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Mémoire présenté
à la Faculté des études supérieures et postdoctorales de l'Université Laval
dans le cadre du programme de maîtrise en études littéraires
pour l'obtention du grade de Maître es arts (M.A.)
2012
Eldorado de Laurent Gaudé et Comment devenir un monstre de Jean Barbe sont des romans
contemporains dans lesquels les protagonistes, nommés Salvatore Piracci et François
Chevalier, sont en quête d'eux-mêmes dans un monde montré d'emblée comme illogique et
incertain. Dans ces fictions, la vie des personnages principaux est d'abord brisée, la
structure textuelle, qui se compose de deux récits distincts, est fragmentée, et l'état du
monde est chaotique, voire éclaté. Dans un premier temps, si nous nous attardons
seulement à la vie des protagonistes, nous pouvons voir qu'elle évolue, qu'elle ne reste pas
dans son état initial. De fait, dès le tout début des romans, les personnages principaux
réfléchissent à leur situation personnelle et entreprennent un parcours laborieux. Ce dernier
nous semble correspondre au processus de conversion profane puisqu'au sortir de leur
cheminement, Salvatore Piracci et François Chevalier paraissent adhérer à la vie, étant
désormais en harmonie à la fois avec ce qu'ils sont et avec le monde qui les entoure. Nous
pouvons donc présumer que la conversion profane règle l'éclatement identitaire des
personnages. Toutefois, la conversion dépasserait-elle la simple transformation identitaire
des protagonistes? Ne désignerait-elle pas une quête de cohérence plus fondamentale? Ce
mémoire a pour objectif de montrer comment la conversion profane, en plus de régler
l'éclatement identitaire des personnages principaux, est en étroite corrélation avec
différents éléments formels et thématiques des œuvres de notre corpus, ayant ainsi des
retentissements allant bien au-delà de la transformation d'un parcours individuel.
TABLE DES MATIERES
INTRODUCTION
1. Corpus et visée 1
2. État de la question 2
3. Présentation des auteurs et de leurs œuvres 3
4. L'identité dans la littérature contemporaine 6
5. Identité et conversion profane 8
6. Présentation du plan et de la méthodologie 9
CONCLUSION 97
BIBLIOGRAPHIE 104
INTRODUCTION
1. CORPUS ET VISÉE
1
Laurent Gaudé, Eldorado, Paris, J'ai lu, 2009 [2006], 220 p. Nous renverrons désormais aux pages du roman
au moyen de l'abréviation El.
2
Jean Barbe, Comment devenir un monstre, Montréal, Leméac/Actes Sud (Coll. Babel), 2006 [2004], 402 p.
Nous renverrons désormais aux pages du roman au moyen de l'abréviation CDM.
3
Christianne Clough, « Un avatar de la conversion. Les enjeux du discours identitaire dans Les Inventés de
Jean Pierre Girard », thèse de doctorat en littérature québécoise, Québec, Université Laval, 2010, f. 18.
Lorsque nous évoquons les étapes du processus de la conversion, nous faisons référence au schéma des
passions développé par Denis Bertrand et utilisé par Christianne Clough dans sa thèse de doctorat citée ci-
dessus.
conversion profane a des répercussions allant bien au-delà de la transformation identitaire
des personnages principaux. Loin de se réduire à un parcours individuel, elle pose la
question de la responsabilité de l'individu dans le monde. De plus, elle engage un désir de
cohérence qui trouve un écho jusque dans la mise en récit des romans. Selon notre
hypothèse, la conversion constituerait ainsi une sorte de figure centrale touchant à plusieurs
aspects constitutifs des romans.
2 . ÉTAT DE LA QUESTION
Il n'existe que très peu de documentations relatives aux romans Comment devenir
un monstre et Eldorado. Les seules sources disponibles sur ces derniers relèvent de la
réception immédiate. De fait, plusieurs comptes rendus leur ont été consacrés et bien qu'ils
ne constituent pas de véritables analyses, ils proposent néanmoins certaines observations
pertinentes sur la destinée des personnages ainsi que sur les problématiques sociales
abordées dans les romans. En outre, on trouve certains articles plus substantiels consacrés à
d'autres œuvres de Jean Barbe5, ce qui n'est pas le cas pour Laurent Gaudé. Ces articles ont
été pris en compte pour notre recherche bien qu'ils soient peu nombreux et qu'ils abordent
indirectement notre problématique.
En ce qui a trait à la thématique de la conversion, la thèse de Christianne Clough
sera notre principale référence puisqu'elle explicite de manière approfondie le processus
même de conversion profane. Fondée sur la sémiotique, elle relève toutes les étapes
susceptibles d'apparaître dans un tel processus identitaire. Ce travail sera donc primordial
pour analyser la conversion profane des personnages des romans de notre corpus.
Néanmoins, si la thèse de Christianne Clough montre la conversion profane du personnage
principal du roman Les Inventés de Jean Pierre Girard, elle n'aborde pas la conversion sous
l'angle de la structure textuelle ni sous celui de la représentation du rôle de l'individu dans
le monde, aspects qui nous intéressent particulièrement. Nous retrouvons également
d'autres ouvrages concernant le phénomène de la conversion tels ceux de Nicolas Brucker
ainsi que ceux de Danièle Hervieu-Léger. Bien qu'ils soient davantage axés sur des
5
Nous faisons référence aux articles suivants : Martine-Emmanuelle Lapointe, « Disparaître? », dans Voix et
Images, vol. XXXTV, n° 3 (102) (printemps-été 2009), p. 124-128 et Dominique Garand, « Mon semblable,
mon frère... », dans Spirale : Arts-Lettres-Sciences humaines, n c 183 (mars-avril 2002), p. 36-37.
questions religieuses, ces derniers nous serviront tout de même pour notre projet puisque,
comme Christianne Clough l'a montré dans sa thèse, il existe de nombreuses similarités
entre la conversion religieuse et la conversion profane.
Laurent Gaudé (1972- ) est un auteur français désormais reconnu dans le milieu
littéraire6. S'étant d'abord fait connaître par ses œuvres théâtrales telles Onysos le furieux
(1997) et Combat des possédés (1999), il est maintenant renommé pour son œuvre
romanesque pour laquelle il a reçu de prestigieux prix littéraires. De fait, il s'est mérité,
entre autres, le prix Goncourt des lycéens pour son roman La mort du roi Tsongor (2002)
en plus de recevoir le prix Goncourt pour Le soleil des Scorta (2004).
Si, à ce jour, il n'existe pas de recherches littéraires spécifiques sur la production
théâtrale et romanesque de Laurent Gaudé, la critique, quant à elle, s'est intéressée de façon
particulière à l'œuvre de cet écrivain. De nombreux articles de journaux ont été consacrés à
ses écrits, notamment à son roman Eldorado qui sera étudié de manière approfondie dans
ce mémoire. Ce dernier a été moins encensé par la critique que Le soleil des Scorta, mais de
façon générale il a tout de même été bien reçu, autant en France qu'au Québec. Se
distinguant des autres œuvres de Gaudé, il a suscité beaucoup de commentaires ; la plupart
des critiques ont relevé le fait qu'Eldorado, comparativement aux autres œuvres de Gaudé,
s'ancre dans l'époque contemporaine. À titre d'exemple, Anne Berthod écrit à propos de ce
roman que « Laurent Gaudé confronte, pour la première fois, son écriture romanesque au
monde contemporain7. » De même, Philippe Chevilley écrit de cette œuvre qu'elle « met en
scène comme un opéra nos hontes contemporaines8 ». Racontant dans Eldorado une
histoire où il insiste principalement sur la thématique de l'immigration clandestine, Gaudé
6
Les indications qui suivent sont empruntées à la bibliographie de Laurent Gaudé accessible sur le site
officiel de l'auteur à l'adresse suivante : http://www.laurent-gaude.com/index2.html ; consulté le 29 juin
2012. On trouvera également d'autres renseignements concernant l'auteur sur le site evene.fr :
http://www.evene.fr/celebre/biographie/laurent-gaude-15960.php ; consulté le 29 juin 2012.
Nous nous contentons ici de situer l'essentiel du parcours d'écrivain de Laurent Gaudé, notre propos étant,
comme on le verra, centré sur l'analyse d'une seule de ses œuvres.
7
Anne Berthod, « Âmes à la mer », dans L'Express, n° 2879, 7 septembre 2006, p. 134.
8
Philippe Chevilley, « Eldorado de Laurent Gaudé. Le drame des clandestins », dans Les Échos, n° 19749, 12
septembre 2006, p. 16.
écrit une fiction qui met en scène des problèmes sociaux très actuels. Comme le mentionne
Jean-Claude Perrier, Eldorado n'est certes pas un roman engagé, mais il aborde tout de
même « les grands problèmes qui se posent au monde moderne : en l'occurrence, celui de
l'immigration massive des Africains vers une Europe qui ne sait ni les accueillir ni les
refouler, qui n'est en tout cas plus cet Eldorado dont leurs pères, au pays, les ont fait
rêver9 ». L'actualité se trouve donc au cœur des problématiques développées dans cette
œuvre romanesque. Gaudé dit même avoir eu l'idée de son roman grâce à des articles de
journaux concernant l'immigration. Il affirme :
Il y a eu des éléments déclencheurs tels que l'histoire des bateaux affrétés du Liban par les
services secrets syriens pour mettre la pression sur l'Europe. Cela m'avait frappé parce que je
découvrais un peu naïvement qu'il y avait derrière tout ça des questions de géopolitique et de
diplomatie indirecte. L'autre élément déclencheur fut d'apprendre que pour la mafia des
pouilles, en Italie, l'argent généré par le trafic d'immigrés est devenu supérieur à l'argent
généré par le trafic de drogue. Ces chiffres m'ont beaucoup marqué10.
Eldorado illustre ainsi, par le biais de la fiction, des conflits politiques de l'époque
contemporaine. À partir de ces éléments, Gaudé dresse un portrait plutôt sombre du monde
où l'injustice et la médiocrité se côtoient quotidiennement. En outre, cette œuvre
romanesque renferme plusieurs thématiques telles que le voyage, l'identité, l'appartenance.
Ne percevant plus la cohérence de son existence, le personnage principal d'Eldorado
appelé Salvatore Piracci s'engage dans un parcours identitaire difficile traversé par le doute
et l'angoisse. De l'Occident à l'Orient, il entreprend un périple qui le questionne sur ses
origines, sur ses valeurs, et qui remet en doute sa véritable identité. Ainsi, nous pouvons
affirmer qu'Eldorado évoque les problèmes d'une époque déterminée.
Quant à Jean Barbe (1962- ), il a d'abord été journaliste culturel11. En effet, il a
collaboré aux hebdomadaires La Presse et Voir en plus d'être chef de pupitre aux émissions
culturelles de Radio-Canada. Il est désormais éditeur chez Leméac. Il marque sa première
9
Jean-Claude Perrier, « Afrique, adieu », dans Le Figaro littéraire, n° 19320, 14 septembre 2006, p. 4.
10
Thomas Flamerion, « Des histoires et des hommes », dans Evene, Evene.fr, Toute la culture, [en ligne].
http://www.evene.fr/livres/actualite/laurent-gaude-interview-eldorado-soleil-scorta-430.php [Texte consulté le
19 mai 2010].
11
Les indications qui suivent sont empruntées à la biographie de Jean Barbe accessible à l'adresse suivante :
http://jeanbarbe.mes-biographies.com/biographie-Jean-Barbe.html ; consulté le 29 juin 2012. On trouvera
également d'autres renseignements concernant l'auteur sur le site bazzo.tv :
http://bazzotv.telequebec.tv/collaborateurs.aspx ; consulté le 29 juin 2012.
Nous nous contentons ici de situer l'essentiel du parcours d'écrivain de Jean Barbe, notre propos étant,
comme on le verra, centré sur l'analyse d'une seule de ses œuvres.
entrée en librairie avec le roman Les soupers de fêtes qu'il publie en 1991. Par la suite, il
fait paraître un recueil d'articles publiés de façon ponctuelle dans le journal Voir intitulé
Chroniques de l'air du temps en 1993. Après une longue pause, il fait paraître en 2001 un
essai intitulé Autour de Dédé Fortin. S'en suit Comment devenir un monstre en 2004, un
roman auquel nous allons nous consacrer plus spécifiquement dans ce mémoire. Enfin, il
écrit Comment devenir un ange en 2005 ainsi que Le travail de l'huître en 2008. En ce qui
a trait à la réception de ces œuvres, c'est le roman Comment devenir un monstre qui a le
plus attiré l'attention des critiques littéraires. Pour ce roman, Jean Barbe a remporté le prix
des libraires du Québec et le prix France-Québec/Philippe Rossillon.
Si certains articles concernant l'œuvre de Jean Barbe ont été publiés dans des revues
littéraires comme nous l'avons mentionné précédemment, aucun ne se consacre de manière
spécifique à Comment devenir un monstre. Pourtant, la critique s'est grandement intéressée
à ce roman de Jean Barbe. Comme pour Eldorado, elle a relevé le fait que cette œuvre
évoque fortement l'époque contemporaine. Odile Tremblay, critique culturelle pour le
journal Le Devoir, écrit : « Ouvrage à la fois introspectif et ouvert sur les massacres
contemporains, Comment devenir un monstre aborde une recherche de soi à travers les
plaies et les vices du monde, dont la guerre constitue ici l'allégorie suprême12. » Ce roman
s'inscrit donc lui aussi dans un contexte déterminé et illustre des problématiques sociales
modernes. Tout comme Eldorado, il renferme une vision pessimiste du monde actuel en
s'attardant plus particulièrement aux atrocités de la guerre. Jean Barbe affirme d'ailleurs
ceci quant à sa démarche d'écriture pour cette œuvre :
Il y a deux points de départ très précis à ce livre : d'abord une anecdote tirée d'un reportage de
Radio-Canada qui racontait ce que des gens avaient vu comme atrocités au cours de la guerre en
ex-Yougoslavie ; ensuite un homme, un gentil "papi", qui m'a inspiré le personnage de Josef -
cet homme, c'est le mari de la nounou de mes enfants, un homme de 73 ans à peu près qui a fait
la résistance et le maquis durant la Deuxième Guerre mondiale et qui, à la fin de la guerre, s'est
enrôlé dans la Légion étrangère pour y passer la grande majorité de sa vie13.
Jean Barbe, tout comme Laurent Gaudé, s'inspire ainsi de l'actualité pour créer son œuvre
romanesque. Il écrit une fiction dans laquelle les personnages doivent affronter le monde à
leur manière. Le personnage principal de Comment devenir un monstre, nommé François
12
Odile Tremblay, « La vie en montagnes russes », dans Le Devoir, 2 octobre 2004, p. F3.
13
Benny Vigneault, « Jean Barbe. Comment devenir un écrivain », dans Le Soleil, 17 octobre 2004, p. Cl.
Chevalier, cherche un sens à ce monde, mais aussi, et surtout, un sens à ce qu'il est
réellement. Ce personnage, « excédé par la banalité de son quotidien en famille, sera appelé
à faire une longue traversée de l'enfer par monstre interposé pour retrouver la saveur de
l'amour domestique14 », écrit Odile Tremblay. Cette « traversée de l'enfer » constitue, pour
ce personnage, un parcours identitaire ayant des répercussions majeures sur le cours de sa
vie. L'identité est donc également une thématique importante dans ce roman de Barbe qui
explore les contradictions de la nature humaine. Exemplaire du champ littéraire
contemporain, cette œuvre aborde tout comme Eldorado des questionnements
représentatifs de la production romanesque des dernières décennies.
Les œuvres que nous avons choisies renferment ainsi des questionnements
fondamentaux portant sur l'identité. Parues au début du XXIe siècle, elles s'insèrent dans
un contexte spécifique de la création littéraire. De fait, la problématique identitaire se
manifeste de façon marquée dans la littérature contemporaine15. Si elle est développée
notamment dans les récits à caractère autobiographique, elle est aussi thématisée dans
plusieurs autres types de production littéraire des dernières décennies. Plusieurs collectifs
rendent compte de ce phénomène relativement récent. En ce qui concerne plus
spécifiquement la littérature québécoise contemporaine, les auteurs de l'ouvrage intitulé
Histoire de la littérature québécoise s'interrogent sur la valeur que prend l'identité dans le
corpus québécois à partir des années quatre-vingts. Us affirment notamment que « [la]
question identitaire ne se résume plus, dès lors, à la seule appartenance nationale, mais
passe par un ensemble de facteurs (la catégorie sociale, la famille, le sexe, la génération, le
pays d'origine, la région, etc.) qui font éclater ce qu'on appelle, depuis peu pourtant, la
littérature québécoise16 ». Ainsi, ils remarquent que, de manière générale, la problématique
de l'identité a évolué dans la littérature du Québec. Faisant état de nombreux décentrements
14
Odile Tremblay, « La vie en montagnes russes », art. cit., p. F3.
15
Nous désignons la littérature contemporaine comme étant la littérature apparue au début des années quatre-
vingts qui s'est distinguée du « Nouveau roman » en renouant de façon marquée avec le réel, le sujet et le
récit, en ce qui concerne plus particulièrement la littérature française.
16
Michel Biron, François Dumont et Elisabeth Nardout-Lafarge, avec la collaboration de Martine-
Emmanuelle Lapointe, Histoire de la littérature québécoise, Montréal, Boréal, 2007, p. 531.
relatifs à la nation, à l'Histoire, à la France, à la religion catholique et à la littérature elle-
même qui caractérisent tous le Québec actuel, les chercheurs constatent que ces
décentrements « se ramènent peut-être à un seul, qui est celui du sujet individuel lui-même,
lequel doit reconstruire son identité dans un monde où la nation et la famille se sont
décomposées17 ». La question de l'identité acquiert donc un caractère essentiellement
individuel et non plus national. Décrivant également les romans baroques liés à
l'hyperréalisme auxquels nous pouvons associer les romans de notre corpus de par leur
structure textuelle complexe et de par les thématiques qu'ils renferment, les auteurs de
l'Histoire de la littérature québécoise affirment que ces romans « mettent en scène des
individus en quête d'eux-mêmes à une époque où les repères semblent plus confus que
jamais18 ». Comme c'est le cas dans les œuvres de notre corpus, ce type de romans illustre
ainsi une identité subjective problématique dans un monde où les bornes paraissent
totalement incertaines.
Les ouvrages étudiant la littérature française contemporaine posent le même
constat ; la problématique de l'identité, bien qu'elle concerne ici davantage les notions de
mémoire et d'Histoire, caractérise la récente production littéraire française. Les ouvrages
généraux portant sur cette production ne cessent d'interroger la présence notable de la quête
identitaire, notamment dans les romans publiés à partir des années quatre-vingts. Dans Le
roman français au tournant du XXle siècle, Anne Cousseau évoque les textes de François
Bon, de Didier Daeninckx et de Michel Houellebecq comme étant représentatifs du roman
français contemporain. Elle affirme à propos de ces derniers qu'ils présentent tous « un
personnage [qui] se trouve initialement dans un état de déséquilibre provoqué par un
manque : un manque de liens qui produisent du sens19 ». Elle ajoute que « [cet] état de
déliaison se manifeste sous plusieurs formes, cependant toujours associées aux
dysfonctionnements du monde contemporain20. » La posture générale du personnage dans
le roman français contemporain illustre ainsi un état de crise où le sens manque à l'appel ;
si, de façon générale, le personnage romanesque actuel remet en cause le monde dans
17
Ibid., p. 534.
18
Ibid., p. 552.
19
Anne Cousseau, « Postmodernité : du retour au récit à la tentation romanesque », dans Bruno Blanckeman,
Aline Mura-Brunel et Marc Dambre [dir.], Le roman français au tournant du XXle siècle, Paris, Presses
Sorbonne Nouvelle, 2004, p. 364.
20
Id.
8
lequel il évolue, il ne sait plus qui il est ni ce à quoi il doit s'accrocher pour trouver un sens
à son existence. Plusieurs œuvres faisant partie des littératures contemporaines québécoise
et française montrent donc un questionnement identitaire fondamental lié à une
représentation du monde désillusionnée et dénuée de repères. Les œuvres de notre corpus
s'inscrivent dans cette mouvance et renferment elles aussi ce questionnement identitaire
tributaire d'une vision qui dépeint le monde comme étant éclaté, noir, insensé.
21
Christianne Clough, « Un avatar de la conversion. Les enjeux du discours identitaire dans Les Inventés de
Jean Pierre Girard », op. cit., f. 17.
22
Jean-Claude Kaufmann, L'invention de soi. Une théorie de l'identité, Paris, Hachette Littératures
(Pluriel/Sociologie), 2004, p. 82.
23
Ibid., p. 31.
24
Id.
possibles est la conversion. En effet, la conversion implique un changement radical à la
suite d'une crise d'identité. Christianne Clough affirme que cette dernière « se définit par le
seuil épistémologique qu'elle fait franchir, par la rupture entre ancienne et nouvelle façon
de voir le monde ». La conversion marque ainsi une sorte de coupure ou de faille parfois
soudaine qui permet alors à l'individu de se sentir en harmonie avec ce qu'il est
véritablement et ce qui l'entoure. « Modalité spécifique du devenir », elle constitue une
sorte d'ouverture possible après une longue « traversée de l'enfer » pendant laquelle
l'individu cherchait obstinément un sens à sa vie. En outre, cette conversion peut être de
nature profane et non pas seulement de nature religieuse. « Elle ne se traduit pas forcément
par le rattachement à une Église institutionnelle27 », écrit Jeanne-Marie Baude. Elle peut
impliquer une spiritualité qui n'est pas de l'ordre du dogme. Nous nous attarderons
ultérieurement sur cette notion de conversion profane développée par Christianne Clough,
notamment lorsque nous étudierons les parcours identitaires des protagonistes.
Pour notre mémoire, nous avons choisi de procéder à une analyse textuelle en
utilisant la sémiotique ainsi que la narratologie. Nous nous concentrerons donc sur les
romans en eux-mêmes, délaissant toute autre approche théorique qui s'intéresse plutôt aux
données extratextuelles qui entourent la production d'une œuvre littéraire. Ceci ne nous
empêchera toutefois pas d'aborder le monde actuel tel que mis en scène dans les deux
romans.
Dans la première partie de notre travail, intitulée « La mise en place d'un univers
fragmenté », nous tenterons d'illustrer comment les romans à l'étude dévoilent d'emblée
une poétique du morcellement, de la fragmentation. Le premier chapitre de notre mémoire
verra à montrer en quoi Eldorado et Comment devenir un monstre présentent d'abord une
structure textuelle fragmentée ainsi qu'un espace-temps brouillé, incertain. Nous
25
Christianne Clough, « Un avatar de la conversion. Les enjeux du discours identitaire dans Les Inventés de
Jean Pierre Girard », op. cit., f. 18.
26
Id.
27
Jeanne-Marie Baude, « La conversion indicible dans la production littéraire de la fin du vingtième siècle »,
dans Nicolas Brucker [éd.], La conversion. Expérience spirituelle, expression littéraire, Actes du colloque de
Metz (5-7 juin 2003), Bern/Berlin/Bruxelles/Frankfurt am Main/New York/Oxford/Wien, Peter Lang
(Recherches en littérature et spiritualité ; 8), 2005, p. 378.
10
essayerons de voir comment les romans à l'étude sont d'abord caractérisés par une logique
du discontinu qui crée un univers romanesque complexe et éclectique. Pour ce faire, nous
aurons recours à différents travaux sur la narrativité dont l'ouvrage dirigé par R ené Audet
et Andrée Mercier intitulé La narrativité contemporaine au Québec. 1. La littérature et ses
enjeux narratifs qui renferme différentes études attentives aux modes de structuration
d'œuvres récentes. En outre, l'ouvrage ayant pour titre Lectures du postmodernisme dans le
roman québécois de Lucie-Marie Magnan et de Christian Morin nous servira grandement
puisqu'il expose les principales caractéristiques d'œuvres récentes, notamment celles qui
concernent l'espace, le temps et la structure textuelle. Dans cette première partie, un
deuxième chapitre portera sur la façon dont les premiers chapitres des œuvres choisies
dépeignent un monde contemporain désenchanté dans lequel les protagonistes ont d'abord
une vie malheureuse et insensée. Nous verrons alors qu'il n'y a pas que la structure
textuelle qui soit morcelée ; l'état du monde de même que les personnages des romans nous
paraissent également brisés, éclatés. Nous utiliserons surtout l'ouvrage de Michel Biron, de
François Dumont et d'Elisabeth Nardout-Lafarge intitulé Histoire de la littérature
québécoise qui traite notamment de la discontinuité et de l'éclatement du sens qui figurent
dans plusieurs œuvres québécoises récentes. De plus, nous aurons recours aux ouvrages
■31
référence à ce sujet puisque cette étude est la seule à montrer véritablement de quelle
manière peut se définir la conversion profane en regard de la conversion religieuse. Ayant
eu recours à la sémiotique des passions et plus particulièrement au schéma canonique des
passions théorisé par Algirdas Julien Greimas et Jacques Fontanille et repris ensuite par
Denis Bertrand, Christianne Clough a circonscrit les différentes étapes du processus de
conversion grâce à ce modèle sémiotique. Nous nous proposons de reprendre ce même
modèle dans notre étude de la conversion profane. Permettant de rendre compte « du
déroulement prototypique de l'histoire passionnelle du sujet3 », ce schéma des passions
nous semble fondamental pour illustrer tout le parcours identitaire dans lequel s'engagent
les personnages principaux de notre corpus.
