un
nouvel universel : celui de la société réconciliée à l'issue de la lutte des classes, où s'esquisserait le
profil d'un espace public unifié par la raison prolétarienne. Mais en-dehors de cette continuité
révolutionnaire d'utopies socialistes voulant en somme réaliser les promesses de la bourgeoisie,
il fallait désormais assumer la division, l'hétérogénité, Γ« irrationalité » de l'espace public
démocratique tel qu'il est.
La nostalgie d'un espace public « tel qu'il aurait pu être » s'exprime alors dans les
diagnostics de l'époque contemporaine : reféodalisation de l'espace public ; vassalisation de
l'opinion publique par les partis, les syndicats, les associations, et tous corps intermédiaires ;
bureaucratisation et technicisation d'une politique rendue opaque aux jugements et évaluations
du sens commun ; substitution finale de la manipulation à la concertation ; dereliction de la
citoyenneté, où s'amorce le processus anomique d'une perte d'identité liée à l'éclipsé du
politique, la fin de l'individu, la société administrée, le règne de la Technique et le triomphe de
l'esprit instrumental... Tels sont en gros les verdicts plutôt négatifs qu'en particulier dans nos
années soixante l'évolution supposée des démocraties occidentales a inspirés aux penseurs
contemporains de l'espace public sur fond de théorie de l'histoire. Je ne peux discuter ici du
bien-fondé de ces critiques. Je voudrais plutôt repérer les caractères de notre espace public
politique, sans exclure que son principe ne soit plus le même aujourd'hui qu'à l'époque des
idéaux révolutionnaires, même s'il n'est pas pour autant résolument « post-moderne ».

Le « nouvel espace public » : une ébauche de délimitation


sociologique du concept.
S'impose tout d'abord une redéfinition sociologique de l'espace public politique. Cette
redéfinition est elle-même justifiée par l'avènement de la « société médiatique », un siècle après
celui de la « société de masse ». Pour cela, on peut partir d'une réflexion sur l'espace public
entendu dans son acception la plus vaste. Débordant alors très largement le champ d'interaction
défini par la communication politique, Γ« espace public » au sens large est le cadre « média-
tique » grâce auquel le dispositif institutionnel et technologique propre aux sociétés post-

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industrielles est susceptible de présenter à un « public » les multiples aspects de la vie sociale.
Mais deux mots appellent ici une précision : le mot « médiatique » et le mot « public ».
— Par « médiatique », j'entends ce qui médiatise la communication des sociétés avec elles-
mêmes et entre elles. Lorsque, par exemple, un groupe social — spontané ou institué — entre
en délibération ou en manifestation à propos de thèmes d'intérêt collectif, une telle expression
publique de l'opinion ne participe toutefois pas de l'espace public, si seuls les participants
constituent le public. En revanche, dès lors que cette manifestation partielle de l'opinion est
répercutée, diffusée à destination d'un public plus large, virtuellement indéfini, grâce à un
médium quelconque : ondes ou feuilles — radio, télévision, presse écrite ou édition, elle entre
dans l'espace public. On voit que la notion de « public » est ici par conséquent un élément
important pour la définition de l'espace public.
— Or, le « public » en question n'est nullement limité au corps électoral d'une Nation : il s'agit
plutôt de tous ceux qui sont susceptibles de percevoir et comprendre les messages diffusés dans
le monde. Le public est virtuellement toute l'humanité ; et corrélativement, Γ« espace public »
est le médium dans lequel l'humanité se donne à elle-même en spectacle. Le mot « spectacle »,
peut, il est vrai, susciter un malentendu. Car l'espace public ne réduit pas ses moyens à l'image et
à la parole spectaculaires : y entrent également les éléments du discours, du commentaire, de la
discussion, aux fins plus « rationnelles » de l'élucidation. Mais ce qu'il importe surtout de
souligner ici, c'est que, spatialement, Γ« espace public social » n'obéit absolument pas aux
frontières nationales de chaque « société civile ». Dans le cadre de représentation que fournit
l'espace public aux sociétés humaines, les sociétés civiles, politiquement délimitées par les
frontières d'États-nations, pénètrent toutefois sans difficulté les unes dans les autres, de sorte
que l'espace public n'est pas seulement le lieu de la communication de chaque société avec
elle-même, mais aussi et peut-être surtout le lieu d'une communication des sociétés différentes
entre elles.

