DU
SYMBOLISME
DU MEME AUTEUR
MESSAGE POÉTIQUE
DU
SYMBOLISME
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3. Depuis la thèse rapidement vieillie d'André Barre, il n'a été publié sur le mouvement symboliste
que des monographies, précieuses, certes, mais relativement sommaires (A. Poizat, P. Martino, A.-M.
Schmidt) ou des travaux plus systématiques qu'historiques, comme L'Esthétique symboliste de R.-B.
Chérix et Le Symbolisme dans la Poésie française contemporaine de G. Bonneau.
4. H. Clouard, La Poésie française moderne, p. 157.
5. De Baudelaire au Surréalisme.
6. L'Ame romantique et le Rêve.
7. Histoire de la Littérature et de la Pensée françaises contemporaines, p. 57.
8 « Epoque ostentatoire où il semblait qu'à chaque trouvaille intellectuelle ou artistique dussent
correspondre un geste, une attitude, un costume, un ornement. » Jean Cassou, Pour la Poésie, p. 137.
9. A. Béguin, o. cit., II, p. 417.
10. B. Fay, Panorama de la Littérature française contemporaine, p. 75.
11. Histoire de la Littérature française contemporaine, 1941, t. I, p. 117.
12. Encyclopédie Française, 16, 12, 12.
13. Histoire de la Littérature française de 1789 à nos jours, p. 487.
14. Avant-propos à « Connaissance de la Déesse », repris dans Variété I, p. 95.
On comprend que, devant tant de divergences, même les plus avertis ne puissent
se défendre d'un certain scepticisme : le Symbolisme, en conclut-on, ne peut se réduire
à aucune formule précise 15; c'est probablement, ajoute-t-on, parce qu'en fait il n'y a
pas eu d'école à proprement parler 16 ; d'ailleurs, les Symbolistes n'ont rien compris
eux-mêmes à ce qu'ils apportaient 17 ; et, ce qui est plus grave, ils n'ont pas su créer
de véritable chef-d'œuvre; aussi ce mouvement n'est-il, tout compte fait, qu'une
« crise » littéraire, depuis longtemps dépassée.
II
15. « Les manifestes du Symbolisme sont des œuvres d'humeur et de polémique, sans composition
méthodique, sans souci de parvenir à un petit nombre de formules esthétiques distinctes. « Schmidt, La
Littérature symboliste, p. 52. — « Il ne restait derrière [l'école symboliste] après 1000 que... quelques
théories littéraires peu cohérentes, peu logiques, mais très fécondes. » B. Fay, o. cit., p. 75.
16 « On s'est évertué à juger le mouvement symboliste. Il n'a jamais existé. » C. Mauclair,
Servitude et Grandeur Littéraires, p. 47.
17. G. Bonneau ne compare-t-il pas le Symbolisme au dragon d'Alca (L'Ile des Pingouins), dont
aucun de ceux qui prétendaient l'avoir aperçu ne pouvait dire comment il était fait ?
18. « Du fait du Symbolisme... une poésie nouvelle s'est opposée à tout le bloc de la poésie
française. » O. cit., p. 485.
19. Sénéchal, Les grands courants de la Littérature française contemporaine, p. 11.
20. Ni M. Martino ni M. Schmidt ne les citent.
mène collectif, ne relève-t-elle pas de la psychologie collective ? Une doctrine poétique
n'est-elle pas justiciable de l'esthétique autant que de la littérature? Ainsi, les
nécessités mêmes de la recherche me conduisaient à élargir les cadres de la méthode
historique en mettant à contribution des disciplines voisines avec plus de rigueur
qu 'on ne le fait d'ordinaire; — conception dont l'empirisme même pouvait garantir
à mes yeux la souplesse et la légitimité.
Et peu à peu se dissipaient certaines confusions. On cherche l' « école symboliste »
et parce qu'on ne la trouve pas, on décide qu'il n'y a rien. N'est-ce pas parce qu 'on
Veut retrouver dans l'histoire littéraire ce que nous fournit abondamment l'histoire
des beaux-arts : des « ateliers », des écoles à proprement parler, où les exigences
d'une technique groupent autour d'un maître des élèves qui deviennent souvent des
disciples ? En littérature, rien de semblable : ni la Pléiade, ni l' « école de 1660 », ni
l' « école romantique » ne présentent ces rapports scolaires, selon lesquels on dispen-
serait à des néophytes un dogme plus ou moins précis. Un mouvement littéraire naît
de la convergence de courants profonds, et de la rencontre plus ou moins fortuite
d'un certain nombre d'individus qui, grâce à cette convergence, redécouvrent une
vérité oubliée. Ainsi se dessinait déjà la ligne générale du Symbolisme qui, resté
longtemps à l'état de forces latentes, jaillit brusquement, en 1885, à l'heure où la
génération montante saisit le message de quelques aînés méconnus et y découvre une
vérité toute neuve.
Alors, sous l'incohérence apparente des cadres, se révélaient des sentiments
profonds. A l'époque symboliste comme à l'époque romantique, les courants sou-
terrains ont commencé à se manifester sous l'aspect superficiel de modes, dont les
adeptes eux-mêmes ignoraient la signification: en 1820, il y eut le vampirisme, le
byronisme, l'hellénisme, la mode des ballades et des châteaux gothiques; en 1880,
il y a le satanisme baudelairien, le dandysme, le paroxysme, et le bric-à-brac wagné-
rien, d'où naîtront l'imagerie symboliste, les cygnes et les palais de légende. Les
salons de la rue Saint-Florentin ou de l'Arsenal ont fait place à un nouveau cadre
plus démocratique, le cabaret. Mais les Hydropathes, les Hirsutes, le Chat-Noir
ne sont que des concoures : sous lés mystifications de Charles Cros, sous les démons-
trations tapageuses des Vilains Bonshommes ou des Zutistes se dissimule une inquiétude
naissante. Et les « ratés » ne représentent peut-être qu'une expérience manquée, ou
qui se refuse. Ainsi naît le décadent, qui, vu de l'extérieur, n'est que la dernière-née
de ces caricatures, et, vu de l'intérieur, la première expression sincère de cette inquié-
tude. L'âme décadente, forme moderne du « mal » romantique, traduit une crise collec-
live dont les racines plongent au plus profond de la pensée du siècle. Et l'on s'explique
que, là où certains n'ont cru voir qu'attitude ostentatoire, esthétisme et goût de
l'artificiel, d'autres aient pu déceler les signes d'un tourment caché.
De tant de rencontres est né le Symbolisme, dont la doctrine a cristallisé miracu-
leusement autour de quelques individualités. Les Symbolistes avaient donc une doctrine
cohérente et précise ? dira-t-on. Et l'on invoque Moréas. Et l'on demande à Moréas
la définition du Symbolisme, comme s'il dût être le seul à pouvoir répondre. Cependant,
depuis André Barre, tous les critiques cherchent dans son « manifeste » du Figaro
la formule définitive du mouvement: alors qu'il suffit d'une étude historique attentive
pour se persuader de cette usurpation et de la nécessité d'aller demander à d 'autres
la clef du mystère.
III
Nous serons ainsi amenés à distinguer, sous la multiplicité des déf initions proposées
— simple expression de la diversité des points de vue —, le fait littéraire de l'inter-
prétation métaphysique. La Préface de Cromwell, sous sa phraséologie souvent
prétentieuse, était grosse d'une philosophie à naître. Ainsi le Traité du Verbe ou
la Littérature de tout à l'heure. Faut-il donc pour cela renoncer à y trouver une
formule purement littéraire ? Faut-il surtout s'abstenir de la chercher, concuremment,
dans des textes qui, pour avoir fait moins de tapage en leur temps, peuvent n'en être
pas moins significatifs : tels articles de Wyzewa ou de Verhaeren, telles réponses à
l'enquête de Jules Huret, tel texte d'Henri de Régnier, plus tard ? En fait, on le
verra, si l'on procède avec méthode, on dégage aisément de l'ensemble des documents
symbolistes un dénominateur commun qui en définit fort bien l'apport positif.
Est-ce à dire qu'on puisse prétendre, en étudiant le Symbolisme, faire abstraction
de toute métaphysique ? Loin de se satisfaire d'une telle discrimination, cette étude
voudrait au contraire montrer l'indissolubilité du poétique et du métaphysique, et
21. Marcel Raymond, O. cit, p. 53. Cf. P. Valéry, Variété, p. 95 : « On voit enfin, vers le milieu
du XIX siècle, se prononcer dans notre littérature une volonté remarquable d'isoler, définitivement la
la poésie de toute autre essence qu'elle-même. »
22. Qu'on veuille bien conserver à l'expression toute sa valeur d'image, et y voir comme la conquête
d'un sommet de la vie psychique parmi d'autres, d'où l'on découvrirait un aspect particulier du monde.
23. Sur la notion de régime ou d'empire dans la littérature, cf. A. Thibaudet, o. cit., p. X.
établir que, contrairement à l'opinion communément reçue, et pour la première fois
en France, le Symbolisme a eu l'ambition de poser en termes métaphysiques le pro-
blème de la poésie. Et il importait dès maintenant, paraît-il, de mettre en lumière
une intention, formellement avouée du reste, bien que généralement méconnue, et qui
conditionne l'intelligence du mouvement tout entier .
Ainsi se définit nettement l'esprit de ce travail: étude historique au premier
chef, mais fondée sur l'esthétique puisqu'il s'agit de considérer le mouvement symbo-
liste dans son apport positif, dans son message. Message qui est l'expression d'une
véritable découverte, on s'en rendra compte en replaçant le Symbolisme dans l'évo-
lution de la poésie moderne, et en discernant en lui l'aboutissement de deux forces
qui viennent converger à la fin du siècle : le sens poétique, qu'avait retrouvé le
Romantisme, eit l'esprit critique, développé par le positivisme.
Travail historique qui est surtout un travail de synthèse: synthèse d'une décou-
verte et d'une révolution. Peu de documents nouveaux par conséquent, et nulle
ambition d'être exhaustif : un tel privilège n'appartient qu'à ceux qui ont opté pour
le chemin plus étroit, mais plus sûr, de l'analyse. Pourtant, est-il interdit de penser
q u e , g r â c e à u n e s e m b l a b l e m é t h o d e , c e r t a i n e s œ u v r e s p o u r r o n t b é n é f i c i e r d ' u n
é c l a i r a g e n o u v e a u ?
L ' é t u d e h i s t o r i q u e d u m o u v e m e n t s e r a l ' h i s t o i r e m ê m e d e c e t t e d é c o u v e r t e .
D é c o u v e r t e i n d i v i d u e l l e d ' a b o r d , à l a f o i s p a r l a p e n s é e e t p a r l ' œ u v r e d e q u e l q u e s
i s o l é s q u i , t a n d i s q u e d e s c o u r a n t s s e r a p p r o c h a i e n t d é j à , o n t t e n t é , c h a c u n p o u r s o i ,
l ' a v e n t u r e p o é t i q u e .
D é c o u v e r t e c o l l e c t i v e e n s u i t e , o u p l u t ô t , s o u s u n e f o r m e r é v o l u t i o n n a i r e , p r i s e
d e c o n s c i e n c e d e l a f o r m u l e e s t h é t i q u e e t l i t t é r a i r e q u i t e n d à s e d é v e l o p p e r p e u à p e u
e n d o c t r i n e m é t a p h y s i q u e .
M a i s , d i r a - t - o n , e s t - i l u n e œ u v r e s y m b o l i s t e q u i r é p o n d e à u n e t e l l e f o r m u l e ?
P s e u d o - p r o b l è m e l à e n c o r e . U n e d o c t r i n e a - t - e l l e j a m a i s , e n t a n t q u e d o c t r i n e ,
d r a m e d e H u g o n e r é a l i s e l e s v œ u x d e l a P r é f a c e d e C r o m w e l l . C e q u ' o n d e m a n d e
à u n e d o c t r i n e , c ' e s t l a r é v é l a t i o n d ' u n e v é r i t é . Q u a n t a u x œ u v r e s , il f a u t l e s c h e r c h e r
a v a n t , d a n s l ' e f f o r t d e l a d é c o u v e r t e , o u p l u s l a r d , c h e z c e u x q u i l ' o n t d é p a s s é e
d a n s u n e s y n t h è s e q u i l e u r e s t p r o p r e . C o m m e n t d ' a i l l e u r s , a p r è s l e s a m b i t i o n s
d é m e s u r é e s d ' u n M a l l a r m é , l e s S y m b o l i s t e s e u s s e n t - i l s p u o p é r e r s a n s e f f o r t e t s a n s
24. C'est là en réalité le problème essentiel, dont la solution reste encore en suspens après les plus
récents travaux. L' « école symboliste » a-t-elle ramené, comme on le prétend généralement, les ambitions
métaphysique de ses précurseurs sur le plan littéraire (cf. J. Cassou, M. Raymond, A. Béguin, E. Noulet
en particulier, dan s L'Œuvre poétique de Stéphane Mallarmé, p. 84 : « Le Symbolisme n'a pas su penser ;
il eut une attitude, non une activité de pensée ») ? Ou au contraire a-t-il tenté la synthèse du littéraire
et du métaphysique ? Problème auquel le présent travail espère apporter une solution.
25. Voir Ire Partie : l'Aventure poétique.
26. Voir I I Partie : la Révolution poétique.
pas inhumaine ? Aussi l'œuvre la plus importante du Symbolisme est-ce peut-être
son influence. La découverte symboliste a fécondé touite la littérature contemporaine,
elle a créé un univers poétique, qui se superpose ou s'intègre depuis lors à toute vision
du monde. Et cette influence trace au mouvement ses limites. C'est dire que, s'il est
depuis longtemps abandonné comme drapeau ou comme étiquette, nous n'en percevons
pas moins nettement, aujourd'hui encore, les ondes qui en émanent.
C'est seulement après que nous aurons ainsi fait revivre le Symbolisme dans
les trois phases essentielles de son développement que nous pourrons tenter de le situer
dans l'immense effort de renouvellement de la pensée contemporaine, et chercher
comment cette révélation d'un monde caché et cette réintégration des puissances
intuitives peuvent et doivent trouver leur place légitime dans une connaissance
totale, condition d'un humanisme véritable.
Pour mener à bien une telle entreprise, il eût raisonnablement fallu le travail
collectif d'une large équipe, que la rigueur des temps n ' a pas permis de constituer.
Il ne pouvait donc être question ici que d'indiquer les avenues principales, d'ouvrir
des perspectives. J ' a i dû laisser systématiquement de côté toutes les questions de
technique poétique, pour m'en tenir à la seule recherche doctrinale du mouvement
— dans la mesure du moins où l'une et l'autre peuvent être dissociées. J ' a i dû me
contenter d'allusions sommaires au Symbolisme dans les autres arts ainsi qu'au
mouvement symboliste à l'étranger, qui justifieraient l'un et l'autre une étude parti-
culière. L a bibliographie dépouillée, cependant considérable, comporte fatalement
d'importantes lacunes, qui n'ont d'excuse que la nécessité d'assigner des limites à
une lâche déjà étendue.
Néanmoins, si j'ai dû la plupart du temps, en ces vastes contrées, cheminer
sans autre guide que les auteurs eux-mêmes ou les meilleurs de leurs interprètes, j'ai
trouvé plus d'une fois sur ma route des aides précieuses. M . Maurice Levaillant,
qui a accueilli l'idée d'un tel travail avec un libéralisme dont je lui suis profondément
reconnaissant, m'a souvent encouragé et gardé de certains écueils. M . Monglond,
dont les éminents travaux m'ouvraient la voie, fut toujours pour moi un guide
attentif et sûr. L a méthode appliquée ici a pris naissance dans des réunions amicales
avec M M . R . Minder et Fraenkel, dont la pensée m'a ouvert de larges horizons.
J ' a i rencontré par ailleurs chez M . André Fontainas, chez M . Edouard Dujardin,
chez M . Tancrède de Visan un accueil toujours compréhensif et plein de sympathie.
E t M . le Professeur Henri Mondor m'a ouvert les trésors de sa bibliothèque et
communiqué des documents inédits avec une complaisance dont je tiens à souligner
Nota, — J ai cru devoir bannir, quand il est question de l'auteur, le nous traditionnel.
J 'ai également renoncé, dans le cours de cette étude, à distinguer des autres, par un « M »
superfétatoire, les personnalités actuellement vivantes. J 'espère que le lecteur ne s'en formalisera pas.
J' ai distingué, par ailleurs, au moyen d'une majuscule, le Symbolisme comme mouvement
du symbolisme pris dans son sens le plus général.
