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MESSAGE POÉTIQUE

DU

SYMBOLISME
DU MEME AUTEUR

Connaissance de la littérature. L'œuvre et ses techni-


ques. 1957, 271 p., in-8° br. (à la Librairie Nizet)
Guy MICHAUD

MESSAGE POÉTIQUE
DU

SYMBOLISME

Le monde connaît trois genres de révolutions.


Les matérielles ont de puissants résultats ; les
morales et intellectuelles sont infiniment plus
vastes dans leurs horizons et plus riches dans leurs
fruits ; mais les spirituelles sont les grandes
semailles.
Shri AUROBINDO.

LIBRAIRIE NIZET

3 bis, Place de la Sorbonne, P A R I S


Tous droits de reproduction et de traduction réservés
pour tous les pays, y compris la Suède, la Norvège, la Hollande,
le Danemark et l'U. R. S. S.

Copyright by Librairie N I Z E T , 1947


A MON PÈRE
IN MEMORIAM
I

L'évolution de l'humanité est un immense courant où interfèrent sans cesse


une infinité de forces en conflit. C'est l'ensemble de ces forces qui, s'actualisant à
chaque moment du devenir, constitue la matière même de l'histoire. S'il est nécessaire
et légitime d'en isoler chacune des manifestations concrètes pour l'analyser et la
définir, il est non moins évident que cette définition même n'aura de sens qu'en
fonction de l'ensemble. Et si l'on demande aux lois du déterminisme l'explication
d'un événement quelconque, on ne pourra s'en tenir à l'idée simpliste de rapports
univoques de cause à effet, mais on devra penser que chaque moment se concrétise
en un faisceau de faits infiniment nombreux qui porte en lui-même, par conséquent,
une causalité infinie. Aussi n'aura-t-on rien expliqué si, après avoir abstrait l'événe-
ment aux fins d'analyse, on ne le réintègre à l'ensemble des forces en conflit au sein
desquelles il a pu naître.
Ces remarques générales s'appliquent en particulier à l'histoire de l'art et de
la littérature. Ici, il est vrai, le phénomène — en l'espèce l'œuvre créée — paraît
se soustraire aux lois du déterminisme en tant que produit d'une individualité pensante
et consciente. Mais la psychologie, la psychanalyse, la sociologie ont suffisamment
montré, depuis un demi-siècle, que cette individualité même n'échappait pas, au
moins pour une grande part, aux influences « de la race, du milieu, du moment »,
c 'est-à-dire aux lois d'une causalité rigoureuse, quoique plus complexe encore. C'est
le grand mérite de la méthode historique française d'avoir lié l'étude de l'œuvre
à l'étude des conditions, causes directes et influences, qui en peuvent expliquer la
création. Méthode d'analyse infatigable qui appliquait à l'histoire littéraire le
précepte de Fustel de Coulanges : « Il faut un siècle d'analyse pour un jour de
synthèse ».
Mais on voit facilement le danger d'une telle méthode appliquée avec trop
de scrupule et de rigueur. Le détail a fini par cacher l'ensemble. Le souci de consti-
tuer l'histoire littéraire en « science » authentique a fait considérer l'étude de
ces causes, ou même de telle ou telle cause, comme la fin de tout travail. En fait,
bien souvent, ces scrupules ont retardé sine die la nécessaire synthèse de tous les
éléments recueillis. Si bien que, pour étudier les sources d'une œuvre, les influences
littéraires, les « petits faits » souvent révélateurs, nous sommes pourvus d'une méthode
d'analyse rigoureuse; mais nous sommes beaucoup moins bien outillés quand il
s'agit de s'élever au-dessus des résultats acquis pour les grouper, les ordonner et
véritablement les comprendre. Insuffisance que dénonçait dès 1930 M. René Bray :
« La synthèse, déclarait-il, dont progresser en même temps que l'analyse. Car la
synthèse doit vivifier l'analyse » .
Cette insuffisance est plus sensible encore lorsqu'on veut considérer, au delà
des oeuvres et des personnalités, les grands mouvements littéraires. Est-ce crainte de
sortir du domaine de l'objectivité scientifique ? Refus de bâtir des synthèses sur une
documentation insuffisante ? On oublie trop que les sciences ne vivent que d'expéri-
mentations incomplètes, et que l'hypothèse. est la condition même du progrès scienti-
fique. Il faut admettre que toute documentation est par nature insuffisante, et qu'on
peut apporter autant de rigueur dans la recherche de lois générales ou dans l'étude
de phénomènes de large extension que dans l'analyse de menus faits et d'enchaîne-
ments localisés. Il faut surtout reconnaître que cette analyse même ne peut offrir
aucune garantie positive tant qu'elle n'est pas confirmée par une synthèse dans
laquelle elle s'intègre. Ainsi cette synthèse est-elle scientifique au premier chef —
pourvu, bien entendu, qu'elle soit menée selon une méthode sûre .
Or, si pour le Romantisme français, en dépit d'excellentes et de magistrales
éludes, on attend encore l'œuvre qui nous en fera saisir le rythme unique, qui, à
travers les modes et les manifestes, saura le faire revivre dans sa vie intérieure et
complexe, en ce qui concerne le Symbolisme on est plus dépourvu encore. Pourtant,
le recul semble aujourd'hui suffisant pour faire de ce mouvement l'objet d'une étude
d'ensemble. Le flux et le reflux de plusieurs générations l'on déjà recouvert. Nombre
de documents essentiels, d'autre part, ont été mis à jour depuis quelques années.
Et si la correspondance de la plupart des écrivains symbolistes reste à publier, du
moins les contemporains survivants n'ont-ils plus guère de confidences à nous faire.
Ainsi peut-on arriver à réunir les pièces principales du procès. Car c'est bien un
procès qu 'il s'agit d'instruire. On n'est pas toujours d'accord sur les détails et l'inter-
prétation des menus faits de cette période littéraire : on l'est moins encore sur la
« doctrine », la valeur et la portée du mouvement. Le Symbolisme compte, de nos

1. Revue des Cours et Conférencos, 1930, p. 583.


2. A. M. Bernard Fay, qui la réclamait, M. Mornel, dans la Romanic Review d'octobre 1928,
déclarait admettre fort bien une hypothèse préalable au travail, « à condition cependant que l'auteur
ait fait toutes les recherches de vérification ». Mais peut-on jamais tout vérifier? — Sur cette question,
voir Ph. Van Tieghem, Tendances Nouvelles en Histoire littéraire, Belles Lettres, 1930, en particulier
p. 27.
jours, peut-être autant de détracteurs que de thuriféraires : mais où peuvent-ils trouver,
les uns et les autres, pour fonder leur jugement, un examen honnête et détaillé des
faits, des idées, des influences ?
Aussi tous les bilans qu'on a tenté d'établir jusqu'ici se ressentent-ils de cette
insuffisance. Certes, l'heure est passée où l'on voyait dans le Symbolisme « un brouet
collectif où toute une génération de médiocres, aussi dépourvus de culture que de
génie, sont venus se satisfaire » . Des travaux comme ceux de Marcel Raymond ou
d'Albert Béguin ont définitivement établi que la poésie moderne était autre chose
qu'une mystification ou le produit de « cas » pathologiques. Celui-ci a mis l'accent
sur la découverte de la réalité poétique, celui-là sur « l'ambition majeure de saisir
la poésie en son essence ». D'autres encore, qui font autorité — Thibaudet, Cassou,
Maulnier — ont délibérément, comme M. Raymond, « pris le parti de la poésie ».
Enfin la critique universitaire lui a, en quelque sorte, conféré officiellement droit
de cité, et particulièrement M. Daniel Mornet qui insiste sur ce « monde caché »
qu'elle nous a révélé .
Mais ces critiques mêmes considèrent souvent encore le mouvement symboliste
proprement dit comme une « époque ostentatoire » 8 qui a « quelque chose d'arti-
ficiel » 9 et qui repose sur un « malentendu » 10 confondant ainsi l'aspect extérieur et
la réalité profonde. Cherchent-ils à définir cette réalité, à préciser l'apport positif
du mouvement ? Ils ne sont plus d'accord. Pour Lalou, c'est « l'évocation » 11 ; pour
J.-R. Bloch, c'est « le dégoût de la bêtise claire, le désespoir de l'esprit devant une
conception servile et utilitaire de la société humaine » 12; pour Thibaudet, « l'incor-
poration à l' état normal de la littérature du motif de la révolution chronique » 13;
pour Valéry enfin, c 'est la formule devenue fameuse : « Ce qui fut baptisé le Symbo-
lisme se résume très simplement dans l'intention commune à plusieurs familles de
poètes de reprendre à la musique leur bien » 11

3. Depuis la thèse rapidement vieillie d'André Barre, il n'a été publié sur le mouvement symboliste
que des monographies, précieuses, certes, mais relativement sommaires (A. Poizat, P. Martino, A.-M.
Schmidt) ou des travaux plus systématiques qu'historiques, comme L'Esthétique symboliste de R.-B.
Chérix et Le Symbolisme dans la Poésie française contemporaine de G. Bonneau.
4. H. Clouard, La Poésie française moderne, p. 157.
5. De Baudelaire au Surréalisme.
6. L'Ame romantique et le Rêve.
7. Histoire de la Littérature et de la Pensée françaises contemporaines, p. 57.
8 « Epoque ostentatoire où il semblait qu'à chaque trouvaille intellectuelle ou artistique dussent
correspondre un geste, une attitude, un costume, un ornement. » Jean Cassou, Pour la Poésie, p. 137.
9. A. Béguin, o. cit., II, p. 417.
10. B. Fay, Panorama de la Littérature française contemporaine, p. 75.
11. Histoire de la Littérature française contemporaine, 1941, t. I, p. 117.
12. Encyclopédie Française, 16, 12, 12.
13. Histoire de la Littérature française de 1789 à nos jours, p. 487.
14. Avant-propos à « Connaissance de la Déesse », repris dans Variété I, p. 95.
On comprend que, devant tant de divergences, même les plus avertis ne puissent
se défendre d'un certain scepticisme : le Symbolisme, en conclut-on, ne peut se réduire
à aucune formule précise 15; c'est probablement, ajoute-t-on, parce qu'en fait il n'y a
pas eu d'école à proprement parler 16 ; d'ailleurs, les Symbolistes n'ont rien compris
eux-mêmes à ce qu'ils apportaient 17 ; et, ce qui est plus grave, ils n'ont pas su créer
de véritable chef-d'œuvre; aussi ce mouvement n'est-il, tout compte fait, qu'une
« crise » littéraire, depuis longtemps dépassée.

II

Pourtant le Symbolisme m'avait toujours semblé occuper une place exceptionnelle


dans notre littérature. Il m'apparaissait dans une perspective roydle, comme un
moment décisif pour notre poésie, dont le cours aurait cessé alors d'être souterrain
pour affirmer enfin une authentique existence. Bien plus, je voyais son influence aller
grandissant et féconder peu à peu notre paysage littéraire. Mais ce n'était là encore
qu'une intuition. E t combien sont-ils qui, à l'encontre de Thibaudei 18 classent
délibérément le Symbolisme, comme Christian Sénéchal, dans les forces du passé 19 !
Seuls les faits pouvaient fournir la réponse.
Or, ces faits, faute de les avoir regardés d'assez près, on n'y a vu trop souvent
qu'incohérence. Si on avait toujours conduit de front l'analyse et la synthèse, on
aurait discerné peu à peu dans ce mouvement, comme dans tout autre, sous l'infinie
diversité des apparences, des enchaînements, des forces cachées mais puissantes.
O n aurait reconnu l'importance extrême en leur temps de critiques comme Wyzewa
ou Charles Morice, qu'ont négligés la plupart des historiens 20 O n aurait fini par
saisir, à travers le riche foisonnement des œuvres et des manifestes, le rythme même
du Symbolisme.
Mais, devant cet amas de faits, quelle méthode suivre ? C'est alors que se dessi-
nèrent à mes yeux les grandes lignes de ce travail. L'étude d'un mouvement, phéno-

15. « Les manifestes du Symbolisme sont des œuvres d'humeur et de polémique, sans composition
méthodique, sans souci de parvenir à un petit nombre de formules esthétiques distinctes. « Schmidt, La
Littérature symboliste, p. 52. — « Il ne restait derrière [l'école symboliste] après 1000 que... quelques
théories littéraires peu cohérentes, peu logiques, mais très fécondes. » B. Fay, o. cit., p. 75.
16 « On s'est évertué à juger le mouvement symboliste. Il n'a jamais existé. » C. Mauclair,
Servitude et Grandeur Littéraires, p. 47.
17. G. Bonneau ne compare-t-il pas le Symbolisme au dragon d'Alca (L'Ile des Pingouins), dont
aucun de ceux qui prétendaient l'avoir aperçu ne pouvait dire comment il était fait ?
18. « Du fait du Symbolisme... une poésie nouvelle s'est opposée à tout le bloc de la poésie
française. » O. cit., p. 485.
19. Sénéchal, Les grands courants de la Littérature française contemporaine, p. 11.
20. Ni M. Martino ni M. Schmidt ne les citent.
mène collectif, ne relève-t-elle pas de la psychologie collective ? Une doctrine poétique
n'est-elle pas justiciable de l'esthétique autant que de la littérature? Ainsi, les
nécessités mêmes de la recherche me conduisaient à élargir les cadres de la méthode
historique en mettant à contribution des disciplines voisines avec plus de rigueur
qu 'on ne le fait d'ordinaire; — conception dont l'empirisme même pouvait garantir
à mes yeux la souplesse et la légitimité.
Et peu à peu se dissipaient certaines confusions. On cherche l' « école symboliste »
et parce qu'on ne la trouve pas, on décide qu'il n'y a rien. N'est-ce pas parce qu 'on
Veut retrouver dans l'histoire littéraire ce que nous fournit abondamment l'histoire
des beaux-arts : des « ateliers », des écoles à proprement parler, où les exigences
d'une technique groupent autour d'un maître des élèves qui deviennent souvent des
disciples ? En littérature, rien de semblable : ni la Pléiade, ni l' « école de 1660 », ni
l' « école romantique » ne présentent ces rapports scolaires, selon lesquels on dispen-
serait à des néophytes un dogme plus ou moins précis. Un mouvement littéraire naît
de la convergence de courants profonds, et de la rencontre plus ou moins fortuite
d'un certain nombre d'individus qui, grâce à cette convergence, redécouvrent une
vérité oubliée. Ainsi se dessinait déjà la ligne générale du Symbolisme qui, resté
longtemps à l'état de forces latentes, jaillit brusquement, en 1885, à l'heure où la
génération montante saisit le message de quelques aînés méconnus et y découvre une
vérité toute neuve.
Alors, sous l'incohérence apparente des cadres, se révélaient des sentiments
profonds. A l'époque symboliste comme à l'époque romantique, les courants sou-
terrains ont commencé à se manifester sous l'aspect superficiel de modes, dont les
adeptes eux-mêmes ignoraient la signification: en 1820, il y eut le vampirisme, le
byronisme, l'hellénisme, la mode des ballades et des châteaux gothiques; en 1880,
il y a le satanisme baudelairien, le dandysme, le paroxysme, et le bric-à-brac wagné-
rien, d'où naîtront l'imagerie symboliste, les cygnes et les palais de légende. Les
salons de la rue Saint-Florentin ou de l'Arsenal ont fait place à un nouveau cadre
plus démocratique, le cabaret. Mais les Hydropathes, les Hirsutes, le Chat-Noir
ne sont que des concoures : sous lés mystifications de Charles Cros, sous les démons-
trations tapageuses des Vilains Bonshommes ou des Zutistes se dissimule une inquiétude
naissante. Et les « ratés » ne représentent peut-être qu'une expérience manquée, ou
qui se refuse. Ainsi naît le décadent, qui, vu de l'extérieur, n'est que la dernière-née
de ces caricatures, et, vu de l'intérieur, la première expression sincère de cette inquié-
tude. L'âme décadente, forme moderne du « mal » romantique, traduit une crise collec-
live dont les racines plongent au plus profond de la pensée du siècle. Et l'on s'explique
que, là où certains n'ont cru voir qu'attitude ostentatoire, esthétisme et goût de
l'artificiel, d'autres aient pu déceler les signes d'un tourment caché.
De tant de rencontres est né le Symbolisme, dont la doctrine a cristallisé miracu-
leusement autour de quelques individualités. Les Symbolistes avaient donc une doctrine
cohérente et précise ? dira-t-on. Et l'on invoque Moréas. Et l'on demande à Moréas
la définition du Symbolisme, comme s'il dût être le seul à pouvoir répondre. Cependant,
depuis André Barre, tous les critiques cherchent dans son « manifeste » du Figaro
la formule définitive du mouvement: alors qu'il suffit d'une étude historique attentive
pour se persuader de cette usurpation et de la nécessité d'aller demander à d 'autres
la clef du mystère.

III

Précisant donc la formule de Valéry reprise par Marcel Raymond 21 — « une


volonté nouvelle de saisir la poésie en son essence » —, la présente étude entend
établir que le Symbolisme a découvert le point de vue poétique 22 et que cette
découverte, substituant un régime poétique à l'ancien régime, logique et rationnel,
né avec l'âge classique, constitue véritablement la révolution poétique du monde
moderne. En effet, il en va de la littérature, en France, comme de la politique :
le processus historique s'y accomplit d'ordinaire, non par évolution, mais par muta-
tions brusques, qui marquent le passage d'une constitution à l'autre. Après le coup
d'Etat à demi-manqué de 1830, cinquante ans de gestation, puis une série d'attentats
littéraires aboutissent à la révolution symboliste de 1888, qui brusquement et par
une sorte de miracle opère dans la sensibilité française un renversement total, découvre
l ' o p t i m i s m e a u x racines m ê m e s d u p e s s i m i s m e , et établit u n r é g i m e n o u v e a u .

Nous serons ainsi amenés à distinguer, sous la multiplicité des déf initions proposées
— simple expression de la diversité des points de vue —, le fait littéraire de l'inter-
prétation métaphysique. La Préface de Cromwell, sous sa phraséologie souvent
prétentieuse, était grosse d'une philosophie à naître. Ainsi le Traité du Verbe ou
la Littérature de tout à l'heure. Faut-il donc pour cela renoncer à y trouver une
formule purement littéraire ? Faut-il surtout s'abstenir de la chercher, concuremment,
dans des textes qui, pour avoir fait moins de tapage en leur temps, peuvent n'en être
pas moins significatifs : tels articles de Wyzewa ou de Verhaeren, telles réponses à
l'enquête de Jules Huret, tel texte d'Henri de Régnier, plus tard ? En fait, on le
verra, si l'on procède avec méthode, on dégage aisément de l'ensemble des documents
symbolistes un dénominateur commun qui en définit fort bien l'apport positif.
Est-ce à dire qu'on puisse prétendre, en étudiant le Symbolisme, faire abstraction
de toute métaphysique ? Loin de se satisfaire d'une telle discrimination, cette étude
voudrait au contraire montrer l'indissolubilité du poétique et du métaphysique, et

21. Marcel Raymond, O. cit, p. 53. Cf. P. Valéry, Variété, p. 95 : « On voit enfin, vers le milieu
du XIX siècle, se prononcer dans notre littérature une volonté remarquable d'isoler, définitivement la
la poésie de toute autre essence qu'elle-même. »
22. Qu'on veuille bien conserver à l'expression toute sa valeur d'image, et y voir comme la conquête
d'un sommet de la vie psychique parmi d'autres, d'où l'on découvrirait un aspect particulier du monde.
23. Sur la notion de régime ou d'empire dans la littérature, cf. A. Thibaudet, o. cit., p. X.
établir que, contrairement à l'opinion communément reçue, et pour la première fois
en France, le Symbolisme a eu l'ambition de poser en termes métaphysiques le pro-
blème de la poésie. Et il importait dès maintenant, paraît-il, de mettre en lumière
une intention, formellement avouée du reste, bien que généralement méconnue, et qui
conditionne l'intelligence du mouvement tout entier .
Ainsi se définit nettement l'esprit de ce travail: étude historique au premier
chef, mais fondée sur l'esthétique puisqu'il s'agit de considérer le mouvement symbo-
liste dans son apport positif, dans son message. Message qui est l'expression d'une
véritable découverte, on s'en rendra compte en replaçant le Symbolisme dans l'évo-
lution de la poésie moderne, et en discernant en lui l'aboutissement de deux forces
qui viennent converger à la fin du siècle : le sens poétique, qu'avait retrouvé le
Romantisme, eit l'esprit critique, développé par le positivisme.
Travail historique qui est surtout un travail de synthèse: synthèse d'une décou-
verte et d'une révolution. Peu de documents nouveaux par conséquent, et nulle
ambition d'être exhaustif : un tel privilège n'appartient qu'à ceux qui ont opté pour
le chemin plus étroit, mais plus sûr, de l'analyse. Pourtant, est-il interdit de penser
q u e , g r â c e à u n e s e m b l a b l e m é t h o d e , c e r t a i n e s œ u v r e s p o u r r o n t b é n é f i c i e r d ' u n

é c l a i r a g e n o u v e a u ?

L ' é t u d e h i s t o r i q u e d u m o u v e m e n t s e r a l ' h i s t o i r e m ê m e d e c e t t e d é c o u v e r t e .

D é c o u v e r t e i n d i v i d u e l l e d ' a b o r d , à l a f o i s p a r l a p e n s é e e t p a r l ' œ u v r e d e q u e l q u e s

i s o l é s q u i , t a n d i s q u e d e s c o u r a n t s s e r a p p r o c h a i e n t d é j à , o n t t e n t é , c h a c u n p o u r s o i ,

l ' a v e n t u r e p o é t i q u e .

D é c o u v e r t e c o l l e c t i v e e n s u i t e , o u p l u t ô t , s o u s u n e f o r m e r é v o l u t i o n n a i r e , p r i s e

d e c o n s c i e n c e d e l a f o r m u l e e s t h é t i q u e e t l i t t é r a i r e q u i t e n d à s e d é v e l o p p e r p e u à p e u

e n d o c t r i n e m é t a p h y s i q u e .

M a i s , d i r a - t - o n , e s t - i l u n e œ u v r e s y m b o l i s t e q u i r é p o n d e à u n e t e l l e f o r m u l e ?

P s e u d o - p r o b l è m e l à e n c o r e . U n e d o c t r i n e a - t - e l l e j a m a i s , e n t a n t q u e d o c t r i n e ,

d o n n é l e j o u r à d e s c h e f s - d ' œ u v r e ? L e c h e f - d ' œ u v r e , m o m e n t u n i q u e , f r u i t d ' u n e

e x p é r i e n c e u n i q u e , n e p e u t ê t r e l e p r o d u i t d ' u n e f o r m u l e . E t l ' o n s a i t a s s e z q u ' a u c u n

d r a m e d e H u g o n e r é a l i s e l e s v œ u x d e l a P r é f a c e d e C r o m w e l l . C e q u ' o n d e m a n d e

à u n e d o c t r i n e , c ' e s t l a r é v é l a t i o n d ' u n e v é r i t é . Q u a n t a u x œ u v r e s , il f a u t l e s c h e r c h e r

a v a n t , d a n s l ' e f f o r t d e l a d é c o u v e r t e , o u p l u s l a r d , c h e z c e u x q u i l ' o n t d é p a s s é e

d a n s u n e s y n t h è s e q u i l e u r e s t p r o p r e . C o m m e n t d ' a i l l e u r s , a p r è s l e s a m b i t i o n s

d é m e s u r é e s d ' u n M a l l a r m é , l e s S y m b o l i s t e s e u s s e n t - i l s p u o p é r e r s a n s e f f o r t e t s a n s

t â t o n n e m e n t s l e r e t o u r d e l ' e s s e n c e à l ' e x i s t e n c e q u ' i m p o s e t o u t e œ u v r e q u i n e s e v e u t

24. C'est là en réalité le problème essentiel, dont la solution reste encore en suspens après les plus
récents travaux. L' « école symboliste » a-t-elle ramené, comme on le prétend généralement, les ambitions
métaphysique de ses précurseurs sur le plan littéraire (cf. J. Cassou, M. Raymond, A. Béguin, E. Noulet
en particulier, dan s L'Œuvre poétique de Stéphane Mallarmé, p. 84 : « Le Symbolisme n'a pas su penser ;
il eut une attitude, non une activité de pensée ») ? Ou au contraire a-t-il tenté la synthèse du littéraire
et du métaphysique ? Problème auquel le présent travail espère apporter une solution.
25. Voir Ire Partie : l'Aventure poétique.
26. Voir I I Partie : la Révolution poétique.
pas inhumaine ? Aussi l'œuvre la plus importante du Symbolisme est-ce peut-être
son influence. La découverte symboliste a fécondé touite la littérature contemporaine,
elle a créé un univers poétique, qui se superpose ou s'intègre depuis lors à toute vision
du monde. Et cette influence trace au mouvement ses limites. C'est dire que, s'il est
depuis longtemps abandonné comme drapeau ou comme étiquette, nous n'en percevons
pas moins nettement, aujourd'hui encore, les ondes qui en émanent.
C'est seulement après que nous aurons ainsi fait revivre le Symbolisme dans
les trois phases essentielles de son développement que nous pourrons tenter de le situer
dans l'immense effort de renouvellement de la pensée contemporaine, et chercher
comment cette révélation d'un monde caché et cette réintégration des puissances
intuitives peuvent et doivent trouver leur place légitime dans une connaissance
totale, condition d'un humanisme véritable.

