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L
’amour, ce sentiment intime, privé et personnel, comment pourrait-
il avoir une histoire et se prêter au jeu de l’enquête sociologique ?
N’aimerait-on pas de la même façon à toutes les époques et dans
toutes les sociétés ? La sociologie de l’amour ne confond-elle pas purement et
simplement l’amour et l’institution matrimoniale ? Questions légitimes, certes.
Quand on parle d’amour, remarquait Bourdieu, il n’est pas facile d’« échapper à
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est, c’est dans le regard d’un enfant que le statut de parent achèvera de donner au
couple son assise.
Le couple-fusion trouve donc des remèdes à la mesure du problème qu’il
rencontre. La liberté de chacun des conjoints est comme le ver dans la pomme dont
il faut se débarrasser. L’institutionnalisation de l’amour est une façon pour celui-ci
d’exister d’une façon objective et stable, de se donner des garanties contre lui-
même. Mais, sitôt que ces garanties sont jugées suffisantes, par un renversement
des choses très prévisible, c’est la difficulté que cherche finalement le couple.
Il va falloir qu’il se mette en danger, que chacun se réaffirme comme libre et
singulier pour raviver un amour qui a disparu en même temps qu’apparaissaient
ses garanties objectives… Telle est donc la dialectique de l’amour-fusion : c’est
un idéal impossible, toujours en cours de constitution et toujours en lutte contre
ses propres contradictions. Tantôt exigeant de la liberté qu’elle renonce à soi en
s’objectivant dans des procédures adéquates, tantôt la rappelant au secours quand
cette objectivité a perdu son dynamisme et sa fraîcheur. On a donc bel et bien
affaire à un cercle vicieux dont le principe demeurait caché tant que la société et
la morale officielle promouvaient ce modèle conjugal, mais qui apparaît de plus
en plus comme tel, à mesure que l’histoire avance, et que l’individu s’affirme dans
sa dimension indépassable.
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vite à un niveau de basse tension en subissant la loi de l’entropie. Homo triste post
coïtum, c’est bien connu : après l’excitation fusionnelle, la lente décompression.
Le couple amoureux qui a vécu dans l’illusion de la fusion passionnelle tend
irrémédiablement vers la désillusion. La passion est comme une drogue : la
“redescente” est longue et déprimante. Le réel rattrape l’imaginaire par le col et
lui met le nez dans la triste quotidienneté partagée. « Imaginez cela : Madame
Tristan ! » (D. de Rougemont, pp. 46-47). L’amour de Tristan et Iseult n’est
passionnel que d’être impossible. C’est donc un amour qui se leurre.
Dans son dernier ouvrage, L’amour fissionnel, Chaumier décrit cette
mutation progressive des amants aux époux. Prodigalité au début, générosité
absolue, désintéressement… et puis, petit à petit, calcul des plaisirs et des peines,
des dons et des contre-dons, des compromis nécessaires. « Le passage du don
à la dette s’opère de façon imperceptible » (p. 227). Les engagements et les
investissements se négocient de plus en plus. « Le don a horreur de l’égalité. Il
cherche l’inégalité alternée » (p. 228) — c’est la passion des commencements.
Dans la relation installée, le don devient dette : impératif de partager les tâches,
de payer également de sa personne, et de faire des compromis égaux. Bref, l’idéal
de la fusion passionnelle ne peut durer qu’un temps : elle est une mystification
rattrapée par la réalité concrète. La désillusion fait suite à l’illusion dans un couple
qui a besoin d’un mythe fondateur, idéaliste et absolutiste.
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La femme est donc la première lésée, mais elle n’est pas la seule. C’est
encore chacun des deux partenaires qui se trouve contristé et empêché par ce
contrat fusionnel. Nous voulons parler de la satisfaction des désirs, que l’amour
92 L’Amour
fusion n’est pas parvenu complètement à effacer ni à faire taire, alors même que
cette passion s’est originairement construite sur un renoncement pulsionnel. On
peut le regretter, en désespérer ou s’en réjouir : l’érosion de la sexualité du couple
est inévitable s’il n’y a pas amour-action, c’est-à-dire projet commun et pas
seulement lit commun. Que l’on se réfère aux traités d’éthologie, de sociologie,
de psychanalyse ou à sa propre expérience personnelle, il est clair que l’intimité
prolongée sur plusieurs années réduit l’attirance sexuelle. La libido, pendant ce
temps, tourne en rond et s’impatiente. Que faire, donc ? Tromper son conjoint ?
