Henri Jorda
2007/3 N° 5 | pages 41 à 59
ISSN 1953-6119
ISBN 9782296041257
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-marche-et-organisations-2007-3-page-41.htm
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l’OCDE, « les économistes et autres spécialistes admettent géné-
ralement que les compétences et le savoir jouent un rôle essentiel
en stimulant la croissance économique » (OCDE, 2000, p.17).
Pour l’UE, l’Europe de la connaissance est d’emblée l’idéal éco-
nomique à atteindre dans la compétition mondiale où les États-
Unis occupent une position dominante incontestable (Commis-
sion Européenne, 2003). Cette connaissance étant « produite » au
sein du système éducatif, c’est donc à ce dernier de soutenir la
croissance en améliorant la qualité de ses prestations : « une
bonne politique de croissance passe (par) une amélioration de la
qualité du système éducatif » (Aghion, Cohen, p.26)21.
Ce nouveau credo économique est repris dans de multiples
rapports, études, ouvrages et médias de toutes sortes. Le citoyen
doit y croire : dans la société de demain, il sera plus heureux en
étant mieux formé, son pays sera plus riche et moins inégalitaire
si les niveaux d’éducation sont supérieurs. Pourtant, les rela-
tions entre éducation et croissance sont plus troubles que ce que
les experts veulent bien nous en dire. Elles ont commencé à être
étudiées avec le développement des comptabilités nationales
quand le niveau d’éducation a été considéré comme un facteur de
production au même titre que le capital et le travail : dans les
premiers modèles, le taux de croissance économique était déter-
miné par le taux de croissance du niveau scolaire. Les résultats des
tests ayant été peu concluants, les modèles dits de « croissance
endogène » ont privilégié une approche moins mécanique :
l’éducation ne détermine pas directement la richesse, mais plutôt
l’efficacité avec laquelle il est possible de la produire. Mieux
éduqués, les pays et les hommes sont capables d’innover, de
s’adapter, donc le taux de croissance s’élève avec le niveau
d’éducation. Les tests empiriques montrent des résultats bien
contradictoires et, surtout, l’éducation peut aussi bien être appré-
hendée comme un effet de la croissance plutôt que comme une
cause : c’est parce qu’un pays est plus riche qu’il décide d’affecter
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dans l’économie de la connaissance, « une attention particulière
est accordée aux moyens d’améliorer la production, le transfert et
l’utilisation du savoir dans le secteur de l’éducation » (OCDE,
2000, p.5). Ou alors, l’économie et la société de la connaissance
reposent sur la production, la transmission, la diffusion et l’ex-
ploitation de la connaissance (Commission Européenne, 2003,
p.6). Ce discours qui se présente comme nouveau n’est pourtant
que la représentation « moderne » des relations entre, d’une
part, le monde de la production et du travail, et, d’autre part, le
monde du savoir et de l’éducation. Soit l’éducation ne prépare
pas au travail et en éloigne le citoyen libre et éclairé comme
dans la tradition grecque, soit les savoirs utiles sont préférables
aux jeux de l’esprit comme dans la tradition des Lumières.
C’est avec la révolution industrielle qui place le travail au
centre des sociétés et explique le monde selon des causes et des
effets mesurables, que les choses de l’esprit seront considérées
comme bien trop sérieuses pour être des jeux : il s’agit de pro-
duire des savoirs utiles, capables, après expérience, de produire
des effets utiles. Le savoir contemplatif est relégué au rang de
conjectures inutiles ; la science, avec ses outils et ses techniques,
est en mesure d’assurer le bonheur sur terre qui se réduit à un
bonheur matériel. Dès lors, l’éducation est conçue comme un
instrument favorisant la richesse des nations : pour faciliter le
commerce, il est bien plus nécessaire de disposer d’une popula-
tion instruite, capable de lire, écrire et compter. Pour Diderot,
l’enseignement au collège pose problème du fait de la philo-
sophie « fausse » qui n’est que spéculation abstraite ; pour Smith,
l’enseignement du latin n’est guère utile aux enfants du peuple
car si « on leur enseignait les premiers éléments de la géométrie
et de la mécanique, l’éducation de cette classe du peuple serait
peut-être aussi complète qu’elle est susceptible de l’être » afin
d’exercer les « métiers ordinaires » (Smith, 1976, p.376). Les
tensions entre savoirs utiles et savoirs gratuits seront vives au
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Wilhelm von Humboldt (1767-1835), linguiste et philosophe allemand, fonda
l’université de Berlin en 1810 : l’enseignement y était étroitement lié à la recher-
che, et chacun était libre de chercher et d’étudier selon sa propre volonté (la
culture de soi ou bildung) et non en fonction des intérêts de l’État. Cette concep-
tion de l’Université sera prise pour modèle par la IIIe République ; lire cette
histoire dans (J. Verger, 1986).
