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La face cachée de la chimie analytique

Chapter · January 2014

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1 author:

Patrick Arpino
Chimie ParisTech
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Patrick Arpino
La face cachée
de la chimie
analytique
Patrick Arpino est ancien Directeur de Recherche au CNRS.
Spécialiste de la chimie analytique, ses principaux travaux ont
porté sur les développements et les applications de méthodes
instrumentales combinant les sciences séparatives à la spec-
trométrie de masse. Il a collaboré avec des équipes de l’Institut
de Recherche Criminelle de la Gendarmerie Nationale (IRCGN)
afin de développer et valoriser plusieurs protocoles analytiques
utiles aux sciences criminelles.

Dans de nombreux domaines d’une définition précise, car


qui requièrent une expertise, les experts savent recon-
que ce soit pour les sciences naître immédiatement de
criminelles ou la mise en évi- quoi il s’agit. Qui a énoncé
dence de contrefaçons, il est cela pour la première fois
souvent question de chimie et dans quel contexte reste
analytique, aussi peut-on se un mystère, mais l’Encyclo-
poser plusieurs questions : paedia Universalis conforte
quelle est cette science si
cette affirmation, car il y est
largement partagée ? Étant
écrit au sujet de la porno-
partout, peut-on l’identifier
graphie : « En vérité, ce terme
clairement quelque part ?
Et d’abord, qu’est-ce que la est étrange en ce qu’il semble
chimie analytique ? En existe- privé de contenu et de contour
t-il seulement une définition ? en même temps. C’est un sac
vide dans lequel chacun entasse
Pour paraphraser une expres-
sion qui a probablement déjà ce qu’il veut… »1. Lewis Carroll,
beaucoup servi, on pourrait
1. Lapouge G., Pornographie. (2014).
affirmer que la chimie ana- Encyclopaedia Universalis [cité 2014
lytique, tout comme la por- 02 25], http://www.universalis.fr/
nographie, n’a pas besoin encyclopedie/pornographie/
Chimie et expertise