A cette extension horizontale correspond également une extension verticale. Dans cette
dimension également, l'espace public s'est considérablement élargi — et cela, d'un double point
de vue.
— D'une part, l'espace public peut être compris comme un médium privilégié pour la formation
d'une identité collective par l'appropriation de l'histoire. Par exemple, il est probable que les
émissions historiques — éventuellement très romancées — qui sont diffusées à la télévision
jouent un rôle important pour l'appropriation culturelle de l'histoire. Bien que — ou plutôt,
parce que ces émissions sont destinées aux masses, elles favorisent une entrée personnelle à
l'histoire. « Personnelle » : c'est-à-dire que l'histoire n'est plus objet scientifique, mais objet
culturel. Par là, une société trouve un accès signifiant à elle-même ou à d'autres dans la
dimension « verticale » de la mémoire des peuples. Elle actualise son passé, ou encore, elle se
familiarise avec celui des autres, et par suite, elle peut apprendre à reconnaître des identités
prima facie éloignées de la sienne propre. Il en résulte une certaine profondeur de la

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communication sociale, profondeur qui serait à peine concevable en l'absence de cet espace
public historiquement élargi et culturellement enrichi.
— D'autre part, l'extension verticale considérable du nouvel espace public tient à la mise en
scène et en thème d'épisodes jusqu'à peu relativement « privés » de l'intimité professionnelle,
familiale ou conjugale — et au-delà, de l'intimité « ultime » des fantasmes inconscients et des
angoisses refoulées. Certes, l'échange public d'expériences privées est l'un des traits marquants
de la culture et de la Publicité bourgeoises ; c'est d'ailleurs à partir de sphères publiques
esthétiques et littéraires que la bourgeoisie, au XVIIe siècle et au XVIIIe siècles, élabora un espace
public politique. Mais seuls les thèmes pouvant entrer dans le concept très « bourgeois » des
« conversations d'intérêt général », suivant une certaine conception de la « décence » et de la
« culture », avaient pour ainsi dire droit de cité au sein de la Publicité. Or, il en va aujourd'hui
bien différemment : on met publiquement en scène des aspects de la vie, qui sont à ce point
«privés », que ceux qui forment le public se garderaient bien de les aborder au sein même de la
sphère d'intimité familiale. Ainsi l'espace public outrepasse-t-il aujourd'hui le seuil naturel de ce
qui paraît digne de communication.

Venons-en à présent à la notion d'« espace public politique ». On a vu comment l'espace


public social se trouve décalé par rapport aux frontières de la communication sociale ordinaire.
De façon comparable, l'espace public politique est défini à l'intérieur de limites que ne recoupe
pas le champ de la communication politique.

— Tout d'abord, certains aspects de la communication politique ne s'intègrent pas à l'espace public.
On peut distinguer à cet égard une communication politique des « masses » et une communica-
tion politique des « élites ».
La communication politique des masses est cette communication directe, spontanée,
occasionnelle et informelle, qui s'apparente à ce que l'on nomme parfois avec dédain les
« discussions de café du Commerce ». Cet élément « naturel » de politisation passe par une
communication dont la sphère est le plus souvent limitée à des cercles restreints de participants
et à un public de fortune. Pour autant que ces communications traitant d'objets politiques ne
sont pas transmises à un public dans un cadre de diffusion potentiellement illimitée — dans la
mesure, autrement dit, où elles ne sont pas médiatisées, elles n'entrent pas dans la structuration
de Γ« espace public » tel qu'on l'a défini plus haut. Pourtant, de telles communications
participent à la construction dynamique de l'opinion publique; elles ont bien un caractère
politique, et elles ne sont pas d'ordre strictement privé.
A l'autre pôle, les élites peuvent, elles aussi, soustraire une forme de communication
politique à l'espace public. Elles le font délibérément, en limitant leur communication à des
échanges d'informations « confidentielles » à propos de la politique. Les sondeurs, les journa-
listes, les acteurs politiques, certains universitaires, etc, possèdent des informations qui ne sont
pas — au moins, immédiatement — destinées au grand public. Bien entendu, ce pouvoir du
secret joue éventuellement un rôle dans les stratégies sociales de distinction, pour la reconnais-

