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DANIEL BELL (1919-2011)

Commentaire SA | Commentaire

2011/3 - Numéro 135


pages 789 à 798

ISSN 0180-8214
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« Daniel Bell (1919-2011) »,
Commentaire, 2011/3 Numéro 135, p. 789-798. DOI : 10.3917/comm.135.0789
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Daniel Bell
(1919-2011)
Dans notre précédent numéro, nous avons publié la préface que Daniel Bell nous
avait adressée, avant sa disparition, et qui ouvre la réédition de son livre fameux : The
Reforming of General Education, ouvrage écrit dans les années 1970 pour Columbia
University. Inlassable optimiste, observateur lucide, il voulait qu’on reconstruise désor-
mais ce que l’on appelle aux États-Unis liberal education et, chez nous, l’éducation
générale, celle qui forme l’esprit préalablement à la formation à une profession ou à
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une discipline. Cette formation, heureusement réformée il y a trente ans, était à nouveau,
à ses yeux, menacée autant par la démagogie, qui oublie qu’une université n’est pas
une « institution démocratique », mais une institution libérale dans une « société démo-
cratique », que par les excès de la spécialisation et de l’obsession professionnelle culti-
vées dans une partie du monde universitaire. Ce souci de l’intérêt public, Daniel Bell
l’avait eu dès son jeune âge et l’a conservé toute sa vie.
Comme nos lecteurs le savent, la disparition de ce grand esprit, à la fois savant et
politique, a profondément affecté Commentaire. Il a toujours bien voulu témoigner une
grande attention à notre revue. Il avait séjourné à Paris, où il était devenu l’ami de
Raymond Aron et de Bertrand de Jouvenel. Il lisait le français, et lui qui, avec Irving
Kristol et Nathan Glazer, avait fondé et longtemps animé la meilleure revue de science
sociale appliquée qu’il y ait jamais eu, The Public Interest, était pour nous un admi-
rable conseiller. Il appartenait depuis l’origine, à la demande de Raymond Aron, à notre
comité de patronage et rarement « patron » fut aussi bienveillant et généreux.
Pour lui rendre un dernier hommage, nous avons retenu trois textes. Le premier est
de son ami Nathan Glazer. De New York à Harvard, ils ne se sont pas quittés et nul
mieux que Nathan ne peut conter et expliquer cette longue et prolifique vie intellec-
tuelle, à la fois diverse par ses œuvres, par ses curiosités, par les domaines abordés et
profondément cohérente par la recherche inlassable des savoirs qui permettent aux
hommes une meilleure vie en société. Le deuxième article, par Pierre Grémion, qui, à
Paris ou aux États-Unis, a souvent rencontré Bell, retrace l’histoire de ses principaux
livres et montre l’influence qu’ils ont exercée. Il prend pour titre un joke de Bell, qui
répondait, voilà une vingtaine d’années, quand on lui demandait ses opinions qu’il était
« social-démocrate en économie, libéral en politique et conservateur en arts et en litté-
rature ». Enfin, il appartenait à Mark Lilla, qui a été son élève à Columbia, de montrer
quel admirable professeur était Daniel Bell, parce qu’il était bien plus qu’un professeur,
un éveilleur de l’esprit critique, un critique des nuées qui comme les idéologies tour-
mentent sans cesse les hommes et les font déraisonner.
J.-C. C.

COMMENTAIRE, N° 135, AUTOMNE 2011 789


En mémoire de Daniel Bell

NATHAN GLAZER

’AI rencontré Dan Bell pour la première Europe des années cinquante, dans son atti-

