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Référence électronique
Isabelle Drouet, Stéphanie Dupouy, Laurent Jeanpierre et Florian Nicodème, « Contrefactuels en histoire : du mot
au mode d’emploi. Le moment de la new economic history », Labyrinthe [En ligne], 39 | 2012 (2), mis en ligne le 10
janvier 2013, consulté le 18 février 2013. URL : http://labyrinthe.revues.org/4272
Distribution électronique Cairn pour Editions Hermann et pour Revues.org (Centre pour l'édition électronique ouverte)
Propriété intellectuelle
Contrefactuels en histoire :
du mot au mode d’emploi.
Le moment de la new economic history
1. Parmi les nombreux exemples récents de cet intérêt chez les historiens français ou étrangers,
consulter par exemple : Niall Ferguson (dir.), Virtual History : Alternatives and Counterfactuals,
New York, Basic Books, 1999 [1997] ; Philip E. Tetlock, Aaron Belkin (dir.), Counterfactual Thought
Experiments in World Politics : Logical, Methodological and Psychological Perspectives, Princeton,
Princeton University Press, 1996 ; P. E. Tetlock, Richard N. Lebow et Geoffrey Parker (dir.), Unmaking
the West : « What-If?» Scenarios That Rewrite World History, Ann Arbor, University of Michigan
Press, 2006 ; Robert Cowley (dir.), What If ? Military Historians Imagine What Might Have Been,
Londres, Pan Books, 2001 ; R. Cowley (dir.), More What If ? Eminent Historians Imagine What Might
Have Been, Londres, Pan Books, 2003 ; Martin Bunzl, « Counterfactual History : A User’s Guide »,
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The American Historical Review, 109/3 (2004), p. 845-858 ; Jacques Sapir, Frank Stora et Loïc Mahé
(dir.), 1940. Et si la France avait continué la guerre…, Paris, Tallandier, 2010. Pour les débats sur
l’épistémologie des contrefactuels en histoire et sur les discussions que leur usage entraîne, consulter
entre autres : Jon Elster, Logic and Society : Contradictions and Possible Worlds, New York, John
Wiley, 1978 ; Geoffrey Hawthorn, Plausible Worlds. Possibility and Understanding in History and
the Social Sciences, Cambridge, Cambridge University Press, 1991 ; Julian Reiss, « Counterfactuals
Thought Experiments and Singular Causal Analysis in History », Philosophy of Science, 76 (2009),
p. 712-723 (dont la traduction par S. Bourgeois-Gironde figure dans le présent numéro).
2. Pour une mise en perspective historique de la pratique contrefactuelle en histoire et des prises
de positions qu’elle entraîne, voir cependant Quentin Deluermoz, Pierre Singaravélou, « Explorer le
champ des possibles. Approches contrefactuelles et futurs non advenus en histoire », Revue d’histoire
moderne et contemporaine, 59/3 (2012), p. 118-143. Voir aussi leur contribution au présent numéro.
3. Max Weber, « Objektive Möglichkeit und adäquate Verursachung in der historischen
Kausalbetrachtung », in Gesammelte Aufsätze zur Wissenschaftslehre, Tübingen, Mohr Siebeck,
1988 [1906], p. 266-290.
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4. Notons, à titre indicatif, que l’expression complète « histoire contrefactuelle » semble apparaître pour
la première fois dans Alexander Gerschenkron, « The Discipline and I », The Journal of Economic
History, 27/4 (1967), p. 443-459, où la nouvelle histoire économique américaine fait l’objet d’une
analyse. Pour une présentation informée et critique de cette nouvelle histoire économique américaine
en langue française quelques années après son émergence comme courant identifié, voir Maurice
Lévy-Leboyer, « La “New Economic History” », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 24/5
(1969), p. 1035-1069. Les premiers ouvrages de ce courant ayant eu recours de manière centrale au
raisonnement contrefactuel, sans que celui-ci soit nécessairement étiqueté de la sorte, sont en particu-
lier : Alfred H. Conrad, John R. Meyer, The Economics of Slavery and Other Studies in Econometric
History, Chicago, Aldine, 1964 ; Robert W. Fogel, Railroads and American Economic Growth :
Essays in Econometric History, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1964. Plusieurs articles
d’histoire économique ont mis en œuvre des raisonnements contrefactuels avec une modélisation et
des données quantitatives dès le milieu des années 1950. Pour l’une de ces premières tentatives, voir
en particulier J. R. Meyer, « An Input-Output Approach to Evaluating the Influence of Exports on
British Industrial Production in the late 19th Century », Explorations in Entrepreneurial History,
VIII (1955), p. 12-34.