Impossible : on lui a juré fidélité ; et puis se serait rendre manifeste un échec
resté implicite. Rompre ? Ce serait encore un aveu d’échec ; et puis il y a tout de
même cette affection sincère qui vaut bien quelques frustrations. Il ne reste que
le fantasme et l’imaginaire. Dans L’amour fissionnel, S. Chaumier commente
longuement cet univers de l’image érotique que nous consommons, et qui atteste
de la fragilité du couple s’étant juré fidélité et qui ne renonce pas au mythe de la
fusion. « L’omniprésence des corps dénudés, effet d’une sublimation, accompagne
une misère sexuelle davantage qu’elle n’est le reflet d’une simple libération des
mœurs » (p. 311). Grands consommateurs d’images érotiques (au cinéma, dans
les magazines, à la télévision, partout en vérité), les couples se satisfont par le
biais de l’imaginaire. Misère !
Sade et Fourier avaient prévu cela, l’avaient expliqué et en avaient
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pour lutter contre ses propres tendances, et qui dessert la culture plutôt qu’elle
ne contribue à l’édifier. La morale pudibonde et puritaine est ainsi la cause d’un
grand gaspillage, et restreint la part que chacun peut consacrer à la constitution
de la culture. L’entrave de la santé sexuelle atteint les individus à un degré tel
qu’elle menace leurs buts culturels. Sur les dommages sociaux et culturels de cette
répression morale, on pourra lire les pages 40 à 45 du même article.
Il y aurait « trois étapes de civilisation » : la première, celle des peuples
primitifs, où on observe une libre activité de la pulsion sexuelle ; la seconde où
seule la sexualité qui vise la reproduction est autorisée ; la troisième (dont nous
sortons à peine aujourd’hui) qui n’autorise que la sexualité visant la reproduction
avec le conjoint légitime. Or, dit Freud, cette « morale civilisée » est trop
oppressante, et profondément injuste : « c’est une des injustices flagrantes de la
société que le standard culturel exige de tout le monde la même condition sexuelle,
les uns y parvenant sans effort grâce à leur organisation » innée et acquise, tandis
que les autres doivent consentir à de « lourds sacrifices psychiques » (p. 37).
Cette morale civilisée condamne donc un grand nombre d’individus à la maladie.
Injustice d’abord entre les hommes et les femmes : la femme est « pourvue en tant
que femme d’une pulsion moins forte » (p. 36). La femme souffre donc moins
que l’homme de cette morale d’abstinence — sorte de revanche imprévue sur
la domination masculine évoquée précédemment. Mais les hommes (certains
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« quand la première sera fanée » (p. 37). La femme a besoin de plusieurs hommes
simultanément, et l’homme de plusieurs femmes successivement. Il y a donc
moyen de s’arranger, si du moins l’on rend légal et légitime ces pratiques pour
l’instant taboues et condamnées. La monogamie, en tout cas, considérée en elle-
même et par-delà les distinctions polyandrie-polygynie, lui semble insupportable
et incompatible avec les aspirations sexuelles fondamentales de l’être humain.
Cette « monstrueuse monogamie » (p. 26), parce qu’elle est contre-nature, biaise
la relation amoureuse en imposant des devoirs et des impératifs moraux dans ce
qui devrait être une libre jouissance et un accomplissement de chacun.
De fait, la moralisation de l’amour et sa stricte réglementation sont
une confusion des ordres qui ne profite ni à la morale ni à l’amour. Un amour
sain et authentique ne peut s’établir sur une telle renonciation au désir. C’est au
contraire le plein accomplissement du désir qui permettra d’instaurer un rapport
équilibré et franc avec l’autre. Or, l’amour fusionnel monogame, exclusif, et
totalitaire ne permet guère d’aimer l’autre librement, de s’engager à ses côtés
dans une vie commune constructive.
monde un enfant et pour l’élever » (p. 108). Au-delà de ce délai, “la nature” ne
donne plus de “consigne” et la culture est toute puissante.
