Nous rencontrons la notion de « conscience » dans un grand nombre de mots de la langue française.
Nous disons que nous avons « bonne conscience » lorsque nous avons le sentiment de n’avoir rien à nous
reprocher, ou au contraire « mauvaise conscience » quand nous nous sentons coupable de quelque chose
(nous avons alors un poids « sur la conscience »). Nous agissons « consciencieusement », c’est-à-dire
d’une manière appliquée, ou « par acquit de conscience », afin d’avoir l’esprit tranquille. On parle, en
particulier au sein des États de droit républicains, de « liberté de conscience », du droit de croire ou de ne
pas croire, de choisir telle ou telle religion. Dans un autre registre, nous disons « avoir conscience » ou
« prendre conscience de nos actes » pour exprimer le fait que nous agissons en connaissance de cause,
en nous rendant compte de ce que nous faisons. Au contraire, nous « perdons conscience » lorsque le
contact avec les choses est rompu, par exemple quand nous nous évanouissons.
Nous le pressentons : les premières formules réfèrent à la conscience entendue comme une capacité de
jugement moral et les dernières à la conscience entendue comme une capacité de connaissance. Aussi
parle-t-on de « conscience morale » et de « conscience psychologique ». (On notera que là où le français
n’a qu’un mot, « conscience », pour qualifier cette dualité, l’anglais et l’allemand en possèdent deux : la
conscience psychologique renvoie à l’anglais consciousness et à l’allemand Bewusstsein, et la conscience
morale à l’anglais conscience et à l’allemand Gewissen.) La notion de « conscience » nous reconduit par
conséquent à la connaissance et à la morale, c’est-à-dire aux deux dimensions, théorique et pratique, de
l’existence humaine. Tout se passe donc bien comme si la conscience définissait ou caractérisait
l’humanité.
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Un peu de vocabulaire
Moral : un jugement est « moral » lorsqu’il attribue une valeur (bonne, mauvaise, droite, transgressive, conve-
nable, déplacée…) à une conduite humaine. L’adjectif « moral » est formé sur le latin mos, moris, qui signifie
« conduite » et « règle de conduite » : telle conduite est-elle conforme à la règle ?
Psychologique : l’adjectif « psychologique » renvoie au grec ancien psukhê, « l’âme ». Au sens moderne,
la psychologie est l’étude de l’esprit. Par conséquent, la conscience « psychologique » baptise le versant
« psychique » de la conscience, l’aptitude de notre esprit à la connaissance.
Théorique : le terme « théorique » vient du verbe grec ancien theorein qui signifie « voir ». Une théorie est une
manière de « voir » les choses, c’est-à-dire de les expliquer, qui repose sur une « vision » intellectuelle, c’est-
à-dire sur l’esprit humain. En tant qu’adjectif, « théorique » désigne le domaine de la connaissance.
Pratique : le terme « pratique » vient du verbe grec ancien prattein, « agir ». En tant qu’adjectif, il renvoie
notamment au domaine de l’action humaine en sa dimension morale et il se distingue de l’adjectif « poétique »,
construit sur le grec ancien poiein, « faire », qui qualifie le registre de la production (technique et artistique) et
de l’adjectif « théorique » qui a partie liée à l’ordre de la connaissance.
Mise en activité
Au brouillon, vous vous demanderez si la conscience constitue la juste définition de l’humanité. Vous
essayerez en particulier de formuler vos idées et vos intuitions sur le sujet. Peut-être que certaines
d’entre elles se révéleront être par la suite des préjugés ou des idées reçues. Par ailleurs, l’introduction
a été l’occasion d’interroger, du moins d’approcher, la notion de « conscience ». Mais qu’en est-il
du verbe « définir » ? A-t-on épuisé les significations de la définition en la reformulant en termes de
« caractérisation » ? Vous confronterez ce travail préparatoire aux éléments du cours qui va suivre.
2 CNED TERMINALE PHILOSOPHIE
Étape 2 : S’interroger et débattre (la leçon)
1 - La conscience caractérise l’homme
Georg Wilhelm Friedrich Hegel
a. L
a conscience distingue l’homme des êtres
inanimés
Mise en activité
Lisez très attentivement le célèbre texte de Hegel qui suit et répondez au
brouillon aux questions posées ensuite. Vous comparerez vos réponses
aux éléments de correction proposés.