dans son roman De l’autre côté fondements : séparer, iden-


du miroir, a introduit la notion tifier, doser, et son aspect le
de « mot-valise » pour par- plus visible par le grand pu-
ler d’un mot capable d’empa- blic, l’appareillage. Tel l’arbre
queter deux sens différents. qui cache la forêt : en ne
Cette définition a été étendue voyant que l’appareillage, on
par la suite à des mots ou occulte l’étendue et la com-
expressions englobant bien plexité de la chimie analytique
plus de deux sens différents dans son ensemble, un aspect
et parfois opposés. La même sur lequel nous reviendrons.
Encyclopaedia Universalis Il est fréquent de pratiquer la
donne de la chimie analy- politique de l’autruche, c’est-
tique la définition suivante : à-dire de ne pas s’inquié-
« La chimie analytique est la ter de ce qui reste invisible,
branche de la chimie qui a pour comme nous l’enseigne le
but l’identification, la caracté- passé. L’évaluation anthro-
risation et la quantification des pomorphique du monde qui
substances chimiques ainsi que nous entoure a longtemps
le développement des méthodes prévalu, conduisant aux pre-
nécessaires à cette analyse. Elle mières unités de mesure,
s’intéresse également à la com- tels le pouce, le pied, la cou-
préhension des phénomènes dée ou la foulée. Cela a per-
mis en jeu dans les processus duré jusqu’au début du XVIIe
et les techniques d’analyse afin siècle, comme l’ont traduit les
de pouvoir sans cesse les amé- artistes de l’époque, notam-
liorer  »2 . Cette définition ne ment les peintres Flamands
satisfait aucun expert, comme tels Jan Steen, Gerrit Dou,
l’avaient relevé en 2000 3 les Adriaen van Ostade, Samuel
auteurs du rapport « Chimie van Hoogstraten, Josse van
Analytique et Société ». On Craesbeeck, en peignant des
pourrait ainsi parler d’une « Piskijkers » (des observa-
« expression valise » au sujet teurs d’urine) : de respec-
de la chimie analytique, tant tables docteurs, parfois des
elle renferme de concepts, charlatans, formulant un
de méthodes, d’applications diagnostic médical à partir
différentes. de l’observation visuelle de
Il n’est pas surprenant que, flacons d’urines de leurs pa-
devant tant d’aspects indéfi- tients (Figure 1).
nissables de la chimie ana- À p a r tir d u m il i e u d u
lytique, ne se trouvent pas XVIIe siècle, les progrès des
quelques faces cachées, expériences et des connais-
et quelques-unes seront sances bouleversent profon-
explorées dans ce qui suit. dément la société. Le Flamand
Rappelons d’abord ses trois Antony van Leeuwenhoek
est emblématique de cette
2. Berthod A., Randon J. (2014). période. Il est encore consi-
Chimie Analytique. Encyclopaedia déré comme l’inventeur du
Universalis [cité 2014 02 25], http:// microscope (Figure 2). Son
www.universalis.fr/encyclopedie/
dispositif était en réalité très
Figure 1 chimie-analytique/
3. Académie des Sciences, La simple, procurant un grossis-
Un « Piskijker », tableau de chimie analytique - Mesure et socié- sement de l’ordre de 200. Issu
114 Adriaen van Ostade (1610-1685). té. 2000, Paris : Éditions Tec & Doc. d’une famille de drapier, van
La face cachée de la chimie analytique
Leeuwenhoek a probablement A B
adapté un compte-fils servant
à examiner la densité et la
trame de tissus. Pourquoi se
souvient-on encore de cette
découverte ? Pour tout nou-
vel instrument, il existe deux
phases, d’abord sa concep-
tion, puis ses applications.
Or, van Leeuwenhoek a su
très bien se servir de l’ins-
trument qu’il avait conçu.
Comme aujourd’hui, « Publier
ou Périr » était déjà d’actua-
lité. Il adressa 560 lettres aux
sociétés savantes, principa-
lement à la « Royal Society »,
décrivant ce qu’il voyait au
moyen de dessins très pré-
cis, par exemple les microbes que la chaleur de l’estomac les Figure 2
de sa plaque dentaire, ou ses faisoient mourir en un instant,
propres sper matozoïdes. A) Portrait d’Antony van
et que, puisqu’ils avoient mangé
C’est sans doute pour cela Leeuwenhoek (1632-1723) par Jan
de la salade sans en avoir res- Verkolje (1650-1693), conservé
qu’on se souvient encore de senti aucune incommodité, ils au Musée Boerhaave de Leiden
lui. pouvoient continuer sans dan- (Hollande) ; B) reproduction de son
Le terme de micro-organisme ger l’usage d’une chose qui microscope.
a remplacé celui d’animal- leur faisoit plaisir, la plûpart Source : B) Wikipédia
ne pouvoient comprendre que Licence CC-BY-SA-3.0, Jeroen
cules, les « petits animaux »
Rouwkema.
dont parlait van Leeuwenhoek les serpens qui leur avoient
pour désigner ces nouvelles paru plus gros que le doigt et
espèces vivantes désormais plus long que le bras ne fissent
visibles. Ce constat analytique quelque mauvaise impression
exact fut détourné et servit sur les membranes intérieures
d’argument pour étayer une de l’estomac. »
hypothèse fausse : celle de Toute la problématique ac-
la « génération spontanée ». tuelle de la chimie analy-
Son contemporain, le fran- tique était déjà posée : une
çais Louis Joblot (1645-1723), observation analytique juste
perfectionne l’instrument, et peut conduire à une explica-
très tôt démarrent les pre- tion erronée. La chimie ana-
mières peurs occasionnées lytique de nos jours dresse
par ce qui est vu désormais. souvent des constats, mais
Ainsi, à propos des nématodes ce sont d’autres spécialistes
(anciennement « anguillules » qui doivent expliquer l’ori-
du vinaigre), il écrit en 1718 : gine et les conséquences du
« Bien des gens qui les avoient résultat trouvé. Ainsi la chimie
vûës dans nos microscopes analytique est une « science
discontinuèrent de manger de servante », comme l’avait
la salade. J’avoient beau leur proposé Guy Ourisson dans
dire qu’elles étoient cent mille une conférence au début des
fois plus petites  qu’ils ne les années 1980. Pour mémoire,
voyoient par ces instrumens, dès l’annonce de cette confé- 115
Chimie et expertise