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sanee réciproque et la consécration mutuelle des candidats à Γ« élite ». Outre les informations
proprement dites, certaines évaluations, certaines réflexions visant la constitution d'une entente
entre gens politiquement « avertis » peuvent être soustraites à la Publicité sous le motif que
l'opinion correspondante serait en une certaine manière « trop en avance » sur l'opinion
publique, et risquerait en conséquence de ne pas être reçue ou d'avoir des retombées fâcheuses.
De telles communications restent par conséquent privées. Pour cette raison, elles sont
extérieures à l'espace public politique, bien que parfois leur contenu soit si manifestement
politique qu'elles agissent directement sur les prises de décision au sommet.
— Suivant les deux précédents cas de figure, l'espace public politique ne recouvre pas
l'intégralité de la communication politique. Maintenant, la proposition peut aussi être inversée :
l'espace public politique déborde le champ de la communication politique, tel qu'il résulte des
interactions entre ses principaux acteurs. Certes, on gagne à limiter conceptuellement, ainsi que le
propose Dominique Wolton, le champ de la communication politique au jeu d'interactions
entre les politiciens, les journalistes, les instituts de sondage et les intellectuels leaders d'opinion
— c'est-à-dire à l'interaction de ceux qui situent explicitement l'opinion publique comme la
cible mouvante de la communication politique. Cependant, ce champ d'interactions entre les
principaux acteurs de la communication politique constitue seulement le milieu significatif le
plus constant de l'espace public politique. A la périphérie, il y a ce qui se joue tant sur la scène
sociale que sur la scène internationale.
Sur la scène sociale : il s'agit des manifestations « autonomes », bien que partielles, d'une
opinion publique qui se mobilise elle-même à travers des mouvements sociaux, des regroupe-
ments syndicaux ou associatifs, des manifestes politiques, des actions publiques. Cette opinion
là est plus authentiquement « publique » que l'agrégat statique d'opinions privées baptisé
« opinion publique » par les instituts de sondage.
Sur la scène internationale : il s'agit des puissances extérieures à la collectivité nationale :
États étrangers, organisations internationales, groupes multinationaux, associations mondiales,
instances supranationales, etc. Ces puissances font irruption comme telles dans notre espace
public politique, à travers les actions qui nous en sont rapportées. Sans être elles-mêmes
« acteurs politiques » au sens traditionnel des politiciens, elles ont toutefois un impact public
considérable dans notre espace politique national, bien qu'elles ne s'inscrivent pas dans le
champ de la communication politique hexagonale. Plus: tout ce qui se joue sur la scène
politique d'autres nations s'intègre virtuellement à chaque espace public politique « national »,
pour autant qu'il soit un espace « ouvert » — de sorte qu'à travers chacun, c'est l'opinion
publique internationale qui devient le véritable enjeu.

Quelques considérations actuelles sur l'espace public politique.


Quelle que soit l'appréciation que l'on y porte, la subversion du « règne de la critique »
par un « règne de l'opinion » est un thème qui mérite considération. Cela signifie notamment
que le fonctionnement démocratique de notre espace public politique n'est plus, comme sous