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pour leur manque d’efficacité : le thème du changement leur
impose d’épouser les traits de l’organisation marchande. Comme
toutes les autres choses, la connaissance elle-même est devenue
un bien économique : là est peut-être la nouveauté de notre
temps. Transformée en capital, l’éducation fait l’objet d’une
accumulation, connaît un rendement : les hommes sont dès lors
des ressources économiques, leur savoir doit être rationalisé tout
comme leur travail.
La connaissance étant considérée comme une production par-
ticulière, les experts actuels s’appuient sur les travaux d’Herbert
Simon et, plus généralement, sur les recherches cognitivistes,
pour en faire un objet manipulable, de l’« information ». L’infor-
mation a l’avantage de l’objectivité puisqu’elle n’est en rien
attachée à une personne ou à un groupe ; elle a été retenue selon
un processus de sélection qui l’a identifiée comme utile, effi-
cace, et peut donc être stockée et transportée comme une
marchandise (Foray, 2000, p.48). Tout comme Andrew Ure
imaginait une société idéale où la machine travaille pour les
hommes et les libère de toute servilité, l’économie de la connais-
sance porte en elle les germes d’une utopie menaçante pour les
libertés puisqu’il s’agit d’imaginer des machines à penser, ou
plutôt de transformer les hommes en machines pensantes et les
enseignants en techniciens du savoir. De même que le travail a
été chosifié et standardisé dans le cadre du processus de rationa-
lisation, le mythe d’un homme armé d’un savoir objectif, au
service de la concurrence économique, en fait une ressource
recyclable à l’infini. La formation tout au long de la vie fait partie
de cette utopie de la programmation de la machine humaine :
apprendre du « berceau jusqu’à la tombe »23 fait de chaque être
une machine apprenante, capable de reformater ses connais-
sances selon la demande des employeurs. La gestion des
ressources humaines se fait fort d’adapter en permanence le
capital humain à l’évolution du travail : avec des savoirs qui ne
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23
L’expression est de l’OCDE ; elle a été reprise par la Commission euro-
péenne (Laval, Weber, 2002, p.90 et p.119).
24
Nous discuterons des compétences dans la seconde partie.
25
Selon la Commission européenne, les nouveaux défis réclament la transdis-
ciplinarité alors que les universités sont trop cloisonnées selon les disciplines ;
il s’agit donc de réorganiser les savoirs (Commission européenne, 2003, p.8)
45
aujourd’hui les organisations productives et le marché des
capitaux humains.
1.2 L’entreprise dans la nouvelle culture universelle
Alors que l’institution renvoie à des valeurs universelles,
républicaines, il lui est demandé de se transformer, dans l’éco-
nomie de la connaissance, en organisation et d’en adopter les
modes de fonctionnement et de direction : la gestion, le mana-
gement, la qualité, l’évaluation deviennent dès lors les principes
d’après lesquels sont instaurées les « bonnes pratiques ». L’utilité
des savoirs étant censée améliorer l’efficacité des organisations,
faire de l’Université une organisation comme les autres a au moins
la vertu de la cohérence. Ce processus en cours renvoie plus large-
ment à la place des institutions et, à la première d’entre elles,
l’État tenu de devenir lui aussi un organe au service de l’économie,
réalisant ainsi l’utopie saint-simonienne d’une société dirigée par
l’industrie. Ce fonctionnalisme, aux racines anciennes, se lit
aujourd’hui dans les thèmes rebattus de l’inadaptation des
institutions et de leur résistance au changement.