A B C

Figure 3 rence, plusieurs éminents jourd’hui ce qui était invisible


spécialistes de l ’époque précédemment. Longtemps
A) Balance romaine ; B) balance étaient montés au créneau limités à l’échelle du gramme,
de Sartorius ; C) instrument CG/
pour revendiquer la nature puis du milligramme, plu-
MS (chromatographie en phase
gazeuse couplée à la spectrométrie fondamentale de la chimie sieurs ordres de grandeurs
de masse) (PerkinElmer, modèle analytique, ne devant être au décroissantes ont été at-
SQ8). service de personne, mais il teints ces dernières années
Sources : A) Wikipédia, Licence n’empêche, c’est bien d’une (Figure 3).
CC-BY-SA-3.0, Antony B ; science servante dont il s’agit.
B) Science Museum/Science
Il est courant désormais
& Society Picture Library ; Il faut ne pas utiliser à tort les de mesurer au laboratoire
C) Clarus®SQ 8 GC/MS – résultats de ce que l’on voit des masses de l’ordre de
PerkinElmer. et qui était invisible aupara- quelques femtogr ammes
vant pour alimenter des peurs (fg, 10 –15 g), représentant
injustifiées : « N’ayons pas peur quelques attomoles, et des
de manger », comme l’a écrit concentrations de l’ordre de la
Hervé This 4, de même n’ayons partie par milliard (ppb), soit
pas peur de respirer dans 1 microgramme (mg, 10 –6 g)
nos maisons, nos rues, etc. par kilogramme ou par litre
Vigilance  ne doit pas signifier (1 mg/kg ou 1 mg/L), selon la
panique, et il serait trop long matrice étudiée. Les limites
de citer ici les innombrables inférieures de détection se si-
« bêtises » relevées dans tuent actuellement au niveau
les médias où des données de la partie par trillion (ppt),
de chimie analytique sont soit 1 nanogramme (ng, 10-9 g)
détournées de leur véritable par kilogramme ou par litre
signification afin d’attirer les (1 ng/kg ou 1 ng/L) selon les
regards et d’effrayer. cas. Des niveaux encore plus
bas devraient être atteints
dans les prochaines années.

1 Les limites
inférieures
de détection
Ces unités, souvent jetées à
la face du grand public pour
alimenter les peurs, ne sont
Au fil des progrès des instru- pas toujours comprises. La
ments de mesure, la chimie comparaison habituelle est
analy tique peut voir au- de dire qu’une ppm (partie par
mille) de chlore dans une pis-
4. This H., N’ayons pas peur de cine olympique, cela se sent ;
manger. (2011). L’Actualité Chimique, qu’une ppb est l’équivalent
116 351 : 6-10. d’un grain de sel dissous dans
La face cachée de la chimie analytique
cette même piscine, quand à la
ppt, c’est encore un millième
de ce grain de sel qui y serait
présent, autrement dit pas
grand-chose. À de tels seuils
de détection, il est possible de
trouver à peu près tout ce que
l’on a envie de voir, tant les
molécules dites « naturelles »
que celles artificielles résul-
tant des activités humaines.