5. Nous nous concentrons dans notre enquête sur les seules discussions méthodologiques et épis-
témologiques au sujet de la nouvelle histoire économique américaine et, plus précisément, sur les
controverses qui portent explicitement sur l’usage du raisonnement contrefactuel. Les travaux de
Robert Fogel, John Meyer, Alfred Conrad, Stanley Engerman, Douglass North et d’autres qui se
reconnaissent dans la « nouvelle histoire » sont aussi contestés pour leurs résultats, en particulier,
par l’historiographie marxiste, lorsqu’ils portent, comme c’est le cas pour nombre d’entre eux, sur
l’histoire de l’esclavage, de la guerre de Sécession ou de la Révolution industrielle.
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6. Roderick M. Chisholm, « The Contrary-to-Fact Conditional », Mind, n.s., 55/220 (1946), p. 289-307.
7. Frank P. Ramsey, Philosophical Papers, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, p. 145-163.
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10. J. R. Meyer et A. H. Conrad, « Economic Theory, Statistical Inference, and Economic History »,
The Journal of Economic History, 17/4, (1957), p. 524-544. L’historien de l’économie et sociologue
des techniques Seabury Colum Gilfillan s’était déjà interrogé explicitement, dans un article de 1945,
sur l’intérêt qu’il y a à formuler en histoire des hypothèses « contraires aux faits » (contrary-to-
fact) : « Invention as a Factor in Economic History », The Journal of Economic History, 5/S1 (1945),
p. 65-85. S’il reconnaît qu’un raisonnement contrefactuel, visant par exemple à déterminer ce qui se
serait passé si la machine à vapeur n’avait pas été inventée, serait utile en théorie pour comprendre
la contribution de la technique à la Révolution industrielle, il pense qu’il est en pratique impossible à
mettre en œuvre. Cependant, son analyse n’est ni reprise ni commentée dans le cadre du débat concer-
nant les contrefactuels tel qu’il se structure dans les années 1950 chez les historiens de l’économie.
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Une fois admis que les contrefactuels ne peuvent pas être testés direc-
tement, il est possible de les considérer à l’intérieur d’un système
déductif valide, indépendamment de la fausseté reconnue de la clause
conditionnelle. Ensuite, sans être capable de démontrer l’existence
d’une quelconque occurrence du contrefactuel, il peut être possible de
vérifier ou de falsifier une autre proposition qui se situe en amont de
la chaîne déductive12.
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23. Stuart Hampshire, « Subjunctive Conditionals », Analysis, 9/1 (1948), p. 9-14. Notons que
S. Hampshire, même s’il a enseigné à Princeton entre 1963 et 1970, est anglais et que son article a
été publié à Oxford, et non aux États-Unis.
24. Ibid., p. 12.
25. J. R. Meyer et A. H. Conrad, art. cit., note 2.
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26. Si une seconde référence philosophique à l’article de Goodman de 1947 vient clore le développement
sur les énoncés contrefactuels, elle nous paraît peu significative dans la mesure où l’argumentation de
ce dernier n’est ni intégrée, ni même développée – contrairement à celle de Hampshire.
27. J. R. Meyer et A. H. Conrad, art. cit., p. 540.
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facteur causal et, plus généralement, dans toute analyse comportant une
dimension comparative28.