Le couple serait donc un facteur adaptatif positif pour une période
donnée : « il s’est avéré que le couple [pour l’espèce humaine] était l’unité la
plus efficace et la plus solide pour assurer la réussite reproductive de chacun »
(p. 107). Passée cette période de trois ans, l’intérêt reproductif consiste à
chercher d’autres partenaires sexuels. « La stratégie optimale pour l’évolution
consiste apparemment à “pratiquer la monogamie quand c’est nécessaire, et la
polygamie quand c’est possible” » (L. Vincent citant G.A. Schuling, p. 107). Tout
le problème est dans ce « possible » : le possible du point de vue biologique n’est
pas le possible du point de vue de la morale, de la religion et des bonnes mœurs.
La culture de la « morale civilisée » a rendu impossible, ou du moins interdit,
ce qui aurait été possible. A tel point que l’individu en tombe malade — nous
revenons à Freud.
Certes, la culture n’a pas à se faire dicter par la nature ce qu’elle a à
faire, mais quand elle rend les gens malades et malheureux, sans doute faut-il
revoir quand même le schéma qu’elle impose. Que propose Freud ? Il est tout
à fait clair : il faut tromper sa femme ! « Le remède à la maladie nerveuse issue
du mariage serait bien plutôt l’infidélité conjugale » (« La morale sexuelle
“civilisée” », p. 39). Le malaise dans la culture reprendra ces analyses sur
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Or, ce qu’il faut noter après avoir souligné cette évolution historique et
ce procès d’individualisation, c’est que ce changement de paradigme n’est encore
que partiel. Le couple contemporain continue à être hanté par l’idéal de la fusion
alors même qu’il la remet en cause. Nous croyons encore foncièrement au prince
charmant et à Cendrillon, c’est-à-dire finalement au mythe d’Aristophane des
deux moitiés qui se retrouvent et ne font plus qu’un (voir Platon, Le Banquet).
Nous rêvons encore au “grand amour”, et par là nous entendons une fusion
parfaite et passionnelle. Nous n’avons pas fait le deuil de la fusion, mais nous ne
pouvons plus la supporter… c’est tout le malaise de notre époque. Nous voulons
“prendre un peu d’oxygène” au détriment de l’union fusionnelle “étouffante”,
mais nous n’acceptons pas que notre partenaire en face autant. Ou, du moins, nous
voulons garder un certain contrôle sur sa liberté. En somme, nous voulons plus
de liberté, mais pas trop quand même : pas d’infidélité sexuelle ou affective. Le
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voie imaginaire ; mais celle-ci faisant retour sur celle-là lui renvoie la vérité de sa
condition et creuse encore davantage la frustration. Plus on manque d’érotisme,
plus on en consomme en image, et plus on voit des images érotiques, plus le désir
se creuse. Or, cette frustration sexuelle est devenue taboue, remarque Chaumier,
dans une société qui se veut à l’avant-garde de la sexualité. La révolution sexuelle
a donc en réalité rendu le sexe tabou… « La sexualité est partout parce qu’elle est
aliénée. La prétendue révolution sexuelle n’évite pas les frustrations, elle les met
en scène » (p. 330).
regarde l’autre pour voir mon effet sur lui, et pour voir s’il est apte à en avoir sur
moi. Deux plaisirs en un. Le plus souvent, toutefois, on ne court pas de si grands
risques : on soigne son look et on en reste là ; les effets recherchés existent en
soi, et je ne prends pas la peine de les constater. Si je venais à être séduit(e) à
mon tour, je mettrais en effet en danger mon couple. Notons bien ceci toutefois :
le couple serait effectivement en danger parce qu’il reste hanté par la fusion et
l’interdit. C’est là tout le paradoxe : ce qui crée le besoin de séduire (la forclusion
du couple) est ce qui empêche cette séduction d’aller à son terme. Le mal trouve
un demi-remède qui l’aggraverait s’il devenait remède plein et entier. La fusion
génère l’adultère symbolique qui lui permet de se maintenir tant bien que mal,
mais si l’adultère devenait réel, elle exploserait.