« Les choses naturelles ne sont qu’immédiatement et pour ainsi dire en un seul exemplaire, mais
l’homme, en tant qu’esprit, se redouble, car d’abord il est au même titre que les choses naturelles sont,
mais ensuite, et tout aussi bien, il est pour soi, se contemple, se représente lui-même, pense et n’est
esprit que par cet être-pour-soi actif. L’homme obtient cette conscience de soi-même de deux manières
différentes : premièrement de manière théorique, dans la mesure où il est nécessairement amené à se
rendre intérieurement conscient à lui-même, où il lui faut contempler et se représenter ce qui s’agite
dans la poitrine humaine, ce qui s’active en elle et la travaille souterrainement, se contempler et se
représenter lui-même de façon générale, se fixer à son usage ce que la pensée trouve comme étant
l’essence, et ne connaître, tant dans ce qu’il a suscité à partir de soi-même que dans ce qu’il a reçu du
dehors, que soi-même. – Deuxièmement, l’homme devient pour soi par son activité pratique, dès lors
qu’il est instinctivement porté à se produire lui-même au jour tout comme à se reconnaître lui-même
dans ce qui lui est donné immédiatement et s’offre à lui extérieurement. Il accomplit cette fin en trans-
formant les choses extérieures, auxquelles il appose le sceau de son intériorité et dans lesquelles il
retrouve dès lors ses propres déterminations. L’homme agit ainsi pour enlever, en tant que sujet libre,
son âpre étrangeté au monde extérieur et ne jouir dans la figure des choses que d’une réalité extérieure
de soi-même. La première pulsion de l’enfant porte déjà en elle cette transformation pratique des
choses extérieures ; le petit garçon qui jette des cailloux dans la rivière et regarde les ronds formés à la
surface de l’eau admire en eux une œuvre qui lui donne à voir ce qui est sien. Ce besoin passe par les
manifestations les plus variées et les figures les plus diverses avant d’aboutir à ce mode de production
de soi-même dans les choses extérieures tel qu’il se manifeste dans l’œuvre d’art. »
Hegel, Cours d’esthétique (1818-1829), Tome I, introduction, trad. J.-P. Lefebvre et V. von Schenck, Aubier,
1995
Questions
4 CNED TERMINALE PHILOSOPHIE
b. La conscience déploie pleinement ses pouvoirs avec l’homme
Si la conscience définit l’homme, c’est en raison du fait que l’homme pousse au plus loin ses pouvoirs
de connaissance et de jugement moral. C’est en effet chez l’homme que le savoir et la science trouvent
leur degré de réalisation le plus abouti. L’être humain est l’être connaissant par excellence. D’une part,
il connaît le monde (conscience immédiate), non seulement grâce à sa perception et à ses sens, mais
également au moyen de théories, d’instruments, de démonstrations et d’expérimentations scientifiques.
Sa curiosité le conduit même à s’interroger sur des objets inobservables, invisibles, impalpables, tels que
l’être, Dieu, l’âme ou le monde, lesquels constituent les domaines de la métaphysique et de la religion,
de la philosophie et de la spiritualité. D’autre part, l’homme se connaît (conscience réfléchie). Il sait qu’il
existe ; il prend connaissance de ses pensées, de ses perceptions et de ses actions ; il se questionne
sur son identité, sur qui il est individuellement ; il se demande ce qu’il est, car il est capable de poser la
question : « La conscience définit-elle l’homme ? »
Un peu de vocabulaire
Métaphysique : le mot vient du grec ancien et signifie « après » (meta-) la « physique ». Il permettait à l’origine
de qualifier les écrits et notes de cours du philosophe Aristote venant après les textes sur la « nature » (physis).
Il a fini par désigner la partie de la philosophie se donnant pour objet des choses existant au-delà du monde
physique, l’être, Dieu, l’âme et le monde.
Identité : dans ce contexte, la notion « d’identité » (construite sur le latin idem, « le même ») renvoie à l’identité
personnelle, à ce qui fait de notre personne d’aujourd’hui la « même » personne que celle de notre naissance,
en dépit d’indéniables changements psychiques et corporels.
En outre, l’homme est l’être moral par excellence. Il est capable de s’imposer des limites, de respecter
des règles, de subordonner son action à des principes moraux. Il est sans cesse troublé par l’opposition
de ses désirs et de ses devoirs. Il est confronté à des « cas de conscience », des dilemmes qui engagent
ses multiples convictions, notamment morales ou religieuses, et qui en révèlent souvent l’incompatibilité.