INTRODUCTION
SITUATION DU SYMBOLISME
1. Tentation à laquelle n'ont pas su échapper certains critiques. Voir les jugements cités dans
l'Avant-Propos, p. 7 et notes 8 et 9.
accent unique, un tourment propre. Non qu'il n'y ait pas, à travers l'abondante
floraison des talents et des œuvres, des affinités, des résonances certaines :
Maeterlinck comme Verlaine scrute ses plus subtiles émotions, explore l'incons-
cient et les profondeurs de l'âme; Mallarmé précède Valéry dans la densité,
l'obscurité au moins apparente, un certain goût de la préciosité et de l'arabesque;
les langueurs de Mikhaël, de Régnier, de Samain se répondent; après Rimbaud,
René Ghil et Saint-Pol-Roux s'engagent vers l'instrumentation verbale et
la poésie des images; Gustave Kahn cherche un vers libéré, une forme révolution-
naire; Vielé-Griffin, Stuart Merril, Verhaeren enfin se tournent vers la vie et
chantent, avant Claudel et la comtesse de Noailles, leur cœur innombrable et
leur amour des choses et des êtres. Mais dans toute dette richesse, aucune unité
n apparaît vraiment. La réalité du mouvement poétique lui-même est multiple,
fuyante, insaisissable. — Deuxième tentation : nier l'unité du Symbolisme. C'est
l 'attilude adoptée par maints critiques 2 Mais ce jugement est-il sans appel ?
Ceux-là, qui interrogent les textes, ne s'en tiendraient-ils pas à la lettre,
au sens extérieur, à ce qui se « comprend », et cette multiplicité ne serait-elle
pas encore qu'une apparence ?
Qui donc a tenté de soulever le voile sous lequel le Symbolisme semble se
cacher ? Qui, au lieu d'analyser seulement les mots et de « dépouiller » les textes,
a tenté de déchiffrer leur âme ? Pourtant, les titres seuls — le Sanglot de la Terre,
les Débâcles, les Flambeaux noirs, Apaisements, Joies, la Clarté de Vie,
la Multiple Splendeur, Magnificat — ne dessinent-ils pas une courbe saisissante, ne
disent-ils pas les phases d'un véritable drame spirituel et l'hymne d'espoir auquel
il aboutit ? Impatients que nous sommes ! Dans notre hâte à expliquer et
à conclure, nous ne savons plus prêter l'oreille à certaines voix intérieures. En
cette « ténébreuse et profonde unité » du mouvement symboliste, nous ne
percevons que paroles confuses et, désorientés, sans guide, nous nous égarons
dans la forêt de ses symboles.
Ne serait-ce pas que, hommes du vingtième siècle, nous manquons à la fois
d'intuition pour pénétrer l'âme du Symbolisme et de recul pour en estimer et
en situer l' importance ? Si nous parvenions à dépasser les bornes de notre
horizon coutumier, les limites d'une mentalité où nous ont enfermés des habitudes
de pensée séculaires, peut-être saisirions-nous alors, dans le drame intérieur de ces
poètes, l'image de notre propre drame et celui de l'âme moderne tout entière;
peut-être verrions-nous qu'en posant le problème de la pcésie, cette école a posé
du même coup le problème de l'homme ; et que, pour voir clair dans des questions
aussi graves, la méthode historique se doit à elle-même de se prolonger en méthode
2. Les exemples sont nombreux à l'appui de cette affirmation. On a déjà rappelé (Avant-Propos,
p. 4) l'avis de A.-M. Schmidt et de B. Fav. Rappelons encore, par exemple, celui de Lalou à propos du
mot « symbolisme » : « Sa meilleure définition consiste à étudier les œuvres diverses que couvre cette
étiquette commode. » (Histoire de la Littérature française contemporaine, éd. 19.11. I, p. 115.)
philosophique, et de repenser le drame du Symbolisme en fonction du drame
humain dans son ensemble, avant de le revivre dans la réalité mouvante de
ses vicissitudes 3
LE D R A M E SPIRITUEL
3. De telles prétentions pourront paraître démesurées. J'ai pourtant acquis au cours de ce travail
la conviction qu'on ne saurait vraiment élucider aucun problème d'histoire littéraire sans avoir défini au
préalable les notions essentielles d'esthétique e t qu'à leur tour ces notions mêmes ne pourront être pré-
cisées qu'en fonction des autres activités de l'homme et d'une façon générale de l'unité de l'esprit humain.
Il est donc indispensable de dépasser par tous les moyens l'attitude, trop fréquente dans notre occident
moderne, du « spécialiste « qui s'enferme volontairement dans un cadre limité, et de rechercher une
attitude mentale suffisamment déliée du contingent et de l'éphémère pour apercevoir l'unité. Une
telle attitude ne peut être obtenue qu'après de longues années d'efforts ; on peut du moins tenter
de s'en approcher par tous les moyens.
La présente introduction ne prétend donner qu'un aperçu des résultats qu'on est en droit d'attendre
d'une méthode de ce genre. Elle paraîtra donc énoncer des affirmations qui impliquent en réalité de
nombreuses références, mais dont il ne saurait être évidemment question de donner ici une justification
détaillée. Elle pose aussi des problèmes qu'on ne peut ici qu'indiquer au passage, et qui seront traités
plus amplement ailleurs. On souhaiterea peut-être que les unes et les autres puissent faire ultérieu-
rement l'objet d'études particulières. En attendant, on trouvera dans la Bibliographie quelques indica-
cations sommaires sur une première documentation possible.
4 . Rimbaud, Une Saison en Enfer, Œuvres complètes, éd. Mercure de France, pp. 308-309.
5. Ibid., p. 272.
de brefs instants entrevue ? quand ne serons-nous plus trop aveugles pour
discerner dans l'égoïsme, dans l'ambition, les forces qui opposent et qui éloignent
les métamorphoses du serpent ? — et aussi chaque moment de l'histoire
du monde.
Car il est des temps sans doute où l'homme, ayant chassé les démons impurs,
vit dans l'unité reconquise et dans l'harmonie. En ces temps-là, l'esprit règne et
sait imposer son ordre à l'univers qui l'entoure. En remontant au principe, à la
cause première, d'où tout procède et où tout se résorbe, il nomme son Dieu.
Alors l'homme retrouve les couches supérieures de l'âme, à un degré de conscience
où se reconstitue sa personnalité véritable, dans l'unité du moi.
Mais il est aussi des temps où la bête semble se réveiller et monter de la
terre. Avec elle se réveillent toutes les forces d'en bas, chacune tirant à soi, et
se déchaîne toute la brutalité de la « bataille d'hommes ». Instruments aveugles
entre les mains des puissances du mal, on dirait alors que nos progrès eux-mêmes,
les prodiges de notre volonté ou de notre intelligence ne servent qu'à nous
nuire. Nous perdons la vision de l'unité et de l'ordre et, croyant adorer
la vérité, nous adorons l'image de la bête. Nous ne voyons plus qu'un fragment
de la réalité, qu'un monde tronqué réduit à sa surface extérieure. Dans notre
mental obscurci, tout se combat et s'oppose. Devant nous, la nature se dresse,
hostile, incomprise ou inquiétante: en nous. sentiment et raison, pensée et
action, esprit et matière se contredisent. Ages de déséquilibre où, dans un monde
ramené au chaos, triomphent les faux prophètes.
Tout paraît indiquer que l'âge moderne est de ceux-là. Instabilité, doute,
inquiétude, remise en question de toutes les croyances et de toutes les valeurs;
l 'individu revendiquant ses droits et sa place, mais généralement incapable
de se maîtriser et restant esclave d'habitudes mentales, nerveuses et physiques :
jamais l'homme, semble-t-il, n'a été aussi divisé 6 Et la crise où se débat le
monde n'est que la projection de notre chaos intérieur.
On a généralement tendance à dater de la fin du dix-septième siècle le début
de cette crise, à l'heure où le rationalisme naissant remet en question tout
l 'édifice de la pensée occidentale et exige qu'on fasse table rase du passé 7
Ainsi le déséquilibre serait né de la persistance de certaines illusions et de la
répugnance que montrerait le coeur à se satisfaire de la place subordonnée que
lui assigne la raison. La réalité ne serait-elle pas moins simple, et ne faudrait-il
pas remonter plus haut pour trouver l'origine du déséquilibre?
6. Voir en particulier, sur ce morcellement de l'homme occidental moderne, le jugement lucide du
grand penseur hindou contemporain. Shrî Aurobindo : « La découverte la plus déconcertante que nous
fassions est que chaque partie de nous-même — l'intellect, le mental sensoriel l'être des désirs ou être
nerveux, le cœur, le corps — a, pour ainsi dire, sa propre individualité complexe et sa formation natu-
relle indépendante du reste ; celle-ci ne se trouve en accord ni avec elle-même, ni avec les autres, ni avec
l'ego représentatif qui est l'ombre projetée sur notre ignorance superficielle par le Soi central et centra-
lisateur. Nous trouvons que nous sommes composé non d'une, mais de beaucoup de personnalités et que
chacune a ses propres exigences et sa nature, distinctive. Notre être est un chaos grossièrement constitué
dans lequel il nous faut introduire le principe d'un ordre divin. » Synthèse des Yogas. I, p. 48. Voir
également les psychographies orientales et les travaux des différentes écoles psychanalytiques.
7. Cf. notamment P. Hazard, La crise de l a conscience européenne, passim.
LE SCHISME
Le moyen âge, en dépit des luttes, des persécutions religieuses, des dés-
ordres temporels, avait conservé, parmi les docteurs de l 'Eglise, et peut-être
plus encore parmi ceux qui, désavoués ou inavoués par celle-ci, étaient les
dépositaires des traditions de la science antique, le sens du spirituel et l 'accès
aux couches supérieures de l 'âme. Aussi était-ce dans une pleine conscience
de l'unité et de l'harmonie universelle, et du symbolisme qui en est comme la
clef de voûte, que poètes et artistes s'unissaient pour célébrer les mystères de
la création et les drames de la destinée, dans cette communion souvent anonyme
dont les grandes épopées où les cathédrales sont le magnifique témoignage 8
La poésie occidentale a perdu le sens du symbole en même temps que
l'esprit occidental, s'égarant dans des discussions stériles, réduisant la raison
à la logique et à l'abstraction, perdait la vision de l 'unité 9 Un moment on put
croire que la Renaissance, en rendant à l'âme chrétienne la curiosité du monde
extérieur, le sens du réel et du concret, en restituant d 'autre part à l' héritage
antique la spiritualité qu'il avait connue dans son premier âge, retrouverait
cette unité encore élargie et réaliserait véritablement l'homme nouveau. M a i s
l'appel du monde était trop fort. Ayant réduit l'homme à sa nature visible et
sensible, on réduisit le monde à la mesure de l'homme.
Alors ce fut le schisme, non seulement dans la religion, mais dans l'âme
occidentale. D'un côté, une vie affective qui, refoulée par un excès d'intellec-
tualité, se replie sur elle-même et ne trouve plus qu'en de rares moments le
chemin de la spiritualité perdue. De l'autre, des forces intellectuelles qui,
renouvelées par la découverte d'horizons inconnus, allaient donner aux sciences
de la nature physique un essor prodigieux. On voit combien, dans ces conditions,
l' équilibre classique fut un équilibre apparent et précaire. Par le cogtio, le
rationalisme cartésien, limitant la pensée à la conscience claire, réduisait au
silence toutes les instances extraconscientes de l'âme et, réévaluant la réalité
à la lumière d 'une certaine évidence, négligeait des évidences plus hautes.
De plus en plus, au nom d 'une raison qui se croyait toute-puissante, le sentiment
était opprimé, la vie intérieure étouffée. Et dès lors un Pascal se dressait pour
8. Ce n'est guère que depuis la fin du siècle dernier que l'on s'est avisé du sens symbolique de l'art
médiéval (cf. ci-dessus, I I I partie, P. Claudel). On commence seulement à entrevoir l'importance qu'attri-
buaient à ces traditions les poètes médiévaux. N'est-ce pas le plus grand d'entre eux qui proclame : « O
vous qui avez l'esprit droit, admirez la doctrine qui se cache sous le voile de ces vers ! » Dante, Enfer,
IX, v. 61-53. Ailleurs. Dante déclare que toutes les écritures, et non pas seulement les Ecritures sacrées,
« peuvent se comprendre et doivent s'expliquer principalement suivant quatre sens ». Banquet, II, ch. 1.
Textes cités dans R. Guénon, L'ésotérisme de Dante, pp. 1-2.
9. C'est ce qu'a bien vu en particulier Anne Osmont dans une étude pleine d'aperçus ingénieux, Le
Rythme créateur de forces et de formes, Ed. des Champs-Elysées, 1942, p. 90. Cf. aussi C.-J. Jung.
L'Homme à la découverte de son âme, Genève, Ed. du Mont-Blanc, p. 3.
protester au nom de l'intuition et pour dénoncer d'une voix angoissée les dangers
du péché d'orgueil. Il sentait que l'âme occidentale perdait son équilibre.
Désormais en effet, attirée tour à tour par sa raison et par son cœur, elle allait,
selon un rythme de plus en plus rapide, osciller de l'une à l'autre sans pouvoir
retrouver l'unité perdue 10
LA R E V O L U T I O N R O M A N T I Q U E
10. Bien entendu, ceci n'est qu'un aperçu d'ensemble qui fausse volontairement le détail par une
excessive simplification. Il ne s'agit ici, répétons-le, que de situer le Symbolisme dans la perspective la plus
large possible. La même remarque s'applique au paragraphe suivant : il ne sera question, à propos du
Romantisme, que de marquer, dans ses grandes lignes, ce qui a pu avoir une influence plus ou moins
directe, mais pourtant sensible sur le Symbolisme. Ainsi l'influence de Balzac, quelque importante qu 'elle
soit, ne toucha guère le mouvement lui-même ; aussi le passerons-nous sous silence ; de même que Victor
Hugo, dont le véritable message, pressenti par Rimbaud, n'a pas été compris des Symbolistes.
11. Cf. G. Bonnoure, Moment du Romantisme allemand, dans Cahiers du Sud, mai-juin 1937, p. 14.
méconnaissance de ces traditions et l'absence de véritables guides, on se tourne
vers ce qui permettra le mieux d'exprimer sa nostalgie et sa révolte : la poésie.
C'est dans la poésie en effet que l'on va rechercher la trace de réalités
devenues mystérieuses. Mais si dès le milieu du dix-huitième siècle nombreux
sont ceux qui, en France, éprouvent le besoin d'une telle démarche 12 d'aut res
pays, en Occident, moins soumis à l'influence cartésienne et naturellement
portés au rêve et au mysticisme, ne l'avaient en fait jamais complètement oubliée.
Et ce sens du mystère que redécouvre la littérature pré-romantique, c'est d'abord
en Angleterre et en Allemagne qu'il trouvera son expression dans la poésie.
La démarche romantique est donc avant tout, ou du moins veut être une
démarche mystique. Ce sentiment d'un univers caché qu'exprimait déjà un
Young, un Warton, un Hurd, et parfois un Klopstock ou un Herder 13 les
romantiques l'affirment plus nettement encore. Pour Coleridge, la poésie est
« la faculté d'évoquer... le mystère des choses » 14 Wackenroder dit son respect
pour les « sentiments obscurs..., ces témoins authentiques de la vérité » 15 Et
Novalis déclare : « Le sens de la poésie a beaucoup de points communs avec
le sens du mysticisme. C'est le sens du particulier, du personnel, de l'inconnu,
du mystérieux, de la révélation... Il représente l'irreprésentable, il voit l'invisible,
il sent l'insensible » 16 Le Romantisme anglais et allemand est donc une véri-
table découverte, la découverte d'un « état poétique qui est en nous », comme le
dit Novalis, et qui n'est autre que « le monde intérieur dans son ensemble » 17
Tieck, de son côté, n'affirmera-t-il pas : « Il n'y a qu'une poésie... ; elle n'est
pas autre chose que l'âme humaine elle-même dans toutes ses profondeurs » 18 ?
On peut donc dire avec Novalis que « lè chemin mystérieux va vers l'inté-
rieur ». Vers l'intérieur, c'est-à-dire vers la vie des sentiments et des émotions,
vers les états les plus subtils de l'âme. C'est le moi caché qui se réveille, en
une immense insurrection de ses profondeurs. Un monde obscur se révèle,
un monde que ne sauraient apercevoir à l'état de veille nos yeux éblouis par la
12. Cf. A. Monglond, Le Préromantisme français ; D. Mornet, Le Romantisme en France au
X V I I I siècle, passim.
