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L'ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR AU SERVICE DE LA SOCIÉTÉ

ENTREPRENEURIALE : CHRONIQUE D'UNE MORT ANNONCÉE

Henri Jorda

L'Harmattan | « Marché et organisations »

2007/3 N° 5 | pages 41 à 59
ISSN 1953-6119
ISBN 9782296041257
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-marche-et-organisations-2007-3-page-41.htm
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L’ENSEIGNEMENT SUPERIEUR AU SERVICE
DE LA SOCIETE ENTREPRENEURIALE :
CHRONIQUE D’UNE MORT ANNONCEE
Henri JORDA

« Gestion », « compétences », « offre de formation »,


« communication », « porteur de projet » font désormais partie du
vocabulaire des universitaires et disent bien l’imprégnation de
l’esprit d’entreprise dans l’enseignement supérieur. Les trans-
formations que connaît aujourd’hui l’Université ne peuvent être
appréhendées sans tenir compte des changements profonds qui
affectent l’ensemble du système éducatif et dont les vecteurs
principaux sont l’Union Européenne (UE) par ses recomman-
dations, l’État par la réduction des moyens alloués et la
contractualisation, enfin la préoccupation pour l’insertion profes-
sionnelle des étudiants, mais aussi des lycéens, voire des
collégiens. Une économie de l’éducation se présente désormais
comme la seule voie à suivre pour réformer l’éducation : elle
fait des savoirs transmis des connaissances utiles et rentables
dans un souci de compétitivité des nations et d’employabilité
des individus. Des résistances se font entendre : elles combattent
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l’utilitarisme éducatif, la marchandisation de l’école, l’idéologie
libérale qui animent les réformes en cours (Abélard, 2003 ;
Laval, 2003…). Certains discours syndicaux dénoncent les dérives
actuelles, mais, dans le même temps, les dirigeants universitaires
sont des représentants syndicaux mettant en œuvre les réformes
voulues au plan national ou européen. À ce titre, la Conférence
des Présidents d’Université (CPU) ne fait que relayer le discours
dominant qualifié de libéral par ses opposants les plus visibles,
mais que nous dirons « fonctionnaliste » au sens où il privilégie
l’adaptation au détriment du débat. Le silence des universitaires
quant au sens de leur travail d’enseignant est source d’inquiétude :
si le constat sur le manque de moyens et la bureaucratisation du
travail est partagé en coulisses, l’incapacité à dire et entendre les
choses et le repli individuel annoncent le sort que García Márquez
réserve à Santiago dans son roman. Le « désarroi de la critique »
(Garcia, 2004) et des universitaires s’explique, en partie, par le
caractère mondialisé des réformes : présentées comme modernes,
elles sont destinées à faire entrer l’Europe dans la société de la
connaissance en faisant naître un marché unique du capital
humain. Nos vieilles institutions seraient inadaptées à cette éco-
nomie de l’innovation permanente qui promet des temps meilleurs
aux hommes et aux nations.
Ce texte se propose d’éclairer les enjeux des réformes initiées
depuis une vingtaine d’années dans l’enseignement supérieur ; la
recherche ne sera donc qu’évoquée. Il s’agit d’engager un débat
au sein de la communauté universitaire, avant qu’elle ne soit
définitivement détruite par la concurrence et la culture de la
performance, à propos de la place des universités et du rôle des
universitaires dans la « nouvelle société » que nous promettent
les experts.
1 La place des universités dans l’économie de la connaissance
Depuis qu’en mars 2000, à Lisbonne, l’UE s’est fixé comme
objectif central de devenir l’économie de la connaissance la
plus compétitive au monde, études et rapports se sont multi-
pliés, tant au plan européen que national, pour montrer que les
savoirs sont au centre des économies engagées dans la compé-
tition mondiale. À ce titre, les universités, mais aussi les lycées
et les collèges, sont sommés de s’adapter à cette nouvelle
configuration aux contours si flous qu’elle semble davantage
relever de l’incantation. Ce nouveau credo des experts, après
celui de la « nouvelle économie », pourrait cependant replacer
les universités au centre du débat politique et faire repenser
leurs missions et leurs moyens. Pourtant, jamais la délibération
n’a été aussi absente qu’aujourd’hui, et les réformes se succèdent
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sans que leur sens n’en ait été réellement débattu par les
universitaires.
1.1 L’éducation dans la nouvelle ère économique
Le postulat sur lequel sont fondées les réformes actuelles du
système éducatif tient en quelques mots : la connaissance favo-
rise la croissance. Il connaît des déclinaisons qui font le lien entre
savoirs et compétitivité, savoirs et innovation, savoirs et bien-
être des nations et des individus. Comme tout postulat, la
relation de cause à effet est tenue pour vrai ; elle s’impose
comme un bon sens partagé par tous ceux qui savent. Pour