Le couple contemporain avance donc en boitant. Il croit au Père Noël
sans y croire ; il veut séduire sans être séduit, il reste ouvert aux autres mais les
voit comme des dangers dans un univers concurrentiel. Quand les couples se
rencontrent, chacun désire en secret le conjoint de l’autre, ou chacun sort renforcé
de la confrontation symbolique, et confirmé dans son choix conjugal. C’est une
caricature ; mais la caricature ne fait qu’amplifier une réalité : mi-fusionnel mi-
fissionnel, le couple contemporain trouve des béquilles symboliques et imaginaires
pour assurer une transition. Plus exactement, ce que l’on peut estimer être une
posture transitoire. Pour l’heure, cette transition n’étant pas arrivée à son terme,
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la conception fusionnelle de l’amour. Bien sûr, le lien n’est pas artificiel puisque
l’amour résulte en grande partie de la sublimation et du détournement de tendances
libidinales (Freud). Mais, cette origine commune ne saurait faire oublier la genèse
qui, justement, nous sépare de cette origine, et qui nous permet maintenant
d’identifier le désir et l’amour comme deux phénomènes bien distincts7. Que
l’amour s’accompagne de désir, c’est possible ; que le désir puisse occasionner
quelque sentiment, c’est possible également ; mais que l’amour et le désir soient
coextensifs et constituent une même réalité affective, c’est là précisément ce que
l’on conteste. D’ailleurs, les couples contemporains croient de moins en moins
à ce joli conte et sont de plus en plus lucides sur la réalité de cette distinction
— sans toutefois en prendre toute la mesure, et c’est pourquoi ils sont fragiles.
Bref, l’infidélité conjugale est un fait social qui doit être étudié pour
lui-même. C’était précisément l’objet de la thèse de Doctorat de Florence Vatin,
intitulée L’infidélité conjugale comme réponse à un problème identitaire dans
le couple. L’article co-signé avec F. de Singly « Avoir une vie ailleurs : l’extra-
conjugalité » (in Singly, Libres ensemble), en reprend les thèses essentielles.
D’après les auteurs de l’article, l’infidélité viendrait compenser un manque de
construction identitaire. Le conjoint a une fonction essentielle dans la construction
par chacun de son identité sociale et de l’image de soi, or, « la relation officielle
[est] un mode de construction identitaire insuffisant » (p. 197). Chacun doit
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L’homme n’est pas une monade isolée : c’est un être social. Il n’est pas
social par accident, par contrat ou par convention : il est essentiellement social,
du cœur de lui-même et dans sa nature même. L’individualisme strict est donc, du
point de vue de l’épistémologie des sciences sociales, une aberration, une erreur
en quelque sorte. Pour accomplir sa propre nature, et donc pour vivre une vie
épanouie, l’homme a besoin de tisser des liens sociaux, dont les liens amoureux
sont une modalité. Or, cette socialisation nécessaire a ceci de paradoxal qu’elle se
présente à la fois comme vecteur de liberté (l’individu isolé, renvoyé à lui-même
et enfermé en soi n’est pas un être libre, et ne peut l’être) et comme renoncement
partiel à soi pour qu’un lien positif puisse s’établir. C’est peut-être une simple
question de dosage : il faut trouver le juste milieu entre l’atomisation de la société
qui ne produit que de la misère, de l’anomie, du désespoir, et le communautarisme
ou la fusion conjugale qui enferment l’individu dans une entité supérieure qui
le nie. Dans un cas comme dans l’autre, l’individu est aliéné : qu’il soit rivé
à lui-même ou rivé à son groupe, ce sont là deux façons de le priver du libre
épanouissement de toutes ses potentialités. Pour être cet « universel singulier »
qui définit la liberté de l’individu instruit, cultivé et pensant, il lui faut se dégager
des particularités idiosyncrasiques et communautaires. L’universel singulier
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signifie pas repli égoïste sur soi ni relativisme, mais bien exercice de son autonomie.