13 Voir les textes caractéristiques réunis par P. Van Tieghem dans Le Mouvement romantique, p. ex.
p. 6 : « Le poète a un monde à lui, où l'expérience a moins à faire que l'imagination conséquente avec
elle-même. Il a, en outre, un monde surnaturel où il se meut. Il a à ses ordres les dieux, les fées, les
magiciennes... Dans le monde du poète, tout est merveilleux et extraordinaire. » Hurd, Lettres sur la
Chevalerie et la Romance, 1762.
14. Legouis et Cazamian, Histoire de la Littérature anglaise, p. 969.
15. « L'homme, cet être faible, a-t-il le droit de rejeter dédaigneusement loin de lui ces sentiments
obscurs, qui se penchent sur nous comme des anges voilés? Je les respecte, moi, avec une profonde
humilité : car c'est une grande bénédiction de Dieu qu'il nous envoie ces témoins authentiques de la
vérité. Je joins les mains, et j'adore. » Cité dans Van Tieghem, o. cit., pp. 32-33.
16. Novalis, Fragments, p 125. Cf. aussi Spenlé, Novalis, p. 150 sqq. et ce fragment cité : « Nous
avons deux systèmes de sens, qui, si différents qu'ils paraissent, sont cependant intimement liés l'un à
l'autre et confondus. Un de ces systèmes s'appelle le corps, l'autre s'appelle l'âme. Le premier est soumis
à des excitants externes, dont la réalité constitue ce que nous appelons la nature ou le monde extérieur.
L'autre système est primitivement soumis à des excitants internes, dont la totalité constitue l'Esprit
ou le monde des Esprits. »
17. Ibid., p. 126.
18. Tieck, Les Chansons d'amour de l'ancienne Allemagne, dans Van Tieghem, o. cit., p. 31.
lumière du jour, mais où nous conduit le rêve. Pour les Romantiques, « le monde
devient songe » 19 et c'est comme en rêve, à demi-conscient, qu'Eichendorff
« sent d'éternelles sources de chansons lui baigner confusément le cœur de leurs
ondes merveilleuses » 20 De même que « le somnambulisme, l'enthousiasme et
tous les états exaltés de notre nature », le rêve, selon C.-H. Shubert, ne nous
mène-t-il pas « dans de belles contrées inconnues, dans une nature nouvelle
créée par nous, riche et sublime ? » Ces contrées inconnues, c'est « le côté
nocturne de la Nature », le royaume de la nuit. Non pas la nuit de Pascal, la nuit
de ténèbres, qui n'est qu'un néant muet, vide et désespérant ; non pas le non-
être absolu, domaine de l'impossible et de l'absurde 21 ; non pas — pour reprendre
la distinction de Schelling —, « le Rien qui est zéro », mais le « Néant qui est
fécondité et plénitude ». Cette nuit des profondeurs maternelles, dont le poète
éprouve la nostalgie, est en effet le lieu de tous les possibles, le « lieu des révé-
lations », selon N o v a l i s 2 2 le lieu d e s qualités et d e s s e n t i m e n t s indifférenciés,
v e u t p é n é t r e r s o n m y s t è r e le silence et le r e c u e i l l e m e n t , et elle le c o n d u i t à
R é v o l t e , i n d i v i d u a l i s m e , m y s t i c i s m e , recours a u r ê v e , s e n s d e la nuit,
les v o i x m u l t i p l e s d u R o m a n t i s m e é t r a n g e r : i m m e n s e effort p o u r r e m o n t e r a u x
c o n s c i e n c e d e l u i - m ê m e . A i n s i , e n c e m o m e n t p r é c i e u x , l'intellectualisme
d e u r s . R e n c o n t r e c a p i t a l e : sous la c o n d u i t e d e c e s p o è t e s p h i l o s o p h e s , le
19. Novalis, cité dans C. Sénéchal, Le (Rêve chez les Romantiques, Cahier du Sud, mai-juin 1937.
p. 93. Cf. aussi A. Béguin, L'Ame romantique et le Rêve, passim.
20. Cahiers du Sud, numéro cité, p. 91. Cf. aussi p. 87.
21. Cf. E. Fraenkel, Essai sur le Néant (à paraître).
22. Cf. V. Jankélévitch, Le Nocturne, ibid., p. 7 6 ; et Spenlé, o. cit., p. 153.
particulier de notre imagination : sorte de contemplation qui définit déjà l'attitude
de l'artiste 23 Et ce qui plaît dans l'art, ajouie Kant, c'est moins l'expression
elle-même que le ton, la modulation, ou plus exactement encore ce langage
universel des sensations qui sont le symbole des idées et des émotions et qui,
par delà la nature, « semblent avoir une signification plus haute » 24 Coleridge,
qui doit tant au philosophe de Königsberg 25 ira beaucoup plus loin que lui. Si,
aux yeux de cet homme à la fois poète et esthéticien, l'état poétique, ce sont
« les modes d'être les plus intérieurs », et les poètes ceux qui « s'aventurent
parfois dans les royaumes crépusculaires de la connaissance » 26 leur attitude
est une « émotion spirituelle » qui rapproche l'esprit et la matière au moyen
d u s y m b o l e , u n e « intuition d e l'unité essentielle entre notre esprit et le d i v i n » 2 7
47. Cité dans P. Moreau, Les « Destinées » d'Alfred de Vigny, Malfère, p. 143. — Cf. sur cette
« langue primitive » dont parle Guiraud, les travaux d'O. Goldberg, E. Unger, R. Guénon et R. Daumal
48. Cours d'Esthétique, cité dans P. Moreau, ibid., p. 144.
49. Zyromsky, dans Mélanges Adler, p. 439.
50. P. Moreau. o. cit., p. 149.
51. Au sens où l'entend Fiser, Le symbole littéraire, pp. 49-50.
A U DELA DU R O M A N T I S M E
Sainte-Beuve, poète timide et replié sur soi, et critique plus encore que
poète, fut le premier en France à rompre avec le lyrisme oratoire. Si en effet
Joseph Delorme est, plus profondément encore que Musset, un « enfant du
siècle », s'il est lui aussi d'une génération désappointée, s'il a bercé son enfance
de rêveries fraîches et riantes, et aussi de l'espoir de « mille aventures péril-
leuses... dont il était le héros, », si, à vingt ans, son âme « n'offre plus désormais
qu'un inconcevable chaos où de monstrueuses imaginations, de fraîches rémi-
niscences, des fantaisies criminelles, de grandes pensées avortées,... des élans
pieux après des blasphèmes, jouent et s'agitent confusément sur un fond de
désespoir », il s'est toujours, au contraire de la plupart de ses contemporains,
« écouté lui-même avant de chanter » 52 ; s'inspirant de la poésie romantique
anglaise, et surtout de Wordsworth, il « s'occupe paisiblement à sentir sous
ce monde apparent l'autre monde tout intérieur qu'ignorent la plupart, et
dont les philosophes se bornent à constater l'existence; il assiste au jeu invisible
des forces, et sympathise avec elles comme avec des âmes ; il a reçu en naissant
la clef des symboles et l'intelligence des figures : ce qui semble à d'autres inco-
hérent et contradictoire, n'est pour lui qu'un contraste harmonique, un accord
à distance sous la lyre universelle. Lui-même il entre bientôt dans ce grand
concert, et, comme ces vases d'airain des théâtres antiques, il marie l'écho de
sa voix à la musique du monde » 53 Littérature ? Non. Intuitions d'un poète
dont l'inspiration reste inférieure aux aspirations de l'âme, pressentiments
d'un critique qui ne parvient pas à être un philosophe. Du moins peut-on dire
avec Banville : « Avant Baudelaire, et comme lui, Sainte-Beuve, rompant avec
la psychologie de convention, regarda en nous et en lui-même, et traduisit en
vers durables une souffrance nouvelle, un héroïsme nouveau ». Cette souffrance
nouvelle, c'est déjà l'analyse lucide et impitoyable des recoins du cœur, la
recherche exacerbée des sensations, le mal « moderne » qui, après Baudelaire
et à sa suite, sera ce que nous appellerons le « mal de fin de siècle ». Le tourment
baudelairien, de même que les « correspondances », se lisent déjà à travers la
Veillée ou les Rayons jaunes: Joseph Delorme est bien, selon le propre mot de
Sainte-Beuve, « les Fleurs du M a l de la veille ».
Ce renouvellement de la poésie que Sainte-Beuve demandait au lyrisme
intime et à l'exploration des nuances subtiles de l'âme, deux autres poètes, vers
54. « M o n point de départ, a été Aloysius Bertrand. Ce qu'il avait fait pour la vie ancienne et
pittoresque. je voulais le faire pour la vie moderne et abstraite. » Carnet de Ch. Baudelaire, cité dans
Lalou, o. cit., p. 47, note 1.
55. Ibid., p. 47.
56. Cité dans Lalou, ibid., p. 53.
58. Aurélia, éd. du Divan, p. 76.
qui lui révèle ces réalités occultes dont il pressentait l'existence déjà dans ses
rêveries d'Ermenonville, quand il lisait Swedenborg, Cazotte, Restif de la
Bretonne et les modernes adeptes des sciences maudites : ne se fait-il pas décrire
les épreuves de l'initiation dans la Pyramide de Chéops ? 59 Evasion factice,
car cette intuition reste, pour ainsi dire, platonique, et ne fait que renforcer
en lui la nostalgie des mondes spirituels que le moderne ne saurait plus atteindre.
Du moins lui permet-elle d'entrevoir et d'esquisser, d a n s Isis, une histoire des
religions orientée vers un « syncrétisme » prophétique 60 Elle lui communique
aussi une ardeur étrange, une inspiration « née de la pénétration des symboles
et de la communion avec le divin » 61 Et c'est comme la visite d'une muse
nouvelle, qui ne rappelle que de fort loin celle qui, aux beaux jours du Roman-
tisme, inspirait le traducteur de Faust ou le poète des Cydalises. Cette muse-là
est bien autrement ambitieuse : elle voudrait, comme le dit Aristide Marie,
« réveiller cette alliance de la Poésie et de la Musique qui, sur la lyre d'ivoire
ou la cithare d'or, a révélé le secret de l'harmonie des mondes, dans la pure
lumière de Dionysos » 62 Et par là elle voudrait faire se rejoindre dans la poésie
la beauté et la connaissance. Cette alliance intime de la poésie et de la
musique, Gérard la saluera peu après chez Wagner, en communiquant à
Baudelaire son enthousiasme. Mais cette vision d'une poésie véritablement
révélatrice de réalités inconnues, d'une « alchimie lyrique » qui, à la suite de
Baudelaire, hantera les poètes cinquante ans plus tard, c'est en lui-même qu'il
l'a trouvée, comme c'est lui l'initiateur en France de ces vers hermétiques où,
après son Voyage en Orient, il exprime ses Chimères. Est-ce que ce sont elles,
ces chimères, ces rêves systématiques, qui réveillent l'ancienne folie ? Ou au
contraire est-ce la folie mal endormie qui lui dicte dès 1843 ces vers annon-
ciateurs ? Etrange confusion du génie et de la démence ! Qui démêlera jamais,
dans une expérience comme celle de Nerval, leurs cheminements inextricables ?
En 1851, un accident réveille l'hallucination. A nouveau, Gérard voit devant lui
dictant tour à tour Sylvie, les Filles du Feu, et les derniers sonnets, E l Desdichado,
Arthémise. Gérard est bien maintenant le déshérité, « le ténébreux, le veuf,
l'inconsolé » 63 Les dernières visites de la Muse disent son désarroi. « Elle
était entrée dans son cœur comme une déesse aux paroles dorées ; elle s'en est
échappée, comme une Pythie, en jetant des cris de douleur » 64 Mais son expé-
rience, comme Aurélia, sa confession autobiographique, reste inachevée : elle
s' interrompt brusquement par le suicide.
« Dès l' heure de mon enfance je n'ai pas été comme d'autres étaient ; je n'ai pas vu
comme d'autres voyaient » 65
d e la p o é s i e » 71
o u m o i n s névrosés, e n r u p t u r e a v e c la société m o d e r n e . S o u l i g n o n s s e u l e m e n t
LE D R A M E DE L ' A M E M O D E R N E
On peut dire que Nerval dans la poésie française, Poe dans la poésie anglo-
saxonne assurent, chacun de son côté et à la même époque, le passage du Roman-
tique au moderne. L'un comme l'autre, ils tentent de vivre leur rêve jusqu'au
bout, l'un comme l'autre ils exercent impitoyablement leur esprit critique sur cette
névrose dont ils sont redevables à leur temps.
Car le Romantisme est le fruit d'une névrose. Dans cette société occidentale
si longtemps soumise aux exigences d'un rationalisme intransigeant, tout ce qui
jusque là était refoulé, on l'a vu, éclate à la fois: instincts, tendances, senti-
ments, aspirations de l 'âme et du cœur. On se révolte, au nom de l'amour et
d'un idéal opprimé, contre les limites trop longtemps imposées; et cette révolte
dresse l'homme non seulement contre la raison, mais contre le monde et contre
Dieu. Les Romantiques ont la nostalgie de l'infini ; ils veulent dépasser leurs
propres limites. Mais ce dépassement, ils entendent l'accomplir par eux-mêmes,
sans guide et en dehors de toute tradition; par une ambition sans mesure, ils
demandent à la poésie le secret de la création même : tel le Prométhée déchaîné
de Shelley, le poète romantique est voleur de feu.
Comment atteindrait-il donc l'objet de ses rêves, lui qui renie à la fois
le dogme et la raison, lui qui ne reconnaît plus pour valable, par une réaction
naturelle, mais excessive, que la voix du seul sentiment ? Car là est bien le drame
romantique. En soi, le Romantique a raison de vouloir dépasser la norme classique,
et d'étendre, pour ainsi dire, la notion de perfection du fini à l'infini. Il a raison
de vouloir briser les cadres d'une psychologie trop étroite, d'entreprendre,
par delà les lieux communs et les sentiments étiquetés, la découverte du moi
profond; de chercher au fond de soi-même un ordre plus vrai que l'ordre
apparent de la réalité quotidienne. Mais dans l'exploration de ces zones inconnues,
un danger le guettait, auquel il a rarement échappé : le danger le plus terrible.
celui de confondre le ciel et l'enfer, les divines lueurs de l'âme et ses bas-fonds
plus ou moins troubles, de confondre l'Amour vrai et cette libido qu'à la fin
du siècle un psychologue averti découvrira à la source de toutes les activités
psychiques — et, croyant saisir des étincelles du feu créateur, il ne fait le plus
souvent qu'exprimer dans ses vers les pâles reflets de son inconscient 73 Voilà
73. Cette considération, qui semble capitale, nous permettra en particulier d'expliquer à la fois les
ambitions les plus démesurées et les échecs les plus retentissants de la poésie contemporaine. —
Cf. G. Michaud et E. Fraenkel, Introduction à la Science Littéraire (à paraître).
pourquoi le poète romantique — et plus encore le poète moderne — est si
largement justiciable de la psychanalyse, qui nous permet de déceler dans le
processus de sa création des forces qu'il est loin de soupçonner. Non que la
psychanalyse suffise à tout expliquer : après que l'on a discerné le jeu subtil
des complexes dans l'œuvre poétique, il reste en tout état de cause la part
mystérieuse du génie, de l'inspiration véritable, celle qui, dans une intuition
fugitive, est vraiment parvenue à dérober une parcelle du feu divin. Mais ici
encore de quelles ruses l'inconscient n'est-il pas capable ! Bien souvent, le hasard
de ses rencontres, agrémenté d'une certaine technique, parvient à parer d'un
semblant de beauté le plus monstrueux des chaos. Beauté séduisante souvent et,
partant, combien plus dangereuse ! Ce sera la sirène du poète moderne,
celle qui lui promet l'oubli de ses tourments et le retour aux paradis perdus.
Mais, loin de s'évader, dans cette poésie qui n'est que le miroir de lui-même
il se retrouve inexorablement 74
Aussi peut-on dire qu'assez généralement le poète occidental, romantique
ou moderne reste esclave de sa nature ou, si l'on préfère, de son destin. Car
ses vers, qu'il le veuille ou non, trahissent beaucoup plus qu'il ne semble les
données brutes de son caractère et de son tempérament. Que ce soit dans le
choix de ses thèmes, dans les errements de son imagination ou dans ses émotions
mêmes, il ne se doute pas qu'il revient instinctivement et comme fatalement
sur ses propres traces. On peut ainsi reconnaître chez les poètes des familles
d'esprits, dont les oeuvres en quelque sorte se répondent, selon leur tempérament
et leur destin.