Enfin, la dernière partie, ayant pour titre « Une cohérence parmi les fragments »,
aura pour objectif de montrer de quelle manière la conversion profane, en plus d'avoir joué
un rôle sur l'éclatement identitaire des personnages, est fortement corrélée à la structure
textuelle de même qu'à la représentation du rôle de l'individu dans le monde contemporain.
Nous verrons alors qu'il y a une sorte d'adéquation entre la transformation des
protagonistes et la façon dont la structure des romans et le rôle de l'individu sont présentés.
La structure textuelle d'Eldorado et de Comment devenir un monstre sera donc investiguée
à nouveau dans le quatrième chapitre. Nous essayerons alors de voir si la conversion des
personnages ne contribuerait pas à faire émerger une sorte de cohérence ou de
complémentarité entre les différents récits. L'analyse des récits 4 de Jean-Michel Adam et
de Françoise Revaz ainsi que l'article « L'art d'enchaîner : la fluidité dans le récit
contemporain35 » de Marie-Pascale Huglo seront essentiels à notre analyse puisqu'ils
portent sur la continuité qui peut se manifester dans certains récits fragmentés ou
hétérogènes. Enfin, nous nous consacrerons une seconde fois à la représentation du monde
contemporain dans le cinquième chapitre. Nous essayerons de voir si certaines valeurs
reliées à la conversion ne montreraient pas une nouvelle façon de concevoir le rôle de
l'individu dans ce monde montré comme chaotique. Nous aurons recours principalement à
33
Christianne Clough, « Un avatar de la conversion. Les enjeux du discours identitaire dans Les Inventés de
Jean Pierre Girard », op. cit., f. 104.
34
Jean-Michel
Jean-Miel Adam et Françoise Revaz, L'Analyse des récits, Paris, Éditions du Seuil (Coll. Mémo ; 22),
9
1996,91p.
35
Marie-Pascale
Marie-Pas Huglo, « L'art d'enchaîner : la fluidité dans le récit contemporain » dans Protée, vol.
XXXTV, n° 2-3 (2006), p. 127-137.
12
Jean-Claude Kaufmann, L'invention de soi. Une théorie de l'identité, op. cit., 352 p.
Dominique Groux et Louis Porcher, L'altérité, Paris, L'Harmattan (Coll. Cent mots pour), 2003, 210 p.
PREMIERE PARTIE
La structure des romans à l'étude est particulière : deux histoires sont développées
en parallèle, les chapitres impairs racontant un premier récit, les chapitres pairs en racontant
un second. Les deux histoires racontées n'ont, au premier abord, que très peu de liens entre
elles. Bien qu'il existe certaines corrélations entre les récits comme nous le verrons
ultérieurement, chaque histoire est indépendante et semble évoluer selon sa propre logique.
À première vue, cette structure rend les romans étudiés fragmentés, morcelés. Dans ce
premier chapitre, il s'agira de montrer quels sont les effets d'une telle structure textuelle.
Nous voulons tenter d'expliquer comment la fragmentation, qui se retrouve tant dans
Comment devenir un monstre que dans Eldorado, crée d'abord une logique du discontinu
qui caractérise de nombreux récits contemporains. Pour ce faire, nous aurons recours à la
notion de narrativité qui, dans ce cas-ci, sera utile pour s'attarder à « une certaine
configuration d'éléments de contenu, à une syntaxe narrative ». Plus précisément, la
narrativité sera considérée tel « un mode d'agencement du raconté, qui se caractérise par la
•an
La multiplication des trames narratives ou des récits brefs à l'intérieur des œuvres éclatées peut
se trouver à incarner cette idée, non pas littéralement (il ne s'agit pas de la même idée du récit),
mais par une forme de mise en œuvre : ces recueils, ces romans effrités refusent un discours,
une représentation uniques ; ils en proposent plutôt une myriade, pour que le lecteur
reconstruise une vision du monde depuis ces tesselles étalées devant lui44.
Dans les romans que nous avons choisis, ce sont deux points de vue sur le monde qui
s'enchevêtrent, qui se mélangent, comme nous le verrons un peu plus loin. Cette
multiplicité des récits, liée à la notion de discontinuité, s'accompagne souvent d'un fort
découpage, d'une segmentation manifeste. C'est d'ailleurs ce qu'affirme Anne-Marie
Clément lorsqu'elle évoque le fait que de nombreux romans contemporains sont
« caractérisés par une segmentation ostensible qui s'écarte de la norme du roman :
40
Anne-Marie Clément, « La narrativité à l'épreuve de la discontinuité », dans René Audet et Andrée Mercier
[dir.], La narrativité contemporaine au Québec. 1. La littérature et ses enjeux narratifs, op. cit., p. 108-109.
41
Ibid., p. 109.
42
René Audet, « Roman éclaté ou diffraction narrative et textuelle ? : repères méthodologiques pour une
poétique comparée », dans Voix et Images, vol. XXXVI, n° 1 (106) (automne 2010), p. 20.
43
Nicolas Dickner, Nikolski, Québec, Alto, 2005, 325 p.
44
René Audet, « Roman éclaté ou diffraction narrative et textuelle ? : repères méthodologiques pour une
poétique comparée », art. cit., p. 24.
16
nombreux chapitres très courts parfois regroupés en sections et parfois titrés45 ». Même si
Anne-Marie Clément évoque des textes narratifs souvent extrêmement fragmentés en de
très courts chapitres, dans les romans de notre corpus, nous retrouvons tout de même une
certaine segmentation. Dans Comment devenir un monstre, vingt chapitres titrés composent
le roman contenant au total quatre cents deux pages, certains chapitres ne contenant que
sept ou huit pages. Dans Eldorado, ce sont treize chapitres titrés qui constituent l'œuvre
romanesque de deux cents vingt pages dans laquelle chaque chapitre compte en moyenne
seize pages. Voyons comment cette segmentation et cette multiplicité fragmentent les
histoires racontées, découpent l'espace et le temps, créant des univers romanesques où les
repères s'effacent.
Dans Eldorado, les deux récits racontés en parallèle montrent d'abord deux réalités
différentes. Le premier récit, écrit à la troisième personne du singulier, relate les
événements de la vie de Salvatore Piracci, le commandant d'un navire vivant à Catane, en
Italie. Patrouillant les eaux pour empêcher des emigrants clandestins venus de pays
orientaux de s'infiltrer dans les terres d'Europe, Piracci se veut en quelque sorte « le
gardien de la citadelle ». Lassé quelque peu par son travail, il semble habité par une fatigue,
un ennui.
Oui. Toujours. Cela faisait vingt ans. Il avait commencé comme enseigne sur la frégate
Bersagliere - un bâtiment militaire chargé de la surveillance des côtes au large de Bari. Puis il
avait quitté les Pouilles pour la Sicile. Il avait été promu, au fil des années, jusqu'à diriger la
frégate Zeffiro. Cela faisait trois ans qu'il occupait ce poste. Il patrouillait le plus clair de son
temps au large de l'île de Lampedusa et partageait ainsi sa vie entre son navire, les escales de
Lampedusa et son port d'attache, Catane. Mais au fond, depuis cette époque où il était un jeune
homme passionné de mer, fier de la rutilance de son uniforme et qui aurait avalé tous les océans
avec un appétit féroce, rien n'avait changé. Les Albanais avaient fait place aux Kurdes, aux
Africains, aux Afghans. Le nombre de clandestins n'avait cessé d'augmenter. Mais c'était
toujours les mêmes nuits passées à l'écoute des vagues, traversées, parfois, par les cris d'un
désespéré qui hurle vers le ciel du fond de sa barque. Toujours les mêmes projecteurs braqués
sur les ondes à la recherche d'embarcations. Toujours ces foules hagardes de fatigue qui n'ont
ni joie ni terreur lorsqu'on les intercepte. Des hommes sans sacs. Ni argent. Au regard grand
ouvert sur la nuit et qui ont soif, au plus profond d'eux-mêmes, de terre ferme. Toujours des
cadavres, aussi. Ceux qui se sont perdus trop longtemps et qui, faute de vivres ou faute de force
pour continuer à ramer, gisent à fond de barque, les yeux ouverts sur le vent qui les a perdus.
Ou ceux noyés par les flots parce que leur embarcation s'est renversée et qu'ils ne savaient pas
nager, qui s'échouent après des jours de ballottements dans les vagues, sur les plages de
Lampedusa ou d'ailleurs, au milieu des vacanciers. Vingt ans de ces nuits lui avaient usé le
visage et cerné les yeux. (El, p. 21-22)
Revoyant toujours inlassablement ces hommes ayant quitté leur pays natal illégalement,
Piracci ne paraît plus scandalisé par l'horreur qu'il côtoie lors de ces nuits sur la mer. Le
premier récit illustre ainsi la vie d'un Européen blasé et épuisé par son travail qui en
viendra à vouloir changer de vie, comme nous le verrons subséquemment. Le second récit,
raconté à la première personne du singulier, montre plutôt la vie de Soleiman, un jeune
Soudanais qui rêve de venir s'établir en Europe.
J'ai pensé au voyage qui nous attendait et dont nous ne savions rien. C'est mon frère qui s'est
occupé du contact pour nous faire sortir du pays. Au bout de combien de semaines ou de mois
de périple atteindrons-nous l'Europe? Je ne sais rien de la fatigue qui nous attend demain. Je ne
sais pas de quelle force il faudra être pour réussir ce long voyage ni si je serai à la hauteur, mais
je n'ai pas peur. Je suis avec mon frère. Tout le reste n'a pas d'importance. Les humiliations.
L'argent. Le temps. Nous tiendrons au-delà de tout cela. (El, p. 46.)
Désirant partir avec son frère Jamal, Soleiman se rend compte un peu plus tard que celui-ci
ne peut l'accompagner, étant trop malade pour tenter la traversée. C'est donc son propre
voyage que raconte Soleiman dans ce second récit, un voyage difficile pour essayer d'aller
vers une existence nouvelle, meilleure. D'emblée, l'alternance des modes de narration entre
les deux récits crée une sorte de coupure qui brise la cohérence, la complémentarité. Cet
élément n'est pas anodin, puisqu'en plus de créer une attente, une suspension, il participe à
la segmentation des histoires racontées. En outre, les deux récits dévoilent la vie de
personnages presque opposés ; l'un a pour mandat d'arrêter les passagers clandestins,
l'autre commence un périple où il sera bientôt l'un de ces passagers qui tentent illégalement
d'atteindre l'Europe. Gaudé lui-même affirme que pour lui, « les deux personnages sont en
miroir46 ». Même psychologiquement, ces personnages s'opposent ; « [d]'un côté, ce
policier qui a perdu ses illusions [...], [d]e l'autre, ce jeune homme plein de rêves,
magnifique de détermination et de courage47 ». Bien sûr, nous voyons bien que les deux
récits sont reliés par les thématiques qu'ils renferment. Néanmoins, la mise en récit des
46
Thomas Flamerion, « Des histoires et des hommes », dans Evene.fr, Toute la culture, [en ligne].
http://www.evene.fr/livres/actualite/laurent-gaude-interview-eldorado-soleil-scorta-430.php [Texte consulté le
19 mai 2010].
47
Éric Bulliard,
Bulliard « De l'Europe plein les rêves », dans La Gruyère. Le journal du Sudfribourgeois, [en ligne].
http://www.lagruyere.ch/culture/articles/06.09.28-culture.htm [Texte consulté le 19 mai 2010].
18
romans illustre deux histoires indépendantes qui, morceau par morceau, tour à tour,
dépeignent des positions contraires, des vies « en miroir ».
La guerre, c'est horriblement bruyant. On ne s'entend plus penser. D'ailleurs, on ne pense pas.
On réagit. Au bout d'un certain moment, on est comme dans la ouate, le bruit assourdit tout,
confond tout, vous isole. On est détaché de soi-même. Dans ces moments-là, je me sens
invulnérable. Ce n'est pas une illusion. Je n'ai jamais été blessé, sauf des égratignures. J'ai vu
couler mon sang plus souvent en cuisine que pendant la guerre. Et pourtant, je sais manier les
couteaux. Mais je sais encore mieux manier les armes. C'est un don. (CDM, p. 9-10.)
48
Benny Vigneault, « Jean Barbe. Comment devenir un écrivain », art. cit., p. Cl.
49
Odile Tremblay, « La vie en montagnes russes », art. cit., p. F3.
19
Montréal50 », rien ne le dit clairement dans le roman, mais il est certain que le confort et la
description de l'endroit où vit Chevalier rappelle un « ici », ou du moins une réalité avec
laquelle le lecteur québécois est familier, tel que nous le verrons incidemment. S'étant
inscrit à l'insu de sa femme à Avocats sans frontières, Chevalier est convoqué pour aller
défendre nul autre que le Monstre. Le lien entre les deux histoires est ainsi donné d'emblée.
Bien qu'à première vue les protagonistes pourraient paraître complémentaires, il s'agit
plutôt de deux faces opposées. Bien qu'ils soient en interaction à certains moments, Rosh et
Chevalier ne sont pas réunis en une même trame narrative. Ce sont deux récits distincts qui
se racontent, deux visions personnelles qui nous sont données à lire. « À l'enquête de
"l'étranger" [par Chevalier] se superpose le discours intérieur du Monstre, ce qui permet de
profiter alternativement des deux points de vue51 », écrit Benny Vigneault. Les perspectives
diffèrent et il est impossible de n'en considérer qu'une seule. Comme l'observent Lucie-
Marie Magnan et Christian Morin, la pluralité des voix narratives « installe plusieurs
visions de l'histoire ou des valeurs en cause [...] rend[ant] difficile toute interprétation
totalisante du récit52 ». Comme c'est le cas dans ce roman, l'avocat et le criminel expriment
chacun leur façon de considérer le monde et les deux récits qui s'alternent semblent presque
irréconciliables. Le lien entre les personnages repose donc sur leur opposition ; ils
représentent en quelque sorte les deux versants d'un même univers, mais deux versants
difficilement compatibles. D'emblée, l'un dépeint la misère, la violence et l'injustice,
l'autre illustre initialement l'opulence, la banalité et la facilité.
La mise en récit des romans que nous étudions est ainsi particulière : deux histoires
distinctes se racontent en alternance. Cette structure textuelle empêche la linéarité et la
complétude, brouillant la continuité des récits par la mise en place de ces fragments qui
s'entrecoupent. De même, l'espace que nous retrouvons dans les romans que nous avons
choisis empêche la représentation d'un seul lieu, d'un seul univers. Le monde est présenté
par morceaux, comme s'il était impossible de le montrer comme quelque chose d'uniforme
50
Id.
51
Benny Vigneault, « Jean Barbe. Comment devenir un écrivain », art. cit., p. Cl.
52
Lucie-Marie Magnan et Christian Morin, Lectures du postmodernisme dans le roman québécois, op. cit., p.
47.
20
et de cohérent. De l'Occident vers l'Orient, de l'Ailleurs vers l'Ici, les lieux se multiplient,
présentant le monde sous diverses perspectives. Les personnages tentent de découvrir leur
identité en traversant des continents. Travaillant sur les particularités du roman
postmoderne, Lucie-Marie Magnan et Christian Morin affirment ceci en ce qui a trait à la
représentation de l'espace : « Dans le roman postmoderne québécois, l'espace, à l'image
des thèmes, accueille et renvoie à l'universel. Au-delà d'une utilisation exclusive et
nationaliste du récit, au-delà d'une utilisation marquée et politiquement orientée du langage
populaire, se font entendre les voix du partout et de Y ailleurs . » Cette description de
l'espace du roman postmoderne québécois correspond très bien à l'espace qui figure dans
les romans de notre corpus. De fait, les romans choisis présentent aussi des lieux qui
touchent à l'universel et qui renvoient à des cultures fort différentes. Or, les lieux qui se
retrouvent dans les œuvres étudiées, bien qu'ils dévoilent plusieurs pans du monde, ne sont
pas en tous points réalistes. L'espace estompe les contours et participe à la création d'un
univers à la fois tangible et intangible. Tel que nous l'avons évoqué plus tôt, l'espace est
tout de même assez bien défini dans Eldorado. Des lieux réels sont évoqués ; les
personnages parcourent diverses régions du monde telles Oujda et Al-Zuwarah. Malgré ce
réalisme évident, des descriptions de lieux semblent pourtant apparentées à la fable qui peut
4
se définir comme « une histoire, en particulier une fiction, une affabulation ». Les
critiques ont d'ailleurs remarqué cet aspect du roman. Par exemple, Anne Berthod écrit que
« si l'auteur du Soleil des Scorta (Goncourt 2004) continue, avec Eldorado, de tremper sa
plume dans la botte italienne qu'il sillonne depuis l'enfance, il en propose une lecture
moins fantasmée, ancrée sur des rivages bien réels qui teintent sa fable migratoire d'un
humanisme autrement pregnant55 ». Les mots « réels » et « fable » se retrouvent ainsi côte à
côte, comme si le réalisme des lieux n'excluait pas une sorte de dimension mystique. La
première description qui figure dans le roman est très révélatrice à ce propos.
À Catane, en ce jour, le pavé des ruelles du quartier du Duomo sentait la poiscaille. Sur les étals
serrés du marché, des centaines de poissons morts faisaient briller le soleil de midi. Des seaux,
à terre, recueillaient les entrailles de la mer que les hommes vidaient d'un geste sec. Les thons
et les espadons étaient exposés comme des trophées précieux. Les pêcheurs restaient derrière
les tréteaux avec l'œil plissé du commerçant aux aguets. La foule se pressait, lentement, comme
si elle avait décidé de passer en revue tous les poissons, regardant ce que chacun proposait,
53
Ibid., p. 87.
54
Claude Eterstein [dir.], La littérature française de A àZ, Paris, Hatier, 1998, p. 166.
55
Anne Berthod, « Ames à la mer », art. cit., p. 134.
21
Bien que l'action se déroule dans la ville de Catane, le ton qui est utilisé s'écarte du
réalisme ; la mer est personnalisée et devient presque cette déesse qui, à tout moment, peut
refuser « d'ouvrir son ventre » afin de punir l'homme. L'auteur lui-même affirme qu'il
« aime bien quand les lieux dégagent quelque chose56 », quand « on a le sentiment qu'ils
pèsent, qu'ils influent sur les choses57 ». C'est bien ce qui se passe dans Eldorado. Tout au
long du roman, la nature y est insidieuse : tantôt généreuse, tantôt mesquine, elle observe
les hommes en se moquant de leur petitesse. Par exemple, dans un passage du second récit,
Soleiman affirme : « Nous sommes deux silhouettes improbables et nous partons à l'assaut
du monde infini. Sans eau. Sans carte. Cela fera rire les oiseaux qui nous survoleront. » (El,
p. 123.) Les oiseaux, tout comme la mer, semblent supérieurs aux hommes, ridiculisant
leurs faiblesses et leurs misères. L'espace est ainsi réel et mystérieux, identifiable et
indiscernable à la fois.
Dans Comment devenir un monstre, l'espace n'est nullement défini, comme nous
l'avons écrit ci-dessus. Bien que certains endroits réels, comme le Rwanda, soient évoqués,
la plupart des lieux restent anonymes. À titre d'exemple, la guerre se déroule
principalement dans « la ville de M. ». Quant à la nature, elle joue également un rôle dans
le roman : elle ne se moque pas des hommes, mais elle rappelle tout de même la petitesse
de l'humain. Pour Viktor Rosh, l'espace est souvent synonyme d'immensité, voire
d'infinité : « J'aime les étoiles, même si je ne connais pas leurs noms. Enfant, je les
regardais, couché dans l'herbe, en essayant de me faire une idée de l'infini. » (CDM, p. 11.)
Toutefois, cet infini semble à la fois captivant et repoussant pour le personnage : « La
lumière des étoiles me parvenait après des millions d'années de voyage. Je voyais l'éclat du
56
Thomas Yadan, « L'intensité littéraire », dans Evene.fr, Toute la culture, [en ligne].
http://www.evene.fr/livres/actualite/interview-laurent-gaude-porte-enfers-tsongor-l611 .php [Texte consulté le
19 mai 2010].
57
Id.
22
monde mort, minéral et illusoire. » (CDM, p. 12.) Les étoiles sont source de lumière, mais
elles montrent un monde qui n'existe plus, qui n'est qu'illusion. Pour Rosh, la nature, bien
que fascinante, l'englobe, l'avale : « Je n'étais qu'un petit point insignifiant à la surface
d'un autre petit point insignifiant gravitant autour d'une étoile parmi des milliards d'étoiles
noyées dans un infini de rien. Ma trentaine d'années de vie n'était même pas un battement
de cil dans l'existence de l'univers. » (CDM, p. 347.) Quand il observe la nature, il parle
souvent de son sentiment d'être en quelque sorte englouti par toute cette immensité qui
l'entoure. François Chevalier évoque également cette sorte de vertige lorsqu'il regarde les
conséquences de la guerre : « Les lumières du village brillaient à mes pieds, comme une
constellation unique, minuscule, dans un infini de noirceur. Ce n'était rien sur Terre, moins
que rien à l'échelle de l'univers. Ce n'était même pas une grosse guerre à l'échelle du
siècle. La ville de M. n'était pas une grosse ville. » (CDM, p. 307.) Les lieux, indéfinis,
paraissent toujours engloutis dans quelque chose de plus grand, de plus vaste. Et le malheur
des hommes semble ainsi constamment rabattu, diminué, considérant l'infinité de l'espace.
Réalistes et fictionnels, les lieux des romans de notre corpus sont donc dans une sorte
d'entre-deux ; s'ils montrent la cruauté et la violence du monde contemporain, ils sont
habités par une sorte de mystère vertigineux. Dans les deux œuvres choisies, il y a donc le
choc des espaces : l'Ici et l'Ailleurs, l'Orient et l'Occident. Cela contribue à créer un
monde fragmenté. Il y a heurt des mondes. La structure textuelle des romans de même que
l'espace qui y est présenté sont ainsi constamment divisés entre des perspectives ou des
pôles opposés ; ils se dérobent sans cesse à l'idée de continuité, de linéarité.
La progression du temps qui est mise en œuvre dans les romans de notre corpus
participe également à la représentation d'un monde où les repères se dissimulent. De prime
abord, certains indices temporels se retrouvent toutefois dans les romans et le contexte qui
nous y est montré est très contemporain. Dans Eldorado, l'année pendant laquelle se
déroule l'action de l'histoire est donnée dès le tout début du roman : « Il [Salvatore Piracci]
ne réalisa pas qu'il avait eu ce même geste - deux ans auparavant - en 2004, lorsqu'il lui
avait tendu le bras pour qu'elle ne chancelle pas en franchissant la passerelle jetée entre les
23
deux navires. Le même geste. » (El, p. 17-18.) La fiction se déroule donc en 2006. Par
contre, dans Comment devenir un monstre, aucune année n'est fournie au lecteur.
Néanmoins, des indices de temps tels que la présence de téléphones cellulaires et l'insertion
de courriels électroniques à l'intérieur même de l'œuvre romanesque précisent que la
fiction se développe bel et bien dans un temps très actuel. Quelques marques temporelles
ponctuent également le récit comme, par exemple, lorsqu'il est dit que Viktor Rosh a été
arrêté un 8 juillet (CDM, p. 377).
Quoique très peu nombreux, les indices de temps montrent la progression de
l'histoire en certaines occasions et indiquent explicitement que les récits des œuvres
étudiées se situent dans l'extrême contemporain. Il n'en reste pas moins qu'un certain flou
temporel subsiste dans les œuvres que nous avons choisies. De fait, à certains moments, le
temps semble plutôt indéfini. Les personnages paraissent oublier quelque peu cette notion
lorsqu'ils entreprennent leur quête. Dans Eldorado, Piracci exprime souvent ses doutes
quant au temps qui passe : « Combien de temps s'était-il écoulé depuis son départ de
Catane? Salvatore Piracci aurait été incapable de le dire. À l'instant où il s'était glissé dans
sa barque, il n'avait plus vécu que de court instant en court instant. Il avait laissé les
changements s'opérer en lui et c'était là son seul outil pour appréhender le temps écoulé.
