Vous êtes sur la page 1sur 36





/(675,%8/$7,216'8&283/('$16/$62&,‹7‹&217(0325$,1((7
/
,'‹('
81$0285/,%5(

9LQFHQW&LWRW

9ULQ_m/H3KLORVRSKRLUH}

Qr_SDJHV¢

,661
$UWLFOHGLVSRQLEOHHQOLJQH¢O
DGUHVVH

KWWSVZZZFDLUQLQIRUHYXHOHSKLORVRSKRLUHSDJHKWP



'LVWULEXWLRQ«OHFWURQLTXH&DLUQLQIRSRXU9ULQ
k9ULQ7RXVGURLWVU«VHUY«VSRXUWRXVSD\V

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin


/DUHSURGXFWLRQRXUHSU«VHQWDWLRQGHFHWDUWLFOHQRWDPPHQWSDUSKRWRFRSLHQ
HVWDXWRULV«HTXHGDQVOHV
OLPLWHVGHVFRQGLWLRQVJ«Q«UDOHVG
XWLOLVDWLRQGXVLWHRXOHFDV«FK«DQWGHVFRQGLWLRQVJ«Q«UDOHVGHOD
OLFHQFHVRXVFULWHSDUYRWUH«WDEOLVVHPHQW7RXWHDXWUHUHSURGXFWLRQRXUHSU«VHQWDWLRQHQWRXWRXSDUWLH
VRXVTXHOTXHIRUPHHWGHTXHOTXHPDQLªUHTXHFHVRLWHVWLQWHUGLWHVDXIDFFRUGSU«DODEOHHW«FULWGH
O
«GLWHXUHQGHKRUVGHVFDVSU«YXVSDUODO«JLVODWLRQHQYLJXHXUHQ)UDQFH,OHVWSU«FLV«TXHVRQVWRFNDJH
GDQVXQHEDVHGHGRQQ«HVHVW«JDOHPHQWLQWHUGLW

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


Les tribulations du couple dans la société
contemporaine et l’idée d’un amour libre
Vincent Citot

L
’amour, ce sentiment intime, privé et personnel, comment pourrait-
il avoir une histoire et se prêter au jeu de l’enquête sociologique ?
N’aimerait-on pas de la même façon à toutes les époques et dans
toutes les sociétés ? La sociologie de l’amour ne confond-elle pas purement et
simplement l’amour et l’institution matrimoniale ? Questions légitimes, certes.
Quand on parle d’amour, remarquait Bourdieu, il n’est pas facile d’« échapper à
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin


l’alternative du lyrisme et du cynisme », de l’angélisme et du réductionnisme (La
domination masculine, p. 116). Échapper à cette alternative, ce serait d’une part
reconnaître l’irréductibilité du sentiment amoureux comme tel1, et d’autre part
comprendre que les modalités multiples de ce sentiment sont sociologiquement et
historiquement déterminées (pour ne parler que de ces deux sciences). L’amour
ne peut rester indifférent à la nature des relations concrètes des amoureux, qui
sont elles-mêmes encadrées par un ensemble d’institutions sociales (la famille,
le mariage, la religion, la morale, les bonnes mœurs, le travail et le temps libre,
etc.).
Il y a un rapport dialectique entre le sentiment amoureux et son
inscription dans un cadre social objectif : l’évolution de la société est à la fois
la cause et l’effet de l’évolution de l’amour. Les institutions superstructurelles
sont le reflet d’une mutation affective infrastructurelle qui est elle-même le
résultat de l’intériorisation de cette structure. L’homme produit la société qui
le détermine à la reproduire : l’habitus, issu de l’intériorisation de la structure,
contribue à la perpétuer. Mais il n’est pas moins vrai que cette structure est
l’œuvre de l’homme et de sa praxis : l’individu ne se contente pas de reproduire
les conditions objectives intériorisées, il les transforme également par son
engagement concret, en tentant de résoudre les contradictions qui sont les siennes.
Les pratiques amoureuses contemporaines, telles qu’elles s’offrent au regard
du sociologue, sont ainsi de précieux indices des tensions et contradictions que
l’individu doit résoudre — notamment celles de la liberté et de l’attachement,
de l’égalité et de la différence, de l’authenticité, de la fidélité et du désir. La
pratique amoureuse étant l’extériorisation d’une tension intérieure, elle-même
86 L’Amour

occasionnée par l’intériorisation des structures objectives d’une société, il doit


être possible de la considérer comme le signum objectif d’un sentiment amoureux
intime — le sentiment amoureux est lisible dans la pratique amoureuse. Il évolue
en parallèle avec son contexte institutionnel (institution familiale, matrimoniale,
etc.) et idéologique (morale, religion, normes en tout genre). Le point de vue
épistémologique, qui rend manifeste cette relation dialectique, légitime ainsi le
discours du sociologue sur l’amour.
Ainsi donc, l’évolution contemporaine des relations de couple et de
la perception que les conjoints se font de l’unité qu’ils forment, est l’indice de
l’évolution du sentiment amoureux et de la façon dont chacun entend concilier
cet attachement avec ses autres aspirations. Or, précisément, cette évolution est
tout à fait significative : depuis une quarantaine d’années, l’aspiration à la liberté
a fini par entrer en contradiction avec l’idéal de l’amour fusionnel. La fusion
amoureuse se voit concurrencée par la revendication d’une liberté individuelle
multiforme. Selon l’expression du sociologue S. Chaumier, on passe du « couple
fusionnel » au « couple fissionnel », ouvert sur l’extérieur et à permissivité
variable. Ces transformations sont à replacer dans la logique générale de l’histoire
de l’institution matrimoniale, qu’elles ne font que reproduire : cette histoire est
celle d’une lente privatisation et individualisation de la relation conjugale2. C’est
d’abord la famille nucléaire qui a dû s’autonomiser par rapport aux lignées et aux
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin


communautés familiales élargies dans lesquelles elle se fondait jusqu’à la fin du
XVIIIème siècle. Du modèle parental, la famille est passée au modèle conjugal :
désormais, ce ne sont plus les familles qui se marient en mariant leurs enfants
(mariages d’intérêt), mais bien les conjoints qui se choisissent sur la base de
sentiments réciproques (« mariage d’inclination », mariage d’amour). Le couple
s’autonomise par rapport à la famille, et constitue une unité indépendante et
fusionnelle.
Mais, le processus d’individualisation se poursuivant au-delà de ce
moment romantique de la fusion passionnelle, ce sont bientôt les conjoints eux-
mêmes qui vont revendiquer une certaine liberté au sein de leur couple. A partir
des années soixante, le couple fusionnel se fissure sous la pression de l’individu.
C’est ce processus, sa nécessité et sa légitimité, que nous voudrions d’abord
examiner. Il s’agira alors de montrer que le couple contemporain n’est pas encore
parvenu à proposer un modèle concurrent stable et équilibré, mais qu’il reste
essentiellement transitoire et tiraillé entre plusieurs aspirations concurrentes. Il
nous faudra donc finalement renoncer à la description de ce qui est pour proposer
une idée de ce qui peut être et doit être : l’amour libre d’un couple libre.
Les tribulations du couple dans la société contemporaine
et l’idée d’un amour libre 87

1- Les contradictions du couple fusionnel

L’idéologie totalitaire et liberticide de la fusion

Depuis l’avènement de la famille nucléaire moderne jusqu’aux années


soixante, le modèle dominant des relations conjugales est le couple fusionnel,
porté par l’imaginaire romantique de la passion amoureuse. On appelle fusionnel
le couple qui fait de son propre maintien une finalité supérieure, qui fonctionne,
ou voudrait fonctionner, comme une entité achevée, unitaire et cohérente — et il
faudrait ajouter : totalitaire. Est totalitaire tout système qui pose le Tout comme
supérieur aux parties, et qui soumet celles-ci à celui-là. Or, c’est bien ce qui se
passe ici : les individus qui forment un couple-fusion sont réduits à l’état de
membres, de conjoints — la singularité doit plier devant le statut. La totalité
conjugale a sursumer la dualité individuelle. Les velléités d’indépendance
sont perçues comme une trahison et sont moralement condamnables. “Amour
fusionnel” ne signifie donc pas “amour très intense”, mais amour-sacrifice :
chacun sacrifie sa liberté et sa singularité à cette nouvelle entité, le couple.
Une nouvelle vie commence, et les multiples rites de passage en quoi consiste
le mariage sont là pour le rendre manifeste. La femme, par exemple, passera
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin


directement des mains de son père à ceux de son mari, c’est-à-dire d’une tutelle
à l’autre. Quantité de rituels marquent aussi l’entrée dans la conjugalité comme
un renoncement, la fin d’une certaine liberté et le don de soi au conjoint, dont les
multiples devoirs sont dûment rappelés par le maire ou par le prêtre.
Comment, pourtant, peut-on se donner — a fortiori pour toute la vie ?
Comment peut-on parier sur l’avenir d’une telle façon ? La réponse est évidente :
en renonçant à sa liberté. Ou plutôt, en faisant mine d’y renoncer, s’il est vrai,
comme dit Sartre, que nous sommes « condamnés à être libre ». Cette cérémonie
du renoncement à soi est donc fondamentalement un acte de « mauvaise foi » :
une liberté ne saurait renoncer à elle-même, si ce n’est par sa propre vertu, ce qui
rend cet acte contradictoire. Plus encore, une liberté ne peut parier sur sa propre
inertie, sur son futur, sur sa constance et sa fidélité. « Il n’y a de liberté qu’en
situation », cela signifie que les changements que connaît la situation impliquent
de nouveaux actes décisionnels imprévisibles depuis la situation précédente. J’ai
juré, jadis, oui, mais je ne savais pas ce que je jurais puisque je ne connaissais
pas à l’avance les décisions que j’aurais à prendre face à des conditions
matérielles nouvelles. A strictement parler, un être libre qui assume sa liberté
ne peut jamais rien promettre à l’avance : ce serait une sorte de contradiction
performative par laquelle une liberté voudrait librement renoncer à elle-même.
Or, c’est précisément parce qu’une liberté ne peut renoncer à elle-même que par
sa propre vertu, que l’on demande aux conjoints de s’ôter librement leur liberté,
afin de pouvoir les en rendre responsables s’ils faillissent à leur engagement (sans
comprendre ou sans vouloir comprendre, bien entendu, qu’il s’agit là d’un acte
nul puisque contradictoire).
88 L’Amour

L’inquiétude structurelle de l’amour-fusion et la dialectique de la liberté

On ne peut se donner, c’est-à-dire renoncer à soi : c’est une


mystification. Mais, il faut ajouter aussitôt que les mythes ont une force réelle
redoutable, et les charmes de l’imaginaire séduisent aisément les amants
enthousiastes. Pour ces amants qui aiment l’amour au moins autant que leur
conjoint, il ne sera pas difficile de croire à l’idéal de la fusion. D’autant moins
difficile que c’est souvent de bonne grâce que chacun renonce à soi, si l’existence
lui pèse, si les exigences de la vie ne sont pas favorables et si sa propre liberté est
vécue comme une tyrannie de tous les instants. Pourtant, cet arrangement avec
soi-même qui prend la forme généreuse d’une ouverture à l’autre est vicié à la
base, rendant cette ouverture en partie illusoire. La fusion a ceci de paradoxal
qu’elle rend l’amour impossible : chacun renonçant à soi s’offre à l’autre comme
conjoint, lui renvoyant sa propre image en miroir. Comment aimer l’autre s’il
n’est plus vraiment lui-même, s’il est seulement membre du couple que je forme
avec lui ? C’est cette désillusion qui guette tous les couples-fusion : l’autre n’est
plus que le reflet de soi-même, sa seconde moitié à soi, et, par conséquent ne peut
plus être considéré dans son irréductible altérité. On a alors « besoin d’air », envie
de renouveler la relation, de trouver dans d’autres visages une résistance et une
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin


altérité qui finit par manquer. Le couple-fusion se fissure et la mystification qui en
est le principe se révèle comme telle.
Concernant le caractère illusoire de l’amour-passion fusionnel par
lequel chacun des partenaires est censé s’accomplir-et-se-dépasser dans la
formation d’une entité supérieure (le couple), on pourra se référer à l’abondante
littérature historique, sociologique et psychanalytique, montrant le mécanisme
de cette idéalisation3. Il s’agit en effet d’une idéalisation, c’est-à-dire que le
couple-fusion est une Idée de l’imagination (Kant), un irréel, un imaginaire
(Sartre). La totalité n’est jamais parfaite, puisque chacun des conjoints, malgré
lui, reste libre en son sein. Le désir de former une entité supérieure commune est
le refoulement de cette liberté intarissable, qui fait que la totalité sera toujours en
cours, entre la détotalisation et la retotalisation (Sartre). Le couple est toujours
une « totalité détotalisée », une totalité qui reste toujours à réaliser ou à confirmer
par une sorte de libre création continuée. C’est aussi la raison pour laquelle les
amants ont toujours besoin d’être rassurés sur le fait que l’autre continue bien de
renoncer à lui-même. Comme on ne peut jamais, par principe, avoir la garantie
que la liberté d’aujourd’hui agira dans le même sens demain, le couple-fusion
est un couple essentiellement inquiet. La liberté ne donnant aucune certitude
crédible pour l’avenir, mais l’incertitude étant elle-même peu supportable, le
couple-fusion cherchera des garanties ailleurs, en multipliant les contrats et les
procédures officielles. C’est triste à dire, mais la vérité de l’amour-fusion est donc
l’amour-institution, l’amour qui s’officialise pour garantir sa propre pérennité.
Devant le maire, devant le clerc, devant les parents et les amis : le couple a besoin
de s’éprouver comme une substance solide par la médiation des autres. Si besoin
Les tribulations du couple dans la société contemporaine
et l’idée d’un amour libre 89

est, c’est dans le regard d’un enfant que le statut de parent achèvera de donner au
couple son assise.
Le couple-fusion trouve donc des remèdes à la mesure du problème qu’il
rencontre. La liberté de chacun des conjoints est comme le ver dans la pomme dont
il faut se débarrasser. L’institutionnalisation de l’amour est une façon pour celui-ci
d’exister d’une façon objective et stable, de se donner des garanties contre lui-
même. Mais, sitôt que ces garanties sont jugées suffisantes, par un renversement
des choses très prévisible, c’est la difficulté que cherche finalement le couple.
Il va falloir qu’il se mette en danger, que chacun se réaffirme comme libre et
singulier pour raviver un amour qui a disparu en même temps qu’apparaissaient
ses garanties objectives… Telle est donc la dialectique de l’amour-fusion : c’est
un idéal impossible, toujours en cours de constitution et toujours en lutte contre
ses propres contradictions. Tantôt exigeant de la liberté qu’elle renonce à soi en
s’objectivant dans des procédures adéquates, tantôt la rappelant au secours quand
cette objectivité a perdu son dynamisme et sa fraîcheur. On a donc bel et bien
affaire à un cercle vicieux dont le principe demeurait caché tant que la société et
la morale officielle promouvaient ce modèle conjugal, mais qui apparaît de plus
en plus comme tel, à mesure que l’histoire avance, et que l’individu s’affirme dans
sa dimension indépassable.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin


