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Dr.

Raafa Tabib

Anthropologue et Architecte tunisien, spécialiste de la


question lybienne.

LA LIBYE FACE À SES INCERTITUDES :


DJIHADISME, FRAGMENTATION DU TERRITOIRE
ET INSTABILITÉ RÉGIONALE

L’effondrement de l’État en Libye s’est fait fin 2011


sur une toile de fond complexe, mêlant l’érosion de
l’autorité dans les pays de la région (principalement au
Niger et au Mali) et de profonds clivages politiques chez
ses deux autres voisins du « printemps arabe » - la Tunisie
et l’Égypte. La chute du régime de Muammar Kadhafi a
été à l’origine d’une série de crises sécuritaires d’ampleur,
alimentées par les trafics d’armes et la prolifération des
milices dans l’ancienne Jamahiriya. Certaines des
anciennes oppositions locales se sont transformées en
affrontements militaires violents.

La dimension territoriale inhérente aux trafics


d’armes et aux conflits qui embrasent la région paraît
fondamentale. En effet, les tribus et ethnies marginalisées
par les États disposent désormais d’importantes quantités
d’armes pillées dans les arsenaux de la Libye. Et elles
n’hésitent plus à prétendre leurs droits sur leurs territoires
historiques ou revendiqués. Leurs exigences participent à
créer des foyers de tensions dans toutes les marges
1
voisines de la Libye et à encourager les populations à se
soustraire au contrôle des autorités.

Cependant, cette dynamique « autonomiste » ne date


pas de la période post-insurrectionnelle en Libye et prend
son origine bien avant l’effondrement du régime de
Kadhafi. Ainsi, la guerre du Tchad a vu une implication
massive des Toubous dans ses nombreuses péripéties.
Kadhafi avait encouragé leur armement au début des
années 1970 en procédant à une large diffusion d’armes au
sein de cette ethnie avant de changer de stratégie et
d’alliances en 1978 •1. Cette diffusion d’armes a alimenté
par la suite le soulèvement avorté de 2008, conduit par
Aïssa Abdelmajid. Elle a aussi fourni des armes aux
groupes djihadistes de la région libyenne de Cyrénaïque
dans les années 1990. L’écrasement du premier
soulèvement toubou et des groupes islamiques •2 armés a
marqué le début du transfert des armes vers d’autres foyers
sahéliens proches de la Libye –Ennedi au Tchad, Azawad
au Nord-Mali, Darfour au Soudan et Niger.

Dangereuse dissémination des trafics et factions armées

La chute de la Jamahiriya a aussi été à l’origine de


l’apparition d’un premier foyer de sédition armée dans le
Mont Châanbi en Tunisie et de l’attaque du site pétrolier
d’In Amenas en Algérie ainsi que de l’aggravation des
problèmes sécuritaires de toute la région du Maghreb-
Sahel. Sitôt les armes tues en Libye, nombreux furent les
hommes armés ayant combattu sous l’étendard de Kadhafi
2
qui rentrèrent dans leurs pays d’origine, notamment au
Mali et au Niger avec pour équipages, les armes pillées
dans les ultimes jours du combat •3. Dans ces deux pays,
les deux gouvernements durent non seulement faire face à
l’afflux de vagues de réfugiés traumatisés et démunis, mais
aussi et surtout à l’arrivée et à la dissémination de grandes
quantités d’armes sophistiquées dans les zones
d’instabilité. Des armes qui ne tardèrent pas à rejoindre les
arsenaux des groupes terroristes actifs dans le Sahara-
Sahel central.

Les inquiétudes les plus vives des autorités


sécuritaires au Niger et au Mali sont alimentées par les
déclarations des chefs terroristes, à l’instar de l’Algérien
Mokhtar Belmokhtar (alias Laâwar, « le borgne » •4) qui
déclara sur un ton triomphateur que de « nombreuses
armes libyennes étaient tombées entre les mains de
membres de son organisation » •5. Une déclaration
soutenue par les incertitudes qui pèsent sur le sort des
missiles sol-air SAM-7 que les terroristes d’Al-Qaïda au
Maghreb islamique (AQMI)et d’autres groupuscules de la
nébuleuse djihadiste semblent s’être procurés •6.