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l'idéal des Lumières, régulé prioritairement, pour ne pas dire, exclusivement, par les principes
universalistes de l'éthique et du droit. Notre espace public politique n'est plus essentiellement
« juridique » au sens large du terme, c'est-à-dire, structuré par un principe argumentatif et
régulé par l'impératif catégorique du respect de l'intégrité personnelle, de la liberté individuelle
et de la souveraineté du citoyen. Par exemple, si nous avions cultivé cette sensibilité
éthico-juridique au point d'en faire la référence principale de la Publicité politique, immédiate-
ment les responsables européens auraient dû traiter comme la suprême offense les atteintes
ouvertes au Droit émanant du terrorisme d'État, et singulièrement aujourd'hui, de l'État iranien
qui exporte sans vergogne par la terreur des éléments de censure au sein des États occidentaux.
Au lieu de cela, la discipline à laquelle nos responsables politiques soumettent la Realpolitik
n'est pas tant inspirée des principes de la morale politique et du droit international que par les
réactions de l'opinion diffuse des sociétés civiles. Durant ce « temps d'attente », c'est-à-dire,
avant le « temps de réponse », il y a un flottement caractéristique où la communication politique
laisse éventuellement transpirer des commentaires relativistes (« Chacun ses coutumes » ! ) tout
à fait indignes des exigences formées dans le contexte de l'État de droit.
Au-delà de l'anecdote humiliante, le recours à cette Norme de substitution, qu'est
l'opinion publique au sens des sondages revêt une signification systématique: il légitime
effectivement un certain pouvoir politique de la Presse. Car c'est la Presse qui, par excellence,
peut « représenter » au titre d'« opinion publique » un aspect de la société civile, sociologique-
ment et politiquement distinct du « corps électoral ». Ce dernier est, quant à lui, toujours
représenté par les instances parlementaires. On ne peut dire que les instituts de sondage
« représentent » à proprement parler l'opinion publique. Ils prétendent la photographier à un
instant donné. Mais ils ne prétendent pas Vexprimer. Les journalistes, en revanche, et
singulièrement la presse audio-visuelle, semblent rechercher une interaction de plus en plus
forte avec le public. Si l'on parle à raison de la Presse comme d'un « quatrième Pouvoir », c'est
justement dans la mesure où, à la différence des instituts de sondage — et à la ressemblance des
décideurs politiques — elle vise au-delà de la clientèle commerciale une communication
privilégiée avec son public politisé.
L'« opinion publique » des instituts de sondage ne recouvre pas la même réalité que
P« opinion du public » (des médias). A cet égard, un phénomène important est le développe-
ment de procédés interactifs permettant à ce public de réagir à chaud sur des thèmes d'actualité.
A travers ces « micro-sondages non-scientifiques » (par Minitel) apparaissent mieux certains
aspects qualitatifs : ce que l'on n'accepte pas ; ce que l'on veut à tout prix, etc. U intensité des
indignations, des adhésions, des réactions en général peut alors être intuitivement évaluée par
tous. Dans ce rapport, le journaliste tend à cristalliser l'image d'un consensus réalisé au coup par
coup — éventuellement, contre l'orientation dominante d'élites politiques. Parallèlement, il
peut neutraliser dans une certaine mesure l'impact médiatique des politiciens, en rendant
quasiment obligatoire une ritualisation des débats politiques suivant un jeu de rôles correspon-
dant aux attentes: le nouveau style de communication ne viendra pas de la classe politique,

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laquelle n'a plus qu'à féodaliser l'opinion sous des valeurs emblématiques connues par avance ;
car le nouveau style de communication est plutôt maîtrisé par les metteurs en scène que par les
acteurs eux-mêmes. Ces derniers ne disposent plus de l'atout majeur ; l'authenticité. Du fait que
cet atout est aussi bien le critère dominant pour l'appréciation populaire de la « valeur »
humaine d'un homme public, tout ce qui « sonne faux » vient s'inscrire implacablement à son
passif. Paradoxalement, cela oblige à jeter le masque une fois pour toutes. « Jeter le masque » est
finalement, dans cet espace public médiatique, le meilleur « conseil en image » qui puisse être
donné à l'homme politique.
De là suit toute une série de conséquences que je me contenterai d'énumérer.
— La puissance prise par la communication politique est sans doute liée à la difficulté croissante
qu'aurait l'État à donner des injonctions aux citoyens. Le spectre consécutif d'une manipulation
des masses pouvait laisser craindre jusqu'à peu un véritable déclin de la citoyenneté. Mais le
développement des sondages, et singulièrement, de ces pseudo-sondages médiatiques instanta-
nés permettant au public de s'exprimer à chaud, restitue un sens au vieux concept d'« opinion
publique » — et cela, presque ironiquement, en rappelant aux responsables politiques certaines
limites morales à ne pas dépasser, ou encore, certaines atteintes morales à ne pas tolérer.
— Cependant, l'accès aux médias (des événements comme des personnes) est un principe de
sélection de la valeur sociale. Il faut mesurer les conséquences d'une « grammaire imposée »,
parfois, extrêmement pauvre et stéréotypée, réellement réfractaire à la complexité d'une pensée
vivante et non triviale. Ce principe de sélection exerce dogmatiquement sa puissance à travers la
radio, la télévision, les grands périodiques. La culture « vieille Europe » perd par là beaucoup
de sa légitimité sociale ; elle n'est plus, ainsi qu'on le pensait encore il y a seulement quinze ans,
l'instrument privilégié de la sélection sociale. Le phénomène est évidemment beaucoup trop
ambivalent pour que l'on doive s'en réjouir. Mais le problème n'est pas non plus de se lamenter :
les contraintes draconiennes qu'impose à la culture la sélection médiatique peuvent aussi
représenter une nouvelle catharsis pour une pensée qui ne peut réellement éviter la défaite qu'en
retrouvant le contact avec le public.
— Quoi qu'il en soit, la subversion du principe juridique par le principe médiatique tend à
déstabiliser, sur le plan interne, la représentation politique classique, tout en apportant une
forme de solution à tout ce que la représentation parlementaire — et la conception de la loi, qui
lui est inhérente — s'était vu contrainte de refouler. Cependant, semble-t-il, la « voix de l'intérêt
général » passera de moins en moins par les représentants nationaux du Souverain, et sans doute
de plus en plus par des instances supra-nationales. Ainsi le discours des acteurs politiques à
vocation européenne (les « eurocrates ») prend-il l'allure du « métadiscours »politique suscep-
tible de réinjecter, si l'on ose dire, un peu d'« universel » dans le nouvel espace public. C'est
peut-être ce qui, chez nous, salutairement, saura venir à bout de représentations politiques pour
lesquelles les principes régissant les relations sociales cessent d'être en vigueur dans les relations
internationales — comme si passées les frontières de l'État-nation, l'état de nature retrouvait
tous ses droits.