2 Les instruments de la
chimie analytique
Lavoisier, comme tous les
analystes de son temps, et
jusqu’à un passé récent, d’invention et d’amélioration Figure 4
fabriquait directement ou des performances. L’état du
super visait la fabrication marché actuel de l’instrumen- Reconstitution du laboratoire de
Lavoisier, Musée du Conservatoire
des instruments nécessaires tation scientifique apporte un
National des Arts et Métiers
aux mesures (Figure 4), par éclairage, non pas sur les (CNAM).
exemple pour la première modes du moment, mais sur Source : Wikipédia, Licence CC-
analyse de la composition de les techniques analytiques BY-SA-2.0, CeCILL.
l’air (Figure 5)5. et les équipements les plus
Cela pouvait être un réel plai- utiles. C’est en cela qu’il est
sir de concevoir, réaliser et intéressant de les regarder. En
utiliser l’ensemble des équi- amont, au cours de la forma-
pements nécessaires aux tion des étudiants, leurs prin-
travaux de laboratoire. Ce cipes fondamentaux devraient
temps est aujourd’hui révolu. être enseignés en priorité.
Désormais, on n’accède à Les équipements pour les
l’appareil qu’au travers de sa couplages des sciences sépa-
console informatique, afin de ratives (chromatographie en
procéder à l’acquisition et au phase gazeuse, CPG ; chro-
dépouillement des données. matographie en phase liquide,
La partie « physique » est le CPL) à la spectrométrie de
plus souvent inaccessible. On masse (SM), habituellement
ne fabrique ou ne modifie plus désignés par les abréviations
les instruments, ils sont ache- CPG/SM et CPL/SM, repré-
tés et utilisés tels quels. sentent à eux seuls près de
Les ingénieurs des sociétés la moitié des instruments
d’instrumentation réalisent vendus ces trois dernières
chaque année des prouesses années. Le bilan global pour
2013 se situe aux alentours
de sept milliards d’euros, dont
5. Fournier J. (2003). L’expérience environ la moitié pour l’en- Figure 5
de Lavoisier : évolution depuis deux semble CPG, CPG/SM, CPL,
siècles de sa présentation et de sa Appareillage de Lavoisier pour
CPL/SM, et grosso modo 1/3
fonction dans quelques manuels la première analyse de l’air
d’enseignement. www.bibnum. 2/3 entre les techniques en (Lavoisier, Traité élémentaire de
education.fr/file/lavoisier-air- phase gazeuse, et celles en Chimie, 1789).
analyse.pdf phase liquide. L’autre moitié Source : www.wikimedia.org 117
Chimie et expertise

est principalement occupée criminelle, depuis les en-


par des techniques analy- quêteurs sur la scène de
tiques longtemps tradition- crime, en passant par les
nelles, dont celles reposant personnels des labora-
sur la spectroscopie optique. toires d’analyse, jusqu’aux
Le marché de l’instrument magistrats en fin de par-
scientifique est concentré cours judiciaire. Évitons
entre une poignée de grands de mentionner les délin-
groupes industriels multina- quants, qui d’ailleurs se
tionaux, principalement nord- tiennent parfois au courant
américains et japonais. Il n’y des progrès de l’analyse
a pas encore d’acteurs ma- chimique ;
jeurs chinois, du moins pour 3) L’argumentaire publicitaire
l’instant. Déjà en 2000, les des fabricants d’instruments
auteurs du rapport de l’Aca- est de faire croire qu’ils
démie des sciences 3 avaient marchent tout seuls ! C’est
relevé la quasi-disparition de leur rôle et leur métier de
toute entreprise française. vendre ce qu’ils produisent,
Pourtant les Français furent et ce n’est pas critiquable.
souvent présents et innovants Mais, ce ne devrait pas être
au démarrage des techniques à ces acteurs d’apprendre
séparatives et de spectromé- les bases de la chimie ana-
trie de masse. Qui se souvient lytique de manière indépen-
encore de Nermag, Girdel, dante à leurs utilisateurs
Thomson, Rhône-Poulenc. Ils (Encart : « Comment vous
firent souvent preuve d’inven- êtes-vous formé en chimie
tivité, puis disparurent du pay- analytique ? »).
sage industriel. Aujourd’hui,
aucune solution strictement
nationale ne serait envisa-
geable et viable sans parte-
3 Concevoir la bonne
méthode
nariats hors des frontières. L’analyste est souvent dans
De cette situation dérivent de une situation analogue à celle
nombreuses conséquences, et de retrouver une aiguille ca-
parmi elles : chée dans une botte de foin.
Il convient toutefois de distin-
1) 
U n alourdissement des
guer la recherche aléatoire,
budgets pour équiper les la-
au cours de laquelle il s’agit
boratoires d’analyse d’ins- d’identifier et doser des subs-
truments per formants. tances a priori inconnues, de
Cependant, les rapides pro- la recherche ciblée, où ne
grès techniques les rendent sont visées de manière spéci-
souvent obsolètes au bout fique que quelques molécules
de quelques années, bien connues, l’objectif étant de
avant qu’ils ne soient amor- savoir si elles sont présentes
tis de manière comptable, ou non, et en quelles quanti-
d’où la tentation de louer, tés (Encart : « Recherches ci-
plutôt que d’acheter ; blées »). En gros, dans le pre-
2) De grands besoins de for- mier cas, on s’intéresse à tout
mation de tous les acteurs ce qui n’est pas du foin ; dans
intervenant, par exemple, le second, on recherche des
118 au cours d’une enquête aiguilles de taille, de forme
La face cachée de la chimie analytique
COMMENT VOUS ÊTES-VOUS FORMÉ EN CHIMIE ANALYTIQUE ?