Répercussions au Mali, au Niger et au nord du Nigeria

L’exemple le plus parlant de l’insécurité générée par


le conflit en Libye reste l’insurrection de 2012 dans le nord
du Mali. Les anciens combattants des unités d’élite de
l’armée de Kadhafi étaient, dans une large mesure, issus
des clans touaregs de l’Azawad •7. Leur débâcle à
3
l’automne 2011 dans le Fezzan et aux portes de la ville de
Misratha les contraignit à rentrer dans leurs terres et
constituer les noyaux de la rébellion conduite par le
Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA).
Ces noyaux déclenchèrent ensuite une violente
insurrection contre le pouvoir central de Bamako. Tirant
profit de leur connaissance du terrain, de leur entraînement
performant au sein des maghawir •8, mais aussi et surtout,
de la supériorité de feu que leur assurait un armement
sophistiqué ramené de Libye, les insurgés touaregs
lancèrent une série d’opérations militaires au Nord du pays
et écrasèrent une armée malienne mal équipée et
démoralisée. À la suite de cette défaite, la hiérarchie
militaire de Bamako renversa le président en exercice,
Amadou Toumani Touré,au prétexte de son incapacité à
faire face à l’effondrement de l’État et de son autorité dans
ses provinces septentrionales.

Autre aspect inhérent à la chute de la Jamahiriya et


ses implications sur les pays limitrophes tels que le Niger :
les retombées des trafics transfrontaliers et les
recompositions socioéconomiques profondes au sein des
communautés. En effet, les trafics entre la Libye et ses
voisins méridionaux ont connu une spectaculaire
intensification •9. Les échanges informels ou illicites ont
connu une croissance exponentielle avec le Niger, via le
passage frontalier de Tommou, lequel devint le plus
important point de rencontre des trafiquants de la région du
Sahara-Sahel. L’économie illicite s’avère d’autant plus
désastreuse pour la stabilité des pays voisins qu’elle est
4
détenue et gérée par les milices tribales armées. Leurs
domaines de prédilection ne sont autres que la prédation
des ressources, les trafics d’armes, les migrations
clandestines et la coopération avec les groupes terroristes
ou séparatistes.

Parallèlement, il faut noter l’extension progressive


des territoires et pistes où se déploie cette économie de la
prédation. Par exemple, le trafic d’armes en provenance
des arsenaux libyens alimente désormais plusieurs foyers
de sédition et de conflits violents situés au Nord du
Nigeria, en République Centrafricaine (RCA) et au Sud-
Soudan, après sa traversée du nouveau carrefour saharo-
sahélien de la contrebande, l’axe Bilma-Dirkou-
Segueddine. Par cet axe « émergent » passent aussi les
combattants touaregs revenus de l’Azawad, les trafiquants
soudanais •10et les prospecteurs clandestins d’or des
plateaux de Djado-Maguen •11. L’afflux de ces groupes a
participé à l’étroite imbrication des activités de trafic et de
banditisme. Plusieurs groupes criminels armés, en rupture
de ban avec les confédérations tribales de la région, ont
ainsi fait leur apparition.

L’onde de choc au Sahel des vengeances tribales en


Libye

Cependant, les vengeances tribales •12semblent attiser


les violences et consolider les situations d’instabilité dans
la région. L’affluence de réfugiés en Libye et la récurrence
des affrontements dans les villes de ce pays, surtout dans la
5
province méridionale du Fezzan, où se côtoient des tribus
et ethnies issues du Sahel, ont des répercussions sur un très
large territoire. Les personnes appartenant à des tribus
présentes dans les villes libyennes occupent
respectivement de très vastes territoires disséminés sur une
large partie du Sahara-Sahel. Dans certaines villes
sahariennes, deux ou plusieurs tribus ou communautés
d’immigrés se partagent les quartiers de ces
agglomérations situées en Libye, au Tchad, au Niger, en
Égypte et même dans les régions occidentales du Soudan.

