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NOTES CHILOTES: ENTRE "POURQUOI PEPITA?

" ET PORT DECEPTION


Author(s): Georgiana M. M. COLVILE
Source: Feuille de routes , JANVIER 1992, No. 25 (JANVIER 1992), pp. 8-11
Published by: Classiques Garnier

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/45060095

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NOTES CHILOTES
ENTRE POURQUOI PEPITA? ET PORT DECEPTION

4 'Dieu sait si cette terre qui émerge est accueillante!


Ce qu'on découvre en venant du large, les montagnes, les combes, les
mornes, ainsi que les rives des canaux par lesquels on passe pour se rendre
au mouillage entre les îles, est recouvert de forêts tropicales, malgré
l'excessive latitude sud et le voisinage des grands froids du pole. Les pluies
sont quotidiennes. La végétation est magnifique et des fougères arborescentes
croissent jusqu'au bord de l'eau. C'est un véritable Eden pour les yeux qui
n'ont vu que la mer durant des mois. Et il y a les émanations du rivage, un
baume sucré qui se mêle aux relents des parcs à phoques et à l' idée des filles! ' '
(Le Plan de l'Aiguille : 91 )
On ne sait jamais, d'après les reportages fantasques de Cendrars et les
descriptions topographiques qui parsèment sa fiction, s'il a vraiment visité les lieux
en question ou s'il les a imaginés à partir d' une carte ou en fouillant les archives d'une
bibliothèque. Je parierais cependant volontiers que Blaise a vu Chiloé, l'île de la côte
sud du Chili, où Dan Yack fait escale dans Le Plan de l'Aiguille.
Mes recherches m'ayant amenée au bout du monde cette année, entre Buenos
Aires et Santiago, j'ai décidé de faire un détour dans le sud du Chili, jusqu'à Chiloé,
afin de pouvoir explorer un site cendrarsien très peu connu, sur les traces de Dan
Yack. L'ordre donné par ce dernier au capitaine du Green-Star, annonçait déjà un
pays de cocagne: "-Commandant dit-il, mettez le cap sur Chiloé, on va faire la
bombe!" (89). A la page suivante, Cendrars fournit des renseignements étonnamment
justes sur l'île, avec toute la précision historico-géographique des guides sur place:

"11 y a cent ans Chiloé était ce paradis des pêcheurs baleiniers où, au retour,
les équipages allaient danser le fandango avec les belles filles de San Carlos
avant de doubler le Cap Horn ou venaient se refaire, en pleine croisière, et
se ravitailler en pommes de terre (détail curieux: la pomme de terre est
originaire de Chiloé) et en citrons, quand le scorbut faisait de trop grands
ravages à bord. Aujourd'hui, 1906, la ville est bien déchue -elle s'appelle
Ancud à cause de son évêché, de sa vieille cathédrale espagnole, de son
séminaire, de ses couvents- quelques sales baraquements et quelques entrepôts
puants, des toits de tôle au bord de l'eau, posés là par le progrès, et, de
guingois, une rue unique de vieilles maisons coloniales, un faubourg habité
par les pêcheurs, et tout un fouillis, paillotes, huttes, taudis, une zone infecte
où vit une population flottante..." (90)

Peu à peu, ce passage de plus en plus lyrique, se dissout dans l'imaginaire et


sert de tremplin aux aventures et aux inventions extraordinaires de Dan Yack.
Cendrars superpose ainsi une Chiloé fictive à celle qu'il a dû voir. Chiloé c'est le bout
du monde, mais il y fait froid et la lumière est triste. Je n'y ai vu aucune belle fille!