Pour mener à bien une telle entreprise, il eût raisonnablement fallu le travail
collectif d'une large équipe, que la rigueur des temps n ' a pas permis de constituer.
Il ne pouvait donc être question ici que d'indiquer les avenues principales, d'ouvrir
des perspectives. J ' a i dû laisser systématiquement de côté toutes les questions de
technique poétique, pour m'en tenir à la seule recherche doctrinale du mouvement
— dans la mesure du moins où l'une et l'autre peuvent être dissociées. J ' a i dû me
contenter d'allusions sommaires au Symbolisme dans les autres arts ainsi qu'au
mouvement symboliste à l'étranger, qui justifieraient l'un et l'autre une étude parti-
culière. L a bibliographie dépouillée, cependant considérable, comporte fatalement
d'importantes lacunes, qui n'ont d'excuse que la nécessité d'assigner des limites à
une lâche déjà étendue.
Néanmoins, si j'ai dû la plupart du temps, en ces vastes contrées, cheminer
sans autre guide que les auteurs eux-mêmes ou les meilleurs de leurs interprètes, j'ai
trouvé plus d'une fois sur ma route des aides précieuses. M . Maurice Levaillant,
qui a accueilli l'idée d'un tel travail avec un libéralisme dont je lui suis profondément
reconnaissant, m'a souvent encouragé et gardé de certains écueils. M . Monglond,
dont les éminents travaux m'ouvraient la voie, fut toujours pour moi un guide
attentif et sûr. L a méthode appliquée ici a pris naissance dans des réunions amicales
avec M M . R . Minder et Fraenkel, dont la pensée m'a ouvert de larges horizons.
J ' a i rencontré par ailleurs chez M . André Fontainas, chez M . Edouard Dujardin,
chez M . Tancrède de Visan un accueil toujours compréhensif et plein de sympathie.
E t M . le Professeur Henri Mondor m'a ouvert les trésors de sa bibliothèque et
communiqué des documents inédits avec une complaisance dont je tiens à souligner

27. V o i r I I I Partie : l'Univers poétique.


le p r i x Enfin, c'est grâce à la compétence de MM. Nizet et Bastard que
j'ai pu m 'entourer de textes souvent introuvables.
Comment pourrais-je maintenant me séparer de ce travail sans, consacrer un
souvenir ému et servent à la mémoire de mon père qui, par la documentation consi-
dérable qu'il y apporta, a pris largement sa part d'une tâche dont, hélas! il n'aura
pu voir l'achèvement.

Mars 1941 -Février 1946.

Nota, — J ai cru devoir bannir, quand il est question de l'auteur, le nous traditionnel.
J 'ai également renoncé, dans le cours de cette étude, à distinguer des autres, par un « M »
superfétatoire, les personnalités actuellement vivantes. J 'espère que le lecteur ne s'en formalisera pas.
J' ai distingué, par ailleurs, au moyen d'une majuscule, le Symbolisme comme mouvement
du symbolisme pris dans son sens le plus général.
INTRODUCTION

SITUATION DU SYMBOLISME

Visage du Symbolisme. Il est déjà fixé pour l'histoire : un air mi-précieux,


mi-rêveur ; une atmosphère de légende où dans un décor de forêts, de parcs
et d'étangs, évoluent des princesses alanguies, entourées de colombes et de cygnes;
une âme « fin de siècle » qui se cherche, se sent malade, analyse son mal
et trouve dans cette analyse même une jouissance perverse; l'amour du rare,
du raffiné, de l'artificiel; le goût de l'arabesque et du fer forgé, des feuilles
d'iris, des licornes et des améthystes; la manie de ne pas s'exprimer comme tout
le monde, d'écrire des vers obscurs et contournés, de parler par ellipses et par
symboles. De Mallarmé à Henri de Régnier, de Verlaine à Samain et à Maeterlinck,
on se transmet l'imagerie, l'attitude et les procédés comme s'il s'agissait d'une
précieuse découverte. Telle est l'image que l'on se fait généralement du Symbolisme,
image de légende, déjà. C'est la première tentation : nier au Symbolisme tout autre
chose qu'un visage apprêté et artificiel 1 Mais qui ne voit, au seul contact des
œuvres, que ce visage n'est qu'un masque ?
Visages du Symbolisme. Langueur verlainienne, hoquet tragi-comique de
Laforgue, subtilité et hermétisme de Mallarmé, distinction mélancolique de
Régnier, rêves dorés de Samain, hymnes de joie de Verhaeren, odes religieuses
de Claudel : est-il, à la lecture, poésie plus riche et plus diverse que celle de
notre dix-neuvième siècle déclinant ? Dans chaque œuvre, on croit percevoir un

1. Tentation à laquelle n'ont pas su échapper certains critiques. Voir les jugements cités dans
l'Avant-Propos, p. 7 et notes 8 et 9.
accent unique, un tourment propre. Non qu'il n'y ait pas, à travers l'abondante
floraison des talents et des œuvres, des affinités, des résonances certaines :
Maeterlinck comme Verlaine scrute ses plus subtiles émotions, explore l'incons-
cient et les profondeurs de l'âme; Mallarmé précède Valéry dans la densité,
l'obscurité au moins apparente, un certain goût de la préciosité et de l'arabesque;
les langueurs de Mikhaël, de Régnier, de Samain se répondent; après Rimbaud,
René Ghil et Saint-Pol-Roux s'engagent vers l'instrumentation verbale et
la poésie des images; Gustave Kahn cherche un vers libéré, une forme révolution-
naire; Vielé-Griffin, Stuart Merril, Verhaeren enfin se tournent vers la vie et
chantent, avant Claudel et la comtesse de Noailles, leur cœur innombrable et
leur amour des choses et des êtres. Mais dans toute dette richesse, aucune unité
n apparaît vraiment. La réalité du mouvement poétique lui-même est multiple,
fuyante, insaisissable. — Deuxième tentation : nier l'unité du Symbolisme. C'est
l 'attilude adoptée par maints critiques 2 Mais ce jugement est-il sans appel ?
Ceux-là, qui interrogent les textes, ne s'en tiendraient-ils pas à la lettre,
au sens extérieur, à ce qui se « comprend », et cette multiplicité ne serait-elle
pas encore qu'une apparence ?
Qui donc a tenté de soulever le voile sous lequel le Symbolisme semble se
cacher ? Qui, au lieu d'analyser seulement les mots et de « dépouiller » les textes,
a tenté de déchiffrer leur âme ? Pourtant, les titres seuls — le Sanglot de la Terre,
les Débâcles, les Flambeaux noirs, Apaisements, Joies, la Clarté de Vie,
la Multiple Splendeur, Magnificat — ne dessinent-ils pas une courbe saisissante, ne
disent-ils pas les phases d'un véritable drame spirituel et l'hymne d'espoir auquel
il aboutit ? Impatients que nous sommes ! Dans notre hâte à expliquer et
à conclure, nous ne savons plus prêter l'oreille à certaines voix intérieures. En
cette « ténébreuse et profonde unité » du mouvement symboliste, nous ne
percevons que paroles confuses et, désorientés, sans guide, nous nous égarons
dans la forêt de ses symboles.
Ne serait-ce pas que, hommes du vingtième siècle, nous manquons à la fois
d'intuition pour pénétrer l'âme du Symbolisme et de recul pour en estimer et
en situer l' importance ? Si nous parvenions à dépasser les bornes de notre
horizon coutumier, les limites d'une mentalité où nous ont enfermés des habitudes
de pensée séculaires, peut-être saisirions-nous alors, dans le drame intérieur de ces
poètes, l'image de notre propre drame et celui de l'âme moderne tout entière;
peut-être verrions-nous qu'en posant le problème de la pcésie, cette école a posé
du même coup le problème de l'homme ; et que, pour voir clair dans des questions
aussi graves, la méthode historique se doit à elle-même de se prolonger en méthode

2. Les exemples sont nombreux à l'appui de cette affirmation. On a déjà rappelé (Avant-Propos,
p. 4) l'avis de A.-M. Schmidt et de B. Fav. Rappelons encore, par exemple, celui de Lalou à propos du
mot « symbolisme » : « Sa meilleure définition consiste à étudier les œuvres diverses que couvre cette
étiquette commode. » (Histoire de la Littérature française contemporaine, éd. 19.11. I, p. 115.)
philosophique, et de repenser le drame du Symbolisme en fonction du drame
humain dans son ensemble, avant de le revivre dans la réalité mouvante de
ses vicissitudes 3

LE D R A M E SPIRITUEL

« Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d'hommes » 4 Brutal


et cruel, Rimbaud a raison. Car les anges, pour triompher, veulent du sang qui
fume. Mais il faut dire plus : en fin de compte, il n'est de combat que spirituel.
Celui qui ne veut voir dans nos luttes humaines qu'un jeu de forces matérielles
renverse l'ordre. Et ce drame où Rimbaud, après tant d'autres, s'est consumé,
ce combat des Anges et des Démons, c'est le drame de la création tout entière.
D'ailleurs, un tel conflit, nous l'éprouvons en nous. Chaque jour, nous faisons
l'expérience concrète de notre double nature, nous vivons la nostalgie de
l'innocence et la réalité de la chute. La chute : ce mot même donne à la vie
un sens et une hiérarchie nécessaires. Oui, comme dit Rimbaud, « la théologie
est sérieuse, l'enfer est certainement en bas, et le ciel est en haut » 5 Ce symbo-
lisme n'est pas vain : il est la réalité la plus immédiate qui' s'offre à notre condition
humaine.
Ainsi l'homme est engagé. Engagé dans un combat où il est responsable,
mais qui en même temps le dépasse. Derrière lui, derrière ses conflits et ses
luttes, se profile l'ombre d'une lutte infiniment plus vaste : celle des forces du
Bien contre les forces du Mal; forces qui ne sont pas des créations de l'intellect,
des abstractions de philosophes et de moralistes, mais de la réalité desquelles
chaque moment de notre vie nous apporte la preuve — quand donc
saurons-nous reconnaître en nous cet appel de l'unité, cette harmonie en

3. De telles prétentions pourront paraître démesurées. J'ai pourtant acquis au cours de ce travail
la conviction qu'on ne saurait vraiment élucider aucun problème d'histoire littéraire sans avoir défini au
préalable les notions essentielles d'esthétique e t qu'à leur tour ces notions mêmes ne pourront être pré-
cisées qu'en fonction des autres activités de l'homme et d'une façon générale de l'unité de l'esprit humain.
Il est donc indispensable de dépasser par tous les moyens l'attitude, trop fréquente dans notre occident
moderne, du « spécialiste « qui s'enferme volontairement dans un cadre limité, et de rechercher une
attitude mentale suffisamment déliée du contingent et de l'éphémère pour apercevoir l'unité. Une
telle attitude ne peut être obtenue qu'après de longues années d'efforts ; on peut du moins tenter
de s'en approcher par tous les moyens.
La présente introduction ne prétend donner qu'un aperçu des résultats qu'on est en droit d'attendre
d'une méthode de ce genre. Elle paraîtra donc énoncer des affirmations qui impliquent en réalité de
nombreuses références, mais dont il ne saurait être évidemment question de donner ici une justification
détaillée. Elle pose aussi des problèmes qu'on ne peut ici qu'indiquer au passage, et qui seront traités
plus amplement ailleurs. On souhaiterea peut-être que les unes et les autres puissent faire ultérieu-
rement l'objet d'études particulières. En attendant, on trouvera dans la Bibliographie quelques indica-
cations sommaires sur une première documentation possible.
4 . Rimbaud, Une Saison en Enfer, Œuvres complètes, éd. Mercure de France, pp. 308-309.
5. Ibid., p. 272.
de brefs instants entrevue ? quand ne serons-nous plus trop aveugles pour
discerner dans l'égoïsme, dans l'ambition, les forces qui opposent et qui éloignent
les métamorphoses du serpent ? — et aussi chaque moment de l'histoire
du monde.
Car il est des temps sans doute où l'homme, ayant chassé les démons impurs,
vit dans l'unité reconquise et dans l'harmonie. En ces temps-là, l'esprit règne et
sait imposer son ordre à l'univers qui l'entoure. En remontant au principe, à la
cause première, d'où tout procède et où tout se résorbe, il nomme son Dieu.
Alors l'homme retrouve les couches supérieures de l'âme, à un degré de conscience
où se reconstitue sa personnalité véritable, dans l'unité du moi.
Mais il est aussi des temps où la bête semble se réveiller et monter de la
terre. Avec elle se réveillent toutes les forces d'en bas, chacune tirant à soi, et
se déchaîne toute la brutalité de la « bataille d'hommes ». Instruments aveugles
entre les mains des puissances du mal, on dirait alors que nos progrès eux-mêmes,
les prodiges de notre volonté ou de notre intelligence ne servent qu'à nous
nuire. Nous perdons la vision de l'unité et de l'ordre et, croyant adorer
la vérité, nous adorons l'image de la bête. Nous ne voyons plus qu'un fragment
de la réalité, qu'un monde tronqué réduit à sa surface extérieure. Dans notre
mental obscurci, tout se combat et s'oppose. Devant nous, la nature se dresse,
hostile, incomprise ou inquiétante: en nous. sentiment et raison, pensée et
action, esprit et matière se contredisent. Ages de déséquilibre où, dans un monde
ramené au chaos, triomphent les faux prophètes.
Tout paraît indiquer que l'âge moderne est de ceux-là. Instabilité, doute,
inquiétude, remise en question de toutes les croyances et de toutes les valeurs;
l 'individu revendiquant ses droits et sa place, mais généralement incapable
de se maîtriser et restant esclave d'habitudes mentales, nerveuses et physiques :
jamais l'homme, semble-t-il, n'a été aussi divisé 6 Et la crise où se débat le
monde n'est que la projection de notre chaos intérieur.
On a généralement tendance à dater de la fin du dix-septième siècle le début
de cette crise, à l'heure où le rationalisme naissant remet en question tout
l 'édifice de la pensée occidentale et exige qu'on fasse table rase du passé 7
Ainsi le déséquilibre serait né de la persistance de certaines illusions et de la
répugnance que montrerait le coeur à se satisfaire de la place subordonnée que
lui assigne la raison. La réalité ne serait-elle pas moins simple, et ne faudrait-il
pas remonter plus haut pour trouver l'origine du déséquilibre?
6. Voir en particulier, sur ce morcellement de l'homme occidental moderne, le jugement lucide du
grand penseur hindou contemporain. Shrî Aurobindo : « La découverte la plus déconcertante que nous
fassions est que chaque partie de nous-même — l'intellect, le mental sensoriel l'être des désirs ou être
nerveux, le cœur, le corps — a, pour ainsi dire, sa propre individualité complexe et sa formation natu-
relle indépendante du reste ; celle-ci ne se trouve en accord ni avec elle-même, ni avec les autres, ni avec
l'ego représentatif qui est l'ombre projetée sur notre ignorance superficielle par le Soi central et centra-
lisateur. Nous trouvons que nous sommes composé non d'une, mais de beaucoup de personnalités et que
chacune a ses propres exigences et sa nature, distinctive. Notre être est un chaos grossièrement constitué
dans lequel il nous faut introduire le principe d'un ordre divin. » Synthèse des Yogas. I, p. 48. Voir
également les psychographies orientales et les travaux des différentes écoles psychanalytiques.
7. Cf. notamment P. Hazard, La crise de l a conscience européenne, passim.
LE SCHISME

Le moyen âge, en dépit des luttes, des persécutions religieuses, des dés-
ordres temporels, avait conservé, parmi les docteurs de l 'Eglise, et peut-être
plus encore parmi ceux qui, désavoués ou inavoués par celle-ci, étaient les
dépositaires des traditions de la science antique, le sens du spirituel et l 'accès
aux couches supérieures de l 'âme. Aussi était-ce dans une pleine conscience
de l'unité et de l'harmonie universelle, et du symbolisme qui en est comme la
clef de voûte, que poètes et artistes s'unissaient pour célébrer les mystères de
la création et les drames de la destinée, dans cette communion souvent anonyme
dont les grandes épopées où les cathédrales sont le magnifique témoignage 8
La poésie occidentale a perdu le sens du symbole en même temps que
l'esprit occidental, s'égarant dans des discussions stériles, réduisant la raison
à la logique et à l'abstraction, perdait la vision de l 'unité 9 Un moment on put
croire que la Renaissance, en rendant à l'âme chrétienne la curiosité du monde
extérieur, le sens du réel et du concret, en restituant d 'autre part à l' héritage
antique la spiritualité qu'il avait connue dans son premier âge, retrouverait
cette unité encore élargie et réaliserait véritablement l'homme nouveau. M a i s
l'appel du monde était trop fort. Ayant réduit l'homme à sa nature visible et
sensible, on réduisit le monde à la mesure de l'homme.
Alors ce fut le schisme, non seulement dans la religion, mais dans l'âme
occidentale. D'un côté, une vie affective qui, refoulée par un excès d'intellec-
tualité, se replie sur elle-même et ne trouve plus qu'en de rares moments le
chemin de la spiritualité perdue. De l'autre, des forces intellectuelles qui,
renouvelées par la découverte d'horizons inconnus, allaient donner aux sciences
de la nature physique un essor prodigieux. On voit combien, dans ces conditions,
l' équilibre classique fut un équilibre apparent et précaire. Par le cogtio, le
rationalisme cartésien, limitant la pensée à la conscience claire, réduisait au
silence toutes les instances extraconscientes de l'âme et, réévaluant la réalité
à la lumière d 'une certaine évidence, négligeait des évidences plus hautes.
De plus en plus, au nom d 'une raison qui se croyait toute-puissante, le sentiment
était opprimé, la vie intérieure étouffée. Et dès lors un Pascal se dressait pour

8. Ce n'est guère que depuis la fin du siècle dernier que l'on s'est avisé du sens symbolique de l'art
médiéval (cf. ci-dessus, I I I partie, P. Claudel). On commence seulement à entrevoir l'importance qu'attri-
buaient à ces traditions les poètes médiévaux. N'est-ce pas le plus grand d'entre eux qui proclame : « O
vous qui avez l'esprit droit, admirez la doctrine qui se cache sous le voile de ces vers ! » Dante, Enfer,
IX, v. 61-53. Ailleurs. Dante déclare que toutes les écritures, et non pas seulement les Ecritures sacrées,
« peuvent se comprendre et doivent s'expliquer principalement suivant quatre sens ». Banquet, II, ch. 1.
Textes cités dans R. Guénon, L'ésotérisme de Dante, pp. 1-2.
9. C'est ce qu'a bien vu en particulier Anne Osmont dans une étude pleine d'aperçus ingénieux, Le
Rythme créateur de forces et de formes, Ed. des Champs-Elysées, 1942, p. 90. Cf. aussi C.-J. Jung.
L'Homme à la découverte de son âme, Genève, Ed. du Mont-Blanc, p. 3.
protester au nom de l'intuition et pour dénoncer d'une voix angoissée les dangers
du péché d'orgueil. Il sentait que l'âme occidentale perdait son équilibre.
Désormais en effet, attirée tour à tour par sa raison et par son cœur, elle allait,
selon un rythme de plus en plus rapide, osciller de l'une à l'autre sans pouvoir
retrouver l'unité perdue 10

LA R E V O L U T I O N R O M A N T I Q U E

Dès l'aube du dix-huitième siècle, tout l'Occident a le sentiment qu'une


révolution est inévitable. Dans l'immense revision des valeurs que le doute
critique et le rationalisme ont rendue nécessaire, on travaille à recréer le monde
sur de nouvelles bases : la raison est perfectible, et le monde est perfectible
comme elle ; superstitions, préjugés, routines, tout doit s'effacer devant le
progrès. Mais cet enthousiasme a sa rançon : dans la révolution qui se prépare
on confond tout : routines et traditions, préjugés et foi profonde, superstitions
et religion. Ainsi l'esprit critique, qui semblait avec Descartes devoir éclairer
la foi, ne fait qu'accentuer toujours davantage le divorce entre la religion et la
science. La raison triomphante refuse maintenant d'entendre les voix intérieures
et prononce leur condamnation.
D'aucuns pourtant sentent confusément que la révolution politique et
sociale ne suffit pas. Pour ceux-là, en qui la vie extérieure n'a pas étouffé complè-
tement celle de l'âme, il est des réalités qu'on semble oublier de jour en jour
davantage, et qui cependant importent plus encore que toutes les autres. Vers
ces réalités oubliées ils se tournent volontiers, quand le matérialisme grandissant
du monde qui les entoure leur pèse trop : ils ont la nostalgie du spirituel. Ainsi,
au cœur même de cette société ivre de vérité, d'harmonie et de bonheur, mais
trop exclusivement vouée à la réalité visible, naît une révolte : révolte de l'intui-
tion contre une logique despotique, révolte du sentiment et de l'âme contre
une raison aveuglée par ses succès, révolte des profondeurs de l'être contre
« les choses dites sérieuses » 11 le culte des apparences vulgaires, la morale, et le
bon sens bourgeois. Parfois on demande aux grandes traditions spirituelles
l'accès à ces paradis que l'on sent perdus; mais la plupart du temps, dans la