Tout affrontement opposant des membres desdites


tribus dans une région donnée, peut allumer un foyer de
conflit armé au sein des autres villes de la région. De ce
fait, les villes de la zone du Sahara-Sahel deviennent les
réceptacles et la caisse de résonnance de toutes les tensions
tribales sur un très large territoire englobant aussi bien la
Libye que ses voisins. Avec l’augmentation du nombre de
crimes de sang en Libye, les territoires tribaux disséminés
au Tchad, Niger et Mali vivent un état de guerre par
intermittence qui peut aller de l’affrontement armé à
l’installation de barrages sur les routes, des tirs sur les
terres frontalières commune aux deux tribus, jusqu’aux
atteintes aux biens de la partie adverse.

La multiplication des actes criminels à l’encontre des


membres de toutes les tribus dans un contexte d’ouverture
des frontières et de grande circulation des hommes et des
armes participe à l’élargissement de l’espace d’exécution
de la vengeance, lequel déborde désormais de la Libye. À
6
ce titre, les accrochages meurtriers du printemps 2012 qui
eurent lieu au Fezzan libyen se répercutèrent sur des
régions éloignées de cette province, à l’instar des
affrontements entre les Ouled Slimane et les Toubous de la
zone de Tourré au Niger septentrional •13.

L’effondrement de la Jamahirya a encouragé la


montée en puissance des groupes armés violents et la
dissémination des trafics illicites et de la criminalité
organisée dans les franges frontalières des pays voisins,
lesquels connaissent des situations de précarité et de crises
profondes tant économiques, sécuritaires qu’alimentaires.
Ces groupes en dissidence tirent profit du chaos qui règne
en Libye et des ressources importantes que recèle ce pays.
Ils gagnent en puissance grâce à la circulation des flux
d’armes. L’imbrication des activités de banditisme, de
trafic et de terrorisme et l’existence de divers acteurs
transfrontaliers participent à la déstabilisation des pays
voisins de la Libye. Cette dynamique est appelée à prendre
progressivement de l’ampleur, à la faveur des crises qui
secouent les pays voisins de la Libye et de l’enfoncement
de cette dernière dans une profonde spirale de la violence
et de la partition de facto.

Interventions militaires en Libye : un bilan éludé, une


éventualité périlleuse

Le démantèlement de l’armée de Kadhafi après sa


défaite à l’automne 2011 a porté un coup fatal à l’œuvre de
réunification du pays, après la chute de la Jamahiriya.
7
L’assassinat du général Abdelfattah Younès par des
islamistes radicaux, en pleine bataille de libération de la
Cyrénaïque a définitivement marginalisé le noyau d’une
future armée unifiée.

L’émergence de la puissance des milices tribales ou


islamistes après l’avènement du nouveau pouvoir a scellé
le destin chaotique que connaissent la plupart des régions
du pays et a constitué le terreau de la guerre fratricide entre
anciens camarades d’armes qui déchire les provinces.
Toutefois, les interstices laissées vides par les combattants
des diverses factions, notamment dans les régions
durement touchées par les bombardements lors de la
campagne alliée en 2011, se sont progressivement
transformées en sanctuaires des groupes terroristes. Ainsi,
les régions de Syrte, d’Oubari ou des proches périphéries
de la capitale Tripoli, jadis fiefs de l’ancien régime et
premiers sites ciblés par les bombardements, sont
désormais les forteresses de l’État islamique (EI) ou des
Anssar Al Haq. Ces derniers (autrefois connus sous
l’appellation des Ansar Eddine du Nord-Mali) occupent
certains segments de la frontière entre le Niger et la Libye
aux environs des contreforts nord du plateau de
Mabguenni et dans les environs de la localité pétrolière
d’Oubari. Ils sont composés d’anciens combattants revenus
de l’Azawad en 2012, qui se sont illustrés par leurs actions
de prédation violente des ressources et principalement, les
rapines sur les pistes sahariennes et l’organisation des
convois des migrants subsahariens.