L’Université, comme toutes les autres institutions, doit revêtir
les habits de la gestion, prendre la forme d’une « entreprise du
savoir » (CNE, 1997) pour adapter son offre de formation. Les
travaux anglo-saxons proposent ainsi, avec l’effacement progressif
du rôle des États nationaux, la réduction des fonds publics et
l’obligation de résultats, de gérer les universités comme des
entreprises. En France, les réformes engagées depuis les années
1980 vont toutes en ce sens : autonomie des établissements dans
le cadre de la contractualisation, responsabilité des dirigeants à
tous les niveaux, y compris au sein des laboratoires de recherche,
évaluation des pratiques pédagogiques et scientifiques. L’adoption
par les lieux du savoir des méthodes et outils gestionnaires est un
seuil nouveau franchi par le processus de légitimation de la sous-
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enseignement supérieur. Nouvelle frontière technologique, porte-
drapeau de l’esprit d’entreprise, les États-Unis ont bien compris,
selon les experts, que l’entrepreneuriat était le moteur de la
croissance. D’où il vient, d’abord, que les universités sont des
entreprises et, ensuite, que la culture d’entreprise doit être le
ferment éducatif des jeunes générations.
Comme entreprises, les universités sont en concurrence afin
d’attirer à elles les clients en leur proposant une offre de forma-
tion de qualité adaptée à leurs besoins26. L’étudiant est ainsi
considéré comme un consommateur d’éducation, voire un
consommateur tout court27. Il s’agit aussi de fidéliser les
ressources humaines, du moins celles qui dispensent les savoirs
les plus utiles ou attractifs. Au niveau européen, la réforme LMD
permet de standardiser les niveaux d’éducation afin de favoriser
les comparaisons, et donc la concurrence, entre universités, ainsi
que la mobilité des étudiants et des enseignants, car, comme tout
capital, le capital humain doit pouvoir circuler librement et
s’investir là où son rendement sera le plus élevé. Entreprises du
savoir, les universités sont considérées comme des infra-
structures qui participent de l’attractivité des territoires en
mettant à la disposition des employeurs locaux une main-
d’œuvre prête à l’emploi. Leur gestion doit prendre la mesure
de la production éducative en identifiant des écarts par rapport
aux objectifs et aux normes du « marché éducatif » ; le pilotage
budgétaire se fait alors d’après les écarts constatés. Ce manage-
ment universitaire permet de faire l’économie des questions poli-
tiques et privilégie des micro-décisions de type technocratique28.
Ensuite, si une culture commune doit être transmise au sein
de l’enseignement supérieur, c’est bien celle de l’entreprise ; ce
qui, pour lors, n’est réalisé qu’au sein des écoles d’ingénieur et
de commerce. En injectant une énergie supplémentaire dans
l’éducation réformée selon les principes de la gestion, l’entre-
preneuriat arrachera notre pays des traditions pesantes dans
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tout Européen devrait avoir pour réussir dans une société et une
économie fondées sur la connaissance ». L’esprit d’entreprise,
avant même la culture générale, en fait partie dans le prolonge-
ment des perspectives ouvertes par Lisbonne qui « soulignent la
nécessité de renforcer l’esprit d’entreprise dans les sociétés euro-
péennes (…). L’éducation et la formation devraient permettre
l’acquisition des compétences nécessaires pour créer et gérer
une entreprise » (Conseil Européen, 2001, p.14)29. En définitive,
l’Université devient une organisation enseignant l’art de l’organi-
sation pour former une société d’entrepreneurs où chacun se
réalisera dans un projet marquant sa capacité à intervenir dans le
monde marchand.
Rien n’est dit, dans les multiples rapports d’experts, sur
l’organisation du travail qui détermine pourtant en grande partie
le type de connaissances à détenir pour s’employer. Or, les nou-
velles formes d’organisation soumettent une grande partie de la
population à la précarité en multipliant les sous-traitances et les
formes d’intervention contractualisées qui favorisent la mise en
concurrence des travailleurs au sein des organisations et entre
fournisseurs de biens et services. L’éducation à l’esprit d’entre-
prise n’est alors que la légitimation de ces nouvelles formes de
travail : les individus doivent adopter les mêmes règles de gestion
que les entreprises. Ainsi, tout salarié doit désormais justifier
l’existence de son emploi par des missions et des responsabilités
assumées individuellement, et son activité est mesurée sur la
base d’indicateurs de performance. Tout employé ou demandeur
d’emploi doit manifester, dans l’exercice de son emploi ou dans
la recherche de son emploi, des qualités personnelles qui le
rapprochent, là aussi, d’un « petit entrepreneur » capable de
s’organiser selon ce qu’il suppose être la demande du marché.