Une enquête a été conduite auprès d’acteurs, jeunes pour la plupart, exerçant tant en milieu
industriel, qu’en laboratoire de contrôle des secteurs publics ou privés, afin de savoir com-
ment ils s’étaient formés aux métiers de la chimie analytique (Figure 6).
Leur formation académique initiale est diverse, incluant lycée technique, université, grandes
écoles, mais le sentiment général est mitigé. De manière compréhensible, la note maximale
a souvent été attribuée par ceux ayant effectué au préalable une thèse, souvent complétée
par un séjour post-doctoral.
À la question de la formation « sur le tas » en interne, sur le lieu où ils exercent, l’approba-
tion est générale, mais il serait erroné d’en déduire qu’il est peu utile d’enseigner la chimie
analytique au niveau universitaire et scolaire, puisque l’apprentissage se fera plus tard
quand le besoin se fera réellement sentir.
Concernant les formations délivrées par les représentants locaux des entreprises fabriquant
les instruments, les réponses sont globalement positives, sans excès d’enthousiasme,
mais les commentaires associés aux réponses précisent qu’ils ont ainsi plus appris à uti-
liser les logiciels de fonctionnement que les principes de base inhérents aux techniques
employées. Là encore, on ne devrait pas se passer de l’enseignement général. Pour donner
une métaphore, on ne demande pas à un fabricant d’automobiles d’apprendre à leurs clients
comment conduire les véhicules qu’ils fabriquent, ce soin étant laissé à des auto-écoles
indépendantes. Il devrait en être de même pour la chimie analytique.

%
Enseignement académique %
Formation « sur le tas »
30 80
25
60
20
15 40
R1 R2
10
20
5
0 0
1 2 3 4 5 6 0 1 2 3 4 5

%
Formation par constructeurs
40

30

20
R3
10

0
0 1 2 3 4 5

Figure 6
Résultat d’une enquête partielle (P. Arpino, 2014), portant sur 70 réponses d’un échantillon représentatif
d’un réseau social professionnel. Les réponses sont étagées de 1 à 5, avec 0 pour une non-réponse.

et de couleur connues, pou- et d’identification se situent à


vant être présentes ou non. l’échelle de la partie par tril-
C’est uniquement lors de la lion (ppt). Quand la recherche
recherche ciblée que les li- est aléatoire, les seuils de
mites inférieures de détection détection et d’identification 119
Chimie et expertise

RECHERCHES CIBLÉES

Pour atteindre une cible cachée au milieu d’interférences, il convient de suivre un chemin
balisé. La forêt créée ici des interférences empêchant l’analyste de voir où se trouve le
trésor. Il existe de nombreux chemins, mais qui n’aboutissent pas nécessairement au but
recherché.
Une première approche consiste à trouver un premier interlocuteur, ici un moine qui semble
connaître un chemin, mais qui n’est pas très bavard : il faut un peu le secouer pour qu’il
s’exprime (Figure 7A). Il finit par avouer que l’un de ses collègues sait où se trouve le trésor,
et il en montre le chemin. Ce second interlocuteur n’est pas non plus très bavard, mais en
le secouant un peu, il finit lui aussi par donner le renseignement permettant de parvenir
à destination.
Une autre manière de traiter la recherche ciblée au travers de beaucoup d’interférences
est plus directe que la précédente, mais il faut pour cela gravir un chemin beaucoup plus
étroit, et surtout, d’être équipé de très bonnes chaussures. Cela s’appelle la haute résolu-
tion, et cette approche est en passe de se substituer à la précédente, même si elle est plus
coûteuse (Figure 7B).