8
Ainsi, les deux interventions extérieures aussi bien en
Libye qu’au nord du Mali se sont clairement soldées par
l’apparition en Libye de larges territoires soustraits à
l’autorité de l’État et occupés par les groupes terroristes.
De même, l’absence d’une entente nationale entre les
belligérants sur des questions cruciales, à l’instar du
partage des ressources, du mode de gouvernement et du
découpage territorial ont incité les diverses parties en
conflit à recourir à la mobilisation des milices armées et à
la fragmentation du pays en régions et villes en conflit.

Quand les Occidentaux parient sur le mauvais cheval

L’incapacité manifeste des organisations


internationales à endiguer la violence milicienne et à
mettre en œuvre une stratégie de sortie de la crise
témoigne de l’erreur stratégique des concepteurs et
promoteurs de la campagne de l’alliance contre la
Jamahiriya en 2011 et de leur méconnaissance des
complexités sociales dans ce pays. Les alliés ne sont pas
les seuls à porter la responsabilité morale de l’échec
politique de la phase post-insurrectionnelle en Libye,
puisque les leaders de l’Union africaine (UA) ne sont pas
non plus parvenus à désamorcer la crise à ses débuts. Cet
échec a revigoré les tenants de l’interventionnisme et par
conséquent, du démantèlement de facto de la Libye, qui
était l’un des piliers de l’organisation panafricaine.

L’alliance nord-atlantique, pas plus que l’UA, n’ont


tenté de déplacer la médiation entre Kadhafi et son
9
opposition sur le véritable terrain – celui de la tribu – de la
négociation d’un compromis acceptable. Ayant opté pour
un dialogue (et par la suite un soutien ferme et énergique
du côté des puissances occidentales) avec une élite qui se
présentait sous l’angle d’une alternative civique au régime
de Kadhafi, les instances internationales avaient en fait
misé sur un personnel politique coupé des réalités du pays
et sans aucune influence sur les milices et les factions
armées. À la chute du régime, les promesses de
démocratisation, de participation populaire et de paix
s’estompèrent et les quelques voix qui dénonçaient les
exactions miliciennes furent brutalement étouffées. Face à
cette déchéance de l’État et à l’érosion de la crédibilité
dont jouissaient certains commandants de milices, les
chefs coutumiers des tribus reprirent peu à peu leur rôle de
médiateurs incontournables et de garants des accords de
paix entre les lignages et les localités.

Des chefs de tribus incontournables, mais négligés

Malgré les multiples incertitudes qui pèsent sur


l’action des chefs tribaux et l’absence d’une institution
structurée susceptible d’assurer une pérennité à leur
médiation sur l’ensemble du territoire, les rares percées en
matière de sécurisation des régions, de prévention des
conflits, d’échange des prisonniers, de règlement des diya
(prix du sang), d’ouverture des routes et de coopération
entre les municipalités sont le fruit du long, discret et dur
labeur des chefs de tribus •14. Ces actions ne semblent
toutefois pas intéresser les organisateurs du dialogue
10
national libyen, qui préférèrent associer, de manière
exclusive, une élite politique faiblement représentative du
spectre social libyen et modestement outillée pour imposer
tout accord au reste des composantes du pays et
principalement aux factions armées. Ce dialogue national
est d’autant plus critiqué, parfois même dénoncé, qu’il
s’accompagne souvent de menaces de représailles
militaires et d’intervention alliée contre les adversaires de
la « solution » politique.

Du coup, le spectre des forces qui seraient visées par


une éventuelle intervention militaire alliée s’est largement
élargi depuis la dernière campagne de 2011. Aux côtés des
tribus et villes loyales à Kadhafi, ou soupçonnées comme
telles, , viennent s’ajouter les factions islamistes écartées
des ententes, les ethnies marginalisées du Fezzan, les
réseaux de contrebandiers, les tenants d’un large
fédéralisme en Cyrénaïque et enfin, les habitants des
quartiers périphériques des grandes villes, lesquels sont
livrés aux groupes mafieux de trafic illicite d’alcool, de
drogue et de migration clandestine. Par conséquent, toute
intervention extérieure passe aux yeux de la population
pour un soutien à une élite politique qu’elletient pour
« corrompue ». Cette dernière est perçue comme
accaparant les ressources de l’État, et donc un facteur de
paupérisation de la société libyenne, profondément
esseulée par les guerres et les clivages partisans.