Voici d'abord la grande tribu des affectifs — les Lamartine, les Shelley, les
Hölderlin — surtout préoccupés, du moins dans leurs premières œuvres, de
saisir et de noter dans son déroulement fuyant leur chant intérieur, et dont
l'inspiration, toute de passivité et de fuite, se conforme aux affinités de leur
nature : poètes musiciens, poètes des soirs et des crépuscules, des arbres, des
fleurs et de la vie végétative; poètes de l'eau aussi, car, comme le dit Gaston
Bachelard, « l'eau est un type de destin, non pas seulement le vain destin des
images fuyantes, le vain destin d'un rêve qui ne s'achève pas, mais un destin
essentiel qui métamorphose sans cesse la substance de l'être »
Voici, en face d'eux, la famille des impatients, des « actifs », des révoltés,
de ceux qui vont demander à leur imagination, non plus l'évasion dans un rêve
insaisissable, mais la création d'un monde nouveau, plus conforme à leurs
désirs; ainsi les voyons-nous — Byron, Novalis, Hugo —, peintres, magiciens,
74. C'est le mythe de Narcisse, que nous retrouvons à chaque instant dans l'histoire du Symbo-
lisme.
75. L'Eau et les Rêves, p. 8. Bien entendu, cette classification est très sommaire, et ne tient pas
compte de nombreux facteurs. Elle n'a pas d'autres ambitions que de mieux marquer par des. exemples
concrets les trois grandes voies du lyrisme moderne. Une étude attentive des images employées par
des poètes cités montrerait toutefois de façon saisissante le bien-fondé d'une telle classification.
bâtir inlassablement dans l'espace leurs songes fantastiques : poètes des matins
et des aurores, poètes du mouvement et de l'agression, de la vie animale, toujours
tendus vers la quête et la conquête, poètes de l'air, seul élément capable de
porter leur imagination et de soutenir cet effort libérateur 76
Le troisième groupe est celui des intellectuels, des Coleridge, des Keats,
des Vigny, de ceux qui, malgré leur penchant de poètes, ont trop d'esprit critique
pour s'abandonner au fil de la rêverie ou aux constructions hasardeuses de leur
fantaisie; poètes mieux plantés en terre, et proprement poètes de la terre, de
la terre solide et résistante, qui nous tient et à laquelle nous nous tenons, mais
aussi qui nous retient, par les racines qui y plongent et l'éclat plus ou moins
captivant de ses métaux et de ses pierres.
Trois grandes familles de poètes, où bien entendu toutes les nuances, toutes
les variétés, toutes les combinaisons se rencontrent, mais qui forment comme trois
grandes masses aux yeux de qui contemple d'un peu haut le panorama
de la poésie romantique, et d'où partent trois grandes routes, qui sont précisé-
ment celles où, après Baudelaire, vont s'engager, chacun en son sens, les grands
aventuriers : la poésie lyrique, aux écoutes de voix intérieures toujours plus
subtiles, de ces nuances que pressentait Lamartine ou Sainte-Beuve et que
notera Verlaine avec, à la fois, tant de précision et de « méprise » ; la poésie
fantastique où, après Novalis et Nerval, Rimbaud voudra trouver, par le seul jeu
de son imagination, la véritable poésie, qui serait magie, démiurgie, création
pure; la poésie intellectuelle, à la recherche de ces rapports mystérieux et
souverains qui unissent l'homme au monde et constituent la structure même de
l'univers : « poésie pure » où Vigny s'épuisa, et où plus tard Mallarmé et Valéry
s'épuiseront à leur tour.
Les trois aspects fondamentaux, les trois grandes tendances de notre vie
psychique commandent bien, on le voit, et surtout depuis le Romantisme,
toutes les démarches de la poésie moderne. Non que les poètes ne fassent pas
effort, constamment, pour dépasser leur nature, leur humanité ainsi tronquée et
morcelée. Sans cesse, ce qu'ils cherchent, c'est bien à retrouver cette unité
qu'ils ont perdue, à reconquérir le feu souverain qui seul serait capable de
réaliser la fusion en une suprême synthèse. Tous, les poètes modernes sont plus
ou moins poètes du feu, mais ce feu dans leur œuvre crépite et brille comme
une promesse plutôt que comme une présence. Ils sont, répétons-le, voleurs de
feu, car ils s'imaginent qu'il suffit de s'abandonner à la Muse pour conquérir
la vérité et posséder la connaissance. Or ces émules de Faust ont, comme lui,
perdu le sens des antiques disciplines; la flamme qu'ils découvrent n'est jamais
qu'une flamme poétique, qu'un feu qui, loin de les purifier, les brûle et les
consume. Apprentis sorciers, en découvrant et en libérant leur moi, ils ont
L'AVENTURE POÉTIQUE
BAUDELAIRE. Le Voyage.
Il n'est rien de plus caractéristique que cet effort incessant de la littérature
du dix-neuvième siècle pour se ressaisir et cette impuissance à retrouver un
équilibre perdu. Loin de suivre un chemin régulier, de progresser vers un but
lucidement choisi, sans cesse on la voit qui hésite, s'interroge, tente une route,
puis l'autre, traçant ainsi un itinéraire fuyant et tourmenté, agrémenté de brusques
virages et présentant les paysages les plus contrastés. C'est ainsi qu'entre les
années 30 et 40 le Romantisme, soudain, tourne court et paraît s'épar-
piller : d'un côté l'école des « intimes », ceux qui, comme Sainte-Beuve, se sont
tournés vers l'intérieur et chantent déjà l'héroïsme silencieux de la vie moderne;
de l'autre, plus bruyante, l'école pittoresque, qui groupe autour de Gautier et
des Jeune France ceux que rapproche l'amour de la forme éclatante, de l' « art »
et de ses « jongleries ». Il semble alors que l'élan soit brisé, les grandes sources
du lyrisme brusquement taries, l'idéal escamoté. C'est qu'en réalité, partagé
entre le sentimentalisme mystique et la révolution formelle, le Romantisme
français n'avait pas su trouver son unité, et qu'après 1830, laissant les uns et
les autres se partager sa défroque — fantastique, vampirisme, diabolicisme — ,
le véritable Romantisme s'en est allé ailleurs : vers cette société qui l'appelait,
vers, cet amour des hommes qu'il avait retrouvé dans le fond de son propre
cœur.
La Révolution de Juillet avait en effet ramené brutalement l'attention sur
les réalités politiques et sociales. L'heure n'était plus aux pleurnicheries ni aux
épanchements stériles : il ne s'agissait de rien de moins que de libérer l'homme
de ses servitudes, et les gens de lettres eux-mêmes se lançaient dans la lutte
avec enthousiasme. Comment auraient-ils pu résister aux nouveaux mythes?
Tout, autour d'eux, n'affirmait-il pas le triomphe de la Science, de la Raison,
du Progrès ? Pour régénérer l'humanité, pour créer une religion nouvelle
d'amour et de fraternité, Saint-Simon ne réclamait-il pas des prêtres nouveaux,
et ne demandait-il pas aux artistes et aux poètes de « s'élancer devant la société
pour lui servir de guides » 1 ? On conçoit quel était le danger pour la poésie :
en pactisant généreusement avec la science et le positivisme, elle signait son arrêt
de mort. Oui, si en 1840 la littérature est devenue l' « amie des justes et bien-
faisantes lumières », on peut bien, comme Sainte-Beuve, la dire « revenue des
aventures » 2 Bientôt paraît l'école du Bon Sens, qui, affirme-t-on, n'est autre
chose que l'esprit positif. « Le mouvement rationaliste, dit P. Martino, s'étend
alors avec une ampleur formidable ; et la montée démocratique lui prépare
le terrain pour de nouvelles victoires » 3 Comment s'étonner que dans ces
conditions la littérature, reniant de plus en plus le Romantisme, se tourne
délibérément vers le réalisme, la critique positiviste et le roman « scientifique » ?
Ainsi elle en arrivait à brûler ce qu'hier encore elle adorait, à nier ce monde
du mystère et du surnaturel que les poètes avaient entrevu 4 Et par là la litté-
rature utilitaire ou réaliste rejoignait ceux qui, issus du Romantisme pittoresque,
en étaient arrivés à l' « Art pour l'Art ».
Cependant le nouvel édifice est moins solide qu'il ne semble. Dans la
société bourgeoise qui triomphe, tout n'est pas que générosité et humanitarisme.
Loin de là. Rapidement, comme le dit encore Sainte-Beuve, « les excès se sont
tirés... jusqu'à leurs dernières et révoltantes conséquences ; l'industrialisme, la
cupidité, l'orgueil ont atteint d'extravagantes limites ». L'esprit français dans
son ensemble, pris par la fièvre positiviste ou séduit par la tranche de vie et le
fait divers, ne prendra conscience de ces excès que beaucoup plus tard. Mais,
dès le milieu du siècle, certains sentent bien que la crise, pour être moins visible,
est loin d'être résolue. Quoi qu'on en dise, le Romantisme n'est pas mort : il
traîne une existence incertaine dans les convulsions du mélodrame et des derniers
romans noirs 3 La faveur croissante du Faust de Nerval après 1830, l'évolution
du fantastique au démoniaque, l'amour de l'excessif et du hideux ne sont pas
seulement les survivances d'une mode, mais les signes d'une névrose persistante.
Et tout ce que le Romantisme semble avoir gagné avec le développement du
rationalisme positiviste, c'est un esprit critique qui lui faisait défaut, certes,
1. Le Producteur (1826), organe de la doctrine saint-simonienne. Cité dans P. Martino, Parnasse et
Symbolisme, p. 13, qui a bien résumé ce changement de direction du Romantisme (cf. notamment p. 5
sqq). Cf. également P. Moreau, Le Romantisme, p. 217 sqq. Bientôt on verra le positivisme d'Auguste
C o m t e « incorporer l'art à l'ensemble de l'ordre moderne ».
2. Sainte-Beuve, Dix ans après (1840).
3. P. Martino, Le Naturalisme français, pp. 8-9.
4. Cf. E. Rod, Nouvelles Etudes sur le X I X siècle, p. 282 : Pendant tout le troisième quart de ce
siècle, on fut résolument, universellement, audacieusement anti-Idéaliste ; on le fut dans la théorie et
dans la pratique, dans la pensée et dans les mœurs. O n affecta de nier le mystère, de dédaigner l'au delà,
de compter sur la seule science pour satisfaire toutes les aspirations et répondre à toutes les curiosités ;
on s'efforça de limiter les regards à l'étroit horizon terrestre. On fut en un mot Matérialiste. » Cité
dans Knowles, La 'Réaction inédite au théâtre, p. 20.
5. Voir en particulier sur la survivance des modes romantiques : Maigron, Le Romantisme et les
mœurs, passim, et A. Ferran, L'Esthétique de Baudelaire, p. 84 sqq.
mais qui. en lui donnant le goût de l'analyse, rendra cette névrose encore plus
aiguë. Chez certains, la réalité intérieure va devenir une hantise, et l'on se
laissera prendre de plus en plus aux prestiges séducteurs du moi profond.
Ainsi au delà du Romantisme, se définit déjà le moderne : tyrannie toujours
plus grande de la sensation, de l'émotion, de toutes les forces inconscientes ;
en même temps, sentiment aigu de ce courant intérieur qui sans cesse échappe,
de ce présent qui retombe au passé, de cette durée insaisissable, du relatif qui
est la marque de toute chose, du temps irréversible ; et, au fond de l'âme,
l' angoisse de cet irréversible, la soif de vaincre ce relatif, la nostalgie de l'unité
et de l'absolu 6
Nul peut-être à cette époque, en Europe, n'a mieux pris conscience des
caractères de l'âme moderne et du tragique de sa condition que le penseur danois
Kierkegaard. « Qu'est-ce qui manque à notre temps ? demandait-il. La religion » 7
En un siècle où la plupart des hommes, agités d'une inquiétude de surface, sont
comme des nageurs qui resteraient calmes sur 70.000 brasses d'eau, oubliant
qu'ils ont au-dessous d'eux un abîme, Kierkegaard, lui, par un sentiment profon-
dément vécu de l'existence, prend conscience de cet abîme avec angoisse.
Angoisse nécessaire, car ce n'est que sur elle, dans la solitude spirituelle et
le désespoir, que l'homme peut bâtir sa foi. Comment ne pas être frappé d'une
telle rencontre ? L'œuvre de Kierkegaard pourra bien attendre près d'un siècle
pour trouver audience en France, elle n'en a pas moins, sans que nul s'en doute
d'ailleurs, des échos chez nous à cette époque. Quelques-uns ne sentent-ils pas
alors s'ouvrir un gouffre sous leurs pas ? Ne voit-on pas apparaître chez eux
ces « existentiels » que sont l'inquiétude, l'angoisse, le désespoir ? C'est que,
ici et là, les causes profondes sont les mêmes et déterminent, chez les plus
sensibles. les mêmes bouleversements.
Mais là s'arrête l'analogie. Car si, pour échapper au désespoir et à l'angoisse,
l'âme nordique se tourne vers la religion et la philosophie, l'âme française, elle,
va prendre des chemins différents. Nourrie naguère encore, même aux plus
beaux temps du Romantisme, de logique et de rationalisme, peu portée au
demeurant vers la spéculation philosophique, il lui restait d'autres mondes
à découvrir. En retard sur ses voisines germanique et anglo-saxonne, elle n'avait
pas encore vraiment exploré l'univers de la poésie. Il s'agit maintenant pour elle,
non seulement de parcourir à son tour le chemin qu'ont fait avant elle les
Romantiques d'outre-Rhin, mais d'aller plus loin qu'eux. A la suite des Novalis,
des Nerval, des Poe, il s'agit pour dénouer le conflit qui la déchire, de tenter
jusqu'au bout l'aventure poétique, et d'unir à l'expérience et à la vision subjec-
tives du monde sa recréation par la poésie. Ambition qui peut paraître déme-
BAUDELAIRE
POÈTE MODERNE
« Vrai voyageur », il est parti « pour partir », sans savoir pourquoi, rêvant « de
vastes voluptés, changeantes, inconnues » ; mais il n'est jamais arrivé. Bateau
ivre ? Pas encore. Mais « vaisseau qui souffre » 2 bercé par le bon vent comme
par la tempête, navire en détresse ; car si Beaudelaire, doué d'intuitions éton-
nantes, guidé par les « phares », a tenté l'aventure de l'idéal, il s'est abandonné
à sa destinée 3 incapable de faire l'effort nécessaire pour s'arracher aux séductions
du siècle et à la hantise de l'abîme. Sa vie fut un douloureux voyage, et son
dandysme, son affectation, son dilettantisme, ses attitudes provocantes, son
amour du malsain et du morbide, son « baudelairisme » en un mot cachent
1. Fleurs du Mal, C X X V I : Le Voyage. Le thème de la mer est fondamental chez Baudelaire. Cf.
en particulier Fleurs du Mal, VI (Les Phares), X I I (La Vie Antérieure), X I V (L'Homme et la Mer),
LXIX (La Musique). On sait quelle est pour les psychanalystes la signification de ce thème, qu'il -
rattachent à celui de la mère et au complexe intra-utérin (regret du sein maternel).
2. Fleurs du Mal, LXIX : La Musique.
3. Ne dit-il pas très exactement dans Le Voyage (v. 19) :
De leur fatalité jamais ils ne s'écartent ?
un drame profond origine à la fois de sa grandeur et de sa misère ; grandeur
et misère qui le définissent comme le premier poète moderne.
Beaudelaire, poète moderne ! Il est bien, comme ses aînés Obermann,
René, Childe Harold, Stello, un enfant du siècle, tour à tour révolté et mélan-
colique, à la fois prisonnier et avide d'infini, il n'en apporte pas moins dans
la littérature selon le mot du Maître, un « frisson nouveau » : d'une génération
où l'esprit critique vient sans cesse battre en brèche les aspirations du cœur,
il éprouve en lui-même, avec plus d'acuité encore que les Romantiques parce
qu'il en a clairement conscience, la réalité et comme la sensation du désordre
intérieur ; il en éprouve aussi le remords, il a l'angoisse du gouffre et le sentiment
de l'irréversible ; et cependant, au fond de lui-même, tout en avouant son
impuissance, il entrevoit des promesses d'unité. Beaudelaire donc est moderne
parce qu'il s'avance au delà du Romantisme dans les âpres sentiers de la mauvaise
conscience et de la quête d'absolu. E t il est poète moderne, parce que, le premier,
il lie la cause de la poésie à celle de l'homme, qu'il s'engage totalement dans
l'aventure poétique, et qu'il demande désespérément à cette poésie la solution
d e ses conflits et l ' a c c è s à un m o n d e v é r i t a b l e 5 A i n s i , selon le v œ u d e N o v a l i s 6
« Baudelaire, dit Rimbaud, est le premier voyant, roi des poètes, un vrai
Dieu » Non : Baudelaire est un homme. Un homme avec sa grandeur et sa
misère, et dont le tempérament déjà est fait de contradictions douloureuses : à
la fois sensible et nerveux, émotif et cérébral, sensuel et rêveur, il est le reflet
de son époque. Mais tout, dans son existence, a contribué à accentuer chez lui
les données et les contradictions de sa nature : en dépit de ses efforts, lié par
son tempérament comme par une sorte d'envoûtement magique, il ne par-
viendra jamais à le dépasser, à le dominer, mais seulement à le réaliser. Aussi
sa vocation semble-t-elle être de témoigner, et ce témoignage, par son hyper-
sensibilité de poète et l'expérience qu'il fit du combat spirituel, est-il précieux
entre tous.