J fois en 1941, alors qu’il était, quoique


encore très jeune, rédacteur en chef de
l’historique hebdomadaire socialiste The New
tude, dans notre attitude face au maccar-
thisme, dans notre réponse à la révolte
étudiante des années soixante et dans bien
Leader. Encore plus jeune, dix-huit ans, j’étais, d’autres choses.
quant à moi, en seconde année au City Bref, j’allai voir Dan Bell au New Leader en
College. Je venais juste d’être propulsé à la 1941, lui parlai de notre journal et il me donna
tête de la rédaction d’un journal étudiant et quelques bons conseils. Ceux qui l’ont connu
le précédent rédacteur en chef m’avait dit ne seront pas surpris qu’il ait continué à m’en
d’aller voir Dan Bell au New Leader car il donner pendant les soixante-dix années
pourrait m’aider. suivantes.
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Bien que nous ne nous connaissions pas, un En effet, environ une semaine seulement
lien fort nous unissait déjà. Lorsqu’il était avant sa mort, lorsque Lochi, ma femme, et
étudiant au City College, Dan avait fait partie moi-même lui rendîmes visite, il évoqua avec
du box antistalinien de la salle à manger où vigueur et enthousiasme le livre qu’elle
se réunissaient les gauchistes des diverses devrait écrire sur l’Inde et la conférence que
tendances – socialistes, trotskystes, anarchistes nous devrions organiser tous les deux.
et les divers groupes dissidents de chacun Dan Bell était un ami proche. Cette amitié,
d’entre eux. Appartenant à la génération qui commença à New York, se poursuivit alors
étudiante suivante, j’en étais membre moi que nous ne vivions pas au même endroit, puis
aussi. Nous étions tous unis, au-delà des diffé- durant les quatre dernières décennies de sa
rences partisanes, par la conviction que ce qui vie lorsque lui et moi fûmes voisins – nous
existait en Union soviétique détruisait toute habitions à quelques blocs l’un de l’autre à
notion de liberté ou d’épanouissement de Cambridge – et collègues. À cette époque,
l’être humain et contredisait tous les espoirs notre vie sociale faisait que Lochi et moi
de l’homme dans le socialisme, sous quelque voyions souvent Dan et sa femme Pearl.
variante que ce soit. Nous étions tous deux, Chaque amitié est différente et, depuis la
pour reprendre le discours partisan de mort de Dan, j’ai réfléchi à la nature de la
l’époque, « antistaliniens », nous adhérions à nôtre, qui a duré tant d’années. Certains
une culture qui allait largement déterminer la témoignages sur Dan, parus depuis sa mort,
suite de notre existence. l’ont décrit comme « généreux ». C’était vrai.
Je commence par ce point commun qui Mais je pense que le trait particulier de sa
nous liait avant même que nous nous connais- générosité était sa ferveur à l’égard du savoir :
sions. En effet, ce conflit entre le box anti- qu’il s’agisse d’idées, de gens, de disciplines,
stalinien et celui des communistes, bien plus d’érudition, d’événements, il en savait
nombreux, qui portait sur les intentions de toujours plus que vous et il était impatient de
Marx, sur la question de savoir si Lénine et vous faire partager ce savoir, ce qui vous écra-
Staline avaient accompli ou subverti ces inten- sait souvent, comme l’ont raconté ses
tions, sur le cours suivi par la révolution russe, étudiants, mais qui était aussi souvent utile et
sur l’État et la société qu’elles avaient créés, avait parfois une importance décisive pour
sur ce qui aurait pu être différent, fut, je crois, votre vie. Lorsque je me mis à la recherche
une expérience marquante de la vie de Dan. d’un premier emploi, j’en parlai à Dan Bell
On peut en voir l’influence dans son travail qui m’apprit que Max Horkheimer, directeur
pour le Congrès pour la liberté culturelle en de l’Institut des sciences sociales de Francfort,

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IN MEMORIAM

groupe de philosophes et de spécialistes en contestée, mais, comme tant de choses


sciences sociales alors en exil en Amérique, qu’écrivit Dan, semble maintenant prémoni-
avait, assez étrangement, été chargé par toire. J’enseignais sur la côte Ouest, à l’uni-
l’American Jewish Committee d’études sur l’an- versité de Californie à Berkeley, et, depuis son
tisémitisme. Dan laissa entendre qu’il y aurait premier numéro, j’écrivais régulièrement pour
peut-être quelque chose pour moi là-bas, ce The Public Interest, dépité que la distance
qui était effectivement le cas. Je lus et fis des m’empêche de participer à son élaboration.
résumés de livres récents et importants de Toutefois, lorsque je revins sur la côte Est
sciences sociales américaines pour Horkhei- pour enseigner à Harvard, je succédai à Dan
mer pendant un certain temps. comme corédacteur en chef avec Irving. Parmi
Je pense à d’autres moments où, débordant les raisons qu’il avait de partir, Dan disait qu’il
d’idées sur ce que vous devriez faire, Dan fit avait besoin de temps pour finir son maître
mouche d’une manière qui eut des effets livre, The Cultural Contradictions of Capita-
remarquables pour moi. Il s’était installé à lism (3). Mais l’une des raisons était aussi son
Chicago pour enseigner dans le cadre du désaccord avec le néoconservatisme croissant
programme novateur d’études sociales de d’Irving. Or, quoique du même avis que Dan
l’université. Je séjournai chez lui lors de la Bell, je parvenais mieux à le tolérer. Je voyais
réunion de l’American Sociological Association davantage que d’autres ce qui les liait, notam-
à laquelle j’assistais afin d’écrire un article sur ment leur conception particulière du rôle
l’état de la sociologie pour la nouvelle revue essentiel de la religion. Ils croyaient qu’elle
Commentary, où j’étais alors rédacteur. renforçait, dans la culture et la vie sociale, un
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J’étais intrigué par la conception de la vie conservatisme que tous deux soutenaient
universitaire qui existait à Chicago, et Dan me comme moi. Je partageais aussi le libéralisme
suggéra de rencontrer David Riesman, son de Dan en politique. Comme il l’écrivit en me
collègue du programme d’études sociales. dédicaçant son livre, The Winding Passage,
Alors qu’il se rendait à Yale pour y entre- « nous avons généralement signé les mêmes
prendre l’ouvrage qui finirait par devenir The pétitions et protesté contre les mêmes
Lonely Crowd (1), Riesman s’arrêta à New choses ».
York pour me voir. Nous sommes devenus Après son départ de la rédaction de The
collaborateurs et amis. Nous étions tous trois Public Interest, Dan ne cessa pas pour autant
venus à la sociologie par des voies person- de nous donner un flot de conseils et d’idées
nelles et distinctes, Dan et moi à travers le – les numéros spéciaux que nous devrions
socialisme et le journalisme, Riesman à publier, les sujets que nous devrions traiter,
travers le droit et la psychanalyse et sa remar- les livres que nous pourrions faire à partir de
quable curiosité, ce qui formait une sorte de nos articles. De fait, nous avons édité ensem-
lien entre nous. Que Dan et David Riesman ble deux de ces livres et l’ami de Dan, Clark
aient alors pu enseigner les sciences sociales Abt, qui est ici avec nous aujourd’hui, les a
à l’université de Chicago sans avoir de publiés.
diplôme dans cette discipline était un vestige J’ai rédigé ces remarques en ayant derrière
d’une époque plus ancienne et peut-être meil- moi l’étagère où se trouvent les livres de Dan.
leure de la vie universitaire américaine. J’ai sorti The Cultural Contradictions of Capi-
En 1965, Dan et Irving Kristol lancèrent la talism pour vérifier la date de publication et
revue trimestrielle The Public Interest, consa- vu sur la page l’autorisation de reproduire des
crée aux affaires publiques. Je suis sûr que fragments des trois poèmes que Dan cite dans
c’était avant tout l’idée de Dan d’amener les le livre – de T.S. Eliot, de Joseph Brodsky et
sciences sociales, alors en expansion et sûres du Docteur Jivago de Boris Pasternak. Même
d’elles-mêmes, à réfléchir aux problèmes de après sa mort, Dan continue à m’étonner par
politique sociale qui, croyait Dan, domine- son savoir qui était toujours davantage qu’un
raient la politique de l’époque. Il avait vernis de culture. Il aurait voulu tout savoir,
soutenu cette idée dans son livre faisant auto- ce qui était bien sûr impossible, mais il alla
rité, The End of Ideology (2) ; elle a été très plus loin en ce sens que toute autre personne
de ma connaissance. Il n’oubliait rien non
(1) La Foule solitaire, Arthaud, 1964.
(2) La Fin de l’idéologie, PUF, 1997. (3) Les Contradictions culturelles du capitalisme, PUF, 1979.