Nombreux sont les témoignages qui reconnaissent


qu’un intense pilonnage de certaines localités pourrait
11
certes permettre d’imposer l’accord politique souhaité ou
dicté par les puissances extérieures Mais il sera difficile, à
moyen et long terme, de maintenir le large spectre des
catégories de population dans l’obéissance au nouvel ordre
établi. La partition et l’éclatement du pays seraient dès lors
l’unique voie qu’emprunteraient les éventuels vaincus de
l’intervention étrangère. De ce fait, l’unité nationale de
façade qu’imposerait le pouvoir issu du dialogue ne
pourrait jamais résister aux vieilles tensions tribales et
régionales.

Djihadisme et islamisme : de l’alliance à l’affrontement

Dès les premières heures de la chute de la Jamahiriya,


les clivages entre les diverses parties libyennes mis en
exergue par la plupart des analystes étaient d’ordre
idéologique. La grille de lecture des experts privilégiait
une approche doctrinale de l’affrontement entre le
bloc islamiste et les libéraux. Quitte à « transférer » sur les
réalités libyennes des divisions politiques en fait inhérentes
aux pays voisins. Or, la question de la laïcité comme
fondement constitutionnel pour le futur État libyen n’a
jamais été au cœur des débats en Libye, contrairement à la
Tunisie ou l’Égypte. En effet, toutes les parties
s’accordaient sur le principe immuable que la chariâa
constituait la source principale, sans être exclusive, de la
Constitution et de la législation, à l’instar de ce qui fut
sous la Jamahiriya. Loin d’être un affrontement
idéologique, le clivage en Libye était d’ordre politique :
une lutte pour le pouvoir entre des factions dont les chefs
12
mobilisent les identités tribales et ethniques, sublimées et
idéalisées. Magnifier l’image d’une tribu solidaire et
conquérante reste la meilleure propagande pour cristalliser
un esprit de corps au sein des milices armées, désormais
appelées à protéger leurs communautés contre leurs
adversaires.

Lors du déclenchement de l’opération Karama,


(Dignité), sur initiative du général Heftar •15, l’objectif
annoncé était « l’éradication des Frères musulmans et des
islamistes ». L’idée d’une confrontation entre le bloc
religieux d’une part et les tenants d’un État laïque d’une
autre part, sembla, en apparence, confirmée dans les faits.
Toutefois, cet alignement ne fut que de courte durée et la
suite des combats entre les deux camps révéla la profonde
adversité qui fragmentait le bloc des factions se réclamant
de l’islamisme. L’afflux des armes aux mains des groupes
djihadistes et leur participation aux principales batailles
aux côtés des troupes de Fajr Libya, des factions armées
soutenues par le gouvernement de Tripoli, leur ont permis
de constituer des arsenaux importants et d’occuper de
larges portions du territoire libyen.