Le triste destin de la passion en régime fusionnel

Fondé sur un refoulement et entretenu par une mystification, le couple


fusionnel se prédispose à ne pas avoir l’intelligence de soi. Il se veut autosuffisant
et indépendant, égalitaire et passionnel. En réalité, et comme le montrent les
études historiques et sociologiques, il n’est rien de tout cela : il reste déterminé
par l’extériorité qu’il refoule, il est profondément inégalitaire, et sa supposée
passion ne dure que le temps des débuts, laissant bien souvent la place à la routine
et l’ennui d’une cohabitation passive. S’il n’est pas facile de le reconnaître, c’est
précisément que nous voulons encore y croire, aujourd’hui : nous n’avons pas
encore fait le deuil de cet imaginaire fusionnel alors même que, dans les faits, nous
ne pouvons plus le supporter. D’où les tensions qui sont les nôtres aujourd’hui, et
que l’on étudiera en seconde partie. Mais il faudrait d’abord examiner froidement
les différentes faiblesses du modèle finissant, pour mieux se convaincre de la
nécessité de son dépassement.
Que l’amour-passion soit fondé sur une illusion, c’est ce que montrait
D. de Rougemont dans L’amour et l’Occident. La passion n’est possible, dit-
il, que si l’amour ne l’est pas : c’est l’obstacle comme tel à l’amour qui fait
naître la passion et l’entretient. Quand la conquête de l’autre est acquise, quand
l’amour s’institutionnalise et qu’il faut assumer une vie au quotidien, la passion
s’érode et n’existe plus que comme un mythe fondateur — c’est-à-dire un
mythe. L’amour obéit au second principe de la thermodynamique : il se dégrade
irréversiblement. « Décristallisation » (Gide), « désaimance » (Duras), « alchimie
évanescente » (Chaumier), peu importe le terme : la passion amoureuse revient
90 L’Amour

vite à un niveau de basse tension en subissant la loi de l’entropie. Homo triste post
coïtum, c’est bien connu : après l’excitation fusionnelle, la lente décompression.
Le couple amoureux qui a vécu dans l’illusion de la fusion passionnelle tend
irrémédiablement vers la désillusion. La passion est comme une drogue : la
“redescente” est longue et déprimante. Le réel rattrape l’imaginaire par le col et
lui met le nez dans la triste quotidienneté partagée. « Imaginez cela : Madame
Tristan ! » (D. de Rougemont, pp. 46-47). L’amour de Tristan et Iseult n’est
passionnel que d’être impossible. C’est donc un amour qui se leurre.
Dans son dernier ouvrage, L’amour fissionnel, Chaumier décrit cette
mutation progressive des amants aux époux. Prodigalité au début, générosité
absolue, désintéressement… et puis, petit à petit, calcul des plaisirs et des peines,
des dons et des contre-dons, des compromis nécessaires. « Le passage du don
à la dette s’opère de façon imperceptible » (p. 227). Les engagements et les
investissements se négocient de plus en plus. « Le don a horreur de l’égalité. Il
cherche l’inégalité alternée » (p. 228) — c’est la passion des commencements.
Dans la relation installée, le don devient dette : impératif de partager les tâches,
de payer également de sa personne, et de faire des compromis égaux. Bref, l’idéal
de la fusion passionnelle ne peut durer qu’un temps : elle est une mystification
rattrapée par la réalité concrète. La désillusion fait suite à l’illusion dans un couple
qui a besoin d’un mythe fondateur, idéaliste et absolutiste.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin


L’inégalité de l’homme et de la femme

Le couple fusionnel se voudrait un modèle d’épanouissement affectif


où les partenaires seraient sur un pied d’égalité, liés par des liens passionnels,
pouvant se prêter secours et assistance mutuelle et disposant d’une entière
confiance réciproque. Nous venons de mettre en doute la pérennité de la passion,
nous verrons bientôt ce qu’il en est de la confiance et de la fidélité, mais voyons
d’abord ce qu’il en est de l’égalité : c’est là encore une idée abstraite qui n’a jamais
trouvé dans le couple fusionnel sa réalité. C’est seulement depuis une quarantaine
d’années que, progressivement, la femme revendique une égalité réelle, et plus
seulement de façade. Mais, maintenant qu’elle tend en effet à l’obtenir, et là où
elle commence à l’obtenir, nous ne sommes précisément plus dans le ce modèle
fusionnel du couple. Le couple fusionnel et son imaginaire romantique n’a été
qu’une soumission douce de la femme, remplaçant la soumission officielle
d’antan (encore que cette soumission reste tout à fait claire dans le code civil
napoléonien). L’amour romantique, origine idéologique de l’amour fusionnel, est
aussi l’origine de cet asservissement des femmes — en quoi les courants féministes
ne se sont pas trompés de cible. « L’idéal romantique a pour fonction d’assurer le
maintien du système d’asservissement des femmes », dit Chaumier (La déliaison
amoureuse, p. 167). Asservissement soft par l’« autopersuasion douce (les images
romantiques sont surtout destinées et attribuées aux femmes) » ; on fait de la
fusion « un désir soi-disant féminin (le mythe du prince charmant) », qui n’a pour
effet que l’apparition d’un nouveau complexe : « le complexe de Cendrillon »
Les tribulations du couple dans la société contemporaine
et l’idée d’un amour libre 91

analysé par Dowling dans Le complexe de Cendrillon (1982). « Il signifie la


dépendance de la femme envers l’homme attendu comme un sauveur », qui lui
donnera son identité et sa place dans la société (La déliaison amoureuse, p. 168).
Conséquence du complexe de Cendrillon : le « complexe de Sainte Thérèse »,
qui pousse les femmes à se dévouer pour leur mari, pour leurs enfants, pour les
autres en général, puisqu’elles seraient naturellement bonnes et généreuses. « Les
femmes sont élevées dans l’idée du sacrifice : se soumettre [devient pour elles
une] preuve d’amour » (p. 169).
La conception fusionnelle de l’amour draine avec elle un ensemble
d’habitus comportementaux et affectifs qui maintiennent la femme dans un
état d’infériorité par rapport à l’homme. « Ainsi, l’amour serait une sorte de
leurre permettant de maintenir un rapport de domination » (p. 172) : domination
masculine d’autant plus efficace qu’elle prend la forme d’une auto-aliénation des
femmes, qui finissent par intérioriser ces schémas romantiques et la place qu’ils
leur assignent. L’œuvre entière de Bourdieu décrypte ces mécanismes sournois
de domination, et d’autant plus sournois qu’ils sont intériorisés sous la forme
d’habitus, les rendant par là, du point de vue de leur victime, naturels. La pire des
dominations est celle qui paraît finalement naturelle par l’effet de l’intériorisation
de sa structure objective. Du coup, l’amour prend bien souvent la figure de
« l’amour du destin, amor fati », et qui consiste « à trouver aimable et à aimer
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin


celui que le destin social leur assignait [aux femmes], l’amour est domination
acceptée » (La domination masculine, p. 116).
La fusion suppose que chacun prenne un peu sur soi pour que le
couple soit viable. Or c’est la femme qui renonce/renonçait à elle-même et à ses
aspirations au bénéfice de l’homme. L’homme aura un projet de vie, un plan de
carrière, et la femme l’assistera en s’occupant de l’infrastructure matérielle (élever
les enfants, tenir la maison, etc.) qui rendra possible l’accomplissement individuel
de son mari. L’histoire du couple fusionnel est en fait essentiellement l’histoire
de l’homme — la femme étant censée y trouver son compte. Sa dépendance
financière contribue pour beaucoup à ce déséquilibre. Le pire étant que cette
posture de domination masculine est intériorisée par la femme qui finit par la
trouver naturelle. Il faudra attendre Mai 68 et les années qui suivirent pour une
prise de conscience réelle de cette inégalité. Face à cette contradiction massive
(idéal moderniste égalitaire, mais domination masculine sournoise ou manifeste),
le modèle fusionnel a fini par imploser, grâce notamment aux mouvements
féministes qui revendiquent une égalité réelle. Mais cette prise de conscience fera
entrer le couple dans une nouvelle ère. De fait, aujourd’hui, en Occident et dans
les grands pôles urbains, le couple fusionnel a vécu.

De la misère sexuelle du couple en régime fusionnel4

La femme est donc la première lésée, mais elle n’est pas la seule. C’est
encore chacun des deux partenaires qui se trouve contristé et empêché par ce
contrat fusionnel. Nous voulons parler de la satisfaction des désirs, que l’amour
92 L’Amour

fusion n’est pas parvenu complètement à effacer ni à faire taire, alors même que
cette passion s’est originairement construite sur un renoncement pulsionnel. On
peut le regretter, en désespérer ou s’en réjouir : l’érosion de la sexualité du couple
est inévitable s’il n’y a pas amour-action, c’est-à-dire projet commun et pas
seulement lit commun. Que l’on se réfère aux traités d’éthologie, de sociologie,
de psychanalyse ou à sa propre expérience personnelle, il est clair que l’intimité
prolongée sur plusieurs années réduit l’attirance sexuelle. La libido, pendant ce
temps, tourne en rond et s’impatiente. Que faire, donc ? Tromper son conjoint ?
Impossible : on lui a juré fidélité ; et puis se serait rendre manifeste un échec
resté implicite. Rompre ? Ce serait encore un aveu d’échec ; et puis il y a tout de
même cette affection sincère qui vaut bien quelques frustrations. Il ne reste que
le fantasme et l’imaginaire. Dans L’amour fissionnel, S. Chaumier commente
longuement cet univers de l’image érotique que nous consommons, et qui atteste
de la fragilité du couple s’étant juré fidélité et qui ne renonce pas au mythe de la
fusion. « L’omniprésence des corps dénudés, effet d’une sublimation, accompagne
une misère sexuelle davantage qu’elle n’est le reflet d’une simple libération des
mœurs » (p. 311). Grands consommateurs d’images érotiques (au cinéma, dans
les magazines, à la télévision, partout en vérité), les couples se satisfont par le
biais de l’imaginaire. Misère !
Sade et Fourier avaient prévu cela, l’avaient expliqué et en avaient
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin


donné les remèdes. Spectateurs de l’émergence et de l’expansion de ce modèle
du couple fusionnel, qui est aussi monogame et fidèle, ils mettaient en garde : il
n’est pas d’amour heureux possible s’il est fondé sur une oppression des désirs.
La satisfaction des désirs est la condition sine qua non d’un amour équilibré et
serein. Or, dans une société moralisatrice qui fait du renoncement pulsionnel son
principe fondateur — au lieu de faire de la satisfaction des désirs sa base naturelle
— il ne peut y avoir que frustration, agressivité et tromperies. Si la société est très
policée, il y aura seulement maladie psychique : ce que Freud appelle « la maladie
nerveuse des temps modernes ».
Le constat que fait Freud en 1908, et qu’il refera en 1929, est grave :
cette société nous rend malade. Certes, « la culture est édifiée sur du renoncement
pulsionnel (…) elle suppose la non-satisfaction de puissantes pulsions » (Le
malaise dans la culture, p. 41) : sans la sublimation d’une énergie d’origine
libidinale, pas de culture, par d’art, pas de philosophie, etc. Mais une certaine
quantité d’énergie libidinale ne peut renoncer à la satisfaction directe, sous peine
de sombrer dans la maladie psychique. « C’est la constitution innée de chaque
individu qui décide d’abord de l’importance de la part de la pulsion sexuelle qui
se montrera chez l’individu capable d’être sublimée », et ensuite, cette part varie
avec l’influence du milieu intellectuel. Mais, poursuit Freud, « une certaine dose
de satisfaction sexuelle directe paraît indispensable, et lorsqu’il y a frustration de
cette dose qui est individuellement variable [nous soulignons], le châtiment » est
la maladie psychique (« La morale sexuelle “civilisée” et la maladie nerveuse des
temps modernes », p. 33-34). Pour éviter la névrose ou la psychose, dit encore
Freud, l’individu doit déployer une énergie invraisemblable et non productive
Les tribulations du couple dans la société contemporaine
et l’idée d’un amour libre 93

pour lutter contre ses propres tendances, et qui dessert la culture plutôt qu’elle
ne contribue à l’édifier. La morale pudibonde et puritaine est ainsi la cause d’un
grand gaspillage, et restreint la part que chacun peut consacrer à la constitution
de la culture. L’entrave de la santé sexuelle atteint les individus à un degré tel
qu’elle menace leurs buts culturels. Sur les dommages sociaux et culturels de cette
répression morale, on pourra lire les pages 40 à 45 du même article.
Il y aurait « trois étapes de civilisation » : la première, celle des peuples
primitifs, où on observe une libre activité de la pulsion sexuelle ; la seconde où
seule la sexualité qui vise la reproduction est autorisée ; la troisième (dont nous
sortons à peine aujourd’hui) qui n’autorise que la sexualité visant la reproduction
avec le conjoint légitime. Or, dit Freud, cette « morale civilisée » est trop
oppressante, et profondément injuste : « c’est une des injustices flagrantes de la
société que le standard culturel exige de tout le monde la même condition sexuelle,
les uns y parvenant sans effort grâce à leur organisation » innée et acquise, tandis
que les autres doivent consentir à de « lourds sacrifices psychiques » (p. 37).
Cette morale civilisée condamne donc un grand nombre d’individus à la maladie.
Injustice d’abord entre les hommes et les femmes : la femme est « pourvue en tant
que femme d’une pulsion moins forte » (p. 36). La femme souffre donc moins
que l’homme de cette morale d’abstinence — sorte de revanche imprévue sur
la domination masculine évoquée précédemment. Mais les hommes (certains
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin


hommes) se vengeront aussi de cette vengeance même, en trompant leur femme
autant qu’ils le peuvent.