42
l’OCDE, « les économistes et autres spécialistes admettent géné-
ralement que les compétences et le savoir jouent un rôle essentiel
en stimulant la croissance économique » (OCDE, 2000, p.17).
Pour l’UE, l’Europe de la connaissance est d’emblée l’idéal éco-
nomique à atteindre dans la compétition mondiale où les États-
Unis occupent une position dominante incontestable (Commis-
sion Européenne, 2003). Cette connaissance étant « produite » au
sein du système éducatif, c’est donc à ce dernier de soutenir la
croissance en améliorant la qualité de ses prestations : « une
bonne politique de croissance passe (par) une amélioration de la
qualité du système éducatif » (Aghion, Cohen, p.26)21.
Ce nouveau credo économique est repris dans de multiples
rapports, études, ouvrages et médias de toutes sortes. Le citoyen
doit y croire : dans la société de demain, il sera plus heureux en
étant mieux formé, son pays sera plus riche et moins inégalitaire
si les niveaux d’éducation sont supérieurs. Pourtant, les rela-
tions entre éducation et croissance sont plus troubles que ce que
les experts veulent bien nous en dire. Elles ont commencé à être
étudiées avec le développement des comptabilités nationales
quand le niveau d’éducation a été considéré comme un facteur de
production au même titre que le capital et le travail : dans les
premiers modèles, le taux de croissance économique était déter-
miné par le taux de croissance du niveau scolaire. Les résultats des
tests ayant été peu concluants, les modèles dits de « croissance
endogène » ont privilégié une approche moins mécanique :
l’éducation ne détermine pas directement la richesse, mais plutôt
l’efficacité avec laquelle il est possible de la produire. Mieux
éduqués, les pays et les hommes sont capables d’innover, de
s’adapter, donc le taux de croissance s’élève avec le niveau
d’éducation. Les tests empiriques montrent des résultats bien
contradictoires et, surtout, l’éducation peut aussi bien être appré-
hendée comme un effet de la croissance plutôt que comme une
cause : c’est parce qu’un pays est plus riche qu’il décide d’affecter
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des ressources supplémentaires à l’éducation (Gurgand, 2005,
pp.72-79). Dans ce cas, la question politique est posée.
La relation entre l’éducation et l’économie étant comme
évidente dans les travaux d’experts, son univocité dit bien l’ordre
des réformes en cours : les connaissances et le système éducatif
doivent être mis au service des impératifs économiques et non
au service d’un projet politique. Il s’agit de faire du savoir une
industrie particulière et donc de réorganiser le champ des
connaissances selon les critères d’efficacité économique. Ainsi,
21
Rien n’est dit, dans ces travaux d’experts, sur ce qu’est une « bonne politique
de croissance » et le lien entre économie et éducation n’est jamais démontré, mais
énoncé comme une évidence.

43
dans l’économie de la connaissance, « une attention particulière
est accordée aux moyens d’améliorer la production, le transfert et
l’utilisation du savoir dans le secteur de l’éducation » (OCDE,
2000, p.5). Ou alors, l’économie et la société de la connaissance
reposent sur la production, la transmission, la diffusion et l’ex-
ploitation de la connaissance (Commission Européenne, 2003,
p.6). Ce discours qui se présente comme nouveau n’est pourtant
que la représentation « moderne » des relations entre, d’une
part, le monde de la production et du travail, et, d’autre part, le
monde du savoir et de l’éducation. Soit l’éducation ne prépare
pas au travail et en éloigne le citoyen libre et éclairé comme
dans la tradition grecque, soit les savoirs utiles sont préférables
aux jeux de l’esprit comme dans la tradition des Lumières.
C’est avec la révolution industrielle qui place le travail au
centre des sociétés et explique le monde selon des causes et des
effets mesurables, que les choses de l’esprit seront considérées
comme bien trop sérieuses pour être des jeux : il s’agit de pro-
duire des savoirs utiles, capables, après expérience, de produire
des effets utiles. Le savoir contemplatif est relégué au rang de
conjectures inutiles ; la science, avec ses outils et ses techniques,
est en mesure d’assurer le bonheur sur terre qui se réduit à un
bonheur matériel. Dès lors, l’éducation est conçue comme un
instrument favorisant la richesse des nations : pour faciliter le
commerce, il est bien plus nécessaire de disposer d’une popula-
tion instruite, capable de lire, écrire et compter. Pour Diderot,
l’enseignement au collège pose problème du fait de la philo-
sophie « fausse » qui n’est que spéculation abstraite ; pour Smith,
l’enseignement du latin n’est guère utile aux enfants du peuple
car si « on leur enseignait les premiers éléments de la géométrie
et de la mécanique, l’éducation de cette classe du peuple serait
peut-être aussi complète qu’elle est susceptible de l’être » afin
d’exercer les « métiers ordinaires » (Smith, 1976, p.376). Les
tensions entre savoirs utiles et savoirs gratuits seront vives au
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cours de la fin du XVIIIe et au XIXe siècle. Du point de vue de
l’Université, il faudra attendre la réforme de Von Humboldt
pour trouver un équilibre : l’éducation est destinée à former à la
liberté et à la raison critique22. Cette parenthèse, représentée en
France par l’Université républicaine, semble se refermer depuis
une vingtaine d’années avec la critique de toutes les institutions

22
Wilhelm von Humboldt (1767-1835), linguiste et philosophe allemand, fonda
l’université de Berlin en 1810 : l’enseignement y était étroitement lié à la recher-
che, et chacun était libre de chercher et d’étudier selon sa propre volonté (la
culture de soi ou bildung) et non en fonction des intérêts de l’État. Cette concep-
tion de l’Université sera prise pour modèle par la IIIe République ; lire cette
histoire dans (J. Verger, 1986).