Constatant l’affaiblissement des factions de Fajr


Libya et leur incapacité à faire face aux assauts des
insurgés dans les régions de la Tripolitaine, les jihadistes
rompirent la coalition avec le gouvernement de Tripoli et
retournèrent leurs armes contre leurs anciens alliés. Le
début de l’année 2015 a été marqué par la proclamation
des « émirats islamiques » dans plusieurs régions de Libye
13
et particulièrement à Syrte où les combats sanglants eurent
lieu entre les factions de Fajr Libya et celles de l’EI •16. Ce
dernier ne cache plus, depuis les succès qu’il a remportés à
partir du printemps 2015 contre Fajr Libya, son intention
de s’ériger en instance armée et religieuse exclusive en
Libye et a appelé les combattants de toutes les milices à
proclamer leur repentir et à rejoindre ses rangs. Bien
qu’ayant prêté allégeance à l’EI, les djihadistes en Libye
vivent une situation stratégique différente de celle de
l’organisation en Syrie et en Irak. En effet, au niveau de la
logistique, les territoires qu’ils contrôlent en Libye
comportent des ports maritimes, des terminaux pétroliers
sur la Méditerranée et des aéroports civils convenablement
équipés •17. Sur le plan militaire, ils ne font pas face à des
armées structurées ou à des groupes puissants d’obédience
religieuse à l’instar des factions chiites ou kurdes, mais
affrontent des milices locales désunies et tirent souvent
avantage de leurs clivages et désaccords pour étendre leur
emprise sur des larges zones du pays. Grâce à ses
nombreuses victoires récentes, l’EI de Libye est en phase
de se transformer en pôle d’attraction des djihadistes alors
qu’il fut, pendant les années passées, une étape
intermédiaire sur la « route du djihad » au Levant. Avec ce
changement de statut et de destination et au vu des
immenses moyens financiers que permet la prédation des
ressources dans ce pays pétrolier, le djihadisme en Libye
sera à même de mobiliser davantage de recrues et de
candidats au terrorisme issus des pays de la zone du
Sahara-Sahel. Il va inévitablement déstabiliser les régions

14
voisines où vivent des populations aux conditions
précaires.

Vers la disparition totale de l’État libyen ?

Dans les interstices d’un paysage libyen dominé par


les combats entre milices tribales ou doctrinales, beaucoup
de facteurs (entité territoriale djihadiste au cœur du pays,
interventions des puissances régionales pour soutenir l’une
ou l’autre des parties en conflit, fragmentation des
belligérants, prédation et corruption) voient éclore en
Libye un mouvement de fond. Ce dernier est animé par
une élite tribale bien consciente des périls de la partition
du pays et de l’éventualité d’une nouvelle campagne alliée,
qui conduirait inévitablement à la disparition de la Libye
en tant qu’État.

L’objectif de ces chefs tribaux est d’œuvrer à une


participation des vrais acteurs dans la société à la
reconfiguration des champs politiques et sociaux. Ils ont
fait montre, depuis la stabilisation des fronts militaires au
début de l’année 2015, d’un sens de la persévérance et de
l’inscription dans la durée de la mobilisation. Une
mobilisation qui se solda souvent par des percées et des
acquis indéniables, dont principalement la prévention des
conflits dans plusieurs régions du pays ou l’échange de
prisonniers. Cependant, le caractère « informel » de cette
dynamique ne semble pas susciter l’intérêt des instances
internationales ou des puissances régionales désireuses de

15
mettre fin aux affrontements dans ce pays et de parer à son
effritement.

Ces dernières, pressées de se défaire de l’image


d’une coalition occidentale belliqueuse et en constante
agression envers les pays musulmans, misent encore sur
une réhabilitation des partis islamistes « modérés » et les
soutiennent dans leur quête du pouvoir. Toutefois, cette
alliance avec la branche libyenne de la Confrérie des
Frères Musulmans s’est soldée par un cuisant échec. Au
niveau militaire, Fajr Libya, milices soutenues, financées
et armées par les islamistes « modérés » s’effondrent
successivement face aux combattants de l’EI.

Sur le plan politique, les revers massifs essuyés par


les candidats issus de la confrérie aux élections du 24 juin
2014 ont mis en lumière le rejet du projet islamiste du
Parti de la justice et de la construction (PJC), façade
politique des Frères musulmans, par une large majorité de
Libyens. De ce fait, le soutien de la plupart des puissances
occidentales apporté aux islamistes « modérés » a
contribué à soustraire toute légitimité à une action
militaire conduite par une alliance atlantiste ou
européenne en Libye. Une telle intervention serait perçue
par un large spectre de la population comme une
ingérence au bénéfice d’une minorité.