Il convient enfin de pointer les nuances épistémiques dont Meyer
et Conrad entourent leur méthodologie, lesquelles disparaissent dans
l’usage des contrefactuels par Fogel. Ce qui est testable pour les deux
historiens de Harvard, en effet, ce ne sont pas les propositions contre-
factuelles elles-mêmes, mais « des propositions en amont dans la chaîne
déductive ». Cela introduit bien entendu une limite à la testabilité des
énoncés contrefactuels : si l’on peut considérer que la loi comportementale
générale « si un mode de production – par exemple l’esclavage – n’est
pas rentable, les agents économiques tendent à en changer » confirme
(ou soutient) l’hypothèse « si la guerre de Sécession n’avait pas eu lieu,
le Sud aurait fini par abolir l’esclavage », elle n’établit pas, à proprement
parler, sa vérité. Il serait notamment possible de formuler d’autres énoncés
généraux capables de « couvrir » et d’expliquer une abolition de l’esclavage
en l’absence de guerre de Sécession. Ainsi le premier usage du terme
philosophique de « contrefactuel » chez les historiens ne renvoie-t-il ni
à une démarche méthodologique d’ensemble ni à un mode de raisonne-
ment incontestable. Il est mobilisé avant toute chose afin de défendre
une conception déductive-nomologique de l’explication historique et
un ensemble d’instruments au service de ce but. C’est seulement dans
les années 1960 avec les recherches de Robert Fogel que le terme de
« contrefactuel » acquiert chez les historiens une ampleur programmatique
et une signification autonome vis-à-vis de la philosophie.
28. Y compris la comparaison entre événements réels. Cf. R. W. Fogel, « The New Economic History :
Its Findings and Methods », Economic History Review, 19/3 (1966), p. 642-656, ici p. 655.
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29. R. W. Fogel, « A Quantitative Approach to the Study of Railroads in American Economic Growth :
A Report of Some Preliminary Findings », Journal of Economic History, 22/2 (1962), p. 163-197 et
Railroads and American Economic Growth, op. cit.
30. En cas de recoupement, l’importance causale est quasi nulle ; en cas de divergence notable, on
peut considérer qu’il s’agissait d’un facteur décisif. Cf. R. W. Fogel, « The New Economic History »,
art. cit., p. 653.
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31. Ibid.
32. Lance Davis, « The New Economic History. II. Professor Fogel and the New Economic History »,
The Economic History Review, n.s., 19/3 (1966), p. 657-663, ici p. 657-658.
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33. R. W. Fogel, « The New Economic History », art. cit., p. 655 : « les propositions contrefactuelles
sont simplement des inférences à partir de modèles hypothético-déductifs ».
34. Outre la position de Fogel, qui tend significativement à faire de son propre usage des raisonnements
contrefactuels le coeur du débat sur la new economic history, on peut également évoquer A. Gerschenkron
(art. cit.) qui met lui aussi cette question de l’utilisation des raisonnements contrefactuels au centre
de sa reconstruction des débats. Deux ans plus tard, J. D. Gould se contentera également, dans le
regard rétrospectif qu’il jette sur les débats des historiens de la new economic history, de considérer
ce problème méthodologique comme l’enjeu originaire du débat : « Hypothetical History », The
Economic History Review, n.s., 22/2 (1969), p. 195-207.
35. Fritz Redlich, « “New” and Traditional Approaches to Economic History and Their Interdependence »,
The Journal of Economic History, 25/4 (1965), p. 480-495.
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52. « La spécificité méthodologique fondamentale de la new economic history est sa tentative de couler
toutes les explications du développement économique passé dans le moule de modèles hypothético-
déductifs valides » (R. W. Fogel « The New Economic History », art. cit., p. 656).
53. A. Gerschenkron, « The Discipline and I », art. cit.
54. Ibid., p. 454.
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Outre l’attrait pour l’esprit et la curiosité qu’ont à ses yeux les raison-
nements contrefactuels, il reconnaît, d’une part, que des énoncés factuels
admis peuvent cacher en leur sein des « opérations contrefactuelles » et
que, d’autre part, le raisonnement comparatif, lui aussi, s’appuie parfois sur
de telles opérations59. Gerschenkron poursuit cependant en récusant l’idée
de Fogel selon laquelle l’histoire économique ne pourrait pas se passer de
raisonnements contrefactuels parce que ces derniers représenteraient un
outil inestimable pour établir des relations causales robustes et faire de
l’histoire une véritable science. La charge du président de l’Association
d’histoire économique porte précisément sur l’idée souvent défendue par
Fogel, en particulier dans sa réponse à Redlich, selon laquelle une propo-
sition contrefactuelle se cache derrière tout énoncé de relations causales.