Par quels biais il est possible de compenser cette indigence sexuelle

Freud semble donc donner en partie raison à la thèse que V. Ehrenfels


défend dans son Ethique sexuelle (1907) : « ce qui caractériserait la morale
sexuelle civilisée qui nous domine serait le transfert d’exigences féminines à la
vie sexuelle de l’homme », c’est-à-dire « la réprobation de toute relation sexuelle
sauf celles qui sont conjugales et monogames » (pp. 28-29). La monogamie5, en
somme, convenant bien à la femme, celle-ci l’aurait imposée à l’homme par le
biais de la religion et de la morale. Et il faut être bien fou, précise Schopenhauer,
pour accepter de se marier, si cela engage la conclusion d’un pacte si inégalitaire :
les hommes sensés refusent souvent « un si grand sacrifice, un pacte si inégal »
(Parerga et Paralipomena, republié dans Essai sur les femmes, p. 25). « Dans
notre hémisphère monogame, se marier c’est perdre la moitié de ses droits et
doubler ses devoirs » (p. 24). « La première maxime de tout l’honneur féminin a
donc été qu’il faut refuser impitoyablement à l’homme tout commerce illégitime,
afin de le contraindre au mariage comme à une capitulation » (p. 31). Le mariage
et la monogamie seraient ainsi un piège que la femme tend à l’homme, et qui
aurait été suffisamment efficace pour s’ériger en modèle social dominant.
L’homme marié, pour compenser la misère sexuelle qui est la sienne,
est donc contraint de fréquenter des « femmes publiques », dont les conditions de
vie sont elles-mêmes déplorables. Attentif au sort de ces prostituées, « victimes de
94 L’Amour

la monogamie, cruellement immolées sur l’autel du mariage », Schopenhauer en


vient donc à conclure que « la polygamie est un véritable bienfait pour les femmes
considérées dans leur ensemble » (p. 26). On appréciera la brûlante actualité de
ces réflexions sur la prostitution, et sur la nécessité, dans l’intérêt de tous, de
reconsidérer le statut de la sexualité dans nos sociétés monogames. Plutôt que de
condamner, au nom d’un certain angélisme moral, la fréquentation par les hommes
des prostituées, il serait plus sage de prendre acte du fait social qui s’y manifeste,
de réfléchir sur ses conditions d’émergence et sur les nécessités auxquelles il
répond, et de prendre des mesures pour que chacun puisse vivre une vie sexuelle
équilibrée. La condamnation morale et la répression n’ont jamais résolu aucun
problème : elles ont bien plutôt pour fonction de le masquer en cherchant à
convertir (vainement) un besoin en une responsabilité. Aujourd’hui, dans une
majorité des pays occidentaux, et notamment en France, les hommes fréquentent
honteusement des prostituées, qui sont elles-mêmes honteusement exploitées
par un système mafieux de proxénètes. La violence, la drogue, l’exploitation,
l’humiliation et les maladies sont le quotidien de ces femmes au métier clandestin,
et parfois aussi de leurs clients, eux aussi clandestins. Si malgré cette affligeante
réalité, la prostitution demeure plus que jamais une manne financière et un “sport”
international, c’est bien là le signe qu’elle répond à un besoin irrépressible. Besoin
qui est lié, bien entendu, à l’état de la sexualité dans les sociétés contemporaines.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin


« Il est inutile de disputer sur la polygamie, dit Schopenhauer, puisqu’en fait elle
existe partout et qu’il ne s’agit que de l’organiser » (p. 28).
Si les hommes doivent braver la honte, les dangers de la maladie, de
la répression et de la délinquance associés aux prostituées femmes, les femmes,
elles, doivent affronter d’autres obstacles pour assouvir pleinement leur sexualité
par la fréquentation de prostitués hommes. La prostitution masculine est en
effet réservée à une élite bourgeoise féminine, qui a les moyens de se payer une
« escort » pour la soirée. La prostitution masculine n’est pas du tout démocratisée,
et cela pour plusieurs raisons aisément identifiables. Il y a d’abord le poids des
traditions et de la morale, de l’éducation et des conventions, qui donne à chaque
femme un surmoi sévère culpabilisateur, l’empêchant d’écouter pleinement ses
désirs. L’évolution des mœurs, sur ce point, est révélatrice : plus les femmes
s’émancipent du modèle de la potiche dévouée qui leur est traditionnellement
assigné, plus elles assument leurs désirs et revendiquent une sexualité abondante
et diversifiée. Il ne faut pas être grand devin pour prévoir que dans quelques
dizaines d’années, la prostitution masculine se sera généralisée, à moins que,
entre temps, la société ait renoncé à la stricte monogamie comme unique modèle
social, juridique et moral.
Schopenhauer, dont la misogynie transpire à chacune des pages de son
Essai sur les femmes, reconnaît pourtant lui-même, dans un manuscrit de jeunesse,
que la femme, pour être pleinement satisfaite, a besoin de coucher avec deux
hommes en même temps, tandis que l’homme aura bien assez à faire avec une
seule femme. Il est donc déjà question de polygamie, mais cette fois de polyandrie
plus que de polygynie. Par contre, l’homme aura besoin de changer de femme
Les tribulations du couple dans la société contemporaine
et l’idée d’un amour libre 95

« quand la première sera fanée » (p. 37). La femme a besoin de plusieurs hommes
simultanément, et l’homme de plusieurs femmes successivement. Il y a donc
moyen de s’arranger, si du moins l’on rend légal et légitime ces pratiques pour
l’instant taboues et condamnées. La monogamie, en tout cas, considérée en elle-
même et par-delà les distinctions polyandrie-polygynie, lui semble insupportable
et incompatible avec les aspirations sexuelles fondamentales de l’être humain.
Cette « monstrueuse monogamie » (p. 26), parce qu’elle est contre-nature, biaise
la relation amoureuse en imposant des devoirs et des impératifs moraux dans ce
qui devrait être une libre jouissance et un accomplissement de chacun.
De fait, la moralisation de l’amour et sa stricte réglementation sont
une confusion des ordres qui ne profite ni à la morale ni à l’amour. Un amour
sain et authentique ne peut s’établir sur une telle renonciation au désir. C’est au
contraire le plein accomplissement du désir qui permettra d’instaurer un rapport
équilibré et franc avec l’autre. Or, l’amour fusionnel monogame, exclusif, et
totalitaire ne permet guère d’aimer l’autre librement, de s’engager à ses côtés
dans une vie commune constructive.

La polygamie est-elle naturelle ?

Si les analyses de Freud, d’Erhenfels et de Schopenhauer sont exactes,


Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin


l’homme serait naturellement polygame, tandis que la femme aurait intérêt plutôt à
la monogamie. Que disent les éthologistes et les biologistes à ce propos ? Sont-ils
seulement d’accord entre eux ? Que devons-nous faire des vérités de la biologie ?
Doivent-elles nous servir de morale de substitution ? Rassemblons rapidement
quelques données. Il semblerait, à lire les traités scientifiques, que les intérêts
de la femme et de l’homme n’opposent en effet : la femme a besoin de garder
son homme pour assurer la sécurité de l’enfant ainsi que la sienne ; l’homme au
contraire est autonome et peut féconder autant de femmes qu’il s’en présentera à
lui. La femme ne peut avoir qu’un enfant par an, l’homme peut en avoir 1000, s’il
a 1000 femmes… Le but de chaque individu étant de se reproduire en transmettant
son génome, on pourrait donc penser que l’homme est naturellement polygame
tandis que la femme, elle, serait monogame.
A y regarder de plus près, toutefois, les choses ne sont pas si simples.
L’homme ne doit pas se contenter de féconder des femmes : il doit aussi, pour
assurer la perpétuation de son génome, rester auprès d’elle(s) pour que l’enfant
puisse survivre. Ainsi, il reste nécessairement “fixé” pour un temps dans une
structure sociale de couple (à moins que le clan assure collectivement l’éducation
des enfants). « La monogamie a donc des fondements biologiques : elle existe
dans les espèces où un parent seul n’arrive pas à fournir les ressources pour lui-
même et son petit à cause du temps de gestation allongé et de la longue période
d’éducation et de soins nécessaires à l’émancipation de sa progéniture » (Lucy
Vincent, Comment devient-on amoureux ?, p. 82). Mais, aussitôt les enfants
autonomes, la polygamie est à nouveau la “règle naturelle”. La monogamie
naturelle « est estimée de 18 à 36 mois », « temps nécessaire pour mettre au
96 L’Amour

monde un enfant et pour l’élever » (p. 108). Au-delà de ce délai, “la nature” ne
donne plus de “consigne” et la culture est toute puissante.
Le couple serait donc un facteur adaptatif positif pour une période
donnée : « il s’est avéré que le couple [pour l’espèce humaine] était l’unité la
plus efficace et la plus solide pour assurer la réussite reproductive de chacun »
(p. 107). Passée cette période de trois ans, l’intérêt reproductif consiste à
chercher d’autres partenaires sexuels. « La stratégie optimale pour l’évolution
consiste apparemment à “pratiquer la monogamie quand c’est nécessaire, et la
polygamie quand c’est possible” » (L. Vincent citant G.A. Schuling, p. 107). Tout
le problème est dans ce « possible » : le possible du point de vue biologique n’est
pas le possible du point de vue de la morale, de la religion et des bonnes mœurs.
La culture de la « morale civilisée » a rendu impossible, ou du moins interdit,
ce qui aurait été possible. A tel point que l’individu en tombe malade — nous
revenons à Freud.
Certes, la culture n’a pas à se faire dicter par la nature ce qu’elle a à
faire, mais quand elle rend les gens malades et malheureux, sans doute faut-il
revoir quand même le schéma qu’elle impose. Que propose Freud ? Il est tout
à fait clair : il faut tromper sa femme ! « Le remède à la maladie nerveuse issue
du mariage serait bien plutôt l’infidélité conjugale » (« La morale sexuelle
“civilisée” », p. 39). Le malaise dans la culture reprendra ces analyses sur
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin


la nécessité de réformer la morale répressive. Freud insistera encore sur
l’antagonisme famille-liberté individuelle (liberté masculine, plus précisément)
et, conséquemment, sur l’antagonisme famille-culture (puisque c’est l’individu
libre qui contribue à créer la culture). Les femmes, qui rattachent l’homme au
foyer « entrent bientôt en opposition avec le courant de la culture et déploient
leur influence retardatrice et freinatrice » (p. 46). Il faudrait donc, pour le bien de
la culture et de la liberté masculine, une plus grande indépendance des conjoints.
Si les intérêts de la femme et de l’homme divergent sur ce point, au moins faut-il
rétablir un certain équilibre. Nous soulignions plus haut la nécessité de rétablir
l’égalité des conjoints au bénéfice de la femme, et maintenant de rétablir, mais
sur un plan tout différent, cette égalité au bénéfice de l’homme. A moins que tout
cela ne soit qu’une mystification ou un habitus culturel, que la femme ait autant
besoin que l’homme de multiplier les rencontres sexuelles, et alors dans ce cas il
n’y a pas de conflit d’intérêts : les partenaires se libèrent eux-mêmes en commun
des chaînes dont la morale religieuse a imposé qu’ils s’imposent l’un à l’autre…
C’est la solution de Sade, dont on connaît bien la puissance littéraire
(et philosophique), et c’est aussi celle de Fourier, dont les textes sur l’amour
sont moins célèbres. Bien avant Freud, il dénonçait les ravages de la répression
sexuelle, et les formes exaspérées, pathologiques, voire criminelles qui en
découlent. L’utopiste imaginait un monde libre, « l’Harmonie », qui n’est possible,
selon lui, que sur la base d’un épanouissement total des aspirations sexuelles.
C’est toute la civilisation qui profiterait d’une telle libération. Il s’agit de penser
une liberté individuelle qui ne signifie nullement un repliement des individus sur
eux-mêmes, mais au contraire une socialisation maximale, et en priorité de la
Les tribulations du couple dans la société contemporaine
et l’idée d’un amour libre 97

sexualité. La monogamie n’est qu’une forme d’égoïsme à dépasser (quoiqu’elle


reste, bien sûr, autorisée) : elle est foncièrement asociale et malfaisante. Ces
réflexions rappellent la belle formule de Jankélévitch (qui défendait pourtant
la monogamie) : « l’amour monogame est semblable en cela au Dieu unique et
jaloux du monothéisme, ce Dieu qui chasse de l’Olympe tout le pluriel des Dieux
païens » (Les vertus et l’amour, p. 235). La monogamie apparaît souvent en effet
comme une sorte de crispation égoïste et possessive, qui exclut les autres d’une
part, et qui brime le conjoint d’autre part. Ceci dit, il appartient à chaque couple
de redéfinir son propre contrat, et c’est ce qu’il tend à faire de plus en plus.
Que conclure de tout cela ? Que la culture ou la morale n’ont pas
de leçon à recevoir de la nature ou de la biologie… on le savait déjà. Qu’elles
doivent en tenir compte tout de même, c’est ce qui est maintenant évident. Mais,
plus fondamentalement, notre propos n’est pas ici de donner des conseils ou
de proposer une réforme de la morale, il est de constater une évolution, de la
comprendre et de l’expliquer. L’essentiel est de saisir ce mouvement historique
d’individualisation, et de l’accompagner autant que possible quand il va dans le
sens de la liberté.