10. Bien entendu, ceci n'est qu'un aperçu d'ensemble qui fausse volontairement le détail par une
excessive simplification. Il ne s'agit ici, répétons-le, que de situer le Symbolisme dans la perspective la plus
large possible. La même remarque s'applique au paragraphe suivant : il ne sera question, à propos du
Romantisme, que de marquer, dans ses grandes lignes, ce qui a pu avoir une influence plus ou moins
directe, mais pourtant sensible sur le Symbolisme. Ainsi l'influence de Balzac, quelque importante qu 'elle
soit, ne toucha guère le mouvement lui-même ; aussi le passerons-nous sous silence ; de même que Victor
Hugo, dont le véritable message, pressenti par Rimbaud, n'a pas été compris des Symbolistes.
11. Cf. G. Bonnoure, Moment du Romantisme allemand, dans Cahiers du Sud, mai-juin 1937, p. 14.
méconnaissance de ces traditions et l'absence de véritables guides, on se tourne
vers ce qui permettra le mieux d'exprimer sa nostalgie et sa révolte : la poésie.
C'est dans la poésie en effet que l'on va rechercher la trace de réalités
devenues mystérieuses. Mais si dès le milieu du dix-huitième siècle nombreux
sont ceux qui, en France, éprouvent le besoin d'une telle démarche 12 d'aut res
pays, en Occident, moins soumis à l'influence cartésienne et naturellement
portés au rêve et au mysticisme, ne l'avaient en fait jamais complètement oubliée.
Et ce sens du mystère que redécouvre la littérature pré-romantique, c'est d'abord
en Angleterre et en Allemagne qu'il trouvera son expression dans la poésie.
La démarche romantique est donc avant tout, ou du moins veut être une
démarche mystique. Ce sentiment d'un univers caché qu'exprimait déjà un
Young, un Warton, un Hurd, et parfois un Klopstock ou un Herder 13 les
romantiques l'affirment plus nettement encore. Pour Coleridge, la poésie est
« la faculté d'évoquer... le mystère des choses » 14 Wackenroder dit son respect
pour les « sentiments obscurs..., ces témoins authentiques de la vérité » 15 Et
Novalis déclare : « Le sens de la poésie a beaucoup de points communs avec
le sens du mysticisme. C'est le sens du particulier, du personnel, de l'inconnu,
du mystérieux, de la révélation... Il représente l'irreprésentable, il voit l'invisible,
il sent l'insensible » 16 Le Romantisme anglais et allemand est donc une véri-
table découverte, la découverte d'un « état poétique qui est en nous », comme le
dit Novalis, et qui n'est autre que « le monde intérieur dans son ensemble » 17
Tieck, de son côté, n'affirmera-t-il pas : « Il n'y a qu'une poésie... ; elle n'est
pas autre chose que l'âme humaine elle-même dans toutes ses profondeurs » 18 ?
On peut donc dire avec Novalis que « lè chemin mystérieux va vers l'inté-
rieur ». Vers l'intérieur, c'est-à-dire vers la vie des sentiments et des émotions,
vers les états les plus subtils de l'âme. C'est le moi caché qui se réveille, en
une immense insurrection de ses profondeurs. Un monde obscur se révèle,
un monde que ne sauraient apercevoir à l'état de veille nos yeux éblouis par la
12. Cf. A. Monglond, Le Préromantisme français ; D. Mornet, Le Romantisme en France au
X V I I I siècle, passim.
13 Voir les textes caractéristiques réunis par P. Van Tieghem dans Le Mouvement romantique, p. ex.
p. 6 : « Le poète a un monde à lui, où l'expérience a moins à faire que l'imagination conséquente avec
elle-même. Il a, en outre, un monde surnaturel où il se meut. Il a à ses ordres les dieux, les fées, les
magiciennes... Dans le monde du poète, tout est merveilleux et extraordinaire. » Hurd, Lettres sur la
Chevalerie et la Romance, 1762.
14. Legouis et Cazamian, Histoire de la Littérature anglaise, p. 969.
15. « L'homme, cet être faible, a-t-il le droit de rejeter dédaigneusement loin de lui ces sentiments
obscurs, qui se penchent sur nous comme des anges voilés? Je les respecte, moi, avec une profonde
humilité : car c'est une grande bénédiction de Dieu qu'il nous envoie ces témoins authentiques de la
vérité. Je joins les mains, et j'adore. » Cité dans Van Tieghem, o. cit., pp. 32-33.
16. Novalis, Fragments, p 125. Cf. aussi Spenlé, Novalis, p. 150 sqq. et ce fragment cité : « Nous
avons deux systèmes de sens, qui, si différents qu'ils paraissent, sont cependant intimement liés l'un à
l'autre et confondus. Un de ces systèmes s'appelle le corps, l'autre s'appelle l'âme. Le premier est soumis
à des excitants externes, dont la réalité constitue ce que nous appelons la nature ou le monde extérieur.
L'autre système est primitivement soumis à des excitants internes, dont la totalité constitue l'Esprit
ou le monde des Esprits. »
17. Ibid., p. 126.
18. Tieck, Les Chansons d'amour de l'ancienne Allemagne, dans Van Tieghem, o. cit., p. 31.
lumière du jour, mais où nous conduit le rêve. Pour les Romantiques, « le monde
devient songe » 19 et c'est comme en rêve, à demi-conscient, qu'Eichendorff
« sent d'éternelles sources de chansons lui baigner confusément le cœur de leurs
ondes merveilleuses » 20 De même que « le somnambulisme, l'enthousiasme et
tous les états exaltés de notre nature », le rêve, selon C.-H. Shubert, ne nous
mène-t-il pas « dans de belles contrées inconnues, dans une nature nouvelle
créée par nous, riche et sublime ? » Ces contrées inconnues, c'est « le côté
nocturne de la Nature », le royaume de la nuit. Non pas la nuit de Pascal, la nuit
de ténèbres, qui n'est qu'un néant muet, vide et désespérant ; non pas le non-
être absolu, domaine de l'impossible et de l'absurde 21 ; non pas — pour reprendre
la distinction de Schelling —, « le Rien qui est zéro », mais le « Néant qui est
fécondité et plénitude ». Cette nuit des profondeurs maternelles, dont le poète
éprouve la nostalgie, est en effet le lieu de tous les possibles, le « lieu des révé-
lations », selon N o v a l i s 2 2 le lieu d e s qualités et d e s s e n t i m e n t s indifférenciés,

d e la fusion et d e la c o n f u s i o n originelles. N u i t p e u p l é e d e forces m y s t é r i e u s e s ,

t i è d e N u i t m y s t i q u e , « affectueuse, t r a n s p a r e n t e et fraternelle », qui, d a n s

l ' o m b r e , r e g a r d e l ' h o m m e d e ses p r u n e l l e s i n n o m b r a b l e s . E l l e e x i g e d e qui

v e u t p é n é t r e r s o n m y s t è r e le silence et le r e c u e i l l e m e n t , et elle le c o n d u i t à

l ' e x t a s e . C a r c ' e s t e n se confiant à la N u i t q u e le p o è t e a u r a les p r e s s e n t i m e n t s

d e c e t t e réalité s u p r ê m e , d e cet infini d o n t il é p r o u v e la soif i n e x t i n g u i b l e .

R é v o l t e , i n d i v i d u a l i s m e , m y s t i c i s m e , recours a u r ê v e , s e n s d e la nuit,

extase, nostalgie d e l'infini, tels sont les p r i n c i p a u x t h è m e s q u e v o n t d é v e l o p p e r

les v o i x m u l t i p l e s d u R o m a n t i s m e é t r a n g e r : i m m e n s e effort p o u r r e m o n t e r a u x

sources d e l'état p o é t i q u e q u e p e u à p e u l ' o n d é c o u v r e à n o u v e a u . M a i s , q u e l

q u e soit l'intérêt d e c e t t e d é c o u v e r t e , le R o m a n t i s m e a l l e m a n d et anglais a p p o r t e

e n c o r e d a v a n t a g e . C a r il d o i t à K a n t et à toute u n e lignée d e p h i l o s o p h e s issus

d u rationalisme u n sens critique d e plus e n p l u s d é v e l o p p é , u n b e s o i n et c o m m e

un a p p é t i t d e réfléchir sur ses p r o p r e s d é m a r c h e s et d e p r e n d r e v é r i t a b l e m e n t

c o n s c i e n c e d e l u i - m ê m e . A i n s i , e n c e m o m e n t p r é c i e u x , l'intellectualisme

rationaliste rejoint la n o u v e l l e r e c h e r c h e affective et p o é t i q u e d e s p r o f o n -

d e u r s . R e n c o n t r e c a p i t a l e : sous la c o n d u i t e d e c e s p o è t e s p h i l o s o p h e s , le

d i x - n e u v i è m e siècle v a e n t r e p r e n d r e u n l o n g effort p o u r retrouver, e n m ê m e

t e m p s q u e la réalité invisible, l ' e s s e n c e m ê m e d e la p o é s i e .

D a n s c e t t e voie, K a n t s'affirme v r a i m e n t c o m m e u n initiateur. N o n seule-

m e n t e n effet l'état e s t h é t i q u e est p o u r lui u n e p u r e activité spirituelle qui

réalise la c o n n a i s s a n c e g r a d u e l l e d e notre nature intérieure, m a i s c e t t e activité

est intuitive et j o u e s a n s c o n c e p t , d a n s le libre e x e r c i c e d e n o s facultés et en

19. Novalis, cité dans C. Sénéchal, Le (Rêve chez les Romantiques, Cahier du Sud, mai-juin 1937.
p. 93. Cf. aussi A. Béguin, L'Ame romantique et le Rêve, passim.
20. Cahiers du Sud, numéro cité, p. 91. Cf. aussi p. 87.
21. Cf. E. Fraenkel, Essai sur le Néant (à paraître).
22. Cf. V. Jankélévitch, Le Nocturne, ibid., p. 7 6 ; et Spenlé, o. cit., p. 153.
particulier de notre imagination : sorte de contemplation qui définit déjà l'attitude
de l'artiste 23 Et ce qui plaît dans l'art, ajouie Kant, c'est moins l'expression
elle-même que le ton, la modulation, ou plus exactement encore ce langage
universel des sensations qui sont le symbole des idées et des émotions et qui,
par delà la nature, « semblent avoir une signification plus haute » 24 Coleridge,
qui doit tant au philosophe de Königsberg 25 ira beaucoup plus loin que lui. Si,
aux yeux de cet homme à la fois poète et esthéticien, l'état poétique, ce sont
« les modes d'être les plus intérieurs », et les poètes ceux qui « s'aventurent
parfois dans les royaumes crépusculaires de la connaissance » 26 leur attitude
est une « émotion spirituelle » qui rapproche l'esprit et la matière au moyen
d u s y m b o l e , u n e « intuition d e l'unité essentielle entre notre esprit et le d i v i n » 2 7

Chez les Romantiques allemands, cette conception encore tout intellectuelle


de l'art et de la poésie va se tourner vers la vie. Non pas la vie des hommes
ordinaires, celles des apparences quotidiennes, mais la vie réelle, mystérieuse,
la « vie des dieux ». Fichte, initiateur d'un « idéalisme transcendantal », n'a-t-il
pas affirmé le pouvoir que possède l'imagination, faculté active et créatrice,
d'effacer les limites entre le rêve et la réalité et de véritablement créer le
monde 28 ? A sa suite, Novalis fera du poète « l'enchanteur, le prophète repré-
sentatif de la nature » ; car son génie, production spontanée venue des profon-
deurs de l'âme, est doué en vérité d'une divination démiurgique ; pouvoir
miraculeux, acte de magie à proprement parler, qui par là s'apparente avec
« le sens prophétique, le sens religieux, le délire en général » 29 Et si la poésie,
ou, comme dit Novalis, « la fantastique », est capable de créer la vie, c'est à la
condition de retrouver le pouvoir dynamique et magique du langage, ou plus
exactement du Verbe, dont la puissance suggestive, par le rythme, la cadence,
l'harmonie, saura créer les symboles des réalités supérieures. Car, pour Novalis
comme pour tous ceux qui, en ces dernières années du dix-huitième siècle,
renouent, plus ou moins authentiquement d'ailleurs, avec les traditions de l'hermé-
tisme et de la cabbale, la nature entière n'est qu'un vaste symbole, et tout,
entre l'esprit et la matière, n'est que correspondances. Aussi ne peut-on dire
que le symbole soit un équivalent, une représentation d'une réalité d'un autre
ordre, mais bien plutôt par lui-même une force, une puissance suggestive :
« Le symbole, dit Novalis, n'affecte pas directement, il provoque une activité

23. C r i t i q u e d u J u g e m e n t , p. 54. C f . A.-B. M o r r i s s e t t e , L e s F o n d e m e n t s d e l ' E s t h é t i q u e s y m b o l i s t e ,


p. 29 s q q .
24. C r i t i q u e d u J u g e m e n t , p. 129.
25. « L e s écrits d u s a g e d e K o n i g s b e r g , c e l u i q u i a f o n d é la P h i l o s o p h i e C r i t i q u e , p l u s q u ' a u c u n e
a u t r e œ u v r e , o n t à la fois i n v i g o r é e t d i s c i p l i n é m o n e n t e n d e m e n t . » B i o g r a p h i a l i t e r a r i a , p . 7 5 , c i t é
d a n s M o r r i s s e t t e , o. c i t . , p. 37.
26. B i o g r a p h i a literaria, p. 2 5 3 .
27. C f . L e g o u i s e t C a z a m i a n , H i s t o i r e de la L i t t é r a t u r e a n g l a i s e , p. 9 6 9 .
28. S p e n l é , o. cit., p . 123 sqq.
29. N o v a l i s . F r a g m e n t s , p . 1 2 5 .
spontanée. » 30 Autant dire qu'agissant par le dedans, il fait naître un univers
au plus profond de nous-mêmes.
Et quel art est capable de susciter cet univers intérieur si ce n'est la musique ?
Tieck voudrait « qu'on fît de la musique avec des pensées et qu'on pensât en
mélodies » 31 Car la musique, pour lui, est essentiellement « un art expressif
et symbolique », capable d'apporter à l'homme moderne, divisé et appauvri,
« la révélation de l'unité originelle » 32 Quoi d'étonnant alors à ce que, pour
Tieck comme pour les autres Romantiques allemands, « la musique, la poésie
et la peinture se tendent souvent la main » 33 et qu'ils soient les symboles inter-
changeables permettant de faire sentir aux hommes la réalité cachée au fond
des choses ?
On voit jusqu'à quelles régions inexplorées se sont aventurés ces pionniers
d'une poésie mystique et « transcendantale » : émotion spirituelle, poésie fantas-
tique, délire prophétique, symbole, poésie-musique : prémisses d'un siècle
d'efforts vers le symbolisme et la poésie pure.
Mais constamment, au cours de ces explorations audacieuses, et par un
besoin presque maladif de se juger sans cesse de peur d'être dupe, le Roman-
tisme allemand fait retour sur lui-même, pratiquant cette « ironie » qui reste
l'une de ses caractéristiques maîtresses. C'est peut-être à cause de cette ironie
qu'un tel mouvement n'a pas entièrement tenu ses promesses. En proie au
doute insensé de soi, dans un « incurable déchirement de l'être, partagé entre
le Rêve et la Réalité » 34 il n'a pas su dépasser ce rêve. Rejoindre l'unité de
l'esprit et du réel extérieur ne fut pour lui qu'un espoir. Et cette « jeunesse
inspirée », aux yeux de la postérité, marque plus un commencement qu'une
réalisation véritable. « Littérairement », selon le mot de Nietzsche, le Roman-
tisme allemand « est resté une grande promesse » 35 la promesse de ce qu 'une
autre poésie allait tenter à son tour quelque soixante-quinze ans plus tard.

En face des Romantismes étrangers, le Romantisme français, fidèle aux


traditions nationales, fait davantage, à première vue, figure de révolutionnaire.
N'est-ce pas lui qui, brandissant à tout moment des manifestes, proclame
bruyamment la liberté dans l'art, et affirme à l'occasion de la bataille d'Hernani
son mépris de toutes les règles ? Il ne faudrait pourtant pas se méprendre, et
s'imaginer le mouvement à l'avant-garde de la littérature européenne. Ces

30. Cf. Spenlé, o. cit., p. 164.


31. Cité dans R. Minder, Ludwig Tieck, p. 36.
32. Ibid., pp. 329-330.
33. Ibid., p. 333. Cf. Novalis : « La musique et la poésie ne font qu'un. » Cité dans Woolley,
Wagner et les Symbolistes français.
34. A. Béguin. Les Romantiques allemands et l'inconscient, dans Cahiers du Sud, numéro cité, p. 95.
35. Lettre à Brandès, citée dans Cahiers du Sud, ibid., p. 13.
révolutionnaires, il faut le dire, sont des révolutionnaires de salon. Lamartine,
Vigny peuvent bien jouer aux solitaires et aux incompris. S'ils prennent parfois
des attitudes de révoltés, c'est pour faire comme Byron ; en réalité, ces poètes
qui couvrent le « bourgeois » de leurs quolibets ou de leur mépris, ce sont des
hommes de salons et de cénacles, ce sont des bourgeois et des « gens de lettres ».
La révolution romantique en France est avant tout une révolution formelle ;
la liberté que l'on réclame, c'est d'abord la liberté de la forme : « J'ai mis un
bonnet rouge au vieux dictionnaire », dira plus tard Hugo. Le bonnet rouge,
jusqu'en 1830, ne coiffa guère autre chose: la langue, le vers, et les formes tradi-
tionnelles du théâtre. Car il est remarquable que cette révolution ait commencé
en France par la scène. C'est sur la scène que l'on proclame le retour nécessaire
à la vérité, et la vérité de ce drame nouveau-né, c'est la vérité des costumes, la
vérité du langage : pittoresque et couleur locale. Que nous sommes loin des
explorations, solitaires d ' u n Shelley ou d'un Hölderlin; du voyage au bout de
la nuit que d'autres, dans le même temps, accomplissaient ailleurs ! Le Roman-
tisme français, jusqu'en 1830 et même au delà, et à part de remarquables excep-
tions 37 reste relativement extérieur, il reste à la surface de ce qu'il a pour
mission de découvrir, et c'est bien la raison pour laquelle il ne saurait se définir,
trouver son centre et son unité.
Est-ce dire que nul d'entre ces jeunes poètes n'ait pressenti, à l'époque,
ce qui devait faire l'objet, en France même, un demi-siècle plus tard, de tant
de recherches et de disputes ? Déjà, M . Monglond l'a montré d'une façon
définitive, certains préromantiques, à défaut de la forme poétique, avaient
retrouvé la poésie : cette poésie par laquelle « les plus humbles aspects des
choses prennent la valeur d'un symbole » 38 quand un Sénancour par exemple
évoque « tout cet univers animé qui végète ou se minéralise sous, nos pieds » ;
mais le plus souvent, comme chez Joubert, l'expérience poétique était restée
« secrètement enclose dans le mystère intérieur » 38
Lamartine en cela reste bien « le premier qui ait fait descendre la poésie
du Parnasse » 40 et, s'il n'arrive pas à la formuler en termes précis, il sent bien
pourtant la nouveauté de ce que les Méditations ont apporté à la poésie française :
une langue mystérieuse et instinctive, qui « foudroie l'homme et l'anéantit de
conviction intérieure et d'évidence irréfléchie » 41 ; un « cri de l'âme », un « chant
intérieur », dira-il bientôt, qui vient des « fibres mêmes du cœur de l'homme » 42
Mais précisément Lamartine n'est pas un révolutionnaire, il se défend d'être
« romantique » ; et si 1820 est une date si importante dans notre histoire litté-
raire, c'est parce qu'elle marque, en dehors de toute doctrine et de tout système

37. Sainte-Beuve, Petrus Borel, Nerval (voir ci-dessous).


38. Le Préromantisme français, I. pp. 131-132,
39. Ibid., p. 172.
40. Premières Méditations poétiques, Préface de 1849.
41. Destinées de la Poésie (1834).
42. Premières Méditations poétiques, Préface de 1849.
d'école, la rencontre de la littérature et de la vie intérieure, de la poésie et de
l' âme.
Pourtant, l'expérience même du Romantisme étranger nous permet de
mieux comprendre quels furent les effets d'une telle rencontre. Bien qu'ils n'en
aient généralement pas pris nettement conscience, au moins pendant de longues
années, nous devons entendre, à travers la fluide musique de l'élégie lamar-
tinienne, l'écho d'une inquiétude, d'une angoisse métaphysique. Et nous devons
saisir, sous la révolution littéraire qui lui fait suite, une révolte plus profonde :
la révolte contre une société rationaliste, contre un monde qui trop longtemps
opprima l'âme, et ce désir d'évasion qui commandera les grands itinéraires
poétiques du siècle. Révolte, évasion ? Pour l'instant, ces deux thèmes, qui
sont latents au fond de tout romantisme, ne s'expriment dans la poésie française
que par intermittences. Ils répondent le plus souvent à une attitude littéraire.
en attendant que les déceptions ou l'exil leur donnent une actualité vivante
et sincère. Et c'est cette attitude, cette incapacité à s'évader vraiment du cadre
social et bourgeois, qui empêcheront longtemps nos Romantiques de saisir le
sens réel et la mission de la poésie.
Si donc Lamartine rapproche instinctivement la poésie de la musique, ce
lyrisme musical, il ne saurait vraiment le définir. Il n'a rien d'un esthéticien 43
Et, bien que toute son œuvre s'imprègne d'un symbolisme musical 44 il ne sent
pas encore la valeur poétique du symbole. Vigny au contraire, Vigny l'intellectuel,
qui cherche l'évasion, non dans un voyage aux contrées exotiques ou imaginaires,
mais dans la méditation, c'est-à-dire en lui-même, et qui, ne trouvant en soi
que le silence, restera toute sa vie le douloureux prisonnier de sa raison, Vigny
chez qui la poésie, seul rayon de lumière dans ce cachot, remplace la religion
défaillante, Vigny médite longuement sur son art. « Art silencieux », comme il
dit, car dès l 'origine il a refusé le lyrisme, art de la pensée qui prend lentement
conscience de lui-même. Art plutôt orienté vers la plastique que vers la musique,
bien qu 'il parle quelque part de « cet art délicieux de la musique qui élève
l' âme par de si douces émotions » 45 et plus encore vers une « poésie pure »
— déjà ! — qui puisse être la condensation, la « perle de la pensée », un diamant
et une quintessence 16
Assurément, comme le signale si justement Pierre Moreau, « le symbolisme
était au cœur même du Romantisme ». Guiraud n'écrivait-il pas dans, la Muse
française : « Tout est symbolique aux yeux du poète, et par un échange continuel
d'images et de comparaisons, il cherche à retrouver quelques traces de cette
langue primitive, révélée à l'homme par Dieu même et dont nos langues modernes
ne sont qu'une image affaiblie... Si la poésie cherche des symboles dans les.
43. Ne déclarait-il pas déjà t n 1818 : « Au reste, je me moque de l'art et des arts » ?
44. Voir en particulier Pomairols, Lamartine, passim.
45. Journal d'un Poète.
46. La Maison du Berger.
objets extérieurs de la nature, elle cherche dans les événements de ce monde
la cause toute-puissante qui les produit ; car les événements, comme les êtres,
ont une signification cachée qu'on doit s'efforcer de découvrir » 47 ? Mais, bien
que les philosophes français du temps, sous l'influence de l'Italie et de l'Alle-
magne, proclament, comme Cousin, que « la poésie n'est qu'une suite de symboles,
présents à l'esprit pour lui faire concevoir l'invisible » 48 nul de nos grands
Romantiques — j'entends les poètes —, à l'exception de Vigny, ne semble s'en
être vraiment avisé. C'est qu'ils n'étaient rien moins que philosophes. Pour
Vigny, au contraire, tout le portait vers le symbolisme : son instinctive pudeur,
la concentration de sa pensée, et cet art elliptique chargé, comme on l'a dit,
« de solennels silences... pleins de rumeurs profondes » 49 Et ce sens aigu de
l'implicite devait bientôt l'amener à déclarer que « la forme extérieure ne fait
que servir de parure à l'idée, consacrer sa durée et demeurer son plus parfait
symbole », et que comprendre les pensées d'un poète, c'est les suivre « sous
le double voile du symbole et de l'harmonie » 50 N'est-ce pas là, comme le disait
Cousin, lier le visible à l'invisible ? Mais il importe de se rendre compte que
ces idées, chères, à Vigny, n'étaient connues que de rares intimes, et qu'en
1840 la notion de symbole et de symbolisme était plus diffuse que consciente
dans le public français et même dans les milieux littéraires. On retrouve fatale-
ment le mot au détour de tel ou tel texte, mais, s'il est vrai que le symbolisme
était au cœur du Romantisme, il est nécessaire de dire qu'il n'y était que latent
et en puissance. Pour Vigny lui-même, le symbolisme n'est le plus souvent qu'un
jeu ingénieux ; et, si l'on excepte des réussites comme Moïse et certains passages
du Mont des Oliviers et de la Maison du Berger, qui atteignent à une suprême
densité symbolique, on peut dire que Vigny ne rencontra cette densité que
par hasard, que plus souvent, comme dans la Mort du Loup, le symbole reste
« classique » 51 c'est-à-dire la traduction d'une idée abstraite, et que, précisé-
ment par ce refus d'un vrai lyrisme, sa poésie reste coupée des sources mêmes
de la vie.
C'est que, pour retrouver une véritable poésie symbolique, il fallait davan-
tage : une nouvelle manière de sentir, un véritable retour vers l'intérieur, qui
donnât accès, comme chez les Romantiques allemands, à des couches de l'âme
encore plus cachées. Une nouvelle découverte restait donc à faire, et, pour
la faire, une simple intuition des exigences du cœur ne suffisait plus : il fallait
y joindre l'analyse pénétrante des confins de notre nature.