La Modernité politique, juridique et philosophique a franchi une étape essentielle
en reconnaissant l’individu comme porteur de droits inaliénables. Les sociologues
d’aujourd’hui parlent volontiers d’hypermodernité pour qualifier l’intensification
de l’individualisme dans les sociétés occidentales contemporaines10. Sur le plan
précis qui nous occupe ici, celui de l’amour et des liens conjugaux, on constate
que le couple fusionnel devait subir peu à peu le même sort que la communauté,
la lignée et la famille élargie : renoncer à lui-même pour faire place à une plus
grande liberté individuelle. Il n’y a pas à regretter les groupes et les communautés,
les familles et les traditions, s’ils se fondent sur une oppression de l’individu. La
seule liberté qui vaille et qui ait un sens phénoménologique, la seule liberté qu’il
nous soit donné de vivre et dont nous pouvons jouir, c’est celle de l’individu. Une
communauté est une entité relativement autonome du point de vue herméneutique
(structuraliste ou fonctionnaliste), du point de vue des productions culturelles
et de l’évolution dans le temps des sociétés, mais du point de vue de l’épreuve
vivante que chacun fait de sa liberté et de son bonheur, elle n’est rien d’autre
que la somme de ses parties, que la somme des individus qui la composent. La
liberté d’un groupe n’a aucun sens à proprement parler en dehors de la liberté
dont jouissent ses membres : le groupe n’est pas un vivant capable de se vivre,
de faire l’épreuve de soi. La liberté et le bonheur seront donc, du point de vue
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Une question reste en suspens qui n’est pas résolue, ni par le couple
fusionnel qui la refoule, ni par le couple contemporain transitoire qui la fait sienne
sans l’assumer : que faire de la disjonction amour-sexualité qui se généralise ? Face
aux apories du modèle fusionnel et aux inconséquences du couple contemporain
(voir les sections précédentes), comment faire tenir ensemble la constance d’un
amour solide et la volatilité essentielle du désir ? Cette tension du désir et de
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on l’a défini pourra donc sans difficultés être aussi un couple « open », s’il le
désire. Cette permissivité n’est un obstacle à la stabilité du couple que s’il est déjà
intrinsèquement instable. Si au contraire le couple est fondé sur la reconnaissance
positive d’une convergence réelle, il ne peut que se renforcer d’être permissif.
En effet, l’équilibre psychique et pulsionnel des individus est une condition
de l’équilibre de couple qu’ils forment. La permissivité est alors une forme de
générosité comme une autre, un accompagnement de l’autre dans le projet qu’il
a d’équilibrer ses tensions. La possessivité est égoïsme, l’individualisme bien
compris est générosité.
Toute la difficulté n’est donc pas en aval (comment supporter que mon
homme/ma femme me trompe ?), mais en amont (comment trouver la “bonne
personne” ?). Le mythe d’Aristophane des moitiés, de La Bonne Personne,
est l’illusion propre du romantisme fusionnel, et est aussi finalement l’idéal
régulateur de l’amour qui se veut stable et assuré de lui-même. Mais il vaut mieux
s’orienter dans le réel grâce à la recherche raisonnée de l’idéal que, par dépit,
prendre l’un pour l’autre, la réalité pour l’idéal. Il est clair que cette seconde
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est en cause, que la liberté seule, sans l’amour. D’autres sociologues sont moins
pessimistes sur la possibilité d’être, comme dit Singly, « libres ensemble ».
« Former de l’être-ensemble sans se renier soi-même : tel est le
défi des sociétés modernes » : il faut « résoudre la quadrature du cercle de la
modernité, intégrer l’individu dans le collectif sans lui donner le sentiment de
l’enfermement » (Libres ensemble, pp. 17 et 18). Si « les individus modernes
veulent de plus en plus préserver leur identité personnelle, ils ne veulent pas pour
autant renoncer à la compagnie » (p. 237). « Le problème du lien social peut être
posé ainsi : démontrer comment le lien social est compatible avec la liberté des
gens » (Les uns avec les autres, p. 12). Le problème est admirablement bien posé,
mais la solution de l’auteur ressemble à une tautologie : il suffit de s’aimer et de se
respecter… « Quête de soi dans le souci de l’autre, quête de l’autre dans le souci
de soi » (Le soi, le couple, la famille, p. 215) ; la formule est belle, mais elle est
plus un acte de foi ou une espérance qu’une solution positive. Singly reproche
souvent à Chaumier son optimisme idéaliste (multiplier les relations extra-
conjugales en toute transparence, sans que cela ne pose de problème au couple),
mais il ne l’est pas moins en postulant l’essentielle compatibilité de l’amour et
de la liberté, dès lors qu’il y a respect mutuel. Le respect et l’amour de l’autre ne
suffisent pas à transformer les compromis en intérêts partagés.