2- Le caractère transitoire du couple contemporain et ses


Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin


insuffisances propres

Le couple contemporain est plus fragile, mais plus libre

L’idéal de la fusion a commencé à se fissurer il y a une quarantaine


d’années. L’émancipation féminine y a joué un grand rôle, mais elle n’est que l’un
des facteurs d’un processus plus large. Ce processus est celui de l’individualisation
qui s’est accéléré dans le dernier tiers du XXème siècle (beaucoup ont interprété
Mai 68 comme la venue au jour de cet individualisme hédoniste). L’individu n’est
plus prêt à se donner corps et âme pour la vie de son couple : « la vie avec l’autre
n’est plus une vie pour l’autre » (Chaumier, L’amour fissionnel, p. 16). L’histoire
du couple ne résorbe plus celle de ses membres ; il y a désormais trois histoires
qui évoluent en parallèle : celle du premier conjoint, celle du second, celle du
couple qu’ils forment. Chaumier résume cela par la formule : 1 + 1 = 3 (voir La
déliaison amoureuse, dernière partie).
Cette atomisation ou cette détotalisation du couple semble aller de paire
avec sa fragilisation. A en croire les statistiques, l’ouverture du couple depuis trente
ans semble un facteur déstabilisant. On enregistre un nombre invraisemblable de
divorces, de familles monoparentales, de familles recomposées (où l’homme
n’est pas le père, par exemple). « Le divorce se généralise (…). On en compte
39 pour 100 mariages » en France, note l’historien J.-M. Gaillard en 2001 (La
famille en miettes, p. 8). « Le mariage, lui, se fait rare. De 417 000 par an en
1972, il se situe maintenant à 304 000 en 2000 après avoir touché le fond en 1995
(254 000) » (id.). « Quatre enfants sur dix naissent hors mariage et les Français
98 L’Amour

divorcent en moyenne après 14 ans de mariage » (p. 9). En résumé : « de 1960 à


nos jours (…), le nombre de mariages a connu une chute spectaculaire de plus de
20%, celui des divorces (…) a quadruplé, tandis que les naissances hors mariage
ont été multipliées par plus de six » (p. 45). Sans parler de la solitude, du célibat,
des unions intermittentes et des relations “sans engagement”. Nouvelle catégorie
sociologique : les CNC, les couples non cohabitants. On est ensemble sans être
ensemble, on reste libre. Mais cette « conjugalité à distance » (Chaumier) n’offre
pas que des satisfactions, et ne permet pas de fonder une famille. Nous multiplions
les “expériences” et les rencontres, mais finalement beaucoup restent seuls. La
liberté a un revers : la solitude et l’anomie.
Que penser de toutes ces statistiques ? Est-on plus malheureux
aujourd’hui qu’à l’heure de gloire de la fusion ? Avons-nous perdu le sens de
l’amour ? Nous avons perdu le sens du sacrifice, c’est certain, mais il y a loin,
de là, à conclure que nous aimons moins ou moins bien. Si les couples sont
plus fragiles, est-ce parce que l’amour est moins fort ou simplement parce que,
maintenant, la séparation est plus aisée symboliquement et juridiquement, alors
qu’elle était jadis signe d’échec personnel et de drame familial ? Il est certain que
la dédramatisation progressive du divorce incite les couples à se séparer alors
que, pour des raisons symboliques et matérielles, les mêmes problèmes de couple
n’engendraient pas de séparation auparavant. L’accès des femmes au travail, et
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin


l’égalitarisation des conditions homme-femme rend aussi plus aisée la séparation
(comment quitter son homme si l’on dépend de lui matériellement ?). La première
lecture à faire de ces statistiques est donc neutre : l’affaiblissement du couple ne
signifie pas du tout un appauvrissement de la relation amoureuse. L’érosion du
couple fusionnel semble aller de paire avec l’érosion du couple en général, c’est
vrai, mais le maintien artificiel du couple d’autrefois était, précisément, artificiel,
et donc ne nous permet pas de conclure que c’est l’amour en tant que tel qui s’est
dilué.
Ceci dit, il est clair que l’individualisme grandissant et le repli sur le
petit bonheur personnel qui l’accompagne ne sont pas propices à l’ouverture à
l’autre. Chacun veut bien aimer l’autre, mais pour le meilleur seulement, comme
si, sur le modèle de la consommation qui tend à envahir tous les aspects de la
société, l’on pouvait choisir et faire le départ entre les bons et les mauvais côtés
de l’autre. En réalité, ce n’est pas l’individualisme qui rend l’amour difficile, c’est
plutôt l’égoïsme et l’égocentrisme, qui en sont une perversion. L’individu tend à
instrumentaliser l’autre dont il espère tirer un bénéfice personnel (reconnaissance
symbolique, plaisir physique, intéressement matériel, etc.). « C’est le triomphe de
l’individu qui prime désormais sur la famille, celle-ci n’étant qu’une forme parmi
d’autres de son épanouissement » (Gaillard, p. 52). Mais, du point de vue qui
nous occupe ici, celui de la liberté et de l’amour libre, il est bien clair que nous ne
sommes pas plus libres d’être plus égoïstes ou égocentrique : l’enfermement en soi
est plutôt, comme tout enfermement, une non-liberté. Le processus multiséculaire
d’individualisation ne semble donc pas en cause dans ce phénomène de fermeture
à l’autre, si tant est qu’il existe. L’individualisation n’est pas du tout une
Les tribulations du couple dans la société contemporaine
et l’idée d’un amour libre 99

fermeture : il est au contraire la condition sine qua non de la rencontre de deux


singularités qui se considèrent comme telles, et non comme des membres d’une
communauté, d’une famille, d’une classe sociale, d’une Église, etc.

Le couple contemporain est transitoire et reste travaillé par les contradictions


du couple fusionnel

Or, ce qu’il faut noter après avoir souligné cette évolution historique et
ce procès d’individualisation, c’est que ce changement de paradigme n’est encore
que partiel. Le couple contemporain continue à être hanté par l’idéal de la fusion
alors même qu’il la remet en cause. Nous croyons encore foncièrement au prince
charmant et à Cendrillon, c’est-à-dire finalement au mythe d’Aristophane des
deux moitiés qui se retrouvent et ne font plus qu’un (voir Platon, Le Banquet).
Nous rêvons encore au “grand amour”, et par là nous entendons une fusion
parfaite et passionnelle. Nous n’avons pas fait le deuil de la fusion, mais nous ne
pouvons plus la supporter… c’est tout le malaise de notre époque. Nous voulons
“prendre un peu d’oxygène” au détriment de l’union fusionnelle “étouffante”,
mais nous n’acceptons pas que notre partenaire en face autant. Ou, du moins, nous
voulons garder un certain contrôle sur sa liberté. En somme, nous voulons plus
de liberté, mais pas trop quand même : pas d’infidélité sexuelle ou affective. Le
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin


couple s’ouvre sur le tiers, mais celui-ci est vécu malgré tout comme une menace
permanente pour l’unité et l’intégrité du couple. La peur de la trahison sera donc
la rançon de cette ouverture, un mal pour un bien, et chaque couple tente tant bien
que mal d’équilibrer ses comptes.

Premier symptôme : la surconsommation d’érotisme

Les couples qui vivent ensemble et durablement ont leurs propres


contrariétés. Ils bricolent un fragile équilibre et sont à mi-chemin entre la fusion
et la fission. Premier symptôme de ce malaise : la surconsommation d’images
érotiques. Il y a de l’érotisme partout : dans les magazines, à la télévision, dans
la publicité, dans les films, et dans notre façon de nous “looker”. Qu’est-ce que
cela signifie ? Pourquoi nous propose-t-on autant de sexe, sinon parce que nous
en voulons ? Pourquoi en voulons-nous, sinon parce que nous en manquons ?
Et pourquoi en manquerions-nous si nous sommes en couple ? Parce que nous
sommes en couple, justement ! C’est là toute la question : nous sommes en
couple, mais nous manquons de sexe, et nous en trouvons un substitut dans les
images érotiques. C’est proprement la thèse de Chaumier : « l’offre d’images et
de connotations érotiques semble compenser un manque » (L’amour fissionnel, p.
307) ; « Le déferlement d’images érotiques (…) joue un rôle de compensation »
(p. 309).
Mais pourquoi manquerait-on de sexe davantage maintenant qu’avant ?
Réponse de Chaumier, parce qu’avant, au XIXème siècle, on trompait son
conjoint : « l’érotisme est devenu au XXème siècle le centre des préoccupations,
100 L’Amour

remplaçant l’adultère du XIXème » (p. 310). On pourrait discuter sur cette


périodisation de l’adultère, mais disons que, d’une façon générale, plus le mariage
est un mariage d’amour, moins il tolère l’adultère, plus il tend à engendrer de la
frustration (s’il est vrai que la sexualité au sein d’un couple fusionnel est victime
comme toute chose du principe d’entropie : elle se dégrade). Inversement, plus
le mariage est un mariage « arrangé », plus l’amour et le sexe s’exercent hors
mariage dans des relations adultérines, donc plus ils se renouvellent, et moins il y
a besoin d’un érotisme d’appoint. Le renforcement de la monogamie consécutif à
l’idéologie romantique serait responsable de notre surconsommation d’érotisme :
« Le poids pris récemment par l’exigence de monogamie a sans doute pour
contrepartie l’explosion de la demande et de l’offre érotique » (p. 309).
On pourrait adjoindre plusieurs autres facteurs explicatifs concernant la
demande croissante d’érotisme : l’affaiblissement de la conscience religieuse et
de la morale répressive dans les sociétés occidentales, par exemple. On reproche
au Pape de ne pas faire de la pub pour le préservatif, mais cette simple critique
est en soi le signe d’une profonde prise de distance par rapport à l’Église, ses
dogmes et ses Textes. La chasteté n’est plus une vertu pour le contemporain, la
pudeur de moins en moins. Du coup, les freins à notre consommation d’érotisme
s’affaiblissent eux aussi. Autre frein et autre facteur d’importance : le travail,
la fatigue, la misère. Difficile de penser à Éros quand on travaille dix heures
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin


par jours et six jours par semaine dans des conditions difficiles. Or, à la fin des
« trente glorieuses », la qualité de vie, le temps libre et les loisirs sont autant de
caractéristiques positives qui rendent possible une attention à ce qui avait été
négligé jusque là, à savoir le besoin d’érotisme dans un couple fusionnel. D’une
façon générale, cette fin du XXème siècle, qui voit l’individualisme se radicaliser,
coïncide avec une sorte d’éthique hédoniste où le plaisir multiforme est roi. Tous
les facteurs étaient donc favorables à l’explosion de la demande d’érotisme
analysée par Chaumier.
On parle de « libération sexuelle » pour désigner cette période post-
soixante-huitarde qui a levé le tabou du plaisir et du désir. C’est un leurre, dit
Chaumier : la parole s’est libérée, la production d’images à caractère sexuel s’est
libérée, mais le désir est resté frustré ! « L’omniprésence des corps dénudés,
effets de sublimation, accompagne une misère sexuelle davantage qu’elle n’est
le reflet d’une simple libération des mœurs » : « plus on admire des corps et des
sexes, moins on touche des corps et des sexes » (pp. 311 et 315). Les yeux se
sont libérés, pas les corps : le voyeurisme et la scopophilie (le plaisir de regarder)
sont des ersatz de plaisirs réels. « Le corps, faute d’être actualisé, est vécu dans
le fantasme », « cela nous permet de canaliser une réalité que nous ne vivons
pas » (p. 315). Donc finalement, « la révolution sexuelle s’est transformée en
une consommation d’images » (p. 316). Il y a un véritable « clivage » entre la
« surexcitation médiatique », avec sa « sexualité omniprésente », et la « réalité
conjugale où le désir et la sexualité font naufrage » (p. 317).
Comment ce gouffre entre le réel et l’image ne peut-il pas provoquer un
profond malaise ? C’est bien la misère sexuelle qui demande à se compenser par
Les tribulations du couple dans la société contemporaine
et l’idée d’un amour libre 101

voie imaginaire ; mais celle-ci faisant retour sur celle-là lui renvoie la vérité de sa
condition et creuse encore davantage la frustration. Plus on manque d’érotisme,
plus on en consomme en image, et plus on voit des images érotiques, plus le désir
se creuse. Or, cette frustration sexuelle est devenue taboue, remarque Chaumier,
dans une société qui se veut à l’avant-garde de la sexualité. La révolution sexuelle
a donc en réalité rendu le sexe tabou… « La sexualité est partout parce qu’elle est
aliénée. La prétendue révolution sexuelle n’évite pas les frustrations, elle les met
en scène » (p. 330).

Second symptôme du malaise : le besoin exacerbé de séduire

Premier signe “louche” de notre « libération sexuelle » : notre


surconsommation d’érotisme. Deuxième signe : notre besoin démentiel de
« séduire » — ce “notre” et ce “nous” sont collectifs ; chaque lecteur saura
se situer par rapport à la moyenne, et aura l’intelligence de se décentrer pour
envisager ce problème comme un problème sociétal global. Qu’observe-t-on ?
Que nous voulons être désirables, que nous voulons rester beaux, belles, nous
voulons plaire, et pas seulement à notre mari ou à notre femme6. A la maison,
dans l’intimité, le paraître importe moins. Le couple se connaît et n’estime pas
devoir faire des efforts quotidiens et vains pour « sauver les apparences ». A
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin


la maison, il faut être “naturel”, il faut être “cool”. Mais dès que l’on “sort”,
le couple s’apprête, se déguise à proprement parler, pour rayonner au dehors.
Chacun veut montrer aux autres sa “valeur” esthétique ; une façon de dire : “Je
suis prise, certes, mais je reste séduisante et compétitive, je peux encore te séduire
Toi qui me regarde” ; “Je suis en couple, mais je reste symboliquement ouvert(e)
par cet étalage de mon capital esthétique”. Nous parlerons de capital esthétique
au sens où Bourdieu parle de « capital symbolique » : il s’agit d’un bien qui fait
l’objet d’une évaluation discrète et semi-consciente, par laquelle chacun(e) se
positionne dans le « champ » des biens amoureux et érotiques. “Ma femme est
belle, regardez-là… elle est ma femme !”. Le mari se valorise par la médiation de
sa compagne, et réciproquement — une autre façon de manifester sa compétitivité
dans ce même champ.
Tout se passe donc comme s’il fallait garder sa “valeur” sensuelle et
sexuelle alors même que l’on n’en a plus besoin officiellement, puisque l’on est
en couple. C’est louche, c’est très louche… La vérité est que l’on ne renonce
pas complètement à l’Autre, alors même qu’il est interdit. Pourquoi voudrait-on
rester séduisant(e) sinon ? “Pour moi-même” répondent souvent les femmes.
“Je veux me trouver belle, c’est pour moi que je me fais belle”. Leurre ! C’est
consciemment pour soi, certes, mais en vérité pour soi en tant que l’on peut
séduire l’autre ; c’est donc pour l’autre. C’est pour soi pour avoir l’autre, c’est
pour les deux. La séduction généralisée de notre société est proprement un
adultère symbolique inassumé.
Je me fais beau/belle, et je regarde les autres pour juger de leur beauté.
Je cherche à séduire et je prends le risque de l’être par le même mouvement. Je
102 L’Amour

regarde l’autre pour voir mon effet sur lui, et pour voir s’il est apte à en avoir sur
moi. Deux plaisirs en un. Le plus souvent, toutefois, on ne court pas de si grands
risques : on soigne son look et on en reste là ; les effets recherchés existent en
soi, et je ne prends pas la peine de les constater. Si je venais à être séduit(e) à
mon tour, je mettrais en effet en danger mon couple. Notons bien ceci toutefois :
le couple serait effectivement en danger parce qu’il reste hanté par la fusion et
l’interdit. C’est là tout le paradoxe : ce qui crée le besoin de séduire (la forclusion
du couple) est ce qui empêche cette séduction d’aller à son terme. Le mal trouve
un demi-remède qui l’aggraverait s’il devenait remède plein et entier. La fusion
génère l’adultère symbolique qui lui permet de se maintenir tant bien que mal,
mais si l’adultère devenait réel, elle exploserait.
Le couple contemporain avance donc en boitant. Il croit au Père Noël
sans y croire ; il veut séduire sans être séduit, il reste ouvert aux autres mais les
voit comme des dangers dans un univers concurrentiel. Quand les couples se
rencontrent, chacun désire en secret le conjoint de l’autre, ou chacun sort renforcé
de la confrontation symbolique, et confirmé dans son choix conjugal. C’est une
caricature ; mais la caricature ne fait qu’amplifier une réalité : mi-fusionnel mi-
fissionnel, le couple contemporain trouve des béquilles symboliques et imaginaires
pour assurer une transition. Plus exactement, ce que l’on peut estimer être une
posture transitoire. Pour l’heure, cette transition n’étant pas arrivée à son terme,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin


sa qualification comme telle est incertaine. Nous pouvons seulement conjecturer
que l’éminente fragilité du couple contemporain le dispose à se transformer. Son
équilibre instable tient à un savant dosage de résidu romantique, d’autonomie
relative des conjoints et de fantasme secret. Quand il n’y a pas fantasme, il y a
relations adultérines inassumées, trahisons et cachotteries…