47. Cité dans P. Moreau, Les « Destinées » d'Alfred de Vigny, Malfère, p. 143. — Cf. sur cette
« langue primitive » dont parle Guiraud, les travaux d'O. Goldberg, E. Unger, R. Guénon et R. Daumal
48. Cours d'Esthétique, cité dans P. Moreau, ibid., p. 144.
49. Zyromsky, dans Mélanges Adler, p. 439.
50. P. Moreau. o. cit., p. 149.
51. Au sens où l'entend Fiser, Le symbole littéraire, pp. 49-50.
A U DELA DU R O M A N T I S M E

Sainte-Beuve, poète timide et replié sur soi, et critique plus encore que
poète, fut le premier en France à rompre avec le lyrisme oratoire. Si en effet
Joseph Delorme est, plus profondément encore que Musset, un « enfant du
siècle », s'il est lui aussi d'une génération désappointée, s'il a bercé son enfance
de rêveries fraîches et riantes, et aussi de l'espoir de « mille aventures péril-
leuses... dont il était le héros, », si, à vingt ans, son âme « n'offre plus désormais
qu'un inconcevable chaos où de monstrueuses imaginations, de fraîches rémi-
niscences, des fantaisies criminelles, de grandes pensées avortées,... des élans
pieux après des blasphèmes, jouent et s'agitent confusément sur un fond de
désespoir », il s'est toujours, au contraire de la plupart de ses contemporains,
« écouté lui-même avant de chanter » 52 ; s'inspirant de la poésie romantique
anglaise, et surtout de Wordsworth, il « s'occupe paisiblement à sentir sous
ce monde apparent l'autre monde tout intérieur qu'ignorent la plupart, et
dont les philosophes se bornent à constater l'existence; il assiste au jeu invisible
des forces, et sympathise avec elles comme avec des âmes ; il a reçu en naissant
la clef des symboles et l'intelligence des figures : ce qui semble à d'autres inco-
hérent et contradictoire, n'est pour lui qu'un contraste harmonique, un accord
à distance sous la lyre universelle. Lui-même il entre bientôt dans ce grand
concert, et, comme ces vases d'airain des théâtres antiques, il marie l'écho de
sa voix à la musique du monde » 53 Littérature ? Non. Intuitions d'un poète
dont l'inspiration reste inférieure aux aspirations de l'âme, pressentiments
d'un critique qui ne parvient pas à être un philosophe. Du moins peut-on dire
avec Banville : « Avant Baudelaire, et comme lui, Sainte-Beuve, rompant avec
la psychologie de convention, regarda en nous et en lui-même, et traduisit en
vers durables une souffrance nouvelle, un héroïsme nouveau ». Cette souffrance
nouvelle, c'est déjà l'analyse lucide et impitoyable des recoins du cœur, la
recherche exacerbée des sensations, le mal « moderne » qui, après Baudelaire
et à sa suite, sera ce que nous appellerons le « mal de fin de siècle ». Le tourment
baudelairien, de même que les « correspondances », se lisent déjà à travers la
Veillée ou les Rayons jaunes: Joseph Delorme est bien, selon le propre mot de
Sainte-Beuve, « les Fleurs du M a l de la veille ».
Ce renouvellement de la poésie que Sainte-Beuve demandait au lyrisme
intime et à l'exploration des nuances subtiles de l'âme, deux autres poètes, vers

52. C f . ce q u e S a i n t e - B e u v e écrivait en 1 8 6 1 à l ' a b b é R o u s s e l : « L e s A n g l a i s o n t u n e l i t t é r a t u r e


p o é t i q u e b i e n s u p é r i e u r e à la n ô t r e e t s u r t o u t p l u s saine, p l u s p l e i n e . . . Je n ' a i é t é , p o è t e , q u ' u n r u i s s e l e t
d e ces b e a u x l a c s p o é t i q u e s , m é l a n c o l i q u e s et d o u x . » C i t é d a n s L a l o u , V e r s u n e A l c h i m i e l y r i q u e , p. 10.
53. P e n s é e s d e J o s e p h D e l o r m e , p p . 1 5 6 - 1 5 8 .
le même temps, allaient le chercher dans une autre direction : dans la voie du
rêve et du surnaturel. C'est d'abord Aloysius Bertrand, le peintre des fantasma-
gorie, l'auteur halluciné de Gaspard de la Nuit, d ' o ù Baudelaire partira plus
tard 54 ; livre de fou, d'un fou qui seulement, selon le mot de Max Jacob, « fut
trop exclusivement un peintre pour entendre l'appel de la divine musique » 55
Du moins son ironie toujours en éveil lui permet-elle de distinguer, derrière le
fou qu'il porte en lui, la silhouette de Satan, du diable dont la présence hantera
Baudelaire, mais qui, chez Bertrand, ne conduit pas encore le bal.
Et c'est surtout Gérard de Nerval.
Gérard fut d'abord, comme Gautier, le Romantique turbulent des grandes
premières, le bohème de la rue du Doyenné. Et il définira fort nettement plus
tard ce Romantisme français de 1830, « mélange d'activité, d'hésitation et de
paresse, d'utopies brillantes, d'aspirations philosophiques ou religieuses, d'enthou-
siasmes vagues mêlés de certains instincts de renaissance ». Mais il dira en même
temps combien déjà celui qu'il était alors, le Nerval qui à vingt ans traduisait
Faust, dépassait une telle conception : « L'homme matériel aspirait au bouquet
de roses qui devait le régénérer par les mains de la belle Isis ; la déesse éter-
nellement pure nous apparaissait dans les nuits et nous faisait honte de nos
heures de jour perdues » 56 C'est dans la nuit en effet que Nerval va chercher
la lumière ; et c'est en s'avançant de plus en plus dans les régions obscures
de l'âme qu'il accomplira cette « descente aux enfers » qui fera de lui véritable-
ment le premier des « aventuriers » modernes et dont Aurélia, née aux confins de
la folie, retracera à la veille de sa mort les étapes successives.
Itinéraire hallucinant ! Ne s'agit-il pas pour Nerval, dès l'âge de vingt-
cinq ans, de cultiver et d'explorer le rêve, de relier ses songes d'une nuit à
l'autre, de les rendre « logiques » et de rattacher positivement au monde de la
veille le monde du sommeil 57 ? Etrange « recherche des puissances cachées
de l'âme », d'une nuit sur laquelle il projette, avec une incessante lucidité, les
« vifs rayons » de son génie, acquérant ainsi une véritable technique du rêve,
féconde et dangereuse à la fois, puisqu'elle amènera Gérard aux Chimères et à
la folie. En 1841 déjà, cette folie le guette; elle le conduit, non seulement dans
des états proches de l'extase, où il assiste à la dissociation de sa personnalité
et où il voit son double, mais à la maison du Docteur Blanche, où on le soigne.
Avertissement prophétique, dira-t-il plus tard, mais qu'il néglige alors : « Après
la visite du convive de pierre, je m'étais rassis au festin ! » 58
Car il est maintenant comme ensorcelé. Poussé par son démon, quand il
tente d'échapper à la folie par le voyage, c'est l'Orient qu'il choisit ! L'Orient

54. « M o n point de départ, a été Aloysius Bertrand. Ce qu'il avait fait pour la vie ancienne et
pittoresque. je voulais le faire pour la vie moderne et abstraite. » Carnet de Ch. Baudelaire, cité dans
Lalou, o. cit., p. 47, note 1.
55. Ibid., p. 47.
56. Cité dans Lalou, ibid., p. 53.
58. Aurélia, éd. du Divan, p. 76.
qui lui révèle ces réalités occultes dont il pressentait l'existence déjà dans ses
rêveries d'Ermenonville, quand il lisait Swedenborg, Cazotte, Restif de la
Bretonne et les modernes adeptes des sciences maudites : ne se fait-il pas décrire
les épreuves de l'initiation dans la Pyramide de Chéops ? 59 Evasion factice,
car cette intuition reste, pour ainsi dire, platonique, et ne fait que renforcer
en lui la nostalgie des mondes spirituels que le moderne ne saurait plus atteindre.
Du moins lui permet-elle d'entrevoir et d'esquisser, d a n s Isis, une histoire des
religions orientée vers un « syncrétisme » prophétique 60 Elle lui communique
aussi une ardeur étrange, une inspiration « née de la pénétration des symboles
et de la communion avec le divin » 61 Et c'est comme la visite d'une muse
nouvelle, qui ne rappelle que de fort loin celle qui, aux beaux jours du Roman-
tisme, inspirait le traducteur de Faust ou le poète des Cydalises. Cette muse-là
est bien autrement ambitieuse : elle voudrait, comme le dit Aristide Marie,
« réveiller cette alliance de la Poésie et de la Musique qui, sur la lyre d'ivoire
ou la cithare d'or, a révélé le secret de l'harmonie des mondes, dans la pure
lumière de Dionysos » 62 Et par là elle voudrait faire se rejoindre dans la poésie
la beauté et la connaissance. Cette alliance intime de la poésie et de la
musique, Gérard la saluera peu après chez Wagner, en communiquant à
Baudelaire son enthousiasme. Mais cette vision d'une poésie véritablement
révélatrice de réalités inconnues, d'une « alchimie lyrique » qui, à la suite de
Baudelaire, hantera les poètes cinquante ans plus tard, c'est en lui-même qu'il
l'a trouvée, comme c'est lui l'initiateur en France de ces vers hermétiques où,
après son Voyage en Orient, il exprime ses Chimères. Est-ce que ce sont elles,
ces chimères, ces rêves systématiques, qui réveillent l'ancienne folie ? Ou au
contraire est-ce la folie mal endormie qui lui dicte dès 1843 ces vers annon-
ciateurs ? Etrange confusion du génie et de la démence ! Qui démêlera jamais,
dans une expérience comme celle de Nerval, leurs cheminements inextricables ?
En 1851, un accident réveille l'hallucination. A nouveau, Gérard voit devant lui
dictant tour à tour Sylvie, les Filles du Feu, et les derniers sonnets, E l Desdichado,
Arthémise. Gérard est bien maintenant le déshérité, « le ténébreux, le veuf,
l'inconsolé » 63 Les dernières visites de la Muse disent son désarroi. « Elle
était entrée dans son cœur comme une déesse aux paroles dorées ; elle s'en est
échappée, comme une Pythie, en jetant des cris de douleur » 64 Mais son expé-
rience, comme Aurélia, sa confession autobiographique, reste inachevée : elle
s' interrompt brusquement par le suicide.

59. Cf. A. Marie, Gérard de Nerval, p. 22.


60. Le mot est employé par Nerval lui-même.
61. A. Marie, o. cit., p. 217.
62. Ibid., pp. 220-221. Cf. R. Vittoz, Les Conditions de la poésie pure.
63. El Desdichado.
64. A. Marie, o. cit., p. 293.
C'est vers le même temps que, dans l'autre hémisphère, un autre poète vivait
une expérience analogue à celle de Gérard de Nerval. Edgard Poe, né en 1809
de parents alcooliques, avait ce qu'on appelle une hérédité chargée. Comment
s'étonner de cette sensibilité suraiguë, de ces attitudes extrêmes envers ses
parents, haine pour son père, amour morbide pour sa mère — le complexe
d'Œdipe des psychanalystes — et, dès l'enfance, de ce sentiment de « n'être pas
comme les autres » ? Ne dit-il pas dans une poésie de jeunesse, qui a pour titre
Seul :

« Dès l' heure de mon enfance je n'ai pas été comme d'autres étaient ; je n'ai pas vu
comme d'autres voyaient » 65

Sentiment de solitude, tempérament de rêveur et, dèjà, de visionnaire 66


Poe est un rêveur imaginatif, et dès l'âge de dix-huit ans, armé d'un intempérant
orgueil, il publie des vers byroniens qui sont le miroir du « profond chaos de
passions » qu 'il sent en lui 67 Déjà il « dissipe sa jeunesse en des rêveries »
dans lesquelles, suivant la trace de Coleridge et de tant d'autres illuminés, il
s'abandonne à l'extase : providentielle révélation de la Beauté idéale. Mais en
même temps, par une contradiction de sa nature même, il éprouve son insuffi-
sance infinie, et s'en désespère. Alternant sans cesse entre l'exaltation effrénée
et la hantise du suicide, il s'engage, à vingt ans, dans l'exploration des frontières
du réel et du rêve. Un moment, il semble devoir trouver dans l'extase la paix
de l'âme et la plénitude; et l'étrange Al Aarnaf esquisse une vision de cet
univers idéal où règne la « musique des sphères ». Mais voici qu'un jour il
demande à l'opium la révélation systématique des mondes imaginaires. Alors
tout change : aux radieuses régions éthérées succèdent « les obscures régions de
la Vallée sans Repos et de cette « étrange Cité condamnée, toute seule au
fond de l'Occident obscur ». Un univers fantastique hante maintenant, inces-
samment, ses jours et ses nuits, et le plonge dans une mélancolie qui va « jusqu'aux
plus noires ténèbres, jusqu'à la désespérance du suicide » 68 En son oeuvre les
thèmes extatiques s'unissent aux thèmes de la mort et de la mélancolie ;
ses contes s'emplissent de macabre, d'angoisse et d'obsession ; et le reste de sa
vie ne sera plus qu'une lente descente dans ces paradis artificiels qui ne sont
que des enfers, et, comme chez Nerval, vers les hallucinations — au moins
temporaires — de la folie.
Cependant Edgar Poe n'est pas qu'un rêveur. La nature l'a doué d'une
intelligence fort exigeante qui, dès son plus jeune âge, s'est appliquée à « philo-

65. E. Lauvrière, Le Génie morbide d'Edgar Poe, p. 14.


66. « Je ne suis et n'ai été depuis mon enfance qu'un rêveur », disait-il lui-même à Neal (cité
dans Lauvrière, o. cit., p. 20).
67. Ibid., p. 21.
68. Ibid., p. 56.
sopher » sur la poésie. Comme Coleridge, il a voué cette intelligence à expliquer
une conception née de son tempérament même, et, peu à peu, il en arrive ainsi
à bâtir une véritable théorie poétique.
Sa tendance au rêve l'a conduit très jeune, nous venons de le voir, à ces
extases où l'objet contemplé finit par disparaître au profit d'une vision vague,
mélodieuse et vertigineuse à la fois. Mais en même temps elle le conduisait au
désespoir de ne jamais trouver dans la réalité quotidienne l'équivalent de ses visions.
Seule la mort peut nous donner véritablement accès aux mondes sur-
naturels. Ainsi son goût pour le macabre et sa mélancolie persistante sont-ils au
cœur même de sa vie comme de son système poétique. Ce qu'il recherche donc
dans « ces courts moments où les confins du monde des veilles se confondent
avec ceux du monde des rêves », dans ces excitations poétiques courtes et
intenses, c'est leur « nouveauté absolue » 69 Et ce qu'il y trouve, c'est l'intuition
de la Beauté, la vision d'un empyrée qui est la patrie idéale du poète, mais
une vision toujours empreinte de la mélancolie inhérente à la vie même. On voit
quelle pureté est nécessaire pour atteindre à ces révélations : il faut, comme
le voulait Coleridge, rejeter de la vraie et pure poésie toute passion comme
impure. Il faut ne garder que l'imagination, mais l'imagination créatrice, qui,
par « de nouvelles combinaisons de ces formes de la beauté qui existent déjà »,
simule la création divine dans une œuvre à la fois mystique, car elle est un écho
d'une beauté plus éthérée, et artistique, car elle est le fruit d'un calcul
conscient, c o m m e v o u d r a le p r o u v e r le C o r b e a u 70 M a i s c o m m e n t c e t t e oeuvre

pourra-t-elle s u g g é r e r a u x autres l ' é m o t i o n p o é t i q u e d ' o ù elle est n é e ? P a r la

m u s i q u e , seule c a p a b l e d e t r a n s m e t t r e tout c e q u ' a d ' i n d é f i n i s s a b l e cette é m o t i o n .

C a r « c'est d a n s la M u s i q u e q u e l ' â m e atteint le plus i n t i m e m e n t la g r a n d e fin

p o u r l a q u e l l e , sous l'inspiration d u s e n t i m e n t p o é t i q u e , elle lutte : la création d e

la B e a u t é supérieure. » E n u n m o t , « la m u s i q u e est la p e r f e c t i o n d e l ' â m e m ê m e

d e la p o é s i e » 71

C e n ' e s t p a s ici le lieu d e dire tout c e q u e la p o é s i e française, d a n s la suite

d u siècle, d e v r a à c e s théories. O n le verra assez tout a u l o n g d e ce travail. Q u ' i l

n o u s suffise d e m a r q u e r c o m b i e n est i n t i m e c h e z P o e l ' u n i o n d e s p r i n c i p e s

p o é t i q u e s et d e s t h è m e s d e sa p o é s i e . P r i n c i p e s qui sont, c o m m e l'a si j u s t e m e n t

i n d i q u é E m i l e L a u v r i è r e , l ' e x p r e s s i o n et le reflet d e son t e m p é r a m e n t , et d ' o ù

d é r i v e u n e c o n c e p t i o n d e la p o é s i e étroite et subjective. M a i s p r i n c i p e s qui, p a r

là m ê m e , c o n v i e n d r o n t à m e r v e i l l e à B a u d e l a i r e et à ses successeurs, tous plus

o u m o i n s névrosés, e n r u p t u r e a v e c la société m o d e r n e . S o u l i g n o n s s e u l e m e n t

c e p r e m i e r effort doctrinal, a u d i x - n e u v i è m e siècle, vers u n e « p o é s i e p u r e ».

69. Le Principe poétique.


70. Cité dans Lauvrière, o. cit., p. 73.
71. Ibid., 74.
Et disons aussi que, à partir de ces principes, Poe échafaudera une audacieuse
cosmogonie qui, par Eurêka, ne restera pas non plus sans influence.

LE D R A M E DE L ' A M E M O D E R N E

On peut dire que Nerval dans la poésie française, Poe dans la poésie anglo-
saxonne assurent, chacun de son côté et à la même époque, le passage du Roman-
tique au moderne. L'un comme l'autre, ils tentent de vivre leur rêve jusqu'au
bout, l'un comme l'autre ils exercent impitoyablement leur esprit critique sur cette
névrose dont ils sont redevables à leur temps.
Car le Romantisme est le fruit d'une névrose. Dans cette société occidentale
si longtemps soumise aux exigences d'un rationalisme intransigeant, tout ce qui
jusque là était refoulé, on l'a vu, éclate à la fois: instincts, tendances, senti-
ments, aspirations de l 'âme et du cœur. On se révolte, au nom de l'amour et
d'un idéal opprimé, contre les limites trop longtemps imposées; et cette révolte
dresse l'homme non seulement contre la raison, mais contre le monde et contre
Dieu. Les Romantiques ont la nostalgie de l'infini ; ils veulent dépasser leurs
propres limites. Mais ce dépassement, ils entendent l'accomplir par eux-mêmes,
sans guide et en dehors de toute tradition; par une ambition sans mesure, ils
demandent à la poésie le secret de la création même : tel le Prométhée déchaîné
de Shelley, le poète romantique est voleur de feu.
Comment atteindrait-il donc l'objet de ses rêves, lui qui renie à la fois
le dogme et la raison, lui qui ne reconnaît plus pour valable, par une réaction
naturelle, mais excessive, que la voix du seul sentiment ? Car là est bien le drame
romantique. En soi, le Romantique a raison de vouloir dépasser la norme classique,
et d'étendre, pour ainsi dire, la notion de perfection du fini à l'infini. Il a raison
de vouloir briser les cadres d'une psychologie trop étroite, d'entreprendre,
par delà les lieux communs et les sentiments étiquetés, la découverte du moi
profond; de chercher au fond de soi-même un ordre plus vrai que l'ordre
apparent de la réalité quotidienne. Mais dans l'exploration de ces zones inconnues,
un danger le guettait, auquel il a rarement échappé : le danger le plus terrible.
celui de confondre le ciel et l'enfer, les divines lueurs de l'âme et ses bas-fonds
plus ou moins troubles, de confondre l'Amour vrai et cette libido qu'à la fin
du siècle un psychologue averti découvrira à la source de toutes les activités
psychiques — et, croyant saisir des étincelles du feu créateur, il ne fait le plus
souvent qu'exprimer dans ses vers les pâles reflets de son inconscient 73 Voilà
73. Cette considération, qui semble capitale, nous permettra en particulier d'expliquer à la fois les
ambitions les plus démesurées et les échecs les plus retentissants de la poésie contemporaine. —
Cf. G. Michaud et E. Fraenkel, Introduction à la Science Littéraire (à paraître).
pourquoi le poète romantique — et plus encore le poète moderne — est si
largement justiciable de la psychanalyse, qui nous permet de déceler dans le
processus de sa création des forces qu'il est loin de soupçonner. Non que la
psychanalyse suffise à tout expliquer : après que l'on a discerné le jeu subtil
des complexes dans l'œuvre poétique, il reste en tout état de cause la part
mystérieuse du génie, de l'inspiration véritable, celle qui, dans une intuition
fugitive, est vraiment parvenue à dérober une parcelle du feu divin. Mais ici
encore de quelles ruses l'inconscient n'est-il pas capable ! Bien souvent, le hasard
de ses rencontres, agrémenté d'une certaine technique, parvient à parer d'un
semblant de beauté le plus monstrueux des chaos. Beauté séduisante souvent et,
partant, combien plus dangereuse ! Ce sera la sirène du poète moderne,
celle qui lui promet l'oubli de ses tourments et le retour aux paradis perdus.
Mais, loin de s'évader, dans cette poésie qui n'est que le miroir de lui-même
il se retrouve inexorablement 74
Aussi peut-on dire qu'assez généralement le poète occidental, romantique
ou moderne reste esclave de sa nature ou, si l'on préfère, de son destin. Car
ses vers, qu'il le veuille ou non, trahissent beaucoup plus qu'il ne semble les
données brutes de son caractère et de son tempérament. Que ce soit dans le
choix de ses thèmes, dans les errements de son imagination ou dans ses émotions
mêmes, il ne se doute pas qu'il revient instinctivement et comme fatalement
sur ses propres traces. On peut ainsi reconnaître chez les poètes des familles
d'esprits, dont les oeuvres en quelque sorte se répondent, selon leur tempérament
et leur destin.
Voici d'abord la grande tribu des affectifs — les Lamartine, les Shelley, les
Hölderlin — surtout préoccupés, du moins dans leurs premières œuvres, de
saisir et de noter dans son déroulement fuyant leur chant intérieur, et dont
l'inspiration, toute de passivité et de fuite, se conforme aux affinités de leur
nature : poètes musiciens, poètes des soirs et des crépuscules, des arbres, des
fleurs et de la vie végétative; poètes de l'eau aussi, car, comme le dit Gaston
Bachelard, « l'eau est un type de destin, non pas seulement le vain destin des
images fuyantes, le vain destin d'un rêve qui ne s'achève pas, mais un destin
essentiel qui métamorphose sans cesse la substance de l'être »
Voici, en face d'eux, la famille des impatients, des « actifs », des révoltés,
de ceux qui vont demander à leur imagination, non plus l'évasion dans un rêve
insaisissable, mais la création d'un monde nouveau, plus conforme à leurs
désirs; ainsi les voyons-nous — Byron, Novalis, Hugo —, peintres, magiciens,