Enfin, tout travailleur doit être en capacité de révéler son travail
dans le cadre de la gestion des compétences : le secret des
savoir-faire étant considéré comme suspect et contre-productif,
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les manières de travailler doivent être stockées dans l’organi-
sation qui, seule, détient le monopole des procédés efficaces,
après avoir recomposé et codifié les savoirs tirés de l’expérience.
Ainsi, en faisant de l’Université une organisation comme les
autres, l’économie de la connaissance livre les futurs étudiants à
la précarité dans ses multiples dimensions. Les universitaires
ont alors à se poser la question de leur rôle dans une organi-
sation dont la forme est, aujourd’hui, définie sans eux…
2 Le rôle des universitaires dans la société des entrepreneurs
En transformant les institutions républicaines en organes
productifs et rentables, le fonctionnalisme gestionnaire réforme
en profondeur la justice, la police, la santé, la recherche et
l’éducation qui sont, à des degrés divers, concernées par la
même évolution : juges, policiers, personnels hospitaliers, cher-
cheurs et enseignants sont désormais tenus de veiller à l’efficience
de leurs actes, sous le contrôle technocratique d’indicateurs de
performance. Ici, nous nous inquiéterons du processus de décom-
position de l’Université sous l’effet de la logique entrepreneuriale.
Discours et outils révèlent des « manipulations symboliques »
(Boltanski, Chiapello, 1999) et renvoient à des pratiques éduca-
tives particulières que nous préciserons. La difficulté principale
tient au fait qu’ils s’imposent de manière quasi naturelle à la
communauté universitaire alors qu’ils traduisent une conception
particulière du monde (comptable), du travail (gestionnaire) et
du savoir (utilitaire). Les connaissances deviennent des choses à
gérer et à manager ; leur industrialisation entraîne une conformité
de la pensée inquiétante pour qui se soucie de raison critique.
2.1 La gestion des connaissances
L’exigence de professionnalisation des études met en demeure
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Scientifique, Culturel et Professionnel (EPSCP). En 1991, est
présenté un plan de professionnalisation des formations initiales
visant à renforcer les liens entre le monde du travail et le monde
éducatif (Roche, 1999). L’année suivante, la Charte des Program-
mes annonce le passage d’un enseignement centré sur les savoirs
disciplinaires à un enseignement visant à produire des compé-
tences (Tanguy, 1994). Plutôt que de transmettre des savoirs et
une culture universitaire, il s’agit désormais de développer des
compétences en relation avec les qualités attendues par le monde
professionnel.
La logique des compétences provient directement du monde
de la formation continue et des grandes organisations. Avec la
réforme LMD, elle s’étend aux filières dites « générales » dans
le cadre de la constitution du grand espace européen de l’ensei-
gnement supérieur où seule l’employabilité permet d’accéder à la
société de la connaissance. D’où le grand regret des experts de
l’éducation pour qui « les nouveaux diplômes auraient dû être
définis par les compétences, connaissances et savoir-faire qu’ils
permettent d’acquérir. Cette démarche, habituelle dans les
formations professionnelles et dans le cadre de la formation
continue où la VAE la rend nécessaire, n’a pas été adoptée pour
les formations générales » (Rapport au MEN, 2005, p.26). Ce
rapport préconise que soit lancée une grande concertation avec les
partenaires professionnels pour… professionnaliser l’ensemble des
formations universitaires. Cette année, le Comité de suivi de la
Licence, destiné à émettre des recommandations aux respon-
sables de diplôme et à diffuser les « bonnes pratiques », met
l’accent sur les fonctions d’accueil et d’orientation des étudiants
en vue de leur insertion professionnelle qui exigent, de la part
des enseignants, « une appréhension qualitative des métiers et
quantitative des débouchés » (Comité de suivi de la Licence,
2005).
Avec la gestion des compétences, l’enseignement devient une
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50
tâche. Toutes ces compétences, y compris les plus théoriques,
sont mesurables et conditionnent l’employabilité de l’individu.