16
De nouvelles erreurs à éviter

Une interrogation s’impose, en guise d’épilogue :


quels effets auraient, à moyen et long terme, les ingérences
des puissances étrangères sur le destin de la Libye et les
perspectives de pacification ou de recomposition du
paysage politique et social ? Quels impacts ont et auraient
les « guerres par procuration » (proxy wars) que se livrent
les belligérants libyens sur le processus de constitution
d’un gouvernement d’union nationale ?

Face à l’enlisement de la situation sécuritaire, les


acteurs de la société civile – en particulier les élites tribales
– s’emploient à mobiliser de manière à transcender les
fragmentations claniques et ethniques dans le pays et les
régions frontalières où elles jouissent d’une crédibilité
avérée. Cependant, en l’absence d’un appui à ces
initiatives locales, les milices armées, les djihadistes et les
réseaux de contrebande actifs en Libye et dans les pays du
Sahara-Sahel resteront très vraisemblablement maîtresses,
pour de longues années, du destin de la région. Elles
risquent de tirer profit des dissensions internes, au sein de
la population, pour consolider les profondes scissions qui
traversent le corps ethnique et tribal, sur le territoire libyen
comme dans le voisinage subsaharien.

17
BIBLIOGRAPHIE
Bibliographie

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Livres et articles scientifiques


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Kadhafi : fragmentation, insécurité et salafisme en Libye
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TABIB, R. 2013, « Violence négociée, violence imposée,
le rôle des «groupes des sages » dans la régulation des
conflits entre tribus. Le cas de Sebha ». Communication
dans le cadre du colloque «Evolutions politiques et
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Maghreb) ». Colloque organisé par l’Observatoire des
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et du Sahel avec le soutien du Comité Catholique contre
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Article publié dans le numéro 8 (avril et mai 2012) du
Cahier de l’IRMC.

•1Comme beaucoup d’autres ethnies et tribus, Kadhafi avait fait appel aux
Toubous, population nomade dont le territoire couvre les confins tchado-nigéro-
libyens, dans sa guerre avec N’djamena. Toutefois, au gré des retournements des
batailles et à la lumière de ses échecs face aux menées tchadiennes, Kadhafi a
rompu son alliance avec les Toubous et s’appliqua à les marginaliser (Lacher,
2014).
•2Dans les années 1990, une insurrection armée déclenchée par le Groupe
Combattant Libyen a embrasé une partie de la Cyrénaïque avant d’être
violemment réprimée à l’aube de la décade 2000. Nombreux furent les chefs de
cette sédition armée qui prirent part au soulèvement de 2011 à l’instar de A.H
Belhaj ou S. Saâdi.
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•3 Les arsenaux les plus importants qui furent pillés par les insurgés et aussi par
les troupes défaites de Kadhafi sont ceux de la région de Sebha et d’Oubari. Ces
arsenaux comptaient des armes de grande qualité réservées aux unités d’élite de
l’armée et principalement à la 32ème brigade conduite par le propre fils de
Kadhafi, le Général Khamis.
•4 Belmokhtar ou le Borgne est un des plus importants trafiquants de cigarettes
de contrefaçon dans le Sahara, reconverti dans le jihadisme depuis son
allégeance à AQMI et la fondation de la Brigade des Signataires par le Sang.
Cependant, cette reconversion idéologique n’a pas empêché Belmokhtar de
conforter sa position de trafiquant et lui a même ouvert la porte à d’autres
créneaux de la contrebande transsaharienne.
•5 Bérangère Rouppert, « Monitoring de la stabilité régionale dans le bassin
sahélien et Afrique de l’Ouest : Algérie, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Mali,
Mauritanie, Niger, Sénégal », Groupe de Recherche et d’Information sur la Paix et
Sécurité (Grip), Bruxelles, 2012.
•6Cette arme de petite taille provient des arsenaux pillés en Libye, dans la région
de Joffra, a une portée de 5 km en moyenne et peut être maniée de manière
individuelle tout en étant transportée sur les pick-up en usage dans le dispositif
militaire des groupes armés. Cf. Vincent Hugeux et Boris Thiolay, Les armes de
Kadhafi, un legs mortel pour l’Afrique, L’Express, 22 septembre 2012.
•7Cf. Wolfram Lacher, « Libya’s Fractious South and Regional Instability »,
Security Assessment in North Africa Dispatch n° 3, Small Arms Survey, Genève,
2014.
•8Maghawir : unités d’élites et de commandos de l’armée libyenne basées à
Oubari et composées en majorité de Touaregs ayant déclaré allégeance à
Kadhafi.
•9 Rafaa Tabib, « Légions de sable. Factions armées et dynamiques des réseaux de
la contrebande des armes au Fezzan occidental »,Small Arms Survey, Genève,
2015.
•10 Les commerçants originaires du Soudan sont particulièrement actifs dans le
développement des trafics de véhicules utilitaires confisqués par les factions
armées libyennes. Ces commerçants jouent aussi un rôle important dans les autres
créneaux de trafic et principalement celui des armes destinées aux milices tribales
du Sud Soudan ; les Nuer et les Massiriya.
•11 Ces prospecteurs issus de plusieurs ethnies engagent des combats fréquents
entre eux et s’opposent par les armes aux unités de la Garde dépêchée sur les
lieux pour les déloger. Ces combats ont généré une intensification des trafics
d’armes.
•12La vengeance constitue un système de régulation des conflits tribaux destiné à
préserver certains équilibres grâce à l’institution de plusieurs leviers de
compensation. Toutefois, dans la configuration politique et sécuritaire