Baudelaire a dû pourtant connaître dans sa première enfance la chaleur de
la tendresse familiale, entre un père attentif qui, dès son plus jeune âge, lui
donna le goût des belles œuvres et une mère sensible et pieuse qu'il chérit
presque à l'excès. Mais ce bonheur dura peu. La mort de son père, bientôt
suivie de l'arrivée au foyer d'un beau-père qui y fait figure d'intrus, détermine
chez cet enfant de six ans un premier déséquilibre. Tout jeune, il est mis en
pension, et déjà son âme se referme. Autour de lui, il ne trouve qu'hostilité.
« Le collège de Lyon, notera-t-il plus tard : coups, batailles avec les professeurs
et les camarades, lourdes mélancolies » 10 A dix ans, il se sent seul dans la vie,
cette vie dont il est pourtant avide. Et que de peines d'enfant cachées sous cette
autre confidence : « Sentiment de solitude dès mon enfance, malgré la famille
et au milieu des camarades surtout — sentiment de destinée éternellement
solitaire. Cependant goût très vif du plaisir et de la vie... » 11 Solitude, mélan-
colie : Baudelaire est bien un enfant du siècle. Il se replie sur lui-même, et
voici qu'il trouve une grande tendresse refoulée. Cette mère qu'il aime tant,
pourquoi n'est-elle jamais à lui ? Pourquoi l'a-t-on ainsi éloigné ? Affection
morbide, jalousie : on n'explique pas grand'chose en parlant ici de complexe
d'Œdipe. Comme le note A. Adam, le complexe d'Œdipe, comme tous les
complexes héréditaires d'ailleurs, « doit normalement se résoudre avec les
années », et s'il « reste noué chez certains individus, entravant du même coup
leur développement », c'est sous l'influence de causes extérieures qui le fixent
et le refoulent 12 Ce qui importe donc, c'est de montrer que chez Baudelaire
tout a contribué à favoriser la survivance de ce complexe. C'est de montrer
9. Lettres de la Vie littéraire d'Arthur Rimbaud, p. 68.
10. Œuvres Posthumes, p. 73, cité dans A. Ferran, L'Esthétique de Baudelaire, p. 5.
11. Journaux Intimes, Mercure de France éd., p. 59.
12. A. Adam, Le vrai Verlaine, p. 15.
aussi q u ' u n e telle affection n ' a v a i t d ' a u t r e issue q u e la révolte — et l ' e n f a n t
voue à « l'intrus » une haine f a r o u c h e — ou l ' é v a s i o n — et B a u d e l a i r e nous
dira q u e l l e fut cette évasion p o u r lui : « D è s mon e n f a n c e , note-t-il d a n s les
J o u r n a u x Intimes, t e n d a n c e à la mysticité : mes conversations a v e c D i e u » 13
C e m o u v e m e n t mystique est f o n d a m e n t a l c h e z B a u d e l a i r e . P o u r lui, c o m m e
l ' a montré G . Blin, tout est c o m m a n d é par le goût d e l'infini et le refus d ' a c c e p t e r
les limites d e sa c o n d i t i o n d ' h o m m e . D ' o ù la nostalgie d ' u n e éternité chaste,
le sentiment d ' e x i l p e r p é t u e l , le s p l e e n qui est à la fois l'origine d e son mal
et le point d e d é p a r t d e son aventure mystique 14 D e sa mysticité plutôt : a d o l e s -
cent nourri d e c a t h o l i c i s m e , mais troublé d a n s sa foi par les a t t a q u e s d e s « philo-
s o p h e s », B a u d e l a i r e verra sa religion se fransformer i n s e n s i b l e m e n t en religiosité,
sa c e r t i t u d e en aspiration, son e s p é r a n c e en n o s t a l g i e ; i n c a p a b l e q u ' i l sera toute
sa vie d e vouloir v r a i m e n t c e t t e spiritualité qui s'offrait à son e n f a n c e .
D ' o ù c h e z B a u d e l a i r e un p r e m i e r conflit : celui de la raison et d u c œ u r .
C ' e s t b i e n l ' e s p r i t critique en effet qui, lors des p r e m i è r e s sensualités, r é f r è n e
les élans d e sa sensibilité, e x a s p è r e en lui le sentiment d u p é c h é , sans pouvoir
p o u r t a n t le retenir sur le c h e m i n d e la d é b a u c h e . C ' e s t lui qui l ' e m p ê c h e d e se
livrer, d e s ' a b a n d o n n e r , d e jouir d e l ' i n s t a n t p r é s e n t sans a r r i è r e - p e n s é e d e remor d s
ou d e regret : toujours, p a r t o u t où il sera, B a u d e l a i r e connaîtra l ' i n q u i é t u d e .
Il est d e ces êtres qui ne p e u v e n t être h e u r e u x en aucun point d e la terre,
et qui h a î n e n t partout l ' e n n u i a v e c eux. C e v o y a g e à l ' î l e B o u r b o n , v o y a g e
forcé c e r t e s , mais qui lui d é c o u v r e , à l ' â g e d e s enthousiasmes, d e s horizons
inconnus, c ' e s t p o u r lui « une prison d e tristesse et d e rêve e n c o r e » 15 ; le j e u n e
B a u d e l a i r e regrette P a r i s ; il n ' é p r o u v e l à - b a s q u e :
21. Il est vraisemblable en effet qu'une partie au moins des poèmes qui devaient paraître dans le
Messager de l'Assemblée du 9 avril 1851 sous le titre Les Limbes était écrite, comme Le Mauvais Moine,
dès 1846. Et ce n'est pas parce que Le Mauvais Moine semble inspiré de Gautier que les vers : « Mon
âme est un tombeau... » en sont moins autobiographiques. Cf. Fleurs du Mal, éd. Crépet-Blin, p. 309.
22. « En quête du rare, de l'étrange, de l'individuel absolu, par sa seule sincérité il atteint l'essentiel
et découvre ce que ses devanciers n'auraient pu saisir et ce que ses contemporains les plus clairvoyants
n'avaient pas aperçu : l'homme nouveau, peut-être l'homme de la décadence, homo multplex, mais
l'homme actuel, nous-mêmes. Il ne dit rien qu'il n'invente, mais dans quoi nous reconnaissons pourtant
non seulement nos frissons, notre angoisse, nos douleurs, nos tortures, nos dégoûts, mais aussi
nos jouissances, nos soulas, nos extases... » J. Royère, Baudelaire mystique de l'Amour, pp. 16-17. —
Homme nouveau, si l'on veut, mais au sens d'homme de la décadence en effet. Le véritable « homme
nouveau » serait tout autre chose (voir notre Conclusion).
23. Journaux Intimes, p. 62.
24. /bid., p. 88.
Extase de la vie : oui, l'aventure baudelairienne est bien avant tout une
aventure mystique. Dès son enfance, Baudelaire a pressenti derrière les appa-
rences l'existence d'un monde occulte. Le temps n'est pas loin où il écrira à
sa mère : « Le fait est que depuis quelques mois je vis dans un état surnaturel » 25
Etat d'extase le plus souvent, de vague postulation vers l'infini où l' âme , par
une rêverie contemplative, se dissout peu à peu dans « l'atmosphère dorée »,
dans « la lumière tranquille et mesurée » qui habille les hauteurs » 26 De fait,
ce paresseux préfère le rêve à l'action, et se complaît dans une « oisiveté perpé-
tuelle » : « L'oisiveté me tue, me dévore, me mange... » écrit-il à sa mère en
1847. Et pourtant il a la « haine profonde de cette oisiveté » et il en éprouve
un sentiment de profonde misère 27
Horreur de la vie : par là surtout Baudelaire est bien un « moderne ». Le
thème du moderne revient d'ailleurs chez lui comme un leitmotiv. Moderne,
il l'est, nous l'avons dit, parce qu'il a une conscience lucide du désordre qui
l'habite ; il l'est aussi parce que le plus souvent il vit, non pas d'idées, non pas
de passions, mais de sensations 28 Quand il s'observe, quand il descend en soi,
c'est cela qu'il trouve d'abord, dont il constate la présence continuelle, obsédante.
Hyperacuité et obsession des sens, voilà ce qui rend par avance Baudelaire soli-
daire des générations qui viendront après lui. Tout pour lui, pourrait-on dire,
se traduit par des sensations : l'amour, le rêve, la tristesse, et jusqu'au sentiment
de la mort 29 Tempérament ? Névrose ? Hypersensibilité d'artiste ou de malade ?
Il y a de l'un et de l'autre, ou plutôt la pratique de l'art, et plus encore celle
des excitants ont développé les tendances d'un tempérament particulièrement
sensible. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il a éprouvé et cultivé tous les ordres de
sensations, et singulièrement l'un d'entre eux : les parfums. « Mon âme,
aimait-il à dire, voltige sur les parfums comme l'âme des autres hommes voltige
sur la musique » 31 Baudelaire est surtout un olfactif, et par là encore il est
bien moderne : nous, verrons en effet la place de plus en plus grande que prendra
l 'odorat, après Baudelaire, dans notre littérature. Non seulement, d'ailleurs,
toutes ces sensations s'ajoutent et se juxtaposent chez lui, mais elles se corres-
25. L e t t r e s à sa M è r e , p. 25 ( d é c e m b r e 1847).
26. Sur c e t t e e x t a s e p l u s o u m o i n s p a n t h é i s t e e t c e t t e p o é s i e de l'air, d u ciel e t d e s n u a g e s , voir
les e x c e l l e n t e s pages de B l i n , B a u d e l a i r e , p. 167 sqq.
27. M i s è r e à la fois m a t é r i e l l e et m o r a l e , c o m m e l ' i n d i q u e la m ê m e l e t t r e : « L ' e x p l i c a t i o n d e
ces six a n n é e s si s i n g u l i è r e m e n t e t si d é s a s t r e u s e m e n t r e m p l i e s , si je n'avais pas joui d ' u n e s a n t é
d ' e s p r i t e t de c o r p s q u e r i e n n ' a p u t u e r — est f o r t s i m p l e ; — c e l a se r é s u m e a i n s i : é t o u r d e r i e ,
r e m i s e au l e n d e m a i n des p l a n s les p l u s v u l g a i r e m e n t r a i s o n n a b l e s , c o n s é q u e m m e n t m i s è r e , e t t o u j o u r s
m i s è r e . » L e t t r e s à sa M è r e , p . 23.
28. C f . M . - A . C h a i x : « N ' a g i s s a n t g u è r e , il r ê v a i t b e a u c o u p , e t il a n a l y s a i t avec s o i n t o u t e s ses
i m p r e s s i o n s . I l t â c h e ainsi d e d é m ê l e r ce q u ' i l s e n t e t p r e n d u n réel plaisir à n o t e r ses s e n s a t i o n s . »
(La C o r r e s p o n d a n c e d e s A r t s d a n s la P o é s i e c o n t e m p o r a i n e , p. 4 4 . V o i r aussi les pages suivantes.)
29, C ' e s t p r é c i s é m e n t e n c e l a q u e c o n s i s t e le m a c a b r e , u n des t h è m e s p r i n c i p a u x des F l e u r s d u M a l .
30. C ' e s t ce q u e se d e m a n d e M . - A . C h a i x (o. cit., p. 43) : « C ' é t a i t u n t e m p é r a m e n t n e r v e u x , d e
c o m p l e x i o n assez f a i b l e , u n d é p r i m é q u ' u n e vie i n s u f f i s a m m e n t r é g l é e , l ' a b u s d e s t o x i q u e s et des
e x c i t a t i o n s p s y c h i q u e s , c o n d u i s i r e n t à des t r o u b l e s n é v r o p a t h i q u e s e t à la p a r a l y s i e g é n é r a l e . »
31. G a u t i e r , P r é f a c e des F l e u r s d u M a l , Œ u v r e s c o m p l è t e s . M i c h e l L é v y , 1 8 6 8 , p. 27. C i t é d a n s
C h a i x , o. cit., p. 48..
pondent. Ce qu'il dit du fumeur de haschich est d'abord vrai de lui-même ;
pour lui aussi, « les objets extérieurs prennent lentement, successivement, des
apparences singulières... Les sons se revêtent de couleurs et les couleurs
contiennent une musique... Ces analogies... pénétrent, elles envahissent, elles
accablent son esprit p a r leur c a r a c t è r e d e s p o t i q u e » 32
Car il est remarquable que chez Baudelaire les sensations ne restent pas
sur le plan de l'affectivité : elles ne sont en réalité qu'un aliment pour les
nerfs. Un « paresseux nerveux », a-t-il dit. Baudelaire n'est pas seulement un
affectif et un hypersensible, mais un nerveux et un cérébral. Nouvelle source
d e tourments, d o n t nous trouvons encore l'explication dans la douloureuse lettre
d u 4 d é c e m b r e 1847 à sa m è r e :
« Jamais je n'ai osé me plaindre si haut. J ' e s p è r e que vous voudrez bien mettre cette
excitation sur le compte d e s souffrances inconnues à vous que je subis. L'oisiveté absolue
d e ma vie a p p a r e n t e , contrastant avec l'activité perpétuelle d e mes idées, me jette dans
des colères inouïes... J e suis bien fatigué, dit-il encore. J ' a i comme une roue dans la
tête » 33
Car c'est là le tragique de son aventure. Dans cette descente en soi, dans
cette plongée aux profondeurs de l'inconscient, dans ce royaume des ombres
où se p r o j e t t e la l u m i è r e i m p l a c a b l e et c r u e d e son esprit critique, q u e d é c o u v r e -
t-il ? C e r t e s , t o u t e s les s é d u c t i o n s d u r ê v e , tout u n « c ô t é surnaturel d e la v i e »,
mais aussi un malaise et un doute ; il se sent « blessé par le mystère et p a r
l'absurdité » 34 Et, plus encore peut-être, par la conscience du Mal. Quelle
misère que la condition humaine ! Sommes-nous donc capables d'échapper à
n o s m a u v a i s i n s t i n c t s , à n o s p a s s i o n s , à n o s v i c e s ? V o y e z c o m m e ils s o n t i n s t a l l é s
e n n o u s : la P a r e s s e , la S o t t i s e , la D é b a u c h e . . . « N o s p é c h é s s o n t t ê t u s ». C o m m e n t
pourrions-nous être libres quand il y a des forces supérieures qui nous
conduisent ?
32. Paradis Artificiel, p. 220. — Déjà le 10 juillet 1843, dans un article de La Presse, Gautier dé-
crivait ainsi l'ivresse du haschich : « Mon ouïe s'était prodigieusement développée, j'entendais le bruit des
couleurs. Des sons verts, rouges, bleus, jaunes, m'arrivaient par ondes parfaitement distinctes... Je nageais
dans un océan de sonorités où flottaient comme des îlots de lumière quelques motifs de la Lucia et du
Barbier. »
33. Lettres à sa Mère, pp. 24-27. C'est Baudelaire qui souligne.
34 Fleurs du Mal, XC : Les sept Vieillards. — Cf. G. Blin, o. cit., p. 95.
35, Fleurs du Mal : Au lecteur.
d'un attrait maléfique. Telle est l'horreur de notre condition : nous nous vau-
trons dans le mal, nous en sommes « insatiablement avides » et notre cœur
se plaît dans l'Enfer 36 « Horreur sympathique » ; l'Enfer a sa beauté, et le
poète ne peut s'empêcher de cueillir et de chanter les « fleurs du mal ». Mais
en même temps il les hait, il en souffre et gémit sur soi-même. Ainsi, le
Satanisme est au centre de l'œuvre de Beaudelaire comme il est au centre de
l'homme, et c'est là ce qui donne à sa poésie cette âpreté et cette cruauté qui
ont fait scandale. Il y a bien, à l'origine, un goût de la pose, l'influence d'une
mode, un besoin d'étonner 37 Mais qu'est-ce que cela prouve, sinon qu'il
n'y a pas de frontière précise entre mystification et mysticisme ? Peut-on même
mettre en doute un instant, devant des pièces comme De Profundis clamavi,
Obsession, Le Goût du Néant, ou devant sa correspondance, et en dépit même
de toutes ses protestations, l'absolue sincérité de Baudelaire ? Il est des cris
qui ne sauraient tromper : Satan est réellement présent derrière ses poèmes.