Deux difficultés majeures concernent cette opération de
traduction :
- Les experts considèrent l’éducation comme un travail parti-
culier qui suppose des compétences à l’entrée et les développe
au cours de la formation. L’ensemble du système éducatif est
enjoint, comme dans la formation continue, de définir des
chaînes de compétences pour établir des parcours de formation
cohérents. Une certaine normalisation des types de compétences
sera le résultat le plus immédiat car ne pourra être retenue
comme compétence qu’une opération soumise à évaluation. Les
procédures d’évaluation du travail sont aujourd’hui critiquées
pour ne retenir précisément que la part visible, car mesurable,
du travail et de produire un effet pervers bien connu : la course
aux chiffres (Déjours, 2003).
- Les experts envisagent les compétences sans en donner une
définition précise. Or, dans le monde du travail, existent autant
de définitions que d’auteurs et autant de référentiels de compé-
tences que d’organisations. Il est donc demandé aux universi-
taires de produire un résultat qui n’aura aucune portée « univer-
selle », d’autant plus que la nature de la compétence est de se
révéler en situation. Les organisations n’étant pas en mesure de
prévoir les métiers de demain accordent aujourd’hui une place
centrale aux compétences transversales que l’on peut repérer
dans des métiers différents, voire très éloignés : compétences
relationnelles, managériales, cognitives30…
Le développement des compétences cognitives pourrait être
le terrain d’élection de l’enseignement, mais le fait même
d’envisager des « compétences cognitives » suppose des instru-
ments permettant de les mesurer en réduisant la pensée à des
procédés cognitifs liés entre eux par des opérations logiques.
Pour évaluer ce type de compétences, il s’agit de soumettre des
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51
organisations après avoir été sélectionnés, ils n’ont guère à être
approfondis. Comptent bien plus la capacité à se mouvoir dans
un monde changeant qui réclame d’apprendre à apprendre et
une capacité d’adaptation rapide à des contextes différents.
L’application d’outils de résolution de problème permet ainsi
d’assurer la transversalité des compétences à laquelle doit
répondre la transversalité des connaissances.
L’Université se doit également de veiller à la qualité de sa
production. Les procédures d’évaluation et de contrôle de la
qualité, initiées dans l’industrie, puis appliquées aux services,
concernent désormais l’éducation considérée comme un service
particulier rendu aux étudiants et aux organisations. En France,
le Conseil National de l’Évaluation (CNE) est en charge de
l’assurance qualité, définie comme « une description de tout ce
qui est entrepris pour s’assurer que les étudiants impliqués dans
leurs études peuvent tirer un bénéfice maximum des possibilités
de formation qui leur sont offertes »31. La qualité des diplômes
repose sur la certification des compétences acquises par le
respect d’indicateurs mesurant l’adéquation des objectifs péda-
gogiques des diplômes avec les résultats obtenus. La logique
qualité tend à faire de l’étudiant un consommateur qui attend
d’un produit qu’il remplisse la fonction pour laquelle il a été
conçu ; elle permet aussi aux employeurs d’être rassurés sur le
niveau des compétences ajoutées puisqu’elles sont certifiées par
l’Université. En attendant que soient définies des normes de
qualité par les experts de l’éducation, les universités doivent se
préparer à accueillir de nouveaux clients en proposant des
formations attractives, alors que leurs ressources financières et
matérielles sont misérables32. Deux marchés sont aujourd’hui
visés : celui des étudiants étrangers et celui des nouveaux
bacheliers. Pour le premier, l’Europe propose des indicateurs
standardisés pour établir des comparaisons entre universités afin
de faire jouer une concurrence qui conduira chaque établisse-
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31
Il suit en cela les recommandations européennes : c’est le processus de Bologne
initié en 1999 qui vise à garantir la qualité de l’enseignement supérieur à partir
d’outils et de critères comparables.
32
Rappelons que les universités disposent des moyens alloués les plus faibles
parmi l’enseignement supérieur : 6820 € par étudiant, contre 13 170 € en classes
préparatoires, 11 990 € en STS, 9 320 € en IUT. Ainsi, ce sont les étudiants
« qui ont le plus besoin d’encadrement et de soutien que l’on finance le moins »,
comme le rappelle un récent rapport remis au Ministre de l’Éducation Nationale
par l’Inspection Générale de l’Administration de l’Éducation Nationale et de la
Recherche (IGA ENR, 2006).