44
pour leur manque d’efficacité : le thème du changement leur
impose d’épouser les traits de l’organisation marchande. Comme
toutes les autres choses, la connaissance elle-même est devenue
un bien économique : là est peut-être la nouveauté de notre
temps. Transformée en capital, l’éducation fait l’objet d’une
accumulation, connaît un rendement : les hommes sont dès lors
des ressources économiques, leur savoir doit être rationalisé tout
comme leur travail.
La connaissance étant considérée comme une production par-
ticulière, les experts actuels s’appuient sur les travaux d’Herbert
Simon et, plus généralement, sur les recherches cognitivistes,
pour en faire un objet manipulable, de l’« information ». L’infor-
mation a l’avantage de l’objectivité puisqu’elle n’est en rien
attachée à une personne ou à un groupe ; elle a été retenue selon
un processus de sélection qui l’a identifiée comme utile, effi-
cace, et peut donc être stockée et transportée comme une
marchandise (Foray, 2000, p.48). Tout comme Andrew Ure
imaginait une société idéale où la machine travaille pour les
hommes et les libère de toute servilité, l’économie de la connais-
sance porte en elle les germes d’une utopie menaçante pour les
libertés puisqu’il s’agit d’imaginer des machines à penser, ou
plutôt de transformer les hommes en machines pensantes et les
enseignants en techniciens du savoir. De même que le travail a
été chosifié et standardisé dans le cadre du processus de rationa-
lisation, le mythe d’un homme armé d’un savoir objectif, au
service de la concurrence économique, en fait une ressource
recyclable à l’infini. La formation tout au long de la vie fait partie
de cette utopie de la programmation de la machine humaine :
apprendre du « berceau jusqu’à la tombe »23 fait de chaque être
une machine apprenante, capable de reformater ses connais-
sances selon la demande des employeurs. La gestion des
ressources humaines se fait fort d’adapter en permanence le
capital humain à l’évolution du travail : avec des savoirs qui ne
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seraient plus ancrés dans les disciplines, mais transversaux, les
porteurs de savoirs seraient bien plus mobiles et polyvalents24.
L’Université, comme institution, doit impérativement être
réformée, elle qui fonde ses missions sur les disciplines25,
l’approfondissement des savoirs et la liberté de la recherche, ne
peut produire « l’homme unidimensionnel » que réclament

23
L’expression est de l’OCDE ; elle a été reprise par la Commission euro-
péenne (Laval, Weber, 2002, p.90 et p.119).
24
Nous discuterons des compétences dans la seconde partie.
25
Selon la Commission européenne, les nouveaux défis réclament la transdis-
ciplinarité alors que les universités sont trop cloisonnées selon les disciplines ;
il s’agit donc de réorganiser les savoirs (Commission européenne, 2003, p.8)

45
aujourd’hui les organisations productives et le marché des
capitaux humains.
1.2 L’entreprise dans la nouvelle culture universelle
Alors que l’institution renvoie à des valeurs universelles,
républicaines, il lui est demandé de se transformer, dans l’éco-
nomie de la connaissance, en organisation et d’en adopter les
modes de fonctionnement et de direction : la gestion, le mana-
gement, la qualité, l’évaluation deviennent dès lors les principes
d’après lesquels sont instaurées les « bonnes pratiques ». L’utilité
des savoirs étant censée améliorer l’efficacité des organisations,
faire de l’Université une organisation comme les autres a au moins
la vertu de la cohérence. Ce processus en cours renvoie plus large-
ment à la place des institutions et, à la première d’entre elles,
l’État tenu de devenir lui aussi un organe au service de l’économie,
réalisant ainsi l’utopie saint-simonienne d’une société dirigée par
l’industrie. Ce fonctionnalisme, aux racines anciennes, se lit
aujourd’hui dans les thèmes rebattus de l’inadaptation des
institutions et de leur résistance au changement.
L’Université, comme toutes les autres institutions, doit revêtir
les habits de la gestion, prendre la forme d’une « entreprise du
savoir » (CNE, 1997) pour adapter son offre de formation. Les
travaux anglo-saxons proposent ainsi, avec l’effacement progressif
du rôle des États nationaux, la réduction des fonds publics et
l’obligation de résultats, de gérer les universités comme des
entreprises. En France, les réformes engagées depuis les années
1980 vont toutes en ce sens : autonomie des établissements dans
le cadre de la contractualisation, responsabilité des dirigeants à
tous les niveaux, y compris au sein des laboratoires de recherche,
évaluation des pratiques pédagogiques et scientifiques. L’adoption
par les lieux du savoir des méthodes et outils gestionnaires est un
seuil nouveau franchi par le processus de légitimation de la sous-
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culture gestionnaire. À l’origine, marginale, spécifique au groupe
particulier des marchands et des entrepreneurs, elle se propose de
devenir la nouvelle culture universelle. Tous les métiers, tous
les secteurs d’activité, sont désormais tenus de veiller, non
seulement à l’efficacité, mais à l’efficience de leur « process ».
Dès lors que l’éducation devient un produit économique comme
les autres, sa comptabilisation est possible : il s’agit de mesurer,
à l’aide d’indicateurs supposés étalonner les choses de l’éduca-
tion, la « productivité de l’école » (OCDE, 2000, p.23), la
« performance éducative » (Aghion, Cohen, p.13). Ainsi, après
l’Allemagne au XIXe siècle, c’est désormais l’Amérique qui fait
figure de terre promise pour la manière dont elle a structuré son