A B

Figure 7
Deux approches pour des recherches ciblées.

sont souvent plus de trois pourtant les étoiles sont bien


ordres de fois supérieurs. Il là. Si l’on peut se débarrasser
est courant dans ce cas de des interférences créées par
voir des traces moléculaires les nuages et le bleu du ciel,
impossibles à identifier avec les étoiles sont visibles à toute
certitude. heure.
Une recherche ciblée dans Un premier exemple illustre
des matrices très complexes un problème de recherche ci-
est aussi difficile que d’être blée au moyen d’une méthode
capable de voir des étoiles en de CPG/SM/SM, pour retrou-
plein jour. Il y a les nuages, la ver des traces de molécules
120 lumière solaire diffusée, et lacrymogènes, à la manière
La face cachée de la chimie analytique
de la première des deux mé-
Un chemin balisé —HCN —Cl• M+•
taphores de la Figure 7). Le
premier moine est ici l’ion mo-
léculaire de rapport masse/ N

charge m/z = 188. Si on l’isole


153
et le secoue un petit peu, il 100

perd un radical chlore, condui- N


sant vers le second moine, Cl

l’ion de m/z = 153. Il faut éga- 50 2-Chlorobenzalmalononitrile


188
lement l’isoler, le secouer un
peu pour qu’il se fragmente 126 161
75 99 137
en éliminant une molécule 50 63
110
0
d’acide cyanhydrique et for- 20 30 40 50 60 70 80 90 100 110 120 130 140 150 160 170 180 190 200

mer l’ion de m/z = 126. Le


chemin 188 > 153 > 126 est Figure 8
ainsi balisé, et il est haute-
ment spécifique de la molé- Spectre de masse du 2-chlorobenzalmalonitrile, constituant actif du gaz
cule envisagée (Figure 8). lacrymogène CS. La transition 188 > 153 > 126 montre le chemin à suivre
pour détecter sélectivement d’infimes traces de cette molécule au moyen
Ainsi, pour attester le témoi- d’un appareil CPG/SM/SM/SM.
gnage d’une jeune femme
déclarant avoir été agres-
sée au moyen d’une bombe SM1 SM3 SM1
lacrymogène, l’extraction et 96
188 > 153 > 126
l’analyse d’un prélèvement Cl
84
effectué sur son sweat-shirt CN

montrent qu’en effet, d’in- 72 CN


fimes traces de CS sont pré-
sentes, au milieu d’une foul- 60

titude d’interférences. Ici, la


2-chlorobenzaldéhyde

limite inférieure de détection 48

et de l’ordre de trente mil- 10 11 12


36
lièmes de milliardièmes de
grammes (Figure 9). 24

Une autre manière plus oligomères de


polydiméthylsiloxane
directe de conduire une re- 12
CS

cherche ciblée, illustrée par


0
la seconde métaphore de 4 6 8 10 12 14 16 18 20 22 24 26 28 30 32
la Figure 7, s’appuie sur les Temps de rétention (min)

propriétés fondamentales
de toute molécule, sa masse Figure 9
moléculaire très précise, et Analyse d’un prélèvement sur le sweat-shirt d’une victime agressée
les abondances de ses iso- au moyen d’une bombe lacrymogène. Le signal positif dans l’intervalle
topes naturels (Encart : « Les de temps d’analyse 10 à 12 minutes est le résultat du suivi des
signatures d’une molécule fragmentations 188>153>126, ce qui confirme la présence de trace de gaz
CS. Tous les autres signaux, hormis le tout premier, constituent une forêt
par spectrométrie de masse à
d’interférences inexploitables.
haute résolution »).
C’est ainsi qu’a été traité l’an
dernier le cas de lettres ano- tions d’un département de
nymes contenant des poudres Métropole. Les identifications
suspectes, et adressées à ont été effectuées en partie au
de nombreuses administra- moyen d’un instrument com- 121
Chimie et expertise