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IN MEMORIAM

plus. Tout cela bénéficiait à ses étudiants. tion avec une telle autorité ? Il le faisait pour-
Dan était un pilier du Shop Club, groupe tant avec audace. Ces dernières années, lors
d’universitaires de Harvard qui se retrouve d’une réunion où il était absent, un silence
une fois par mois à dîner pour écouter l’un tomba sur le groupe après une présentation.
d’entre eux parler de son travail. Dan était On entendit une voix demander : « Où est
souvent, en fait généralement, le premier à Dan ? » Il leur manquait. Et en fait, à nous
poser une question, que le sujet traitât de tous, qui avons eu le privilège de le connaî-
biologie ou de physique de l’univers, de litté- tre, il va manquer.
rature, d’art ou d’histoire. Je suppose que
parfois ses questions irritaient l’orateur – NATHAN GLAZER
comment Dan pouvait-il poser une telle ques- Traduit de l’anglais par Isabelle Hausser

Social-démocrate, libéral, conservateur

PIERRE GRÉMION
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1980, Daniel Bell publiait The naires du Congrès pour la liberté de la

E
N
Winding Passage. Il venait d’avoir culture, années traversées d’espoirs et de tris-
soixante ans et ce recueil d’articles lui tesse après les révolutions avortées de
permettait de faire retour sur son itinéraire. Pologne et de Hongrie. Mes contacts avec
Il inscrivait ce voyage en sociologie dans une ceux de ces communistes qui avaient connu la
périodisation précise : 1960-1980 ; assurément brutalité des années staliniennes, qui avaient
des années fastes qui avaient vu la publication conservé leur idéalisme, avaient affronté les
des trois ouvrages qui consacraient son œuvre tanks soviétiques et cherché ce qui, une
et assuraient son rayonnement : The End of décennie plus tard, serait appelé “un socia-
Ideology (1960), The Coming of Post Industrial lisme à visage humain”, me donnèrent une
Society (1973) et The Cultural Contradictions compréhension de première main de la guerre
of Capitalism (1976). Les vingt premières froide. »
années de ma vie active, écrit-il, de 1940 à Expérience politique et pratique du journa-
1960, ont été entièrement consacrées au jour- lisme ne jalonnent pas seulement un itinéraire
nalisme. Ce sont des années marquées intel- du socialisme vers la sociologie (son premier
lectuellement par deux expériences fortes. livre traitait du socialisme marxiste aux États-
Pendant la guerre, Bell est secrétaire de Unis), elles définissent aussi un style d’écri-
rédaction du New Leader, une revue socialiste ture. Si en 1958, Daniel Bell quitte Fortune et
new-yorkaise, et ces années intenses lui le journalisme, il n’abandonne pas, bien au
permettent de rencontrer des mencheviks contraire, le monde des revues. Dans le
partis se réfugier aux États-Unis après la Winding Passage, il compare l’écriture à la
défaite française de 1940 (Abramovitch et course à pied où l’on ne peut exceller à la fois
Nicolaïevski) et de jeunes antifascistes comme dans le sprint et le demi-fond. Au départ, Bell
Nicola Chiaromonte ou Lewis Coser. Seconde était plutôt un sprinter (3 000 à 5 000 mots
expérience non moins riche, dans l’immédiat pour un article écrit en une semaine), avant
après-guerre : trois ans passés à l’université de de changer de catégorie (30 000 à 40 000
Chicago à enseigner les sciences sociales « en mots) ; une tâche pour l’été ; un format pour
compagnie d’un extraordinaire groupe de revue. Dès lors, ses essais qui mêlent pensée
jeunes penseurs » : David Riesman, Edward sociale, théorie sociologique et analyses litté-
Shils, Barrington Moore, Morris Janowitz. raires vont devenir la marque de fabrique d’un
« De 1948 à 1958, poursuit-il, j’écrivis pour homme qui s’exprime à la charnière du monde
Fortune à l’exception de l’année 1956-1957 où académique et du monde des revues, un
je travaillai à Paris comme directeur des sémi- scholar et un public intellectual.