74. C'est le mythe de Narcisse, que nous retrouvons à chaque instant dans l'histoire du Symbo-
lisme.
75. L'Eau et les Rêves, p. 8. Bien entendu, cette classification est très sommaire, et ne tient pas
compte de nombreux facteurs. Elle n'a pas d'autres ambitions que de mieux marquer par des. exemples
concrets les trois grandes voies du lyrisme moderne. Une étude attentive des images employées par
des poètes cités montrerait toutefois de façon saisissante le bien-fondé d'une telle classification.
bâtir inlassablement dans l'espace leurs songes fantastiques : poètes des matins
et des aurores, poètes du mouvement et de l'agression, de la vie animale, toujours
tendus vers la quête et la conquête, poètes de l'air, seul élément capable de
porter leur imagination et de soutenir cet effort libérateur 76
Le troisième groupe est celui des intellectuels, des Coleridge, des Keats,
des Vigny, de ceux qui, malgré leur penchant de poètes, ont trop d'esprit critique
pour s'abandonner au fil de la rêverie ou aux constructions hasardeuses de leur
fantaisie; poètes mieux plantés en terre, et proprement poètes de la terre, de
la terre solide et résistante, qui nous tient et à laquelle nous nous tenons, mais
aussi qui nous retient, par les racines qui y plongent et l'éclat plus ou moins
captivant de ses métaux et de ses pierres.
Trois grandes familles de poètes, où bien entendu toutes les nuances, toutes
les variétés, toutes les combinaisons se rencontrent, mais qui forment comme trois
grandes masses aux yeux de qui contemple d'un peu haut le panorama
de la poésie romantique, et d'où partent trois grandes routes, qui sont précisé-
ment celles où, après Baudelaire, vont s'engager, chacun en son sens, les grands
aventuriers : la poésie lyrique, aux écoutes de voix intérieures toujours plus
subtiles, de ces nuances que pressentait Lamartine ou Sainte-Beuve et que
notera Verlaine avec, à la fois, tant de précision et de « méprise » ; la poésie
fantastique où, après Novalis et Nerval, Rimbaud voudra trouver, par le seul jeu
de son imagination, la véritable poésie, qui serait magie, démiurgie, création
pure; la poésie intellectuelle, à la recherche de ces rapports mystérieux et
souverains qui unissent l'homme au monde et constituent la structure même de
l'univers : « poésie pure » où Vigny s'épuisa, et où plus tard Mallarmé et Valéry
s'épuiseront à leur tour.
Les trois aspects fondamentaux, les trois grandes tendances de notre vie
psychique commandent bien, on le voit, et surtout depuis le Romantisme,
toutes les démarches de la poésie moderne. Non que les poètes ne fassent pas
effort, constamment, pour dépasser leur nature, leur humanité ainsi tronquée et
morcelée. Sans cesse, ce qu'ils cherchent, c'est bien à retrouver cette unité
qu'ils ont perdue, à reconquérir le feu souverain qui seul serait capable de
réaliser la fusion en une suprême synthèse. Tous, les poètes modernes sont plus
ou moins poètes du feu, mais ce feu dans leur œuvre crépite et brille comme
une promesse plutôt que comme une présence. Ils sont, répétons-le, voleurs de
feu, car ils s'imaginent qu'il suffit de s'abandonner à la Muse pour conquérir
la vérité et posséder la connaissance. Or ces émules de Faust ont, comme lui,
perdu le sens des antiques disciplines; la flamme qu'ils découvrent n'est jamais
qu'une flamme poétique, qu'un feu qui, loin de les purifier, les brûle et les
consume. Apprentis sorciers, en découvrant et en libérant leur moi, ils ont

76. Cf. G. Bachelard, L'Air et les Songes, p. 15.


déchaîné la ronde des puissances mauvaises, des monstres qui se dissimulaient
dans leur inconscient. P e u à peu, à la mesure même de leur progrès, le drame
où ils se sont engagés les déchirera davantage : plus, dans leurs efforts mala-
droits, ils voudront se libérer, et plus ils seront et se sentiront esclaves; enchaînés,
maudits, écrasés par ces Destinées dont Vigny a l'un des premiers, dit la fatalité
accablante. Toujours plus ambitieux, depuis Beaudelaire, toujours plus avides de
vérité et d'absolu, ils s'enferreront toujours davantage; jusqu'au jour où, à l a
lueur des vérités entrevues par les aînés qui tour à tour auront renoncé, ils uniront
leurs forces et chercheront dans les traditions du symbolisme retrouvé la solution
de leurs conflits et la clef des « Grands Mystères ».
PREMIERE PARTIE

L'AVENTURE POÉTIQUE

Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe ?


A u fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau !

BAUDELAIRE. Le Voyage.
Il n'est rien de plus caractéristique que cet effort incessant de la littérature
du dix-neuvième siècle pour se ressaisir et cette impuissance à retrouver un
équilibre perdu. Loin de suivre un chemin régulier, de progresser vers un but
lucidement choisi, sans cesse on la voit qui hésite, s'interroge, tente une route,
puis l'autre, traçant ainsi un itinéraire fuyant et tourmenté, agrémenté de brusques
virages et présentant les paysages les plus contrastés. C'est ainsi qu'entre les
années 30 et 40 le Romantisme, soudain, tourne court et paraît s'épar-
piller : d'un côté l'école des « intimes », ceux qui, comme Sainte-Beuve, se sont
tournés vers l'intérieur et chantent déjà l'héroïsme silencieux de la vie moderne;
de l'autre, plus bruyante, l'école pittoresque, qui groupe autour de Gautier et
des Jeune France ceux que rapproche l'amour de la forme éclatante, de l' « art »
et de ses « jongleries ». Il semble alors que l'élan soit brisé, les grandes sources
du lyrisme brusquement taries, l'idéal escamoté. C'est qu'en réalité, partagé
entre le sentimentalisme mystique et la révolution formelle, le Romantisme
français n'avait pas su trouver son unité, et qu'après 1830, laissant les uns et
les autres se partager sa défroque — fantastique, vampirisme, diabolicisme — ,
le véritable Romantisme s'en est allé ailleurs : vers cette société qui l'appelait,
vers, cet amour des hommes qu'il avait retrouvé dans le fond de son propre
cœur.
La Révolution de Juillet avait en effet ramené brutalement l'attention sur
les réalités politiques et sociales. L'heure n'était plus aux pleurnicheries ni aux
épanchements stériles : il ne s'agissait de rien de moins que de libérer l'homme
de ses servitudes, et les gens de lettres eux-mêmes se lançaient dans la lutte
avec enthousiasme. Comment auraient-ils pu résister aux nouveaux mythes?
Tout, autour d'eux, n'affirmait-il pas le triomphe de la Science, de la Raison,
du Progrès ? Pour régénérer l'humanité, pour créer une religion nouvelle
d'amour et de fraternité, Saint-Simon ne réclamait-il pas des prêtres nouveaux,
et ne demandait-il pas aux artistes et aux poètes de « s'élancer devant la société
pour lui servir de guides » 1 ? On conçoit quel était le danger pour la poésie :
en pactisant généreusement avec la science et le positivisme, elle signait son arrêt
de mort. Oui, si en 1840 la littérature est devenue l' « amie des justes et bien-
faisantes lumières », on peut bien, comme Sainte-Beuve, la dire « revenue des
aventures » 2 Bientôt paraît l'école du Bon Sens, qui, affirme-t-on, n'est autre
chose que l'esprit positif. « Le mouvement rationaliste, dit P. Martino, s'étend
alors avec une ampleur formidable ; et la montée démocratique lui prépare
le terrain pour de nouvelles victoires » 3 Comment s'étonner que dans ces
conditions la littérature, reniant de plus en plus le Romantisme, se tourne
délibérément vers le réalisme, la critique positiviste et le roman « scientifique » ?
Ainsi elle en arrivait à brûler ce qu'hier encore elle adorait, à nier ce monde
du mystère et du surnaturel que les poètes avaient entrevu 4 Et par là la litté-
rature utilitaire ou réaliste rejoignait ceux qui, issus du Romantisme pittoresque,
en étaient arrivés à l' « Art pour l'Art ».
Cependant le nouvel édifice est moins solide qu'il ne semble. Dans la
société bourgeoise qui triomphe, tout n'est pas que générosité et humanitarisme.
Loin de là. Rapidement, comme le dit encore Sainte-Beuve, « les excès se sont
tirés... jusqu'à leurs dernières et révoltantes conséquences ; l'industrialisme, la
cupidité, l'orgueil ont atteint d'extravagantes limites ». L'esprit français dans
son ensemble, pris par la fièvre positiviste ou séduit par la tranche de vie et le
fait divers, ne prendra conscience de ces excès que beaucoup plus tard. Mais,
dès le milieu du siècle, certains sentent bien que la crise, pour être moins visible,
est loin d'être résolue. Quoi qu'on en dise, le Romantisme n'est pas mort : il
traîne une existence incertaine dans les convulsions du mélodrame et des derniers
romans noirs 3 La faveur croissante du Faust de Nerval après 1830, l'évolution
du fantastique au démoniaque, l'amour de l'excessif et du hideux ne sont pas
seulement les survivances d'une mode, mais les signes d'une névrose persistante.
Et tout ce que le Romantisme semble avoir gagné avec le développement du
rationalisme positiviste, c'est un esprit critique qui lui faisait défaut, certes,
1. Le Producteur (1826), organe de la doctrine saint-simonienne. Cité dans P. Martino, Parnasse et
Symbolisme, p. 13, qui a bien résumé ce changement de direction du Romantisme (cf. notamment p. 5
sqq). Cf. également P. Moreau, Le Romantisme, p. 217 sqq. Bientôt on verra le positivisme d'Auguste
C o m t e « incorporer l'art à l'ensemble de l'ordre moderne ».
2. Sainte-Beuve, Dix ans après (1840).
3. P. Martino, Le Naturalisme français, pp. 8-9.
4. Cf. E. Rod, Nouvelles Etudes sur le X I X siècle, p. 282 : Pendant tout le troisième quart de ce
siècle, on fut résolument, universellement, audacieusement anti-Idéaliste ; on le fut dans la théorie et
dans la pratique, dans la pensée et dans les mœurs. O n affecta de nier le mystère, de dédaigner l'au delà,
de compter sur la seule science pour satisfaire toutes les aspirations et répondre à toutes les curiosités ;
on s'efforça de limiter les regards à l'étroit horizon terrestre. On fut en un mot Matérialiste. » Cité
dans Knowles, La 'Réaction inédite au théâtre, p. 20.
5. Voir en particulier sur la survivance des modes romantiques : Maigron, Le Romantisme et les
mœurs, passim, et A. Ferran, L'Esthétique de Baudelaire, p. 84 sqq.
mais qui. en lui donnant le goût de l'analyse, rendra cette névrose encore plus
aiguë. Chez certains, la réalité intérieure va devenir une hantise, et l'on se
laissera prendre de plus en plus aux prestiges séducteurs du moi profond.
Ainsi au delà du Romantisme, se définit déjà le moderne : tyrannie toujours
plus grande de la sensation, de l'émotion, de toutes les forces inconscientes ;
en même temps, sentiment aigu de ce courant intérieur qui sans cesse échappe,
de ce présent qui retombe au passé, de cette durée insaisissable, du relatif qui
est la marque de toute chose, du temps irréversible ; et, au fond de l'âme,
l' angoisse de cet irréversible, la soif de vaincre ce relatif, la nostalgie de l'unité
et de l'absolu 6
Nul peut-être à cette époque, en Europe, n'a mieux pris conscience des
caractères de l'âme moderne et du tragique de sa condition que le penseur danois
Kierkegaard. « Qu'est-ce qui manque à notre temps ? demandait-il. La religion » 7
En un siècle où la plupart des hommes, agités d'une inquiétude de surface, sont
comme des nageurs qui resteraient calmes sur 70.000 brasses d'eau, oubliant
qu'ils ont au-dessous d'eux un abîme, Kierkegaard, lui, par un sentiment profon-
dément vécu de l'existence, prend conscience de cet abîme avec angoisse.
Angoisse nécessaire, car ce n'est que sur elle, dans la solitude spirituelle et
le désespoir, que l'homme peut bâtir sa foi. Comment ne pas être frappé d'une
telle rencontre ? L'œuvre de Kierkegaard pourra bien attendre près d'un siècle
pour trouver audience en France, elle n'en a pas moins, sans que nul s'en doute
d'ailleurs, des échos chez nous à cette époque. Quelques-uns ne sentent-ils pas
alors s'ouvrir un gouffre sous leurs pas ? Ne voit-on pas apparaître chez eux
ces « existentiels » que sont l'inquiétude, l'angoisse, le désespoir ? C'est que,
ici et là, les causes profondes sont les mêmes et déterminent, chez les plus
sensibles. les mêmes bouleversements.
Mais là s'arrête l'analogie. Car si, pour échapper au désespoir et à l'angoisse,
l'âme nordique se tourne vers la religion et la philosophie, l'âme française, elle,
va prendre des chemins différents. Nourrie naguère encore, même aux plus
beaux temps du Romantisme, de logique et de rationalisme, peu portée au
demeurant vers la spéculation philosophique, il lui restait d'autres mondes
à découvrir. En retard sur ses voisines germanique et anglo-saxonne, elle n'avait
pas encore vraiment exploré l'univers de la poésie. Il s'agit maintenant pour elle,
non seulement de parcourir à son tour le chemin qu'ont fait avant elle les
Romantiques d'outre-Rhin, mais d'aller plus loin qu'eux. A la suite des Novalis,
des Nerval, des Poe, il s'agit pour dénouer le conflit qui la déchire, de tenter
jusqu'au bout l'aventure poétique, et d'unir à l'expérience et à la vision subjec-
tives du monde sa recréation par la poésie. Ambition qui peut paraître déme-

6. Sur la définition du « moderne », cf. D. Saurat, Modernes (« Le moderne cherche la sensation »)


et A. Berge, L'Esprit de la Littérature contemporaine (« La littérature moderne se situe dans la durée »).
7. Cité dans K. Koch, Sören Kierkegaard, éd. Je sers. Sur le concept d'angoisse chez
Kierkegaard, cf. Jean Wahl, Etudes Kicrkegaardiennes, Aubier, p. 210 sqq.
surée ! C'est elle pourtant qui permettra à une génération avide, vingt ou trente
ans plus tard, de retrouver certaines vérités. Si elle y parvient, ce sera parce
qu'avant elle des solitaires auront eu l'audace d'affronter le voyage au bout
de la nuit. Et s'il est vrai, comme on espère le montrer, que le mouvement
symboliste est l'aboutissement littéraire de ce voyage aux itinéraires multiples,
on peut alors en saisir et en délimiter la genèse : avant même que l'on puisse
discerner la convergence d'un certain nombre de forces souterraines qui, plus
ou moins brutalement, se feront jour, le Symbolisme se prépare et s'annonce
dans l'aventure intransigeante de quelques pionniers.
C H A P I T R E PREMIER

BAUDELAIRE
POÈTE MODERNE

En ce dix-neuvième siècle tourmenté, battu des quatre vents de l'esprit,


jouet de courants contradictoires, Beaudelaire un matin est parti,

le cerveau plein de flammes...,


Berçant [son] infini sur le fini des mers

« Vrai voyageur », il est parti « pour partir », sans savoir pourquoi, rêvant « de
vastes voluptés, changeantes, inconnues » ; mais il n'est jamais arrivé. Bateau
ivre ? Pas encore. Mais « vaisseau qui souffre » 2 bercé par le bon vent comme
par la tempête, navire en détresse ; car si Beaudelaire, doué d'intuitions éton-
nantes, guidé par les « phares », a tenté l'aventure de l'idéal, il s'est abandonné
à sa destinée 3 incapable de faire l'effort nécessaire pour s'arracher aux séductions
du siècle et à la hantise de l'abîme. Sa vie fut un douloureux voyage, et son
dandysme, son affectation, son dilettantisme, ses attitudes provocantes, son
amour du malsain et du morbide, son « baudelairisme » en un mot cachent

1. Fleurs du Mal, C X X V I : Le Voyage. Le thème de la mer est fondamental chez Baudelaire. Cf.
en particulier Fleurs du Mal, VI (Les Phares), X I I (La Vie Antérieure), X I V (L'Homme et la Mer),
LXIX (La Musique). On sait quelle est pour les psychanalystes la signification de ce thème, qu'il -
rattachent à celui de la mère et au complexe intra-utérin (regret du sein maternel).
2. Fleurs du Mal, LXIX : La Musique.
3. Ne dit-il pas très exactement dans Le Voyage (v. 19) :
De leur fatalité jamais ils ne s'écartent ?
un drame profond origine à la fois de sa grandeur et de sa misère ; grandeur
et misère qui le définissent comme le premier poète moderne.
Beaudelaire, poète moderne ! Il est bien, comme ses aînés Obermann,
René, Childe Harold, Stello, un enfant du siècle, tour à tour révolté et mélan-
colique, à la fois prisonnier et avide d'infini, il n'en apporte pas moins dans
la littérature selon le mot du Maître, un « frisson nouveau » : d'une génération
où l'esprit critique vient sans cesse battre en brèche les aspirations du cœur,
il éprouve en lui-même, avec plus d'acuité encore que les Romantiques parce
qu'il en a clairement conscience, la réalité et comme la sensation du désordre
intérieur ; il en éprouve aussi le remords, il a l'angoisse du gouffre et le sentiment
de l'irréversible ; et cependant, au fond de lui-même, tout en avouant son
impuissance, il entrevoit des promesses d'unité. Beaudelaire donc est moderne
parce qu'il s'avance au delà du Romantisme dans les âpres sentiers de la mauvaise
conscience et de la quête d'absolu. E t il est poète moderne, parce que, le premier,
il lie la cause de la poésie à celle de l'homme, qu'il s'engage totalement dans
l'aventure poétique, et qu'il demande désespérément à cette poésie la solution
d e ses conflits et l ' a c c è s à un m o n d e v é r i t a b l e 5 A i n s i , selon le v œ u d e N o v a l i s 6

Beaudelaire tente, pour la première fois en France, cette union du poète et


du philosophe qui, moins d'un demi-siècle plus tard, sera l'ambition de toute
une école 7 Par là, entrevoyant les puissances réelles du langage et du symbole,
et remontant aux sources vives de la poéie, il ouvre des voies nouvelles à ceux
qui viendront après lui. Mais par là aussi, sa doctrine, comme son œuvre, est
étroitement liée à sa vie, on ne saurait les dissocier sans en fausser la signifi-
cation, et c'est dans son expérience vécue qu'il faut chercher la clef de son
m e s s a g e et d e son e x c e p t i o n n e l l e i m p o r t a n c e 8

4. Il y a en effet un « cas » Baudelaire : quelle réalité psychologique se cache sous le « baudelairisme » ;


quelles sont ces voluptés qu'il souhaite et ce gouffre qui le hante, qu'a-t-il rapporté aux hommes de son
voyage ? Problème que l'influence exercée par Baudelaire sur ceux qui vinrent après lui rend pour nous
capital. Comment le résoudre ? Diverses solutions ont été proposées. Le docteur Laforgue s'est adressé à la
psychanalyse. M. Seguin à la psychologie, A. Ferran à l'esthétique, J. Pommier à la critique historique des
sources, G. Blin à la philosophie. Aucune de ces méthodes ne suffit à vrai dire, comme le prouve la
diversité même des résultats obtenus. Peut-être faudrait-il alors tenter, non seulement de les confronter,
mais de les unir en une synthèse vivante ? T â c h e qui dépasse le cadre de cette étude, et qu'on s'est con-
tenté ici d'esquisser, en faisant à chacun de ces travaux de larges emprunts, et en s'efforçant seulement de
les éclairer l'un par l'autre. Cf. en appendice du tome I I I les notes sur la méthode universaliste.
5. On a bien montré jusqu'ici en Baudelaire, soit le « poète total », soit le poète moderne. Mais
a-t-on suffisamment mis en lumière le lien nécessaire qui les unit ? Le poète moderne ne saurait se
définir sans cette ambition qui l'engage tout entier, non plus qu'on ne saurait nier que cette volonté d 'être
exclusivement poète — ou savant, ou « homme d'action » — ne soit un des caractères distinctifs de
l'âme moderne et probablement la raison profonde de ce drame qui la déchire, (caractère mis en
relief en particulier par E. Unger, Winklichkeit, Mythos, Enkenntnis).
6. « La séparation du philosophe d'avec le poète n'est qu'apparente, dit Novalis, et a lieu au
détriment des deux. C'est le signe d'une maladie et d'une constitution maladive. » (Fragments, dans
Les Disciples à Sais, trad. Maeterlinck, p. 127.)
7. Il ne faudrait pourtant pas confondre cette conception du poète-philosophe avec celle d 'un
Sully-Prudhomme qui définira exclusivement le philosophe, avec le rationalisme du XIX siècle comme
celui qui réfléchit sur les données de la science positive.
8. Force nous sera donc d'exposer d'abord dans son ensemble le « douloureux itinéraire »
(Les Fleurs du Mal, éd. Crépet-Blin, p. 247), faute de quoi les idées risqueraient d'apparaître comme
une construction a priori plutôt que comme le fruit d'une « expérience personnelle ».
L'ENFANT DU SIÈCLE