52
pour l’avenir de l’école a fixé, en 2005, l’objectif de diplômer
de l’enseignement supérieur 50% d’une classe d’âge. C’est par
la professionnalisation et l’attractivité des formations que nous
pourrons passer d’un taux compris entre 38 et 40% au taux de
50% d’ici 2015 (Rapport au MEN, 2005, pp.32-33). Cet objectif
« ambitieux » est encore une fois justifié par l’élévation indis-
pensable des niveaux d’étude comme facteur essentiel de la
compétitivité économique ; il exige de la part des enseignants
d’être soucieux de l’accueil et de l’orientation des nouveaux
étudiants (IGA ENR, 2006, p.3), et des universités qu’elles
soient encore plus soucieuses des moyens financiers qui leur
sont alloués…
2.2 La rationalisation des enseignements
En faisant correspondre les enseignements universitaires aux
exigences de l’employabilité, le processus de rationalisation en
cours dans le champ éducatif épouse celui qui concerne la sphère
du travail. Décomposés en compétences vérifiables, les diplômes,
y compris les plus généralistes, sont soumis à la standardisation,
d’autant plus que leur mise en concurrence au niveau régional
et international exige une codification toujours plus précise. Les
informations concernant le rendement des études multiplient les
indicateurs selon des standards nationaux, voire européens, censés
favoriser la mobilité des cerveaux. La rationalisation de l’ensei-
gnement procède selon les mêmes principes que celle du travail,
transformant le travail universitaire en travail comme les autres :
définition précise des tâches pédagogiques, des outils et méthodes
à appliquer et faire appliquer, des compétences développées, des
procédures d’évaluation…
Avec l’économie des connaissances, il s’agit d’étendre à la
production des savoirs les règles d’efficacité qui président à
toute production de biens ou de services – objectivation et
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favoriser l’innovation, mais de dire la tradition, de manquer de
science : « l’une des difficultés tient au fait que les enseignants
manquent d’une base de savoir scientifique et se fondent en
grande partie sur leur expérience personnelle » (OCDE, 2000,
p.49). Le travail de révélation des savoirs enseignants pourra
conduire à la codification et au stockage des savoirs grâce aux
nouvelles technologies de l’information – développement de
systèmes experts, cours numérisés… –, comme hier les savoirs
ouvriers furent stockés dans les machines. Pour préparer ce monde
rêvé par des experts, les tâches administratives et pédagogiques des
enseignants augmentent considérablement, reléguant la recherche
« du côté des activités annexes du métier » (Faure, Soulié, 2005,
p.38). Le développement des formations professionnalisantes
transforme la nature de leur travail et de nouveaux savoir-faire
sont requis : connaissance du marché local et des emplois aux-
quels ils préparent, accueil, orientation et sélection des étudiants,
encadrement des équipes pédagogiques de plus en plus complexe
quand elles comprennent des professionnels et des universitaires,
élaboration de maquettes dont la standardisation impose des
contraintes technocratiques fortes, conception de livrets techniques
permettant de préciser objectifs et modes d’évaluation des
éléments composant la maquette, etc. Ces « compétences étant
peu partagées » par les universitaires, cela « nécessite qu’ils
acquièrent, en formation initiale ou continue, de nouvelles
compétences et que leur investissement dans ces fonctions soit
reconnu » (Comité de suivi de la Licence, 2005).
Après avoir été un artisan inscrit dans une corporation –
Universitas – disant la tradition dans le respect des dogmes
religieux, après avoir été un républicain formant des citoyens
dans le respect des valeurs humanistes, l’universitaire devient
aujourd’hui un gestionnaire connaissant le marché du travail,
capable d’orienter les étudiants dans leur projet professionnel,
dans le respect des objectifs pédagogiques traduits en termes de
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recruter et fidéliser les meilleurs cerveaux. Bientôt, ses compé-
tences seront évaluées à des fins de carrière et de rémunération,
comme le suggèrent sans vraiment le dire, tant le sujet est
encore tabou, rapports et experts34. En effet, la rationalisation de
l’enseignement provoque une hiérarchisation croissante au sein
du corps enseignant qui réclame la mise en place de procédures
d’évaluation du travail destinées à matérialiser le lien de subor-
dination, à faire de l’enseignant-chercheur non pas un agent au
service de l’État, mais un contractuel au service de l’organisation.