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The End of Ideology réunit ainsi des essais structures de pouvoir (qui en réservent l’exer-
publiés précédemment dans des revues et plus cice à une élite peu nombreuse) et de la
particulièrement dans deux d’entre elles, culture bourgeoise traditionnelle (qui se
Commentary et Encounter, animées par ses fonde sur la modération et la satisfaction
compagnons de jeunesse, new-yorkais comme différée). » Le premier schéma d’ensemble
lui, antistaliniens comme lui, passionnés par paraît dans deux livraisons de Public Interest,
les mouvements d’idée, comme lui : Irving peu après le lancement de la jeune revue. S’il
Kristol, Melvin Lasky, Nathan Glazer ou s’appuie essentiellement sur l’analyse des
encore Irving Howe (à l’origine de Dissent). États-Unis, comme Marx avait pris l’Angle-
The End of Ideology parle de l’Amérique mais terre comme exemple de société industrielle
récapitule aussi les années d’engagement de capitaliste, Bell se démarque de Marx en ce
Daniel Bell dans les relations entre l’Europe sens qu’il ne croit pas à une trajectoire prédé-
et les États-Unis tout au long de la guerre terminée des sociétés. Chez lui, la société
froide. Très vite, au lendemain de la guerre, postindustrielle constitue un idéal-type qui
Bell est un des conférenciers des séminaires permet d’isoler les dimensions pertinentes
de Salzbourg, mais c’est avant tout le Congrès d’un nouvel univers social (naissance d’une
pour la liberté de la culture, où il retrouve économie de service, primauté du savoir théo-
Raymond Aron, CAR Crossland, Bertrand de rique, planification technologique) qui peut
Jouvenel, Michael Polanyi, Edward Shils, qui prendre des incarnations différentes. Plus
lui permet d’élargir son champ d’action et ses précisément encore, la société post-indus-
perspectives. Il prend en charge l’animation de trielle ne concerne que l’ordre socio-écono-
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deux réunions internationales significatives de mique. Daniel Bell, en effet, refuse toute
l’époque, dont son livre se fait l’écho, l’une à vision holiste de la sociologie. Il ne pense pas
Oxford en 1957 sur les changements de la que l’on puisse penser la société comme un
société soviétique, l’autre à Vienne l’année système intégré mais bien dans la distinction
suivante sur la participation des travailleurs à de trois ordres : l’ordre socio-économique,
l’entreprise. À Paris, le livre sera peu lu et pas l’ordre de la culture et l’ordre politique. L’ar-
compris. Il faudra attendre près de quarante ticulation de ces ordres est malaisée dans
ans pour voir une traduction française. Le toute société mais ce qui caractérise la situa-
titre, en revanche, sera souvent cité, d’abord tion contemporaine c’est leur disjonction. Vers
pour en faire un exemple de machine de la société post-industrielle s’achève ainsi sur
guerre antimarxiste, puis, avec l’apparition des une hypothèse centrale qui annonce le livre
révoltes étudiantes, pour en faire l’emblème suivant : « À mon sens nous assistons […] en
d’une sociologie qui rate le coche de l’Histoire. Occident, depuis un siècle, à la disjonction
Vers la société post-industrielle, en revanche, toujours plus profonde de la structure sociale
publié en 1976, suit de très près l’édition (économie, technologie, organisation socio-
américaine. Le livre est introduit par François professionnelle) et de la culture (expression
Bourricaud et il fait l’objet d’une adaptation symbolique des significations) – chacune
soignée qui a bénéficié des conseils de obéissant à son principe axial propre. La
Bernard Cazes. Depuis 1960, Daniel Bell est structure sociale procède de la rationalité
professeur à Columbia. En 1965, il lance avec fonctionnelle et de l’efficacité, la culture de
Irving Kristol une nouvelle revue, The Public l’affirmation antinomienne des valeurs liées à
Interest, copréside une commission sur les l’affirmation des valeurs liées à l’épanouisse-
indicateurs sociaux, participe à une commis- ment du moi. »
sion sur la technologie et l’économie. En 1965 Les Contradictions culturelles du capitalisme
toujours, il devient le président de la commis- réunit des essais rédigés à la charnière des
sion « Vers l’année 2000 » mise en place par décennies 1960 et 1970. Il est contemporain
l’American Academy of Arts and Sciences. La de The Crisis of Democracy de son collègue de
maturation de la notion de société postindus- Harvard, Samuel Huntington. Mais, si un
trielle couvre ainsi toute la décennie 1960. chapitre est bien consacré à la sensibilité des
« On avait le sentiment, écrira-t-il, que nous sixties, il s’emploie à resituer l’extrémisme de
assistions à une mutation historique marquée ces années-là dans le mouvement plus général
par la dégradation rapide des rapports sociaux d’abolition de toute limite à l’expression du
d’autrefois (qui étaient liés à la propriété), des moi. De même, pour Bell la crise va bien au-

