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Mariane Bury
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Comment faut-il comprendre
l’autorité des maîtres
dans l’Histoire de la littérature
française de Désiré Nisard ?
Mariane Bury*
Peu d’œuvres critiques ont subi une réception aussi calamiteuse que
celle de Désiré Nisard. En fait, il serait plus juste de dire que peu de noms
cristallisent autant de stéréotypes, car l’œuvre en elle-même n’est pas lue.
Nisard est voué aux gémonies en tant qu’incarnation exemplaire du critique
sectaire et borné pour qui la littérature s’est arrêtée au xviie siècle, un
ennemi du génie individuel qui plus est et, circonstance aggravante, oppor-
tuniste en politique, rallié à l’Empire par goût de l’autorité. De fait cet
« ennemi de la liberté » ne va pas dans le sens de l’histoire. Parce qu’il a
fustigé une certaine décadence et stigmatisé la « littérature facile », parce
qu’il a exalté le classicisme français considéré comme un point de perfec-
tion absolue, il est devenu le symbole de la réaction antiromantique, ce qui
le condamne à tomber dans les oubliettes de l’histoire littéraire, ou à n’en
ressurgir au mieux que sous la forme d’un grotesque épouvantail1. Or, il est
intéressant d’essayer de cerner les motivations de sa démarche, de se deman-
der pourquoi Nisard défend la littérature qu’il pressent déjà « en péril2 ».
* Université Paris-Sorbonne.
1. Je songe au « roman » d’Éric Chevillard, Démolir Nisard, fondé sur une lecture rapide de
l’article du GDL, et qui cristallise tous les stéréotypes imaginables. Au moment de la célébration
du bicentenaire de la naissance de Nisard à l’École normale supérieure en novembre 2006, les
journalistes, qui ignoraient la veille jusqu’à son nom, n’ont pas manqué de souligner que, face au
génial Chevillard, seuls quelques sorbonnards poussiéreux s’intéressaient encore à Nisard. Cette
journée d’études a donné naissance à un ouvrage collectif, Redécouvrir Nisard. Un critique huma-
niste dans la tourmente romantique, Paris, Klincksieck, 2009.
2. Voir le livre essentiel de Tzvetan Todorov, La Littérature en péril, Paris, Flammarion, « Café
Voltaire », 2007.
RHLF, 2014, n° 1, pp. 89-98
90 revue d’histoire littéraire de la france
Quelles sont donc ses raisons de se ranger à l’autorité des maîtres, et com-
ment faut-il comprendre leur place dans l’Histoire de la littérature fran-
çaise ?
Il faut bien voir d’abord que les travaux de Nisard posent comme prin-
cipe l’autorité d’un discours littéraire hérité de la tradition. Larousse écrit dans
son article « Littérature » lorsqu’il en vient à Nisard : ce n’est pas une his-
toire, qu’il a écrite, mais une « suite d’études critiques », qui oublie les
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œuvres de second ordre. Nisard est accusé de ne reconnaître que les talents
« qui ont reçu une sorte de consécration officielle ». Le critique classe, dis-
tingue, choisit les œuvres canoniques. Toutefois Larousse gratifie ce « défen-
seur assermenté de la tradition » de compétences dans son domaine, et
applaudit même ses contradictions : son admiration pour Alfred de Musset
et George Sand, qui apparaissent dans le dernier volume de l’Histoire de la
littérature. Nisard a, au mépris de ses propres principes, ouvert « à ces pro-
fanes », le « saint des saints ».
Mais précisément : faut-il voir là une irréductible contradiction ? De
fait, il est un peu rapide de réduire Nisard à la figure d’un néoclassique
borné. Villemain l’a bien perçu dans un article de 1834 paru dans la Revue
de Paris à propos des Poètes latins de la décadence, où il rend justice, mal-
gré des réserves, à la qualité de ses travaux, le présentant comme un ortho-
doxe indépendant3. Certes Paul Janet, dans Les Problèmes du xixe siècle lui
reproche son sectarisme : Nisard penche du côté de l’autorité et de la règle,
et se montre trop systématique dans sa passion pour Boileau, jusqu’à sacri-
fier Rousseau. Il a le tort selon Janet d’exalter le modèle français, auquel il
s’attarde avec une nostalgie passéiste, alors qu’il n’est plus le modèle
unique. Mais il affirme d’autre part que son livre est fort parce qu’il contient
une théorie, une vraie « philosophie de la littérature française4 » dont le
héros est l’esprit français. Je dirais donc que son Histoire est tout autant une
« défense et illustration » de la littérature française qu’une histoire, et
une défense passionnée, guidée par un véritable « amour pour les lettres
françaises et pour la vérité »5. Je propose donc de faire crédit à Nisard de
3. Villemain écrit, dans « Études sur les poètes latins de la décadence », Revue de Paris, 1834,
t. V, p. 90, que la critique de Nisard est « savante, spirituelle, et orthodoxe avec indépendance ».