« Baudelaire, dit Rimbaud, est le premier voyant, roi des poètes, un vrai
Dieu » Non : Baudelaire est un homme. Un homme avec sa grandeur et sa
misère, et dont le tempérament déjà est fait de contradictions douloureuses : à
la fois sensible et nerveux, émotif et cérébral, sensuel et rêveur, il est le reflet
de son époque. Mais tout, dans son existence, a contribué à accentuer chez lui
les données et les contradictions de sa nature : en dépit de ses efforts, lié par
son tempérament comme par une sorte d'envoûtement magique, il ne par-
viendra jamais à le dépasser, à le dominer, mais seulement à le réaliser. Aussi
sa vocation semble-t-elle être de témoigner, et ce témoignage, par son hyper-
sensibilité de poète et l'expérience qu'il fit du combat spirituel, est-il précieux
entre tous.
Baudelaire a dû pourtant connaître dans sa première enfance la chaleur de
la tendresse familiale, entre un père attentif qui, dès son plus jeune âge, lui
donna le goût des belles œuvres et une mère sensible et pieuse qu'il chérit
presque à l'excès. Mais ce bonheur dura peu. La mort de son père, bientôt
suivie de l'arrivée au foyer d'un beau-père qui y fait figure d'intrus, détermine
chez cet enfant de six ans un premier déséquilibre. Tout jeune, il est mis en
pension, et déjà son âme se referme. Autour de lui, il ne trouve qu'hostilité.
« Le collège de Lyon, notera-t-il plus tard : coups, batailles avec les professeurs
et les camarades, lourdes mélancolies » 10 A dix ans, il se sent seul dans la vie,
cette vie dont il est pourtant avide. Et que de peines d'enfant cachées sous cette
autre confidence : « Sentiment de solitude dès mon enfance, malgré la famille
et au milieu des camarades surtout — sentiment de destinée éternellement
solitaire. Cependant goût très vif du plaisir et de la vie... » 11 Solitude, mélan-
colie : Baudelaire est bien un enfant du siècle. Il se replie sur lui-même, et
voici qu'il trouve une grande tendresse refoulée. Cette mère qu'il aime tant,
pourquoi n'est-elle jamais à lui ? Pourquoi l'a-t-on ainsi éloigné ? Affection
morbide, jalousie : on n'explique pas grand'chose en parlant ici de complexe
d'Œdipe. Comme le note A. Adam, le complexe d'Œdipe, comme tous les
complexes héréditaires d'ailleurs, « doit normalement se résoudre avec les
années », et s'il « reste noué chez certains individus, entravant du même coup
leur développement », c'est sous l'influence de causes extérieures qui le fixent
et le refoulent 12 Ce qui importe donc, c'est de montrer que chez Baudelaire
tout a contribué à favoriser la survivance de ce complexe. C'est de montrer
9. Lettres de la Vie littéraire d'Arthur Rimbaud, p. 68.
10. Œuvres Posthumes, p. 73, cité dans A. Ferran, L'Esthétique de Baudelaire, p. 5.
11. Journaux Intimes, Mercure de France éd., p. 59.
12. A. Adam, Le vrai Verlaine, p. 15.
aussi q u ' u n e telle affection n ' a v a i t d ' a u t r e issue q u e la révolte — et l ' e n f a n t
voue à « l'intrus » une haine f a r o u c h e — ou l ' é v a s i o n — et B a u d e l a i r e nous
dira q u e l l e fut cette évasion p o u r lui : « D è s mon e n f a n c e , note-t-il d a n s les
J o u r n a u x Intimes, t e n d a n c e à la mysticité : mes conversations a v e c D i e u » 13
C e m o u v e m e n t mystique est f o n d a m e n t a l c h e z B a u d e l a i r e . P o u r lui, c o m m e
l ' a montré G . Blin, tout est c o m m a n d é par le goût d e l'infini et le refus d ' a c c e p t e r
les limites d e sa c o n d i t i o n d ' h o m m e . D ' o ù la nostalgie d ' u n e éternité chaste,
le sentiment d ' e x i l p e r p é t u e l , le s p l e e n qui est à la fois l'origine d e son mal
et le point d e d é p a r t d e son aventure mystique 14 D e sa mysticité plutôt : a d o l e s -
cent nourri d e c a t h o l i c i s m e , mais troublé d a n s sa foi par les a t t a q u e s d e s « philo-
s o p h e s », B a u d e l a i r e verra sa religion se fransformer i n s e n s i b l e m e n t en religiosité,
sa c e r t i t u d e en aspiration, son e s p é r a n c e en n o s t a l g i e ; i n c a p a b l e q u ' i l sera toute
sa vie d e vouloir v r a i m e n t c e t t e spiritualité qui s'offrait à son e n f a n c e .
D ' o ù c h e z B a u d e l a i r e un p r e m i e r conflit : celui de la raison et d u c œ u r .
C ' e s t b i e n l ' e s p r i t critique en effet qui, lors des p r e m i è r e s sensualités, r é f r è n e
les élans d e sa sensibilité, e x a s p è r e en lui le sentiment d u p é c h é , sans pouvoir
p o u r t a n t le retenir sur le c h e m i n d e la d é b a u c h e . C ' e s t lui qui l ' e m p ê c h e d e se
livrer, d e s ' a b a n d o n n e r , d e jouir d e l ' i n s t a n t p r é s e n t sans a r r i è r e - p e n s é e d e remor d s
ou d e regret : toujours, p a r t o u t où il sera, B a u d e l a i r e connaîtra l ' i n q u i é t u d e .
Il est d e ces êtres qui ne p e u v e n t être h e u r e u x en aucun point d e la terre,
et qui h a î n e n t partout l ' e n n u i a v e c eux. C e v o y a g e à l ' î l e B o u r b o n , v o y a g e
forcé c e r t e s , mais qui lui d é c o u v r e , à l ' â g e d e s enthousiasmes, d e s horizons
inconnus, c ' e s t p o u r lui « une prison d e tristesse et d e rêve e n c o r e » 15 ; le j e u n e
B a u d e l a i r e regrette P a r i s ; il n ' é p r o u v e l à - b a s q u e :

L'ennui, l'horrible ennui des pays chauds et bleus.

E t il ne r e t i e n d r a d e son v o y a g e q u e le goût et le désir d ' a u t r e s voyages, dans


d e s p a y s où l ' o n ne c o n n a î t r a i t p a s l ' e n n u i : des v o y a g e s impossibles.
M a i s ce P a r i s q u ' i l regrettait, une fois q u ' i l y est revenu, v o i l à q u ' i l le
d é ç o i t à son tour. L e s horizons lointains ont d o n n é d u recul à sa vision : le m o n d e
où il lui faut vivre lui p a r a î t m a i n t e n a n t , plus e n c o r e qu'autrefois, plat
et m e s q u i n .
L a B o h è m e ? C e r t e s , à son retour, il semble s ' y mêler, f r é q u e n t e la R o t o n d e .
le c a f é T a b o u r e y , le c a f é M o m u s , où il retrouve M u r g e r , B a n v i l l e , N e r v a l ,
Champfleury, Nadar, et d ' a u t r e s c o m p a r s e s , alors pittoresques, maintenant

13. Journaux Intimes, p. 93.


14. Cf. Docteur Laforgue. L'Echec de Baudelaire, p. 17 : « L'on ne saurait imaginer la complexité
des moyens par lesquels une âme peut tenter de se refuser à la vie, et de rejoindre, dans la misère, la
tombe et la mort, l'éternité chaste dont une nostalgie amère ne lui a jamais permis de se séparer
réellement. Cette nostalgie, ou, comme disait Baudelaire, ce spleen, voilà l'origine du mal. »
15. Fleurs du Mal.
obscus 16 Comme eux. il récite des vers, il a la haine du bourgeois. et l'amour
de la mystification. Mais, au fond de lui-même, il juge ceux qui l'entourent. Il
a vraiment le sentiment d'une différence, « il n'est pas fait comme les autres
hommes » 17 Aussi, pour le bien marquer, se croit-il obligé de s'installer dans
une vieille demeure de l'île Saint-Louis et, là, de jouer au dandy — au moins
pendant les deux années que durera l'héritage paternel. Car le dandysme,
chez lui, est moins un prolongément de la bohème qu'une réaction contre ce qu'elle
comporte de vulgaire et de tapageur. Le bohème est provocant, le dandy aussi
provoque, mais sans en avoir l'air; il « recherche l'imprévu, mais se garde de
l'excentrique » 18 Baudelaire, mieux encore qu'un Brummel ou un comte d'Orsay,
cherche non à choquer, mais à se distinguer. Pour lui, le dandysme est,
André Ferran l'a bien montré, une manière d'héroïsme, une protestation contre
un monde mesquin, une élégance de stoïque et de « concentré » : l'habit fait
l'homme et la toilette est, aux yeux de Baudelaire, le symbole de la supériorité
spirituelle. « Dandysme intérieur » où nous verrons, plus encore qu'un défi, le souci
d'accéder à une Beauté difficile 1 9
Le Romantisme? Il n'est plus maintenant, nous l'avons vu. que sa propre
caricature. Il semble ne rester de lui que des modes : mode de l'immoralisme et
du cynisme — ne s'agit-il pas toujours d'étonner le bourgeois ? —, mode du
satanisme aussi: la veine diabolique qui, sous l'influence du roman noir, inspirait,
vers 1820, Nodier ou le jeune Balzac n'est pas tarie en 1840, et la traduction
des contes d'Hoffmann lui a donné un regain de faveur 20 Baudelaire, né avec
ces modes, ne saurait y échapper. Mais il fait plus : ce satanisme qui, depuis
Faust, était devenu une attitude, il l'éprouve comme une force intérieure à lui:
cette révolte cynique contre la société dont, après Bvron, on avait fait une pose,
il la connaît, lui, depuis son enfance. Le Romantisme prend pour lui
un caractère de vérité nécessaire; il se l'assimile, il en porte la flamme, pour
ainsi dire, jusqu'à l'incandescence; ce qui n'était souvent que littérature devient
chez lui expérience; et c'est ainsi que, sans plus renier le Romantisme que la
bohème, il les dépasse
A vingt-cinq ans, Baudelaire, bohème et romantique, mélancolique et
révolté, est donc bien un enfant du siècle à son tour. Il l'est plus encore que
ceux qui l'ont précédé, car non seulement le mal du siècle a pénétré les fibres
de son âme et de son corps, mais un nouvel élément est venu s'ajou'er pour
exaspérer ce mal : la lucidité, l'esprit critique, sans cesse en éveil, et qui jugé.
16. Pour plus de détails, cf. A. Ferran, o. cit., p. 35 sqq.
17. Lettres à sa Mère, éd. Calmann-Lévy, p. 15 (1844) : Mais persuade-toi donc bien d'une
chose tu sembles toujours ignorer, c'est que vraiment, pour mon malheur, je ne suis pas fait
comme les autres hommes. »
18. A. Ferran, o. cit., p. 54.
19. Cf. l'excellent chapitre d'A. Ferran, Le dandy intérieur. o. cit., p. sqq. ; et aussi F. Raynaud,
Baudelaire et la Religion du dandysme.
20. Ferran cite, vers 1840, les Mémoires du Diable de F. Soulié (1837-1838),Inès de las Sierras de
Nodier (1837), La Vénus d'Ille de Mérimée (1837), Le Château d'Eppstein de Dumas (1844), le Melmoth de
Gaspard de Pons. « Mais c'est surtout Hoffmann, ajoute Ferran, qui a fait la vogue, en France, du fantas-
tique uni au diabolique. » Hoffmann est traduit plusieurs fois entre 1830 et 1838 (Ferran, O. cit., pp. 86-89).
LE CIMETIÈRE INTÉRIEUR

« Il faut maintenant se tourner vers l'intérieur ». Dès longtemps Baudelaire


l 'a compris. Le vrai Romantisme, c'était cela : le voyage, non dans des pays
étrangers et lointains, mais dans des contrées à la fois plus proches et plus
mystérieuses. Baudelaire s'est engagé dans l'aventure aux premiers jours, quand
déjà l'hostilité de la famille ou du collège le repliait sur soi. C'est maintenant
devenu son « idée fixe » : depuis plusieurs années déjà voici qu'il cherche à
voir clair en lui-même.
Ses premiers poèmes ont beau prendre pour prétexte une scène parisienne,
une circonstance futile, un récit, un souvenir d'amour, qui ne voit que le thème
véritable de l'Albatros ou du Crépuscule du Matin est déjà l'âme du poète ?
Bientôt d'ailleurs ce thème se précise, et dès cette année 1846 qui est décidément
celle où Baudelaire se découvre, les premières ébauches de ce qui sera les Fleurs
du Mal, ou du moins les Limbes, semblent livrer son secret et dire le drame qui
le tourmente 21
Drame déjà noué, et que le poète éprouve dans sa durée, dans son présent,
dont il a la sensation pour ainsi dire. Il explore son tempérament complexe et
contradictoire, cet homo multiplex dont parle Jean Royère et qui définit si bien
le « moderne » 22 Et non seulement il y déchiffre ce conflit de la raison et du
cœur que nous avons vu se dessiner déjà, mais, s'affirmant à la fois « prince des
nuées » et « mauvais moine », il découvre en lui, comme il le dira plus tard,
« deux postulations simultanées, l'une vers Dieu, l'autre vers Satan » 23 C'est
qu'à travers son tempérament Baudelaire discerne des forces surnaturelles dont
il est le jouet : Dieu, Satan, tels sont les véritables artisans de sa destinée, ceux
qui façonnent à leur gré sa double nature, ceux qui commandent à ses passions
aussi. « Tout enfant, dit-il, j'ai senti dans mon cœur deux sentiments contradic-
toires: l'horreur de la vie et l'extase de la vie. C'est bien le fait d'un paresseux
nerveux » 24 C'est aussi le fait d'un homme qui prend conscience de sa condition
d'homme.

21. Il est vraisemblable en effet qu'une partie au moins des poèmes qui devaient paraître dans le
Messager de l'Assemblée du 9 avril 1851 sous le titre Les Limbes était écrite, comme Le Mauvais Moine,
dès 1846. Et ce n'est pas parce que Le Mauvais Moine semble inspiré de Gautier que les vers : « Mon
âme est un tombeau... » en sont moins autobiographiques. Cf. Fleurs du Mal, éd. Crépet-Blin, p. 309.
22. « En quête du rare, de l'étrange, de l'individuel absolu, par sa seule sincérité il atteint l'essentiel
et découvre ce que ses devanciers n'auraient pu saisir et ce que ses contemporains les plus clairvoyants
n'avaient pas aperçu : l'homme nouveau, peut-être l'homme de la décadence, homo multplex, mais
l'homme actuel, nous-mêmes. Il ne dit rien qu'il n'invente, mais dans quoi nous reconnaissons pourtant
non seulement nos frissons, notre angoisse, nos douleurs, nos tortures, nos dégoûts, mais aussi
nos jouissances, nos soulas, nos extases... » J. Royère, Baudelaire mystique de l'Amour, pp. 16-17. —
Homme nouveau, si l'on veut, mais au sens d'homme de la décadence en effet. Le véritable « homme
nouveau » serait tout autre chose (voir notre Conclusion).
23. Journaux Intimes, p. 62.
24. /bid., p. 88.
Extase de la vie : oui, l'aventure baudelairienne est bien avant tout une
aventure mystique. Dès son enfance, Baudelaire a pressenti derrière les appa-
rences l'existence d'un monde occulte. Le temps n'est pas loin où il écrira à
sa mère : « Le fait est que depuis quelques mois je vis dans un état surnaturel » 25
Etat d'extase le plus souvent, de vague postulation vers l'infini où l' âme , par
une rêverie contemplative, se dissout peu à peu dans « l'atmosphère dorée »,
dans « la lumière tranquille et mesurée » qui habille les hauteurs » 26 De fait,
ce paresseux préfère le rêve à l'action, et se complaît dans une « oisiveté perpé-
tuelle » : « L'oisiveté me tue, me dévore, me mange... » écrit-il à sa mère en
1847. Et pourtant il a la « haine profonde de cette oisiveté » et il en éprouve
un sentiment de profonde misère 27
Horreur de la vie : par là surtout Baudelaire est bien un « moderne ». Le
thème du moderne revient d'ailleurs chez lui comme un leitmotiv. Moderne,
il l'est, nous l'avons dit, parce qu'il a une conscience lucide du désordre qui
l'habite ; il l'est aussi parce que le plus souvent il vit, non pas d'idées, non pas
de passions, mais de sensations 28 Quand il s'observe, quand il descend en soi,
c'est cela qu'il trouve d'abord, dont il constate la présence continuelle, obsédante.
Hyperacuité et obsession des sens, voilà ce qui rend par avance Baudelaire soli-
daire des générations qui viendront après lui. Tout pour lui, pourrait-on dire,
se traduit par des sensations : l'amour, le rêve, la tristesse, et jusqu'au sentiment
de la mort 29 Tempérament ? Névrose ? Hypersensibilité d'artiste ou de malade ?
Il y a de l'un et de l'autre, ou plutôt la pratique de l'art, et plus encore celle
des excitants ont développé les tendances d'un tempérament particulièrement
sensible. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il a éprouvé et cultivé tous les ordres de
sensations, et singulièrement l'un d'entre eux : les parfums. « Mon âme,
aimait-il à dire, voltige sur les parfums comme l'âme des autres hommes voltige
sur la musique » 31 Baudelaire est surtout un olfactif, et par là encore il est
bien moderne : nous, verrons en effet la place de plus en plus grande que prendra
l 'odorat, après Baudelaire, dans notre littérature. Non seulement, d'ailleurs,
toutes ces sensations s'ajoutent et se juxtaposent chez lui, mais elles se corres-

25. L e t t r e s à sa M è r e , p. 25 ( d é c e m b r e 1847).
26. Sur c e t t e e x t a s e p l u s o u m o i n s p a n t h é i s t e e t c e t t e p o é s i e de l'air, d u ciel e t d e s n u a g e s , voir
les e x c e l l e n t e s pages de B l i n , B a u d e l a i r e , p. 167 sqq.
27. M i s è r e à la fois m a t é r i e l l e et m o r a l e , c o m m e l ' i n d i q u e la m ê m e l e t t r e : « L ' e x p l i c a t i o n d e
ces six a n n é e s si s i n g u l i è r e m e n t e t si d é s a s t r e u s e m e n t r e m p l i e s , si je n'avais pas joui d ' u n e s a n t é
d ' e s p r i t e t de c o r p s q u e r i e n n ' a p u t u e r — est f o r t s i m p l e ; — c e l a se r é s u m e a i n s i : é t o u r d e r i e ,
r e m i s e au l e n d e m a i n des p l a n s les p l u s v u l g a i r e m e n t r a i s o n n a b l e s , c o n s é q u e m m e n t m i s è r e , e t t o u j o u r s
m i s è r e . » L e t t r e s à sa M è r e , p . 23.
28. C f . M . - A . C h a i x : « N ' a g i s s a n t g u è r e , il r ê v a i t b e a u c o u p , e t il a n a l y s a i t avec s o i n t o u t e s ses
i m p r e s s i o n s . I l t â c h e ainsi d e d é m ê l e r ce q u ' i l s e n t e t p r e n d u n réel plaisir à n o t e r ses s e n s a t i o n s . »
(La C o r r e s p o n d a n c e d e s A r t s d a n s la P o é s i e c o n t e m p o r a i n e , p. 4 4 . V o i r aussi les pages suivantes.)
29, C ' e s t p r é c i s é m e n t e n c e l a q u e c o n s i s t e le m a c a b r e , u n des t h è m e s p r i n c i p a u x des F l e u r s d u M a l .
30. C ' e s t ce q u e se d e m a n d e M . - A . C h a i x (o. cit., p. 43) : « C ' é t a i t u n t e m p é r a m e n t n e r v e u x , d e
c o m p l e x i o n assez f a i b l e , u n d é p r i m é q u ' u n e vie i n s u f f i s a m m e n t r é g l é e , l ' a b u s d e s t o x i q u e s et des
e x c i t a t i o n s p s y c h i q u e s , c o n d u i s i r e n t à des t r o u b l e s n é v r o p a t h i q u e s e t à la p a r a l y s i e g é n é r a l e . »
31. G a u t i e r , P r é f a c e des F l e u r s d u M a l , Œ u v r e s c o m p l è t e s . M i c h e l L é v y , 1 8 6 8 , p. 27. C i t é d a n s
C h a i x , o. cit., p. 48..
pondent. Ce qu'il dit du fumeur de haschich est d'abord vrai de lui-même ;
pour lui aussi, « les objets extérieurs prennent lentement, successivement, des
apparences singulières... Les sons se revêtent de couleurs et les couleurs
contiennent une musique... Ces analogies... pénétrent, elles envahissent, elles
accablent son esprit p a r leur c a r a c t è r e d e s p o t i q u e » 32
Car il est remarquable que chez Baudelaire les sensations ne restent pas
sur le plan de l'affectivité : elles ne sont en réalité qu'un aliment pour les
nerfs. Un « paresseux nerveux », a-t-il dit. Baudelaire n'est pas seulement un
affectif et un hypersensible, mais un nerveux et un cérébral. Nouvelle source
d e tourments, d o n t nous trouvons encore l'explication dans la douloureuse lettre
d u 4 d é c e m b r e 1847 à sa m è r e :

« Jamais je n'ai osé me plaindre si haut. J ' e s p è r e que vous voudrez bien mettre cette
excitation sur le compte d e s souffrances inconnues à vous que je subis. L'oisiveté absolue
d e ma vie a p p a r e n t e , contrastant avec l'activité perpétuelle d e mes idées, me jette dans
des colères inouïes... J e suis bien fatigué, dit-il encore. J ' a i comme une roue dans la
tête » 33

Car c'est là le tragique de son aventure. Dans cette descente en soi, dans
cette plongée aux profondeurs de l'inconscient, dans ce royaume des ombres
où se p r o j e t t e la l u m i è r e i m p l a c a b l e et c r u e d e son esprit critique, q u e d é c o u v r e -
t-il ? C e r t e s , t o u t e s les s é d u c t i o n s d u r ê v e , tout u n « c ô t é surnaturel d e la v i e »,
mais aussi un malaise et un doute ; il se sent « blessé par le mystère et p a r
l'absurdité » 34 Et, plus encore peut-être, par la conscience du Mal. Quelle
misère que la condition humaine ! Sommes-nous donc capables d'échapper à
n o s m a u v a i s i n s t i n c t s , à n o s p a s s i o n s , à n o s v i c e s ? V o y e z c o m m e ils s o n t i n s t a l l é s
e n n o u s : la P a r e s s e , la S o t t i s e , la D é b a u c h e . . . « N o s p é c h é s s o n t t ê t u s ». C o m m e n t
pourrions-nous être libres quand il y a des forces supérieures qui nous
conduisent ?

C ' e s t le D i a b l e qui tient les fils qui nous remuent ! 35

Satan... Baudelaire y croit, Baudelaire le sent en lui à tout instant. Le


p é c h é est a u cœur de l'homme, nulle puissance au m o n d e n e saurait l'en
arracher. C ' e s t là u n e vérité d o n t B a u d e l a i r e sans cesse fait l ' e x p é r i e n c e dans
son âme et dans sa chair, c'est pour lui l'intuition la plus immédiate qui soit,
et probablement le thème dominant de son œuvre : obsession d'une faute,
hantise du péché et de la chute, présence de Satan qui nous rend impuissants
à nous élever, « vaporise » notre volonté et pare les objets les plus répugnants

32. Paradis Artificiel, p. 220. — Déjà le 10 juillet 1843, dans un article de La Presse, Gautier dé-
crivait ainsi l'ivresse du haschich : « Mon ouïe s'était prodigieusement développée, j'entendais le bruit des
couleurs. Des sons verts, rouges, bleus, jaunes, m'arrivaient par ondes parfaitement distinctes... Je nageais
dans un océan de sonorités où flottaient comme des îlots de lumière quelques motifs de la Lucia et du
Barbier. »
33. Lettres à sa Mère, pp. 24-27. C'est Baudelaire qui souligne.
34 Fleurs du Mal, XC : Les sept Vieillards. — Cf. G. Blin, o. cit., p. 95.
35, Fleurs du Mal : Au lecteur.
d'un attrait maléfique. Telle est l'horreur de notre condition : nous nous vau-
trons dans le mal, nous en sommes « insatiablement avides » et notre cœur
se plaît dans l'Enfer 36 « Horreur sympathique » ; l'Enfer a sa beauté, et le
poète ne peut s'empêcher de cueillir et de chanter les « fleurs du mal ». Mais
en même temps il les hait, il en souffre et gémit sur soi-même. Ainsi, le
Satanisme est au centre de l'œuvre de Beaudelaire comme il est au centre de
l'homme, et c'est là ce qui donne à sa poésie cette âpreté et cette cruauté qui
ont fait scandale. Il y a bien, à l'origine, un goût de la pose, l'influence d'une
mode, un besoin d'étonner 37 Mais qu'est-ce que cela prouve, sinon qu'il
n'y a pas de frontière précise entre mystification et mysticisme ? Peut-on même
mettre en doute un instant, devant des pièces comme De Profundis clamavi,
Obsession, Le Goût du Néant, ou devant sa correspondance, et en dépit même
de toutes ses protestations, l'absolue sincérité de Baudelaire ? Il est des cris
qui ne sauraient tromper : Satan est réellement présent derrière ses poèmes.
Mais quand, en 1846, il constate et affirme cette présence, Baudelaire
n'est pas au bout de son voyage.