Les relations causales, dit Gerschenkron, sont forgées à partir de faits
ou de leur contraire mais pas nécessairement à partir de contrefactuels.
« Ce qui est vrai c’est que n’importe quel énoncé factuel affirmatif, qu’il
soit causal ou d’une autre nature, implique le rejet de sa négation60 ».
Il est par conséquent possible de réfuter un grand nombre de relations
causales existant dans la réalité à partir d’une enquête, en établissant des
faits contraires, mais sans recourir ainsi pour autant à des contrefactuels.
Pour le professeur d’Harvard, le raisonnement contrefactuel n’est donc
pas applicable universellement à toute recherche de causalité. Il suppose,
d’une part, un questionnement causal particulier (établir une responsabi-
lité plutôt que simplement établir les causes) et il doit, d’autre part, être
réservé à des problèmes spécifiques.
Les problèmes pertinents pour l’analyse contrefactuelle concernent
premièrement « l’élucidation de changements de relativement court terme,
de préférence lorsque le facteur politique peut être en grande partie
négligé ». La raison d’une telle restriction est bien simple : « une fois que
la période étudiée s’allonge, le nombre de facteurs inconsidérés et non
envisageables qui pèsent sur la conséquence augmente rapidement et la
signification des résultats diminue encore plus vite61 ». Une deuxième
condition d’usage des contrefactuels devrait viser à en subordonner le
recours à une recherche factuelle préalable la plus exhaustive possible,
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visant, dans le meilleur des cas, à explorer toutes les relations envisageables
entre événements en fonction des données disponibles62.
En érigeant ces deux critères d’usage des contrefactuels en histoire
économique, Gerschenkron se démarque nettement de la condamnation
des contrefactuels comme fictions par les historiens traditionnels de
l’économie et par une grande partie des historiens de la période. Mais
il rejette tout autant la défense inconsidérée de ce type de raisonnement
au sein de la new economic history et de ses partisans, a fortiori lorsque
celle-ci s’appuie sur une épistémologie implicite qui, comme celle de
Fogel, entend faire de l’histoire une science nomologique. L’histoire n’a
pas de lois, dit l’historien de Harvard ailleurs dans cette allocution, et s’il
est légitime, en tant que savant, de rechercher des hypothèses générales,
tout chercheur responsable doit également en établir les limites63.
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74. Une enquête parallèle à celle que nous avons conduite pourrait être menée au sujet des emplois
du mot « contrefactuel » et des discussions sur les approches contrefactuelles en épistémologie de
l’histoire proprement dite, terrain éventuel de rencontres entre philosophes et historiens. Pour la
période considérée ici, les articles suivants font explicitement référence aux « contrefactuels » dans un
débat plus général sur la scientificité de l’histoire alors polarisé par les prises de position respectives
de Hempel et de Dray dans les années 1940 et 1950 : Walter Fales, « Historical Facts », Journal of
Philosophy, 48/4 (1951), p. 85-94 ; Carey B. Joynt, Nicholas Rescher, « The Problem of Uniqueness in
History », History and Theory, 1/2 (1961), p. 150-162 ; John Lange, « The Argument from Silence »,
History and Theory, 5/3 (1966), p. 288-301 ; George G. S. Murphy, « On Counterfactual Propositions »,
History and Theory, 9/9 (1969), p. 14-38. La lecture de ces textes ne remet pas en cause le récit et
l’analyse que nous avons proposés ici.
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75. T. A. Climo et P. G. A. Howells, « Cause and Counterfactuals », The Economic History Review,
n.s., 27/3 (1974), p. 461-468. Voir aussi id., « Possible Worlds in Historical Explanation », History
and Theory, 15/1 (1976), p. 1-20.
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