4. Paul Janet, Les Problèmes du xixe siècle, La politique, la littérature, la science, la philoso-
phie, la religion, Paris, Michel Lévy, 1872, p. 154. Janet voit en Nisard un nostalgique d’une
époque où la France exerçait une sorte d’hégémonie culturelle et intellectuelle : « Aujourd’hui,
l’esprit français n’a plus cette candide innocence qui lui faisait croire qu’il était le modèle unique
et parfait de la civilisation, de la littérature et du goût », p. 211.
5. L’expression se trouve dans l’avant-propos de la réédition en 1877 du Précis de l’histoire de
la littérature française, Paris, Firmin-Didot, nouvelle édition, 1880, p. viii. Nisard y explique que
le temps a passé sans altérer cette passion des lettres, qu’il espère transmettre aux lecteurs en leur
donnant « l’envie de lire et de juger pour leur compte les œuvres dont il y est parlé ».
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Napoléon III. Or, il est indispensable ici de rappeler que la majeure partie
de ses travaux ont été réalisés ou entrepris avant 1851. Par ailleurs, Nisard
lui-même n’hésite pas à faire part de scrupules dans ce domaine. J’en don-
nerai deux exemples. À propos du dernier volume de l’Histoire de la litté-
rature française, qui est majoritairement consacré au xviiie siècle, il
explique le retard pris dans une préface où il rappelle que, désavouant les
années de la seconde République, il a attendu d’écrire pour ne pas faire de
la polémique, et pour pouvoir parler des œuvres en conscience et sans res-
sentiment. Le second exemple concerne Victor Hugo dont il explique, dans
une page des Essais sur l’École romantique écrite en 1874, qu’il n’a pas
réimprimé sous le Second Empire l’article le concernant, « M. Victor Hugo
en 1836 », parce que sa sévérité aurait pu être mal interprétée, alors que
V. Hugo était en exil6. En fait, Nisard se méfie de l’esprit de parti, et sépare
nettement les questions politiques conjoncturelles des appréciations esthé-
tiques. Conservateur, Nisard est surtout un désabusé de la politique, qui a vu
s’effondrer en 1848 un système qui lui tenait à cœur et qui, au contact du
pouvoir, a fini par ne plus croire à la liberté. Sa correspondance des années
1848-1850 est à cet égard significative de sa désillusion7. Même s’il a
occupé de hautes fonctions sous le Second Empire et sympathisé avec un
empereur qu’il appréciait, Nisard n’a donc pas bâti son système critique de
façon opportuniste. Certes, c’est un partisan de l’autorité dans tous les
domaines, politique et social, moral et littéraire, mais cela ne nous interdit
pas, ceci posé, d’essayer de comprendre son attachement viscéral à la litté-
rature, et le sens qu’il donne à l’autorité des maîtres.
6. Essais sur l’école romantique, Paris, Calmann Lévy, 1891, p. 232. Dans la postface de cet
ouvrage, qui touche à son différend avec le poète, Nisard précise d’ailleurs : « M’étant toujours
bien gardé de faire entrer dans mes jugements sur un écrivain les actes ou les opinions de sa vie
politique, et pour Victor Hugo, en particulier, mes sentiments sur ce point différant tellement des
siens, si j’en avais jamais laissé pénétrer le moindre ressouvenir, le moins que j’eusse risqué eût
été d’être injuste. »
7. Voir Mariane Bury, « Un homme dans son siècle », Redécouvrir Nisard, Un critique huma-
niste dans la tourmente romantique, op. cit., pp. 32-34.