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IN MEMORIAM

delà de la surcharge des demandes qui comité quelques années plus tard. À ses yeux,
convergent sur l’État-providence. La culture l’apparition d’un mouvement intellectuel
depuis plus de deux siècles a pris son auto- conservateur dans les années 1970 n’avait rien
nomie par rapport à la religion. Mouvement d’illégitime et nourrissait des débats fruc-
littéraire et artistique et modification du style tueux. Mais ces débats se sont desséchés au
de vie orienté vers la recherche du confort et tournant de la décennie 1980, tandis que les
du plaisir se combinent pour ruiner l’éthique néoconservateurs faisaient alliance avec la
protestante qui assurait la conjonction de la nouvelle droite. Le néoconservatisme est
culture et de la politique. Si Vers la société devenu une idéologie de combat et c’en est
post-industrielle prenait l’Amérique comme fait désormais d’une certaine civilité dans les
cas pour élaborer un modèle, les Contradic- rapports entre intellectuels qui voient la
tions culturelles s’interrogent sur le devenir de disparition de l’éthique de la controverse.
l’Amérique elle-même. Dans The End of Ideo- Pour les vingt ans des Contradictions cultu-
logy, Bell avait congédié les penseurs, qui, tels relles du capitalisme, Daniel Bell publie une
Ortega y Gasset, Karl Jaspers ou Hannah nouvelle édition de son livre, augmentée
Arendt, avaient souligné la perte d’autorité, d’une substantielle postface. Nous sommes en
l’affaissement des institutions, l’érosion de la 1996. L’URSS a disparu. Les États-Unis appa-
tradition dans la société de masse. Quinze ans raissent comme la première puissance
plus tard, il maintient que leur vision des mondiale incontestée, mais il se pourrait que
structures sociales était fruste, mais qu’en cette situation ne dure pas. « Il y a vingt ans,
revanche dans l’ordre de la culture, ils firent écrit-il, je parlais d’une Amérique instable.
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preuve d’une prescience remarquable. La légi- Aujourd’hui, je dirais : confuse, agressive,
timité institutionnelle du capitalisme améri- anxieuse, incertaine. Les classes moyennes
cain, enraciné dans un système moral de s’effilochent, la méfiance ne cesse de croître
récompenses et de sanctification du travail, a à l’égard de la politique, les guerres culturelles
laissé place à un système sybaritique et à une font rage. Dans l’Amérique d’aujourd’hui, la
permissivité sans rivage. Au plan politique, s’il structure sociale, dans le travail et la vie quoti-
existait autrefois un « consensus implicite », dienne, est très largement bourgeoise, mora-
qui constituait le socle d’une philosophie poli- lisante, étriquée. C’est la “majorité morale”
tique qui n’avait nul besoin d’être formalisée, enracinée dans l’évangélisme protestant qui
ce style américain fondé sur des compromis cherche à maintenir les “valeurs tradition-
ad hoc a volé en éclats. nelles”, référées la plupart du temps à un litté-
À l’occasion de la seconde édition du livre, ralisme biblique. La “culture”, elle, est de
il assume en quelque sorte cette disjonction : gauche, urbaine, cosmopolite, branchée. Elle
« Je suis moi-même un social-démocrate en adopte les styles de vie les plus libres et se
économie, un libéral en politique, un conser- montre le plus souvent incapable de fixer des
vateur en culture. Le socialisme ne signifie pas limites à sa propre permissivité. Cette
l’étatisme, ou la collectivisation des moyens de profonde distorsion entre la société et la
production, mais dans l’ordre économique la culture se prolonge dans la sphère politique
préséance de la communauté sur l’individu entre le populisme et les élites. »
dans la formulation des politiques. Mais je En France, l’œuvre de Daniel Bell eut peu
suis un libéral en politique au sens kantien du d’écho dans le monde académique. Ce sont
terme car ici l’individu doit primer et non le les revues qui ont constitué le vecteur de ses
groupe d’appartenance. Enfin, je crois à la interventions. Peu avant de disparaître, Argu-
tradition pour le maintien d’un ordre symbo- ments publia un de ses textes. Mais ce sont
lique. » surtout Preuves, Contrepoint et Commentaire,
La décennie 1980 voit la fin de ces années qui lui offrirent des relais vers le public fran-
où Bell pouvait combiner harmonieusement çais. Daniel Bell appartenait au comité de
son travail dans le monde académique et le patronage de Commentaire. Il dédia la
monde des revues. Le texte qu’il donne en dernière édition de The End of Ideology à
1984 à Partisan Review pour le cinquantenaire Raymond Aron. Il fut enfin lauréat du prix
de la revue prend acte de sa rupture avec Tocqueville en 1999.
Kristol. Après avoir abandonné la codirection
de Public Interest en 1973, il s’est retiré du PIERRE GRÉMION