En ce sens, il n'était pas absurde d'affirmer qu'un siècle avait passé. » (El, p. 158.) La
recherche de son identité altère la dimension temporelle ; le temps ne se compte plus en
secondes, en minutes ou en heures, mais plutôt en nombre de « changements » s'étant
effectués en lui. Pour Soleiman, le temps perd également de son exactitude : son voyage
vers l'Europe avec ses épreuves et ses difficultés atteignent sa jeunesse, lui donnant
l'impression qu'il a vieilli soudainement : « Comme j'ai vieilli, tout à coup. Il n'y a plus de
joie et le monde me semble laid. La solitude prend possession de moi. Je vais devoir
apprendre à la laisser m'envahir. » (El, p. 91.) Quand les personnages d'Eldorado entament
leur périple, le temps n'est ainsi plus défini avec précision. Dans Comment devenir un
monstre, le même phénomène se produit bien que moins explicite. À plusieurs reprises, les
personnages expriment le temps qui passe selon leur émotion, leur propre perception. Par
exemple, Rosh affirme : « La neige aussi souhaite vivre éternellement, je suppose, comme
toutes choses. La neige me fit aussi penser que la guerre n'avait qu'un an, même si elle était
devenue toute ma vie. » (CDM, p. 350.) La guerre, pour Rosh, prend donc une teinte
24
d'éternité, étant devenue sa seule préoccupation, son seul objectif. Quant à Chevalier, il
perçoit le temps comme figé, immobile : les jours se ressemblent et se répètent sans cesse.
Evoquant les moments passés avec sa femme, il dit : « Côte à côte sans nous toucher,
l'amour épuisé, et sachant tous deux que demain ne sera pas une autre journée, mais la
même, jusqu'à ce que quelque chose cède au-delà de tout espoir. » (El, p. 139.) Et il
ajoute : « Mes âges s'accumulent sans s'additionner. » (El, p. 140.) Parce qu'il ne parvient
pas à saisir le sens de son existence, Chevalier se sent dans une sorte d'impasse et le temps
lui semble aussi statique que sa vie. Le temps paraît ainsi relatif, s'arrêtant ou s'accélérant
selon l'évolution identitaire des personnages. Tout comme la structure et l'espace, le temps
n'est donc pas clair et limpide ; il échappe lui aussi à l'idée de linéarité et de simple
continuité.
Nous avons donc montré dans ce chapitre que les composantes narratives sont
parfois complexes. Elles illustrent un univers fictionnel éclaté où rien n'est clairement posé.
La structure est multiple, fragmentaire, et le temps et l'espace, bien que déterminés, ont
pourtant un caractère flou, indistinct. Une logique du discontinu caractérise ainsi les œuvres
que nous avons choisies. Si nous avons pris le temps d'analyser ces divers éléments
narratifs, c'est pour montrer par la suite comment la conversion profane des personnages
jouera un rôle sur ces derniers, faisant émerger une cohérence entre les différents fragments
des récits. Mais avant d'aborder la question de la conversion, nous verrons dans le
deuxième chapitre de quelle manière cet univers fictionnel éclaté est relié de près aux
représentations du monde contemporain ainsi qu'aux vies morcelées des personnages
principaux des romans étudiés.
CHAPITRE 2
UN MONDE DÉSILLUSIONNÉ
Nous avons montré, dans le chapitre premier, comment la structure textuelle des
romans de notre corpus contribue à montrer un univers éclaté dans lequel l'espace et le
temps sont également incertains. Dans ce deuxième chapitre, nous voulons illustrer de
quelle manière l'éclatement et la fragmentation n'affectent pas seulement les éléments
formels des œuvres choisies ; le monde contemporain et les personnages romanesques sont
eux aussi montrés d'emblée comme étant déconstruits, morcelés, éclatés. Cet éclatement
généralisé n'est pas sans rappeler les romans baroques tels que décrits dans l'ouvrage
Histoire de la littérature québécoise : « La fragmentation, la discontinuité, l'éclatement du
sens constituent ici un mode naturel, une façon d'être propres à une génération d'individus
qui doutent sans cesse de la place qu'ils occupent dans le monde. Chacune de ces fictions
exacerbe la perte du sens de l'histoire, l'immersion dans un présent désordonné,
l'effritement des liens sociaux, l'hétérogénéité des referents culturels et l'aspect de plus en
plus énigmatique du réel58. » De la même façon que ces romans mettent en place des
univers où le sens est intangible, les œuvres de notre corpus montrent des représentations
du monde chaotiques dans lesquelles les personnages, à l'image de cette génération
d'individus dont parlent les auteurs, remettent tout en question à commencer par leur
propre identité. Les auteurs des œuvres que nous avons choisies écrivent ainsi l'incertitude
du monde contemporain avec ses travers, ses horreurs, ses manques. Ils posent
constamment l'idée d'un doute sur l'humain et sur le monde actuel. « Car le soupçon
perdure : fortement posé par la génération précédente, il constitue l'héritage des écrivains
58
Michel Biron, François Dumont et Elisabeth Nardout-Lafarge, avec la collaboration de Martine-
Emmanuelle Lapointe, Histoire de la littérature québécoise, op. cit., p. 552.
26
2 . 1 . 1 . L'IMMIGRATION CLANDESTINE
59
Dominique Viart, « Écrire avec le soupçon - enjeux du roman contemporain- », dans Michel Braudeau,
Lakis Proguidis, Jean-Pierre Saïgas et Dominique Viart, Le roman français contemporain, op. cit., p. 139.
60
Id.
61
Ibid., p. 154.
62
Philippe Chevilley, « Eldorado de Laurent Gaudé. Le drame des clandestins », art. cit., p. 16.
27
joue et se meurt à leurs portes63. » C'est donc d'un problème réel dont traite l'œuvre de
Gaudé. Selon l'auteur lui-même, c'est entre autres cela qu'il voulait faire avec Eldorado :
« [p]arler vraiment d'un sujet d'aujourd'hui, essayer de dire un peu le monde tel qu'il est
actuellement, même si ce n'est que par une petite fenêtre64 ». De prime abord, cette petite
fenêtre sur le monde contemporain dresse un portrait assez sombre de l'époque actuelle. De
fait, la réalité qui est décrite dès le début du roman est hostile et précaire. Le malheur y est
chose commune. Salvatore Piracci sauve souvent des clandestins d'un naufrage et ceux-ci
sont alors toujours défaits, anéantis : « La misère était là, face à lui. Il se souvenait d'avoir
essayé de les compter ou du moins de prendre la mesure de leur nombre, mais il n'y parvint
pas. Il y en avait partout. Tous tournés vers lui. Avec ce même regard qui semblait dire
qu'ils avaient déjà traversé trop de cauchemars pour pouvoir être sauvés tout à fait. » (El, p.
17.) La tragédie de ces passagers clandestins est constamment mise de l'avant, comme une
preuve irréfutable de l'injustice du monde : « Ce jour-là, ils les sauvèrent d'une mort lente
et certaine. Mais ces hommes et femmes étaient allés trop loin dans le dégoût et
l'épuisement. Il n'y avait plus rien à fêter. Pas même leur sauvetage. Ils étaient au-delà de
ça. » (El, p. 17.) Dès la mise en branle de la fiction, la réalité de ces gens qui fuient leur
pays natal et tentent la traversée vers l'Europe rime avec la perte, la désillusion. Une
femme que revoit Piracci au marché et qui aura une incidence majeure sur le cours de sa vie
émet même l'hypothèse que le trafic d'immigrants a quelque chose de politique. Ayant été
passagère clandestine du Vittoria, un bateau qui a été abandonné par l'équipage laissant les
immigrants pour naufragés, elle raconte les résultats de ses recherches : « C'est un combat
politique : l'Europe hausse le ton contre la mainmise de la Syrie sur le Liban, en réponse
Damas affrète un navire de crève-la-faim qu'il lance à l'assaut de la forteresse européenne.
On pourrait presque appeler cela du langage diplomatique. C'est cela que disait le Vittoria
aux autorités européennes : Laissez-nous tranquilles ou nous nous faisons fort de vous
envoyer un Vittoria par semaine. » (El, p. 33.) Selon elle, l'immigration clandestine
servirait ainsi les intérêts des dirigeants politiques. Piracci est alors troublé par les
confidences que lui fait cette femme et tente d'abord de la dissuader. Si le premier récit
63
id.
64
Thomas Flamerion, « Des histoires et des hommes », dans Evene.fr, Toute la culture, [en ligne].
http://www.evene.fr/livres/actualite/laurent-gaude-interview-eldorado-soleil-scorta-430.php [Texte consulté le
19 mai 2010].
28
65
Benny Vigneault, « Jean Barbe. Comment devenir un écrivain », art. cit., p. Cl.
66
Odile Tremblay, « La vie en montagnes russes », art. cit., p. F3.
67
Id.
29
sur une base quotidienne. Nous la connaissons bien. Elle nous connaît bien. Et Rosh la
connaît. Et si nous avons collectivement décidé que Rosh était la Bête, eh bien, tant pis
pour lui. C'est sur lui que ça tombe. La prochaine fois, ça sera un autre. » (CDM, p. 33.)
Faisant la distinction entre le monde de Chevalier « où on se méfie de la viande rouge » et
le sien qui est plein de violence, Cevitjc pointe du doigt le fossé qui sépare les pays riches
des pays pauvres. Et il n'est pas le seul à le faire. Le père de Rosh dit également à
Chevalier la différence entre les gens de son pays et ceux qui vivent dans le sien : « Des
êtres comme mon fils, des rêveurs, des jeunes gens qui, à force de refuser l'autorité,
finissent par ne plus en avoir l'usage, il y en a partout, il y en a chez vous aussi. Mais c'est
dans des endroits comme ici qu'ils deviennent des monstres, tandis que chez vous, ils font
du rock ou du cinéma. » (CDM, p. 78). Des barrières sont ainsi tracées entre ces parties du
monde où les rêveurs deviennent des monstres, et dans les autres parties où les rêveurs
deviennent plutôt des stars. Ces différentes parties du monde semblent ainsi
intrinsèquement divisées, irréconciliables. Le roman montre l'injustice de naître à un
endroit plutôt qu'à un autre. Dans ce lieu où l'on fréquente quotidiennement « la Bête », la
guerre, dans une certaine limite, n'est pas un drame ; elle est là, c'est tout.
Or, ce qui est dramatique en soi, c'est que la guerre, pour Rosh, n'est justement pas
un non-sens : pour lui, elle finit par répondre à un ordre des choses. Rosh dit : « C'est
totalement insensé que de se ruer vers l'ennemi, vers le feu de l'ennemi. Et pourtant, ce
n'était pas insensé. Il y a, pendant la guerre, une logique dont on ne retrouve plus le fil en
temps de paix. » (CDM, p. 258.) La guerre, montrée à la fois comme logique et illogique,
sensée et condamnable, enivrante et repoussante, illustre les contradictions de la nature
humaine. Néanmoins, le roman montre bien qu'elle déshumanise, qu'elle enlève, pour un
temps du moins, toute sensibilité chez les combattants. Rosh affirme : « Je vis les nôtres
apparaître un à un, circonspects, le doigt sur la détente, crottés, ensanglantés. Ils sortaient
de l'ombre comme des fantômes éteints, des spectres et des spectres, et il fallait s'y
reprendre à deux fois pour reconnaître en eux les êtres humains normaux qu'ils avaient
naguère été. » (CDM, 264.) Devenus « spectres », ceux-ci ne sont plus vraiment les mêmes,
comme si la guerre avait pour effet de dénaturer les hommes, les rendant vides, voire
inconscients. En outre, le roman illustre quelque peu la teneur politique de la guerre. Rosh
dit : « La réalité est bien plus simple. Si, sur le terrain, la guerre faisait chaque jour son
30
plein de sang, c'est que dans les officines du pouvoir la paix se négociait déjà. Les deux
camps rivalisaient de sauvagerie pour donner à leurs dirigeants le pouvoir de persuasion
dont ils avaient besoin. Un massacre d'innocents pouvait valoir un ministère. » (CDM, p.
348.) Comme dans Eldorado, le roman dépeint ainsi un monde où les dirigeants profitent
du malheur de ceux qu'ils dirigent et où la misère est partagée par ces gens qui naissent loin
de l'abondance et de l'opulence.
Il n'y a pas que les représentations du monde contemporain qui illustrent une sorte
de confusion, un éclatement du sens. Dès le début des œuvres choisies, les personnages
principaux sont eux aussi anéantis, confus et morcelés. Habités par le manque, ils semblent
chercher à tâtons ce qui pourrait combler ce vide qui les rend si fragiles, si démunis. Ne
sachant plus qui ils sont, ils se questionnent et interrogent le monde qui les entoure pour
essayer de trouver un sens à leur vie. Leur propre identité paraît leur échapper. Comme
dans ces histoires d'enquête de Daeninckx, de Del Castillo et de Modiano dont parle
Catherine Douzou, « l'identité intérieure [que nous retrouvons dans les récits] renvoie à la
conception moderniste d'un sujet éclaté, sapant la conception d'un individu unifié, doté
d'une psychologie, d'un passé et d'une identité clairs ». Dans nos deux romans, les
personnages principaux sont très proches de « ce sujet éclaté » que décrit Catherine
Douzou : ils errent, doutant de tout à commencer par eux-mêmes, ne sachant pas ce qu'ils
doivent faire pour s'accomplir en tant qu'individu. Parcourant le monde, ils regardent à la
fois leur réalité et celle des étrangers qu'ils croisent sur leur route en tentant de comprendre
le rôle qu'ils peuvent prendre dans cet univers si chaotique. Au bout de cette route, ils
espèrent découvrir leur identité. « Ce qui distingue cette quête d'identité de celles
discernées dans les œuvres québécoises se situant dans d'autres courants littéraires, c'est
qu'elle s'articule autour d'une ouverture sur l'autre et sur le monde69 », observent Lucie-
Marie Magnan et Christian Morin en parlant plus généralement du roman postmoderne
68
Catherine Douzou, « Histoires d'enquête : quand le récit déclare forfait. Daeninckx, Del Castillo,
Modiano », dans Bruno Blanckeman, Aline Mura-Brunel et Marc Dambre [dir.], Le roman français au
tournant du XXle siècle, op. cit., p. 119-120.
69
Lucie-Marie Magnan et Christian Morin, Lectures du postmodernisme dans le roman québécois, op. cit., p.
24.
31
québécois. C'est exactement ce qui advient dans les romans de notre corpus : la quête
identitaire des personnages implique à la fois le moi et Y autre, Yégo et Y alter. C'est en
allant vers l'autre, vers celui qui appartient à une culture différente, sinon même divergente,
que le moi de chaque personnage se dessine, se construit. Or, l'identité n'est pas un objet
tangible facile à trouver pour ces personnages en quête de sens ; elle se dérobe souvent,
étant toujours intrinsèquement abstraite : « [t]out se passe en effet comme si l'identité était
devenue quelque chose d'insondable, d'inaccessible, d'incernable. Comme s'il était
presque impossible désormais d'espérer se connaître, ce qui s'avère à la fois anxiogène et
7ft
libérateur - et risible sans doute » écrit Olivier Bessard-Banquy dans son article sur la
quête identitaire dans la littérature française contemporaine. Perdus et brisés, les
personnages principaux d'Eldorado et de Comment devenir un monstre se dévoilent petit à
petit, au fur et à mesure que leur quête se développe. Là aussi, le multiple intervient dans la
façon de mettre en scène les personnages principaux, conformément aux principales
caractéristiques du postmodernisme : « En clair, le récit postmoderne offre une double
construction du personnage principal. Si le lecteur l'analyse à partir des indices disséminés
dans le texte et n'en obtient une image complète qu'à la fin du récit, c'est que le personnage
cherche et se cherche, se construit, évolue tout au long de la quête initiatique. Construction
double, donc, mise en évidence par la quête, puisque l'action, d'un certain point de vue, est
71
le reflet du personnage en construction . » Comme c'est le cas dans nos romans, les
personnages principaux ne sont pas des instances figées ; tout en parcourant le monde et en
en questionnant les travers, ils changent, ils évoluent et se montrent toujours un peu plus.
Au fil des chapitres de notre mémoire, nous découvrirons comment cette double
construction des personnages principaux est significative. De fait, nous croyons qu'il est
possible d'affirmer qu'à la fin de leur parcours, au sortir de leur conversion profane, les
personnages sont alors équilibrés, voire unifiés. Pour le moment, nous verrons dans cette
dernière partie du présent chapitre comment les personnages principaux sont au départ dans
70
Olivier Bessard-Banquy, « La quête identitaire dans la littérature française contemporaine. Voyage au bout
du moi perdu », dans Fridrun Rinner [dir.] en collaboration avec Myriam Geiser, Jeanne E. Glesener, Joanna
Peiron et Annika Runte, Identité en métamorphose dans l'écriture contemporaine, Aix-en-Provence,
Publications de l'Université de Provence (Coll. Textuelles littérature), 2006, p. 272.
71 *
Lucie-Marie Magnan et Christian Morin, Lectures du postmodernisme dans le roman québécois, op. cit., p.
58.
32
une sorte d'abîme ; sans prise sur leur vie, ils regardent froidement leur monde, ne sachant
plus du tout ce pourquoi ils existent.
se répètent sans cesse. Blasé, épuisé par son travail, Salvatore Piracci est ainsi montré
d'emblée comme un être vidé, déserté par la joie et l'ambition. Seul, il ne semble rien
vouloir, rien espérer. Nous verrons ultérieurement ce qui déclenchera chez lui l'envie
soudaine de parcourir le monde pour être habité par une volonté nouvelle.
Avocat, père, mari ; depuis trop longtemps mes rôles me paraissaient avoir été écrits par un
tâcheron sans imagination pour un feuilleton sans rebondissements. Il me semblait être devenu
une mécanique roulant à vide, sans âme. Mes jours se déroulaient selon une routine établie qui
ne sollicitait aucune contribution de ma part. Je ne vivais pas ma vie, elle s'en chargeait toute
seule. Une existence raisonnable jusqu'à la dissolution du moi. J'avais perdu le goût de tout. Je
rentrais de plus en plus tard du travail parce que la perspective d'un autre repas en famille plein
de cris, de lait renversé et de nouilles sur le tapis m'était intolérable. Je prétextais des rendez-
vous alors que j'allais boire des petits verres en m'apitoyant sur mon sort. Je me dédoublais : il
y avait un moi souffrant et un moi haïssable, personne d'autre. (CDM, p. 18.)
34
Ayant perdu le « goût de tout », François Chevalier ne sait plus du tout le sens de son
existence. Perdu, démuni, il quitte sa famille pour aller défendre le Monstre et se sent tout
d'un coup soulagé : « Ça ne pouvait plus durer. C'est alors que je m'étais inscrit à Avocats
sans frontières. C'était un geste irréfléchi, suicidaire en quelque sorte, tant pour la vie
professionnelle que familiale. Mais tout de suite je m'étais senti mieux. » (CDM, p. 18.)
Néanmoins, le geste de Chevalier ne signifie pas qu'il croit encore à son métier. Blasé, il
n'a plus la vocation pour le travail d'avocat : « Oui, c'était moi : maître Chevalier,
chevauchant des taxis et fréquentant la cour, défenseur de la veuve et de l'orphelin,
champion des perdants. Et maintenant, je partais en croisade. J'allais porter la Justice
jusqu'en sol étranger. Fallait arroser ça. Au bar de l'aéroport, j'éclusai plusieurs doubles
scotchs pour me donner du courage. A la fin, j'en avais tant qu'on dut m'aider à gagner
mon siège. » (CDM, p. 20.) Le ton sarcastique qui est utilisé montre bien le cynisme de
Chevalier à l'endroit de son métier, et surtout vis-à-vis de lui-même. Se disant « champion
des perdants », il ne semble plus croire en rien. D est désemparé. Ainsi, comme Salvatore
Piracci, le personnage principal de Comment devenir un monstre est lui aussi brisé, sans
prise sur sa vie.
Nous avons donc montré dans ce chapitre comment les romans mettent en place des
mondes désillusionnés dans lesquels les personnages principaux ont perdu toute joie de
vivre. Si la structure textuelle de même que l'espace et le temps fictionnels illustrent un
morcellement et une discontinuité comme nous l'avons vu dans le premier chapitre, les
représentations du monde ainsi que les personnages principaux des romans sont également
dépeints au départ comme brisés, éclatés. Le monde actuel y est montré comme hostile et
injuste et les personnages, anéantis, se sentent à distance de leur propre vie. Cette première
partie de notre mémoire avait ainsi pour objectif de dresser un portrait des différents
éléments qui caractérisent de prime abord les romans. Au cours du troisième chapitre, qui
est central dans notre recherche, nous désirons nous pencher sur les différentes étapes de la
conversion profane des personnages de notre corpus. Comme nous l'avons dit
précédemment, nous pouvons présumer que cette conversion risque de résoudre
l'éclatement identitaire des protagonistes des romans. Cependant, qu'en est-il au-delà de la
transformation des principaux personnages? La fragmentation du monde et des récits s'en
35
trouve-t-elle pour autant résolue? Y a-t-il, autrement dit, possibilité d'une cohésion
nouvelle dans les fictions malgré la logique du discontinu et la fragmentation qui les
dominent apparemment jusqu'à la fin? C'est ce que nous tenterons de montrer
ultérieurement. Pour le moment, nous nous attarderons au parcours identitaire dans lequel
s'engagent les personnages de notre corpus pour en montrer toute la complexité.
DEUXIEME PARTIE
3 . 1 . L A DYNAMIQUE DE LA CONVERSION
72
Christianne Clough, « Un avatar de la conversion. Les enjeux du discours identitaire dans Les Inventés de
Jean Pierre Girard », op. cit., f. 43.
38
d'une voie personnelle », écrit Nicolas Brucker. La conversion, au sens actuel, concerne
donc davantage le parcours identitaire d'un seul sujet spécifique et non d'un ensemble
d'individus. Frédéric Gugelot abonde en ce sens : « Le prisme a changé et c'est un
cheminement personnel qui est alors étudié et même dévoilé74. » La conversion est ainsi
une expérience individuelle qui implique un changement radical. Dans sa thèse, Christianne
Clough a d'abord analysé différents travaux75 sur les conversions de nature religieuse pour
pouvoir ensuite relever les idées-clés constitutives de la notion de conversion. Dans un
premier temps, elle affirme que celle-ci suppose la volonté du sujet. Relevant de choix
personnels, la conversion « implique un acte volontaire sous l'influence de forces
extérieures ». Ainsi, elle ne peut se produire sans l'engagement du sujet lui-même. Bien
que stimulé par certains événements, celui-ci doit décider de son propre chef de s'engager
dans la voie de la conversion. En outre, comme nous l'avons mentionné dans notre
introduction, la conversion est un cheminement, un parcours. C'est « un phénomène
dynamique, qui ne saurait se résumer à un moment d'illumination ; elle résulte d'un
changement progressif, d'un processus77 ». Comme l'explique aussi Elisabeth Soubrenie, la
conversion « ne cesserait de s'accomplir, jour après jour, dès la mise en marche du
pèlerin ». Il y a donc nécessairement des étapes préparatoires à la conversion comme telle,
étapes qui constituent la pré-conversion. Nous reviendrons sur ces étapes au cours de ce
même chapitre. Néanmoins, nous pouvons tout de suite affirmer que la pré-conversion est
une période d'errance pendant laquelle le sujet est divisé entre deux pôles distincts. William
James écrit à ce sujet : « Il y a deux choses dans l'esprit du candidat à la conversion : d'une
part, sa présente défaillance, son péché, auquel il souhaite d'échapper ; d'autre part, l'idéal
73
Nicolas Brucker, « Introduction », dans Nicolas Brucker [éd.], La conversion. Expérience spirituelle,
expression littéraire, op. cit., p. 1.
74
Frédéric Gugelot, « Le temps des convertis, signe et trace de la modernité religieuse au début du XXe
siècle », dans Archives de sciences sociales des religions, n° 119 (juillet-septembre 2002), p. 47.
75
Christianne Clough a étudié principalement les travaux de Marie Biaise, de Jean-Luc Blaquart et de
Frédéric Gugelot portant sur la conversion de nature religieuse. Pour avoir la liste complète des travaux
consultés par la chercheure à ce sujet, il est nécessaire de se référer à la bibliographie de la thèse de
Christianne Clough dans la section « Autour de la conversion ».
76
Christianne Clough, « Un avatar de la conversion. Les enjeux du discours identitaire dans Les Inventés de
Jean Pierre Girard », op. cit., f. 49.
11
Id.
78
Elisabeth Soubrenie, L'art de la conversion au siècle de la poésie métaphysique anglaise, Paris, Les belles
lettres (Coll. L'âne d'or), 2004, p. 64.