Mais quand, en 1846, il constate et affirme cette présence, Baudelaire
n'est pas au bout de son voyage.
dira-t-il plus tard, et c'est cette descente aux Enfers, ou plutôt en Enfer, que
décriront les Fleurs du Mal. Ici, il n'est plus de chronologie que dans l'intensité
du tourment, et l'on ne peut que reconstituer l'ordre naturel d'une expérience
qui pour Baudelaire se renouvelle « chaque jour ».
Voici le poète face à face avec lui-même : que de souvenirs, partant que
de choses mortes ! Son triste cerveau est comme un meuble encombré. Mieux
encore,
Ces morts, c'est tout ce qui dort — ou sommeille — en nous : souvenirs, désirs,
instincts, blessures mal cicatrisées. Spectacle désolé ! Véritable cimetière inté-
rieur, « cimetière abhorré de la lune », car il n'y a même plus la diffuse clarté
de l' amie n o c t u r n e cimetière de l'inconscient, où le poète retrouve impi-
toyablement, comme des larves errantes, le spectre de ses vices et la trace de
ses fautes. De plus en plus, Baudelaire est fixé sur cet inconscient qui l'obsède 40
comment alors ne serait-il pas la proie de l'Ennui ? Non seulement de cet ennui
où se complaisaient les Romantiques, sorte de vague à l'âme né d'aspirations
et de désirs insatisfaits, mais d 'un sentiment à la fois plus violent et plus morne,
véritable névrose, asphyxie du corps et de l'âme, et qui est proprement le spleen.
« Plus amer que la tristesse, plus morne que le désespoir, dit très précisé-
ment R . Vivier, il est plus aigu que l'ennui dont il offre pour ainsi dire la corres-
pondance positive. Issu de la pensée avide d'absolu qui ne trouve rien à sa
mesure, il garde de cette aspiration brisée quelque chose d'âpre et de tendu.
Et, d 'autre part, d'avoir à son origine la sensation implacable du vide des choses
et de la fugacité de l'être lui donne on ne sait quel air de condamnation perpé-
tuelle et de paralysie sans remède. Dénué à la fois de résignation et d'espérance,
le spleen est une sorte de violence immobile » 42 Il faudrait ajouter que chez
Baudelaire cette sensation du vide des choses est essentiellement commandée
par la sensation d ' u n vide intérieur. D ' o ù un profond dégoût de soi, une lassitude
à se retrouver éternellement le même. Et, partant, cette lassitude de toutes
choses. Baudelaire, à proprement parler, ne tient plus à rien, il est « désintéressé »
du monde. « Je me demande sans cesse : A quoi bon ceci ? A quoi bon cela ?
C ' e s t là le véritable esprit d e s p l e e n », écrit-il à sa m è r e 4 3 Il projette en effet
Gouffre qui l'attire, vertige qui le hante, angoisse qui l'étreint. Et cette
angoisse n'est pas seulement liée au sentiment d'une faute irréparable; elle est
liée à l'existence même en tant que telle, elle est expérience, l'expérience
de celui qui replace le quotidien à son échelle et éprouve soudain l'infini et
l' éternité 49 : alors le vertige, le sentiment de chute dans l'abîme; tout chavire,
et, comme aux premiers temps du monde, l'homme a peur :
« J'ai cultivé mon hystérie avec jouissance et terreur. Maintenant j'ai toujours le
vertige, et aujourd'hui 23 janvier, j'ai subi un singulier avertissement, j'ai senti passer
en moi le vent de l'aile de l'imbécillité » 52
Baudelaire en effet a « cultivé » son mal, il s'y est complu, par une jouissance
perverse et satanique. Là encore, la psychanalyse a eu beau jeu pour dénoncer
un mécanisme habituel de l'inconscient, le mécanisme d' « auto-punition » selon
lequel le sujet « croit adoucir par sa souffrance et son humilité les rigueurs »
d'une censure excessive. Pour se délivrer de l'angoisse que celle-ci a fait naître,
Baudelaire a pris à se torturer ce plaisir sadique, cette volupté érotique qui ont
fait scandale. Il maudit le vampire à qui il est lié « comme le forçat à la chaîne »
et qui le poignarde, mais, possédé par le démon, il peut lui dire :
51. Ibid. Cloches et araignées, encore deux images qui reviennent fréquemment chez Baudelaire.
Voir en particulier LXXIV (La Cloche fêlée), LXXVIII (Spleen), LXXXIX (Obsession).
52. Journaux Intimes, p. 43. — Baudelaire n'a-t-il pas sombré dans la folie ? Cf. Doc teur Laforgue,
o. cit., p. 86 : « Son cerveau devait sombrer dans la syphilis cérébrale, trou béant de la castration
physique et morale. »
53. Docteur Laforgue, o. cit., p. 35 sqq.
54. Fleurs du Mal, XXXVII : Le Possédé.
55. G. Blin, o. cit., p. 38.
56. LXXXIII : L'Héautontimorouménos,
S u p r ê m e incarnation d e la mauvaise c o n s c i e n c e ! « P o i g n a r d d e la p e n s é e » 57
qui p r ê t e une attention d é m e s u r é e à ses intimes souillures et est i n c a p a b l e d e
s ' e n d é p r e n d r e . « L a C o n s c i e n c e d a n s le M a l » ! T e l est le p h a r e infernal
auquel s ' e s t fié trop longtemps l ' i m p r u d e n t v o y a g e u r . E t m a i n t e n a n t il nous
décrit le « c a u c h e m a r énorme » o ù il se d é b a t :
Un malheureux ensorcelé
Dans ses tâtonnements futiles,
Pour fuir d'un lieu plein de reptiles,
Cherchant la lumière et la clé ;
L'EVASION
57. C X V : La Béatrice.
58. LXXXIV : L'Irrémédiable.
59. Ibid.
60. LXXXVI : Spleen. — Cf. Sur le Remords de la dernière strophe de LXXXV (L'Horloge), et
G. Blin, o. cit., pp. 40-41.
De cette évasion, la première partie des Fleurs du Mal, comme le début
de sa vie, nous a déjà donné l'ébauche. Evasion dans le monde, souvenirs d'un
voyage écourté, parfums d'exotisme. Mais Baudelaire ne saurait se satisfaire
de la réalité. S'il est vrai que « la terre est un gâteau plein de douceur » 61 c'est
par ce que l'on imagine plus encore que par ce que l'on goûte. Oui, Baudelaire
est voluptueux et sensuel, il a au fond, et de son propre aveu, un « goût immodéré
pour la vie » 62 ; mais ses exigences mêmes feront de lui un perpétuel insatisfait.
Le seul monde où il se complaise, c'est celui de ses, rêves, un univers bercé
par les houles et teinté aux couleurs du couchant, un pays parfumé aux arbres
singuliers et aux senteurs marines. « où tout est beau, riche, tranquille », où
tout est « luxe, calme et volupté » 63 : là-bas — pays chimériques où l'on peut
enfin cultiver librement la paresse, pays artificiels créés aux couleurs mêmes
de l'âme baudelairienne 64
Baudelaire est hanté par l'amour et la sexualité, mais — infirmité ou exigence
de sa nature, ou plutôt les deux à la fois — au plus fort de la volupté il désire
autre chose. Aussi n'est-ce pas la Femme qui le délivrera davantage. Peut-être
a-t-il parfois l'espoir de trouver l'oubli dans « l'abîme de sa couche » et d ' y
engloutir ses sanglots apaisés; mais, même dans l'amour, sa ferveur attise son
supplice 65 C'est qu'il retrouve dans la Femme et dans l'amour les contradic-
tions et le drame qui sont en lui, la Femme, être mythique et plein de mystère,
à la fois ange et bête. Il y a chez Baudelaire, Jean Royère l'a montré, une mystique
de l'amour, mystique à plusieurs degrés, où la beauté et la grâce, incarnées
dans l'amour charnel, ne sauraient se définir sans l'âme qui le parachève, où la
femme devient l'instrument du surnaturel et procure au « possédé » les jouis-
sances suprêmes 66 ; — ou plutôt les lui procurerait, si du propre aveu de Royère,
la mysticité de Baudelaire ne le forçait pas « à désirer toujours au delà de la
possession » 67 à substituer à l'univers réel, à la femme qu'il aime, un univers
de désirs et de passions, un arrière-monde où la Femme serait l'ange annon-
ciateur des Cieux Spirituels 68 Hélas ! la femme est double, comme l 'homme,
et plus encore que lui. Elle dispense, non l 'oubli, mais un poison subtil ; avec
la tentation, elle glisse en nous le remords : femme, instrument du diable, femme,
être méprisable et qui « doit faire horreur », puisqu 'elle ne sait que nous remettre
61. Vers que G. Blin a repris pour titre de son troisième chapitre.
62. Lettres à sa Mère, p. 96 (4 novembre 1856). N'entend-il pas presser le plaisir « comme une
vieille orange » ? J. Royère a bien montré cette ivresse de la chair et G. Blin ce « moment d'ivresse
dionysiaque » chez Baudelaire.
63. Petits Poèmes en Prose : L'Invitation au Voyage ; Fleurs du Mal, LIII : L'Invitation au
Voyage. Cf. aussi XII (La Vie antérieure), XXII (Parfum exotique).
64. Il est intéressant de voir ici associés étroitement les deux thèmes baudelairiens de la paresse et
de l'arificiel, selon un rapport intime qui s'expliquera plus loin.
65. CXXXVIII : Le Léthé.
66. O. cit., p. 28 et passim.
67. Ibid., p. 22, qui semble contredire par avance ce que Royère affirme plus loin (pp. 49-52).
68. XLVI : L'Aube spirituelle.
en face de nous-même en étant le miroir de ce qu'il y a de plus bas en nous :
l'animalité 69
S'efforçant à la mysticité, mais impuissant à surmonter son corps et ses
instincts, Baudelaire ainsi retombe 70 Mais si les combats de Spleen et Idéal
se terminent par l'échec et le naufrage, la lutte n'est pas finie pour autant. Et
puisque la Ville,
lui rappeler malgré
son spleen et salesmisère,
rêveriesBaudelaire
magiquestentera
du poète, ne évasions.
d'autres fait elle aussi que
Il est une voie que lui montre Poe, après les Romantiques : c'est celle du
rêve. Aussi bien Baudelaire affirme-t-il : « Les choses de la terre n'existent que
bien peu... La vraie réalité n'est que dans les rêves » 71 Non pas certes dans le
« rêve naturel », plein de la vie ordinaire de l'homme, de ses préoccupations,
de ses désirs, de ses vices, et où se combinent les objets entrevus dans la journée ;
mais dans « le rêve absurde, imprévu..., le rêve hiéroglyphique », qui « repré-
sente évidemment le côté surnaturel de la vie » 72 Ce rêve assure bien d'abord
l'évasion dans un monde féerique où tout est facile et favorable, puisque gratuit,
et puisque le poète est le propre « architecte de ses féeries » 73 Mais le rêve est
aussi moyen de connaissance, mode de perception du réel, ou plutôt d'une sur-
réalité « dont notre univers stable n'est que la simplification et, pour ainsi parler,
la caricature » 74 « Etats de santé poétique, si rares qu'on pourrait les considérer
c o m m e d e s grâces extérieures à l ' h o m m e et c o m m e d e s visitations » 75 P a r là,
B a u d e l a i r e se situe e x a c t e m e n t d a n s la ligne d e s R o m a n t i q u e s a l l e m a n d s et d e
G é r a r d d e N e r v a l , et a n n o n c e L a u t r é a m o n t , R i m b a u d et les S u r r é a l i s t e s 76
C e s visions surnaturelles, ces r é v é l a t i o n s d u r ê v e , q u e l l e t e n t a t i o n d ' a i l l e u r s
q u e d e les multiplier et d ' e n provoquer le retour ! N e r e m a r q u e - t - o n p a s
q uD'autres
' e l l e s seen manifestent souvent
ont d é j à fait l ' e x p «é r iaepnrcèes. d Ils
e c ont
o u p adbel ems a norgies d e àl ' i la
d é , qui m a gboisson,
i n a t i o n »q u ?i
à l ' o p i u m , qui a u haschisch, l ' a c c è s à d e s « p a r a d i s artificiels ». B a u d e l a i r e t e n t e
cette e x p é r i e n c e à son tour.
L e V i n est c h a r g é d e représenter d a n s les F l e u r s d u M a l la nouvelle forme
d ' é v a s i o n ; et certes le p o è t e a connu d é j à « les b a u m e s p é n é t r a n t s » d e la « b o u -
teille p r o f o n d e » 77 il y a d é j à c h e r c h é le d é l i r e qui doit m e n e r a u « p a r a d i s
de ses rêves » 78 Mais c'étaient là péchés de jeunesse ; depuis, Baudelaire a
demandé à d'autres drogues la précieuse ivresse. Cette ivresse, il nous en a
69. Sur le satanisme de la Femme, voir encore G. Blin, p. 70 sqq. — Cf. Journaux Intimes,
p. 55 et passim.
70. G. Blin note très justement : « Qu'il aperçoive avec horreur le ravage moral où mène le
plaisir — que nous devions dépasser ce stade dans l'exposition de la quête mystique, cela n'implique
aucunement que Baudelaire ait jamais réussi à surmonter le corps. » (O. cit., pp. 73-74.)
71. Notes Nouvelles sur Edgar Poe, cité par Blin; o. cit., p. 87.
72. Paradis Artificiels, III.
73. Blin, o. cit., p. 91.
74. Paradis Artificiels.
75. Paradis Artificiels, I.
76. Voir ci-dessus, Introduction, pp. 21-22 et 29, et ci-dessous, passim.
77. CVII : Le Vin du Solitaire.
78. CVIII : Le Vin des Amants.
décrit longuement, dans les Paradis Artificiels, les phases successives : gaîté
anxieuse et incohérente, hyperacuité des sens et s y n e s t h é s i e s 79 où l'on oublie
peu à p e u sa p r o p r e e x i s t e n c e , h a l l u c i n a t i o n progressive o ù les o b j e t s p r e n n e n t
des formes étranges et monstrueuses. A l o r s tout semble devenir merveilleuse-
ment explicite : « La sinuosité des lignes est un langage définitivement clair
où vous lisez l'agitation et le d é s i r des âmes. Cependant se développe cet état
mystérieux et temporaire de l'esprit où la profondeur de la vie, hérissée dé ses
p r o b l è m e s m u l t i p l e s , se r é v è l e tout e n t i è r e d a n s le s p e c t a c l e , si n a t u r e l e t si t r i v i a l
q u ' i l soit, q u ' o n a sous les y e u x — o ù le p r e m i e r o b j e t v e n u d e v i e n t s y m b o l e
p a r l a n t » 80 P e u à p e u l ' o n d e v i e n t le c e n t r e d e l ' u n i v e r s , et l ' o n e m b r a s s e l a
création dans son e n s e m b l e j u s q u ' à s'écrier : « J e suis d e v e n u D i e u ! » Suprême
illusion cependant que cette tentative de conquête inhumaine. On n'emporte
pas ainsi le Paradis d'un seul c o u p ! Car si l'ivresse n'est qu'un immense
rêve, « ce rêve sera bien le fils d e son père. L'oisif... est subjugué, mais, pour
son malheur, il n e l ' e s t q u e p a r l u i - m ê m e . . . : i l a v o u l u f a i r e l ' a n g e , il est devenu
u n e b ê t e ». A u s s i b i e n « l ' h o m m e n ' é c h a p p e r a p a s à l a f a t a l i t é d e son t e m p é r a m e n t
physique et moral : le haschisch sera, pour les impressions et les pensées fami-
lières de l'homme, un miroir grossissant, mais un pur miroir » 82 Ainsi, une
fois d e plus, Baudelaire se r e t r o u v e en face de lui-même. Une fois de plus, il
s'interroge. Qu'a-t-il trouvé dans sa recherche obstinée ? Toujours Satan et
ses prestiges, toujours le vice et le p é c h é , l e s v é r i t a b l e s F l e u r s d u M a l 83 :
C O N Q U E T E DE L A B E A U T E
Pourtant cette expérience douloureuse n'est pas vaine. Baudelaire n'a pas
trouvé la V é r i t é qu'il cherchait passionnément, mais, de ce bilan négatif, est né
quelque chose de positif: sa poésie. Dans le cimetière tout n'est pas mort.
De longs vers s'y traînent, mais des fleurs aussi y ont poussé ; Fleurs du Mal,
mais fleurs m e s s a g è r e s d e B e a u t é .