Pour que deux individus libres puissent s’aimer sans que cet amour
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partage des valeurs rendent possible une telle convergence des projets. L’amour
libre ne peut donc qu’être réciproque, équilibré et transparent — sans quoi cette
convergence est impossible. Se fondant sur un individualisme bien compris, il
rapproche les cœurs et les esprits “par le haut”, tandis que l’idéal de la fusion
n’était qu’un simulacre d’individuation supérieure (puisqu’il suppose en fait
une désindividuation des amants). Tout ce qui semblait contredire ou menacer
l’amour : la raison, l’individu, l’esprit et finalement la liberté, se trouve être la
possibilité même de l’amour libre.
Notes
1
Le sentiment amoureux, comme tout sentiment et toute tonalité affective en général,
ne peut être immédiatement un objet de science. La science s’occupe des objets — un
affect n’en sera jamais un. Il peut seulement y avoir des indices objectifs d’un sentiment
immanent, et des conditions objectives qui déterminent son apparition.
2
Pour une vue plus large de ce mouvement historique d’individualisation, on lira la
troisième partie de notre article « Genèse, structure et horizon de l’amour ».
3
Nous renvoyons, cette fois, aux parties I et II de notre article « Origine, structure et horizon
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4
Est-il besoin de préciser qu’il s’agit là de considérations générales, nourries par des études
psychanalytiques, psychologiques et sociologiques, qui n’a pas pour vocation de “révéler
la vérité”, en matière de sexualité, de tous les couples-fusion. Quand on parle de sexualité,
chacun se tient sur la défensive, refusant d’entrer dans les cadres posés par le sociologue,
et revendiquant pour lui-même un plein épanouissement. La vérité est bien plutôt que
cette misère sexuelle, que nous abordons dans ce chapitre, est un véritable tabou au sein
d’une société qui se veut “libérée”, et au sein de laquelle il apparaîtrait comme honteux de
reconnaître une insuffisance ou une frustration en la matière. Quoiqu’il en soit, le lecteur
saura prendre le recul nécessaire pour ne pas occulter, en raison de son équilibre conjugal
particulier, les difficultés réelles que connaît le couple fusionnel à niveau sociétal plus
général.
5
Monogamie signifie étymologiquement un seul époux et une seule épouse : de mono (un
seul) et gamos (mariage). La polygamie sera donc polyandrie (plusieurs maris) aussi bien
que la polygynie (plusieurs femmes). On veillera donc à ne pas assimiler ces réflexions
sur la polygamie avec la défense d’un machisme larvé qui revendiquerait la polygynie à
l’exclusion de toute polyandrie.
6
Chacun pourra trouver mille exemples de ce besoin de plaire dans notre univers
contemporain. Les magazines de beauté féminine, bien sûr, mais aussi le succès plus récent
des mêmes magazines pour les hommes. “Comment avoir des abdos en acier ?”, “Comment
être irrésistible” sans oublier le fameux “Comment maigrir sans effort ?”. Il faut être beau,
belle, “sexuellement attractif”. Nous nous trompons en disant que c’est la société de l’image
qui nous impose ces clichés et nous aliène en nous modélisant. La société, c’est nous ! On
nous vend de la beauté parce que nous en demandons ! Comme tout fait social, il est vrai,
116 L’Amour
nous sommes dans un cercle : nous demandons quelque chose que l’on nous offre et qui
contribue à augmenter cette même demande. Nous sommes aliénés, nous avons besoin de
plaire, on nous vend des modèles de beauté, et cela aggrave notre aliénation.
La femme qui veut plaire est victime du fait que toutes les autres le veuillent
également, et donc la compétition généralisée lui porte préjudice. Elle accusera donc “le
système”, censé être la cause de tous ses maux. Pendant ce temps, son homme continue à
fantasmer sur des corps “parfaits”, et pas simplement parce qu’on le gave d’images de corps
parfaits. Il a des bonnes raisons éthologiques de préférer un certain type de corps à d’autres.