39
70
positif auquel il aspire à réaliser . » Ainsi, si, d'un côté, l'individu expérimentant le
processus de conversion est habité par sa « défaillance », il n'en demeure pas moins qu'il
tend, d'un autre côté, à atteindre un objectif, une sorte d'équilibre. Selon les observations
de Christianne Clough, ceux qui ont vécu une conversion religieuse ont d'ailleurs en
commun une même envie de sortir de leur état de manque : « Un même désir les anime
[...] : trouver la foi, ou du moins une croyance qui donne un sens à leur vie et les arrache à
l'état d'insatisfaction et de désenchantement qui est le leur. Crise du sujet, donc, mais aussi
crise du désir : leur conversion se fonde sur la "faim"80. » Ils partagent ainsi la volonté de
changer, d'évoluer, d'échapper à leur mal-être. Ils espèrent trouver ce qui les rendrait
finalement confiants et heureux. Cette faim-désir, comme l'affirme Christianne Clough,
« suscite une crise et donne lieu à un retournement intime de l'être, doublé d'un
mouvement vers l'autre81 » ; c'est donc elle qui déclenche un renversement radical de
même qu'une sorte de disponibilité, d'ouverture au monde extérieur. Le processus qui est
alors enclenché s'accompagne d'une réflexion critique, d'une observation rationnelle du
monde. « Précédée par la quête d'un idéal qui réponde aux aspirations du moi, quête plus
ou moins longue selon les cas, la conversion volontaire engage un examen conscient et
réfléchi, une délibération avec soi-même et les autres, un arbitrage entre des valeurs et des
convictions différentes, voire opposées82 » écrit Christianne Clough. La conversion permet
ainsi une sorte de dialogue avec la culture dans laquelle se trouve le sujet en quête de soi
puisque « c'est toujours avec la culture disponible que l'individu trouve matière à
réfléchir83 ». Ce n'est que lorsque la conversion comme telle survient que le sujet est serein
et se met au diapason de lui-même et du monde. Christianne Clough affirme : « Le moi
auparavant divisé entre la conscience de sa défaillance et son aspiration à un idéal positif se
voit ainsi unifié, la tension émotive qui le travaillait se trouvant alors résorbée. C'est ainsi
qu'à la sensibilité douloureuse succède un sentiment de rénovation . » Le moi n'est alors
plus fragmenté ; il forme un tout équilibré. La conversion a conséquemment des
79
William James, « La conversion », dans Les formes multiples de l'expérience religieuse. Essai de
psychologie descriptive, traduit de l'américain par Frank Abauzit, Chambéry, Éditions Exergue (Coll.
Essentiels de la métaphysique), 2001, p. 220.
80
Christianne Clough, « Un avatar de la conversion. Les enjeux du discours identitaire dans Les Inventés de
Jean Pierre Girard », op. cit., f. 51.
81
Ibid., f. 53.
82
Ibid., f. 55.
83
Ibid., f. 56.
84
Ibid., f. 54-55.
40
métaphore du seuil permet de dire à quel endroit s'arrête le profane ; elle permet aussi de
montrer que la conversion profane peut se jouer à la frontière du religieux . » La
conversion profane désigne donc un espace spécifique très proche du sacré. Tout comme la
conversion religieuse, la conversion profane engage « un remaniement significatif de la
pensée » comme l'affirme Christianne Clough puisqu'elle nécessite un questionnement
profond sur l'identité du sujet de même que sur le monde avec lequel il entre en dialogue.
90
Ibid., f. 33.
91
Ibid,
Ibid., f. 109
109-110. Il est à noter que l'italique vient du texte cité et qu'il en est de même pour tous les autres
caractères essentiels de la conversion profane.
42
renversement pathémique . » C'est donc dire que c'est le pathos, ou le senti, qui prend le
plus d'importance dans le processus de conversion profane. Lorsque nous analyserons le
parcours des personnages principaux d'Eldorado et de Comment devenir un monstre, nous
serons en mesure d'observer si la dimension pathémique est bel et bien prépondérante dans
le cheminement de Piracci et de Chevalier. Le troisième caractère est lié à cet acte de
volonté dont nous avons parlé ci-dessus : « la conversion est un acte de conscience qui
dépend, en définitive, du libre consentement du sujet ». En d'autres termes, même si le
processus de conversion se définit par une dimension pathémique (de l'ordre du ressenti, de
l'affect), la conversion profane relève aussi d'un choix conscient et déterminé.
Ultérieurement, nous tenterons donc de voir si les personnages principaux des romans
choisis, bien qu'influencés par des instances extérieures, décident délibérément de
s'engager dans le processus de conversion. Le quatrième caractère essentiel déterminé par
Christianne Clough relève de la sémiotique des passions à laquelle nous nous attarderons
ci-après :
[L]a pré-conversion suppose un processus, qui inscrit son début et sa clôture dans les unités du
schéma pathémique (disposition, sensibilisation, émotion, moralisation). La conversion
proprement dite est marquée par la moralisation finale, qui atteste le renversement pathémique.
Sachant que la pré-conversion correspond à un processus, on se gardera de la confondre avec
l'ensemble du passé du sujet. Ce processus peut ou non : 1) relever de la volonté du sujet [...] ;
2) se manifester sous la forme d'une quête, laquelle implique que le sujet soit animé par une
faim spirituelle, c'est-à-dire par le désir de trouver une signification et une direction à sa vie 94.
Nous expliquerons en détail lors de l'analyse les unités du schéma pathémique qui
constituent les étapes du processus de conversion profane et nous essayerons de voir
comment ces mêmes étapes se modulent dans les romans de notre corpus. Quant au
cinquième caractère essentiel, voici en quoi il consiste : « la conversion dépend de
l'intervention d'un principe extérieur. Dès lors qu'elle relève d'une quête, de la recherche
d'un idéal qui corresponde aux aspirations du moi [...], elle implique que le sujet entre en
dialogue avec la culture disponible, qu'incarnera précisément le principe extérieur95 ». Tel
qu'évoqué plus tôt, la conversion se caractérise en effet nécessairement par une ouverture à
l'autre, un mouvement vers la culture dans laquelle se trouve le sujet. Nous tenterons de
92
Ibid., î. m .
93
Ibid., f. 111.
94
Ibid., f. 119.
95
ibid., f. m.
43
96
Ibid., f. 123.
97
Algirdas Julien
Juli Greimas et Jacques Fontanille, Sémiotique des passions. Des états de choses aux états
d'âme, Paris, Éditions du Seuil, 1991, 336 p.
44
pensons qu'il est nécessaire d'expliquer en quoi consiste cette approche théorique
puisqu'elle est essentielle à la compréhension des étapes de la conversion profane. D'abord,
il faut savoir que la sémiotique des passions, contrairement à la sémiotique narrative, ne
s'intéresse pas à la transformation des états de choses, mais bien à la « modulation continue
et variable des états d'âme du sujet au fil des transformations narratives98 ». C'est donc dire
que la sémiotique des passions prend en compte la sensibilité du sujet, son émotivité à
l'égard des événements qui surviennent dans sa vie. Denis Bertrand affirme ainsi que « la
passion marque un arrêt dans l'enchaînement prévisible des programmes d'action où elle
dégage, creuse et alimente un nouvel espace de significations fait de supputations, de
simulacres et de tensions99 ». Alors qu'en sémiotique narrative, « le sujet n'existe que dans
sa relation à un objet ou à un faire vers lequel il tend100 », la sémiotique des passions
entrevoit le sujet comme un actant qui ressent, qui vit des tensions émotives diverses. Selon
cette perspective, « [l]e corps est à la fois action sur le monde et une perception, un sentir
du monde101 ». La dimension pathémique du sujet va donc de pair avec son agir.
Quant au schéma des passions, développé également par Greimas et Fontanille, il
« rend compte du déroulement prototypique de l'histoire passionnelle du sujet102 ». En
d'autres mots, il permet de circonscrire les différentes étapes qui constituent le « parcours
émotionnel » du sujet au cours de sa quête. Comme Christianne Clough, nous avons choisi
d'utiliser le schéma proposé par Denis Bertrand, celui-ci étant simplifié et plus susceptible
de montrer le développement d'une pré-conversion103. Ce schéma comprend quatre phases :
la disposition, la sensibilisation, l'émotion et la moralisation. Voyons un peu plus en détail
en quoi consistent ces quatre phases. La disposition « définit la disponibilité de tel ou tel
sujet à accueillir telle ou telle passion, la compétence passionnelle en somme qui
Christianne Clough, « Un avatar de la conversion. Les enjeux du discours identitaire dans Les Inventés de
Jean Pierre Girard », op. cit.,f. 102.
99
Denis Bertrand, « Sémiotique littéraire », dans Anne Hénault [dir.], Questions de sémiotique, Paris, Presses
universitaires de France (Coll. Premier cycle), 2002, p. 301.
100
Andrée Mercier, « Entre le beau et le mal. La vocation dans Le parfum de Patrick Siiskind », dans Le
groupe ASTER, Quand l'appel se fait récit. Lectures sémiotiques de textes de vocations littéraires et
religieuses, Montréal, Médiaspaul, 1999, p. 144.
101
Paolo Fabbri et Paul Perron, « Sémiotique actionnelle, cognitive et passionnelle : A. J. Greimas et J.
Fontanille : La Sémiotique des passions », dans Protée. Théories et pratiques sémiotiques, vol. XXI, n° 2
(printemps 1993), p. 8.
102
Christianne Clough, « Un avatar de la conversion. Les enjeux du discours identitaire dans Les Inventés de
Jean Pierre Girard », op. cit., f. 104.
103
Les raisons qu'évoquent Christianne Clough, expliquées en détail, sont données dans sa thèse de doctorat
aux pages 104 et 105.
45
104
Denis Bertrand, « Sémiotique littéraire », dans Anne Hénault [dir.], Questions de sémiotique, op. cit., p.
302.
105
Christianne Clough, « Un avatar de la conversion. Les enjeux du discours identitaire dans Les Inventés de
Jean Pierre Girard », op. cit., f. 107.
106
Denis Bertrand, « Sémiotique littéraire », dans Anne Hénault [dir.], Questions de sémiotique, op. cit., p.
302.
107
Christianne Clough, « Un avatar de la conversion. Les enjeux du discours identitaire dans Les Inventés de
Jean Pierre Girard », op. cit., f. 107.
108
Denis Bertrand, « Sémiotique littéraire », dans Anne Hénault [dir.], Questions de sémiotique, op. cit., p.
302.
m
Id.
110
Christianne Clough, « Un avatar de la conversion. Les enjeux du discours identitaire dans Les Inventés de
Jean Pierre Girard », op. cit., f. 108.
46
pathémique par une instance extérieure tandis que les trois premières phases relèvent plutôt
de la préparation à la conversion effective. Pour notre part, ce schéma nous servira à
analyser le parcours de conversion de Piracci et de Chevalier. Quand cela sera fait, nous
pourrons constater si le quatrième caractère de la conversion profane, qui présuppose que le
sujet converti passe par ces différentes étapes, est bel et bien observable dans les romans
choisis. En outre, tout en analysant les quatre phases que traversent les protagonistes de
notre corpus, nous pourrons examiner au fur et à mesure si les autres caractères essentiels
définis par Christianne Clough sont également perceptibles dans le parcours identitaire des
personnages.
3 . 4 . LA CONVERSION EFFECTIVE
La conversion comme telle, étape finale du processus, n'est pas qu'un simple
aboutissement. Cruciale, elle transforme l'individu en modifiant à la fois son identité et sa
perception du monde. Pour William James, la conversion finale relève de trois caractères.
Le plus important d'entre eux est « la disparition de toute inquiétude et de toute angoisse, le
sentiment qu'à la toute fin tout ira bien, la paix, l'harmonie, l'acceptation de la vie111 ».
Pour l'individu qui chemine vers la conversion, cette « disparition de toute inquiétude et de
toute angoisse » est un retournement majeur. Nous l'avons vu, la pré-conversion est une
période de crise pendant laquelle la crainte et l'angoisse sont choses communes. La
conversion effective vient renverser cette crise en entraînant soudainement un sentiment de
paix, de sérénité, chez l'individu converti. Le deuxième caractère est « le sentiment qu'on
éprouve de percevoir des vérités jusqu'alors inconnues" 2 ». Le sujet, qui ressentait une
sorte de confusion, d'incompréhension générale de soi et du monde, sent désormais qu'il
saisit des vérités qui autrefois lui échappaient. Finalement, le troisième caractère de la
conversion finale selon William James est « le changement complet dans l'aspect du monde
i n
que la conversion comme telle est un passage qui suppose nombre de bouleversements.
L'individu qui vit la dernière étape du processus de conversion ne peut qu'en ressortir
changé, métamorphosé. Dans sa thèse, Christianne Clough insiste même pour dire que la
conversion effective ne renvoie pas à n'importe quelle transformation ; elle relève pour une
part de l'anamorphose.
Comme l'écrit la chercheure, l'anamorphose se définit dans Le Nouveau Petit
Robert comme la « transformation, par un procédé optique ou géométrique, d'un objet que
l'on rend méconnaissable, mais dont la figure initiale est restituée par un miroir courbe ou
par un examen hors du plan de la transformation114 ». Comme la métamorphose,
l'anamorphose provoque un changement radical, mais elle renvoie à un mouvement
particulier : elle implique que « de méconnaissable, la figure devien[ne] semblable à elle-
même et, par conséquent, reconnaissable115 ». Si l'on applique ce procédé à la conversion,
c'est dire que l'individu, au départ éloigné de son identité, change ensuite pour être
finalement rendu à lui-même. Ainsi, la conversion finale n'engendre pas seulement une
transformation majeure de l'individu ; elle produit un changement qui rend le sujet
conforme à sa véritable nature. Celui qui voyait la réalité « à travers le prisme déformant de
sa mauvaise passion116 » peut, grâce à sa conversion, percevoir le monde d'une manière qui
correspond à ce qu'il est réellement. Animé par une nouvelle passion jugée saine, le sujet
regarde désormais la réalité dans une perspective tout autre qui le ramène à son identité
propre. « Car la conversion est d'abord et avant tout retour à une passion considérée comme
bien, une passion conforme au système de valeurs dans lequel le sujet croit et se reconnaît.
Percevant désormais la réalité comme il se doit, selon son système de valeurs, le sujet
converti est pour ainsi dire rendu à lui-même : de méconnaissable, il est devenu
reconnaissable à ses propres yeux117», écrit Christianne Clough. La conversion effective
implique donc à la fois un changement, mais aussi un retour à soi, à son origine. C'est
d'ailleurs ce qu'affirme Jean-Christophe Attias : « La dynamique de conversion naît d'une
constatation : "Je est un autre" et se nourrit d'une exigence : "Deviens ce que tu es." La
1u
Christianne Clough, « Un avatar de la conversion. Les enjeux du discours identitaire dans Les Inventés de
Jean Pierre Girard », op. cit., f. 127.
115
Id.
116
Ibid., f. 130.
ul
Id.
48
lift
conversion est ainsi accomplissement et retour . » Bref, la conversion finale n'est pas
qu'un aboutissement ou un simple changement important ; elle rend le sujet à sa propre
vérité, lui octroyant par le fait même une nouvelle passion jugée positivement qui lui fait
voir le monde autrement.
118
Jean-Christophe Attias, « Avant-propos », dans Jean-Christophe Attias [dir.], De la conversion, op. cit., p.
6.
49
essaya de mesurer la colère qu'il devait y avoir en elle et il sentit qu'elle était au-delà de
toute mesure. Et pourtant, durant tout son récit, elle ne s'était pas départie de la pleine
dignité de ceux que la vie gifle sans raison et qui restent debout. » (El, p. 29.) Étonné par la
volonté de cette femme, le commandant est sous le choc. S'il voulait au départ la dissuader
de tout acte de vengeance, il se rétracte, ne cessant de penser au prix que celle-ci a payé
pour tenter cette horrible traversée : « Le commandant ne répondit rien. Il ne se leva pas.
Les phrases, les arguments qu'il avait préparés coulèrent hors de son esprit. Seuls
résonnaient ses mots à elle. Mille cinq cents dollars. Mille cinq cents dollars. Il la
contempla. Sans voix. » (El, p. 34.) Contrairement à ce qu'il désirait faire au départ, il
consent à faire ce que la femme lui demande : lui remettre son arme à feu pour qu'elle
puisse se venger. Il ressent immédiatement une sorte d'apaisement : « Salvatore Piracci
resta dans son appartement, incrédule. Il venait de donner son arme à une inconnue - et loin
d'en être terrifié, il éprouvait un étrange et inquiétant soulagement. » (El, p. 40.) Piracci
réalise alors qu'il n'a pas la volonté de cette femme, la passion qui l'anime : « Il se sentait
vide par rapport à elle. D'un vide confortable qui le dégoûtait. » (El, p. 40.) Cette femme a
fait naître chez lui une rage soudaine, un mouvement de révolte.
C'est à partir de cet instant que le protagoniste entre dans la première phase du
schéma des passions : la disposition. Piracci est désormais disposé à vivre un changement
radical, une conversion. En effet, l'histoire de cette femme, la rage qui l'habite, disposent
Piracci à réaliser le vide de sa propre vie, à vouloir réorganiser son monde, à désirer ce qui,
chez lui, provoquerait une telle envie de vivre. La femme a déclenché une réflexion
profonde sur lui-même, sur son travail, sur sa vie : « Depuis cette rencontre [avec la
femme] tout lui pesait davantage. Le dégoût ne lui laissait guère de répit. Il rechignait à
remettre ses pieds dans les traces de sa vie d'autrefois. Elle lui avait offert cela, peut-être, la
gifle des pauvres, l'impérieux besoin de désirer. » (El, p. 63.) Ce « besoin de désirer »
correspond à cette faim-désir dont nous parlions précédemment. Cette faim qui, « dans son
acception figurative, [...] s'entend comme une "envie", une "aspiration à"119 », provoque
alors une vive volonté de changement chez Piracci. Le commandant a une soudaine prise de
conscience : sa vie n'a plus de sens pour lui. Il espère alors une existence nouvelle. Habité
119
Christianne Clough, « Un avatar de la conversion. Les enjeux du discours identitaire dans Les Inventés de
Jean Pierre Girard », op. cit., f. 53.
50
par l'envie imperative de trouver une nouvelle voie, il est maintenant impossible pour lui de
continuer d'être le commandant qu'il a toujours été. Il comprend que son travail ne lui
convient plus :
Pour la première fois depuis qu'il avait embrassé la carrière dans la marine, il lui sembla
impossible de passer une vie entière au rythme des patrouilles en mer. Qu'allait-il faire?
Arraisonner des barques trouées pendant dix ans? Escorter des ombres jusqu'à des centres de
détention pour ne plus jamais les revoir? Et après? À l'âge de la retraite, il fêterait son départ
autour d'un verre de mousseux et irait s'enterrer dans un appartement silencieux de Catane?
Tout cela était absurde et vain. Lorsqu'il pensait à cette succession de jours et de nuits qu'il lui
restait à vivre dans son uniforme, la nausée le saisissait. Il suffoquait. La foi en la nécessité de
sa tâche l'avait définitivement quitté. Pire, cette foi s'était transformée en suspicion. Il devait
fuir tout cela. U en était de plus en plus convaincu. (El, p. 96-97.)
Piracci veut fuir, vivre autre chose. N'étant plus assuré de la moralité de son métier, il se
questionne sans cesse sur ses valeurs, sur ses convictions intimes. Comme c'est le cas dans
tout processus de conversion, le personnage est ainsi appelé à opérer « une restructuration
de [sa] pensée », à mettre en doute ce qui, autrefois, lui paraissait parfaitement normal,
voire logique. Son comportement se modifie incidemment. Il est tout à coup révolté,
colérique même. Il ne parle plus à son équipage, pense à détourner les lois en cachant un
immigrant dans son bateau, se bagarre avec le capitaine d'un navire ayant transporté des
passagers clandestins : « Il s'était jeté sur cet homme. Il s'était donné en spectacle devant
ses hommes. Que lui arrivait-il? "Tout se détraque, pensa-t-il. Je ne suis plus ce que
j'étais." Il perdait son sang-froid, devenait coléreux et brusque. Viendrait bientôt un temps
où ses hommes auraient peut-être à redouter son manque de discernement. Les choses
glissaient en lui. Tout se dérobait. » (El, p. 107-108.) Ainsi, le premier caractère essentiel
de la conversion profane est en partie observable : le sujet est bel et bien animé par des
passions jugées en mal dans la période précédant sa conversion. De fait, le commandant
pose désormais un regard critique sur sa vie et son travail qu'il juge déplorables. Il
considère participer à un système absurde et injuste. Voilà pourquoi il ne respecte plus les
règles que son métier exige de lui. Il se perd, étant envahi brusquement par sa rage : « Le
commandant se tut pour évaluer sa propre détermination et il sentit qu'au fond, il était
parfaitement décidé. Depuis la bagarre du port, il avait renoncé à lui-même. » (El, p. 128.)
Être quelqu'un d'autre, trouver une nouvelle identité qui lui corresponde : voilà ce que veut
désormais Piracci. Le sujet est ainsi prêt à changer, à se transformer. Il est tout disposé à
120
Ibid., f. 56.
51
réorienter sa vie. Il fait le choix, consciemment, de trouver une nouvelle direction à son
existence. Le troisième caractère essentiel de la conversion profane est ainsi respecté : à
ce stade-ci, le sujet décide délibérément d'entreprendre un périple qui le métamorphosera.
Par la suite, le personnage entre dans la deuxième et la troisième phase du schéma
des passions, phases qui sont souvent concomitantes : Y émotion et la sensibilisation. C'est
alors que Piracci vit intensément sa passion : la peur. Selon Jacques Fontanille, cette
191
121
Jacques Fontanille, Article « Peur, crainte, terreur, etc. », dans Elisabeth Rallo Ditche, Jacques Fontanille
et Patrizia Lombardo, Dictionnaire des passions littéraires, Paris, Belin, 2005, p. 215.
52
réchauffe. Il n'y a plus de commandant. J'en ai fini avec lui." » (El, p. 133) Le personnage
renonce à son identité et se laisse porter par sa peur qui le réchauffe, qui le fait sentir
vivant, mais qui, par la même occasion, le déroute. Le deuxième caractère essentiel de la
conversion, qui présuppose cette prépondérance de la dimension pathémique, est donc
perceptible dans le parcours identitaire de Piracci.
Décidé à faire fi de son ancienne vie, Salvatore quitte alors l'Italie sur un coup de
tête à bord d'une petite barque : « Il avait mis le cap sur la Libye. Il ne savait pas ce qu'il
ferait une fois là-bas. Il n'avait plus aucun plan. L'instant imposerait son rythme. » (El, p.
136.) Il n'a maintenant plus qu'un mot en tête : l'Eldorado, symbole de l'espoir, de l'idylle
tant recherchée : « L'Eldorado. Il ne pensait plus qu'à cela. Il savait bien qu'il allait à
contre-courant du fleuve des emigrants. Qu'il allait au-devant de pays où la terre se
craquelle de faim. Mais il y avait l'Eldorado tout de même, et il ne pouvait s'empêcher d'y
rêver. » (El, p. 137.) L'Eldorado, pour le protagoniste, c'est le bonheur ou du moins la
promesse d'une existence meilleure que celle qu'il a quittée. Nous pouvons même aller
jusqu'à dire qu'elle symbolise en quelque sorte son désir de se convertir à la vie, d'être en
parfaite harmonie avec son identité et le monde. C'est en pensant à cela qu'il atteint la
Lybie où il est arrêté et interrogé par la police. Il est ensuite amené près d'une femme riche
surnommée « la reine d'Al-Zuwarah ». Celle-ci, apprenant qu'il a été marin et qu'il connaît
bien la côte sicilienne, lui propose un marché : être celui qui transportera à bord de son
navire des passagers clandestins contre une généreuse somme d'argent : « Salvatore Piracci
pensa à ce qu'elle était en train de lui proposer. Il se voyait, jouant au chat et à la souris
avec la frégate Zeffiro. Il sourit à cette idée. Faire la même chose, mais de l'autre côté. »
(El, p. 166.) C'est dire à quel point le personnage est mélangé, confus. Il ne sait plus quelle
est sa véritable identité ni quel rôle il doit jouer. Il entrevoit, un court instant, d'être
l'envers de ce qu'il a été. Or, il s'aperçoit rapidement qu'il ne peut accepter d'être celui qui
abuse de ceux qui veulent atteindre l'Europe. C'est à ce moment qu'il vit fortement la
sensibilisation. Son corps réagit à la transformation qui s'opère en son for intérieur : « Une
colère sourde montait en lui qui lui empourprait le front. Il repensa à la femme du Vittoria.
[...] Le dégoût lui faisait tourner la tête. D'un coup, il s'arrêta en pleine rue et s'agrippa à
un poteau électrique. Il fut secoué de quelques hoquets de nausées mais ne vomit pas. Ses
tempes battaient avec force. Tout son corps lui semblait une chaudière en surchauffe. » (El,
53
p. 168.) Il ressent ainsi des effets corporels incontrôlables ; « le corps propre du sujet refait
surface122 ». Piracci ressent fortement l'émotion qui le submerge. Troublé profondément
par les bouleversements qu'entraîne sa quête existentielle, il en vient à vivre des
chambardements physiques.