46
enseignement supérieur. Nouvelle frontière technologique, porte-
drapeau de l’esprit d’entreprise, les États-Unis ont bien compris,
selon les experts, que l’entrepreneuriat était le moteur de la
croissance. D’où il vient, d’abord, que les universités sont des
entreprises et, ensuite, que la culture d’entreprise doit être le
ferment éducatif des jeunes générations.
Comme entreprises, les universités sont en concurrence afin
d’attirer à elles les clients en leur proposant une offre de forma-
tion de qualité adaptée à leurs besoins26. L’étudiant est ainsi
considéré comme un consommateur d’éducation, voire un
consommateur tout court27. Il s’agit aussi de fidéliser les
ressources humaines, du moins celles qui dispensent les savoirs
les plus utiles ou attractifs. Au niveau européen, la réforme LMD
permet de standardiser les niveaux d’éducation afin de favoriser
les comparaisons, et donc la concurrence, entre universités, ainsi
que la mobilité des étudiants et des enseignants, car, comme tout
capital, le capital humain doit pouvoir circuler librement et
s’investir là où son rendement sera le plus élevé. Entreprises du
savoir, les universités sont considérées comme des infra-
structures qui participent de l’attractivité des territoires en
mettant à la disposition des employeurs locaux une main-
d’œuvre prête à l’emploi. Leur gestion doit prendre la mesure
de la production éducative en identifiant des écarts par rapport
aux objectifs et aux normes du « marché éducatif » ; le pilotage
budgétaire se fait alors d’après les écarts constatés. Ce manage-
ment universitaire permet de faire l’économie des questions poli-
tiques et privilégie des micro-décisions de type technocratique28.
Ensuite, si une culture commune doit être transmise au sein
de l’enseignement supérieur, c’est bien celle de l’entreprise ; ce
qui, pour lors, n’est réalisé qu’au sein des écoles d’ingénieur et
de commerce. En injectant une énergie supplémentaire dans
l’éducation réformée selon les principes de la gestion, l’entre-
preneuriat arrachera notre pays des traditions pesantes dans
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lesquelles l’enferme la culture républicaine et humaniste. Dans
son souci d’imiter le modèle nord-américain, l’UE a approuvé
en 2005 un cadre européen des compétences-clés « qui définit
les aptitudes, connaissances et attitudes jugées essentielles que
26
Comme toute technostructure, précisons dans la filiation des travaux de Galbraith,
que c’est l’offre qui détermine la demande, d’où l’inflation de diplômes qu’ont
connue les universités françaises à la faveur de la réforme LMD.
27
Ainsi, la ville de Reims a estimé qu’avec un revenu moyen annuel de 6444
euros, les étudiants « injectent 120 millions d’euros dans l’économie locale » ;
in La Lettre de l’Enseignement Supérieur de l’Agglomération Rémoise, n°3,
décembre 2005.
28
Ce que Saint-Germain appelle le « positivisme gestionnaire » (Saint-Germain,
2001).

47
tout Européen devrait avoir pour réussir dans une société et une
économie fondées sur la connaissance ». L’esprit d’entreprise,
avant même la culture générale, en fait partie dans le prolonge-
ment des perspectives ouvertes par Lisbonne qui « soulignent la
nécessité de renforcer l’esprit d’entreprise dans les sociétés euro-
péennes (…). L’éducation et la formation devraient permettre
l’acquisition des compétences nécessaires pour créer et gérer
une entreprise » (Conseil Européen, 2001, p.14)29. En définitive,
l’Université devient une organisation enseignant l’art de l’organi-
sation pour former une société d’entrepreneurs où chacun se
réalisera dans un projet marquant sa capacité à intervenir dans le
monde marchand.
Rien n’est dit, dans les multiples rapports d’experts, sur
l’organisation du travail qui détermine pourtant en grande partie
le type de connaissances à détenir pour s’employer. Or, les nou-
velles formes d’organisation soumettent une grande partie de la
population à la précarité en multipliant les sous-traitances et les
formes d’intervention contractualisées qui favorisent la mise en
concurrence des travailleurs au sein des organisations et entre
fournisseurs de biens et services. L’éducation à l’esprit d’entre-
prise n’est alors que la légitimation de ces nouvelles formes de
travail : les individus doivent adopter les mêmes règles de gestion
que les entreprises. Ainsi, tout salarié doit désormais justifier
l’existence de son emploi par des missions et des responsabilités
assumées individuellement, et son activité est mesurée sur la
base d’indicateurs de performance. Tout employé ou demandeur
d’emploi doit manifester, dans l’exercice de son emploi ou dans
la recherche de son emploi, des qualités personnelles qui le
rapprochent, là aussi, d’un « petit entrepreneur » capable de
s’organiser selon ce qu’il suppose être la demande du marché.
Enfin, tout travailleur doit être en capacité de révéler son travail
dans le cadre de la gestion des compétences : le secret des
savoir-faire étant considéré comme suspect et contre-productif,
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Le manque d’esprit d’entreprise caractériserait les Français par rapport aux
Américains. Si le modèle américain doit être adopté par l’Europe, c’est que
l’entrepreneuriat y est enseigné car considéré comme le moteur principal de la
croissance (Fayolle, 1999). Cette antienne libérale est mise à mal par les études
scientifiques qui montrent au contraire un dynamisme entrepreneurial plus fort
en France qu’aux États-Unis (Jorda, 2005). Ensuite, cette réforme éducative
suppose que les organisations réclament plus d’initiative et de prises de risque
aujourd’hui qu’hier. Nous pouvons en douter : la traçabilité et la certification des
opérations avec leur lot de procédures à respecter contraignent davantage
l’ensemble des travailleurs, y compris les cadres. Les États-Unis sont à ce titre
« remarquables » : les normes ISO et l’éthique managériale y sont articulées
avec la logique du contrat qui veut que tout soit écrit, formalisé, pour instaurer la
confiance dans la relation marchande.