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« Un amendement à la définition de la littérature facile » ajoute même le
qualificatif d’« inutile »10 pour désigner toute une production de librairie qui
dévalue le sens du mot littérature lui-même. Il s’agit de dénoncer les liens
de la littérature avec la publicité et les affaires, le commerce éditorial, et
l’avènement d’une littérature de consommation. « Cette grande et insatiable
fabrique d’écriture qu’[il] appelle la littérature facile » est dénoncée par un
Nisard virulent qui, dans son « amendement », invente l’expression de « lit-
térature industrielle » reprise, comme l’on sait, par Sainte-Beuve dans un
célèbre article de 1839 : « Selon notre littérature industrielle, l’écrivain était
l’inférieur du marchand et du riche, quand il n’avait sur eux que l’avantage
de l’esprit et de la puissance morale. Un simple changement à la définition
de l’écrivain a rétabli l’égalité. Il n’y a plus que des marchands, quel que soit
le négoce11. » Il s’agit d’une littérature facile et inutile qui produit des livres
nouveaux pour tous les jours de l’année, comme le pâtissier des gâteaux.
L’austérité d’un jugement sévère pour les facilités et les modes s’explique
par la crainte que la littérature ne devienne, même chez les meilleurs écri-
vains, au sein de la grande littérature, qu’un simple jeu entre les mains de
littérateurs davantage tournés vers leur ego et leur réussite personnelle que
vers le bien commun. Un véritable vertige saisit le critique humaniste devant
l’exaltation forcenée de l’individu. Il a le sentiment que la grande mission
de la littérature, à laquelle veut croire Mme de Staël à l’orée du siècle, est
8. L’Histoire de la littérature française, publiée en quatre volumes de 1844 à 1861, a rencontré
un vif succès, connu de très nombreuses rééditions, dont la septième, de Firmin-Didot, en 1879, et
exercé une influence considérable pendant au moins quarante années. Nisard rappelle dans la pré-
face à l’édition du 1er volume, que son ouvrage « est le résultat d’un enseignement de dix ans à
l’École normale supérieure ». Il en fait hommage à ses élèves : « C’est pour eux que j’ai appris
à reconnaître, dans le magnifique ensemble des chefs-d’œuvre de l’esprit français, l’image la plus
complète et la plus pure de l’esprit humain », éd. cit., p. v.
9. Sur ce point voir Sylvain Ledda, « Désiré Nisard contre “la littérature facile” », Redécouvrir
Nisard, op. cit., pp. 59-71.
10. « Un amendement à la définition de la littérature facile », Essais sur l’école romantique,
op. cit., p. 215. Nisard stigmatise cette littérature sans but, sans art, sans conséquence, qui n’a
« même pas l’honneur d’être nuisible ». De nos jours, un critique écrivain s’en prend à cette litté-
rature commerciale sans qualité littéraire qui se vend en supermarchés et usurpe le nom de littéra-
ture : Pierre Jourde, dans La Littérature sans estomac, Paris, L’esprit des Péninsules, 2002.
11. Ibid., p. 223.
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duelles de ses contemporains à travers les modèles des poètes latins12. Il y
dénonce les corruptions de la langue, des lettres et du goût. Le motif n’est
pas neuf13, mais Nisard l’actualise et lui donne une portée particulière parce
qu’il croit comprendre que l’ordre des valeurs est en train de s’inverser. En
témoigne à l’autre extrémité du siècle le célèbre texte de Paul Bourget
consacré à Baudelaire et qui justifie ses craintes :
Le but de l’écrivain est-il de se poser en perpétuel candidat devant le suffrage
universel des siècles ? Nous nous délectons de ce que vous appelez nos corruptions de
style, et nous délectons avec nous les raffinés de notre race et de notre heure. Il reste
à savoir si notre exception n’est pas une aristocratie, et si, dans l’ordre esthétique, la
pluralité des suffrages représente autre chose que la pluralité des ignorances14.