C a r B a u d e l a i r e , à travers son destin d 'homo m u l t i p l e x , n'a jamais méconnu
sa vocation. Ce que lui commandait son tempérament de nerveux et de rêveur
hypersensible, par delà sa paresse et son impuissance à s'adapter au « réel »
et à l'action, c'était d'être poète, de poursuivre et de conquérir cette Beauté
q u e d a n s s a p r e m i è r e e n f a n c e d é j à s o n p è r e lui l a i s s a i t p r e s s e n t i r 9 7 E t c ' é t a i t ,
a u s s i d ' ê t r e u n p o è t e c o n s c i e n t , d e m é d i t e r sur l e b e a u e t s u r l ' a r t , d ' u n i r à l a
poésie l'esthétique 98
On ne peut dire cependant, comme A n d r é Ferran, que sa d o c t r i n e e s t h é t i q u e
« p r é c é d a ou soutint » son œ u v r e 99 Car d ' a b o r d peut-on parler d e « doctrine » ?
où ils veulent raisonner leur art, découvrir les lois obscures en vertu desquelles ils ont produit, et
tirer de cette étude une série de préceptes dont le but divin est l'infaillibilité dans la production poé-
tique. Il serait prodigieux qu'un critique devînt poète, et il est impossible qu'un poète ne contienne pas
un critique. » (Art Romantique, éd. Garnier. pp. 180-181.)
100. Affirmations réunies par G. Blin (o. cit., p. 11) : « J'ai un esprit philosophique qui me fait voir
clairement ce qui est vrai. »—« La philosophie est tout. »—« La justesse de mon esprit philosophique... »
101. Cf. A. Béguin : « L'esthétique de Baudelaire est inséparable de sa destinée spirituelle et de
son aventure humaine. » (L'Ame romantique et le Rêve, II, p. 400.) — C'est précisément parce que
celle-ci éclaire celle-là et lui donne touts son sens qu'il était nécessaire, on le comprend maintenant,
et en dépit de leur développement simultané, de les exposer l'une après l'autre.
102. Comme G. Blin s'est cru autorisé à le faire, ce qui, en dépit des rares mérites et de la pro-
fondeur de son exposé, l'entache d'un certain coefficient d'arbitraire. Ne convient-il pas de préférer à
cette méthode a priori une méthode qui tente — dans la mesure où le permet actuellement la chrono-
logie baudelairienne, — de partir du développement même de la pensée de Baudelaire ? Ce qui ne
veut pas dire qu'on doive s'en tenir, comme le fait A. Ferran, à cet exposé, purement historique, et ne
pas essayer de saisir, à un moment donné, l'ordre et l'unité de cette pensée.
103. Cf. A. Ferran, o. cit., pp. 94-95.
il devait associer bientôt sa sympathie pour Sainte-Beuve. Cette histoire d'Amaury,
lui dit-il,
p é n é t r a n t , v o l u p t é d e la d o u l e u r , autant d e t h è m e s qui h a n t e r o n t le p o è t e d e s
F l e u r s d u M a l . M a i s , d è s 1 8 4 4 , B a u d e l a i r e a su d i s c e r n e r c h e z S a i n t e - B e u v e
spiritualité, couleur, aspiration vers l'infini », tels sont selon lui les caractères
m a n i è r e d e sentir c o m p o r t a i t n o n s e u l e m e n t « u n e souffrance n o u v e l l e », m a i s
« un héroïsme nouveau » : l'héroïsme de la vie moderne 107 ; le cénacle de
104. Œuvres Posthumes, pp. 54-56 ; cité dans Ferran, o. cit., pp. 95-96.
105. Ibid., p. 105.
106. Curiosités Esthétiques, éd. Conard, p. 90.
107. Ci-dessus, Introduction, p. 14. Cf. Curiosités Esthétiques, p. 77 : « Au vent qui soufflera demain
nul ne tend l'oreille ; et pourtant l'héroïsme de la vie mode rne nous entoure et nous presse. » (Salon de
1845). Cf. aussi ibid., p. 196 sqq. le chapitre du Salon de 1846 intitulé: « De l'héroïsme de la vie moderne.»
l'Artiste a confirmé le culte et la passion de la Beauté qu'il a toujours portés en
lui; mais ce que le dandy individualiste de 1845 a déjà compris, ce qui lui est
vraiment personnel, c'est que la Beauté idéale est inaccessible, et que le devoir
de l'artiste — et du poète — est de découvrir cette Beauté dans ce qui nous
entoure, à travers l'actuel, le particulier, l'individuel 108
Dès cette époque, d'ailleurs, une œuvre vient confirmer les premières
intuitions de Baudelaire : celle de Delacroix. Séduit par sa mélancolie et sa nostalgie,
Baudelaire voit en lui le vrai Romantique, c'est-à-dire « le poète de
la modernité, du mouvement, de l'intimité, de la spiritualité ». « Delacroix,
déclare Baudelaire, part de ce principe qu'un tableau doit avant tout reproduire
la pensée intime de l'artiste, qui domine le modèle, comme le créateur la création.
Pour E. Delacroix, la nature est un vaste dictionnaire dont il roule et consulte
les feuillets avec un œil sûr et profond. » Et Baudelaire évoque à son sujet les
lignes de Henri Heine : « En fait d'art, je suis sumaturaliste. Je crois que l'artiste
ne peut trouver dans la nature tous ses types, mais que les plus remarquables
lui sont révélés dans son âme, comme la symbolique innée d'idées innées, et au
même instant... » 109 Surnaturaliste: le mot plaira à Baudelaire, et il le retiendra,
en attendant que Nerval le reprenne, pour son compte, à peu de chose près.
En 1846 déjà, grâce probablement à Hugo dont il a dû lire, dans les Rayons et
les Ombres, le vers :
108. Cf. Curiosités Esthétiques, p. 197 : « Toutes les beautés contiennent, comme tous les phéno-
mènes possibles, quelque chose d'éternel et quelque chose de transitoire, — d'absolu et de particulier. La
beauté absolue et éternelle n'existe pas, ou plutôt elle n'est qu'une abstraction écrémée à la surface
générale des beautés diverses. L'élément particulier de chaque beauté vient des passions, et, comme
nous avons nos passions particulières, nous avons notre beauté. » (Salon de 1846.)
109. Ibid.., pp. 108-109.
110. Hugo, Les Rayons et les Ombres, X X X V : Que la musique date du seizième siècle. —
Nerval, Les Filles du Feu, Vers dorés : « U n mystère d'amour dans le métal repose. »
un merveilleux concert » 111 Puis l'influence de Swedenborg, qui connaissait un
regain de faveur depuis quelque vingt ans, et dont Baudelaire était, à la suite
de Balzac, un grand admirateur, comme en témoignent tel passage de la Fanfarlo
ou felle affirmation de Champfleury, et qui lui enseigne que la terre est une
correspondance du ciel et que tout ici-bas a son analogue dans un autre monde 112.
Et aussi celle de Joseph de Maistre, qui affirme que « le monde physique n'est
qu'une image ou une répétition du monde spirituel » et qu' « i l n'y a aucune
loi sensible qui n'ait derrière elle une loi spirituelle dont la première n'est que
l'expression visible » 113 Celle de Fourier enfin qui, à travers ces correspondances,
lui fait déjà pressentir la grande foi de l'analogie universelle 114
C'est à ce moment que Baudelaire fait la découverte d'Edgar Poe : une des
plus extraordinaires rencontres de la littérature. O n sait comment, en 1846
ou 1847, ayant eu connaissance de quelques fragments du poète américain, il
en avait éprouvé « une commotion singulière ». « Je trouvai, croyez-moi si vous
voulez, affirmait-il plus tard à un ami, des poèmes et des nouvelles dont j'avais
eu la pensée, mais vague et confuse, mal ordonnée, et que Poe avait su combiner
et mener à la perfection » 115 Et Asselineau confirme : « J'ai vu peu de possessions
aussi complètes, aussi rapides, aussi absolues » 116 A l'instar du fabuliste,
« à tout venant, où qu il se trouvât, dans la rue, au café, dans une imprimerie,
le matin, le soir, il allait demandant: « Connaissez-vous Edgar Poe ? ». Que
d'affinités en effet entre ces deux tempéraments où l'esprit critique venait sans
cesse harceler une sensibilité maladive et une imagination sans frein ! Que
d'analogies aussi entre ces deux expériences : sentiment de solitude, rêverie
allant jusqu'à l'extase, recours aux paradis artificiels, et, sans cesse, l'angoisse
et l 'obsession de la mort! 117 Tous les thèmes profonds de sa nature, tous les
signes de sa destinée, Baudelaire les retrouvait en son frère spirituel. Mais,
chez cet aîné de douze ans, il les découvrait déjà profondément marqués et
comme accomplis. Il lisait en Poe mieux qu'en lui-même, il y déchiffrait presque
en clair sa propre vocation. Bien plus, il y trouvait ses idées poussées à terme,
ordonnées, systématisées. A quoi bon alors poursuivre sa route solitaire ? A quoi
111. Curiosités Esthétiques, pp. 97-98. Pour plus de détails cf. J. Pommier, La Mystique de Bau-
delaire, pp. 4-10.
112. Cf. Ferran, o. cit., pp. 195 et 617, note 248 ; J. Pommier, o. c i t , p. 31 sqq. : « Contem-
porain de cette nouvelle génération swedenborgienne qui réédite les œuvres du maître, Baudelaire ne
l'ignore pas... Nous croyons que le poète des Fleurs eut sur sa table les deux volumes des Mer-
veilles.. Swedenborg était bien fait pour convenir au génie de Baudelaire. »
113. J. de Maistre, Soirées de Saint-Pétersbourg, cité dans A. Ferran, o. cit., p. 195, qui ajoute :
« Baudelaire s'éprend de cette métaphysique cosmique qui entraîne, dans sa spiritualité, les idées pla-
toniciennes et les révélations de la Cabbale. »
114. Cf. J. Pommier, o. cit., p. 56. En ce qui concerne l'influence réelle de Fourier sur Bau-
delaire. voir ci-dessous, pp. 29-30.
115, Lettre à Armand Fraisse, 1858.
l i 6 . Ch. Asselineau, Charles Baudelaire, sa vie et son oeuvre, pp. 39-40, Cf. Ferran, o. cit. pp: 157-158:
117. C'est- ce qui permet à J. Crépet (Fleurs du Mal, Introduction, p. XXXV) de parler ici de
« narcissisme cérébral ». Mais ce narcissisme, ajoutons-le, n'est qu'un point de départ. En admirant
Edgar Poe Baudelaire en effet, loin de se figer dans la contemplation de soi, se donne au contraire à
la pensée et à l'œuvre du poète américain, y consacrant toute sa sympathie et tout son amour.
bon redécouvrir et exprimer mal ce que Poe a si bien compris et exprimé avant
lui ? Dès ce moment, il n'est plus qu'une tâche pour Baudelaire : celle de traduire
intégralement son œuvre ; et pendant les dix meilleures années de sa vie il consacre
à cette traduction une ardeur quasi-mystique. Car il admire en Poe ce à quoi
il aspire lui-même, et il s'exalte bientôt à ce Principe poétique qui cristallise et
ordonne ses idées éparses.
L'esthétique que Poe y formule est le culte de la beauté pure. « De même
que l'Intelligence s'attache au Vrai, le Goût nous informe du Beau, tandis que
le Sens moral se préoccupe du Devoir ». La fonction du Goût se distingue donc
absolument des autres. Or le Goût « n'est pas la simple appréciation de la Beauté
qui est sous nos yeux, mais un effort exalté pour atteindre la Beauté supérieure ».
Tel est le rôle divin du poète : entreprendre la conquête ou du moins poursuivre
la révélation de cette Beauté divine dont le monde visible n'offre que la
correspondance. Alors, « inspiré par une prescience extatique des merveilles
situées par delà le tombeau », il lutte « par de multiples combinaisons, parmi
les choses et les pensées du Temps, pour atteindre une part de cette splendeur ».
A cet effet, fous les moyens sont bons : « Le sentiment poétique peut natu-
rellement se développer sous diverses formes, dans la Peinture, la Sculpture,
l'Architecture, la Danse, el tout spécialement dans la Musique ». Il importe
seulement, par le calcul conscient de l'imagination et hors de toute passion de
trouver la « création rythmique de la Beauté », la vertu superbe de la forme
qui suggéra l'infini divin 118
Ainsi, dès avant 1850, Baudelaire, grâce surtout à Poe, est en possession,
non d'un système, mais d'un ensemble d'idées sur son art, d'une trame qui
pourra maintenant s'apercevoir à travers toutes ses œuvres. Témoin le sonnet des
Correspondances, plein de tant de promesses, et que Jean Pommier voudrait
dater de cette époque même. Quoi qu'il en soit, c'est peu à peu que ces idées
vont prendre corps, s'étoffer. Insensiblement, Baudelaire, au milieu des tracas
pécuniaires et domestiques, de la publication de ses Fleurs du Mal, et aussi de
ses traductions, va s'en nourrir, jusqu'au jour, où, à la première audition de
Wagner, il subira, selon ses propres termes, « une opération spirituelle, une
révélation » 119 C'est que, comme l'a indiqué A. Ferran, la musique de Wagner
« surprend, en 1860, au moment où il s'oriente vers la spiritualité, but de sa
vie esthétique, conclusion naturelle de toute vie poétique » 120 Il recherche alors
avec avidité les écrits du Maître, lit sa Lettre sur la Musique, écrit aussitôt à
Wagner son enthousiasme: « Il me semblait, lui dit-il, que cette musique était
LA MIENNE » 121 Et l' année suivante, il lui consacre un long article dans la
118. Le Principe poétique, passim. Cité dans Ferran, o. cit., p. 185 sqq.
119, Revue Européenne, avril 1861, article sur Richard W a g n e r ; reproduit avec des compléments
dans une plaquette publiée le 4 mai 1861, et dans L'Art Romantique, p. 163 sqq.
120. 0 . cit., p. 316. Voir ci-dessous, p. 38.
121. Lettre à Wagner du 17 février 1850, publiée dans la Revue Musicalc du 1 novembre 1922,
reproduite en partie par E. Raynaud dans les Notes et Commentaires de L'Art Romantique, pp. 357-358.
Revue Européenne, montrant l'attitude révolutionnaire de Wagner devant tout
ce qui existe 122 notant la puissance avec laquelle Wagner exprime « les ardeurs
de la mysticité », signalant les « considérations qui ont poussé Wagner
à considérer l'art dramatique, c'est-à-dire la réunion, la coïncidence de plusieurs
arts, comme l'art par excellence, le plus synthétique et le plus parfait », analysant
aussi ses impressions à l'audition de l'ouverture de Lohengrin., impressions à la
fois auditives, visuelles et affectives, rêverie au cours de laquelle il se sentit
pour ainsi dire, affirme-t-il, « enlevé de terre ». A u surplus, comment Baudelaire
ne se reconnaîtrait-il pas en Tannhaüser, qui incarne « la lutte des deux
principes contraires » et en qui il retrouve « ce chant furieux de la chair, cette
connaissance absolue de la partie diabolique de l'homme » ? « Tout cerveau
bien conformé, ajoute Baudelaire, porte en lui deux infinis, le ciel et l'enfer,
et dans toute image de l'un de ces infinis il reconnaît subitement la moitié de
lui-même » 123 Ainsi, ce que Baudelaire retient de Wagner, ce sont des échos
de sa propre sensibilité, mais surtout, comme il le dira à Vitu, « certaines idées
générales » 124 Principe révolutionnaire, mysticité, synesthésies, correspondance
et union des arts, autant d'idées qui, vers 1860, viennent compléter celles qu'il
a exposées, après une longue période 'de maturation, au hasard d'écrits théoriques
ou critiques, comme la Préface aux Nouvelles Histoires Extraordinaires, les Notes
Nouvelles sur Edgar Poe, le Salon de 1859 ou l'article sur Théophile Gautier
publié la même année dans l'Artiste.
Car on ne saurait trop insister sur ce fait : c'est que jamais Baudelaire n'a
fait de théorie, jamais il n'a écrit de traité sur la poésie ou sur l'art. S'il aima
à appliquer son enthousiasme à des abstractions, quand il écrit, il se dégage
d'ordinaire de ces mêmes abstractions rapidement et par une pirouette 125
Paresse ou impuissance ? Disons plutôt que pour Baudelaire, quelque importants
que soient les problèmes esthétiques, ce n'est pas là l'essentiel. L'essentiel,
c'est de sentir, c'est de vivre ses émotions, c'est de créer. Et la réflexion, même
philosophique, n'est là que pour éclairer la création du poète.