LES SIGNATURES D’UNE MOLÉCULE PAR


SPECTROMÉTRIE DE MASSE À HAUTE RÉSOLUTION

Une molécule organique, tel le carbétamide, un pesticide


de formule C12H16N2O3, donne par spectrométrie de masse
un signal unique si son rapport m/z est mesuré avec un
haut degré d’exactitude (Figure 10). Sa masse théorique
de 236,1160866...Da peut être estimée par un appareil
récent à la valeur m/z = 236,116 dans un intervalle d’erreur
de 5 ppm, soit ± 0,001. Très peu de molécules connues
sont capables de fournir un tel signal dans la fenêtre
m/z = 236,116 ± 0,001. Cette sélectivité est encore renforcée
en mesurant les masses et les abondances des signaux
aux valeurs intégrales +1 et +2 qui résultent de la présence
naturelle d’isotopes lourds des atomes de carbone, azote et
oxygène. Le signal à m/z = 237,119 ± 0,001 est la moyenne de
deux signaux dus à la présence de formules moléculaires
incluant soit 13C, soit 15N, qu’un spectromètre haute réso-
lution habituel ne peut résoudre, mais dont l’abondance
doit être d’environ 14 % de celui à m/z = 236,116. De même,
celui à m/z = 238,121 ± 0,001 est la moyenne des signaux
dus à la présence de soit 18O, soit 13C2 d’abondance relative
égale à 1,5 %.
La combinaison de ces différentes informations consti-
tue une signature hautement spécifique, et un balisage
permettant de la retrouver au milieu d’interférences aux
signatures différentes.

Les signatures de la molécule


100 %
236,116
C12H16N2O3

O
NH CH3 O
O
H NH
CH3

13 15
C; N
13
C2 ; 18O
14,1 %
1,5 %
237,119
238,121

Figure 10
Signature du carbétamide par spectrométrie de masse haute
résolution.
122
La face cachée de la chimie analytique
binant un chromatographe
en phase liquide et un spec-
tromètre de masse à haute
résolution de type Q-TOF
(Figure 11), incluant en ligne
un analyseur quadripolaire (Q)
et un analyseur à temps de
vol (TOF).
Il s’agissait soit d’enveloppes
en papier Kraft, soit d’enve-
loppes blanches. À l’intérieur
de l’une ou l’autre, un texte de
menaces de mort, et une se-
conde enveloppe blanche sur
laquelle était toujours tracé,
au normographe, le même
message : « un phyto pour ta
mort ». Cette seconde enve-
loppe renfermait une poudre Figure 11
inconnue, soit de couleur Chaîne analytique en service au département Environnement, Incendies,
ocre, soit de couleur bleue Explosif (ECX) de l’Institut de Recherche Criminelle de la Gendarmerie
(Figure 12). Nationale (IRCGN), à Rosny-sous-Bois, comprenant un ensemble Agilent
CPL/SM (Q-TOF).
Le laboratoire de la
Gendarmerie Nationale où ces
analyses ont été effectuées a
A B
pu ainsi déterminer d’abord la
composition des poudres : un
mélange classique de pesti-
cides phytosanitaires, s’agis- C
sant d’un mélange de triflu-
raline et d’isoxabène pour la
poudre ocre, d’oxadiazone, de
diflufénican et de carbétamide
pour la poudre bleue, soit des Figure 12
molécules ne présentant pas
Enveloppes contenant une poudre suspecte, analysées au moyen de
de risques mortels instanta- l’instrumentation de la Figure 11.
nés (empoisonnement aigu ou A) Seconde enveloppe contenant de la poudre ; B) poudre inconnue ocre ;
explosion). Enfin, il a fourni C) poudre inconnue bleue.
aux enquêteurs des données
concernant les marques pos-
sibles des produits commer-
ciaux ayant pu les contenir.
De nombreux exemples ana-
4 Une analyse
chimique ne repose
pas uniquement sur
logues dans bien d’autres do-
maines de la chimie analytique
l’instrumentation
témoignent de l’intérêt des L’instrument le plus perfor-
techniques de spectrométrie mant, souvent coûteux, n’est
de masse à haute résolution, qu’un des éléments d’une
freinée seulement par le coût longue séquence d’actions
important des dépenses d’équi- enchaînées à la suite les unes
pement devant être investies. des autres. Dans le cas d’une 123
Chimie et expertise