Troisième symptôme : l’infidélité conjugale

Malgré les refoulements, les processus de rétention et de compensation


que le couple contemporain met en place, l’infidélité demeure largement
répandue, et reste un moyen essentiel, paradoxalement, d’équilibrer son couple.
Enfin, c’est un symptôme de déséquilibre puisque cette infidélité est secrète et
taboue — et c’est à ce titre que nous l’analysons ici —, mais cette trahison permet
malgré tout de compenser un manque, et donc de rétablir un déséquilibre. Tant
que la relation sexuelle extraconjugale est vécue comme une infidélité, elle est
l’indice de la faiblesse du couple, et doit être comprise comme telle. Le jour où
cette même relation sera baptisée autrement, elle en sera sans doute la force. Or
de fait, aujourd’hui, la sexualité extraconjugale est prohibée et perçue comme
une trahison. Son existence et son ampleur (considérable) attestent donc d’un
disfonctionnement notable dans la conjugalité actuelle et, au-delà, dans l’idée
que les conjoints se font de l’amour comme tel. L’amour et la sexualité restent
irrémédiablement liés dans l’imaginaire contemporain, en dépit de toute cette
consommation d’érotisme que l’on a analysée.
Cette identification amour-sexualité est un atavisme, un résidu tenace de
Les tribulations du couple dans la société contemporaine
et l’idée d’un amour libre 103

la conception fusionnelle de l’amour. Bien sûr, le lien n’est pas artificiel puisque
l’amour résulte en grande partie de la sublimation et du détournement de tendances
libidinales (Freud). Mais, cette origine commune ne saurait faire oublier la genèse
qui, justement, nous sépare de cette origine, et qui nous permet maintenant
d’identifier le désir et l’amour comme deux phénomènes bien distincts7. Que
l’amour s’accompagne de désir, c’est possible ; que le désir puisse occasionner
quelque sentiment, c’est possible également ; mais que l’amour et le désir soient
coextensifs et constituent une même réalité affective, c’est là précisément ce que
l’on conteste. D’ailleurs, les couples contemporains croient de moins en moins
à ce joli conte et sont de plus en plus lucides sur la réalité de cette distinction
— sans toutefois en prendre toute la mesure, et c’est pourquoi ils sont fragiles.
Bref, l’infidélité conjugale est un fait social qui doit être étudié pour
lui-même. C’était précisément l’objet de la thèse de Doctorat de Florence Vatin,
intitulée L’infidélité conjugale comme réponse à un problème identitaire dans
le couple. L’article co-signé avec F. de Singly « Avoir une vie ailleurs : l’extra-
conjugalité » (in Singly, Libres ensemble), en reprend les thèses essentielles.
D’après les auteurs de l’article, l’infidélité viendrait compenser un manque de
construction identitaire. Le conjoint a une fonction essentielle dans la construction
par chacun de son identité sociale et de l’image de soi, or, « la relation officielle
[est] un mode de construction identitaire insuffisant » (p. 197). Chacun doit
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin


résoudre son équation, équilibrer deux tendances antagonistes : « l’injonction
d’être soi-même » et « le souhait d’une vie commune » (p. 195). Mais être
pleinement soi-même, cela suppose de sentir l’irréductibilité de son être-soi à son
« être-avec » : je dois pouvoir exister indépendamment de mon statut de conjoint.
La solution peut donc être celle-ci : « mener de front deux vies, l’une officielle,
l’autre officieuse. Cette dernière apporte le sentiment d’échapper à une relation
qui enferme, et ainsi l’impression de rester libre » (id.). D’où la conclusion :
« l’infidélité peut être construite comme une affirmation de soi » (id.).
Cette interprétation du phénomène a ceci d’original qu’elle insiste sur
les vertus de l’infidélité en terme de construction identitaire, alors que l’on a
tendance à la réduire, le plus souvent, à de l’impulsion biologique. Il est tout à fait
vrai que, dans une société où il devient impératif de construire son identité (que
l’on ne reçoit plus de la tradition ou des communautés), où, qui plus est, il faut être
performant, et sexuellement performant en particulier, l’infidélité a une fonction
psychosociale essentielle. Mais ce facteur ne saurait masquer ou atténuer cet autre
qui reste primordial : si l’on trompe sa femme ou son mari, c’est surtout parce que
la libido est insatisfaite. La frustration sexuelle reste le mobile premier de l’extra-
conjugalité. C’est d’ailleurs ainsi, selon nous, qu’il faudrait interpréter ce sondage
édifiant (Ifop-Emap, 1999), résumé en ces termes par Singly-Vatin : « Les
hommes et les femmes classent comme première condition pour vivre ensemble
avoir “une vie sexuelle épanouie”, sans oser mettre dans les premières places des
qualités pour le conjoint celle d’être un bon partenaire sexuel. Cet écart entre une
demande forte pour la sexualité et le refus de considérer le conjoint sous cette
perspective engendre des insatisfactions » (p. 203). Il paraît nécessaire d’avoir
104 L’Amour

une sexualité flamboyante, notamment pour vivre avec un partenaire, mais il ne


semble pas aussi nécessaire de trouver dans ce même partenaire de quoi satisfaire
ce désir… C’est donc que la sexualité extra-conjugale entre dans le calcul, et que
chacun compte idéalement sur cette possibilité pour se satisfaire complètement.
Mais cette possibilité ne pouvant que prendre la forme d’une trahison, qu’en
conclure, sinon que nous ne disposons pas encore aujourd’hui, à l’échelle de
la société, des conditions idéologiques et morales d’un amour respectueux de
l’autre, d’un amour libre et authentique ?8

3- Vers un couple libre

Faut-il se libérer du couple fusionnel liberticide


ou faut-il se protéger contre sa propre liberté ?

Par couple libre, nous entendons ici un couple délivré de ses


contradictions, et pas nécessairement un couple qui s’essaye à l’échangisme
et qui multiplie les relations extraconjugales. L’amour-fusion (et sa déchéance
contemporaine, qui reste malgré tout sous son emprise idéologique) est un modèle
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin


impossible dans la mesure où il se fonde sur une contradiction : il cherche un
amour par-delà la liberté, qui serait fondé sur le libre renoncement par chacun à
sa liberté. Mais, quand l’aimé n’apparaît plus comme un être libre, quand “c’est
acquis”, on ne peut plus éprouver pour lui que de l’empathie, on ne peut plus
avoir qu’une affection lasse et passive. L’amour-fusion, qui se présente comme un
amour-passion, trouve finalement sa vérité dans l’amour-affection.
La fusion vise l’indépendance du tout au détriment de celle des
parties, la “liberté” du couple au détriment de celle que les individus pourraient
exercer contre lui. La fusion protège l’entité couple de ses propres membres, et
voudrait leur faire croire que c’est pour leur plus grand bonheur… Et pourquoi
pas, au fond ? Si tant de couples succombent aux charmes de la fusion, serait-ce
simplement parce qu’ils reproduisent passivement un schéma social et parental ?
Serait-ce qu’ils ignorent à ce point l’horizon de leur propre bonheur qu’ils se
donnent des chaînes en croyant s’en défaire ? Peut-on réduire la fusion conjugale
à un habitus socialement déterminé ou à un mauvais calcul des individus
concernant leurs propres aspirations ? Ce ne serait pas crédible. Non, force est de
constater que ce sont les individus qui, de plein gré et en toute connaissance de
cause, choisissent de s’unir sur le mode de l’amour-fusion, de la complémentation
mutuelle (le mythe d’Aristophane) et donc de l’inter-dépendance. Le couple prend
alors des airs d’œuvre d’art : c’est une création originale qui ne se résume pas à
la somme de ses parties, c’est une configuration nouvelle au style identifiable
et qui suppose un entretien et un perfectionnement continus. Il y a quelque
jouissance à créer à deux cette entité nouvelle, à “se transcender” dans la visée
d’une totalité supérieure, à “s’ouvrir à l’autre” au point de consentir à recevoir de
lui les conditions de son propre bonheur. Si le couple est équilibré, chacun détient
Les tribulations du couple dans la société contemporaine
et l’idée d’un amour libre 105

la clef du bonheur de l’autre, et cette soumission consentie apporterait la joie


d’une expérience humaine authentique. D’autant que cet amour-fusion trouvera à
matérialiser sa propre unité dans un enfant-symbole — on dira qu’il “concrétise”
cet amour. Dans l’enfant, on voit enfin réalisée cette fusion qui ne pouvait qu’être
un projet indéfini pour le couple, comme on l’a expliqué dans la première partie.
Le couple-fusion peut donc aussi résulter d’un choix positif, bien loin de
se réduire à la reproduction passive d’un modèle archaïque. Toute la question est
alors : que signifie ce choix curieux de la dépendance, de la déprise de soi et de
la désindividualtion ? L’utilitarisme ne peut rien y comprendre : c’est proprement
un choix contradictoire, suicidaire, qui semble aller à rebours du calcul visant à
maximiser son bonheur individuel. Il faut donc adopter une posture d’observateur
et reconnaître ceci que, sous certaines conditions psychogénétiques et sociales,
bien des individus préfèrent de loin abandonner leur liberté aux groupes, aux
communautés, à la famille ou au couple, que de devoir l’assumer eux-mêmes.
Il y a dans le communautarisme et le collectivisme multiformes un confort
indéniable et même un luxe inespéré : celui de pouvoir s’affranchir du poids
de sa responsabilité, du fardeau de sa propre liberté. « Condamné à être libre »,
l’individu voit dans le couple-fusion une occasion inespérée d’oublier qu’il l’est !
On devrait dire : une occasion de se faire croire qu’il oublie qu’il l’est, c’est-à-
dire, en terme sartriens, d’être de « mauvaise foi ».
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin


Faut-il donc être de mauvaise foi pour projeter une union conjugale
fusionnelle ? Sartre avait montré, en son temps, comment l’émotion pouvait être
une « conduite de mauvaise foi » (voir l’Esquisse d’une théorie des émotions),
comment la passion est en elle-même une action qui refuse de se savoir comme
telle : seul un être libre peut être passionné, c’est-à-dire tomber librement dans
le pathos ou la passivité. Fusion, passion, c’est tout un : les deux phénomènes
s’appellent réciproquement. Il semble bien qu’il y ait quelque intention de se
fuir dans ce genre de projet amoureux et, conséquemment, que l’amour-passion-
fusion ait sa raison d’être dans l’amant, et non dans l’aimé. C’est un projet qui
concerne plus le sujet que l’objet d’amour, ce qui est passablement paradoxal
quand il s’agit justement d’amour. C’est précisément ce qui nous a conduit à le
qualifier d’inauthentique lorsque nous étudions la genèse des figures de l’amour,
dans les parties I et II de « Origine, structure et horizon de l’amour ».
Que dire alors à ceux qui revendiquent énergiquement qu’ils ont choisi
librement et consciemment le fusionnel comme un accomplissement d’eux-
mêmes, et non comme un renoncement à eux-mêmes (à leur liberté et à leur
singularité) ? Qu’il est contradictoire de s’accomplir soi-même dans une entité où
le soi-même n’a plus sa place. Mais cet individualisme philosophique que nous
défendons pêche par idéalisme s’il est trop radical et s’il ne prend pas en compte
l’apport des sciences humaines. Voyons cela.
106 L’Amour