Tel est le rôle qui revient au professeur, auquel il confère une impor-
tance majeure et qui motive son entreprise. L’expérience de l’enseignement
tient une grande place dans la carrière de Nisard. De 1834 à 1844, il est
maître de conférences à l’École normale supérieure, puis professeur d’élo-
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quence latine au collège de France (jusqu’en 1852), et professeur
d’éloquence française à la Sorbonne (1853). Le professeur a le souci de la
transmission, c’est un passeur de valeurs auquel la connaissance de la tradi-
tion apparaît comme un fondement essentiel de tout apprentissage. Sainte-
Beuve a raison à cet égard de distinguer, pour se démarquer de Nisard, le
critique du professeur17. Il voit juste, car c’est bien d’abord le professeur qui
parle en Nisard, qui fait valoir l’autorité du maître. Relisons la préface de
1844 à son Histoire de la littérature française. L’ouvrage y est présenté
comme le résultat d’un enseignement de dix ans à l’École normale, en forme
d’hommage aux « jeunes maîtres » qu’il a formés. L’ouvrage s’ouvre sur les
délices de la relation de maître à disciple. Le maître enseigne que les lettres
sont des compléments à l’expérience personnelle parce qu’on cherche dans
les grands écrivains, « moins l’habileté de l’artiste que l’autorité du juge des
actions et des pensées », moins ce qui en fait « des êtres merveilleux »
(Nisard reconnaît cette dimension avec un enthousiasme et une passion
visibles pour les textes), que « ce qui les mêle à notre vie, comme des
maîtres aimés et obéis »18. L’ouverture du cours d’éloquence française en 1853
va dans le même sens. Les grands auteurs, les classiques, sont « les plus
fidèles amitiés de notre intelligence et les guides les plus sûrs de notre vie19 »,
dans une double dimension intellectuelle et morale. D’où l’importance des
œuvres en elles-mêmes dans la méthode du professeur : Nisard s’oppose à
l’accumulation des détails d’érudition autour des textes. Dans son cours, il
préfère aller droit aux écrits de génie, à la vie, à ce qu’il n’est permis ni d’igno-
rer ni de connaître à demi, autrement dit à la lecture intégrale des œuvres
classiques. Il accorde la priorité au contact direct avec les grands textes.
On retrouve ici encore Nisard en dialogue avec Sainte-Beuve, dans
l’article de ce dernier, daté d’octobre 1850 et intitulé « Qu’est-ce qu’un
classique ? » Sainte-Beuve fait allusion à Nisard sans le nommer, lorsqu’il
évoque une conception trop étroite du classique dont la théorie met au
premier rang des classiques les écrivains qui ont gouverné leur inspiration
17. Sur les rapports entre Sainte-Beuve et Nisard, voir José-Luis Diaz, « Sainte-Beuve juge de
Nisard en 1836 », Redécouvrir Nisard, op. cit., pp. 39-57.
18. Op. cit., p. vii.
19. Ouverture du cours d’éloquence française, 8 janvier 1853, Paul Dupont, 1853, p. 17.
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plutôt que ceux qui s’y sont abandonnés davantage, la conception du clas-
sique selon Sainte-Beuve étant plus large20. Mais Nisard est loin de canton-
ner le classique à cette définition étriquée. Il souligne la richesse du rapport
aux textes mères et la fécondité d’une tradition d’émulation qui apprend non
pas à imiter servilement les modèles mais à faire aussi bien qu’eux. La
figure de Boileau, sorte de professeur superlatif, s’impose alors, qui incarne
l’idée de discipline, mais dont surtout L’Art poétique est la « déclaration de
foi littéraire d’un grand siècle21 ». La foi littéraire de la tradition classique
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constitue « l’originalité même de la France », spécificité française étroite-
ment liée à l’idée que Nisard se fait de la fonction de la littérature. La litté-
rature recherche et expose la vérité qui est un bien commun. Dès le début
de l’Histoire de la littérature française, l’idée d’une littérature plénière qui
touche tous les aspects de la vie humaine est affirmée avec force, la littéra-
ture accomplit une mission : « Comme la littérature exprime tout ce qui
appartient à la vie politique et sociale, aux arts, à la religion, à la philoso-
phie, tout ce qui est une matière pour l’activité humaine, on est bien près de
connaître tout le fond de sa nation, quand on en connaît l’esprit dans les
livres22. » Cet esprit se porte davantage selon lui vers la discipline que vers
la liberté, même si les deux dimensions sont essentielles. La raison gou-
verne l’imagination, parce que le discours s’oriente vers la communication
universelle, attendu que le français est la langue intellectuelle du monde,
dont l’anglais est la langue commerciale.