Personne n’est dupe de ce discours du ressentiment : “à chacun sa beauté”, son “charme”,
etc. Le charme n’est qu’une invention de la laideur pour s’euphémiser et se relativiser. Une
femme qui a du charme, c’est une femme qui est belle. En outre, nos goûts en matière de
désirabilité des corps sont faussement hétérogènes. Mais chacun négociera avec lui-même
un arrangement et un ajustement de ses goûts en fonction de ses possibilités réelles de
séduction. Il n’en éprouvera pas moins un profond ressentiment contre cette injuste nature
qui distribue inégalement les avantages en la matière.
La jeunesse est plus désirable que la maturité, c’est un fait : nous nous dégradons
irrémédiablement après un certain âge. Heureusement, nous trouvons des compensations
symboliques (reconnaissance sociale) et matérielles (nous sommes moins pauvres). Il est
du plus mauvais goût de s’insurger contre ces préférences : le jeunisme est une vérité au
plan esthétique et érotique, quoiqu’il soit une absurdité et le signe de la misère profonde de
notre temps sur tous les autres plans. Sur celui de la séduction qui nous occupe ici, nous ne
nous étonnerons donc pas que l’on veuille toujours nous vendre de la jeunesse (des produits
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7
Sur cette question du rapport du désir à l’amour, on pourra lire les développements des
parties I 1, II 1 et III 1 de « Genèse, structure et horizon de l’amour ».
8
Nous avons étudié successivement trois symptômes du malaise des relations conjugales
contemporaines. Ce malaise provient de la conjonction de deux impératifs ou de deux
désirs contradictoires : ménager une place dans le couple pour la liberté individuelle
tentée par l’extra-conjugalité, et conserver la fusion dans son principe. Tiraillés entre des
désirs opposés, entre tradition et modernité, entre repli sur soi et aventures audacieuses,
certains couples font marche arrière. C’est ainsi qu’il faut comprendre, selon nous, ce que
décrit J.-C. Kaufmann dans La chaleur du foyer. Il analyse le « repli domestique » comme
un « réflexe de défense » du couple contre les tendances contemporaines à l’éclatement
individualiste. « Le besoin de sécurité identitaire est la contrepartie obligée de l’éclatement
produit par l’individuation » (p. 181). Mais, au lieu de voir dans cette figure du couple-
refuge une frilosité à contre-courant et un symbole d’échec, Kaufmann en fait la promotion,
contre l’esprit « aventurier » et conquérant des individus hypermodernes (p. 179). Par
un renversement des valeurs et du sens de l’histoire, il entend montrer que ce repli du
couple sur lui-même, habituellement mal jugé par les « dominants », doit au contraire être
promu à la faveur d’une sorte de mouvement de « décolonisation interne » qui lutte contre
« l’ethnocentrisme » en quoi consiste l’idéologie de la liberté individuelle conquérante (p.
38). Ainsi, il ne semble pas voir que le repli du couple sur lui-même est une simple réaction
négative de défense, compréhensive et légitime en un sens, mais qui ne peut pas du tout
constituer la solution d’un problème civilisationnel où la liberté individuelle demande à
l’amour de l’accomplir plutôt que de la contrister.
Les tribulations du couple dans la société contemporaine
et l’idée d’un amour libre 117
9
Nous disons puissance, et non faculté, pour indiquer que la liberté dont il est ici question
n’a rien d’une substance métaphysique désincarnée. Elle n’est pas un attribut de l’âme,
elle ne suppose aucun dualisme ontologique. Une liberté est pensable au sein d’un strict
matérialisme si on la définit comme puissance et dynamisme créateur.
10
Voir à ce sujet la partie III de « Origine, structure et horizon de l’amour », ainsi que nos
travaux dans le n°25 du Philosophoire sur « La Modernité ».
11
Au sens où nous l’entendons, l’individualisme n’est donc pas incompatible avec
l’action collective, la “solidarité” et la “fraternité” : il les fonde en tant qu’actions libres et
responsables visant la liberté et la responsabilité. La critique socialiste de l’individualisme
libéral, rappelle F. de Singly, « ne se souvient plus de Jaurès » (Les uns avec les autres, p.