Vertus et limites de l’individualisme

L’homme n’est pas une monade isolée : c’est un être social. Il n’est pas
social par accident, par contrat ou par convention : il est essentiellement social,
du cœur de lui-même et dans sa nature même. L’individualisme strict est donc, du
point de vue de l’épistémologie des sciences sociales, une aberration, une erreur
en quelque sorte. Pour accomplir sa propre nature, et donc pour vivre une vie
épanouie, l’homme a besoin de tisser des liens sociaux, dont les liens amoureux
sont une modalité. Or, cette socialisation nécessaire a ceci de paradoxal qu’elle se
présente à la fois comme vecteur de liberté (l’individu isolé, renvoyé à lui-même
et enfermé en soi n’est pas un être libre, et ne peut l’être) et comme renoncement
partiel à soi pour qu’un lien positif puisse s’établir. C’est peut-être une simple
question de dosage : il faut trouver le juste milieu entre l’atomisation de la société
qui ne produit que de la misère, de l’anomie, du désespoir, et le communautarisme
ou la fusion conjugale qui enferment l’individu dans une entité supérieure qui
le nie. Dans un cas comme dans l’autre, l’individu est aliéné : qu’il soit rivé
à lui-même ou rivé à son groupe, ce sont là deux façons de le priver du libre
épanouissement de toutes ses potentialités. Pour être cet « universel singulier »
qui définit la liberté de l’individu instruit, cultivé et pensant, il lui faut se dégager
des particularités idiosyncrasiques et communautaires. L’universel singulier
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin


renvoie dos-à-dos ces deux particularismes comme deux figures équivalentes de
l’aliénation.
L’amour participe de l’épanouissement individuel, et suppose à la fois
la rencontre de deux personnes singulières (et non deux moitiés complémentaires
sur le modèle de l’organisme, donc de l’organicisme et du totalitarisme) et le
renoncement partiel de chacun à sa stricte indépendance. Il est heureux que la
dépendance partielle ne signifie pas hétéronomie, car l’autonomie est ce bien
précieux sans lequel la liberté n’a plus de sens. Le problème fondamental de
l’amour-fusion, c’est qu’il implique, en plus de la dépendance affective, un
certain renoncement à l’autonomie intellectuelle. C’est là ce qui fait de lui le
théâtre de l’aliénation. Il est “naturel” de tisser des liens affectifs (sociaux et
amoureux), mais il ne l’est pas de renoncer à son jugement, à son esprit critique,
à la Pensée, c’est-à-dire aussi à l’universel. Non pas que l’universel soit une
disposition “naturelle” de l’homme : il est précisément une conquête de la liberté
— cette puissance9 hallucinante de dénaturation. Mais il se trouve que l’homme
aspire naturellement à être libre, et qu’il ne saurait l’être complètement sans
l’actualisation de sa puissance de jugement et de pensée. La fusion amoureuse ne
permet pas à l’individu de réaliser pleinement cette actualisation. Le lien social et
l’attachement interindividuel sont essentiels à la liberté de chacun, mais la fusion
est précisément l’annihilation du lien : c’est sa définition même.
Les sociétés traditionnelles sont des sociétés « holistes », où le
Tout (la société ou les institutions qui l’incarnent) prime sur les parties (les
individus). L’Histoire peut notamment être pensée comme un long processus
d’individualisation, et donc de libération ─ si, du moins, individualisation ne
Les tribulations du couple dans la société contemporaine
et l’idée d’un amour libre 107

signifie pas repli égoïste sur soi ni relativisme, mais bien exercice de son autonomie.
La Modernité politique, juridique et philosophique a franchi une étape essentielle
en reconnaissant l’individu comme porteur de droits inaliénables. Les sociologues
d’aujourd’hui parlent volontiers d’hypermodernité pour qualifier l’intensification
de l’individualisme dans les sociétés occidentales contemporaines10. Sur le plan
précis qui nous occupe ici, celui de l’amour et des liens conjugaux, on constate
que le couple fusionnel devait subir peu à peu le même sort que la communauté,
la lignée et la famille élargie : renoncer à lui-même pour faire place à une plus
grande liberté individuelle. Il n’y a pas à regretter les groupes et les communautés,
les familles et les traditions, s’ils se fondent sur une oppression de l’individu. La
seule liberté qui vaille et qui ait un sens phénoménologique, la seule liberté qu’il
nous soit donné de vivre et dont nous pouvons jouir, c’est celle de l’individu. Une
communauté est une entité relativement autonome du point de vue herméneutique
(structuraliste ou fonctionnaliste), du point de vue des productions culturelles
et de l’évolution dans le temps des sociétés, mais du point de vue de l’épreuve
vivante que chacun fait de sa liberté et de son bonheur, elle n’est rien d’autre
que la somme de ses parties, que la somme des individus qui la composent. La
liberté d’un groupe n’a aucun sens à proprement parler en dehors de la liberté
dont jouissent ses membres : le groupe n’est pas un vivant capable de se vivre,
de faire l’épreuve de soi. La liberté et le bonheur seront donc, du point de vue
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin


phénoménologique, strictement individuels (ce qui ne signifie pas que l’individu
peut être libre et heureux tout seul, dans l’isolement).
L’individualisme philosophique n’est pas l’égoïsme ou le repli sur
soi11 ; il est l’affirmation (évidente et banale, au fond) que l’individu est la
mesure de son propre bonheur et qu’il n’est pas d’autre bonheur que le sien. C’est
pourquoi il aura à le partager pour l’éprouver pleinement. Seul un individu peut
aimer un autre individu, lui faire du bien ou lui rendre justice. Aimer un groupe ne
veut rien dire sinon être attaché à ce que représente pour nous une entité collective
abstraite. Le bien que l’on peut faire à une communauté ne se mesurera jamais
qu’à la somme des biens qu’en a reçu chacun de ses membres. L’individualisme
bien compris est la condition d’un amour et d’une morale authentiques. On n’a
pas de respect pour une « loi morale », mais seulement pour ses prochains. Le
bon, le bien, le juste n’ont de sens que pour des individus. C’est la raison pour
laquelle le processus historique de libération est aussi celui de l’individualisation.
Individualisation ne signifie pas atomisation du tissu social : ce serait plonger les
individus dans l’anomie, dans la solitude, l’ennui et la dépression. L’individu est
foncièrement social et ne peut s’épanouir qu’en société, cela est bien clair. Mais
il ne l’est pas moins que ce même épanouissement n’a de sens pour lui que si la
société, la communauté, la famille et finalement le couple, ne l’étouffent pas.

La liberté en amour et la question du marché matrimonial

L’individualisme contemporain a une conséquence immédiate sur


les relations amoureuses : elles sont de plus en plus conçues comme une libre
108 L’Amour

association temporaire, révocables par simple décret d’une volonté opportuniste.


Chaque “aventure” reçoit son statut d’une sorte de petit contrat privé, implicite
ou explicite, où les partenaires sont amenés à définir la nature de leur relation :
simple coucherie sans lendemain, couple à l’essai, couple libre, début d’une
“histoire” plus sérieuse, etc. Des clauses négociables précisent les choses :
fidélité, fréquence des entrevues, socialisation du couple avec présentation aux
amis, etc. Il semble que l’univers de la Consommation de masse envahisse aussi
l’amour : tout se négocie dans le commerce amoureux, chacun fait son marché
et tente de s’emparer du meilleur produit au moindre coût. Bourdieu parlait très
justement du « marché matrimonial » : « le marché matrimonial » est un « marché
tout à fait à part, où se sont les personnes, avec leurs propriétés sociales, qui
sont mises à prix » (Le bal des célibataires, p. 229). Ce que Bourdieu disait de
la société béarnaise des années 60 et 70 semble valoir de la même façon avant,
après, en France et ailleurs : « les stratégies matrimoniales visent toujours
(…) à maximiser les profits (…) économiques et symboliques du mariage comme
transaction », chacun fait un « calcul implicite d’optimum visant à maximiser
le profit matériel et symbolique susceptible d’être procuré par la transaction
matrimoniale » (pp. 176 et 179). Bourdieu insistait sur la dimension « implicite »
de ce calcul, puisqu’il est le fait d’un « habitus » : « ces stratégies sont le produit
de l’habitus » (p. 204). Chaque individu sait implicitement quelle transaction lui
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin


est possible en fonction du capital dont il dispose. Les paysans du Béarn assistant
au bal du samedi soir, par exemple, savent bien qu’une femme de la ville n’est
guère accessible.
La description de ces stratégies en termes d’habitus est tout à fait
essentielle, puisqu’en effet, chacun dispose d’une sorte de « sens pratique » et
de sens social qui le renseigne sur la valeur des capitaux en jeu, donc sur les
possibilités et impossibilités qui gouvernent le marché de l’amour. Mais, avec
la multiplication des échanges, des “chat” internet, des clubs et des sites de
rencontre, des « speed dating », etc., il semble que la valeur de chacun tende
à s’expliciter et que les individus, de plus en plus, procèdent à des calculs
rationnels conscients. Le « mariage d’inclination » moderne avait rendu tabou ou
implicite le calcul rationnel explicite des « mariages d’intérêts » traditionnels ;
et maintenant, il semble que l’individu prenne en charge à nouveau son intérêt
bien pensé. La sociologie structuraliste d’un Bourdieu pourrait alors se compléter
(et non être remplacée par) l’individualisme méthodologique d’un Boudon,
pour décrire ces phénomènes. L’univers de la communication dans lequel nous
vivons, et l’extension à l’amour du modèle de la consommation, tendent à rendre
explicites les calculs rationnels de maximisation des profits lors des engagements
matrimoniaux. C’est là une manifestation de la liberté et de l’individualisme
contemporain.
Les amoureux auront toujours tendance à insister sur l’irrationalité
d’une rencontre (le hasard !) et de l’amour lui-même (le coup de foudre !) plutôt
que sur le calcul égoïste des intérêts et des bénéfices. Pourtant, tout se passe
comme si ce calcul s’opérait en sous-main, à en croire la très forte homogamie
Les tribulations du couple dans la société contemporaine
et l’idée d’un amour libre 109

enregistrée par les statistiques. L’homogamie désigne l’homogénéité des couples :


la tendance qu’ont les individus de même catégorie sociale à s’associer entre
eux12. « Le mythe amoureux a une vertu essentielle, remarque J.-C. Kaufmann :
il masque le fait que l’élection du conjoint pourrait être le résultat d’un choix
mûrement réfléchi. Les partenaires tendent à surévaluer le rôle du hasard dans la
rencontre. Explication bien commode » (Sociologie du couple, p. 42). La vérité
est plutôt que « les individus tentent de valoriser au mieux leurs capitaux sur le
marché matrimonial » (p. 21). Quels sont ces capitaux ? Quels sont les critères
les plus généraux du choix du conjoint (ceux qui ne relèvent pas des préférences
idiosyncrasiques inquantifiables par le sociologue) ? On parlera par exemple du
capital esthétique (suis-je “beau”, suis-je “laid” ?), capital symbolique (suis-je
connu, reconnu, ai-je du pouvoir ou un statut à faire valoir ?), capital économique
(ma fortune ou mon infortune), capital culturel, etc.
D’une certaine façon, ces calculs ont toujours existé (surtout à la grande
époque des « mariages d’intérêt »), mais ils concernaient plus les familles que les
individus, et essentiellement les familles nobles ou bourgeoises. Avec la grande
mobilité des personnes, la révolution des technologies de l’information et de la
communication, la généralisation à l’amour du modèle consumériste et la montée
en puissance de l’individualisme hédoniste (Lipovetsky), il semble que, de plus
en plus, la liberté en amour passe par le choix rationnel et réfléchi du conjoint.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin


Cette rationalité est euphémisée et refoulée, mais elle est bien présente : chacun
cherchant à maximiser son bonheur dans l’existence, cherchera aussi à trouver
dans son conjoint un facteur y contribuant. « Aujourd’hui, on ne se satisfait
plus d’un demi-bonheur » (id., quatrième de couverture), et donc le couple
doit être pleinement satisfaisant. Nous sommes de moins en moins disposés
aux compromis, parce que, comme dit l’autre, « on n’a qu’une vie ! ». Il faut
donc se garder de critiquer ces calculs d’intérêts, au nom de l’idée d’un amour
désintéressé, gratuit et fortuit. Un couple déséquilibré qui ne satisfait pas les deux
partenaires ne tient pas dans la durée, parce que chacun revendique maintenant
pleinement son droit au bonheur. Un certain angélisme mystificateur (nourri par
toute une littérature et par l’industrie hollywoodienne) voudrait faire croire que
l’amour suffit à dépasser toutes les différences, les clivages sociaux, culturels et
économiques. On dit même que la « beauté est relative », ce qui est surtout une
façon de rassurer ceux dont le capital esthétique est peu concurrentiel. La vérité
sociale est autre, et l’homogamie enregistrée par les sociologues montre que les
choix conjugaux obéissent à des logiques plus pragmatiques.
“Pragmatiques” convient mieux que “intéressées”, parce qu’il s’agit
directement de son bonheur et de sa liberté, et seulement indirectement de son
intérêt. Un couple libre est un couple heureux, un couple heureux est un couple
compatible et équilibré. L’amour-action n’est possible qu’au sein d’un tel couple.
Les mariages arrangés traditionnels se faisaient dans l’intérêt des familles,
au détriment de l’amour des individus, alors que les calculs de compatibilité
et d’équilibre d’aujourd’hui visent directement le bonheur inter-individuel et
l’amour partagé. L’amour en soi n’est rien qui relève du calcul ou de l’intérêt,
110 L’Amour

et, traditionnellement, il est plus associé à la souffrance d’une passion déchirante


qu’au bonheur. Mais aujourd’hui, le bonheur et la liberté sont les revendications
premières de l’individu, et l’on demande à l’amour d’être soluble dans le bonheur
individuel. La liberté étant une condition essentielle de ce bonheur, l’amour devra
aussi être soluble dans la liberté. Nous ne faisons ici que défendre cette double
thèse : la revendication de ce bonheur libre est légitime ainsi que les moyens mis
en œuvre pour la satisfaire ; l’amour n’a rien à y perdre puisque l’amour n’est
authentique que s’il est la rencontre de deux individus libres. Amour, liberté et
bonheur ne se font pas concurrence, à cette condition seulement que les amants
sachent harmoniser, puis conjuguer, leurs attentes et leurs désirs, à l’occasion de
ce que les sociologues appellent à dessein un « marché matrimonial ».

Couple libre et permissivité : laxisme ou générosité ?

Une question reste en suspens qui n’est pas résolue, ni par le couple
fusionnel qui la refoule, ni par le couple contemporain transitoire qui la fait sienne
sans l’assumer : que faire de la disjonction amour-sexualité qui se généralise ? Face
aux apories du modèle fusionnel et aux inconséquences du couple contemporain
(voir les sections précédentes), comment faire tenir ensemble la constance d’un
amour solide et la volatilité essentielle du désir ? Cette tension du désir et de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin


l’amour demeure irrésolue aujourd’hui puisque nous vivons encore largement
sous l’emprise de ce dogme, selon lequel nous désirons celui/celle que nous
aimons, et réciproquement, en vertu d’une relation strictement bijective. C’est
l’illusion constitutive de la fusion qui se veut autosuffisante et qui, donc, refoule
l’altérité. En réalité, cette altérité désirée est présente d’une façon ou d’une autre
sous la forme d’un pansement imaginaire et symbolique. C’est ce qui intéresse
Chaumier dans l’amour fissionnel : son travail consiste à faire un diagnostic et
proposer un remède. Le diagnostic, c’est que le couple a foncièrement besoin de
s’ouvrir au tiers, et que, faute de le faire réellement, il le fait dans l’imaginaire. Le
remède, c’est de changer de modèle : envisager un couple plus permissif. Il n’en
sera que plus stable, plus fidèle en un sens à définir, et plus heureux.
Commençons par quelques statistiques, afin de ne pas perdre le sens
des proportions : « 44% des hommes et 28% des femmes estiment que l’infidélité
peut coexister avec le couple, pourvu qu’elle soit passagère » et non une double
vie (L’amour fissionnel, p. 271). Ça fait beaucoup de monde… Pourtant, les
couples autorisant officiellement la sexualité extraconjugale sont encore une
infime minorité. Comment interpréter cet écart ? Pourquoi ce qui est affirmé
comme possible n’est pas actualisé ? Doit-on penser que 44% des hommes et
28% des femmes trompent leur conjoint, ou bien désirerait idéalement le faire (ce
qui revient au même de notre point de vue) ? Comment savoir ? Comment mener
une enquête rigoureuse où les réponses ne soient pas influencées par la culpabilité
ou la peur que l’autre apprenne d’une façon ou d’une autre ce que l’on ne peut
lui dire en régime fusionnel ou semi fusionnel ? Il faudrait poser une question
du genre : “Si vous étiez absolument certain que votre mari/femme demeurerait
Les tribulations du couple dans la société contemporaine
et l’idée d’un amour libre 111