Le xviie siècle, considéré comme le point le plus haut d’où l’on puisse
regarder les choses de l’esprit en France, incarne donc cet esprit à la per-
fection. Parmi tous les grands maîtres s’impose la figure de Descartes,
dont l’autorité et la domination sont indiscutables23. Dans le chapitre qui
lui est consacré, Nisard démontre que c’est par lui « la vérité cherchée, ren-
contrée et bien exprimée » qui devient la qualité de « tous les bons écrits au
xviie siècle »24, la méthode même de l’esprit français. Et Nisard, d’un même
mouvement, met en perspective tous les grands auteurs du siècle sous le
signe de la recherche de la vérité (des esprits, des caractères et des
passions). Voilà pourquoi, selon lui, nous les appelons des maîtres, « parce
20. « Qu’est-ce qu’un classique ? », Causeries du lundi, Librairie Garnier Frères, s. d., t. III,
p. 42. C’est selon Sainte-Beuve « un auteur qui a enrichi l’esprit humain ». Il est très proche de
Nisard lorsqu’il affirme que le classique « a parlé à tous dans un style à lui et qui se trouve aussi
celui de tout le monde, dans un style nouveau sans néologisme, nouveau et antique, aisément
contemporain à tous les âges ».
21. Histoire de la littérature française, éd. cit., t. II, p. 314.
22. Ibid., t. I, p. 10.
23. « On est saisi, entraîné par l’autorité et la domination de Descartes », Histoire de la litté-
rature française, éd. cit., t. II, p. 61. Sur ces questions voir Emmanuel Bury, « Comment Nisard
a-t-il compris le classicisme ? », Redécouvrir Nisard, op. cit., pp. 93-105.
24. Histoire de la littérature française, éd. cit., t. II, p. 38.
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contre les auteurs modernes, mais aussi la construction méthodique d’un
système, définissant le rôle des maîtres classiques et par là de la littérature
dans la société et dans la culture de son temps. La littérature qu’on donne à
lire dans les classes vise à former les esprits aux plus hautes idées.
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siècle, qui entre de plain-pied dans le canon : « De même que de toutes les
rues qui convergent vers une place centrale, on aperçoit une statue popu-
laire, ainsi, à l’entrée de toutes les avenues littéraires du dix-neuvième
siècle, apparaît l’imposante figure de Chateaubriand31. »
Bien plus, Nisard ne se montre pas radicalement injuste, comme on l’a
trop vite écrit, envers les romantiques. Lamartine par exemple, dont il cri-
tique les poses dans ses Essais sur l’école romantique, a trouvé en son chant
des accents qui dépassent ceux de son poète favori : Nisard évoque « une
harmonie que Racine même n’a pas connue32 ». L’éloge est de taille. Mais
le seul qui mérite un statut de maître est Musset, qui présente l’avantage aux
yeux de Nisard d’être aussi original que ses aînés tout en s’inscrivant dans
la tradition classique. C’est réellement un grand moderne qui, procédant de
La Fontaine, en retrouve la grâce et la fantaisie tout en exprimant son génie
propre. Et surtout il apparaît comme un artiste sincère, qui « sent tout ce
qu’il dit33 » et qui n’a pas la malhonnêteté de prolonger un sentiment épuisé
par la virtuosité d’un développement rhétorique. Pour tout dire, il ressemble
à Chénier.
En fait, Nisard a été bien plus l’ennemi affiché de Victor Hugo que celui
du mouvement romantique. C’est cette critique du grand homme que la pos-
térité républicaine ne lui a pas pardonnée. Cela dit, sans être un maître aux
yeux de Nisard, Hugo trouve aussi sa place en vertu de l’attachement à la
langue qui guide les choix du critique. Il ne met pas le doigt que sur les
défauts du poète, mais saisit la nature propre de son génie, son sentiment
aigu de la langue. Hugo possède un « instinct supérieur du langage », la
« science de la valeur des mots », « incontestable instinct de la langue, don
naturel de tous les grands écrivains de notre pays ! »34. La langue ne se
distingue pas de l’esprit français. Hugo est donc bien entré aussi, par-là,
malgré les polémiques, dans le canon, même si sa place dans l’Histoire de
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d’une jolie formule la « Corinne de l’amour libre ».