enquête criminelle, elle dé- taines substances chimiques


marre toujours sur la scène passe généralement par une
du crime. Les personnels des phase au laboratoire de pré-
laboratoires de Police ou de paration de l’échantillon. C’est
Gendarmerie scientifiques une étape souvent longue et
ne peuvent matériellement fastidieuse, spécifique du but
pas se rendre systématique- recherché. Il n’existe pas de
ment partout, sauf exceptions protocole standard applicable
graves (attentats terroristes). aveuglément. Des connais-
Afin de collecter correctement sances des propriétés molé-
les indices chimiques dans culaires des substances visées
les cas d’agressions, d’explo- sont nécessaires, pour mettre
sions, d’empoisonnement, en œuvre le bon protocole, ou
de toxicomanie, d’atteintes à suivre la norme déjà établie et
l’environnement, l’enquêteur référencée dans la littérature.
doit connaître suffisamment Seulement ensuite intervient
la chimie analytique, pour pré- l’appareil approprié au cas
lever correctement les échan- traité. Correctement réglé
tillons, acheminer les scellés et calibré, l’instrument peut
à la bonne destination, et for- dérouler le programme qui lui
muler une demande claire de a été demandé, depuis l’intro-
ce qu’il souhaite prouver. Un duction des échantillons, la
scellé mal dirigé, ouvert à tort, séparation en constituants
une analyse inappropriée, et individuels, l’identification et
déjà l’enquête s’effondre. Une le dosage par spectrométrie
enquête menée entièrement de masse, le dépouillement
sur place par des experts au et le traitement des données,
moyen d’un camion spécia- la génération d’un rapport et
lement aménagé élimine cet son archivage. Le défaut de
inconvénient (Figure 13). seulement une de ces étapes
Une fois le scellé parvenu à invalide également toute la
sa bonne destination, une re- procédure.
cherche ciblée visant à prou- Non seulement l’appareil
ver l’existence ou non de cer- doit être correctement éta-

Figure 13
Dispositif de terrain pour le
prélèvement et le traitement des
indices sur une scène de crime.
Source : Institut de Recherche
Criminelle de la Gendarmerie
124 Nationale (IRCGN).
La face cachée de la chimie analytique
lonné, mais l’ensemble de mais néanmoins essentiels.
la séquence, qui constitue la C’est bien là l’une des faces
méthode d’analyse, doit être cachées et souvent obscures
validé. La validation consiste du travail quotidien en chimie
à établir sur une base rigou- analytique. Un laboratoire doit
reuse, au moyen de tests statis- montrer qu’il sait mettre en
tiques, que la méthode effectue œuvre et valider une méthode
correctement la tâche qui lui pour être certifié. Que cette
est demandée. Ces tests sont qualité vienne à manquer, et là
nombreux, souvent fastidieux, encore, l’enquête s’effondre.

Un domaine scientifique sans limites


cachant de nombreux trésors
La chimie analytique n’est pas un sujet que l’on
épuise en quelques lignes, il n’est qu’effleuré. Il
s’agit d’une science protéiforme, en constante
mutation, sans périmètre précis, et qui échappe
à toute définition précise. C’est là sa force, car
n’étant pas bridée par le carcan d’une définition,
elle peut ainsi librement évoluer et progresser.
Au-delà des apparences de l’appareillage, il y
a un vaste corpus de connaissances qu’il faut
sans cesse compléter et diffuser au fur et à
mesure des évolutions fondamentales et tech-
nologiques.

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