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— Enfin et surtout, l'actuelle constitution de l'espace public contient un potentiel très
fortement innovateur, pour ne pas dire, révolutionnaire. J'entends par là, notamment, que le
« nouvel » espace public politique pourrait fort bien être à son tour dépassé ou supprimé grâce
à la technologie même sur laquelle il s'appuie : je pense au développement des communications
inter-individuelles passant par les canaux télématiques. Dans le domaine des sciences « dures »,
les centres de recherche communiquent intensivement par modems à travers le monde de façon
très peu onéreuse, du fait que les tarifs sont gérés à la marge par les ordinateurs centraux. Ainsi
se crée un espace publique scientifique d'un type parfaitement nouveau. De façon similaire, un
espace public social se constitue sur la même technologie, mais cette fois, dans le domaine très
intime — sinon « privé » — des relations de rencontre entre des personnes à la recherche de
partenaires. On connaît le succès qu'en France a valu au Minitel les possibilités qu'il offre à cet
égard.
Maintenant, imaginons un instant ce que signifierait l'émergence d'un espace public
politique formé sur le même principe. Il pourrait déjà, par exemple, être impulsé par un accès
des sciences humaines au réseau communicationnel informatisé, actuellement utilisé par les
sciences exactes. Il présenterait des traits systématiques absolument inédits: ceux d'une
communication politique médiatisée de vaste ampleur, mais qui ne passerait plus par la
représentation. C'est qu'ici la technologie commence à relativiser l'argument du « nombre » face
aux velléités de démocratie plus participative. A terme, ce n'est pas seulement la communication
politique, mais aussi l'organisation démocratique de nos sociétés, qui s'en trouverait profondé-
ment transformée. Rendues patentes avec l'avènement des sociétés de masse, les insuffisances
du système de la représentation parlementaire ont sans doute fortement contribué à l'émergence
d'un pouvoir bureaucratique « équilibré » par un pouvoir médiatique. L'un et l'autre se laissent
d'ailleurs analyser sous le même horizon critique, comme les deux grands syndromes d'une
démocratie devenue beaucoup plus essentiellement « acclamative » que « participative ». Or,
dans la perspective ouverte ici: perspective d'un espace où la communication politique est
certes médiatisée, mais sans que le public doive pour cela être représenté, les mécanismes
douteux de la démocratie acclamative seraient partiellement réduits — et avec eux, le processus
de consécration du « quatrième Pouvoir ». Un pouvoir, certes, éminemment « public », et
combien indispensable à la démocratie, mais qui, lui aussi, peut devenir exorbitant, dès lors
qu'il concurrence la puissance politique normalement attachée à la qualité constitutionnelle de
« Pouvoir public ».

1. Hannah Arendt, ha condition de l'homme moderne, Paris ; Calmann-Levy, 1961.


2. Jürgen Habermas. L'espace public, Paris, Payot, 1978.
3. Reinhardt Koselleck, Le règne de la critique, Paris, Ed. de Minuit, 1978.
4. Benjamin Constant, (1826) De la liberté chez les Modernes, (recueil de textes préfacé par Marcel Gauchet), Paris, Hachette, 1980.
5. A. Qérel de Tocqueville, (1835-1840), De la démocratie en Amérique, Paris, 10-18, 1963, en particulier, pp. 225-226.
6. Siéyès, (1789), Qu'est-ce que le Tiers-état? Paris, PUF, 1982.

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