Ainsi dans la pièce de Sophocle, Antigone doit-elle choisir entre enterrer son frère Polynice et braver
l’interdit de son oncle le roi Créon ou respecter la loi et laisser son frère sans funérailles. C’est dans la
tragédie que se dévoile le prestige moral de l’homme, et dans l’homme la réalisation de la conscience
morale.
« Je me considérais, premièrement, comme ayant un visage, des mains, des bras, et toute cette machine
composée d’os et de chair, telle qu’elle paraît en un cadavre, laquelle je désignais par le nom de corps.
Je considérais, outre cela, que je me nourrissais, que je marchais, que je sentais et que je pensais, et
je rapportais toutes ces actions à l’âme (…). Puis-je m’assurer d’avoir la moindre de toutes les choses
que j’ai attribuées ci-dessus à la nature corporelle ? Je m’arrête à y penser avec attention, je passe et
repasse toutes ces choses en mon esprit, et je n’en rencontre aucune que je puisse dire être en moi. Il
n’est pas besoin que je m’arrête à les dénombrer. Passons donc aux attributs de l’âme, et voyons s’il y en
a quelques-uns qui soient en moi. Les premiers sont de me nourrir et de marcher ; mais s’il est vrai que
je n’aie point de corps, il est vrai aussi que je ne puis marcher ni me nourrir. Un autre est de sentir ; mais
on ne peut aussi sentir sans le corps (…). Un autre est de penser ; et je trouve ici que la pensée est un
attribut qui m’appartient. Elle seule ne peut être détachée de moi. (…) Je n’admets maintenant rien qui
ne soit nécessairement vrai : je ne suis donc, précisément parlant, qu’une chose qui pense, c’est-à-dire
un esprit, un entendement ou une raison, qui sont des termes dont la signification m’était auparavant
inconnue. »
Descartes, Méditations métaphysiques (1641), Méditation seconde, trad. duc de Luynes de 1647
Questions
Un peu de vocabulaire
—Éléments de réponse
1) Avant de débuter le processus de mise en doute de toutes ses croyances, c’est-à-dire de tout ce qu’il
tenait pour vrai, Descartes se concevait (ou concevait l’homme en général) comme un être constitué
d’un corps et d’une âme. Le corps est pensé comme ce qui fait de l’homme une matière étendue,
dans le monde, et comme une possession (nous « avons » un corps), et l’âme comme ce qui permet
à l’homme d’accomplir différentes « actions » dans le monde : se nourrir, se déplacer, percevoir,
réfléchir.
2) On peut être surpris de l’usage que fait Descartes du terme « d’âme » dans ce texte. Pour Descartes,
l’âme n’est pas un synonyme de « l’esprit », c’est-à-dire du principe de la pensée, et c’est la raison
6 CNED TERMINALE PHILOSOPHIE
pour laquelle il prend le soin à la fin du texte d’appeler ce principe de la pensée « un esprit, un
entendement ou une raison » et non l’âme. Lorsqu’il invoque la notion « d’âme », Descartes fait
implicitement référence à la conception du philosophe Aristote qui considérait que l’âme était un
principe commun à tous les vivants, aux plantes, aux animaux et aux hommes, principe qui leur permet
de réaliser les différentes fonctions assurant la survie : la nutrition, la reproduction, la perception,
le déplacement dans l’espace, la pensée. Dans ce cadre, les plantes possèdent une âme dite
« végétative », elles se nourrissent et se reproduisent. Les animaux possèdent une âme « sensitive »,
qui intègre l’âme végétative : ils se nourrissent, se reproduisent et perçoivent. Les animaux qui peuvent
se déplacer dans l’espace possèdent une âme « motrice », qui intègre l’âme sensitive. Les hommes
enfin possèdent une âme « intellective », qui intègre l’âme motrice : ils se nourrissent, se reproduisent,
perçoivent, se déplacent dans l’espace et pensent. L’esprit n’est donc, du point de vue de la pensée
d’Aristote, qu’une partie de l’âme intellective de l’homme. Pour Descartes, il est l’homme même.
3) Dans la première méditation, Descartes a mis en doute l’existence du monde extérieur, et donc de
son corps, en exagérant la portée des illusions des sens et de nos rêves : peut-être que nos sens nous
donnent uniquement accès à des apparences illusoires, peut-être que notre vie est un long rêve. Au
début de la deuxième méditation, au moment donc où il se pose la question de savoir ce qu’il est, il ne
peut faire entrer dans la définition de l’homme la possession d’un corps. Seule subsiste la condition du
doute, à savoir la pensée : pour douter de tout, non seulement il faut exister, mais encore il faut penser,
puisque le doute est un acte de la pensée. Je suis donc une chose qui pense.