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d’effondrement de l’Etat et de dérèglement général dans la gestion de la
violence, les membres des tribus assaillantes peuvent transgresser dans
l’impunité les lois coutumières. Cette transgression n’ouvre nullement la voie à
la déchéance des crimes commis, mais plutôt à la dissémination des actes de
vengeances, lesquels obéissent, dans ces cas particuliers, aux formes les plus
violentes et spectaculaires des lois coutumières.
•13 Les Ouled Slimane et les Toubous sont voisins aussi bien à Sebha que dans
plusieurs localités du Nord-Niger où ils se côtoient depuis des siècles. Leurs
positions politiques respectives vis-à-vis de la phase post-insurrectionnelle
divergèrent radicalement et les amenèrent à s’affronter à deux reprises au
printemps 2012 et en janvier 2014. Ces deux joutes se soldèrent par des
centaines de victimes et surtout par la multiplication des vengeances. Celles-ci
impliquaient des personnes n’ayant jamais pris part aux combats ou même vécu
dans le Fezzan libyen. Par conséquent, des localités au Niger regroupant des
populations issues des deux tribus connurent des cycles sanglants de représailles
vengeresses.
•14 Les initiatives de paix qui ont été menées à terme avec des résultats
perceptibles sur le terrain ont été l’œuvre des chefs tribaux à l’instar des accords
de désengagement des forces miliciennes dans le Jbel Naffoussa entre les
factions amazighes d’un côté et les unités zentanes. En mai 2015, à la faveur
d’une médiation conduite par les chefs coutumiers de la tribu des M’garha, les
belligérants de la périphérie est de Tripoli (les Zouïas et les Wercheffanas) sont
parvenus à un cessez-le-feu sur la plupart des fronts et à un échange de centaines
de prisonniers détenus depuis des années dans chaque camp.
•15Ancien commandant du corps expéditionnaire libyen au Tchad en 1983, puis
exilé volontaire aux États-Unis jusqu’en 2011. Actuel chef suprême de l’armée
dans les régions contrôlées par le gouvernement de Bayda (Cyrénaïque),
reconnu par la communauté internationale.
•16 L’attaque kamikaze perpétrée par le tunisien Abou Mouhib contre le check-
point de Dafniya à l’ouest de Misratha, ville symbole de Fajr Libya en mai 2015
a scellé définitivement la rupture entre les factions de l’islam « modéré » et les
groupes jihadistes de l’EI.
•17 Dont celui de Gardhabiya à Syrte où des avions civils étaient sur le tarmac
lors de l’entrée des troupes de l’EI dans cet aéroport en mai 2015.

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