C'est là qu'il décide d'aller à Ghardaïa, ne suivant que son instinct. Sur la route qui
le mène à cette région, Piracci est confronté à la culture du pays, à la manière qu'ont les
habitants de penser le monde. La culture orientale joue ici le rôle du principe extérieur que
nous avons évoqué plus tôt. Cet élément constitue le cinquième caractère essentiel qui
implique que le sujet doit obligatoirement entrer en dialogue avec la culture disponible. S'il
est d'abord jeté d'un autobus après avoir dénigré l'Europe dans le but de décourager les
passagers de vouloir y vivre, le protagoniste est ensuite désemparé lorsqu'il entend un
mythe que se racontent des individus rassemblés autour du feu : le mythe de
« Massambalo ». Selon la légende transmise par le conteur, Massambalo serait le dieu des
émigrés et protégeraient ces derniers durant leur voyage. Des « ombres » seraient à son
service :
On les appelle "les ombres de Massambalo". Elles sillonnent le continent. Du Sénégal au Zaïre.
De l'Algérie au Bénin. Elles peuvent revêtir différentes formes : un enfant gardant quelques
chèvres sur le bord d'une route. Une vieille femme. Un chauffeur de camion au regard étrange.
Ces ombres ne disent rien. C'est à travers elles que Massambalo voit le monde. Il voit ce
qu'elles regardent. Il entend ce qu'elles écoutent. À travers elles, il veille sur les centaines de
milliers d'hommes qui ont quitté leur terre. Ces ombres sont toujours en route. On ne les voit
qu'une fois. Le temps d'une halte. D'un voyage. Le temps de leur demander son chemin ou une
cigarette. Elles ne parlent pas. Ne révèlent jamais qui elles sont. C'est au voyageur qui les
croise de deviner leur identité. S'il le fait, il doit s'approcher doucement, avec respect, et poser
cette simple question : "Massambalo?" Si l'ombre acquiesce, alors, il peut lui laisser un cadeau.
L'ombre de Massambalo prend l'offrande et la conserve. C'est signe que le périple se passera
bien. Que le vieux dieu veillera sur vous. (El, p. 193.)
Après avoir écouté l'histoire du conteur, Salvatore Piracci éprouve une émotion très forte :
« Une sorte de dégoût le submergea, sans qu'il sût si c'était parce qu'il ne pouvait partager
cet enthousiasme ou si c'était de constater qu'une telle crédulité puisse exister. » (El, p.
194). Piracci est ainsi partagé entre des sentiments contraires : « Il savait, lui, qu'à l'heure
des tempêtes, il n'y a pas d'esprit pour veiller sur les malheureux. Tout cela était
mensonge. Mais une autre douleur l'étreignait, paradoxale et antinomique avec la
première : celle de ne pouvoir partager leur foi. » (El, p. 194.) Il constate alors que,
122
Christianne Clough, « Un avatar de la conversion. Les enjeux du discours identitaire dans Les Inventés de
Jean Pierre Girard », op. cit., f. 107.
54
contrairement à ces habitants, il ne croit en rien. Il se sent vide, sec. Il en déduit qu'il n'est
plus en mesure de continuer son périple : « "Si je poursuis, la vie va être longue. Je suis tari
comme une vieille outre sèche. Plus rien en moi qui me donne envie. Je regarde les
hommes et ne les comprends pas. Il est temps de mourir. Me voilà arrivé au bout de ma
course." » (El, p. 195.) Il s'asperge d'essence, mais ne trouve pas d'allumettes pour mettre
fin à ses jours. Sa peur prend alors la forme d'une angoisse très vive, très prenante. À ce
moment-ci, son angoisse est très proche de celle des existentialistes dont parle Jacques
Fontanille dans son article « Peur, crainte, terreur, etc. » publié dans le Dictionnaire des
passions : « Déjà, l'angoisse est thématisée par Heidegger et par la cohorte des philosophes
existentialistes, comme la mère des passions, qui n'est autre qu'une variante du sentiment
d'existence : le sentiment d'être-jeté, jeté dans le monde et déchu par le fait même
d'exister123. » Cette définition correspond bien à ce que semble ressentir Salvatore. Ce
dernier ne se sent plus parmi les hommes. « Être-jeté », il a l'impression d'être étranger
dans un monde qui ne lui correspond pas. C'est là qu'il vit une première moralisation qui
est la quatrième phase du schéma des passions. Néanmoins, celle-ci n'est pas la
moralisation finale puisqu'elle n'atteste pas le renversement pathémique du sujet. Elle
implique tout de même un individu extérieur qui pose un regard critique sur l'état de
Piracci. Cette première moralisation fait voir à Salvatore que la culture dans laquelle il se
trouve désapprouve ce qu'il est devenu. De fait, à cet instant, un homme s'approche de lui
et se rend compte du geste que voulait poser Piracci : « Lorsque l'homme comprit, il eut un
geste de recul. » (El, p. 198.) Désemparé, Piracci le supplie de l'aider à mourir. Le
protagoniste est alors confronté au jugement de l'homme faisant partie de la communauté
locale : « Il dévisageait maintenant le commandant comme s'il s'agissait d'un monstre. »
(El, p. 198.) Cet homme joue ainsi le rôle de « l'observateur social1 4 » qui évalue
moralement le sujet. Dans ce cas-ci, l'observateur ne juge pas de la conversion du
personnage, mais bien de sa défaillance avant qu'il ne vive la dernière étape de son
parcours.
123
Jacques Fontanille, Article « Peur, crainte, terreur, etc. », dans Elisabeth Rallo Ditche, Jacques Fontanille
et Patrizia Lombardo, Dictionnaire des passions littéraires, op. cit., p. 220.
124
Christianne Clough, « Un avatar de la conversion. Les enjeux du discours identitaire dans Les Inventés de
Jean Pierre Girard », op. cit., f. 108.
55
À ce stade-ci de son parcours, Piracci ne sait plus quoi faire de son existence. Il est
encore habité par sa passion : la peur, l'angoisse. Il s'est grandement éloigné du
commandant qu'il a été : « Une peur était née dans ses yeux. Il avait autrefois le regard
calme de ceux qui sont dans l'autorité, maintenant il était aux aguets. Une vivacité sauvage
scintillait de façon permanente dans ses yeux. Il était devenu rapide et nerveux. L'errance et
le labeur l'avaient endurci. Que restait-il du commandant Piracci? Rien. Il avait quasiment
disparu de lui-même. » (El, p. 212.) Il décide alors de ne rien faire, d'attendre simplement
que quelque chose se produise. Piracci fait alors la rencontre de Soleiman, le personnage
principal du second récit d'Eldorado. Soleiman s'avance vers l'ancien commandant, certain
que Piracci n'est autre qu'une ombre de Massambalo, le dieu des émigrés, venue pour lui
porter chance. Salvatore sait que cette rencontre n'est pas anodine : « Le commandant
sentait que quelque chose de définitif se jouait là, pour lui, dans l'air chaud de cette place. »
(El, p. 213.) Soleiman dit simplement le mot «Massambalo», interrogeant Piracci du
regard. Ce dernier comprend alors que le jeune homme qui se trouve devant lui le prend
pour un messager du dieu des émigrés. De prime abord, il ne sait comment réagir : « Il
pensa que s'il acquiesçait, cela suffirait à rendre à cet homme la force qu'il n'avait plus.
Puis il pensa à la cruauté qu'il y aurait à agir ainsi. Il allait conforter cet homme dans son
désir de voyage. Et s'il échouait? Et s'il mourait? » (El, p. 213.) Salvatore hésite, puis
décide de faire croire au Soudanais qu'il est bel et bien celui qu'il imagine.
S'il a un jour été le signe de la malchance pour les immigrants clandestins, il désire
maintenant être le symbole de la chance, du bonheur à venir : « Il lui était donné de pouvoir
souffler sur le désir des hommes pour qu'il grandisse. Il avait besoin de cela. » (El, p. 214.)
Il comprend alors que l'Eldorado n'est pas pour lui, mais qu'il peut néanmoins inspirer le
bonheur à ceux qui cherchent une vie meilleure sur la route de l'Occident : « Face à ce
jeune homme, il comprenait que l'Eldorado existait pour d'autres et qu'il était en son
pouvoir de faire en sorte qu'ils ne doutent pas de leur chance. Eux aspiraient à des pays où
les hommes n'ont pas faim et où la vie est un pacte avec les dieux. La fièvre de l'Eldorado,
c'est cela qu'il pouvait transmettre. » (El, p. 214.) Piracci n'est alors plus habité par la peur.
C'est le don de soi, la pure générosité qui s'empare de son être. Cette nouvelle passion,
considérée comme bien, répond bien à la définition courante de la générosité. C'est déjà
ainsi que l'entend le Dictionnaire de Diderot et d'Alembert que cite Elisabeth Rallo Ditche
56
dans son article sur la générosité : « La générosité est un dévouement aux intérêts des
autres qui porte à leur sacrifier ses avantages personnels. [...] On peut regarder la
générosité comme le plus sublime de tous les sentiments, comme le mobile de toutes les
belles actions et peut être le germe de toutes les vertus : car il y en a peu qui ne soient
essentiellement le sacrifice d'un intérêt personnel à un intérêt étranger125. » Salvatore
décide de ne se consacrer qu'au bonheur des autres, qu'au rêve de l'Eldorado de ces
étrangers qu'il croisera sur sa route. Il se promet d'être en quelque sorte un passeur, un
messager au service des autres. Le personnage vit alors sa conversion, rendu à lui-même, à
sa nature profonde. Il croit soudainement à la vie, à la beauté du monde qui l'entoure. C'est
pourquoi il se sent en quelque sorte libéré, serein :
Seul comptait pour lui qu'il avait trouvé ce qu'il ferait désormais. Un calme profond l'habitait.
De ville en ville, de pays en pays, il ne serait plus qu'une ombre qui donne courage aux
hommes. La statue vivante aux pieds de laquelle on vient déposer des offrandes pour appeler à
soi la clémence des dieux. Il serait bientôt couvert de colliers et de bracelets, et errerait sur tout
le continent comme un brahmane silencieux. Il n'y avait qu'ainsi qu'il pouvait encore
appartenir au monde. (El, p. 216-217.)
Le protagoniste d'Eldorado a ainsi trouvé sa place, le rôle qui lui convienne. Il se sent dès
lors en harmonie avec ce qu'il est et le monde dont il fait partie : « Il était bien. Il ne sentait
plus la lourdeur de ses jambes. » (El, p. 217.) Il ne doute plus et sait ce pourquoi il existe.
Une sorte de vérité intérieure naît au fond de lui-même.
Or, au moment où Salvatore marche paisiblement dans les rues de Ghardaïa, un
camion le happe de plein fouet. Gravement blessé, Salvatore gît sur le sol, ensanglanté. D
perd connaissance, puis reprend peu à peu conscience. Il devine qu'il va mourir, mais la
mort ne lui fait pas peur : « Il repensa à l'ombre de Massambalo et sourit. S'il était
effectivement cette ombre, alors il était juste de disparaître : les ombres du dieu des émigrés
ne peuvent être vues qu'une fois, après quoi elles s'évanouissent. » (El, p. 218-219.) Ayant
la conviction d'avoir donné l'espoir à un émigré, il accepte de mourir. Des hommes
s'approchent alors de Piracci pour lui venir en aide. C'est là que le protagoniste vit la
moralisation finale. Piracci, croyant que ces gens sont aussi des émigrés désirant aller vers
l'Europe, s'adresse à eux : « Il convoqua la foule des visions qui l'assaillaient et il parla
125
Elisabeth Rallo Ditche, Article « Générosité », dans Elisabeth Rallo Ditche, Jacques Fontanille et Patrizia
Lombardo, Dictionnaire des passions littéraires, op. cit., p. 90. Il est à noter que l'article ne contient pas la
référence du Dictionnaire de Diderot et d'Alembert.
57
avec une volonté qu'il ne s'était pas connu depuis des années. Il leur dit de partir, sans
attendre, à l'assaut des frontières. De tenter leur chance avec rage et obstination. Que des
terres lointaines les attendaient. Oui, c'est cela qu'il murmura à la poussière. Que
l'Eldorado était là. Et qu'il n'était pas de mer que l'homme ne puisse traverser. Puis il
mourut. » (El, p. 219.) Piracci a réalisé son objectif premier : être animé par cette même
volonté que cette femme croisée au marché. Il meurt en paix, convaincu que sa vie n'a pas
été inutile. Les hommes qui l'entourent ne parlent pas ; ils ne jugent donc pas de manière
directe la nouvelle passion de Piracci comme l'exige l'étape de la moralisation.
Néanmoins, ils font ce que Piracci leur a dit et retournent dans leur camion, laissant là le
corps de Salvatore : « Le bruit d'un camion qui démarrait fit trembler l'obscurité,
emportant avec lui des hommes qui s'élançaient à la conquête des frontières. » (El, p. 219.)
Bien que ces gens de la communauté ne disent pas ouvertement ce qu'ils pensent de
Piracci, ils décident néanmoins de respecter la dernière volonté de l'ancien commandant en
s'en allant hâtivement vers les terres tant convoitées. D'une certaine façon, leur geste
signifie qu'ils jugent positivement la passion de ce nouveau Piracci converti à la vie, au
monde. Ainsi, la dernière étape du schéma des passions, bien qu'implicite, constitue la
finalité du parcours du protagoniste. Tel que l'implique le quatrième caractère essentiel,
Salvatore a donc traversé toutes les étapes du schéma des passions au cours de son parcours
de conversion profane. En outre, nous pouvons dire que Piracci a bel et bien vécu une
transformation de l'ordre de l'anamorphose. De fait, de méconnaissable, il est désormais
rendu à lui-même. S'il s'était grandement éloigné du commandant qu'il avait été durant des
années dû à son angoisse et à sa peur, il a maintenant retrouvé son assurance et sa soif de
vivre juste avant de mourir. La conversion du personnage peut donc être considérée comme
un retour à soi, à son origine. Néanmoins, cela ne veut pas dire qu'il est le commandant
d'avant ; comme nous l'avons vu, sa pensée n'est plus la même et le monde qu'il perçoit lui
apparaît différemment. Le fait qu'il décide de se consacrer aux autres modifie
considérablement le sens de son existence. Le sixième caractère essentiel défini par
Christianne Clough, qui présuppose que la conversion implique à la fois « un retour à une
origine (epistrophè)126 » et «une mutation d'ordre mental (metanoïa)127 » de même
Christianne Clough, « Un avatar de la conversion. Les enjeux du discours identitaire dans Les Inventés de
Jean Pierre Girard », op. cit., f. 123.
127
Id.
58
Je revenais sans cesse à cette photo. La sauvagerie qui s'en dégageait m'attirait. Elle recelait un
mystère, un danger qui n'était pas celui des villes et des crimes de cols blancs. Elle montrait
une vitalité dont je me savais privé, à laquelle secrètement j'aspirais. C'était une photo horrible
128
Id.
129
Ibid., f. 109.
59
que je n'aurais pas montrée à mes enfants pour tout l'or du monde, de peur de peupler leur
sommeil d'horribles cauchemars débilitants, mais il était indéniable que l'être qu'on y voyait
était un homme, je veux dire un être gorgé de testosterone, au corps sec et noueux, primitif et...
et quoi, en fait? Tout le contraire de moi. (CDM, p. 23.)
Le protagoniste envie, dans une certaine mesure, le Monstre. Il aimerait être habité par
autant d'ardeur, d'exaltation. Si Piracci a été happé par la volonté et la ténacité de la femme
du Vittoria, Chevalier est pour sa part ébranlé par la sauvagerie qu'il perçoit sur la photo de
Viktor Rosh. Ce moment précis correspond pour l'avocat à la première étape de la
conversion profane : la disposition. En effet, Chevalier est désormais en mesure de
constater ce qu'il désire véritablement : être animé par cette vitalité qui l'attire dans la
photographie qu'il observe. Il est disposé à chercher une manière de devenir ce qu'il n'est
pas encore : un homme habité par une énergie nouvelle, voire une sorte d'animosité. Il
ressent cette faim-désir qui prédispose le sujet à vouloir se sortir de son état d'insatisfaction
et qui « donne lieu à une "ressaisie de soi" » comme l'écrit Christianne Clough dans sa
thèse. Dès lors, le sujet aspire à ressentir cette vitalité dont il se sent privé.
Chevalier quitte alors son pays pour aller dans la ville de M., un endroit où il est
complètement déstabilisé. Il faut dire que la réalité de ce lieu n'a rien à voir avec celle de
son monde à lui : « En traversant la ville de M., je vis des bâtiments retapés dans l'urgence,
sans souci esthétique. Étrange : ces peuples qui guerroient pour des questions d'Histoire
finissent toujours par l'annihiler. » (CDM, p. 23-24.) Surpris par ce qu'il voit, François
Chevalier tente de comprendre ce monde où la guerre est chose commune. Son client est
accusé des pires atrocités ; il cherche à comprendre le contexte dans lequel il a commis ses
crimes : « Je pensais pouvoir l'aider en plaidant les circonstances atténuantes - c'était la
guerre après tout - ou la folie passagère. Car n'était-il pas lui aussi une victime de la
machine guerrière? » (CDM, p. 21.) Se rendant dans le pénitencier de la région, Chevalier
rencontre son client dans le but d'y voir plus clair. Or, Rosh refuse de parler, de raconter
son histoire : « Cela dura un bon, oh! six ou sept minutes. Une éternité, pendant laquelle je
passai par tous les états : détermination, confusion, frayeur, colère, apitoiement. Voilà,
j'avais déjà raté mon coup. À peine étais-je arrivé que je devais repartir, la queue entre les
jambes, un échec de plus dans mon attaché-case. Était-ce sur cet écueil de silence que le
bateau avarié de ma quarantaine devait venir s'échouer? » (CDM, p. 30.) Chevalier est alors
130
Ibid., f. 57.
60
pris au dépourvu : il ne sait comment il pourra défendre ce criminel qui s'obstine à garder
le silence. Me Cevitjc, avocat dans la ville de M., dit alors à Chevalier d'enquêter lui-même
sur la vie de Rosh : « Cherchez qui il est, allez voir ceux qui l'ont bien connu, je ne sais pas
moi, faites comme s'il vous captivait, soyez le collectionneur de ses faits et gestes...et puis
vous tomberez peut-être sur des circonstances atténuantes, comme vous dites, qui
pourraient retrancher quelques années de sa peine, qui sait? Il faut que vous le fassiez
parler, il le faut absolument, sinon...vous imaginez le procès? » (CDM, p. 34.) Chevalier
accepte le mandat proposé. Sa quête consistera donc à retracer le passé du Monstre. Or, cela
ne veut pas dire qu'il ne sera pas en quête de lui-même pour autant, qu'il ne pourra vivre
une métamorphose, un changement identitaire. De fait, en se donnant pour objectif de
comprendre la vie de Rosh, Chevalier se détourne enfin de son propre mal de vivre pour
entamer un mouvement vers Y autre, vers l'étranger. Ceci n'est pas sans rappeler les propos
tenus par Lucie-Marie Magnan et Christian Morin lorsqu'ils parlent plus largement du
personnage postmodeme : « En s'inscrivant dans un espace précis et en y vivant sa quête, le
personnage postmoderne passe d'un "je" personnel à un "je" qui arrive à se définir, parfois
timidement, en fonction de l'Autre131. » Comme c'est le cas ici, Chevalier peut entamer son
parcours identitaire à partir du moment où il commence à considérer Y autre, avec son
bagage, sa culture. Il est alors en mesure de considérer autrement le monde, de sortir de son
enfermement pour s'ouvrir de nouveau à la vie. Curieusement, c'est en partant à la
recherche d'indices sur la vie du Monstre que Chevalier devient apte à trouver son identité
propre, ses idées, ses croyances, comme nous le verrons ultérieurement. Agissant comme
principe extérieur, la nouvelle culture à laquelle Chevalier est confronté amène ce dernier
« à interpréter, à délibérer et, en dernier ressort, à opter pour [les valeurs et les convictions]
qui correspondent à ses aspirations132 ». Le sujet entre réellement en dialogue avec la
culture disponible comme l'indique le cinquième caractère essentiel. D'ailleurs, il arrive
fréquemment que, tout en questionnant le parcours de son client, l'avocat interroge sa
propre vie, sa façon à lui de considérer les choses. Par exemple, en discutant avec la mère
de Viktor Rosh de la criminalité de celui-ci, Chevalier songe alors à son garçon :
131
Lucie-Marie Magnan et Christian Morin, Lectures du postmodernisme dans le roman québécois, op. cit., p.
89.
132
Christianne Clough, « Un avatar de la conversion. Les enjeux du discours identitaire dans Les Inventés de
Jean Pierre Girard », op. cit., f. 57.
61
Je pensais à mon propre fils. Il n'était encore qu'un bébé, mais avec quelle sévérité je le
punissais lorsqu'il frappait sa petite sœur. Moi qui jouais sans cesse avec la frontière du bien et
du mal, disant qu'elle est ici plutôt que là et là plutôt qu'ici, je savais pourtant qu'elle existait.
Combien de fois l'air coupable de mon fils l'avait-il dénoncé alors même que son délit me
restait inconnu? Lui aussi pressentait l'existence de cette frontière. Alors, s'il devenait un
monstre? Que faire ensuite de mon amour pour lui? Comment embrasser un monstre? Comment
faisait la mère de Viktor Rosh? (CDM, p. 66-67.)
C'est donc dire que Chevalier ne peut faire autrement que de penser à lui, à ses enfants, à sa
condition personnelle, pendant qu'il est sur la trace du passé de son client. Il questionne
incessamment les frontières du bien et du mal et remet en doute ses croyances personnelles
au fur et à mesure que progresse son enquête.
Tout en cherchant des indices et en interrogeant plusieurs individus ayant bien
connu Viktor Rosh, le personnage en vient à vivre la deuxième et la troisième phase du
schéma des passions que sont la sensibilisation et Yémotion. De fait, Chevalier se
transforme peu à peu ; plus il retrace le passé de Rosh, plus il cherche qui il est vraiment.
La culture dans laquelle il baigne le secoue, l'ébranlé. Il ne sait plus comment percevoir le
monde. C'est alors qu'il entre véritablement au cœur de sa passion à lui qui est la peur. Or,
elle n'est pas du même ordre que celle de Piracci. La peur du commandant correspond à
l'angoisse de ne plus avoir d'identité dans un monde où il se sent rejeté, écarté. La peur de
Chevalier est tout autre : elle relève de l'incompréhension, de l'indécidabilité. Dans ce cas,
« la source de la peur est pure confusion, présence indémêlable, et devient une propriété du
monde sensible en général133 ». Pour Chevalier, le monde devient menaçant parce
qu'incompréhensible. Rien n'est plus sûr. La brutalité de la guerre à laquelle a participé son
client est pour lui un mystère. En se demandant si Rosh est coupable ou non, il perd peu à
peu ses repères. Il en arrive à penser que tout enfant a la potentialité de devenir un criminel,
un monstre : « Sur les montagnes de gravats, les enfants jouaient toujours en poussant de
petits cris. Ils étaient une dizaine, aux vêtements déchirés, inconscients des luttes de leurs
parents, de leurs sanglots refoulés. Sur les ruines de la ville, ils jouaient. Ils n'étaient que
des enfants, crottés, hirsutes, rêveurs. De petits monstres. » (CDM, p. 81.) Son trouble
intérieur s'intensifie considérablement. Florence, sa femme, ne le reconnaît plus. Elle lui dit
au téléphone : « Ce n'est pas de l'autre que je suis tombée en amour. Ce n'est pas avec
l'autre que j'ai fait des enfants. Qu'as-tu fait de François? » (CDM, p. 135.) Certes, sa
133
Jacques Fontanille, Article « Peur, crainte, terreur, etc. », dans Elisabeth Rallo Ditche, Jacques Fontanille
et Patrizia Lombardo, Dictionnaire des passions littéraires, op. cit., p. 222.
62
femme ne le reconnaît plus, mais Chevalier lui-même ne sait plus du tout qui il est,
remettant tout en question : « Je doutais de mes qualités d'avocat. Je doutais de mes
qualités d'être humain. Comme un ballon qui se dégonfle, mon esprit s'affaissait sur lui-
même. » (CDM, p. 202.) Noyant sa peine dans l'alcool, il touche littéralement le fond. Il ne
veut plus penser, se sentant inapte à trouver des solutions à ses problèmes.
Sa détresse est plus forte que sa capacité à raisonner, à réfléchir aux différentes options qui
s'offrent à lui. La dimension pathémique de son être l'emporte alors sur les dimensions
pragmatique et cognitive comme l'implique le deuxième caractère essentiel. Tout son être
ressent un profond mal de vivre. Il est en crise, ayant l'impression que l'univers entier
s'effondre, que tout se dérobe à lui. Sa passion atteint un sommet : son incompréhension le
dépasse, le submerge. Ce sentiment est analysé par Jacques Fontanille : « La peur, la
terreur, la crainte : autant de formes différentes pour une seule expérience, celle de
l'instabilité du statut actantiel des choses et du monde. Toutes impliquent un effort de
compréhension inefficace134 ». De la même manière, Chevalier sent que ses efforts pour
comprendre le monde dans lequel il se trouve sont vains. Son trouble s'accompagne
d'effets corporels involontaires qu'implique Yémotion. De fait, son corps se manifeste :
« Je m'étais réveillé tôt ce matin-là, dans ma chambre de l'hôtel des Ours, en proie à une
gueule de bois qui était moins redevable aux excès d'alcool de la veille qu'aux
innombrables questions sans réponse qui se bousculaient violemment dans la cavité osseuse
censée abriter ma cervelle. » (CDM, p. 201.) Chevalier est alors au plus mal, ne sachant
plus qui il est ni ce qu'il doit faire pour se sentir à sa place dans le monde. Il est dès lors au
seuil d'un changement profond.