48
les manières de travailler doivent être stockées dans l’organi-
sation qui, seule, détient le monopole des procédés efficaces,
après avoir recomposé et codifié les savoirs tirés de l’expérience.
Ainsi, en faisant de l’Université une organisation comme les
autres, l’économie de la connaissance livre les futurs étudiants à
la précarité dans ses multiples dimensions. Les universitaires
ont alors à se poser la question de leur rôle dans une organi-
sation dont la forme est, aujourd’hui, définie sans eux…
2 Le rôle des universitaires dans la société des entrepreneurs
En transformant les institutions républicaines en organes
productifs et rentables, le fonctionnalisme gestionnaire réforme
en profondeur la justice, la police, la santé, la recherche et
l’éducation qui sont, à des degrés divers, concernées par la
même évolution : juges, policiers, personnels hospitaliers, cher-
cheurs et enseignants sont désormais tenus de veiller à l’efficience
de leurs actes, sous le contrôle technocratique d’indicateurs de
performance. Ici, nous nous inquiéterons du processus de décom-
position de l’Université sous l’effet de la logique entrepreneuriale.
Discours et outils révèlent des « manipulations symboliques »
(Boltanski, Chiapello, 1999) et renvoient à des pratiques éduca-
tives particulières que nous préciserons. La difficulté principale
tient au fait qu’ils s’imposent de manière quasi naturelle à la
communauté universitaire alors qu’ils traduisent une conception
particulière du monde (comptable), du travail (gestionnaire) et
du savoir (utilitaire). Les connaissances deviennent des choses à
gérer et à manager ; leur industrialisation entraîne une conformité
de la pensée inquiétante pour qui se soucie de raison critique.
2.1 La gestion des connaissances
L’exigence de professionnalisation des études met en demeure
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les universités, accusées de mal préparer au monde du travail, de
mettre en rapport les diplômes avec les perspectives d’emploi.
Dès les années 1960, les experts de l’administration et les
employeurs caractérisaient les diplômes universitaires par leur
« faible rendement » et le manque de débouchés qu’ils offraient
à leurs détenteurs. Cette accusation sera davantage prononcée à
partir des années 1970 avec l’explosion des effectifs étudiants
(Passeron, 1986, pp. 373-374). Des filières seront estampillées
« excellentes » du fait même qu’elles proposent des débouchés
quasi certains (MST, MSG, DESS…). Le caractère professionnel
de l’Université sera affirmée en 1984 avec la loi Savary qui
transforme les universités en Établissements Publics à Caractère

49
Scientifique, Culturel et Professionnel (EPSCP). En 1991, est
présenté un plan de professionnalisation des formations initiales
visant à renforcer les liens entre le monde du travail et le monde
éducatif (Roche, 1999). L’année suivante, la Charte des Program-
mes annonce le passage d’un enseignement centré sur les savoirs
disciplinaires à un enseignement visant à produire des compé-
tences (Tanguy, 1994). Plutôt que de transmettre des savoirs et
une culture universitaire, il s’agit désormais de développer des
compétences en relation avec les qualités attendues par le monde
professionnel.
La logique des compétences provient directement du monde
de la formation continue et des grandes organisations. Avec la
réforme LMD, elle s’étend aux filières dites « générales » dans
le cadre de la constitution du grand espace européen de l’ensei-
gnement supérieur où seule l’employabilité permet d’accéder à la
société de la connaissance. D’où le grand regret des experts de
l’éducation pour qui « les nouveaux diplômes auraient dû être
définis par les compétences, connaissances et savoir-faire qu’ils
permettent d’acquérir. Cette démarche, habituelle dans les
formations professionnelles et dans le cadre de la formation
continue où la VAE la rend nécessaire, n’a pas été adoptée pour
les formations générales » (Rapport au MEN, 2005, p.26). Ce
rapport préconise que soit lancée une grande concertation avec les
partenaires professionnels pour… professionnaliser l’ensemble des
formations universitaires. Cette année, le Comité de suivi de la
Licence, destiné à émettre des recommandations aux respon-
sables de diplôme et à diffuser les « bonnes pratiques », met
l’accent sur les fonctions d’accueil et d’orientation des étudiants
en vue de leur insertion professionnelle qui exigent, de la part
des enseignants, « une appréhension qualitative des métiers et
quantitative des débouchés » (Comité de suivi de la Licence,
2005).
Avec la gestion des compétences, l’enseignement devient une
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offre de formation adaptée aux besoins (supposés) des emplo-
yeurs : quelles connaissances et quels savoir-faire ont acquis les
étudiants lors de leur cursus afin de faciliter leur recrutement et
de les mettre en concurrence. De leur côté, les étudiants ont
besoin de savoir quels débouchés professionnels proposent les
diplômes envisagés afin de les comparer. Ainsi, l’opération de
traduction des diplômes en compétences vise à faire reconnaître
que les savoirs théoriques, jusqu’ici validés par le niveau et le
type de diplôme obtenu, ne représentent qu’une partie des
compétences. Sont également requis des savoir-faire, ou savoirs
en action observables en situation, et des savoir-être, ou attitudes
et caractéristiques de personnalité nécessaires pour réaliser une