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Ce que je dois à Daniel Bell

MARK LILLA

’EST un grand avantage dans la vie (« Tu crois que ça intéresse Dieu ? », lui répli-

C d’avoir vu la faillite de son dieu. Rien


de ce qui est humain, et certainement
rien de ce qui est moderne, ne vous sera
qua le rabbin.) Il n’a jamais été communiste
et n’avait aucune illusion sur l’utopie moujik
qu’on bâtissait dans la Grande Steppe. Il avait
étranger (1). rejoint la Young People’s Socialist League
Le dieu de Bell qui fit faillite était le socia- depuis quelques années, lorsque commença le
lisme marxiste. Le mien était Dieu. La spectacle des procès de Moscou, peu après fut
première fois que j’ai rencontré Dan à signé le pacte Hitler-Staline, puis un peu plus
Harvard en 1979, j’émergeais tout juste des tard, on trouva Trotsky gisant dans une mare
brumes du fanatisme pentecôtiste, qui avait de sang dans une villa mexicaine, un pic à
assombri mon adolescence et les quelques glace enfoncé dans le crâne. Les illusions de
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années qui avaient suivi mes vingt ans. Je ne Dan furent intellectuelles et éphémères.
savais et n’avais rien lu d’autre que la Bible, Ayant grandi dans les années trente, il ressen-
que j’avais absorbée et non étudiée. Il y avait tait la nécessité de donner du sens à un
de bons professeurs à l’université, mais présent qui n’en avait aucun. Or le marxisme
personne comme Dan, qui avait une passion mettait tout en relation.
pour la conversation, chose peu familière à un Tout mettre en relation était la grande
gentil du Midwest. Je passai beaucoup de ambition des bâtisseurs de système du
temps dans son bureau cette année-là, ainsi XIXe siècle, dont les chefs-d’œuvre en
que la suivante, le plus souvent à l’écouter et plusieurs volumes sur la Nature et l’Histoire,
à prendre des notes pendant qu’il enchaînait relégués dans les sous-sols des bibliothèques,
les digressions et faisait mon éducation. Il sont à présent sans lecteurs. En août 1914, ou
n’était pas très sollicité. Les étudiants néo- approximativement, cette ambition s’éteignit
marxistes diplômés se tenaient à distance en Europe, ou peu s’en faut. Alors qu’en
parce qu’il les provoquait ; ils ne supportaient matière artistique, l’histoire n’a laissé que des
pas qu’il leur lise des citations tirées de la tessons, une seconde vie fut accordée à Marx,
Marx-Engels Gesamtausgabe qui se trouvait qu’on avait à demi oublié en 1914, par l’in-
juste derrière son bureau. Ils n’arrivaient pas vraisemblable succès de la Révolution russe
non plus à comprendre pourquoi, lorsqu’ils et, une décennie plus tard, par la découverte
s’engageaient dans une discussion sur la de ses manuscrits de 1844 qui ajoutaient un
théorie de la révolution, il amenait la conver- vernis d’humanisme à son matérialisme impla-
sation sur le gnosticisme, les messies cachés cable. Un culte intellectuel grandit autour de
et la Kabale. Pour moi, tout cela avait incon- ce prophète archaïque du XIXe siècle et Dan
testablement du sens. C’était ma langue qu’il y adhéra pendant un très court laps de temps.
parlait. Tout en éditant le magazine socialiste The
La conversion politique de Dan se produi- New Leader pendant la Seconde Guerre
sit alors qu’il avait treize ans, comme ce fut mondiale, il passait ses soirées à la New York
mon cas. C’est à ce moment-là qu’il annonça Public Library à rédiger son propre système,
au rabbin qui le préparait à sa bar mitzvah qui exposerait l’emprise du capitalisme d’en-
qu’il était socialiste et ne croyait plus en Dieu. treprise sur la société moderne. Après en
avoir écrit cent cinquante pages, il l’aban-
donna. « De qui suis-je en train de me
(1) Le texte que nous publions ici est la traduction de l’hommage moquer ? » pensa-t-il avant d’enterrer rapide-
de Mark Lilla à Daniel Bell paru dans The New York Review of
Books du 7 avril 2011. ment et respectueusement son marxisme.