Chaque jour vers l'Enfer nous descendons d'un pas,

dira-t-il plus tard, et c'est cette descente aux Enfers, ou plutôt en Enfer, que
décriront les Fleurs du Mal. Ici, il n'est plus de chronologie que dans l'intensité
du tourment, et l'on ne peut que reconstituer l'ordre naturel d'une expérience
qui pour Baudelaire se renouvelle « chaque jour ».
Voici le poète face à face avec lui-même : que de souvenirs, partant que
de choses mortes ! Son triste cerveau est comme un meuble encombré. Mieux
encore,

C'est une pyramide, un immense caveau,


Qui contient plus de morts que la fosse commune 38

Ces morts, c'est tout ce qui dort — ou sommeille — en nous : souvenirs, désirs,
instincts, blessures mal cicatrisées. Spectacle désolé ! Véritable cimetière inté-
rieur, « cimetière abhorré de la lune », car il n'y a même plus la diffuse clarté
de l' amie n o c t u r n e cimetière de l'inconscient, où le poète retrouve impi-
toyablement, comme des larves errantes, le spectre de ses vices et la trace de
ses fautes. De plus en plus, Baudelaire est fixé sur cet inconscient qui l'obsède 40

36. Fleurs du Mal, LXXXII : Horreur sympathique.


37. Cf. les citations rassemblées par M. Seguin, Génie des Fleurs du Mal, p. 90 : « Cela, comme
vous voyez, fait un joli feu d'artifice de monstruosités. » (Lettre à V. de Mars, 7 avril 1855.) « Je
n'ai guère vu dans une masse de projets amassés qu'une préoccupation de causer l'étonnement et l'épou-
vante. » (Lettre à Buloz, 13 juin 1855.) «Spiritualité pour ainsi dire agressive », comme dit fort bien
M. Seguin.
38. Fleurs du Mal, LXXVI : Spleen. « J' ai plus de souvenirs... »
39. Sur le thème de la lune chez Baudelaire, cf. Crépet-Blin, o. cit., p. 422.
40. C'est cette fixation qu'à mon sens le docteur Laforgue n'a pas assez mise en lumière.
Lui qui croyait découvrir des royaumes inconnus, à chaque étape du voyage,
ne retrouve jamais que sa propre image !

Roi d'un pays pluvieux,


Riche, mais impuissant, jeune et pourtant très v i e u x

comment alors ne serait-il pas la proie de l'Ennui ? Non seulement de cet ennui
où se complaisaient les Romantiques, sorte de vague à l'âme né d'aspirations
et de désirs insatisfaits, mais d 'un sentiment à la fois plus violent et plus morne,
véritable névrose, asphyxie du corps et de l'âme, et qui est proprement le spleen.
« Plus amer que la tristesse, plus morne que le désespoir, dit très précisé-
ment R . Vivier, il est plus aigu que l'ennui dont il offre pour ainsi dire la corres-
pondance positive. Issu de la pensée avide d'absolu qui ne trouve rien à sa
mesure, il garde de cette aspiration brisée quelque chose d'âpre et de tendu.
Et, d 'autre part, d'avoir à son origine la sensation implacable du vide des choses
et de la fugacité de l'être lui donne on ne sait quel air de condamnation perpé-
tuelle et de paralysie sans remède. Dénué à la fois de résignation et d'espérance,
le spleen est une sorte de violence immobile » 42 Il faudrait ajouter que chez
Baudelaire cette sensation du vide des choses est essentiellement commandée
par la sensation d ' u n vide intérieur. D ' o ù un profond dégoût de soi, une lassitude
à se retrouver éternellement le même. Et, partant, cette lassitude de toutes
choses. Baudelaire, à proprement parler, ne tient plus à rien, il est « désintéressé »
du monde. « Je me demande sans cesse : A quoi bon ceci ? A quoi bon cela ?
C ' e s t là le véritable esprit d e s p l e e n », écrit-il à sa m è r e 4 3 Il projette en effet

c e s p l e e n autour d e lui, il e n c o l o r e tout. C ' e s t p a r c e q u ' i l l ' y retrouve, et non

p a s s e u l e m e n t ses vices et ses souffrances, q u e B a u d e l a i r e a i m e P a r i s et le c h a n t e .

Il c h a n t e l'air b r u m e u x d u m a t i n , le brouillard sale et j a u n e , les cours d e s


casernes, l'horreur d e s o n t a u d i s et d e sa m a n s a r d e ; il dit l ' â m e raffinée et

p e r v e r s e d e la capitale, il vit a u c œ u r d e Paris, p é n è t r e p a r s y m p a t h i e le secret

d e ses nuits, son m y s t è r e h a l l u c i n a n t et a b s u r d e 4 4 M a i s c'est toujours p o u r

s ' y retrouver l u i - m ê m e , a v e c ses espoirs et surtout ses angoisses. E s t - c e d o n c

p a r h a s a r d q u e les P o è m e s e n p r o s e portaient d ' a b o r d p o u r titre : S p l e e n d e


P a r i s ?

41. Fleurs du Mal, LXXVII : Spleen, « Je suis comme le roi... »


42. L'Originalité de Baudelaire, pp. 108-109. Cf. une remarquable étude sur le spleen baude-
lairien dans Crépet-Blin, o, cit., p. 256 sqq.
43. Lettres à sa Mère, 30 décembre 1857, p. 116.
44. Baudelaire, dit Marcel Raymond, a perçu dans le paysage urbain, ses laideurs et ses disparates
des analogies secrètes avec ses propres contradictions. » (De Baudelaire au Surréalisme, p. 24.) Et A. Thi-
baudet : « La vieille capitale vit en lui comme une femme. » (Histoire de la Littérature française, p. 327).
Le thème de Paris dans les Fleurs du Mal pourrait se décompose, ainsi : 1° Un paysage de brume
(Crépuscule du Matin, Les sept Vieillards). 2° Une ville aux « plis sinueux » (Les petites Vieilles, Les
Aveugles, Crépuscule du Soir). 3° Les êtres : pauvresse, vieillards infirmes ou en guenilles, débauchés,
courtisanes, malades et agonisants, aveugles, joueurs... (Les petites Vieilles). 4° La sympathie du poète :
« Mais moi, moi qui de loin tendrement vous surveille... » (Les Aveugles, A une passante, Crépuscule
du Soir). 5° Le taudis où le poète se retrouve (Rêve parisien). 6° L'évasion par le Rêve (ibid.).
Se retrouver soi-même en toute chose ! Impression d'étouffement, sentiment
d'une prison que Baudelaire a sans cesse éprouvé et qui le plonge dans un état
de prostration morne. Si l'on rencontre presque à chaque page des Fleurs du
Mal ce thème de l'envoûtement et du cachot, certes, c'est que cela résulte au
premier chef d'un besoin profond de sa nature. Le Docteur Laforge a savamment
décrit le processus du refoulement et de la censure qui, à l'insu même du poète,
suscite en lui une « barrière », une ingéniosité machiavélique à chercher non
le succès, mais l'échec, à se séparer systématiquement du monde et à s'empri-
sonner dans un cercle de feu 45 Mais, ici comme ailleurs, l'explication psychana-
lytique ne vaut que comme prémisses. Le spleen baudelairien, comme l'a montré
Vivier, garde quelque chose de logique : « vide strictement borné, cercle qui
tient la rêverie captive » 46 Il naît uniquement, ajoutent Crépet et Blin, « dans
l'âme retenue, bloquée, circonscrite : c'est ainsi que du caprice des nerfs l'on
passe au malaise métaphysique ».
Malaise métaphysique qui d'ailleurs chez Baudelaire s'exprime en termes
poétiques. Plus souvent peut-être encore que l'image de la prison, nous ren-
controns chez lui l'image du gouffre : « gouffre obscur », où tout inexorablement
s'engloutit 47 Comme Pascal, qu'il évoque, Baudelaire vit avec un abîme ouvert
à ses côtés. Il nous confie dans ses Journaux Intimes :

« Au moral comme au physique, j 'ai toujours eu la sensation du gouffre, non seule-


ment du gouffre du sommeil, mais du gouffre de l'action, du rêve, du souvenir, du désir,
du regret, du remords, du beau, du nombre... » 48

Gouffre qui l'attire, vertige qui le hante, angoisse qui l'étreint. Et cette
angoisse n'est pas seulement liée au sentiment d'une faute irréparable; elle est
liée à l'existence même en tant que telle, elle est expérience, l'expérience
de celui qui replace le quotidien à son échelle et éprouve soudain l'infini et
l' éternité 49 : alors le vertige, le sentiment de chute dans l'abîme; tout chavire,
et, comme aux premiers temps du monde, l'homme a peur :

J'ai peur du sommeil comme on a peur d'un grand trou


Tout plein de vague horreur, menant on ne sait où... 50

45. O. cit., p. 158 sqq.


46. O. cit., p. 109. Cf. Crépet-Blin, o. cit., p. 257.
47. On ne rencontre pas moins de dix-huit fois l'image du gouffre dans les Fleurs du Mal. Voir en
particulier XXX (De Profondis clamavi). XXXV (Duellum), X X X V I I (Le Possédé), XLVI (L'Aube spi-
rituelle), LXXX (Le Goût du Néant), LXXXV (L'irrémédiable), C X L V I (Le Gouffre). Chez Baudelaire,
motifs de vertige, d'encerclement, d'envoûtement, de gouffre et de chute sont étroitement liés.
48. Journaux Intimes, p. 43. Cf. aussi p. 73 : « Celui qui s'attache au plaisir, c'est-à-dire au présent,
me fait l'effet d'un homme roulant sur une pente, et qui voulant se raccrocher aux arbustes, les
arracherait et les emporterait dans sa chute. »
49. C'est ce « concept d'angoisse » que vers le même temps analysait Kierkegaard. L'un et
l'autre l'ont vécu, ils l'ont, non seulement pensé en philosophes, mais réalisé ; et c'est ce qui donne
à leur expérience son caractère d'authenticité et d'âpreté.
50. Fleurs du Mal, CXLVI : Le Gouffre.
Ce trou, Baudelaire sait bien pourtant où il le mène : à l'hallucination, à l'obses-
sion, à la folie. N'est-ce pas hallucinations que ces cloches qui sautent ou tintent
sans cesse dans son âme fêlée que ces araignées qui tissent leur toile au fond
de son cerveau et y dessinent « un cauchemar multiforme et sans trêve » 51 ?
N'est-ce pas obsession, que ces râles éternels de la nature, ces longs corbillards
qui défilent dans sa tête, ces squelettes et ces spectres de la Mort qui le hante ?
Il n'y a pas si loin de tels symptômes à la folie, et celui qui cultive ainsi sa névrose
ne s'expose-t-il pas à faire, un jour, cette terrible constatation :

« J'ai cultivé mon hystérie avec jouissance et terreur. Maintenant j'ai toujours le
vertige, et aujourd'hui 23 janvier, j'ai subi un singulier avertissement, j'ai senti passer
en moi le vent de l'aile de l'imbécillité » 52

Baudelaire en effet a « cultivé » son mal, il s'y est complu, par une jouissance
perverse et satanique. Là encore, la psychanalyse a eu beau jeu pour dénoncer
un mécanisme habituel de l'inconscient, le mécanisme d' « auto-punition » selon
lequel le sujet « croit adoucir par sa souffrance et son humilité les rigueurs »
d'une censure excessive. Pour se délivrer de l'angoisse que celle-ci a fait naître,
Baudelaire a pris à se torturer ce plaisir sadique, cette volupté érotique qui ont
fait scandale. Il maudit le vampire à qui il est lié « comme le forçat à la chaîne »
et qui le poignarde, mais, possédé par le démon, il peut lui dire :

Tout de toi m'est plaisir, morbide ou pétulant 54

Dieu ou Satan, qu'importe en effet ? Car s'il y a de la pathologie dans ce sado-


masochisme, il y a aussi un drame spirituel. « Mal d'intelligence », dit Georges
Blin, « détresse de solitaire qui tourne vers son cœur la pointe du savoir »
Plus encore qu'un malade, Baudelaire est un aventurier en détresse. L'Héautonti-
morouménos a fait voile, gonflé d'espérance, « comme un vaisseau qui prend le
large » ; mais la vorace Ironie a fait de lui sa proie ; il s'est perdu dans les eaux
de la souffrance ; et il n'est plus qu'un naufragé solitaire, vampire de son propre
cœur,

— Un de ces grands abandonnés


Au rire éternel condamnés,
Et qui ne peuvent plus sourire ! 56

51. Ibid. Cloches et araignées, encore deux images qui reviennent fréquemment chez Baudelaire.
Voir en particulier LXXIV (La Cloche fêlée), LXXVIII (Spleen), LXXXIX (Obsession).
52. Journaux Intimes, p. 43. — Baudelaire n'a-t-il pas sombré dans la folie ? Cf. Doc teur Laforgue,
o. cit., p. 86 : « Son cerveau devait sombrer dans la syphilis cérébrale, trou béant de la castration
physique et morale. »
53. Docteur Laforgue, o. cit., p. 35 sqq.
54. Fleurs du Mal, XXXVII : Le Possédé.
55. G. Blin, o. cit., p. 38.
56. LXXXIII : L'Héautontimorouménos,
S u p r ê m e incarnation d e la mauvaise c o n s c i e n c e ! « P o i g n a r d d e la p e n s é e » 57
qui p r ê t e une attention d é m e s u r é e à ses intimes souillures et est i n c a p a b l e d e
s ' e n d é p r e n d r e . « L a C o n s c i e n c e d a n s le M a l » ! T e l est le p h a r e infernal
auquel s ' e s t fié trop longtemps l ' i m p r u d e n t v o y a g e u r . E t m a i n t e n a n t il nous
décrit le « c a u c h e m a r énorme » o ù il se d é b a t :

...Luttant, angoisses funèbres !


Contre un gigantesque remous
Qui va chantant comme les fous
Et pirouettant dans les ténèbres ;

Un malheureux ensorcelé
Dans ses tâtonnements futiles,
Pour fuir d'un lieu plein de reptiles,
Cherchant la lumière et la clé ;

Un damné descendant sans lampe,


Au bord d' un gouffre dont l'odeur
Trahit l'humide profondeur... 59

N ' e s t - c e p a s là le c i m e t i è r e b a u d e l a i r i e n d a n s l ' h o r r e u r d e sa solitude ? C i m e t i è r e


en effet, car tout y est i r r é m é d i a b l e . C i m e t i è r e

Où comme des remords se traînent de longs vers... 60

L e t e m p s est irréversible, et nous d i c t e le R e m o r d s . A u s s i le v o y a g e s e m b l e - t - i l


sans issue, et le d e r n i e r mot d e S p l e e n et I d é a l est-il : « Il est trop tard » !

L'EVASION

P o u r t a n t , B a u d e l a i r e n ' e s t p a s un résigné. S a n s cesse il a tenté d ' é c h a p p e r


à son moi, d e s ' é v a d e r , d e se « divertir ». L e p l a n m ê m e d e s F l e u r s d u M a l
n'esquisse-t-il pas les p r i n c i p a l e s é t a p e s d e cette évasion ? E t a p e s qui, ici encore,
sont plus logiques q u e c h r o n o l o g i q u e s . C o m m e n t pourrait-on établir d e s r e p è r e s
précis d a n s ces efforts d é s o r d o n n é s pour se d é l i v r e r d u mal et d e l'obsession ?
E t ne convient-il p a s d e s ' e n r e m e t t r e au p o è t e l u i - m ê m e p o u r retracer son
e x p é r i e n c e selon le r y t h m e sur lequel il eut c o n s c i e n c e d e l ' a v o i r v é c u e ?

57. C X V : La Béatrice.
58. LXXXIV : L'Irrémédiable.
59. Ibid.
60. LXXXVI : Spleen. — Cf. Sur le Remords de la dernière strophe de LXXXV (L'Horloge), et
G. Blin, o. cit., pp. 40-41.
De cette évasion, la première partie des Fleurs du Mal, comme le début
de sa vie, nous a déjà donné l'ébauche. Evasion dans le monde, souvenirs d'un
voyage écourté, parfums d'exotisme. Mais Baudelaire ne saurait se satisfaire
de la réalité. S'il est vrai que « la terre est un gâteau plein de douceur » 61 c'est
par ce que l'on imagine plus encore que par ce que l'on goûte. Oui, Baudelaire
est voluptueux et sensuel, il a au fond, et de son propre aveu, un « goût immodéré
pour la vie » 62 ; mais ses exigences mêmes feront de lui un perpétuel insatisfait.
Le seul monde où il se complaise, c'est celui de ses, rêves, un univers bercé
par les houles et teinté aux couleurs du couchant, un pays parfumé aux arbres
singuliers et aux senteurs marines. « où tout est beau, riche, tranquille », où
tout est « luxe, calme et volupté » 63 : là-bas — pays chimériques où l'on peut
enfin cultiver librement la paresse, pays artificiels créés aux couleurs mêmes
de l'âme baudelairienne 64
Baudelaire est hanté par l'amour et la sexualité, mais — infirmité ou exigence
de sa nature, ou plutôt les deux à la fois — au plus fort de la volupté il désire
autre chose. Aussi n'est-ce pas la Femme qui le délivrera davantage. Peut-être
a-t-il parfois l'espoir de trouver l'oubli dans « l'abîme de sa couche » et d ' y
engloutir ses sanglots apaisés; mais, même dans l'amour, sa ferveur attise son
supplice 65 C'est qu'il retrouve dans la Femme et dans l'amour les contradic-
tions et le drame qui sont en lui, la Femme, être mythique et plein de mystère,
à la fois ange et bête. Il y a chez Baudelaire, Jean Royère l'a montré, une mystique
de l'amour, mystique à plusieurs degrés, où la beauté et la grâce, incarnées
dans l'amour charnel, ne sauraient se définir sans l'âme qui le parachève, où la
femme devient l'instrument du surnaturel et procure au « possédé » les jouis-
sances suprêmes 66 ; — ou plutôt les lui procurerait, si du propre aveu de Royère,
la mysticité de Baudelaire ne le forçait pas « à désirer toujours au delà de la
possession » 67 à substituer à l'univers réel, à la femme qu'il aime, un univers
de désirs et de passions, un arrière-monde où la Femme serait l'ange annon-
ciateur des Cieux Spirituels 68 Hélas ! la femme est double, comme l 'homme,
et plus encore que lui. Elle dispense, non l 'oubli, mais un poison subtil ; avec
la tentation, elle glisse en nous le remords : femme, instrument du diable, femme,
être méprisable et qui « doit faire horreur », puisqu 'elle ne sait que nous remettre

61. Vers que G. Blin a repris pour titre de son troisième chapitre.
62. Lettres à sa Mère, p. 96 (4 novembre 1856). N'entend-il pas presser le plaisir « comme une
vieille orange » ? J. Royère a bien montré cette ivresse de la chair et G. Blin ce « moment d'ivresse
dionysiaque » chez Baudelaire.
63. Petits Poèmes en Prose : L'Invitation au Voyage ; Fleurs du Mal, LIII : L'Invitation au
Voyage. Cf. aussi XII (La Vie antérieure), XXII (Parfum exotique).
64. Il est intéressant de voir ici associés étroitement les deux thèmes baudelairiens de la paresse et
de l'arificiel, selon un rapport intime qui s'expliquera plus loin.
65. CXXXVIII : Le Léthé.
66. O. cit., p. 28 et passim.
67. Ibid., p. 22, qui semble contredire par avance ce que Royère affirme plus loin (pp. 49-52).
68. XLVI : L'Aube spirituelle.
en face de nous-même en étant le miroir de ce qu'il y a de plus bas en nous :
l'animalité 69
S'efforçant à la mysticité, mais impuissant à surmonter son corps et ses
instincts, Baudelaire ainsi retombe 70 Mais si les combats de Spleen et Idéal
se terminent par l'échec et le naufrage, la lutte n'est pas finie pour autant. Et
puisque la Ville,
lui rappeler malgré
son spleen et salesmisère,
rêveriesBaudelaire
magiquestentera
du poète, ne évasions.
d'autres fait elle aussi que
Il est une voie que lui montre Poe, après les Romantiques : c'est celle du
rêve. Aussi bien Baudelaire affirme-t-il : « Les choses de la terre n'existent que
bien peu... La vraie réalité n'est que dans les rêves » 71 Non pas certes dans le
« rêve naturel », plein de la vie ordinaire de l'homme, de ses préoccupations,
de ses désirs, de ses vices, et où se combinent les objets entrevus dans la journée ;
mais dans « le rêve absurde, imprévu..., le rêve hiéroglyphique », qui « repré-
sente évidemment le côté surnaturel de la vie » 72 Ce rêve assure bien d'abord
l'évasion dans un monde féerique où tout est facile et favorable, puisque gratuit,
et puisque le poète est le propre « architecte de ses féeries » 73 Mais le rêve est
aussi moyen de connaissance, mode de perception du réel, ou plutôt d'une sur-
réalité « dont notre univers stable n'est que la simplification et, pour ainsi parler,
la caricature » 74 « Etats de santé poétique, si rares qu'on pourrait les considérer
c o m m e d e s grâces extérieures à l ' h o m m e et c o m m e d e s visitations » 75 P a r là,
B a u d e l a i r e se situe e x a c t e m e n t d a n s la ligne d e s R o m a n t i q u e s a l l e m a n d s et d e
G é r a r d d e N e r v a l , et a n n o n c e L a u t r é a m o n t , R i m b a u d et les S u r r é a l i s t e s 76
C e s visions surnaturelles, ces r é v é l a t i o n s d u r ê v e , q u e l l e t e n t a t i o n d ' a i l l e u r s
q u e d e les multiplier et d ' e n provoquer le retour ! N e r e m a r q u e - t - o n p a s

q uD'autres
' e l l e s seen manifestent souvent
ont d é j à fait l ' e x p «é r iaepnrcèes. d Ils
e c ont
o u p adbel ems a norgies d e àl ' i la
d é , qui m a gboisson,
i n a t i o n »q u ?i
à l ' o p i u m , qui a u haschisch, l ' a c c è s à d e s « p a r a d i s artificiels ». B a u d e l a i r e t e n t e
cette e x p é r i e n c e à son tour.
L e V i n est c h a r g é d e représenter d a n s les F l e u r s d u M a l la nouvelle forme
d ' é v a s i o n ; et certes le p o è t e a connu d é j à « les b a u m e s p é n é t r a n t s » d e la « b o u -
teille p r o f o n d e » 77 il y a d é j à c h e r c h é le d é l i r e qui doit m e n e r a u « p a r a d i s
de ses rêves » 78 Mais c'étaient là péchés de jeunesse ; depuis, Baudelaire a
demandé à d'autres drogues la précieuse ivresse. Cette ivresse, il nous en a
69. Sur le satanisme de la Femme, voir encore G. Blin, p. 70 sqq. — Cf. Journaux Intimes,
p. 55 et passim.
70. G. Blin note très justement : « Qu'il aperçoive avec horreur le ravage moral où mène le
plaisir — que nous devions dépasser ce stade dans l'exposition de la quête mystique, cela n'implique
aucunement que Baudelaire ait jamais réussi à surmonter le corps. » (O. cit., pp. 73-74.)
71. Notes Nouvelles sur Edgar Poe, cité par Blin; o. cit., p. 87.
72. Paradis Artificiels, III.
73. Blin, o. cit., p. 91.
74. Paradis Artificiels.
75. Paradis Artificiels, I.
76. Voir ci-dessus, Introduction, pp. 21-22 et 29, et ci-dessous, passim.
77. CVII : Le Vin du Solitaire.
78. CVIII : Le Vin des Amants.
décrit longuement, dans les Paradis Artificiels, les phases successives : gaîté
anxieuse et incohérente, hyperacuité des sens et s y n e s t h é s i e s 79 où l'on oublie
peu à p e u sa p r o p r e e x i s t e n c e , h a l l u c i n a t i o n progressive o ù les o b j e t s p r e n n e n t
des formes étranges et monstrueuses. A l o r s tout semble devenir merveilleuse-
ment explicite : « La sinuosité des lignes est un langage définitivement clair
où vous lisez l'agitation et le d é s i r des âmes. Cependant se développe cet état
mystérieux et temporaire de l'esprit où la profondeur de la vie, hérissée dé ses
p r o b l è m e s m u l t i p l e s , se r é v è l e tout e n t i è r e d a n s le s p e c t a c l e , si n a t u r e l e t si t r i v i a l
q u ' i l soit, q u ' o n a sous les y e u x — o ù le p r e m i e r o b j e t v e n u d e v i e n t s y m b o l e
p a r l a n t » 80 P e u à p e u l ' o n d e v i e n t le c e n t r e d e l ' u n i v e r s , et l ' o n e m b r a s s e l a
création dans son e n s e m b l e j u s q u ' à s'écrier : « J e suis d e v e n u D i e u ! » Suprême
illusion cependant que cette tentative de conquête inhumaine. On n'emporte
pas ainsi le Paradis d'un seul c o u p ! Car si l'ivresse n'est qu'un immense
rêve, « ce rêve sera bien le fils d e son père. L'oisif... est subjugué, mais, pour
son malheur, il n e l ' e s t q u e p a r l u i - m ê m e . . . : i l a v o u l u f a i r e l ' a n g e , il est devenu
u n e b ê t e ». A u s s i b i e n « l ' h o m m e n ' é c h a p p e r a p a s à l a f a t a l i t é d e son t e m p é r a m e n t
physique et moral : le haschisch sera, pour les impressions et les pensées fami-
lières de l'homme, un miroir grossissant, mais un pur miroir » 82 Ainsi, une
fois d e plus, Baudelaire se r e t r o u v e en face de lui-même. Une fois de plus, il
s'interroge. Qu'a-t-il trouvé dans sa recherche obstinée ? Toujours Satan et
ses prestiges, toujours le vice et le p é c h é , l e s v é r i t a b l e s F l e u r s d u M a l 83 :

J ' a i d e m a n d é à d e s vins captieux


D ' e n d o r m i r pour un jour la terreur qui me mine ;
L e vin rend l ' œ i l plus clair et l'oreille plus fine !