totalement ignorant(e) d’une éventuelle relation sexuelle ponctuelle avec un tiers,


que feriez-vous ?”, ou mieux : “Toutes choses égales par ailleurs, si vous aviez
le choix entre votre conjoint tel qu’il est, et votre conjoint tel qu’il est plus une
certaine permissivité dans les relations extraconjugales vous concernant, lequel
préféreriez-vous ?”. Inutile de spéculer : Chaumier n’a pas posé ces questions-ci,
nous non plus. Il y a fort à parier néanmoins que nous ne serions pas loin des 44%
et des 28%, et très probablement largement au-dessus…
Chaumier va bien au-delà de cette simple permissivité sexuelle : il parle
d’amour, de relations extraconjugales authentiques, et pas seulement de sexualité
à la sauvette. « Le modèle idéal que se donne la civilisation occidentale est (…)
pathologique » : pourquoi n’aimer qu’une seule personne (p. 279) ? Aimerait-on
une seule fleur au mépris de toutes les autres, remarque-t-il ? Aimerait-on un seul
pays ? Pourquoi, en somme, le patriotisme, et plus encore le chauvinisme, sont-
ils un cloisonnement stupide de l’esprit, alors que l’amour monogamique serait
la norme en matière de sentiment ? La monogamie n’est-elle pas, pareillement,
une fermeture d’esprit, un rétrécissement de la volonté de puissance, un
appauvrissement de l’énergie amoureuse ? « Engels lie la monogamie et la
propriété privée », remarque Chaumier (p. 280). A ce désir de propriété il faudrait
substituer un désir d’ouverture, de partage, de générosité et de communauté. C.
Fourier ne disait pas autre chose : la monogamie est fondée sur l’égoïsme ; elle a
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin


ce double effet négatif de frustrer chacun des conjoints d’une part, et de frustrer
l’ensemble des autres qui ne peuvent avoir accès à eux d’autre part. Encore une
fois : pourquoi n’aimer qu’une seule fleur ? Cela paraît d’autant plus stupide que
l’on cherche à séduire toutes les autres, que l’on veut se faire beau/belle pour
toutes les autres et que l’on fantasme sur une bonne partie d’entre elles.
Solution de Chaumier : pour une « dédramatisation des aventures
extraconjugales » (p. 352). « Avec la reconnaissance de la légitimité de la relation
au tiers comme constitutive de la relation de couple, une nouvelle ère commence »
(p. 354). Il insiste alors sur les conséquences pour le couple lui-même, son bonheur
et sa stabilité : le couple « se régénère d’autant mieux qu’il peut s’alimenter à
d’autres sources » (p. 355) ; « En s’établissant sur une philosophie de l’ouverture,
il est sociologiquement probable que le couple redevienne plus stable » (p. 353).
Le raisonnement serait le suivant : puisque l’ouverture au tiers est nécessaire,
dans le fantasme, l’imaginaire ou le réel, autant l’assumer pleinement et rendre
effective et officielle cette ouverture. Plutôt que de tromper en cachette son mari
ou sa femme, de rendre tragique une extraconjugalité qui est néanmoins souvent
nécessaire (notamment sur le mode du fantasme), il vaut mieux dédramatiser cette
question et convenir ensemble d’une relation « open »13.
Le couple contemporain est fragile parce qu’il n’assume ni la fusion ni
la fission. Sera-t-il plus stable et sortira-t-il renforcé s’il se mute véritablement
en couple « open » ? Chaumier en fait le pari ; on peut en discuter. Il sera plus
équilibré en un sens, c’est certain : plus de rétention, de frustration, de cachotterie
et de mauvaise conscience. Il sera plus fidèle aussi, puisque la fidélité ne signifiera
plus quelque chose de technique et de matériel : contact de deux muqueuses… « A
112 L’Amour

la fidélité de la chair », le couple fissionnel substitue « une fidélité par l’esprit »


(La déliaison amoureuse, p. 211). Le sens premier de la fidélité est un sens
spirituel : je suis fidèle à notre engagement, à nos valeurs, à notre amour, le reste
n’est que pulsion et faiblesse de la chair… Redéfinition souhaitable de la fidélité,
à condition toutefois que l’autre la partage : comment être fidèle à une entente
commune si celle-ci reste virtuelle ? Le couple doit convenir ensemble des limites
de la notion de fidélité, à défaut de quoi la fidélité par l’esprit est spécieuse. Elle
est plus sûrement encore une infidélité dans tous les sens du terme, puisqu’elle
est fondée sur le mensonge ou la rétention d’informations. Je ne peux décider
à la place de l’autre ce qu’il attend de moi. Ainsi donc, la relation authentique
implique une translucidité radicale et une libre assomption des choix de l’autre et
de ses différences — cette dernière est bien sûr impossible sans la première.
La transparence et la sincérité sont donc les conditions d’une réelle
complicité, y compris dans d’éventuelles relations extraconjugales. La confiance
ne veut plus dire : j’ai confiance dans le fait que tu ne vas pas faire ce que j’ai
décidé que tu ne ferais pas, mais bien : j’ai confiance dans le fait que tu respecteras
librement notre choix commun. Fidélité et confiance ne peuvent être redéfinies que
sur la base d’une translucidité des rapports. Un couple permissif qui serait sincère,
translucide et complice serait bien en effet un couple libre — mais l’inverse n’est
pas vrai : la permissivité sexuelle ne définit pas à elle seule la liberté, elle n’en
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin


est une condition ni nécessaire ni suffisante. Couple libre, c’est-à-dire un couple
où chacun est libre au sein du couple et où le couple en tant que tel n’est pas
un ensemble de “compromis”, mais la liberté de chacun élevée à la puissance
supérieure. Pour que la liberté de chacun soit effective et que le couple soit un
choix commun, il faut une totale translucidité des rapports et des intentions.
Tous les couples « open » ne sont pas des couples libres en ce sens. Le
couple « fissionnel » est plus équilibré et moins cachottier, mais est-il vraiment
plus stable comme le pense Chaumier ? Cela dépend justement de l’assise et du
fondement de ce couple. D’un certain point de vue, ce dernier est en danger à
chaque fois qu’une nouvelle aventure se présente pour l’un ou pour l’autre des
conjoints : quelle garantie ont-ils que le nouveau venu ne va pas remporter la
mise, séduire définitivement l’autre et partir avec lui/elle ? Chaque rencontre
est un risque. Est-il possible de vivre constamment avec cette idée que, d’une
semaine à l’autre, l’aimé peut en préférer un/une autre ? Comment construire un
avenir, une famille, comment élever des enfants dans ces conditions ? Certes, on
peut imposer des règles : pas de double vie, pas de relation suivie, pas ailleurs
qu’en club et avec moi, etc. Le risque demeure.
La meilleure garantie n’est pas l’interdit ou la règle autoritaire, mais le
fondement du couple lui-même. Pourquoi suis-je en couple, de fait, avec untel/
unetelle ? Par hasard, par dépit, par intérêt, faute de mieux ? — couple instable. Si
le couple est au contraire fondé sur un authentique partage de valeurs communes,
qu’il est porté par des projets communs et qu’une véritable reconnaissance de
l’autre pour ce qu’il est est son principe14, alors ce couple a peu à craindre d’une
sexualité et même d’une tendresse extraconjugales. Un couple libre au sens où
Les tribulations du couple dans la société contemporaine
et l’idée d’un amour libre 113

on l’a défini pourra donc sans difficultés être aussi un couple « open », s’il le
désire. Cette permissivité n’est un obstacle à la stabilité du couple que s’il est déjà
intrinsèquement instable. Si au contraire le couple est fondé sur la reconnaissance
positive d’une convergence réelle, il ne peut que se renforcer d’être permissif.
En effet, l’équilibre psychique et pulsionnel des individus est une condition
de l’équilibre de couple qu’ils forment. La permissivité est alors une forme de
générosité comme une autre, un accompagnement de l’autre dans le projet qu’il
a d’équilibrer ses tensions. La possessivité est égoïsme, l’individualisme bien
compris est générosité.

La contradiction de l’amour et de la liberté, et son dépassement

Toute la difficulté n’est donc pas en aval (comment supporter que mon
homme/ma femme me trompe ?), mais en amont (comment trouver la “bonne
personne” ?). Le mythe d’Aristophane des moitiés, de La Bonne Personne,
est l’illusion propre du romantisme fusionnel, et est aussi finalement l’idéal
régulateur de l’amour qui se veut stable et assuré de lui-même. Mais il vaut mieux
s’orienter dans le réel grâce à la recherche raisonnée de l’idéal que, par dépit,
prendre l’un pour l’autre, la réalité pour l’idéal. Il est clair que cette seconde
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin


moitié n’existe nulle part en soi, puisque c’est au quotidien que je me choisis
librement, que je construis et reconstruis ma vie et les valeurs qui l’orientent, et
conséquemment, c’est ma liberté et celle de l’autre qui se rencontrent et non des
prédispositions caractériologiques, psychologiques ou astrologiques. La vie en
couple n’est ultimement viable que si elle est partage de valeurs et de projets,
que si l’un et l’autre se reconnaissent dans la liberté et les choix de l’autre. Cette
même liberté qui fait la force du couple est en même temps son talon d’Achille,
puisqu’elle ne peut donner elle-même librement des garanties contre elle-même
sans se contredire… La liberté ne peut faire le pari de sa propre inertie. Elle
comptera plus sur l’amour dont la sincérité implique la constance.
Mais toute la difficulté est là : comment la liberté peut-elle se faire
amour sans se renier, comment l’amour peut-il être libre sans être superficiel ?
L’amour-action n’est pas un renoncement à la liberté : c’est elle qu’il recherche
au contraire, en soi-même et dans l’autre. Mais comment faire de la liberté le
principe de l’attachement, le principe de l’amour ? Si l’amour-passion a tendance
à se faire une idée totalitaire du couple, l’amour-action semble incapable de
former un couple en général. Cette difficulté structurelle se retrouve dans
l’analyse des faits sociaux : la liberté de chacun rend le couple et la famille plus
fragiles. « Si la famille d’hier est aujourd’hui en miettes (…), ce qui l’a remplacé
est encore suffisamment flou, obscur, mouvant pour que, derrière l’hymne à la
liberté, on voit se manifester l’angoisse de celle-ci, la perte de crédibilité des
valeurs en général, du sens de la communauté » (Gaillard, La famille en miettes, p.
154). « Le prix de cette liberté de faire et de défaire est lourd » : c’est « le nouveau
désordre familial » d’une « famille à la carte » qui engendre le désarroi des
individus (respectivement pp. 154, 155 et 5). Mais, c’est moins l’amour libre qui
114 L’Amour

est en cause, que la liberté seule, sans l’amour. D’autres sociologues sont moins
pessimistes sur la possibilité d’être, comme dit Singly, « libres ensemble ».
« Former de l’être-ensemble sans se renier soi-même : tel est le
défi des sociétés modernes » : il faut « résoudre la quadrature du cercle de la
modernité, intégrer l’individu dans le collectif sans lui donner le sentiment de
l’enfermement » (Libres ensemble, pp. 17 et 18). Si « les individus modernes
veulent de plus en plus préserver leur identité personnelle, ils ne veulent pas pour
autant renoncer à la compagnie » (p. 237). « Le problème du lien social peut être
posé ainsi : démontrer comment le lien social est compatible avec la liberté des
gens » (Les uns avec les autres, p. 12). Le problème est admirablement bien posé,
mais la solution de l’auteur ressemble à une tautologie : il suffit de s’aimer et de se
respecter… « Quête de soi dans le souci de l’autre, quête de l’autre dans le souci
de soi » (Le soi, le couple, la famille, p. 215) ; la formule est belle, mais elle est
plus un acte de foi ou une espérance qu’une solution positive. Singly reproche
souvent à Chaumier son optimisme idéaliste (multiplier les relations extra-
conjugales en toute transparence, sans que cela ne pose de problème au couple),
mais il ne l’est pas moins en postulant l’essentielle compatibilité de l’amour et
de la liberté, dès lors qu’il y a respect mutuel. Le respect et l’amour de l’autre ne
suffisent pas à transformer les compromis en intérêts partagés.
Pour que deux individus libres puissent s’aimer sans que cet amour
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin


prenne la forme d’une somme de compromis qui viendrait contredire leurs
libertés individuelles, il est nécessaire qu’ils partagent d’emblée des intérêts
et des valeurs. « Chacun doit aider l’autre à devenir lui-même », dit Singly (p.
18). Mais cette précisément cette idée de devoir qui est en cause, et auquel les
individus libres entendent se soustraire. L’entre-aide ne peut plus prendre la forme
de la contrainte, de la concession, du compromis : elle doit être spontanée et libre,
et pour cela, il faut que les projets de chacun convergent. « L’individu moderne a
besoin pour devenir lui-même du regard » d’un conjoint (p. 25) ; mais comment
un amour authentique et libre pourrait-il se fonder sur un besoin ? L’auteur a
parfaitement raison d’insister sur ce fait que les amants réalisent en commun la
« construction identitaire » de chacun, mais celle-ci ne doit être pensée ni comme
un échange de bons procédés, ni comme une co-dépendance fondée sur un besoin
réciproque. La construction commune, au sein d’un amour libre, doit être un
engagement spontané, une création originale.
Ainsi, l’amour libre n’est possible que s’il s’appuie sur le partage
d’intérêts et de valeurs communes, qui permette à chacun, sans renoncer à soi,
de réaliser aux côtés de l’autre un projet existentiel redéfini. L’amour-fusion
est passion, passivité et mystification ; l’amour libre sera actif, créatif et lucide.
La contradiction de l’amour et de la liberté ne se dépasse que si les libertés
partagent un projet commun où elles se nouent sans s’affronter. L’amour-action
est accompagnement réciproque et, ainsi, élévation de la liberté de chacun au
degré supérieur. L’amour reste un attachement affectif, mais ce dernier ne vient
plus lester une liberté dont il est désormais le moteur. Il ne s’agit plus d’un
acte de foi ou d’un espoir, dès lors que, de fait, la compatibilité objective et le
Les tribulations du couple dans la société contemporaine
et l’idée d’un amour libre 115

partage des valeurs rendent possible une telle convergence des projets. L’amour
libre ne peut donc qu’être réciproque, équilibré et transparent — sans quoi cette
convergence est impossible. Se fondant sur un individualisme bien compris, il
rapproche les cœurs et les esprits “par le haut”, tandis que l’idéal de la fusion
n’était qu’un simulacre d’individuation supérieure (puisqu’il suppose en fait
une désindividuation des amants). Tout ce qui semblait contredire ou menacer
l’amour : la raison, l’individu, l’esprit et finalement la liberté, se trouve être la
possibilité même de l’amour libre.