4) Au début de la deuxième méditation, Descartes passe immédiatement de la certitude « que je suis »
à la question de savoir « ce que je suis ». Or il semble précipité de se poser la question de l’essence
de l’homme à un moment où l’existence du monde extérieur, et donc des corps, est mise en doute.
L’existence du monde extérieur ne sera rétablie que dans la sixième méditation, après un long détour
par la démonstration de l’existence de Dieu (troisième et cinquième méditations), la démonstration de
la bonté divine (quatrième méditation) et la démonstration de la vérité des mathématiques (cinquième
méditation). Descartes devrait attendre la fin des Méditations métaphysiques pour se questionner sur
l’essence de l’homme : or il fait passer la définition provisoire de l’homme (« une chose qui pense »)
pour la définition définitive.
TRANSITION
À l’issue de cette réflexion, tout porte à croire que la conscience s’impose comme la définition adéquate
de l’homme. La conscience apparaît comme le fondement de la grandeur et de la supériorité de l’espèce
humaine. Cependant, cette reconduction de l’humanité à la conscience pose deux types de problèmes.
Le premier est que faire de la conscience l’essence de l’homme semble revenir à prendre la partie pour
le tout. Outre la conscience, n’existe-t-il pas d’autres traits constitutifs de l’homme, à commencer par le
fait qu’il possède un corps ? Si la conscience n’est pas le centre de l’homme, en est-elle par ailleurs le
propre ? C’est là le second type de problèmes : faut-il attendre l’humanité pour voir émerger la conscience
ou bien la conscience précède-t-elle et excède-t-elle l’espèce humaine ? Si la conscience n’est pas
proprement humaine, on comprend qu’elle ne peut plus suffire à caractériser l’humanité.
« Je suis une chose qui pense. C’est fort bien dit ; car de ce que je pense, ou de ce que j’ai une
idée, soit en veillant, soit en dormant, l’on infère que je suis pensant : car ces deux choses,
Je pense et Je suis pensant, signifient la même chose. De ce que je suis pensant, il s’ensuit
que je suis, parce que ce qui pense n’est pas un rien. Mais où notre auteur ajoute : c’est-à-
dire un esprit, une âme, un entendement, une raison, de là naît un doute. Car ce raisonnement
ne me semble pas bien déduit, de dire : je suis pensant, donc je suis une pensée ; ou bien je
suis intelligent donc je suis un entendement. Car de la même façon je pourrais dire : je suis
promenant, donc je suis une promenade. Monsieur Descartes, donc prend la chose intelligente
et l’intellection, qui en est l’acte, pour une même chose ; ou du moins il dit que c’est le même
que la chose qui entend et l’entendement, qui est une puissance ou faculté d’une chose
intelligente. Néanmoins, tous les philosophes distinguent le sujet de ses facultés et de ses
actes, c’est-à-dire de ses propriétés et de ses essences, car c’est autre chose que la chose
même qui est, et autre chose que son essence. Il se peut donc faire qu’une chose qui pense soit
le sujet de l’esprit, de la raison ou de l’entendement, et partant, que ce soit quelque chose de
corporel, dont le contraire est pris, ou avancé et n’est pas prouvé. »
Hobbes, Troisièmes objections aux Méditations métaphysiques, trad. C. Clerselier de 1647
8 CNED TERMINALE PHILOSOPHIE
b. Des degrés de conscience aux degrés d’humanité
Si nous revenons de la conscience qu’on est à la conscience qu’on a, si donc l’homme est conscient
plutôt qu’il n’est une conscience, nous devons remarquer que l’être humain est plus ou moins conscient,
il manifeste divers degrés de conscience. Un nouveau-né par exemple ne possède pas une conscience
du monde aussi différenciée qu’un adulte. Lorsque nous rêvons, nous avons conscience de cela à quoi
nous rêvons, mais nous ne sommes pas conscients de rêver. Dans le rêve, la conscience immédiate ne
peut s’accompagner de conscience réfléchie : si nous prenons conscience du fait que nous rêvons, nous
nous réveillons. Certaines expériences-limites nous font même passer dans des états de conscience
extrêmes, que ce soit par la prise de psychotropes (lesquels nous font accéder à un sentiment dit
« d’hyperconscience »), ou à la suite de maladies ou d’accidents qui imposent une anesthésie ou
conduisent à un coma, c’est-à-dire à une perte totale de conscience. Le problème est donc le suivant :
si l’homme se définit par la conscience d’une part et s’il est plus ou moins conscient selon l’âge, selon
l’heure, selon son état de santé d’autre part, il semble qu’il faille alors en déduire que l’homme peut
s’avérer plus ou moins homme. Il paraît donc problématique de faire de la conscience la définition de
l’homme puisqu’il suffirait de s’endormir ou de s’évanouir pour se déshumaniser.