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IN MEMORIAM

Cette expérience transforma Dan en libéral théologique de l’oreille absolue, chose très
engagé pendant la guerre froide. Son opposi- rare.
tion au totalitarisme communiste n’était pas Sa vision de l’idéologie moderne était nette-
seulement politique, elle était fondée sur l’in- ment juive. Il est frappant que les auteurs
tuition intellectuelle que le XIXe siècle avait chrétiens qui l’ont explorée – Dostoïevski,
commis a priori une erreur de jugement en Conrad, Milosz – aient écrit des histoires sur
voulant interpréter la société à travers un seul des individus solitaires se colletant avec une
ensemble de lois. Le monde n’est tout simple- foi laïque. Dan était un Juif de New York, qui
ment pas ainsi fait ; de plus, les principes que considérait la religion essentiellement comme
nous lui appliquons ne sont que des « schémas un fait social. Il avait en outre emprunté à
conceptuels » personnels et non des lois de la l’expérience juive la conviction qu’une société
Nature ou de l’Histoire. Certes, tout compte. ne peut donner aux individus de véritable sens
Mais tout n’est pas lié : telle fut l’épiphanie que si elle leur donne la certitude d’apparte-
négative de Dan. Dans ses ouvrages classiques nir à une communauté enracinée dans le
de sociologie, The Coming of Post-Industrial temps. C’est le rôle explicite de la religion,
Society (1973) et The Cultural Contradictions mais cela peut aussi passer par un sentiment
of Capitalism (1976), il montrait que les socié- laïque du « sacré », un accord commun sur ce
tés modernes sont structurellement plurielles, qu’est la valeur ultime, sur les obligations
constituées de différentes sphères d’activité auxquelles on doit faire face et sur les lignes
– politique, technico-économique, culturelle – qu’on ne doit jamais franchir. Selon Dan,
qui opèrent selon des logiques différentes, toute société solide a besoin de ce genre d’or-
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évoluent à des rythmes différents et peuvent thodoxie.
entrer en conflit les unes avec les autres. La Mais les orthodoxies sont instables par
grande contradiction des sociétés capitalistes nature. Quelque chose dans l’âme résiste aux
modernes est que l’hédonisme culturel anti- limites et à la tyrannie du temps et cherche à
bourgeois est dirigé contre l’hédonisme s’en libérer par la transgression ou la trans-
économique bourgeois et que tous deux sont cendance. Toute orthodoxie amène dans son
en guerre contre l’idéal ascétique protestant, sillage des hétérodoxies et des hérésies
sur lequel le capitalisme fut fondé à l’origine. susceptibles de la détruire ; plus l’orthodoxie
Le marxisme nie ce pluralisme en théorie ; le est rigide, plus elles ont de chances de l’em-
communisme en nie la réalité, ce qui produit porter. « C’est une vérité profonde qu’une
des résultats monstrueux. maison bien ordonnée est une chose dange-
Mais pourquoi tant de gens ont-ils, pendant reuse. » C’était ainsi que Gershom Scholem,
si longtemps, autant investi dans Marx et les dont les livres ont profondément marqué la
régimes meurtriers qu’il a inspirés ? Pourquoi pensée de Dan, et la mienne, expliquait la
la lutte de classes et la violence révolution- persistance du désir messianique dans l’his-
naire les enchantaient-elles au lieu de les toire juive. Et c’est ainsi que Dan en est venu
dégoûter ? Quel attrait présentait l’apparte- à voir la puissance occulte du messianisme
nance à une élite intellectuelle qui possédait politique dans l’Occident moderne et, en
une vérité cachée ? Voilà autour de quoi ont particulier, la séduction du marxisme, idéolo-
toujours semblé tourner nos conversations gie qui donnait à ses adeptes à la fois le
pendant trente ans. Lorsque Dan écrivit sur frisson de la transgression contre la propriété
« la fin de l’idéologie », dans les années bourgeoise et l’assurance de la rédemption
soixante, il entendait par là seulement que la eschatologique à travers la révolution.
tradition marxiste n’avait pas réussi à donner Dan a développé un jour cette idée dans un
du sens à la société contemporaine. Son véri- article magistral sur l’auteur marxiste Georg
table sujet, à partir des années cinquante, fut Lukács, qui est l’une des meilleures choses
en fait la persistance de l’idéologie, sa perver- qu’il ait jamais écrite. Pour lui, Lukács était
sité polymorphe et ses profondes affinités avec un personnage typique du XXe siècle : Juif aisé
la psychodynamique de la religion. Max de Budapest et esthète nietzschéen, il rejoi-
Weber se déclara un jour « religiös unmusika- gnit le parti communiste en 1918. Lukács
lisch » (N.d.T. : dépourvu de sensibilité reli- servit alors comme commissaire de la brève
gieuse), ce qui était courageux de sa part république soviétique hongroise, faisant l’apo-
parce que c’était vrai. Dan avait l’équivalent logie de l’évangile selon lequel « la terreur et