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L'exotisme un peu finlandais des petites baraques de bois respire la monotonie...
d'où l'invention du bar Pourquoi Pépita ?, de l'orchestre des chats et d'un
milliardaire anglais au grand coeur, qui y claque des fortunes.
J'arrivais de Santiago, conquise par la beauté incomparable de la Cordillère
des Andes, de la capitale fleurie et riante, d'un peuple libéré en fête, accueillant leurs
frères rentrés de l'exil ou l'étranger de passage avec la même généreuse hospitalité.
J'étais donc partie vers le sud un ¡reu à regret, plus préoccupée de Pablo Neruda que
de Biaise Cendrars. Le sud me réservait des surprises: je n'aurais jamais soupçonné
qu'une région du Chili puisse tant ressembler à la Suisse, à commencer par le trop
propre et le personnel trop efficace de l'hôtel de Puerto Montt où je suis descendue;
la bâtisse même, au coeur du port moderne et sans charme, avait l'allure d'un
gigantesque chalet! Belle vue de ma fenêtre sur la mer, ç'aurait presque pu être le
Léman, avec des sommets enneigés à l'horizon, en fait des volcans... Alentour,
d'interminables forêts sombres, on a envie de dire "nordiques", mais tout est à
l'envers dans cet hémisphère! Ailleurs encore, de verts pâturages où paissent
sagement vaches et moutons, les lamas et autres bêtes exotiques vivent dans le nord.
Bref, ne manquaient plus que la fondue et le fendant au tableau, mais j'ai tout de même
réussi, non sans peine, à dénicher un restaurant local, au bord de l'eau, où on m'a
servi un plat bien latino-américain, la parillada de viandes grillées et un bon petit
rouge du Chili: à ta santé, mon cher Biaise! N'empêche qu'il a dû bien s'amuser,
Freddy Sauser, à observer le contraste entre cette région quasi-helvétique et ses
habitants petits, bruns, métissés et méridionaux, qu'il décrit d'ailleurs comme des
pouilleux, lui qui aimait les vagabonds, les nomades, les va-nu-pieds, comme autant
de frères.
Vint ensuite la visite à Chiloé même. L'embarcadère se trouve à une
cinquantaine de kilomètres de Puerto Montt et la traversée dure environ 45 minutes
A l'arrivée dans l'ile, l'influence de Pinochet se fait encore sentir, lorsque de sinistre
militaires surgissent on ne sait d'où pour contrôler les voitures, puis voici enfin le
panneau d'accueil 4 4 Benvenida a Chiloé' ' . Encore une trentaine de Km. du petit port
à Ancud, la ville principale, minutieusement décrite par Cendrars dans Le Plan . Il
y note que la pomme de terre est originaire de Chiloé, détail que mon guide confirm
avec fierté, les Chilotes en font leur nourriture de base, comme les Irlandais.
A Ancud, le mélange de styles, les petites maisons basses et le 4 4 fouillis"
d'édifices dont parle Cendrars, ne semblent guère avoir changé. Tout y est en bois,
jusqu'aux églises, qui évoquent un peu celles de la vieille Russie, dont il subsiste
encore quelques spécimens à l'autre bout des Amériques, en Alaska. Inutile de vou
dire que mon enquête, déjà peu convaincante, sur le bar Pourquoi Pépita? n'a pas
abouti. D'ailleurs, quel lecteur ne préférerait pas l'imaginer? La vue sur la mer, sur
les huttes au bord de l'eau et les bateaux colorés fait le charme d' Ancud. Un vieux
fort du 1 8ème siècle, sur un promontoire, abrite un merveilleux petit musée, plein
de trésors du passé de l'île. A l'intérieur sont exposées des photos de la ville
d'origine, des spécimens de faune, ainsi qu'une reconstitution illustrée de l'histoire
de la région. Les premiers habitants d'Ancud furent des Indiens mariniers, race
curieuse qui a choisi de se laisser mourir. La gloire d'Ancud et de Chiloé remonte

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au 15ème siècle, lorsqu'un modeste voilier, l'Ancud, devança de quelques heures
seulement un grand vaisseau français et put ainsi s'emparer de la partie de
l'Antarctique qui appartient toujours au Chili. L'Ancud lui-même, en excellent état,
est exposé dehors, entre les quatre tours des remparts du fort. Une deuxième cour
ajoute une dimension folklorique et mythologique au musée. Une série de statues

Musée d' Ane ud

Anciennes peuple ce jardin, représentant divers personnages et créatures légendaires,


dont une déesse de fertilité, La Pincoya, et un méchant gnome amateur de chair
fraîche, el Traùco, tenu responsable de toutes les grossesses extra-conjugales...
L' île est immense, comparable à l'Irlande. Au centre, une autre ville, Castro,
recèle une cathédrale de bois extraordinaire, toute peinte en orange et en violet. Il y
faisait froid et je me suis attablée dans un petit bistrot de pêcheurs, bouge populaire
que Biaise aurait pu choisir, devant un pichet de blanc du pays et une soupe de grosses
moules, histoire de me réchauffer. Après le café et la mise-à-jour de mon carnet de
voyage, j'ai visité le grand hangar du port, où des Indiennes exposaient leurs métiers-
à-tisser et vendaient de ces célèbres couvertures chilotes, ainsi que des pulls colorés
superbes, en laine mal dégrossie; j'en choisis un, le revêtis et n'ai plus senti le vent
glacé. J'imaginais Cendrars, enveloppé dans un poncho de laine écrue, avec son
chapeau et son éternel mégot, assis, comme moi, dans un des cafés du port, rêvassant
devant cette ville endormie sous la pluie, avec ses maisons sur pilotis. Il y aurait

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inventé sur le champ, pour se chauffer le coeur, l'orchestre des chats ou un autre
moyen de dévergonder les marins qui s'ennuient, la pratique du fameux guesquelp&î
exemple. J'avoue ne pas avoir eu le courage d'en parler dans l'île, où les sex-shops
se font rares! Quelques jours plus tard, de retour à Buenos Aires, j'ai eu la chance
d'être invitée chez une anthropologue. Seňora Hirsch. Elle parcourut la note du Plan
sur l'emploi du guesquel et ne tarda pas à y reconnaître une invention de romancier
à l'imagination fertile. L'instrument lui parut d' une sophistication inconnue à Chi loé.
Voilà donc mon petit reportage chilote, si j'en disais davantage, je ne pourrais
que basculer dans la fiction... honni soit qui mal y pense!

Georgiana M. M. COLVILE
(Puerto Montt, Chili
Barile »che, Argentine
Boulder, Colorado
Paris, Port-de-Mer
A ix-en- Provence.
Mai-juin, 1991.)

Le /»orf dc Castro

Photos : G. COLVILE

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