Bien que nous en sommes seulement à la moitié du roman, Chevalier s'apprête alors
à vivre sa conversion. De fait, la conversion de François Chevalier n'apparaît pas à la toute
fin de Comment devenir un monstre comme c'est le cas dans Eldorado. Elle s'étale durant
134
Ibid., p. 223.
63
Allez savoir pourquoi, sous l'effet bienveillant de la lumière, je sentais mes forces revenir. Oh!
trois fois rien! Mais il y avait de la lumière. J'eus un long frisson, comme si mon corps
s'ébrouait. Sans ouvrir les yeux, je vidai à tâtons le contenu de mon verre dans la terre d'une
plante en pot. Comment expliquer l'espoir? Je ne me faisais pas d'illusions, le soleil n'avait que
temporairement asséché ma soif. Mais que faire lorsque tout est perdu? Or je n'avais aucune
envie de mourir. Au contraire, quelque chose en moi s'insurgeait, une saine colère secouait mes
neurones en les réactivant. Je me retroussais mentalement les manches, j'esquissais, sur la plage
blanche de mon avenir, l'itinéraire de mon retour à la vie. (CDM, p. 203.)
Ainsi, le personnage a brusquement changé d'attitude. Il reprend goût à la vie. Il n'a plus
envie de boire tout en se rappelant les multiples causes de son malheur. D croit de nouveau
au sens de son existence et retrouve l'espoir. Brusquement, il s'insurge, envahi
64
soudainement par une « saine colère ». Cette colère n'est pas celle qui renvoie à la violence
ou à la vengeance. Elle est « saine » parce qu'elle implique plutôt une vivacité, une énergie
nouvelle qui incite Chevalier à l'action. Celui-ci dit bien qu'il se « retroussai[t] finalement
les manches » et qu'il « esquissai[t] [...] l'itinéraire de [son] retour à la vie ». C'est dire que
sa colère, à titre de nouvelle passion, agit comme une sorte de moteur, de déclencheur, qui
pousse François à se reprendre en main. Dans le Dictionnaire des passions, Jacques
Fontanille s'attarde aux différents sens que peut prendre la colère et explique dans certains
mythes, la colère « est approchée dans ses rapports avec le sacré, avec l'ordre du monde,
social et cosmique135 ». Bien sûr, Chevalier n'est pas le personnage d'un mythe ou d'une
légende. Cependant, sa colère se rapproche du sens donné dans ce type d'écrits : loin d'être
jugée négativement, elle relève aussi de l'ordre, de l'équilibre. C'est grâce à sa colère que
Chevalier se confronte réellement à lui-même et à son environnement au lieu d'agir en
victime. Il devient un combattant qui prend part à la vie, à l'état des choses et du monde.
Fontanille écrit dans son article que la colère, chez les philosophes présocratiques, « n'est
qu'une variante de l'énergie [et qu'jelle émane directement de l'être ». « Elle serait en
quelque sorte, pour l'individu, une expérience de cette grande transformation que les
cosmogonies présocratiques décrivaient comme la manifestation directe de l'être137 », écrit
le chercheur. La colère de Chevalier est également « la manifestation directe de [son]
être » : elle est une renaissance, un retour à soi et à la vie. Elle enraye l'inertie et
l'abattement de François.
Pour Chevalier, c'est la lumière, souvent associée à la conversion effective comme
c'est le cas dans la conversion de saint Paul138, qui est responsable de sa transformation :
« Si un nuage avait voilé le soleil ou, pire, s'il avait plu ce jour-là, rien ne se serait produit
et la suite des choses aurait pu n'être que la continuation du passé. » (CDM, p. 203-204.)
Sans la lumière, il n'aurait pu vivre la dernière étape de son parcours de conversion. À
partir de cet instant, François vit bel et bien une anamorphose. Il ne se reconnaissait plus
lors de sa pré-conversion ; maintenant, il retrouve l'homme qu'il était jadis : « Je puisais
une certaine force à la source même de ma fragilité. Comme si, en laissant tomber les
135
Id.
136
Ibid., p. 74.
137
Ibid., p. 75.
138
Christianne Clough, « Un avatar de la conversion. Les enjeux du discours identitaire dans Les Inventés de
Jean Pierre Girard », op. cit., f. 80.
65
masques, je découvrais sur mon visage quelques traits plus aimables que je ne l'aurais
pensé. [...] Après notre départ de la ville de M., je m'étais conduit en homme, c'est-à-dire
que j'avais fait de mon mieux - et cela ne m'était pas arrivé depuis combien de temps? Des
années probablement. » (CDM, p. 306.) Le protagoniste a « laissé tomber les masques ». Il
offre ainsi son vrai visage au monde qui l'entoure et agit de son mieux comme par le passé.
Il ne cache plus sa véritable nature ; il assume son identité. Il perçoit alors les choses
différemment : « Le bar de l'hôtel était loin derrière moi maintenant, et ceux-là mêmes qui
tout à l'heure m'agaçaient en refusant la dimension tragique de leur existence - ceux-là,
tout aussi facilement, pouvaient maintenant passer à mes yeux pour des héros. » (CDM, p.
306.) Son regard n'est plus le même.
Le personnage constate ses erreurs. S'il a autrefois été habité par une
incompréhension totale, il semble désormais être animé par une sorte de lucidité. Il paraît
saisir des vérités qui autrefois lui échappaient. D'ailleurs, en relisant une lettre qu'il avait
écrite un peu plus tôt à Florence, il s'insurge encore, réalisant qu'il a été lâche et indigne
d'elle : « Je n'en croyais pas mes yeux, j'étais furieux. Qui était-il, cet homme, pour refuser
de vieillir et pour s'accrocher aux images de son enfance comme s'il n'y avait pas de plus
grande sagesse? Qu'avait-il appris de toute son existence? Ou alors avait-il vécu en vain? »
(CDM, p. 340.) Il réécrit à sa femme, lui confirmant qu'il n'est plus le même : « Toujours
ne veut rien dire. Ce que j ' a i été n'est pas ce que je serai. Je ne suis plus un petit garçon et
j ' a i fini de chasser le phoque. Un manche à balai, c'est déjà une arme de trop. J'accepte
l'idée d'être heureux. Je t'aime. P.-S. : N'embrasse pas les enfants de ma part. C'est à moi
de le faire. Je rentre bientôt. » (CDM, p. 340-341.) Il est tellement transformé que son
parcours biographique en est bouleversé. De fait, il revoit ses priorités et décide qu'il
importe de retourner auprès de sa famille. Il saisit toute l'importance de l'amour qu'il
confère à ses proches : « On ne devait certes pas oublier les vivants. J'avais les miens :
Florence, les enfants. Mes vivants. Les seuls qui pouvaient bénéficier de mon amour. Les
seuls que je pouvais aider directement, et prendre dans mes bras. Les seuls que je pouvais
soulager d'un peu du fardeau de vivre. Et en les soulageant, je me soulageais moi-même. »
(CDM, p. 307-308.) S'il réalise cela, c'est surtout parce qu'il constate en contrepartie
l'horreur de la guerre : « La force de l'amour opposée à celle de la mort. La simplicité de
l'amour opposée à la complexité de la guerre. La vérité de l'amour opposée aux mensonges
66
de l'intérêt. » (CDM, p. 308.) François Chevalier ne remet plus en doute ses valeurs : il
croit obstinément à l'amour, à la famille. Le sixième caractère essentiel déterminé par
Christianne Clough est ainsi respecté puisque, dans le cas de François, la conversion
implique effectivement un retournement, une transformation radicale de sa pensée et un
changement majeur de parcours. En ce qui a trait à la moralisation finale de l'avocat, ce
sont les membres de sa famille, en particulier sa femme, qui agissent à titre d'« observateur
social ». Ce sont eux qui évaluent la transformation de Chevalier. François lui-même
affirme : « Je rentrais chez moi. J'allais retrouver Florence et les enfants. J'allais implorer
la clémence du jury. Et quel que soit le verdict, j'allais devoir apprendre à vivre avec ses
conséquences. » (CDM, p. 397-398.) Il est intéressant de voir que le protagoniste perçoit sa
propre famille tel un « jury » qui devra rendre un « verdict ». Lorsque François retourne
finalement chez lui, Florence et ses enfants l'attendent à l'aéroport. Bien qu'ils ne
prononcent pas un jugement clair et précis à l'endroit de l'avocat, ils l'accueillent
néanmoins à bras ouverts en signe d'approbation. Par ce geste, ils signifient à François
qu'ils acceptent de lui donner sa chance et qu'ils constatent, dans une certaine mesure, qu'il
n'est plus tout à fait le même. Les quatre phases du schéma des passions sont donc vécues
par François, ce qui signifie que le quatrième caractère essentiel est respecté. Chevalier
affirme alors en parlant de sa femme : « Dans la cohue des voyageurs qui nous bousculaient
sans égards, je la regardai longuement. Restait-il de l'amour pour moi dans ses yeux? Peut-
être que oui. Peut-être restait-il un fond d'amour sous les couches successives du
mensonge, de la culpabilité et de la colère. Mais c'étaient des sentiments humains, non? Et
rien à part la mort n'était jamais irréparable. » (CDM, p. 401-402) Il n'est pas sûr des
sentiments de Florence, mais il est certain qu'il reste de l'espoir. Et il ajoute que « pour
l'amour, oui, [il] étai[t] prêt maintenant à [se] battre » (CDM, p. 402), comme si cette
« saine colère » le pousserait désormais à agir au nom de ceux qu'il aime.
Certes, nous pouvions présumer que la conversion aurait des répercussions considérables
sur l'identité des personnages, mais est-il possible qu'elle aille au-delà et qu'elle se
répercute tout au long des œuvres choisies notamment grâce au second récit et aux
différentes valeurs qui se réitèrent sans cesse au sein des romans? Si oui, comment cela se
produit-il? Dans le chapitre quatre, nous essayerons de voir si les structures textuelles,
auxquelles nous avons consacré notre premier chapitre, montrent encore essentiellement
une logique du discontinu ou si elles illustrent également une autre dynamique qui serait
reliée au parcours de conversion des personnages.
TROISIEME PARTIE
139
Jean-Michel Adam et Françoise Revaz, L'Analyse des récits, op. cit., p. 73.
140
Marie-Pascale Huglo, « L'art d'enchaîner : la fluidité dans le récit contemporain », art. cit., p. 129.
141
Michel Biron, François Dumont et Elisabeth Nardout-Lafarge, avec la collaboration de Martine-
Emmanuelle Lapointe, Histoire de la littérature québécoise, op. cit., p. 555.
142
Nicolas Dickner, Nikolski, op. cit., 325 p.
143
Michel Biron, François Dumont et Elisabeth Nardout-Lafarge, avec la collaboration de Martine-
Emmanuelle Lapointe, Histoire de la littérature québécoise, op. cit., p. 560.
71
multiplicité, une continuité dans la discontinuité. Et cette cohésion n'est pas fortuite : nous
croyons qu'elle est directement reliée à la transformation identitaire des personnages en
voie vers la conversion profane. De la même façon que les protagonistes comprennent petit
à petit la cohérence de leur vie et de leur univers comme nous l'avons vu dans le précédent
chapitre, le lecteur saisit au fil de sa lecture qu'au-delà de l'éclatement de la structure, il y a
bel et bien une logique, une cohérence entre les récits. Voyons si notre hypothèse peut
s'avérer plausible.
types de récit. Selon elle, plusieurs éléments les différencient. D'abord, le récit d'initiation,
bien qu'il implique aussi l'évolution d'un sujet, ne relève pas de l'anamorphose comme
c'est le cas du récit de conversion. Christianne Clough explique cela en affirmant que
« l'état final du récit initiatique, loin d'impliquer un redressement perspectif, suppose que le
sujet initié, de reconnaissable, devienne méconnaissable 145 ». À la différence de Piracci,
Soleiman ne retrouve pas son identité propre à la fin de son parcours. Il se transforme non
pas pour se reconnaître, mais pour devenir un autre, plus fort, plus conscient des épreuves
que présuppose la vie. En outre, Christianne Clough ajoute que « le récit initiatique
n'implique pas de réconciliation de l'être avec lui-même, loin s'en faut. Car l'un des buts de
l'initiation est l'intégration sociale du sujet 146. » Elle spécifie qu'il en va autrement dans le
récit de conversion : « Dans la conversion, au contraire, il s'agit pour le sujet de faire
coïncider l'être qu'il est devenu sous l'effet de la socialisation, son être social, donc, qu'il
juge méconnaissable, non conforme à ce qu'il devrait être, avec son être véritable, à tout le
moins avec l'idée qu'il se fait de celui-ci. Le candidat à la conversion n'adhère à des valeurs
culturelles que parce qu'elles lui permettent de se reconnaître 147. » Cela s'illustre de
manière explicite dans les deux récits d'Eldorado. De fait, l'objectif de Soleiman est
d'intégrer la société européenne à tout prix. Soleiman ne désire pas être en harmonie avec
ce qu'il est. Il cherche plutôt à s'intégrer dans un monde qu'il juge plus équitable que le
sien. L'objectif de Piracci, quant à lui, n'est pas d'intégrer une société, mais bien d'être en
paix avec ce qu'il est en adhérant à des valeurs sociétaires qu'il croit représentatives de son
identité comme nous l'avons étudié dans le chapitre trois. Bien qu'il change de façon
significative, Soleiman ne vit donc pas une conversion. Maintenant que cet élément a été
clarifié, nous pouvons maintenant analyser plus en profondeur les différentes corrélations
entre les deux récits d'Eldorado.
Nous l'avons vu, Salvatore vit un profond bouleversement intérieur. Anéanti par sa
propre vie, il décide de partir vers la Lybie et de se confronter lui-même à la culture
orientale. Pendant ce temps, Soleiman, un Soudanais, tente d'atteindre l'Europe. Comme
nous l'avons dit au chapitre premier, les personnages sont en miroir. C'est ce que souligne
également Jean-Claude Perrier lorsqu'il écrit : « [Salvatore] va tout abandonner de sa vie
145
Ibid., f. 136.
146
Id.
147
Ibid, f. 136-137.
73
passée, et s'embarquer à son tour, immigrant à l'envers, vers cette Afrique que tant
d'hommes risquent leur vie pour fuir. Comme le jeune Soudanais Soleiman qui, au terme
d'une terrible odyssée, où il connaîtra la violence, la traîtrise, l'humiliation, va finir par
gagner l'enclave espagnole de Ceuta, sur la côte marocaine, porte de l'Europe, et donc de
l'Eldorado 148 ... » L'un est un immigrant parmi tant de gens comme lui qui rêvent de
l'Europe, l'autre est cet « immigrant à l'envers », celui qui, seul, fait le chemin dans le sens
opposé. Comme l'affirme Gaudé, Piracci et Soleiman entreprennent « [d]eux trajectoires
opposées géographiquement - l'un part du Sud pour remonter vers l'Europe, et l'autre va
quitter l'Europe pour le Sud - mais aussi des parcours croisés d'un point de vue de fond. Si
on est du côté du voyage initiatique avec Soleiman, on est du côté de la lente et possessive
dépossession de soi avec Piracci149. » Le jeune Soleiman apprend à vivre sa vie tandis que
Piracci délaisse peu à peu son existence passée. Néanmoins, il est intéressant de constater
que, malgré leur opposition, les personnages veulent tous les deux atteindre l'Eldorado, lieu
du bonheur, de la conquête de soi. D'un certain point de vue, Piracci et Soleiman se
ressemblent donc, chacun étant à la recherche d'une existence meilleure, celle qui les
comblera réellement. Sylvie Tanette écrit d'ailleurs que ce sont deux personnages qui
« abandonnent tout pour se jeter dans une nouvelle vie150 ». Le second récit, parallèlement à
celui de Piracci, sert ainsi à montrer un deuxième parcours identitaire, parcours qui se
termine par la réussite de l'objectif de départ : atteindre l'Europe. Bien qu'elles montrent
des réalités différentes, des espaces distincts, des cultures divergentes, les deux histoires ne
sont pas si opposées qu'elles n'y paraissent au départ. Malgré l'éclatement qui transparaît
dès les premières pages du roman, une sorte de cohérence émerge au fil des chapitres, les
deux récits révélant des personnages qui aspirent tous les deux à vivre une existence
meilleure, et ce, même s'ils proviennent d'univers dissemblables. De surcroît, la rencontre
des deux hommes qui, comme nous l'avons vu, est déterminante, montre que le parcours de
pré-conversion de Piracci est nécessaire à la réussite de Soleiman et que le jeune Soudanais
est essentiel à la conversion finale de Piracci.
I4S
Jean-Claude Perrier, « Afrique, adieu », art. cit., p. 4.
149
Thomas Flamerion, « Des histoires et des hommes », dans Evene.fr, Toute la culture, [en ligne].
http://www.evene.fr/livres/actualite/laurent-gaude-interview-eldorado-soleil-scorta-430.php [Texte consulté le
19 mai 2010].
150
Sylvie Tanette, « Changer de vie », dans Le Temps, n° 2649, 24 août 2006, s. p.
74
Attardons-nous d'abord au second récit. Il faut savoir que Soleiman est bien vite
désillusionné par les difficultés qu'entraîne son voyage vers l'Occident. Quittant seul son
pays d'origine, il se rend compte de tout ce que ce départ exige comme sacrifices : « Nous
avons cru pouvoir passer sans sentir la moindre difficulté, mais il faut s'arracher la peau
pour quitter son pays. [...] Aucune frontière ne vous laisse passer sereinement. Elles vous
blessent toutes. » (El, p. 91.) Soleiman prend conscience de tout ce qu'il laisse derrière lui
et son périple le confronte rapidement à la violence, à la perte. Trompé comme d'autres
immigrants par des brigands, il se dit :
Ils ont volé les miséreux que nous sommes. Même les plus pauvres ont encore quelque chose à
donner aux charognards. La mer va et vient sur la grève, avec un murmure lancinant - comme
pour narguer les vaincus que nous sommes. Je ne sens plus rien. J'entends leurs voix,
lointaines. Je pense à mon frère. Je suis Soleiman, le misérable frère de Jamal. Celui qui gît sur
la grève sans bateau. Celui qui saigne et qui va être laissé là, comme mort, avec pour seule
richesse sa rage et sa douleur. (El, p. 119.)
Il est facile de reconnaître ceux qui, comme nous, sont des vagabonds. Ils se taisent. Baissent
les yeux et se blottissent dans un coin pour que le temps glisse sur eux. Ceux-là, oui, sont
comme moi. Épuisés d'une fatigue qu'aucune halte ne peut soulager. Peureux et braves à la
fois. Résignés dans les mouvements de leurs corps lorsqu'ils montent à bord mais vifs comme
des lézards lorsque quelque chose d'inattendu survient. Nous sommes des hommes fatigués qui
ne peuvent plus dormir. De grosses bêtes qui se blottissent sur le toit du camion mais restent
aux aguets. (El, p. 143.)
Soleiman compare les gens comme lui à des « lézards » ainsi qu'à « de grosses bêtes »,
comme s'ils avaient perdu quelque peu de leur humanité. À quelques reprises, Soleiman
75
établit d'ailleurs une corrélation entre son état actuel et la nature bestiale. Après avoir volé
pour subvenir à ses besoins et à ceux de son compagnon, Soleiman affirme : « J'ai volé. Je
serre les billets froissés entre mes doigts. Je suis une bête qui fait mordre la poussière à
ceux qu'elle croise. Je suis une bête charognarde qui sait sentir l'odeur de l'argent comme
celle d'une carcasse faisandée. » (El, p. 146.) La figure de la « bête charognarde» renvoie à
la cruauté, voire à l'insensibilité. Soleiman se juge, se condamne. À un certain moment, il
n'a plus du tout d'estime pour ce qu'il est devenu : « Le dégoût s'empare de moi. Je suis
laid. [...] Je suis laid et ne mérite rien. Les chiens, sur le bord de la route, détournent la tête
pour ne pas me voir. Ils vomissent et s'enfuient en courant. Je ne suis plus rien, plus rien
qui vaille d'être sauvé. Je le murmure à la terre qui défile sous mes yeux mais ne répond à
ma voix que le brouhaha du camion qui roule avec obstination vers le nord. » (El, p. 149.)
Dans sa tête, même les chiens ne le considèrent plus. Soleiman est au plus bas de
l'animalité, comme si tous les autres êtres vivants lui étaient supérieurs. Il est si découragé
qu'il ne sait plus si ses efforts pour atteindre sa nouvelle vie en valent vraiment la peine :
« Je ne mérite pas la suite du voyage. Je ne veux rien d'autre que me fondre dans cette foule
bruyante. Je me sens plus vieux et plus étranger que chacun d'entre eux. Je glisse sur les
trottoirs de cette cité de vacarme et de misère. Je vais me perdre ici et ne bougerai plus. »
(El, p. 151.) Soleiman décide de mettre fin à son parcours vers l'Occident, pensant qu'il ne
mérite plus d'accéder à son rêve.
C'est à ce moment que le personnage de Piracci entre en jeu. Les deux récits se
croisent en cet instant précis, ce qui a une incidence majeure dans le parcours de chacun des
personnages. Pour la première fois, la structure textuelle n'est plus tout à fait la même ; les
deux récits s'entremêlent, se mélangent, cessant pour un moment d'être foncièrement
divisés. Errant dans Ghardaïa sans destination précise, Soleiman dit : « C'est alors que je le
vois. Au milieu de cette foule de couleurs et de cris. Là. Immobile. Je le reconnais tout de
suite. Il ne fait rien. Il attend silencieusement que l'on vienne à lui. Je le regarde
longuement, le temps d'être certain qu'il ne s'agit pas d'une vision. C'est lui. Oui. Nos
regards se croisent. Alors, je m'approche de lui et je fais ce que je dois. » (El, p. 152.)
Soleiman a vu Piracci ou plutôt celui qu'il croit être une ombre de Massambalo, le dieu des
émigrés. Salvatore, qui connaît alors le mythe de Massambalo après qu'il eut entendu des
gens en parler autour du feu, décide de ne pas détromper les croyances de Soleiman et fait
76
comme s'il était vraiment au service du dieu. À la suite de sa rencontre avec Piracci,
Soleiman est chamboulé, presque métamorphosé : « Je ne sais pas combien de temps s'est
écoulé. Je quitte doucement le marché. Je sens la soif qui remonte en moi. Les bruits me
parviennent à nouveau, avec plus de réalité. Des hommes me bousculent d'une épaule. Je
sens leur corps. Je suis là, plein de force. » (El, p. 153.) Le Soudanais reprend peu à peu
contact avec la réalité, animé par une soif nouvelle. Soleiman se sent véritablement changé,
transformé :
Je suis décidé et ma voix ne tremble pas. Boubakar le sent. Il doit se demander par quel miracle
l'homme défait que j'étais lorsqu'il m'a quitté quelques heures plus tôt lui est revenu décidé et
plein d'une étrange force. Je ne lui dis rien de ma rencontre au marché. Il me rirait au nez et me
dirait que tout cela n'est que foutaises et superstitions. Pourtant je sais que c'est vrai. Je sais qui
j'ai rencontré. Son œil m'a enveloppé avec bienveillance et je me sens maintenant la force de
mordre et de courir. Celle de résister à l'usure et au désespoir. Plus rien ne viendra à bout de
moi. Je peux bien crever sur le bord de la route, je crèverai en chemin. Parce que je veux aller
jusqu'au bout. Obstinément. (El, p. 154.)
Soleiman n'est plus le même. D'ailleurs, après cette rencontre, il change complètement
d'attitude. Il croit désormais en son rêve de l'Europe et fait tout ce qu'il faut pour atteindre
son objectif aux côtés de Boubakar. C'est donc dire que Piracci a un effet direct sur le
parcours de Soleiman. Le fait que l'ancien commandant ait accepté de donner l'espoir à un
voyageur change également son propre cheminement identitaire, comme nous l'avons vu
dans le troisième chapitre. Nous pouvons affirmer que le parcours de conversion de
Salvatore Piracci est bel et bien corrélé à la structure textuelle des romans à l'étude. De fait,
le parcours de conversion de Piracci joue un rôle décisif dans la continuité du second récit.
C'est parce que le personnage est rendu à ce moment précis de son cheminement où il envie
tellement ceux qui croient en quelque chose de plus grand qu'il décide d'insuffler le désir,
d'être non pas celui qui inspire le malheur comme lorsqu'il arrêtait des passagers
clandestins, mais plutôt celui qui symbolise la chance, le bonheur à venir. Les deux récits
sont donc véritablement dépendants l'un de l'autre. Toutefois, ils sont dans un fragile
équilibre. Ils s'opposent parce qu'ils mettent en scène des réalités, des mondes différents, et
sont complémentaires dans la mesure où ils dépeignent des personnages brisés qui ont
besoin l'un de l'autre pour atteindre leur idéal respectif. La fragmentation des récits n'est
pas annihilée suite au parcours de conversion de Piracci. La structure textuelle ne s'est pas
complètement modifiée et l'éclatement, le morcellement, sont encore perceptibles. La
77
151
Odile Tremblay, « La vie en montagnes russes », art. cit., p. F3.