Notes

1
Le sentiment amoureux, comme tout sentiment et toute tonalité affective en général,
ne peut être immédiatement un objet de science. La science s’occupe des objets — un
affect n’en sera jamais un. Il peut seulement y avoir des indices objectifs d’un sentiment
immanent, et des conditions objectives qui déterminent son apparition.

2
Pour une vue plus large de ce mouvement historique d’individualisation, on lira la
troisième partie de notre article « Genèse, structure et horizon de l’amour ».

3
Nous renvoyons, cette fois, aux parties I et II de notre article « Origine, structure et horizon
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin


de l’amour ».

4
Est-il besoin de préciser qu’il s’agit là de considérations générales, nourries par des études
psychanalytiques, psychologiques et sociologiques, qui n’a pas pour vocation de “révéler
la vérité”, en matière de sexualité, de tous les couples-fusion. Quand on parle de sexualité,
chacun se tient sur la défensive, refusant d’entrer dans les cadres posés par le sociologue,
et revendiquant pour lui-même un plein épanouissement. La vérité est bien plutôt que
cette misère sexuelle, que nous abordons dans ce chapitre, est un véritable tabou au sein
d’une société qui se veut “libérée”, et au sein de laquelle il apparaîtrait comme honteux de
reconnaître une insuffisance ou une frustration en la matière. Quoiqu’il en soit, le lecteur
saura prendre le recul nécessaire pour ne pas occulter, en raison de son équilibre conjugal
particulier, les difficultés réelles que connaît le couple fusionnel à niveau sociétal plus
général.

5
Monogamie signifie étymologiquement un seul époux et une seule épouse : de mono (un
seul) et gamos (mariage). La polygamie sera donc polyandrie (plusieurs maris) aussi bien
que la polygynie (plusieurs femmes). On veillera donc à ne pas assimiler ces réflexions
sur la polygamie avec la défense d’un machisme larvé qui revendiquerait la polygynie à
l’exclusion de toute polyandrie.

6
Chacun pourra trouver mille exemples de ce besoin de plaire dans notre univers
contemporain. Les magazines de beauté féminine, bien sûr, mais aussi le succès plus récent
des mêmes magazines pour les hommes. “Comment avoir des abdos en acier ?”, “Comment
être irrésistible” sans oublier le fameux “Comment maigrir sans effort ?”. Il faut être beau,
belle, “sexuellement attractif”. Nous nous trompons en disant que c’est la société de l’image
qui nous impose ces clichés et nous aliène en nous modélisant. La société, c’est nous ! On
nous vend de la beauté parce que nous en demandons ! Comme tout fait social, il est vrai,
116 L’Amour

nous sommes dans un cercle : nous demandons quelque chose que l’on nous offre et qui
contribue à augmenter cette même demande. Nous sommes aliénés, nous avons besoin de
plaire, on nous vend des modèles de beauté, et cela aggrave notre aliénation.
La femme qui veut plaire est victime du fait que toutes les autres le veuillent
également, et donc la compétition généralisée lui porte préjudice. Elle accusera donc “le
système”, censé être la cause de tous ses maux. Pendant ce temps, son homme continue à
fantasmer sur des corps “parfaits”, et pas simplement parce qu’on le gave d’images de corps
parfaits. Il a des bonnes raisons éthologiques de préférer un certain type de corps à d’autres.
Personne n’est dupe de ce discours du ressentiment : “à chacun sa beauté”, son “charme”,
etc. Le charme n’est qu’une invention de la laideur pour s’euphémiser et se relativiser. Une
femme qui a du charme, c’est une femme qui est belle. En outre, nos goûts en matière de
désirabilité des corps sont faussement hétérogènes. Mais chacun négociera avec lui-même
un arrangement et un ajustement de ses goûts en fonction de ses possibilités réelles de
séduction. Il n’en éprouvera pas moins un profond ressentiment contre cette injuste nature
qui distribue inégalement les avantages en la matière.
La jeunesse est plus désirable que la maturité, c’est un fait : nous nous dégradons
irrémédiablement après un certain âge. Heureusement, nous trouvons des compensations
symboliques (reconnaissance sociale) et matérielles (nous sommes moins pauvres). Il est
du plus mauvais goût de s’insurger contre ces préférences : le jeunisme est une vérité au
plan esthétique et érotique, quoiqu’il soit une absurdité et le signe de la misère profonde de
notre temps sur tous les autres plans. Sur celui de la séduction qui nous occupe ici, nous ne
nous étonnerons donc pas que l’on veuille toujours nous vendre de la jeunesse (des produits
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin


contre les rides, des soins divers et variés, des interventions chirurgicales, etc.). On nous en
vend et nous en demandons parce que, en effet, la jeunesse est plus sexy que la maturité.
Or aujourd’hui, c’est justement que ce que nous voulons être, et pas seulement aux yeux de
notre conjoint.

7
Sur cette question du rapport du désir à l’amour, on pourra lire les développements des
parties I 1, II 1 et III 1 de « Genèse, structure et horizon de l’amour ».

8
Nous avons étudié successivement trois symptômes du malaise des relations conjugales
contemporaines. Ce malaise provient de la conjonction de deux impératifs ou de deux
désirs contradictoires : ménager une place dans le couple pour la liberté individuelle
tentée par l’extra-conjugalité, et conserver la fusion dans son principe. Tiraillés entre des
désirs opposés, entre tradition et modernité, entre repli sur soi et aventures audacieuses,
certains couples font marche arrière. C’est ainsi qu’il faut comprendre, selon nous, ce que
décrit J.-C. Kaufmann dans La chaleur du foyer. Il analyse le « repli domestique » comme
un « réflexe de défense » du couple contre les tendances contemporaines à l’éclatement
individualiste. « Le besoin de sécurité identitaire est la contrepartie obligée de l’éclatement
produit par l’individuation » (p. 181). Mais, au lieu de voir dans cette figure du couple-
refuge une frilosité à contre-courant et un symbole d’échec, Kaufmann en fait la promotion,
contre l’esprit « aventurier » et conquérant des individus hypermodernes (p. 179). Par
un renversement des valeurs et du sens de l’histoire, il entend montrer que ce repli du
couple sur lui-même, habituellement mal jugé par les « dominants », doit au contraire être
promu à la faveur d’une sorte de mouvement de « décolonisation interne » qui lutte contre
« l’ethnocentrisme » en quoi consiste l’idéologie de la liberté individuelle conquérante (p.
38). Ainsi, il ne semble pas voir que le repli du couple sur lui-même est une simple réaction
négative de défense, compréhensive et légitime en un sens, mais qui ne peut pas du tout
constituer la solution d’un problème civilisationnel où la liberté individuelle demande à
l’amour de l’accomplir plutôt que de la contrister.
Les tribulations du couple dans la société contemporaine
et l’idée d’un amour libre 117

9
Nous disons puissance, et non faculté, pour indiquer que la liberté dont il est ici question
n’a rien d’une substance métaphysique désincarnée. Elle n’est pas un attribut de l’âme,
elle ne suppose aucun dualisme ontologique. Une liberté est pensable au sein d’un strict
matérialisme si on la définit comme puissance et dynamisme créateur.

10
Voir à ce sujet la partie III de « Origine, structure et horizon de l’amour », ainsi que nos
travaux dans le n°25 du Philosophoire sur « La Modernité ».

11
Au sens où nous l’entendons, l’individualisme n’est donc pas incompatible avec
l’action collective, la “solidarité” et la “fraternité” : il les fonde en tant qu’actions libres et
responsables visant la liberté et la responsabilité. La critique socialiste de l’individualisme
libéral, rappelle F. de Singly, « ne se souvient plus de Jaurès » (Les uns avec les autres, p.
17), lequel disait : « Rien n’est au-dessus de l’individu. Le socialisme est l’individualisme
logique et complet… L’individu est la fin suprême » (in « Socialisme et liberté », La Revue
de Paris, 1er déc. 1898). Jaurès, Durkheim, Alain, Sartre, Beauvoir, Camus et bien d’autres
hommes et femmes “de gauche”, ne voient aucune incompatibilité entre individualisme
bien compris et solidarité sociale. F. de Singly ne manque pas de critiquer les détracteurs
de l’individualisme, qui le confondent avec ses excès : « l’individualisme est “négatif”
seulement, et seulement si, l’exaltation du moi devient le seul contenu de la construction
identitaire » (Le soi, le couple, la famille, p. 215). Dans L’individualisme est un humanisme,
il s’attaque frontalement aux contresens courants sur l’individualisme (qui est donc un
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin


humanisme plutôt qu’un égoïsme) et récuse son identification avec le repli sur la particularité
idiosyncrasique : « l’individualisme ne peut être un humanisme que s’il parvient à conserver
un certain équilibre entre l’individu abstrait et l’individu concret » (p. 116). Autrement dit,
l’individualisme bien compris doit concilier singularité et universalité, indépendance et
autonomie, subjectivité et rationalité. A cette condition seulement, l’individualisme peut
s’inscrire dans le programme de la Modernité.

12
Sur ces questions, on pourra consulter, notamment : A. Girard, Le choix du conjoint, une
enquête psychosociologique en France, 1974 ; ainsi que l’enquête similaire plus récente de
M. Bozon et de F. Héran (1987). La partie I de la Sociologie du couple de J.-C. Kaufmann
résume les acquis de ces travaux.

13
Ces conclusions provisoires vont donc à rebours de la triste fin du dernier film de S.
Kubrick Eyes wide shut (admirable par ailleurs). La solution aux fantasmes de relations
extraconjugales qui rongent le couple serait, à en croire les derniers mots du film, de
« baiser » au sein de son couple. Or, il y a là plusieurs malentendus fâcheux. C’est d’abord
se tromper sur la sexualité du couple “longue durée” : sauf dans certaines conditions
particulières, elle s’érode sensiblement avec le temps. C’est ensuite ne pas comprendre en
quoi consiste le désir : le désir ne cherche pas à « baiser » en général, mais bien, comme
c’est d’ailleurs le cas dans le film, à baiser l’Autre, le Nouveau. Baiser son conjoint ne
saurait donc aucunement remplacer ce désir de l’Autre. Du coup, la solution au problème
des fantasmes n’est pas de baiser plus, mais d’une part d’en parler (ce que font les
personnages du film), d’autre part d’assumer l’irréductibilité de ce désir (ce qu’ils ne font
manifestement pas).
Le film devait s’achever là, sur cette illusion. Imaginerait-on William (Tom
Cruise), la scène suivante, chevaucher sa femme comme le faisait en rêve ce bel officier
de marine ? Imaginerait-on Alice (Nicole Kidman) seule être à la hauteur des grandes
partouzes auxquelles William a assisté ? Évidemment non. Le film s’achève donc sur une
118 L’Amour

sorte de mensonge ou tout du moins de mauvaise foi. Pour se sauver, le couple mise sur la
mauvaise foi, sur le fait que l’un et l’autre vont se montrer à la hauteur de leurs fantasmes
respectifs, ou qu’ils pourront les faire oublier. Mieux vaut fonder un couple sur la bonne foi
et la clairvoyance.

14
Voir à ce sujet les développements sur l’amour-action dans notre article « Origine,
structure et horizon de l’amour », partie II, 3.

Bibliographie

Bourdieu P., Le bal des célibataires, 1962, 1972 et 1989, Seuil, points essais,
2002.
La domination masculine, Seuil, Liber, 1998.
Chaumier S., L’amour fissionnel. Le nouvel art d’aimer, Fayard, 2004
La déliaison amoureuse, Colin, « Chemin de traverse », 1999.
Citot V., « Origine, structure et horizon de l’amour », Le Philosophoire n°24,
2005.
Dumont L., Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur
l’idéologie moderne, 1983, Seuil, points essais, 1991.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin


Fourier C. Vers la liberté en amour, textes choisis par D. Guérin, Seuil, folio
essais.
Freud S., Le malaise dans la culture, 1929, PUF, Quadrige, 1998.
« La morale “civilisée” et la maladie nerveuse des temps modernes »,
1908,
« Contribution à la psychologie de la vie amoureuse », 1910, et
« Pour introduire le narcissisme », 1914, in La vie sexuelle, PUF, 1969.
Gaillard J.-M., La famille en miettes. Essai sur le nouveau désordre familial,
Sand, aujourd’hui et demain, 2001.
L’individualisme. Le grand retour, Magazine littéraire n°264, avril 1998.
Jankélévitch V., Les vertus et l’amour 2, 1949, Flam., Champs, 1986.
Kaufmann J.-C., La chaleur du foyer. Analyse du repli domestique, Klincksieck,
sociologie au quotidien, 1988.
Sociologie du couple, 1993, PUF, Que sais-je ?, 2003.
L’invention de soi. Une théorie de l’identité, Colin, 2004.
Laurent A., Histoire de l’individualisme, PUF, Que sais-je ?, 1993.
Lipovetsky G., L’ère du vide. Essais sur l’individualisme contemporain, 1983,
folio essais, 1993.
Les temps hypermodernes, Grasset, nouveau collège de philosophie,
2004.
Platon, Le Banquet, Le livre de poche, Class. De la phil., 1991.
Rougemont D. de, L’amour et l’Occident, 1938, Plon, 1972.
Sade, la philosophie dans le boudoir, 1795, Gall. 1998.
Sartre J.-P., L’Être et le Néant, Gall., tel, 1943.
Les tribulations du couple dans la société contemporaine
et l’idée d’un amour libre 119

Schopenhauer A., Essai sur les femmes, 1851, Mille et une nuits, 2005.
Singly F. de, Le soi, le couple, la famille, Nathan, essais et recherches, 1996.
Libres ensemble. L’individualisme dans la vie en commun, Nathan,
2000.
Les uns avec les autres. Quand l’individualisme crée du lien, Colin,
2003.
L’individualisme est un humanisme, l’Aube, essai, 2005.
Vatin F., L’infidélité conjugale comme réponse à un problème identitaire dans le
couple, thèse de Doctorat, 2000.
Vincent L., Comment devient-on amoureux ?, Odile Jacob, 2004.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.224.42.65 - 03/03/2020 18:01 - © Vrin

Vous aimerez peut-être aussi