122. « Celui qui a écrit que l'homme qui n'a pas été, dès son berceau, doté par une fée de
l'esprit de mécontentement de tout ce qui existe, n'arrivera jamais à la découverte du nouveau, devait
indubitablement trouver dans les conflits de la vie plus de douleurs que tout autre. » (Art Romantique,
p. 173.) Cf. Raynaud : « Ce qui inclinait surtout Baudelaire vers l'auteur du Thannhaüser, c'était ses
idées révolutionnaires. Il se sentait frère de cet homme de génie « insulté par la populace des esprits
frivoles. » (Art Romantique, p. 359.)
123. Art Romantique, p. 166 et ibid., pp. 182-183.
124. Cf. Ibid., Notes e t Commentaires, p. 359.
125. Cf. Fusées, dans Journaux Intimes, p. 21 : « L'enthousiasme qui s'applique à tout autre chose
que les abstractions est un signe de faiblesse et de maladie. » Mais aussi, par exemple, Art Romantique,
p. 44 : « J'ai plus d'une fois déjà expliqué ces choses ; ces lignes en disent assez peur ceux qui aiment
ces jeux de la pensée abstraite ; mais je sais que les lecteurs français, pour la plupart, ne s'y complaisent
guère, et j'ai hâte moi-même d'entrer dans la partie positive et réelle de mon sujet. »
L'ESTHETIQUE MYSTIQUE ET SYMBOLIQUE
Car l'appel de la Beauté n'a de sens pour Baudelaire que comme une
promesse de délivrance. Il espère trouver dans la création poétique la solution
du dualisme tragique qui le hante, refaire grâce à elle son unité, réconcilier
Satan avec Dieu. C'est là la raison d'être et le fondement de son esthétique.
Baudelaire, on ne l'a pas assez vu, est toujours parti d'une réalité, première
pour lui, d'une expérience immédiate qui est l'extase 126 Rappelons encore une
fois l'affirmation des Journaux Intimes: « Tout enfant, j'ai senti dans mon
cœur deux sentiments contradictoires: l'horreur de la vie et l'extase de la vie ».
Et celle-ci le sauve de celle-là. Rappelons la première phrase de Mon cœur mis
à nu: « De la vaporisation et de la centralisation du Moi. Tout est là » 137
Rappelons les évasions d'Elévation ou de Rêve parisien. Rappelons le début des
Paradis Artificiels, qui évoque le souvenir « de belles saisons, d'heureuses
journées, de délicieuses minutes ». « Cet état exceptionnel de l'esprit et des
sens », que Baudelaire qualifie de paradisiaque, « cet état charmant et singulier,
où toutes les forces s'équilibrent » 128 n'a pourtant rien de commun avec l'expé-
rience des mystiques. Il en tire bien, aux meilleurs moments, « la certitude
d'une existence meilleure ». Mais ces moments « où le sentiment de l'existence
est immensément augmenté », où la profondeur de la vie se révèle tout entière
dans le spectacle... qu'on a sous les yeux », ces « excitations angéliques » ont-ils,
quoi qu'on en ait dit, un rapport quelconque avec des « états théopathiques » ?
Et peut-on affirmer que Baudelaire « ne convoite pas d'autre état que l'union
transformante » 129 ? Non seulement on doit insister sur le fait qu'il n'a jamais
eu « la force de consacrer l'impitoyable désappropriation de la Nuit des Sens »,
et de suivre une voie spirituelle authentique 130 mais il semble même ne l'avoir
jamais vraiment souhaité 131 Il le déclare lui-même : l'extase qu'il connaît n'est
pas » la récompense de la prière assidue et des ardeurs spirituelles » 132; c'est
126. Blin, par exemple, en fait, à' tort me. semble-t-il, une étape de son itinéraire, une solution pos-
sible (p. 149 sqq.). Mais, comme on va le voir, il ne faut pas confondre l'extase baudelairienne avec
l'expérience mystique. Béguin, tout en mettant mieux en lumière le caractère fondamental de l'extase
chez Baudelaire semble près de commettre la même confusion quand il parle à propos de lui d'une
« authentique expérience de l'extase » et de ces « instants de dépersonnalisation, d'oubli du moi et de
communication avec les « paradis révélés », qu'il considéra lui-même comme les sommets de sa vie
spirituelle, et comme les rares minutes où, échappant à l'exil « dans l'imparfait, » et dans le Temps,
il atteignait à la contemplation de l'Eternité. » (L'Ame romantique et le Rêve, II, p. 401.)
127. Journaux Intimes, p. 53.
128. Paradis Artificiels, p. 197.
129. Comme le voudrait Blin (o. cit., p. 174), et malgré sa pénétrante analyse des étapes suc-
cessives de l'extase (pp. 156-157).
130. Du propre aveu de Blin (p. 176).
131. Quand il se trace à lui-même une voie spirituelle (Journaux Intimes, p. 42 sqq.), il envisage un
processus bien différent : « Une sagesse abrégée. Toilette, prière, travail. » Et le texte cité ci-dessous
(p. 38, n. 192), à consulter en entier.
132. Paradis Artificiels, p. 196.
« une espèce de hantise » qui se manifeste parfois, rappelons-le encore, « après
de coupables orgies de l'imagination, après un abus sophistique de la raison »,
ou, comme le « malade de trop de vie » des Paradis Artificiels, sur l'injonction
de la musique, ou devant quelque paysage, quelque impression qui « s'élance
des choses », mélodie monotone de la houle, immensité du ciel et de la mer 133
Etat paradisiaque, « extase faite de volupté et de connaissance », sensation
délicieuse, Baudelaire ne connaît vraiment qu'une extase; seuls les prétextes
diffèrent 134
D'ailleurs, ce qu'il y cherche, ce n'est ni l'Amour, comme les mystiques
chrétiens, ni, comme les mystiques hindous, la Vérité suprême : c'est la Beauté.
Il le déclare sans cesse : n'est-ce pas elle l'Idole de la Chambre double, installée
sur un trône de rêverie et de volupté 135 ? N'est-ce pas elle qu'il poursuit dans le
Confiteor de l'Artiste, elle aussi qui lui ouvrira la porte « d'en Infini qu' [il]
aime et [n'a] jamais connu » 136 ? Car la Beauté doit lui révéler, non la Vérité
mais l'Inconnu. Elle en vient et elle nous y mène. Et si elle nous sauve du
spleen, c'est parce qu'elle seule est capable de nous offrir « du nouveau ».
Voilà donc le secret de ces extases délicieuses. Non état théopathique,
mais état poétique. Les mots ne doivent pas nous tromper, et la voie de Baudelaire
n'est mystique qu'au sens le plus large du terme, en tant que recherche du
mystère et que cheminement mystérieux : elle est plus précisément une « mystique
poétique. Baudelaire est poète avant tout, même quand il se mêle d'esthétique,
et son expérience est celle d'un poète. Expérience que confirment et que défi-
nissent très exactement ces lignes de l'article sur Théophile Gautier: « Ainsi
le principe de la poésie est strictement et simplement, l'aspiration humaine
vers une Beauté supérieure, et la manifestation de ce principe est dans un
enthousiasme, un enlèvement de l'âme » 137 L'état poétique, cette « vaporisation
du moi », est évasion d'abord 138 et surtout, comme l'indique Blin, à la fois
« fusion et ascension ». Pour être celui
133. Cf. ibid., p. 212 : « Le malade, l'extase dans les yeux, les regarde... avec un indicible mépris.
Vouloir guérir un homme de trop de vie, malade de joie. » (C'est moi qui souligne.) — Petits Poèmes
en Prose, Le Confiteor de l'Artiste, p. 157.
134. Et non « trois extases » comme le dit Blin. Car l'état où aboutit Baudelaire est bien toujours
le même (voir ci-dessus).
135. Petits Poèmes en Prose, p. 159 : « Une chambre qui ressemble à une rêverie, une chambre
véritablement spirituelle. Ici tout a la suffisante clarté et la délicieuse obscurité de l'harmonie... Sur
ce lit est couchée l'Idole, la souveraine des rêves... ».
136. Fleurs du Mal, X X I : « Hymne à la Beauté, où apparaît bien le caractère équivoque de
l'extase baudelairienne : « De Satan ou de Dieu, qu'importe ? Ange ou Sirène, qu'importe ? » si
on rapproche la pièce du Poème en Prose cité ci-dessus. — Et le Confiteor de l'Artiste : « Ah !
faut-il éternellement souffrir, ou fuir éternellement le beau ? » (p. 158.)
137. Art Romantique, p. 131.
138. Cf. la formule de Baudelaire : « Etre toujours ivre de vin, de poésie ou de vertu pour
ne pas sentir l'horrible fardeau du temps. »
139. Fleurs du Mal, I I I : Elévation.
il f a u t s ' é l e v e r , s'envoler bien loin d e terre, « se purifier d a n s l' a i r s u p é r i e u r » :
Elévation de la rêverie contemplative, ascension liquide « vers les vastes cieux
e n c h a n t é s » : p o é s i e a é r i e n n e , p o é s i e d e l ' a i r et d u c i e l , qui se p l a î t a u x « merveil-
leuses constructions d e l ' i m p l a c a b l e » 140 A l o r s « la p e r s o n n a l i t é disparaît et
l'objectivité... se d é v e l o p p e e n v o u s si a n o r m a l e m e n t q u e la c o n t e m p l a t i o n d e s
B a u d e l a i r e é v o q u e « c e s a d m i r a b l e s h e u r e s , v é r i t a b l e s f ê t e s d u c e r v e a u , o ù les
m ê m e d e s i d é e s e s t h é t i q u e s d e B a u d e l a i r e , i d é e s qu'il a r e ç u e s d e S w e d e n b o r g ,
« C'est cet admirable, cet immortel instinct du Beau qui nous fait considérer la
Terre et ses spectacles comme un aperçu, comme une correspondance du Ciel. La soif
insatiable de tout ce qui est au delà, et que révèle la vie, est la preuve la plus vivante de
notre immortalité. C'est à la fois par la poésie et à travers la poésie par et à travers la
musique, que l'âme entrevoit les splendeurs situées derrière le tombeau ; et quand un
poème exquis amène les larmes au bord des yeux, ces larmes ne sont pas la preuve d'un
excès de jouissance, elles sont bien plutôt le témoignage d'une mélancolie irritée, d'une
postulation des nerfs, d' une nature exilée dans l'imparfait et qui voudrait s emparer
immédiatement, sur cette terre même, d'un paradis révélé » 145
O métamorphose mystique
De tous mes sens fondus en un ! 155
Mais il n 'est pas suffisant que l 'âme du poète, « vaporisée » par son rêve,
saisisse en une intuition plus ou moins vague les analogies et les correspondances
que lui offrent le monde et sa propre nature. Le vrai poète ne saurait se contenter
de cet état pseudo-mystique. Le Confiteor de l'Artiste nous l'apprend, la
nature, cette « enchanteresse sans pitié », ne cesse de « tenter ses
désirs et son orgueil ». Il veut, nous l'avons dit, « s'emparer immédiatement,
sur cette terre même, d'un paradis révélé », capter et fixer ces splendeurs entre-
vues, et, pour tout dire, renouveler la Création elle-même. S'il est vrai que
l'art consiste, non pas dans la « reproduction exacte de la nature », c'est-à-dire
des apparences matérielles 156 mais dans la traduction de la réalité spirituelle
qu'elles cachent, cela implique pour le poète la croyance en la possibilité de
trouver une forme adéquate à cette réalité, de projeter le spirituel dans le monde
visible, bref, selon la propre expression de Baudelaire à propos de Delacroix,
d'inclure « l'infini dans le fini ». Certes, « l'idéal absolu est une bêtise... Quoique
le principe universel soit un, la nature ne donne rien d'absolu, ni même
de complet ». Pourtant Baudelaire, quand il définissait ainsi l'art de Delacroix,
devait se souvenir de la formule de Swedenborg : « Tout être créé est fini, et
l'infini est dans les finis comme dans ses réceptables » 157 Et toute son œuvre
postule la foi dans cette notion de la plénitude infinie s'incarnant dans la perfection
formelle, par un mouvement selon lequel à la fois l'esprit réintègre les
limites et l'individuel se définit dans l'universel, et que Georges Blin après
Louis Lavelle appelle la « participaiton esthétique ». Il s'agit d'enclore l'absolu
dans les limites les plus étroites, de faire du corps un moyen d'accès, de
la matière un instrument. Par là on sauve la différence 158 Dans l'infinie variété
1 6 6 . A r t R o m a n t i q u e , é d . C o n a r d , p. 3 2 9 .
1 6 7 . C f . J o u r n a u x I n t i m e s , p . 2 9 : « D a n s c e r t a i n s é t a t s de l ' à m e p r e s q u e s u r n a t u r e l s , la p r o f o n -
d e u r d e la vie se r é v è l e t o u t e n t i è r e d a n s le s p e c t a c l e , si o r d i n a i r e q u ' i l soit, q u ' o n a sous les y e u x .
Il en devient le symbole. »
1 6 8 . C o m m e le d i t J. P o m m i e r , o. cit., p . 132.
1 6 9 . J o u r n a u x I n t i m e s , p. 28 : « D e la l a n g u e e t de l ' é c r i t u r e , prises c o m m e o p é r a t i o n s m a g i q u e s ,
sorcellerie évocatrice. »
1 7 0 . C f . en. p a r t i c u l i e r B l i n , o, cit., p p . 1 4 0 - 1 4 1 .
des sacrements » et en particulier de la prière, à sa « toute-puissance, même
matérielle ». C e sont là les m o y e n s , les grandes forces de la « dynamique morale »
et spirituelle. Mais Baudelaire, au fond, laisse à d'autres le maniement de ces
forces. Il n ' e s t p a s l'homme de la prière, si c e n'est celle qu'on adresse à Satan.
Il est l'homme de la poésie, et son souci est de « faire tressaillir » son lecteur,
d'engendrer en lui u n e « sorte d e convulsion nerveuse » comme celle qu'il éprouvait
autrefois, en lisant Gautier, à « la sensation de la touche posée juste, du coup
porté droit » 171
C'est que la sorcellerie évocatrice de Baudelaire n'a rien de commun avec
cette magie où les Romantiques allemands voyaient le secret d'un art fantastique
et purement arbitraire. Comme le dit très justement Blin, « il entend au contraire
de Novalis que le hasard soit soigneusement exclu et que l'intelligence choisisse
la touche unique et nécessaire pour provoquer la réponse voulue : c'est en cela
quedede cause,
consiste le jeu reste
Baudelaire strictement défini de
« le souverain du ses
symbolisme » 172 le Ebut
mots ». Ainsi, n tout état
du poète
est l'infaillibilité de la production poétique, dont il s'agit, à l'instar d ' E d g a r
Poe, de découvrir les lois. « Il n ' y a pas de hasard dans l'art, affirme Baudelaire
à la suite de l'auteur de la Genèse d'un poème... Un tableau est une machine dont
tous les systèmes sont intelligibles pour un œil exercé » 173 Il repousse « le
fatalisme de l'Inspiration » et ne croit « qu'au travail patient, à la vérité dite en
bon français et à la magie du mot juste » 174 Il repousse aussi, comme Edgar
Poe, la passion, qui tend plutôt à dégrader l'âme qu'à l'élever et risque de
troubler la pureté de l'âme en présence de la Beauté et son infaillibilité. Quelle
est donc la faculté qui conféra au poète cette quasi-infaillibilité magique ?
Ce n'est pas l'intelligence, qui ne permet que de comprendre et de déchiffrer
le langage du monde, mais l'imagination.
Reprenant à son compte les remarques de Coleridge et de Poe, Baudelaire
donne à l'imagination, « reine des facultés », un rôle primordial. « C'est l'imagi-
nation qui a enseigné à l'homme le sens moral de la couleur, du contour, du
son et du parfum. Elle a créé, au commencement du monde, l'analogie et la
métaphore. Elle décompose toute la création, et, avec les matériaux amassés et
disposés suivant des règles dont on ne peut trouver l'origine que dans le plus
profond de l'âme, elle crée un monde nouveau, elle produit la sensation du neuf. »
Il ne s'agit donc pas de l'idée commune que l'on se fait de l'imagination, et
qui n'est que fantaisie, mais, comme le disait « cette excellente Mme Crowe »
dans L a Face Nocturne de la Nature, « l'imagination créatrice, qui est une fonction
beaucoup plus élevée, et qui, en tant que l'homme est fait à la ressemblance
de Dieu, garde un rapport éloigné avec cette puissance sublime par laquelle le
175. Curiosités Esthétique, p. 278 sqq. : Salon de 1859, IV. Le gouvernement de l'Imagination.
176. Art Romantique, p. 4.
177. Journaux Intimes, p. 28.
178. De Baudelaire au Surréalisme, p. 16.