50
tâche. Toutes ces compétences, y compris les plus théoriques,
sont mesurables et conditionnent l’employabilité de l’individu.
Deux difficultés majeures concernent cette opération de
traduction :
- Les experts considèrent l’éducation comme un travail parti-
culier qui suppose des compétences à l’entrée et les développe
au cours de la formation. L’ensemble du système éducatif est
enjoint, comme dans la formation continue, de définir des
chaînes de compétences pour établir des parcours de formation
cohérents. Une certaine normalisation des types de compétences
sera le résultat le plus immédiat car ne pourra être retenue
comme compétence qu’une opération soumise à évaluation. Les
procédures d’évaluation du travail sont aujourd’hui critiquées
pour ne retenir précisément que la part visible, car mesurable,
du travail et de produire un effet pervers bien connu : la course
aux chiffres (Déjours, 2003).
- Les experts envisagent les compétences sans en donner une
définition précise. Or, dans le monde du travail, existent autant
de définitions que d’auteurs et autant de référentiels de compé-
tences que d’organisations. Il est donc demandé aux universi-
taires de produire un résultat qui n’aura aucune portée « univer-
selle », d’autant plus que la nature de la compétence est de se
révéler en situation. Les organisations n’étant pas en mesure de
prévoir les métiers de demain accordent aujourd’hui une place
centrale aux compétences transversales que l’on peut repérer
dans des métiers différents, voire très éloignés : compétences
relationnelles, managériales, cognitives30…
Le développement des compétences cognitives pourrait être
le terrain d’élection de l’enseignement, mais le fait même
d’envisager des « compétences cognitives » suppose des instru-
ments permettant de les mesurer en réduisant la pensée à des
procédés cognitifs liés entre eux par des opérations logiques.
Pour évaluer ce type de compétences, il s’agit de soumettre des
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problèmes que les étudiants ont à résoudre en employant les
outils adaptés. C’est donc une nouvelle conception de la relation
éducative que propose la logique des compétences : elle est en
relation étroite avec la conception moderne du travail qui n’est
plus l’exercice d’un métier exigeant les connaissances appro-
fondies des procédés, des produits, des matières…, mais davan-
tage la gestion d’une mission dont l’organisation attend des
résultats chiffrés. Les savoirs étant rapidement obsolètes dans
l’économie apprenante (OCDE, 2000, p.78) et stockés dans les
30
Ainsi, dans le Répertoire Opérationnel des Métiers et des Emplois (ROME) de
l’ANPE, l’intervenant d’action sociale a quelque proximité avec le démarcheur à
domicile, empathie oblige !

51
organisations après avoir été sélectionnés, ils n’ont guère à être
approfondis. Comptent bien plus la capacité à se mouvoir dans
un monde changeant qui réclame d’apprendre à apprendre et
une capacité d’adaptation rapide à des contextes différents.
L’application d’outils de résolution de problème permet ainsi
d’assurer la transversalité des compétences à laquelle doit
répondre la transversalité des connaissances.
L’Université se doit également de veiller à la qualité de sa
production. Les procédures d’évaluation et de contrôle de la
qualité, initiées dans l’industrie, puis appliquées aux services,
concernent désormais l’éducation considérée comme un service
particulier rendu aux étudiants et aux organisations. En France,
le Conseil National de l’Évaluation (CNE) est en charge de
l’assurance qualité, définie comme « une description de tout ce
qui est entrepris pour s’assurer que les étudiants impliqués dans
leurs études peuvent tirer un bénéfice maximum des possibilités
de formation qui leur sont offertes »31. La qualité des diplômes
repose sur la certification des compétences acquises par le
respect d’indicateurs mesurant l’adéquation des objectifs péda-
gogiques des diplômes avec les résultats obtenus. La logique
qualité tend à faire de l’étudiant un consommateur qui attend
d’un produit qu’il remplisse la fonction pour laquelle il a été
conçu ; elle permet aussi aux employeurs d’être rassurés sur le
niveau des compétences ajoutées puisqu’elles sont certifiées par
l’Université. En attendant que soient définies des normes de
qualité par les experts de l’éducation, les universités doivent se
préparer à accueillir de nouveaux clients en proposant des
formations attractives, alors que leurs ressources financières et
matérielles sont misérables32. Deux marchés sont aujourd’hui
visés : celui des étudiants étrangers et celui des nouveaux
bacheliers. Pour le premier, l’Europe propose des indicateurs
standardisés pour établir des comparaisons entre universités afin
de faire jouer une concurrence qui conduira chaque établisse-
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ment à améliorer son efficacité et sa qualité pour satisfaire cette
« forte demande potentielle » (CNE, 1999). Pour le second, la
démographie étant têtue, la loi d’orientation et de programme

31
Il suit en cela les recommandations européennes : c’est le processus de Bologne
initié en 1999 qui vise à garantir la qualité de l’enseignement supérieur à partir
d’outils et de critères comparables.
32
Rappelons que les universités disposent des moyens alloués les plus faibles
parmi l’enseignement supérieur : 6820 € par étudiant, contre 13 170 € en classes
préparatoires, 11 990 € en STS, 9 320 € en IUT. Ainsi, ce sont les étudiants
« qui ont le plus besoin d’encadrement et de soutien que l’on finance le moins »,
comme le rappelle un récent rapport remis au Ministre de l’Éducation Nationale
par l’Inspection Générale de l’Administration de l’Éducation Nationale et de la
Recherche (IGA ENR, 2006).