78
silence et la solitude. On me nourrit, on m'habille. Le grabat qui me sert de lit est plus
confortable que la couche de feuilles dans le trou de roc, là-bas. Le soleil me manque. Je
me fais une raison. » (CDM, p. 378.) S'il a rêvé jadis d'être maître de sa destinée, il se
conforte maintenant dans la quotidienneté de sa vie en prison. De l'autre côté, Chevalier est
au départ celui qui n'aime pas la banalité de son existence et qui décide d'y remédier.
Alcoolique, dépourvu de volonté et d'ambition, François se remet en question et cherche un
sens à sa vie « pour trouver son humanité au bout de la piste152 ». Comme nous l'avons vu
dans le chapitre portant sur le parcours de conversion, Chevalier identifie finalement qui il
est et la place qu'il doit occuper dans le monde. Ainsi, les deux récits se complètent parce
qu'ils s'opposent, parce qu'ils dévoilent des parcours dont l'un mène à l'accomplissement
de soi et l'autre mène plutôt à la perte de soi. Malgré la discontinuité que pose la structure
textuelle telle que nous l'avons illustrée dans le chapitre premier, une sorte de cohésion se
manifeste donc entre les récits racontés, rassemblant les éléments éclatés dans une même
dynamique de répulsion.
Au-delà de ce fait, il nous semble que le parcours identitaire de Chevalier est
essentiel à ce qui adviendra de Viktor Rosh. À un certain moment, François découvre que
Viktor est victime d'un complot judiciaire. Cevitjc, avocat dans la ville de M., en vient à
expliquer à François la vérité. Il lui dit : « Ce n'est pas d'un procès pour crimes de guerre
qu'il s'agit, mais plutôt d'un procès politique. Viktor Rosh a été choisi parce qu'il incarnait
la figure du Mal. L'opposition, c'est le Mal. Les rebelles sont les forces du Mal. Il ne s'agit
pas de condamner un homme, mais de discréditer un parti. » (CDM, p. 362-363.) Victime
d'un complot, Rosh est donc manipulé par les politiciens de son pays. Devenu le symbole
de l'opposition, il est jugé pour ce qu'il représente et non pour les crimes qu'il a commis.
Chevalier apprend par la même occasion qu'il est lui aussi partie prenante d'une
conspiration alors que Cevitjc continue d'avouer des vérités cachées :
Nous avions cru que la présence d'un avocat étranger attirerait un peu plus les médias d'ici et
d'ailleurs, ce en quoi nous n'avions pas tort. En vous chargeant de défendre le Monstre, nous
visions deux objectifs. Le premier : rassurer les observateurs étrangers quant au respect des
règles de notre système judiciaire. Le second objectif est plus important encore : en donnant à
un étranger la tâche de défendre le Monstre, nous voulions encourager dans la population le
sentiment d'indignation devant la manière dont nous traitent les pays riches. (CDM, p. 363.)
m
Id.
79
Outré par ce qu'il entend, Me Chevalier démissionne. Néanmoins, même s'il n'est plus
l'avocat du Monstre, il est décidé à raconter ce qu'il a découvert à Viktor Rosh : « Je
voulais tout raconter au Monstre. Lui dire ce que j'avais fait, ce que j'avais compris. Lui
expliquer au centre de quel nœud de vipères il était retenu prisonnier. [Viktor] entra et
s'assit devant moi sans dire un mot. Et je lui racontai tout. » (CDM, p. 365.) Après lui avoir
divulgué tout ce qu'il a appris, Chevalier s'apprête à partir quand Rosh se met à parler pour
la première fois : « Et d'une voix blanche, d'une voix enrouée et lointaine, d'une voix
venue de très loin, le Monstre se mit à raconter son histoire. » (CDM, p.365.) À partir de cet
instant qui survient à la toute fin du chapitre seize, nous comprenons que Viktor Rosh
racontait en fait sa propre histoire depuis le début du roman à son avocat, Chevalier lui-
même. Au chapitre dix-sept, le Monstre révèle le moment de son arrestation, puis son
emprisonnement. C'est à la toute fin de ce même chapitre que Rosh s'adresse directement à
François en lui disant : « Je ne sais pas, maître Chevalier, comment expliquer cela. Parfois
il me semble que je suis le dernier vivant sur Terre... » (CDM, p. 379.) C'est donc à
Chevalier que Rosh se confiait depuis le début, évoquant les moindres détails de son
existence passée.
Puisque Rosh a terminé de raconter son histoire dans son entièreté, le chapitre dix-
huit marque un arrêt dans l'alternance des récits. Les deux personnages entrent alors en
dialogue pour la première fois. Chevalier, après avoir entendu toutes les confidences de son
ancien client, confronte Viktor. C'est parce qu'il a traversé toutes les étapes de sa pré-
conversion, et qu'il a vécu sa conversion profane, qu'il est désormais apte à dire son
opinion, à croire en sa raison, en ses valeurs. À ce stade-ci de son cheminement, François
ne boit plus et est décidé à confronter la réalité. Il ne s'interroge plus constamment sur la
frontière entre le bien et le mal ; il pose désormais un regard lucide sur le monde,
considérant les choses selon ses convictions profondes. Ne se percevant plus comme une
victime, il comprend que l'existence est une question de choix, de volonté. Chevalier pense
que chacun a un pouvoir de décision sur sa vie ; conséquemment, il ne croit plus que les
circonstances de la guerre peuvent excuser les crimes commis par Rosh. C'est pourquoi il
n'hésite pas à dire à Viktor : « Plaidez la folie, c'est votre seule chance devant le tribunal.
Mais moi, je sais que vous n'êtes pas plus fou qu'un autre. Et vous le savez aussi.
Seulement, vous avez choisi. Vous avez choisi de franchir l'infranchissable. Vous avez
80
choisi de croire que la vie humaine n'était rien, à moins qu'elle ne vous soit proche. »
(CDM, p. 383.) Malgré le fait que Viktor contredise les affirmations de son ancien avocat,
Chevalier continue de lui dire franchement ce qu'il pense : « Je suis désolé que vous soyez
au centre d'une...conspiration. Mais ne me demandez pas de compatir avec vous. Ce n'est
pas le gouvernement en place ni le directeur de la scierie pas plus que maître Cevitjc qui a
brûlé vifs les blessés de l'observatoire, c'est vous. C'est vous qui, par vengeance, avez
tranché les doigts de Léo Puritz. C'est vous qui avez assassiné l'enfant de Rosalind. »
(CDM, p. 383-384.) Chevalier condamne Rosh. Il ne remet plus en question la culpabilité
du Monstre. Il la dénonce ouvertement. Finalement, François en vient à souhaiter à Rosh
d'éprouver du regret pour les actes répréhensibles qu'il a posés : « Et j'espère que votre
douleur grandira en vous jusqu'à ce que ayez envie de hurler. Mais j'en doute, et c'est
dommage. Car le regret serait la seule manière pour vous de retrouver un peu de votre
humanité perdue. » (CDM, p. 385.) Ces mots de l'avocat concluent le chapitre dix-huit du
roman.
Quant au chapitre dix-neuf, il se distingue fortement de tous les autres. Un narrateur
extra-diégétique prend la parole, racontant l'histoire de Rosalind qui jusqu'à maintenant
n'avait été que brièvement évoquée. Ce narrateur relate les difficultés de cette jeune fille
abandonnée par ses parents qui consomme de la drogue depuis qu'elle est enfant et qui s'est
fait violer par des soldats. À seize ans, elle tombe enceinte. Elle met finalement au monde
une petite fille. Les temps sont durs, mais elle se débrouille et retrouve la volonté de vivre
grâce à la venue de son enfant. Un jour, elle se retrouve sans logis. Comme elle est très
maigre, elle n'a plus beaucoup de lait pour son bébé. En pleine rue, celui-ci se met à hurler.
Elle tente en vain de le rassasier. Un groupe de soldats dont fait partie Viktor Rosh traverse
alors la route où elle se trouve. Viktor s'arrête et demande à Rosalind pourquoi son bébé
pleure. Il le lui prend des mains. Le bébé hurle encore plus fort. Rosh prend son couteau et
« il passe la lame sur le cou du bébé, sous le menton, lentement, comme une caresse ».
(CDM, p. 393.) Il remet le bébé dans les bras de la femme et lui dit simplement : « Voilà, il
n'a plus faim [...]. » (CDM, p. 394.) Ce chapitre est fondamental puisque, pour la première
fois, le roman adopte le point de vue d'une victime. Il montre l'impuissance de Rosalind et
l'impact qu'a pu avoir Viktor sur sa vie à elle. Il illustre que la déchéance de Rosh n'est pas
81
seulement dramatique en elle-même ; elle brise d'autres vies. Viktor prend alors
littéralement les traits d'un monstre.
Au chapitre vingt, nous comprenons que les paroles de François ont changé de
façon significative le parcours de Rosh. En effet, À la suite de leur rencontre, le Monstre se
suicide dans sa cellule à l'aide de la plume de François volée à son insu. Chevalier songe
alors : « C'était sa manière de répondre à mes accusations, je suppose. Je veux croire que le
remords a joué un rôle dans son suicide, et qu'ainsi, pendant que le sang s'écoulait hors de
lui, il réintégrait la communauté des humains. » (CDM, p. 395.) Il n'est pas certain que
Rosh ait réellement éprouvé du regret, mais une chose est sûre, c'est que François a joué un
rôle dans la destinée de Rosh puisque celui-ci a décidé de mettre fin à ses jours, lui qui
s'était pourtant habitué à la tranquillité de sa vie en prison. De même, Rosh a eu une
influence certaine sur la vie de Chevalier puisque c'est en enquêtant sur le passé de son
client que l'avocat a pu découvrir qui il est vraiment. Comme c'est le cas pour Eldorado, la
structure textuelle de Comment devenir un monstre n'échappe pas pour autant à
l'éclatement dont nous avons parlé au chapitre premier. Néanmoins, les récits laissent
entrevoir une cohérence nouvelle, s'influençant les uns les autres, se répondant
mutuellement. Les deux histoires sont essentielles à la cohésion de l'œuvre, l'une racontant
le parcours d'un homme qui se déshumanise, l'autre révélant le cheminement identitaire
d'un être qui, au contraire, s'humanise, se sensibilise aux autres, à la vie.
Au-delà de ces observations, nous croyons que les récits de Soleiman et de Viktor,
bien qu'ils ne présentent pas de conversion comme telle, éclairent tout de même la
conversion des protagonistes. À travers les deux récits qu'il met en scène, Eldorado montre
qu'un individu converti, un homme qui a la foi en la vie, peut aider celui qui n'a plus
d'espoir. Le roman de Gaudé, en alternant deux récits distincts, illustre que la conversion
n'affecte pas seulement celui qui vit la métamorphose ; celle-ci implique une autre
personne dans son sillage qui, sans trouver nécessairement la même paix intérieure, peut
s'appuyer sur l'individu converti pour retrouver la volonté d'aller au bout de ses rêves les
plus chers. Le récit de Soleiman joue donc un rôle dans la thématique de la conversion,
montrant que cette dernière a des répercussions allant bien au-delà de l'individu qui est
directement concerné. Quant à Comment devenir un monstre, il dévoile que la voie de la
conversion, si elle suppose un cheminement menant à la paix et à la reconnaissance de soi,
82
En définitive, nous avons vu que la structure textuelle des romans est reliée de près
au parcours de conversion des protagonistes des romans. Il est certain que la logique du
discontinu, telle que montrée dans le premier chapitre de notre mémoire, est toujours
présente. En effet, les deux récits illustrent encore des réalités différentes, des espaces allant
du réalisme à la fable de même qu'une temporalité où les repères s'estompent. Néanmoins,
une cohésion nouvelle s'installe entre les histoires racontées en parallèle. Que ce soit parce
qu'ils s'opposent ou plutôt parce qu'ils se ressemblent, les récits en viennent à s'éclairer, à
se compléter, à s'unir pour créer un sens nouveau. Chacun des récits parle de la conversion,
de façon explicite ou implicite. En outre, Piracci et Chevalier, ayant grandement cheminé,
entrent en contact avec le personnage principal de l'autre récit pour l'influencer, le guider,
voire le transformer. Ils jouent ainsi un rôle primordial dans la destinée de celui qui, au
départ, semblait totalement étranger à leur réalité. Nous touchons ici un point important : la
conversion implique un mouvement vers l'autre, une sorte de solidarité avec un membre
d'une communauté donnée. Il nous semble même que le parcours identitaire des
personnages illustre des valeurs telles que l'engagement, l'ambition et l'entraide. Selon
nous, ces valeurs sont véhiculées tout au long des romans, développant plus largement
encore la problématique de la conversion. Le prochain chapitre portera précisément sur ces
valeurs afin de montrer comment la conversion profane des protagonistes promeut de
83
nouvelles considérations sur le rôle de l'individu dans le monde contemporain. Ainsi, nous
verrons s'il est possible d'avancer que la conversion, tout en ayant participé d'un
mouvement général de cohésion qui s'observe dans le parcours des personnages principaux
ainsi que dans la structure textuelle des romans, n'est pas également déterminante dans la
manière de représenter le pouvoir de l'individu dans un univers si incertain. Ce dernier était
d'abord montré comme désillusionné et chaotique dans les premiers chapitres d'Eldorado
et de Comment devenir un monstre. La conversion et les valeurs qu'elle implique
montreraient-elles qu'il est possible pour l'individu de changer quelque peu les choses,
d'influer sur ce monde d'iniquité et de violence? C'est ce que nous essayerons de voir dans
le dernier chapitre de notre mémoire.
CHAPITRE 5
LE RÔLE DE L'INDIVIDU DANS LE MONDE
CONTEMPORAIN
Dans le deuxième chapitre, nous avons montré comment les romans à l'étude
illustrent le monde contemporain comme un univers chaotique et hostile. Il ne s'agit pas ici
de dire que ce n'est plus du tout le cas au fil des histoires qui nous sont racontées. Il s'agit
plutôt de considérer si les œuvres, au-delà du changement radical personnel, ne font pas de
la conversion un mode d'action sur le monde.
Comme nous l'avons vu, la conversion profane implique nécessairement la volonté
du sujet, lui prodiguant la responsabilité de choisir sa voie, sa destinée. Elle relève d'un
choix, d'une décision consciente. Pour qu'il puisse vivre les changements espérés, le sujet
doit souvent se confronter à sa nature profonde. Comme le dit Christianne Clough, la
conversion renvoie à « des changements d'identification [qui] en général ne sont pas
simplement "reçus" d'une instance autre, une institution sociale ou religieuse, par exemple,
mais [qui] relèvent d'un travail identitaire, notamment d'un "travail d'arbitrage", et d'un
choix personnel ». Les changements identitaires qu'apporte la conversion nécessitent
donc généralement un questionnement sur soi et sur le monde. L'identité elle-même, dans
son acception moderne, est le résultat de décisions rationnelles. Jean-Claude Kaufmann
écrit : « L'individu a de plus en plus le choix face à des rôles multiples. Mais au regard
d'un rôle donné, il doit aussi s'impliquer de façon personnelle, notamment en choisissant
une "identité" (une image de soi) parmi toute une gamme de possibles154. » Ainsi, la
conversion profane, qui implique un changement identitaire notoire, renvoie à l'idée que
l'individu a une grande part de responsabilité dans le déroulement de sa vie. Par le fait
153
Christianne Clough, « Un avatar de la conversion. Les enjeux du discours identitaire dans Les Inventés de
Jean Pierre Girard », op. cit., f. 19.
154
Jean-Claude Kaufmann, L'invention de soi. Une théorie de l'identité, op. cit., p. 74.
85
même, elle suppose que le sujet, pour se relever d'une crise existentielle et être finalement
en harmonie avec ce qu'il est et avec le monde, doit nécessairement décider d'entreprendre
un cheminement personnel et qu'il doit également s'engager consciemment dans sa voie en
plus de s'ouvrir aux autres, à sa communauté. Comme nous l'avons vu au chapitre trois, la
conversion profane exige une volonté, un engagement personnel ainsi qu'un dialogue avec
la culture disponible puisque « la rencontre avec l'autre est aussi fondatrice dans la mesure
où elle m'interroge sur ma propre identité et me permet de me construire1 » comme
l'affirment Dominique Groux et Louis Porcher. Elle engage ainsi des valeurs telles que
l'autonomie, l'engagement et la solidarité. Il nous semble que ces valeurs agissent comme
des leitmotivs tout au long des romans choisis, illustrant par le fait même qu'il incombe à
chacun de choisir son identité, son chemin, sa destinée, dans un monde où il est pourtant
difficile de se repérer. L'autonomie, l'engagement ou la solidarité ne se promeuvent pas
seulement par le biais de la conversion profane des personnages comme nous pourrions le
présumer. Il nous apparaît que ces valeurs sont aussi transmises plus généralement par
l'entremise de personnages secondaires et d'événements connexes à la trame narrative
principale des œuvres choisies. Selon notre hypothèse, les valeurs rattachées à la
conversion profane s'étendent au-delà de la conversion elle-même, mettant en place une
réflexion sur le rôle que peut jouer l'individu dans un monde chaotique et insensé.
Dans le deuxième chapitre de notre mémoire, nous avons étudié la manière dont la
problématique de rimmigration clandestine se retrouve au cœur d'Eldorado. Nous avons
alors insisté sur la façon dont celle-ci montre l'injustice, la misère, le déchirement de ceux
qui tentent de fuir leur pays d'origine. Nous en avions conclu que l'immigration clandestine
servait en quelque sorte de toile de fond pour dépeindre la cruauté et la brutalité du monde
contemporain. Certes, du début à la fin, le roman illustre la misère de ces hommes qui
tentent tant bien que mal d'atteindre l'Occident pour aspirer à un meilleur sort. La violence
et l'injustice ne s'estompent pas au fil des récits : Gaudé dévoile sans relâche ce côté
sombre du monde. Or, le roman ne montre-t-il pas aussi ce que peut faire l'individu dans
155
Dominique Groux et Louis Porcher, L'altérité, op. cit., p. 129.
86
entier dans sa demande. C'était le même regard que celui de la femme du Vittoria, le regard
de ceux qui veulent et iront jusqu'au bout de leurs forces. » (El, p. 213-214.) Comme la
femme croisée au marché, Soleiman a ce regard qui renvoie à l'obstination, à l'entêtement
qu'ont ceux qui aspirent à une vie meilleure. De même, Salvatore est transformé par cette
même volonté à la toute fin de son parcours grâce à Soleiman. Après leur rencontre, Piracci
est convaincu qu'il doit désormais inspirer le rêve à ceux qu'il croise. Alors qu'il s'apprête
à mourir, il parle aux gens qui l'entourent avec une volonté insoupçonnée : « Il convoqua la
foule des visions qui l'assaillaient et il parla avec une volonté qu'il ne s'était pas connu
depuis des années. » (El, p. 219.) Grâce au Soudanais, il est lui aussi habité par une
vigueur, une certitude. Ainsi, la force de la volonté, qui est essentielle dans tout parcours de
conversion, est une valeur transmise tout au long d'Eldorado. Elle illustre que l'individu,
même s'il baigne dans un monde de violence et de cruauté, peut tout de même décider par
lui-même de changer sa condition, de désirer autre chose.
Outre la volonté, c'est la solidarité ou ce mouvement vers l'autre que présuppose la
conversion profane qui nous semble être la valeur prenant le plus d'importance dans
Eldorado. Véritable leitmotiv, elle traverse l'œuvre du début à la fin, montrant
continuellement la force de l'union entre les hommes. De fait, tout au long du roman, de
nombreux exemples montrent que les personnages, anéantis par la misère, s'entraident
néanmoins, se réconfortent les uns les autres. D'abord, Soleiman et son frère Jamal
illustrent la puissance de la fratrie. D'ailleurs, le premier chapitre qui les met en scène
s'intitule « Tant que nous serons deux », dévoilant d'emblée la nécessité d'être solidaires
pour traverser les épreuves qu'exige l'immigration. Dans ce même chapitre, Soleiman
répète constamment qu'il n'a pas peur parce qu'il est aux côtés de son frère :
J'ai pensé au voyage qui nous attendait et dont nous ne savions rien. C'est mon frère qui s'est
occupé du contact pour nous faire sortir du pays. Au bout de combien de semaines ou de mois
de périple atteindrons-nous l'Europe? Je ne sais rien de la fatigue qui nous attend demain. Je ne
sais pas de quelle force il faudra être pour réussir ce long voyage ni si je serai à la hauteur, mais
je n'ai pas peur. Je suis avec mon frère. Tout le reste n'a pas d'importance. Les humiliations.
L'argent. Le temps. Nous tiendrons au-delà de tout cela. (El, p. 46.)
Soleiman le dit clairement : c'est la présence de son frère qui le rassure, l'apaise. Plusieurs
fois, il exprime cette force qu'il ressent parce qu'il n'est pas seul dans l'aventure qu'il
s'apprête à vivre : « Mon frère, il n'y aura que toi pour moi. Et moi pour toi. Plus frères que
jamais. » (El, p. 48.) Il ajoute un peu plus loin : « Nous ne pouvons que vieillir ensemble
88
désormais, mon frère. Je deviens fou si je te perds. » (El, p. 49.) La solidarité à laquelle
renvoient ces mots est indéniable. Les propos de Soleiman sont éloquents : ils impliquent
fortement la puissance du partage, voire de la communion. Sans cesse réitérés, ils relèvent
presque de l'incantation, de la prière. Le jeune Soudanais dit, à la toute fin de ce chapitre :
Nous sommes deux. Et je comprends que tu es comme moi. Tu as besoin de me savoir sur tes
pas. Tu as besoin de ma voix pour ne pas défaillir. Je te suis, mon frère. Tu pousses la porte de
la chambre. Ça y est. Nous allons partir. Notre grand voyage commence là. C'est la fin d'une
vie. Je reste près de toi. Nous emmènerons la maison, nous emmènerons notre mère et la place
de l'Indépendance, nous emmènerons les dattes et les vieux fauteuils de la voiture partout où
nous irons. Tant que nous serons deux, la longue traîne de notre vie passée flottera dans notre
dos. Tant que nous serons deux, tout sera bien. Partons, mon frère. Je te suis. (El, p. 51-52.)
Les mots « tant que nous serons deux », mentionnés deux fois dans l'extrait, dévoilent
l'importance pour Soleiman d'être avec son frère pour commencer son périple vers
l'Europe. L'utilisation récurrente du « nous » marque le besoin impératif du personnage de
se considérer non pas comme une individualité, mais bien comme la moitié de l'entité qu'il
forme avec Jamal. Les mots de Soleiman rappellent continuellement le pouvoir d'être deux,
la force que provoque le fait de s'allier, de s'entraider.
Bien qu'il ne soit pas du même ordre, le lien qui unit Soleiman et Boubakar est
également très éloquent et illustre ce besoin d'aller vers l'autre pour survivre à la cruauté
du monde extérieur. Boubakar est cet homme qui demande au Soudanais de le suivre alors
qu'ils se sont fait voler tous leurs avoirs par des brigands. Au fil de leur périple, les deux
voyageurs, qui ont rejoint le campement de cinq cents immigrés, ont développé une relation
amicale. Soleiman affirme : « Je resterai avec Boubakar quoi qu'il advienne. J'ai plus
confiance en lui qu'en quiconque. Les autres l'appellent "le tordu". Pour moi, c'est
Boubakar et je n'irai nulle part sans lui. Il ne court pas vite mais il connaît tous les trucs. »
(El, p. 175.) Soleiman a confiance en Boubakar même s'il n'a pas la même vigueur que les
autres immigrés qui sont avec eux. Menacés par les policiers de la région où ils se sont
installés, les cinq cents immigrés dont font partie Soleiman et son vieux compagnon ont
décidé de s'allier pour tenter de traverser l'enclave de Ceuta et atteindre finalement
l'Europe. Ils ont établi collectivement qu'en pleine nuit, ils se rueront tous sur les barrières
pour essayer de franchir la frontière. Non seulement ce passage du roman montre la
solidarité entre Soleiman et Boubakar, mais il illustre aussi comment le sort des uns
influence le sort des autres. De prime abord, Boubakar dit à son jeune compagnon qu'au
89
moment où ils se jetteront sur les barrières, chacun devra voir à sa propre réussite sans
égard pour autrui : « Boubakar me demande de ne pas regarder ceux qui courent à mes
côtés. De ne penser qu'à moi. Et tant pis pour ceux qui chutent. Tant pis pour ceux qu'on
attrape. Je dois me concentrer sur mon souffle. » (El, p. 180.) Ce à quoi Soleiman rétorque :
Affirmant qu'il ne se préoccupera que de son propre sort, Soleiman s'inquiète toutefois de
ce à quoi il ressemblera s'il passe la frontière de cette manière :
Je voudrais demander à Boubakar ce que nous ferons si, une fois passés de l'autre côté, nous
nous apercevons que nous sommes devenus laids. Boubakar veut que je coure et je courrai. Et
s'il m'appelle, s'il me supplie, je ne me retournerai pas. Je n'entendrai même pas ses cris. Je
vais me fermer aux visages qui m'entourent. Je vais me concentrer sur mon corps. Le souffle.