TRANSITION
La conscience ne suffit pas à caractériser l’homme à la fois dans son intégralité, car l’être humain est
davantage qu’une conscience, et dans sa spécificité, car la conscience n’est pas l’apanage de l’homme. Si
la conscience peut « définir » l’homme, c’est en un autre sens de la définition. En effet, jusqu’à présent,
nous avons réduit la signification de la définition à celle de la caractérisation. Or le verbe « définir »,
construit sur le latin fini, « limite », signifie également « fixer des limites, borner, clôturer ». En ce
nouveau sens, si la conscience définit l’homme, ce n’est plus en tant qu’elle le caractérise, mais en tant
qu’elle le « limite » dans les connaissances qu’il a du monde et de lui-même et « l’enferme » dans des
illusions. Loin d’être le lieu de la grandeur de l’homme, la conscience apparaît davantage comme celui de
sa finitude.
Un peu de vocabulaire
Finitude : le terme de « finitude », formé comme celui de définition sur le latin finis, « limite », permet de
nommer la faiblesse humaine, en particulier en comparaison avec la perfection (ou « infinitude ») divine.
L’homme n’est pas immortel, mais voué à mourir. L’homme n’est pas omniscient, il ne connaît pas tout, il fait
preuve au contraire d’une vaste ignorance. L’homme n’est pas tout-puissant, il ne fait pas tout ce qu’il veut
librement, il est soumis à des résistances, des contraintes et des déterminismes. L’homme n’est pas suprême-
ment bon, il ne fait pas que le bien, il lui arrive régulièrement de commettre de mauvaises actions.
« Les hommes se trompent en ce qu’ils se pensent libres, opinion qui consiste seulement en ceci, qu’ils
sont conscients de leurs actions, et ignorant des causes qui les déterminent. Donc cette idée qu’ils ont
de leur liberté vient de ce qu’ils ne connaissent aucune cause de leurs actions. Car ce qu’ils disent, que
les actions humaines dépendent de la volonté, ce sont des mots dont ils n’ont aucune idée. Ce qu’est la
volonté, en effet, et de quelle manière elle meut le corps, tous l’ignorent, qui brandissent autre chose et
inventent à l’âme des sièges et des demeures, soulevant d’ordinaire le rire ou la nausée. »
Spinoza, Éthique, II, scolie de la proposition 35, trad. B. Pautrat
10 CNED TERMINALE PHILOSOPHIE
Questions
—Éléments de réponse
1) Selon Spinoza, la conscience est une source d’illusions autant que de connaissances. L’une de ces
illusions consiste à penser que nous sommes l’auteur de nos actes, que nous nous déterminons à
l’action ou que nous choisissons notre conduite, bref que nous sommes libres. Or une telle croyance
provient des limites que notre conscience nous impose. Parce que nous sommes conscients de nos
actions, nous croyons naturellement en être l’auteur : nous les rapportons à notre « volonté », nous
faisons de nos actions le résultat de décisions conscientes. En réalité, nous n’avons pas conscience
des facteurs et des causes extérieures qui nous conduisent véritablement à agir de telle ou telle façon.
Le déterminisme, c’est-à-dire l’inscription de notre être dans l’ordre physique des causes et des effets,
constitue le point aveugle de la conscience.
2) Pour pouvoir affirmer, comme le fait Spinoza, que nous sommes soumis à la causalité et que nous
ignorons les causes véritables qui nous déterminent à agir, il faut bien d’une manière ou d’une autre
avoir conscience et connaissance de ces causes, sans quoi nous ne pourrions rien en dire. Et en effet
ces causes cachées à notre conscience sont bien connues de notre conscience puisqu’il s’agit des
causes matérielles étudiées par la science physique. Tout le problème de la position spinoziste vient
donc du fait qu’elle réduit l’être humain à un être matériel soumis exclusivement à cette causalité
matérielle avancée par la science physique. Contrairement à Descartes, implicitement visé à la fin
du texte, Spinoza refuse de faire d’une réalité non matérielle comme « l’âme » ou la conscience (et
sa volonté) une cause produisant des effets sur les corps. Dès lors, faute de pouvoir décider de notre
action, notre conscience ne peut que se leurrer et prendre un acte subi pour un acte choisi.