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IN MEMORIAM

le bain de sang sont un devoir moral ». Il plus, « quel est le mystagogue qui ne rêve pas
détestait les bourgeois au-delà de toute également d’être un commandant mili-
mesure et aimait le Parti davantage encore. taire ? ».
Malgré des années d’un exil lamentable dans Il m’est impossible de calculer ce que je dois
la Moscou de Staline passées à éviter les à Dan, mais ce sont ces leçons particulières
purges (on estime que 80 % des Hongrois qui m’ont spécialement marqué. J’ai appris
exilés en Union soviétique ont été assassinés) que ce que les convertis cherchent dans la foi
et malgré l’écrasement de la révolution est la chaleur, non la lumière, et que, lorsque
hongroise en 1956, il ne perdit jamais sa foi les écailles tombent de leurs yeux, de plus
dans le communisme, disant à un interviewer dures, plus opaques repoussent à leur place.
juste avant sa mort que « la Révolution russe J’ai appris qu’une épiphanie n’est pas un
était la solution historique mondiale à mon raisonnement, c’est un permis, généralement
dilemme » et que « même le pire socialisme un permis de détruire. Et j’ai appris que,
vaut mieux que le meilleur capitalisme ». lorsque la foi en une divinité disparaît, une
C’était en 1971, alors que la Nouvelle armée d’idoles de réserve est prête à prendre
Gauche venait juste de découvrir les œuvres sa place – idées, dogmes, dirigeants, mouve-
de Lukács et de l’élever au rang de prophète. ments. Ces leçons ne sont-elles pas une prépa-
Dan ne voyait rien de surprenant là-dedans. ration à l’histoire moderne ? Ne sont-elles pas
« Le secret de la séduction qu’exerce Lukács une préparation au présent ? La fin de l’idéo-
sur l’intelligentsia occidentale, écrivit-il, est logie n’aura pas lieu ; c’est pourquoi les écrits
l’histoire occulte de l’hérésie, le rejet du sens de Daniel Bell resteront toujours d’actualité.
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commun et de la moralité conventionnelle et
la création d’une doctrine ésotérique et d’une MARK LILLA
foi gnostique destinée à une petite élite ». De Traduit de l’anglais par Isabelle Hausser

DANIEL BELL DANS COMMENTAIRE

Premier amour, premiers chagrins. À propos de Max


no 21 Printemps 1983
Weber et de Georg Lukacs. (Première partie)
Premier amour, premiers chagrins. À propos de Max
no 22 Été 1983
Weber et de Georg Lukacs. (Suite et fin)
New York et Jérusalem. Le judaïsme aujourd’hui no 37 Printemps 1987

Réponse à Annie Kriegel sur New York et Jérusalem no 38 Hiver 1987


Une double tâche no 41 Printemps 1988
La fin de l’idéologie. 25 ans après (I) no 41 Printemps 1988

La fin de l’idéologie. 25 ans après (II) no 42 Été 1988

En un combat douteux no 66 Été 1994


o
L’Afrique au-delà de l’an 2000 n 69 Printemps 1995
Quatre apologies du terrorisme révolutionnaire no 98 Été 2002
La morale et le mal. Les deux cadres de la culture du
no 111 Automne 2005
XXIe siècle

La reconstruction de l’éducation libérale n°134 Été 2011

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LES OBSÈQUES DE MONTAIGNE

Montaigne est mort, écrit-il, on met son livre sur son cercueil ; le théologal Charron
et Mlle de Gournay – celle-ci, sa fille d’alliance, en guise de pleureuse solennelle –
sont les plus proches qui l’accompagnent, qui mènent le deuil ou portent les coins
du drap, si vous voulez. Bayle et Naudé, comme sceptiques officiels, leur sont adjoints.
Suivent les autres qui, plus ou moins, s’y rattachent, qui ont profité en le lisant, et y
ont pris pour un quart d’heure de plaisir ; ceux qu’il a guéris un moment du soliteur
en lui, qu’il a fait penser en les faisant douter ; La Fontaine, Mme de Sévigné comme
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cousine et voisine ; ceux comme La Bruyère, Montesquieu et Jean-Jacques, qu’il a
piqués d’émulation, et qui l’ont imité avec honneur – Voltaire à part, au milieu –,
beaucoup de moindres dans l’intervalle, pêle-mêle, Saint-Évremond, Chanlieu,
Garat… J’allais nommer nos contemporains, nous tous peut-être qui suivons…
Quelles funérailles ! S’en peut-il humainement de plus glorieuses, de plus enviables
au moi ? Mais qu’y fait-on ? À part Mlle de Gournay qui y pleure tout haut par céré-
monie, on y cause ; on y cause du défunt et de ses qualités aimables, et de sa philo-
sophie tant de fois en jeu dans la vie, on y cause de soi. On récapitule les points
communs : « il a toujours pensé comme moi des matrones inconsolables », se dit La
Fontaine. « Et comme moi des médecins assassins », s’entredisent à la fois le Sage et
Molière. Ainsi un chacun. Personne n’oublie sa dette ; chaque pensée rend son écho.
Et ce moi humain du défunt qui jouirait tant s’il entendait, où est-il ? Car c’est là
toute la question. Est-il ? Et s’il est, tout n’est-il pas changé à l’instant ? Tout ne
devient-il pas immense ? Quelle comédie jouent donc tous ces gens, qui la plupart,
et à travers leurs qualités d’illustres, passaient pourtant pour raisonnables ? Qui
mènent-ils, et où le mènent-ils ? Où est la bénédiction ? Où est la prière ? Je le crains,
Pascal seul, s’il est du cortège, a prié.

SAINTE-BEUVE, Port-Royal, tome II, p. 451-452.

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