L'endurance. Je serai fort. C'est l'heure de l'être. Une fois pour toutes. Mais je me pose cette
question : si je réussis à passer, qui sera l'homme de l'autre côté? Et est-ce que je le
reconnaîtrai? (El, p. 181.)
Soleiman a peur qu'en franchissant les barrières sans considérer le malheur des autres, il ne
devienne laid, honteux d'avoir agi ainsi. Or, ce n'est pas cela qu'il fait le moment venu.
Voyant que Boubakar est en détresse, Soleiman l'aide sans même y songer : « Je ne
réfléchis pas. Je descends dans sa direction. En quelques secondes, je suis sur lui et arrache
la manche de son pull. Il me regarde avec étonnement. Comme un chien regarde la lune. Je
lui hurle de se dépêcher. Il reprend son ascension. Nous sommes tous les deux au sommet,
maintenant. Il faut faire vite. » (El, p. 184.) Et plus tard, c'est Boubakar qui vient au
secours de Soleiman : « C'est alors que je sens les mains de Boubakar qui me saisissent aux
poignets. Il me tracte avec force. Sa vigueur me tire à lui. La jambe de Boubakar est tordue
mais ses bras sont épais comme des troncs d'arbre. [...] Boubakar ne lâche pas, il tire
toujours. Je glisse, lentement, avec cruauté, sous les nœuds acérés des barbelés. Lorsque
mes jambes ont fini de passer, je me retourne sur le dos, épuisé. J'ai le temps d'apercevoir
ce que je quitte. » (El, p. 203.) Boubakar et Soleiman ont donc été solidaires jusqu'à la fin.
Il faut bien comprendre que le lien qui unit ces deux personnages n'est pas le même que
celui qui unissait Soleiman et son frère au départ. La fraternité de Boubakar et du jeune
90
Soudanais n'est pas celle du sang ; elle relève d'un choix, d'une décision consciente et
réfléchie. Elle suppose une volonté de s'allier à l'autre, de lui venir en aide même si cela
représente un risque d'échec. C'est parce qu'ils se sont aidés mutuellement qu'ils atteignent
finalement cette terre tant désirée. Et s'ils ont réussi cet exploit, c'est parce que d'autres ont
échoué, comme le rappelle Soleiman : « Je dois ma chance à ceux qui ne passeront pas et
qui, en se jetant sur mes assaillants, les ont détournés. Je ne saurai jamais de qui il s'agit. Je
ne pourrai jamais remercier ceux qui m'ont sauvé. C'est une foule indistincte. Une foule
qui m'a permis de la quitter. » (El, p. 203.) La solidarité des personnages s'exprime
finalement aussi dans cette conscience et cette reconnaissance. En outre, comme nous
l'avons évoqué précédemment, Soleiman influence Piracci en lui insufflant le désir d'aider
les immigrants ou du moins de leur apporter l'espoir et l'envie de se battre. Ainsi, le monde
contemporain tel qu'il est dépeint dans Eldorado est un environnement hostile et précaire,
certes, mais il renferme des individus qui décident consciemment de s'encourager et de
s'unir pour que certains d'entre eux puissent réaliser leur rêve. Le roman montre
assurément un monde désillusionné et morcelé, mais il regorge de personnages qui, animés
par une volonté profonde, croient qu'ils peuvent changer leur sort en restant solidaires.
Nous avons analysé dans le deuxième chapitre l'importance de la guerre civile dans
Comment devenir un monstre. Plus qu'un simple événement, elle est le fondement de
l'univers décrit, mettant en place un environnement violent, presque sanguinaire. En
illustrant la brutalité de la guerre, le roman montre le monde contemporain comme un
univers où les dirigeants profitent du malheur des plus démunis, où certains, parce qu'ils
sont nés dans la misère, doivent constamment lutter pour leur survie. Comme dans
Eldorado, l'injustice et la violence que dévoile le roman de Barbe ne s'atténuent pas au fil
des récits. Jusqu'à la fin, la cruauté et le chaos sont perceptibles au sein de la fiction. Or,
qu'en est-il du rôle de l'individu dans tout ce chaos? À quel point peut-on condamner un
homme qui participe à la brutalité de la guerre? Chacun est-il véritablement maître de son
destin comme le présuppose la conversion profane? Voilà des questionnements qui nous
91
réagis. Je ne suis plus responsable de mes actes, l'ennemi l'est. L'ennemi l'aura cherché.
L'ennemi est mon objectif, mon repoussoir, mon excuse, ma justification. » (CDM, p. 184.)
Viktor Rosh ne pourrait être plus clair : pour lui, l'ennemi justifie ses crimes les plus
horribles. D n'est nullement responsable des meurtres qu'il a commis ; il y était obligé. Il
insinue même qu'il était difficile pour lui de contrôler ses gestes en temps de guerre : « Je
devais faire un effort pour ne pas poser mon index sur la gâchette, mais il y revenait tout
seul, inlassablement, tremblant d'impatience. » (CDM, p. 187.) Tous les propos du Monstre
indiquent donc qu'il n'était pas pleinement engagé au moment où il a tué. Par conséquent,
selon ses dires, il n'est tout simplement pas responsable des atrocités qu'il a commises.
Viktor n'est toutefois pas le seul à se prononcer sur sa possible culpabilité. Son
père, interrogé par Chevalier, exprime son ambivalence au sujet de la responsabilité de son
fils. De prime abord, il répond ceci à l'avocat lorsqu'il lui demande s'il croit Viktor
coupable : « S'il n'y avait pas eu de guerre, il n'aurait pas tué. Je ne sais pas ce qu'il serait
devenu, mais pas un tueur. Mettez un fusil mitrailleur dans les mains de n'importe qui, et
placez-le en face de quelqu'un qui le tuera s'il ne le tue le premier, et voilà, c'est fait. Vous
avez fabriqué un meurtrier. Alors moi, je dis que c'est la guerre qui a fait un monstre de
mon fils et qu'il ne faut pas chercher plus loin. » (CDM, p. 76.) Le père de Viktor laisse
entendre que son fils n'est pas vraiment responsable de ses actes. Or, il dit aussi à
François :
Alors quand vous me demandez si mon fils est une victime, moi je vous demande : Peut-on être
victime de ses propres mains? [...] Mais mon fils, il est plus que ses mains, ses mains sont une
partie de lui, il n'est pas une partie de ses mains. Pour en arriver à laisser les mains faire tout ce
qu'elles veulent, il faut renoncer. Il faut abandonner la partie. Il faut renoncer à son pouvoir, et
c'est ça qu'il a fait, mon fils, et bien longtemps avant la guerre. Alors, est-il une victime? Oui,
bien sûr. Et non, pas du tout. Ou alors il a décidé d'être une victime de la guerre parce que
c'était plus facile que de garder le contrôle de ses mains. Mais c'était sa décision. Il en porte la
responsabilité. (CDM, p. 77-78.)
Ce sont là des questions que le roman soulève continuellement. Ce dernier interroge aussi
la responsabilité de tout individu qui regarde la violence du monde sans pourtant la
combattre ou la dénoncer. De fait, le père de Viktor laisse entendre que son fils n'est peut-
être pas le seul qu'il faut condamner : selon lui, sa femme, Chevalier et lui-même sont aussi
responsables de tout ce chaos d'une certaine façon. Chevalier rétorque qu'il n'a jamais tué,
ce à quoi le père répond : « Mais vous en laissez tuer des milliers, des millions. [...] Vous,
vous êtes bien tranquille, vous demandez : coupable ou non coupable, c'est facile. Mais si
vous aviez eu la vie de mon fils, si vous étiez né ici, si vous aviez eu un fusil dans les mains
et dans la mire un autre homme qui vous tient en joue, qu'est-ce que vous auriez fait? »
(CDM, p. 78-79.) Les paroles du père de Viktor sont éloquentes et posent ainsi une
réflexion sur la responsabilité du Monstre, certes, mais aussi sur la responsabilité de chacun
concernant la cruauté du monde. Le père va jusqu'à dire à François : « Vous savez que vous
êtes un tueur et que la vie humaine n'a pas l'importance que vous voulez lui accorder.
Sinon, vous ne laisseriez pas mourir de faim les enfants d'Afrique, vous laisseriez tout
tomber pour aller les aider. Mais non. » (CDM, p. 79.) Et il ajoute que « ce que [son] fils a
fait, il devait le faire parce que c'est le monde dans lequel nous vivons ». (CDM, p. 80.) Les
propos tenus par le père de Rosh ne sont pas anodins : ils illustrent qu'il est difficile de
trancher sur la culpabilité de Viktor malgré les horreurs pour lesquelles il est emprisonné.
Ils montrent que chaque individu est responsable de ses actes dans une certaine mesure,
tout en rappelant que le monde est cruel et qu'il incite parfois au crime.
Milos Rosh, le frère de Viktor, fait également part de son point de vue à Chevalier.
Il écrit à l'attention de l'avocat : « Je hais mon pays avec passion. Je hais ses traditions. Je
hais son avenir. Je hais ses habitants. Toute personne sensée devrait émigrer. Ceux qui
restent sont responsables d'eux-mêmes, et cela vaut pour mon frère. Qu'il pourrisse en
prison, là au moins il ne fera de mal qu'à lui-même. » (CDM, p. 144.) Il ajoute : « Si on
exclut le fait de naître, je ne vois pas de quel traumatisme mon frère a bien pu souffrir, et
cela n'a pu suffire à en faire un monstre. Ou alors nous sommes tous des monstres ».
(CDM, p. 147-148.) Pour Milos, son frère est coupable et il mérite d'être emprisonné. Il
évoque lui aussi le fait que son frère n'est peut-être pas le seul être condamnable, que les
hommes, collectivement, sont peut-être tous un peu des monstres. Bien qu'ils diffèrent, les
propos de Viktor, de Milos et de leur père renvoient à une réflexion profonde sur les choix
94
qu'un individu peut faire. Chacun a-t-il le même pouvoir sur sa vie? Est-il possible que tout
individu qui le veuille vraiment puisse changer son existence? Chaque individu,
indépendamment du contexte dans lequel il évolue, peut-il décider du chemin qui sera le
sien? Et collectivement, les hommes ne sont-ils pas tous responsables de ce monde éclaté et
morcelé où la violence fait rage?
Le cas de Josef est aussi très intéressant et participe à cette réflexion sur la
responsabilité qui incombe à chaque individu. Josef est un militaire qui accompagne
Chevalier dans son enquête en tant que chauffeur désigné. Au fil du roman, nous apprenons
qu'il a été enfant-soldat et qu'il a eu un parcours somme toute difficile. Parlant de ses
souvenirs à François, il dit : « Ce qui m'embête parfois, c'est quand on semble croire que
j'ai eu le choix, que j'ai choisi ma vie, consciemment, comme on choisit un melon sur
l'étalage. Mais ce n'est pas ça, ce n'est pas vrai, ce n'est pas comme ça que ça se passe. Je
vous l'ai dit : j'avais onze ans. J'étais un enfant. Juste un enfant. » (CDM, p. 337.) Josef
affirme qu'il n'a pu décider de sa vie dans sa jeunesse : il a été enfant-soldat sans qu'il ne
puisse faire autrement. Plus tard, Chevalier apprend que Josef a été mandaté par l'armée
pour se débarrasser de Rosalind, la mère du bébé tué par le Monstre. Or, Josef a désobéi.
Non seulement il n'a pas fait de mal à Rosalind, mais il aide la jeune femme à se remettre
sur pied en la gardant chez lui. Lorsque Chevalier le questionne sur la raison de son geste, il
affirme : « J'en ai eu assez. J'en ai trop vu. Je ne sais pas si c'est l'âge ou la fatigue, ou si
simplement j'ai atteint mes limites... Je n'ai plus onze ans, continua-t-il. Et maintenant, j'ai
le choix. Je crois que je suis prêt à abandonner la carrière des armes pour commencer ma
vie d'homme. » (CDM, p. 359.) Ce personnage montre donc que s'il n'a pas toujours pu
choisir sa vie, il peut maintenant le faire s'il le désire réellement. Il intervient lui aussi dans
ce questionnement qui revient constamment dans les récits : à quel point l'individu est-il
responsable de sa vie et des gestes qu'il pose? La violence du monde justifie-t-elle la
violence de celui qui a tué? Comment devenir un monstre illustre un monde de violence et
de misère, mais il renvoie surtout à la nécessité de questionner le rôle que joue chaque être
humain dans cet univers chaotique. Il montre que la conversion suppose un acte de volonté
et un travail d'arbitrage pour que l'individu puisse se sentir au diapason de soi et du monde,
mais au-delà de cela, il pose une réflexion plus large sur la possibilité qu'a l'individu de
faire des choix dans un monde où tous n'ont pas les mêmes chances de s'épanouir.
95
ont fait l'objet de notre deuxième chapitre. Dans ce dernier, nous avons vu que le monde
contemporain, autant dans Eldorado que dans Comment devenir un monstre, est présenté
comme hostile, précaire et insensé. Il est lui aussi éclaté, voire incohérent. Dans Eldorado,
c'est par le biais de l'immigration clandestine, qui sert de fondement au roman, que l'œuvre
illustre l'injustice de naître à un endroit plutôt qu'à un autre. C'est aussi par l'entremise de
cette même thématique que le roman dépeint l'attitude de dirigeants politiques qui
n'hésitent pas à abuser de leur pouvoir pour désarmer les plus démunis. Dans Comment
devenir un monstre, c'est plutôt la guerre civile qui crée un climat dangereux et violent au
sein de la fiction. Cette guerre montre la réalité du combat de même que la brutalité
d'individus qui luttent au nom de leur dignité et qui n'ont pas, comme d'autres, la chance
de rêver et de s'épanouir. Le monde des romans étudiés est donc un chaos où les repères se
dissimulent. De même, les protagonistes sont d'abord brisés, anéantis. Dès les premiers
chapitres, ils sont décrits comme épuisés, las, dénués d'ambition. Ne sachant à quoi
s'accrocher, ils dépérissent et ne savent quel rôle ils doivent jouer dans un univers qu'ils
jugent de prime abord irrécupérable, perdu. C'est sur ce point que s'est terminée la
première partie de notre mémoire dans laquelle nous sommes parvenue à montrer que la
fragmentation et l'éclatement sont tentaculaires, affectant à la fois la structure textuelle, le
temps, l'espace, les représentations du monde de même que l'existence des personnages
principaux.
La deuxième partie nommée « La marche de l'individu en quête de soi », qui ne
contient que le chapitre trois, est pourtant la plus substantielle. Dans cette partie de notre
travail, nous voulions nous attarder à la façon dont les protagonistes se prennent finalement
en main, se confrontant à ce monde dans lequel ils ne se reconnaissent plus. Le chapitre
trois a donc servi à illustrer le parcours de pré-conversion et la conversion effective des
personnages principaux de notre corpus. Nous avons d'abord expliqué la dynamique de la
conversion en nous aidant principalement de la thèse de Christianne Clough. Il était alors
primordial de rappeler les six caractères essentiels de la conversion profane déterminés au
préalable par la chercheure. En insistant sur la théorie sémiotique utilisée par Christianne
Clough pour bien comprendre le phénomène de la conversion profane, nous avons dégagé
les éléments nécessaires à notre propre analyse, tel le schéma des passions. Ce n'est
qu'ensuite que nous avons pu analyser les parcours respectifs de Salvatore Piracci et de
98
grâce à cette rencontre que Salvatore se convertit et que Soleiman peut atteindre la terre de
ses rêves. Dépendants l'un de l'autre, les récits se complètent et bien qu'ils semblent
opposés au départ, ils convergent tous deux vers un même point. En plus de ces
observations, nous avons pu voir que la conversion de Piracci s'éclaire grâce au récit de
Soleiman. Ce dernier montre que la conversion n'affecte pas seulement l'individu qui se
métamorphose ; elle peut aussi changer le parcours d'autrui par l'espoir qu'elle suscite. Son
impact n'est donc pas qu'individuel. Dans Comment devenir un monstre, les deux récits
racontés sont également de plus en plus complémentaires. Viktor Rosh est un criminel
tandis que François Chevalier est avocat et père de famille. Ils ont des vies diamétralement
opposées. Or, ils sont tout de même dépendants l'un de l'autre. Le premier se déshumanise
petit à petit au fil des combats, l'autre s'humanise au fil de son enquête, apprenant le sens
de l'amour et de la justice. Tels les deux versants d'une même histoire, ils vont de pair.
Dans ce roman, la conversion devient véritablement le symbole de la lumière, de la bonté
humaine, parce qu'elle s'oppose à la décrépitude d'un individu en proie à la violence et à la
bestialité. La structure textuelle des romans est ainsi liée de près à la thématique de la
conversion qui fait naître une cohésion nouvelle entre des récits qui semblaient plus
dissemblables au départ.
Finalement, dans le cinquième et dernier chapitre, nous avons voulu montrer que la
conversion implique certaines valeurs telles que l'autonomie, l'engagement et la solidarité.
Parce qu'elle suppose certains principes dont la volonté de l'individu et l'interaction de
celui-ci avec un membre d'une communauté donnée, la conversion engage une manière
d'agir et de penser le monde. Nous avons illustré le fait que ces valeurs agissent comme des
leitmotivs tout au long des œuvres retenues et dévoilent une façon de considérer le rôle de
l'individu dans le monde contemporain. L'éclatement de l'état du monde devient, au fil des
récits, quelque chose qui peut parfois être combattu ou du moins contesté par des individus
habités par la volonté et l'ambition de faire le bien. Dans Eldorado, la force de la volonté
est constamment réitérée ; tour à tour, les personnages sont animés par cette ambition qui
les rend capable d'affronter leur peur et de chercher le bonheur. Cela dit, c'est la solidarité
qui est la valeur la plus évoquée dans le roman de Gaudé. Le pouvoir de la communauté est
sans cesse rappelé, surtout dans le second récit. Soleiman réussit parce que Boubakar lui est
venu en aide et parce que d'autres ont échoué, comme il le dit lui-même à plusieurs
100
reprises. Dans Comment devenir un monstre, une seule valeur constitue l'objet de toute une
réflexion sur le rôle de l'individu dans le monde : la responsabilité qui incombe à chacun.
Tout au long de l'œuvre de Barbe, un questionnement sur les choix que peut faire un
individu est relevé. Toute personne peut-elle vraiment décider de vaincre la violence de sa
société ou certains individus sont-ils parfois contraints par la force des choses de participer
au chaos du monde? La conversion est propulsée à un niveau supérieur ; les valeurs qu'elle
engage s'étendent au sein des récits, montrant toute une réflexion sur ce que peut faire un
individu pour contribuer à construire, ou plutôt à reconstruire, un monde à la dérive. Si tout
semblait perdu au début des œuvres choisies, une brèche s'est ouverte : les romans
montrent que l'état du monde, bien qu'éclaté et morcelé, peut sans doute être amélioré,
comme si les êtres, en étant décidés et solidaires et en questionnant les travers de leur
environnement, pouvaient encore recoller les morceaux petit à petit.
Cela nous amène à dire que les romans, bien qu'ils rendent compte assez fidèlement
du modèle de conversion proposé par Christianne Clough dans sa thèse, apportent un
nouvel élément d'analyse auquel il faut porter attention. Contrairement au roman Les
Inventés étudié par la chercheure, les œuvres de notre corpus vont au-delà des impacts
personnels de la conversion. Autrement dit, elles en font un moyen d'action et de réflexion
à portée collective. Au-delà du fait qu'elles dévoilent un parcours de conversion à
proprement parler, elles mettent au jour la thématique de la conversion qui participe d'un
mouvement général de cohésion qui s'observe aussi entre les récits et au sein des valeurs du
monde représenté. Comme nous l'avons montré, les deux récits de chacun des romans
traitent de cette thématique, de façon directe ou indirecte. Certes, les parcours de Piracci et
de Chevalier racontent une conversion. Mais l'histoire de Soleiman évoque aussi la
conversion en montrant l'impact qu'elle peut avoir sur autrui. De même, l'histoire de
Viktor Rosh y fait référence et en éclaire le sens : elle dévoile l'insensibilité aux autres et la
bestialité d'un individu, conséquences désastreuses que peut entraîner l'envers de la foi en
l'homme et dans le monde. En outre, tout au long des œuvres choisies, la volonté, la
responsabilité de l'individu et la solidarité, valeurs qui sont inhérentes à la conversion, sont
constamment mises de l'avant. En regard de ces affirmations, nous pourrions nous
demander : qu'est-ce que cela aurait changé si les romans s'étaient limités au seul parcours
de conversion? Nous répondons à cela que les œuvres n'auraient alors pu rendre compte de
101
toute la problématique qui nous a intéressée au cours de notre recherche. D'une certaine
manière, elles auraient été incomplètes. En se limitant au seul parcours de conversion, les
romans n'auraient pu illustrer toutes ces valeurs, nous dirions même toute la réflexion,
auxquelles renvoie la conversion. Eldorado et Comment devenir un monstre, s'ils montrent
le cheminement d'un personnage qui trouve la foi, questionnent avant tout le pouvoir des
individus dans un monde en déclin. Dans les romans, la conversion profane, bien
qu'individuelle, appelle donc aussi le collectif. Il est intéressant de se rappeler qu'au
chapitre trois, nous avons vu que la conversion, au sens actuel, concerne davantage le
parcours identitaire d'un seul sujet spécifique et non d'un ensemble d'individus. Nous
avons alors cité les propos de Nicolas Brucker qui affirme que « [de] l'âge classique à nos
jours, un glissement s'est toutefois opéré : élément d'une culture de la controverse, la
conversion soutenait des identités confessionnelles collectives, tandis que pour le sujet
moderne elle prend place dans le psychodrame dont il est l'acteur en en rendant possible la
résolution par l'inauguration d'une voie personnelle156 ». Pourtant, Eldorado et Comment
devenir un monstre ne se limitent pas à « l'inauguration d'une voie personnelle ». Certes, il
serait inexact de dire que notre corpus dévoile des conversions collectives. Néanmoins, à la
lumière de notre recherche, nous pouvons affirmer que les romans dépassent le
cheminement d'un seul individu en englobant plus largement une façon de présenter les
hommes dans différentes sociétés, dans le monde. Voilà pourquoi la piste de l'humanisme,
qui avait été l'une des propositions de départ pour notre recherche, pourrait aussi être
l'objet d'une analyse subséquente. Au-delà de leur parcours respectif, les personnages
divulguent une manière de considérer l'humain, avec ses forces et ses faiblesses.
Si nous regardons objectivement notre analyse, nous pouvons conclure que les
romans étudiés du seul fait qu'ils mettent en scène une conversion reposent sur une
axiologie où la cohérence constitue une valeur positive. Certes, du début à la fin des
romans, à l'exception de la toute fin de l'œuvre de Barbe, le principe d'alternance entre les
récits reste toujours le même. La fragmentation de la structure des œuvres choisies ne
disparaît pas. Quant à l'état du monde, la même observation s'applique : l'éclatement qui le
caractérise ne se dissipe pas au fil des histoires qui nous sont racontées. L'univers des
Nicolas Brucker, « Introduction », dans Nicolas Brucker [éd.], La conversion. Expérience spirituelle,
expression littéraire, op. cit., p. 1.
102
romans garde son caractère chaotique, voire éclectique. Or, nous avons bien vu que la
conversion a tout de même une incidence sur l'éclatement de la structure et de l'état du
monde, non pas parce qu'elle règle toute fragmentation des œuvres à l'étude, mais parce
qu'elle fait naître une nouvelle cohésion parmi les fragments. Elle fait émerger une
cohérence dans cette logique du discontinu dont nous avons parlée au premier chapitre de
notre mémoire. Marie-Pascale Huglo écrit que « la fluidité n'est pas le propre d'un style
limpide, qui coule bien, dont les diverses composantes s'articulent sans heurts [mais qu'elle
relève plutôt] de l'enchaînement continu d'éléments hétérogènes, d'un défilement fluide
d'éléments disparates ou disjoints157 ». Nous pouvons sans doute affirmer que notre corpus,
dans ce sens, est lui aussi fluide, articulant une sorte d'unité dans un foisonnement
d'éléments disparates et composites. Par l'entremise de la conversion, les romans
deviennent homogènes, proposant au lecteur une véritable réflexion sur ce que chacun peut
faire pour réparer les fissures d'un monde qui cherche tant bien que mal à se reconstruire.
157
Marie-Pascale Huglo, « L'art d'enchaîner : la fluidité dans le récit contemporain », art. cit., p. 127.
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