12 CNED TERMINALE PHILOSOPHIE
—Interprétons cette fable
J upiter, qui a créé tous les animaux, s’enquiert auprès de ses créatures pour savoir s’il y a à redire sur sa
création. Chaque animal considère son espèce et sa constitution physique et psychique (son « composé »)
comme parfaites, et les autres espèces comme imparfaites ou inachevées. En particulier l’animal
humain : l’homme est le premier à apercevoir les faiblesses des autres, symboliquement des autres
espèces animales et réellement des autres hommes ; il est lucide ou « lynx » en ce sens que le lynx est
connu pour son « œil », pour sa puissante vision. Mais en contrepartie, l’homme est le dernier à discerner
les faiblesses qui sont les siennes ; il est « taupe » ou aveugle vis-à-vis de lui-même. À la faveur de
cette fable, La Fontaine veut exprimer le fait que, au moment même où elle pénètre l’esprit d’autrui,
la conscience morale limite l’homme dans la connaissance de lui-même en lui masquant ses propres
intentions vicieuses.
Conclusion
ur le fronton du temple d’Apollon à Delphes était inscrite la formule « Connais-toi toi-même ». Elle
S
devint la devise du premier philosophe Socrate, puis de la philosophie elle-même. La question « La
conscience définit-elle l’homme ? » permet d’en préciser et d’en enrichir la signification. L’injonction
« Connais-toi toi-même » peut renvoyer d’une part à la connaissance de ce qui nous caractérise et
de ce qui constitue notre humanité. De ce point de vue, la conscience entendue comme pouvoir de
connaissance et de jugement est apparu comme un aspect fondamental mais très insuffisant pour
déterminer la nature de l’homme. L’impératif « Connais-toi toi-même » nous exhorte d’autre part à
rediriger notre conscience des choses vers elle-même pour s’examiner. Il devient alors manifeste que la
conscience « définit » bien l’homme, en ce qu’elle vient limiter la connaissance qu’il a de lui et l’enfermer
dans des illusions, dans l’illusion qu’il est libre, qu’il connaît parfaitement ses désirs, qu’il est un saint…
Un point de méthode
a leçon que vous venez de lire et méditer développe trois « thèses », c’est-à-dire trois réponses
L
argumentées à la question posée. Les deux premières thèses s’opposent ou s’excluent mutuellement :
en effet, on ne peut pas soutenir en même temps que « la conscience définit l’homme » et que
« la conscience ne suffit pas à définir l’homme ». Ces deux thèses ne peuvent s’opposer que parce
qu’elles s’accordent sur la signification conférée au verbe « définir » qui veut dire dans les deux cas
« caractériser », « déterminer l’essence de ». La troisième thèse se distingue plutôt qu’elle ne s’oppose
aux deux premières : elle renouvelle le sens donné au verbe « définir » (qui équivaut maintenant à
« limiter », « renfermer », « circonscrire ») et ce faisant elle permet d’aborder le sujet différemment,
selon un autre angle.
n philosophie, il faut prêter toute son attention aux mots et à leur « équivocité », c’est-à-dire à leurs
E
multiples significations. C’est le premier travail qu’il faut faire au brouillon pour affronter une question
philosophique : entendre le sujet, lui faire rendre plusieurs sons, cela en relevant les différentes
occurrences d’un terme ou d’une tournure (ici, « A définit B ») dans la langue courante. On se prémunira
de la sorte, non seulement du « hors sujet », mais également d’un traitement trop partiel de la question.
14 CNED TERMINALE PHILOSOPHIE
Crédits
Page 3 : Jakob Schlesinger, Portrait de Georg Wilhelm Friedrich Hegel, - Berlin 1831 - Huile sur toile, 36 x
28,8 cm - Allemagne, Berlin, Alte Nationalgalerie
Page 6 : D’après Frans Hals), Portrait de René Descartes, vers 1649-1700 - Huile sur toile, 77,5 x 68,5 cm -
Paris, Musée du Louvre
Page 8 : (D’après John Michael Wright), Portrait de Thomas Hobbes, - 1669-1670 - Huile sur toile, 75,6 x
64,1 cm - Royaume Uni, Londres, National Portrait Gallery
Page 9 : Photo : Nika Akin / Pixabay