17), lequel disait : « Rien n’est au-dessus de l’individu. Le socialisme est l’individualisme
logique et complet… L’individu est la fin suprême » (in « Socialisme et liberté », La Revue
de Paris, 1er déc. 1898). Jaurès, Durkheim, Alain, Sartre, Beauvoir, Camus et bien d’autres
hommes et femmes “de gauche”, ne voient aucune incompatibilité entre individualisme
bien compris et solidarité sociale. F. de Singly ne manque pas de critiquer les détracteurs
de l’individualisme, qui le confondent avec ses excès : « l’individualisme est “négatif”
seulement, et seulement si, l’exaltation du moi devient le seul contenu de la construction
identitaire » (Le soi, le couple, la famille, p. 215). Dans L’individualisme est un humanisme,
il s’attaque frontalement aux contresens courants sur l’individualisme (qui est donc un
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Sur ces questions, on pourra consulter, notamment : A. Girard, Le choix du conjoint, une
enquête psychosociologique en France, 1974 ; ainsi que l’enquête similaire plus récente de
M. Bozon et de F. Héran (1987). La partie I de la Sociologie du couple de J.-C. Kaufmann
résume les acquis de ces travaux.
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Ces conclusions provisoires vont donc à rebours de la triste fin du dernier film de S.
Kubrick Eyes wide shut (admirable par ailleurs). La solution aux fantasmes de relations
extraconjugales qui rongent le couple serait, à en croire les derniers mots du film, de
« baiser » au sein de son couple. Or, il y a là plusieurs malentendus fâcheux. C’est d’abord
se tromper sur la sexualité du couple “longue durée” : sauf dans certaines conditions
particulières, elle s’érode sensiblement avec le temps. C’est ensuite ne pas comprendre en
quoi consiste le désir : le désir ne cherche pas à « baiser » en général, mais bien, comme
c’est d’ailleurs le cas dans le film, à baiser l’Autre, le Nouveau. Baiser son conjoint ne
saurait donc aucunement remplacer ce désir de l’Autre. Du coup, la solution au problème
des fantasmes n’est pas de baiser plus, mais d’une part d’en parler (ce que font les
personnages du film), d’autre part d’assumer l’irréductibilité de ce désir (ce qu’ils ne font
manifestement pas).
Le film devait s’achever là, sur cette illusion. Imaginerait-on William (Tom
Cruise), la scène suivante, chevaucher sa femme comme le faisait en rêve ce bel officier
de marine ? Imaginerait-on Alice (Nicole Kidman) seule être à la hauteur des grandes
partouzes auxquelles William a assisté ? Évidemment non. Le film s’achève donc sur une
118 L’Amour
sorte de mensonge ou tout du moins de mauvaise foi. Pour se sauver, le couple mise sur la
mauvaise foi, sur le fait que l’un et l’autre vont se montrer à la hauteur de leurs fantasmes
respectifs, ou qu’ils pourront les faire oublier. Mieux vaut fonder un couple sur la bonne foi
et la clairvoyance.
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Voir à ce sujet les développements sur l’amour-action dans notre article « Origine,
structure et horizon de l’amour », partie II, 3.
Bibliographie
Bourdieu P., Le bal des célibataires, 1962, 1972 et 1989, Seuil, points essais,
2002.
La domination masculine, Seuil, Liber, 1998.
Chaumier S., L’amour fissionnel. Le nouvel art d’aimer, Fayard, 2004
La déliaison amoureuse, Colin, « Chemin de traverse », 1999.
Citot V., « Origine, structure et horizon de l’amour », Le Philosophoire n°24,
2005.
Dumont L., Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur
l’idéologie moderne, 1983, Seuil, points essais, 1991.
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Schopenhauer A., Essai sur les femmes, 1851, Mille et une nuits, 2005.
Singly F. de, Le soi, le couple, la famille, Nathan, essais et recherches, 1996.
Libres ensemble. L’individualisme dans la vie en commun, Nathan,
2000.
Les uns avec les autres. Quand l’individualisme crée du lien, Colin,
2003.
L’individualisme est un humanisme, l’Aube, essai, 2005.
Vatin F., L’infidélité conjugale comme réponse à un problème identitaire dans le
couple, thèse de Doctorat, 2000.
Vincent L., Comment devient-on amoureux ?, Odile Jacob, 2004.
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