L’universitaire doit d’abord être exemplaire aux yeux des
professionnels, des partenaires, des étudiants afin de rendre sa
formation attractive : il doit diffuser une bonne image de
l’université qui l’emploie et de lui-même. Les capacités rela-
tionnelles qu’il doit ou devra développer sont celles qui sont
attendues par le marché du travail et de l’éducation dont il se
trouve être un acteur essentiel, voire un intermédiaire. Il doit
donc, par empathie, adopter les règles de comportement et les
modes de raisonnement en usage dans les professions visées par
le diplôme qu’il gère. Ce type d’enseignant fait la promotion
d’un type particulier de culture dont il est lui-même porteur : la
sous-culture gestionnaire. Les enseignements n’ont plus à
approfondir les savoirs et favoriser la raison critique, mais à
privilégier la résolution de problèmes. Cette technicisation des
savoirs tend à les vider de leur contenu historique, culturel,
social et, plus encore, politique, dans la mesure où il s’agit de
prendre la mesure des choses et de les traiter selon des méthodes
éprouvées. Car dans le monde rêvé des experts, l’éducation a,
avant tout, « pour finalité d’apprendre à être autant qu’à tra-
vailler », et les êtres dont il s’agit sont des « personnes ayant le
pouvoir de gérer leur propre capital » (OCDE, 2003, p.142). À
l’idéal de la société de la connaissance correspond un idéal
humain ; quelqu’un qui vit sa vie comme un entrepreneur, qui
réussit en accumulant du capital, humain et social. C’est cet
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34
Par exemple, la CPU plaide pour une évaluation des tâches universitaires, aussi
bien pédagogiques que scientifiques ; www.cpu.fr.
55
un peuple éduqué n’est pas réellement un peuple qui débat,
mais plutôt un peuple sage et obéissant. Aujourd’hui, l’utilité
économique des savoirs a l’avantage de moraliser en proposant
la morale comme chose intéressante à acquérir pour la réussite
sociale, professionnelle. Elle est un outil de gestion de la vie
comme les autres dans lequel il faut investir car elle est ren-
table. Elle se présente comme une compétence à détenir par les
salariés au même titre que d’autres savoir-être. Au total, la
culture gestionnaire vise à produire des individus souples et
adaptables afin de régler définitivement la « question sociale » :
dès lors que chacun se pensera et pensera l’autre comme un
détenteur de capital, sa place dans la société ne sera que le reflet
légitime, car objectif, de ses qualités et motivations person-
nelles. En détachant l’éducation et les savoirs des rapports au sein
de la société par l’objectivation et la gestion des compétences,
l’économie de la connaissance promet une société pacifiée, sans
conflits, où la conformité est un gage de réussite. Seuls
compteront l’esprit d’entreprise et le capital humain dans un
monde libéré des débats politiques et tourné vers l’accumu-
lation des richesses matérielles.
Conclusion
Au terme de cet article, l’auteur pense que les universitaires
feraient bien de se saisir au plus tôt des questions touchant au
devenir de l’Université et au sens de leur métier. En faisant des
connaissances des instruments au service de la croissance éco-
nomique, comme si le lien entre éducation et économie était
naturel, les réformes en cours risquent d’exclure les enseignements
et les recherches non conformes car non rentables. Cette norma-
lisation des savoirs, bien loin d’être un progrès pour notre pays
et pour nos enfants, indique plutôt une régression.
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individus que ces réformes sont mises en œuvre, mais pour le
bénéfice d’une machine économique dont les rouages ne
tolèrent plus les frottements inefficaces, les débats stériles, les
contemplations inutiles. L’éducation ne doit plus être un obstacle
potentiel au développement économique, mais au contraire, doit
être placée, au même titre que la politique, au service de la
croissance, en produisant une main-d’œuvre acceptant les termes
du contrat marchand, les formes modernes d’organisation du
travail… Le fait même de laisser de moins en moins de temps
aux chercheurs de chercher, de les pousser à devenir des
entrepreneurs du savoir, ne peut que condamner à mort
l’Université en la soumettant aux mêmes conditions et formes
de travail que toutes les autres organisations.
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