52
pour l’avenir de l’école a fixé, en 2005, l’objectif de diplômer
de l’enseignement supérieur 50% d’une classe d’âge. C’est par
la professionnalisation et l’attractivité des formations que nous
pourrons passer d’un taux compris entre 38 et 40% au taux de
50% d’ici 2015 (Rapport au MEN, 2005, pp.32-33). Cet objectif
« ambitieux » est encore une fois justifié par l’élévation indis-
pensable des niveaux d’étude comme facteur essentiel de la
compétitivité économique ; il exige de la part des enseignants
d’être soucieux de l’accueil et de l’orientation des nouveaux
étudiants (IGA ENR, 2006, p.3), et des universités qu’elles
soient encore plus soucieuses des moyens financiers qui leur
sont alloués…
2.2 La rationalisation des enseignements
En faisant correspondre les enseignements universitaires aux
exigences de l’employabilité, le processus de rationalisation en
cours dans le champ éducatif épouse celui qui concerne la sphère
du travail. Décomposés en compétences vérifiables, les diplômes,
y compris les plus généralistes, sont soumis à la standardisation,
d’autant plus que leur mise en concurrence au niveau régional
et international exige une codification toujours plus précise. Les
informations concernant le rendement des études multiplient les
indicateurs selon des standards nationaux, voire européens, censés
favoriser la mobilité des cerveaux. La rationalisation de l’ensei-
gnement procède selon les mêmes principes que celle du travail,
transformant le travail universitaire en travail comme les autres :
définition précise des tâches pédagogiques, des outils et méthodes
à appliquer et faire appliquer, des compétences développées, des
procédures d’évaluation…
Avec l’économie des connaissances, il s’agit d’étendre à la
production des savoirs les règles d’efficacité qui président à
toute production de biens ou de services – objectivation et
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décomposition des tâches, recomposition et standardisation des
méthodes et outils – afin d’en améliorer la transmission33. L’appli-
cation au savoir de l’épreuve de la rationalisation transforme
l’enseignant en exécutant d’une procédure définie grâce à sa
coopération, mais contre sa propre expérience. De même que
l’ouvrier était placé au centre de l’industrialisation pour son
habileté et son expérience des outils et de la matière, de même
l’enseignant est utile pour son savoir et son expérience
éducative. Tous deux sont cependant suspectés de ne pas
33
Car « les efforts tentés pour expliciter davantage (le savoir) dans les services
aux entreprises peuvent s’avérer instructifs pour le secteur de l’éducation »
(OCDE, 2000, p.13).

53
favoriser l’innovation, mais de dire la tradition, de manquer de
science : « l’une des difficultés tient au fait que les enseignants
manquent d’une base de savoir scientifique et se fondent en
grande partie sur leur expérience personnelle » (OCDE, 2000,
p.49). Le travail de révélation des savoirs enseignants pourra
conduire à la codification et au stockage des savoirs grâce aux
nouvelles technologies de l’information – développement de
systèmes experts, cours numérisés… –, comme hier les savoirs
ouvriers furent stockés dans les machines. Pour préparer ce monde
rêvé par des experts, les tâches administratives et pédagogiques des
enseignants augmentent considérablement, reléguant la recherche
« du côté des activités annexes du métier » (Faure, Soulié, 2005,
p.38). Le développement des formations professionnalisantes
transforme la nature de leur travail et de nouveaux savoir-faire
sont requis : connaissance du marché local et des emplois aux-
quels ils préparent, accueil, orientation et sélection des étudiants,
encadrement des équipes pédagogiques de plus en plus complexe
quand elles comprennent des professionnels et des universitaires,
élaboration de maquettes dont la standardisation impose des
contraintes technocratiques fortes, conception de livrets techniques
permettant de préciser objectifs et modes d’évaluation des
éléments composant la maquette, etc. Ces « compétences étant
peu partagées » par les universitaires, cela « nécessite qu’ils
acquièrent, en formation initiale ou continue, de nouvelles
compétences et que leur investissement dans ces fonctions soit
reconnu » (Comité de suivi de la Licence, 2005).
Après avoir été un artisan inscrit dans une corporation –
Universitas – disant la tradition dans le respect des dogmes
religieux, après avoir été un républicain formant des citoyens
dans le respect des valeurs humanistes, l’universitaire devient
aujourd’hui un gestionnaire connaissant le marché du travail,
capable d’orienter les étudiants dans leur projet professionnel,
dans le respect des objectifs pédagogiques traduits en termes de
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compétences. Il lui faut veiller à l’utilité des connaissances et
des outils transmis aux étudiants, évaluer la qualité des pro-
grammes et le rendement des formations, réaliser des tableaux
de bord à partir d’indicateurs standardisés dans une perspective
d’amélioration continue des formations qu’il gère. Manager
d’une équipe pédagogique, il se doit de l’accompagner dans la
fonction d’encadrement des étudiants et proposer des innova-
tions pour cultiver le changement. Il n’est guère surprenant que
les enseignants se sentent envahis par les tâches bureaucratiques
et pédagogiques. Car l’essentiel est de travailler, toujours plus,
alors que d’autres que lui cherchent dans le cadre de pôles
excellents engagés dans la compétition internationale pour

54
recruter et fidéliser les meilleurs cerveaux. Bientôt, ses compé-
tences seront évaluées à des fins de carrière et de rémunération,
comme le suggèrent sans vraiment le dire, tant le sujet est
encore tabou, rapports et experts34. En effet, la rationalisation de
l’enseignement provoque une hiérarchisation croissante au sein
du corps enseignant qui réclame la mise en place de procédures
d’évaluation du travail destinées à matérialiser le lien de subor-
dination, à faire de l’enseignant-chercheur non pas un agent au
service de l’État, mais un contractuel au service de l’organisation.
L’universitaire doit d’abord être exemplaire aux yeux des
professionnels, des partenaires, des étudiants afin de rendre sa
formation attractive : il doit diffuser une bonne image de
l’université qui l’emploie et de lui-même. Les capacités rela-
tionnelles qu’il doit ou devra développer sont celles qui sont
attendues par le marché du travail et de l’éducation dont il se
trouve être un acteur essentiel, voire un intermédiaire. Il doit
donc, par empathie, adopter les règles de comportement et les
modes de raisonnement en usage dans les professions visées par
le diplôme qu’il gère. Ce type d’enseignant fait la promotion
d’un type particulier de culture dont il est lui-même porteur : la
sous-culture gestionnaire. Les enseignements n’ont plus à
approfondir les savoirs et favoriser la raison critique, mais à
privilégier la résolution de problèmes. Cette technicisation des
savoirs tend à les vider de leur contenu historique, culturel,
social et, plus encore, politique, dans la mesure où il s’agit de
prendre la mesure des choses et de les traiter selon des méthodes
éprouvées. Car dans le monde rêvé des experts, l’éducation a,
avant tout, « pour finalité d’apprendre à être autant qu’à tra-
vailler », et les êtres dont il s’agit sont des « personnes ayant le
pouvoir de gérer leur propre capital » (OCDE, 2003, p.142). À
l’idéal de la société de la connaissance correspond un idéal
humain ; quelqu’un qui vit sa vie comme un entrepreneur, qui
réussit en accumulant du capital, humain et social. C’est cet
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individu considéré comme une micro-entreprise que doit former
l’éducation au service de la compétition économique.
Enfin, cette sous-culture se présente comme technicienne,
objective, éloignée des considérations arbitraires de l’idéologie
si présentes encore au sein des universités et qui les empêchent
de s’adapter aux temps modernes. Or, l’utilité des savoirs que
cette sous-culture favorise porte en elle les germes d’une morale
particulière. Aux XVIIIe et XIXe siècles, le peuple devait être
éduqué de manière utile afin de garantir l’ordre et la discipline :

34
Par exemple, la CPU plaide pour une évaluation des tâches universitaires, aussi
bien pédagogiques que scientifiques ; www.cpu.fr.

55
un peuple éduqué n’est pas réellement un peuple qui débat,
mais plutôt un peuple sage et obéissant. Aujourd’hui, l’utilité
économique des savoirs a l’avantage de moraliser en proposant
la morale comme chose intéressante à acquérir pour la réussite
sociale, professionnelle. Elle est un outil de gestion de la vie
comme les autres dans lequel il faut investir car elle est ren-
table. Elle se présente comme une compétence à détenir par les
salariés au même titre que d’autres savoir-être. Au total, la
culture gestionnaire vise à produire des individus souples et
adaptables afin de régler définitivement la « question sociale » :
dès lors que chacun se pensera et pensera l’autre comme un
détenteur de capital, sa place dans la société ne sera que le reflet
légitime, car objectif, de ses qualités et motivations person-
nelles. En détachant l’éducation et les savoirs des rapports au sein
de la société par l’objectivation et la gestion des compétences,
l’économie de la connaissance promet une société pacifiée, sans
conflits, où la conformité est un gage de réussite. Seuls
compteront l’esprit d’entreprise et le capital humain dans un
monde libéré des débats politiques et tourné vers l’accumu-
lation des richesses matérielles.

Conclusion
Au terme de cet article, l’auteur pense que les universitaires
feraient bien de se saisir au plus tôt des questions touchant au
devenir de l’Université et au sens de leur métier. En faisant des
connaissances des instruments au service de la croissance éco-
nomique, comme si le lien entre éducation et économie était
naturel, les réformes en cours risquent d’exclure les enseignements
et les recherches non conformes car non rentables. Cette norma-
lisation des savoirs, bien loin d’être un progrès pour notre pays
et pour nos enfants, indique plutôt une régression.
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Si les experts s’acharnent autant sur le système éducatif, ce
n’est pas tant pour ses bienfaits économiques que pour sa capa-
cité à produire un type particulier d’individu, prêt à se former et
à travailler « du berceau jusqu’à la tombe ». L’Université doit
préparer les étudiants à connaître des carrières chaotiques, à
cultiver le changement plutôt que la résistance, à gérer leur vie
comme on gère une entreprise. Pour cela, elle doit produire un
cadre de référence commun qui passe par la standardisation des
savoirs et permet de comprendre et de supporter les change-
ments : autrement dit, la précarité des statuts et des emplois, un
pouvoir d’achat réduit, une sur-éducation par rapport aux exi-
gences réelles des emplois. Ce n’est guère pour le bien-être des

56
individus que ces réformes sont mises en œuvre, mais pour le
bénéfice d’une machine économique dont les rouages ne
tolèrent plus les frottements inefficaces, les débats stériles, les
contemplations inutiles. L’éducation ne doit plus être un obstacle
potentiel au développement économique, mais au contraire, doit
être placée, au même titre que la politique, au service de la
croissance, en produisant une main-d’œuvre acceptant les termes
du contrat marchand, les formes modernes d’organisation du
travail… Le fait même de laisser de moins en moins de temps
aux chercheurs de chercher, de les pousser à devenir des
entrepreneurs du savoir, ne peut que condamner à mort
l’Université en la soumettant aux mêmes conditions et formes
de travail que toutes les autres organisations.

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