J ' a i cherché dans l'amour un sommeil oublieux ;


M a i s l'amour n ' e s t pour moi qu'un matelas d'aiguilles
F a i t pour donner à boire à ces cruelles filles ! 84

Il y a en lui une sourde blessure. « Caricature et ombre d'Hamlet » 83 les démons


le regardent en ricanant : comment contemplerait-il « son cœur et son corps
sans dégoût » ? Ce n'est pas sans raison qu 'il put voir, à Cythère, « un gibet
symbolique où pendait [son] image » 86 Car toujours le Démon le mène, haletant
et brisé de fatigue, s'agite à ses côtés, et pénètre en lui pour le détruire 87

79. Paradis Artificiels, IV : L'Homme-Dieu. Cf. Blin, o. cit., p. 147 sqq.


80. Ibid., I.
81. Ibid., III.
82. Ibid.
83. Titre de la quatrième partie du recucil dans la deuxième édition (1861).
84. CXIII : La Fontaine de sang.
85. CXV : La Béatrice.
86. CXVI : Un Voyage à Cythère.
87. CIX : La Destruction, « un des poèmes les plus audacieux et les plus terribles des Fleurs »,
selon Crépet-Blin, qui citent à ce propos le roman noir et Le Démon de la Perversité d'Edgar Poe.
C'est lui qui dicte au poète ses cris de Révolte, dans un désir de toute-
puissance, une jalousie à l'égard de Dieu qui va jusqu'à le maudire et à le
blasphémer. C'est lui que Baudelaire invoque du fond de son gouffre et de sa
« longue misère » 88 Une révolte qui dépasse celle des Byron, des Lamartine
ou des Musset par sa violence, et par ce caractère de véritable possession. Car
en ces cris, au moment même où il les profère, Baudelaire s'engage tout entier,
aussi passionnément que quand il aime. Et c'est ce qui le plonge encore davantage
dans le cercle infernal de « l'individualisme dévastateur » 89
Sera-t-il donc impossible d'échapper à soi-même ? Oui, car seule la Mort
peut nous délivrer. Aussi est-elle non seulement la dernière étape du Voyage,
mais celle qui lui donne son sens, sa signification.
C 'est la Mort qui console, hélas ! et qui fait vivre,
C'est le but de la vie... 90
Il y a chez Baudelaire une mystique de la mort, et aussi une obsession de la
mort. « L'idée unique de Baudelaire, a dit G. Lanson, est l'idée de la mort ;
le sentiment unique de Baudelaire est le sentiment de la mort... Obsédé et
assoiffé de la mort, Baudelaire, sans être chrétien, nous rappelle le christianisme
angoissé du quinzième siècle » Car la mort est à la fois la grande inconnue
et le seul espoir de délivrance. Par une ambiguïté qui fait tout le tragique de
l'existence, vers elle se tournent en même temps l'Angoisse et l'Espérance
humaines. Et l'on ne saurait comprendre combien le thème de la mort est le
centre même de la poésie baudelairienne, si l'on n'a pas vu qu'il y est l'abou-
tissement et en quelque sorte la clé de ces deux autres grands thèmes. Spleen
et Idéal, « Angoisse et vif Espoir » 92 : le conflit baudelairien ne pourra se résoudre
qu'au delà: au fond du gouffre, au fond de l'Inconnu qui sera comme une vie
nouvelle 93 Enfer ou Ciel ? Qu'importe ! Ou plutôt non. Le premier titre des
Fleurs du Mal ne révèle-t-il pas le sens de la mystique baudelairienne ? Ce
seront les limbes, cette « sorte de quatrième état de la topographie d'outre-
monde, comme l'explique si justement Thibaudet, ni le paradis, ni le purgatoire,
ni l'enfer, un lieu sans joie ni peine, réservé aux enfants morts sans baptême,
aux païens infidèles, aux hérétiques de bonne foi et de bonne vie » 94 Projection
mystique, diront les psychanalystes, de ce complexe intra-utérin, de cette
nostalgie du sein maternel dont nous avons vu l'importance chez Baudelaire;
projection de son spleen, diront les psychologues, sur ses croyances religieuses

88. CXX : Les Litanies de Satan.


89. G. Blin, o. cit., p. 138.
90. C X X I I : La Mort des Pauvres.
91. G. Lanson, Histoire de la Littérature française, p. 1043.
92. C X X V : Le Rêve d'un Curieux.
93. Cf. C X X V I : Le Voyage.
94. A. Thibaudet, Histoire de la Littérature française, p. 328. — Voir sur le thème de la mort
les importantes notes de Crépet-Blin, o. cit., p. 265.
elles-mêmes; confusion et équivoque tragique, diront les métaphysiciens,
e n t r e le N é a n t indifférencié originel et l ' é t a t e s c h a t o l o g i q u e d e B é a t i t u d e . Q u o i
q u ' i l e n soit, d a n s sa m y s t i q u e m ê m e n o t e p o è t e r e t r o u v e i n e x o r a b l e m e n t sa
p r o p r e i m a g e . L ' a v e n t u r e b a u d e l a i r i e n n e s e m b l e sans issue.
Ainsi s'éclaire le V o y a g e de Baudelaire, qui est p r é c i s é m e n t « un quatrième
voyage, après les trois voyages dantesques de l' E n f e r , du Purgatoire et du
Paradis » .

J ' é t a i s mort sans surprise, et la terrible aurore


M 'enveloppait. — E h quoi ! n'est-ce donc que cela?
L a toile était levée et j'attendais encore. 96

V o i l à c e q u ' e s t d e v e n u e , p o u r le « m o d e r n e » du dix-neuvième siècle, la « divine


comédie » : la t r a g é d i e d e l ' é t e r n e l l e attente.

C O N Q U E T E DE L A B E A U T E

Pourtant cette expérience douloureuse n'est pas vaine. Baudelaire n'a pas
trouvé la V é r i t é qu'il cherchait passionnément, mais, de ce bilan négatif, est né
quelque chose de positif: sa poésie. Dans le cimetière tout n'est pas mort.
De longs vers s'y traînent, mais des fleurs aussi y ont poussé ; Fleurs du Mal,
mais fleurs m e s s a g è r e s d e B e a u t é .
C a r B a u d e l a i r e , à travers son destin d 'homo m u l t i p l e x , n'a jamais méconnu
sa vocation. Ce que lui commandait son tempérament de nerveux et de rêveur
hypersensible, par delà sa paresse et son impuissance à s'adapter au « réel »
et à l'action, c'était d'être poète, de poursuivre et de conquérir cette Beauté
q u e d a n s s a p r e m i è r e e n f a n c e d é j à s o n p è r e lui l a i s s a i t p r e s s e n t i r 9 7 E t c ' é t a i t ,
a u s s i d ' ê t r e u n p o è t e c o n s c i e n t , d e m é d i t e r sur l e b e a u e t s u r l ' a r t , d ' u n i r à l a
poésie l'esthétique 98
On ne peut dire cependant, comme A n d r é Ferran, que sa d o c t r i n e e s t h é t i q u e
« p r é c é d a ou soutint » son œ u v r e 99 Car d ' a b o r d peut-on parler d e « doctrine » ?

95. A. Thibaudet, o. cit., ibid.


96. C X X V : Le Rêve d'un Curieux.
97. Ce fut surtout, à l'origine, le culte de la beauté plastique. Cf. Journaux Intimes, p. 86.
« Glorifier le culte des images (ma grande, mon unique, ma primitive passion) ».
98. Voir le texte cité dans la note suivante.
99. O. cit., p. 567. Marc Seguin s'est élevé contre cette affirmation (Génie des Fleurs du Mal, p. 28,
note). Est-il d'ailleurs témoignage qui l'infirme mieux que cette réflexion suggérée après coup à Baudelaire
par le cas de Wagner : « Ce serait un événement tout nouveau dans l'histoire des arts qu'un critique se
faisant poète, un reversement de toutes les lois psychiques, une monstruosité ; au contraire, tous les
grands poètes deviennent naturellement, fatalement, critiques. Je plains les poètes que guide le seul
instinet ; je les crois incomplets. Dans la vie spirituelle des premiers, une crise se fait infailliblement,
En dépit de ses prétentions, en dépit de la profondeur de sa pensée, Baudelaire
n'est rien moins qu'un « philosophe » au sens habituel du terme. Il n'est jamais
parvenu à ordonner ses idées en système, et d'ailleurs l'a-t-il voulu ? Je sais
bien qu'il aimait à parler de « la justesse de son esprit philosophique » et qu'il
prétendait : « La philosophie est tout » 100 Pourtant Baudelaire est un intuitif
et un poète, il a connu tout au long de sa vie des moments privilégiés, des éclairs
dont il a essayé simplement d'expliciter le message. Œuvre poétique et réflexion
sur l'esthétique se sont développées concurremment, parallèlement, l'une par
l'autre et l'une pour l'autre. Et l'on ne saurait pas plus les dissocier qu'on ne
saurait les séparer de l'expérience spirituelle 101 qui les porte et qui, au fur et
à mesure qu'elle devient plus âpre, leur confère de jour en jour plus de pro-
fondeur. Pour nous, qui cherchons avant tout à définir la place de Baudelaire
dans le courant poétique du dix-neuvième siècle, nous devons donc maintenant
nous attacher, non à exposer a priori un prétendu système philosophique 102
mais à dégager pas à pas les idées esthétiques qu'impliquent ou qu'explicitent
l'expérience et l'œuvre, ce qui ne nous dispensera pas d'ailleurs de réunir ensuite
en faisceau ces révélations et ces promesses dont l'ensemble fut si fécond et
constitue ce qu'on appelle couramment « l'esthétique de Baudelaire ».
En 1840, Baudelaire est au carrefour du siècle. A vingt ans, il cherche ses
références dans le Romantisme, mais, nous l'avons vu, sa lucidité critique à
la fois s'en nourrit et le juge. Plus qu'au lyrisme emphatique d'un Lamartine
ou d'un Hugo, il est sensible à la recherche d'un Petrus Borel, d'un Gautier
ou d'un Sainte-Beuve. S'il se complaît dans les outrances de Madame Putiphar
au point de transporter dans son œuvre tout l'arsenal des squelettes, des vampires,
des poisons, « l'horreur de la nature monotone, la hantise de la destruction » et
tous les thèmes chers au Lycanthrope, c'est assurément Gautier qui fut le favori
de ses premières amours littéraires : non pas seulement le théoricien du métier
et de la rigueur, mais l'auteur d'Albertus, de la Comédie de la Mort, d'Espana,
dont les outrances macabres cachaient mal le spleen profond, la nostalgie des
voyages impossibles, l'effroi devant la mort 103 A son admiration pour Gautier,

où ils veulent raisonner leur art, découvrir les lois obscures en vertu desquelles ils ont produit, et
tirer de cette étude une série de préceptes dont le but divin est l'infaillibilité dans la production poé-
tique. Il serait prodigieux qu'un critique devînt poète, et il est impossible qu'un poète ne contienne pas
un critique. » (Art Romantique, éd. Garnier. pp. 180-181.)
100. Affirmations réunies par G. Blin (o. cit., p. 11) : « J'ai un esprit philosophique qui me fait voir
clairement ce qui est vrai. »—« La philosophie est tout. »—« La justesse de mon esprit philosophique... »
101. Cf. A. Béguin : « L'esthétique de Baudelaire est inséparable de sa destinée spirituelle et de
son aventure humaine. » (L'Ame romantique et le Rêve, II, p. 400.) — C'est précisément parce que
celle-ci éclaire celle-là et lui donne touts son sens qu'il était nécessaire, on le comprend maintenant,
et en dépit de leur développement simultané, de les exposer l'une après l'autre.
102. Comme G. Blin s'est cru autorisé à le faire, ce qui, en dépit des rares mérites et de la pro-
fondeur de son exposé, l'entache d'un certain coefficient d'arbitraire. Ne convient-il pas de préférer à
cette méthode a priori une méthode qui tente — dans la mesure où le permet actuellement la chrono-
logie baudelairienne, — de partir du développement même de la pensée de Baudelaire ? Ce qui ne
veut pas dire qu'on doive s'en tenir, comme le fait A. Ferran, à cet exposé, purement historique, et ne
pas essayer de saisir, à un moment donné, l'ordre et l'unité de cette pensée.
103. Cf. A. Ferran, o. cit., pp. 94-95.
il devait associer bientôt sa sympathie pour Sainte-Beuve. Cette histoire d'Amaury,
lui dit-il,

J'en ai tout absorbé, les miasmes, les parfums,


Le doux chuchotement des souvenirs défunts,
Le long enlacement des phrases symboliques...
J' ai partout feuilleté le mystère profond
De ce livre si cher aux âmes engourdies
Que leur destin marqua des mêmes maladies,
Et, devant le miroir, j'ai perfectionné
L art cruel qu'en naissant un démon m'a donné
— De la douleur pour faire une volupté vraie —,
D'ensanglanter son mal pour en faire une p l a i e . . .

E l é g i e intime, sensations a i g u ë s — p o u r les p a r f u m s en particulier — , s p l e e n

p é n é t r a n t , v o l u p t é d e la d o u l e u r , autant d e t h è m e s qui h a n t e r o n t le p o è t e d e s

F l e u r s d u M a l . M a i s , d è s 1 8 4 4 , B a u d e l a i r e a su d i s c e r n e r c h e z S a i n t e - B e u v e

c e qui sera l ' é l é m e n t le plus p r é c i e u x d e sa p r o p r e e s t h é t i q u e : « le long e n l a c e -


m e n t d e s p h r a s e s s y m b o l i q u e s ». Q u a n t à la spiritualité et a u sens d u m y s t è r e ,

B a u d e l a i r e , p l u s e n c o r e q u e c h e z S a i n t e - B e u v e , les trouvait a u c œ u r d e cette

« n o u v e l l e p l é i a d e », d e c e g r o u p e vibrant et enthousiaste qui, en 1 8 4 4 , réunissait


G a u t i e r , N e r v a l , B a n v i l l e , B o r e l et b i e n d ' a u t r e s a u t o u r d e l ' A r t i s t e :

« L e Beau, voici comment nous le comprenions, conte Arsène Houssaye évoquant


ses souvenirs : le Beau visible doit parler du Beau invisible comme le monde parle de
Dieu. Dieu a créé l'homme avec un peu d'argile en laissant tomber sur sa créature les
rayonnements d e sa pensée, alliant ainsi par une œuvre sublime la terre au ciel. L'artiste,
et le poète ne doivent pas séparer l'argile du rayonnement, la terre du ciel, le fini de
l'infini. L'art est une majestueuse unité... » 105

P l u s e n c o r e q u e vers l ' A r t p o u r l ' A r t , u n e telle attitude orientait B a u d e l a i r e

vers u n m y s t i c i s m e e s t h é t i q u e qui n ' a v a i t plus q u à trouver sa f o r m e p e r s o n n e l l e .

A i n s i , c e q u ' e n 1 8 4 5 il définit c o m m e p r o p r e m e n t r o m a n t i q u e , c e n'est ni « la


vérité d a n s l'art et la c o u l e u r locale », ni u n certain c a t h o l i c i s m e , ni u n refus

d e la culture g r é c o - r o m a i n e , m a i s u n e n o u v e l l e « m a n i è r e d e sentir » : « intimité,

spiritualité, couleur, aspiration vers l'infini », tels sont selon lui les caractères

p r i n c i p a u x d e l' « art m o d e r n e » 106 S a i n t e - B e u v e lui a e n s e i g n é q u e cette n o u v e l l e

m a n i è r e d e sentir c o m p o r t a i t n o n s e u l e m e n t « u n e souffrance n o u v e l l e », m a i s
« un héroïsme nouveau » : l'héroïsme de la vie moderne 107 ; le cénacle de

104. Œuvres Posthumes, pp. 54-56 ; cité dans Ferran, o. cit., pp. 95-96.
105. Ibid., p. 105.
106. Curiosités Esthétiques, éd. Conard, p. 90.
107. Ci-dessus, Introduction, p. 14. Cf. Curiosités Esthétiques, p. 77 : « Au vent qui soufflera demain
nul ne tend l'oreille ; et pourtant l'héroïsme de la vie mode rne nous entoure et nous presse. » (Salon de
1845). Cf. aussi ibid., p. 196 sqq. le chapitre du Salon de 1846 intitulé: « De l'héroïsme de la vie moderne.»
l'Artiste a confirmé le culte et la passion de la Beauté qu'il a toujours portés en
lui; mais ce que le dandy individualiste de 1845 a déjà compris, ce qui lui est
vraiment personnel, c'est que la Beauté idéale est inaccessible, et que le devoir
de l'artiste — et du poète — est de découvrir cette Beauté dans ce qui nous
entoure, à travers l'actuel, le particulier, l'individuel 108
Dès cette époque, d'ailleurs, une œuvre vient confirmer les premières
intuitions de Baudelaire : celle de Delacroix. Séduit par sa mélancolie et sa nostalgie,
Baudelaire voit en lui le vrai Romantique, c'est-à-dire « le poète de
la modernité, du mouvement, de l'intimité, de la spiritualité ». « Delacroix,
déclare Baudelaire, part de ce principe qu'un tableau doit avant tout reproduire
la pensée intime de l'artiste, qui domine le modèle, comme le créateur la création.
Pour E. Delacroix, la nature est un vaste dictionnaire dont il roule et consulte
les feuillets avec un œil sûr et profond. » Et Baudelaire évoque à son sujet les
lignes de Henri Heine : « En fait d'art, je suis sumaturaliste. Je crois que l'artiste
ne peut trouver dans la nature tous ses types, mais que les plus remarquables
lui sont révélés dans son âme, comme la symbolique innée d'idées innées, et au
même instant... » 109 Surnaturaliste: le mot plaira à Baudelaire, et il le retiendra,
en attendant que Nerval le reprenne, pour son compte, à peu de chose près.
En 1846 déjà, grâce probablement à Hugo dont il a dû lire, dans les Rayons et
les Ombres, le vers :

Sous l'être universel vois l'éternel symbole,


grâce à Gérard et à ses Vers dorés qui exaltent le « mystère d'amour » 110 grâce
surtout à Delacroix, Baudelaire a l'intuition d'une vie cachée en toute chose.
La nature entière vit, elle pense et parle confusément et sa langue est celle du
symbole.
Mais, à la même époque, d'autres influences sont venues préciser encore
ces pressentiments. D'abord celle d'Hoffmann, grand analyste des sons et des
parfums, dont la lecture le familiarise avec l'emploi des synesthésies, au point
qu'il cite, dans son Salon de 1846, ces lignes de lui : « Ce n'est pas seulement
en rêve, et dans le léger délire qui précède le sommeil, c'est encore éveillé, lorsque
l'entends de la musique, que je trouve une analogie et une réunion intime entre
les couleurs, les sons et les parfums. Il me semble que toutes ces choses ont été
engendrées par un même rayon de lumière, et qu'elles doivent se réunir dans

108. Cf. Curiosités Esthétiques, p. 197 : « Toutes les beautés contiennent, comme tous les phéno-
mènes possibles, quelque chose d'éternel et quelque chose de transitoire, — d'absolu et de particulier. La
beauté absolue et éternelle n'existe pas, ou plutôt elle n'est qu'une abstraction écrémée à la surface
générale des beautés diverses. L'élément particulier de chaque beauté vient des passions, et, comme
nous avons nos passions particulières, nous avons notre beauté. » (Salon de 1846.)
109. Ibid.., pp. 108-109.
110. Hugo, Les Rayons et les Ombres, X X X V : Que la musique date du seizième siècle. —
Nerval, Les Filles du Feu, Vers dorés : « U n mystère d'amour dans le métal repose. »
un merveilleux concert » 111 Puis l'influence de Swedenborg, qui connaissait un
regain de faveur depuis quelque vingt ans, et dont Baudelaire était, à la suite
de Balzac, un grand admirateur, comme en témoignent tel passage de la Fanfarlo
ou felle affirmation de Champfleury, et qui lui enseigne que la terre est une
correspondance du ciel et que tout ici-bas a son analogue dans un autre monde 112.
Et aussi celle de Joseph de Maistre, qui affirme que « le monde physique n'est
qu'une image ou une répétition du monde spirituel » et qu' « i l n'y a aucune
loi sensible qui n'ait derrière elle une loi spirituelle dont la première n'est que
l'expression visible » 113 Celle de Fourier enfin qui, à travers ces correspondances,
lui fait déjà pressentir la grande foi de l'analogie universelle 114
C'est à ce moment que Baudelaire fait la découverte d'Edgar Poe : une des
plus extraordinaires rencontres de la littérature. O n sait comment, en 1846
ou 1847, ayant eu connaissance de quelques fragments du poète américain, il
en avait éprouvé « une commotion singulière ». « Je trouvai, croyez-moi si vous
voulez, affirmait-il plus tard à un ami, des poèmes et des nouvelles dont j'avais
eu la pensée, mais vague et confuse, mal ordonnée, et que Poe avait su combiner
et mener à la perfection » 115 Et Asselineau confirme : « J'ai vu peu de possessions
aussi complètes, aussi rapides, aussi absolues » 116 A l'instar du fabuliste,
« à tout venant, où qu il se trouvât, dans la rue, au café, dans une imprimerie,
le matin, le soir, il allait demandant: « Connaissez-vous Edgar Poe ? ». Que
d'affinités en effet entre ces deux tempéraments où l'esprit critique venait sans
cesse harceler une sensibilité maladive et une imagination sans frein ! Que
d'analogies aussi entre ces deux expériences : sentiment de solitude, rêverie
allant jusqu'à l'extase, recours aux paradis artificiels, et, sans cesse, l'angoisse
et l 'obsession de la mort! 117 Tous les thèmes profonds de sa nature, tous les
signes de sa destinée, Baudelaire les retrouvait en son frère spirituel. Mais,
chez cet aîné de douze ans, il les découvrait déjà profondément marqués et
comme accomplis. Il lisait en Poe mieux qu'en lui-même, il y déchiffrait presque
en clair sa propre vocation. Bien plus, il y trouvait ses idées poussées à terme,
ordonnées, systématisées. A quoi bon alors poursuivre sa route solitaire ? A quoi

111. Curiosités Esthétiques, pp. 97-98. Pour plus de détails cf. J. Pommier, La Mystique de Bau-
delaire, pp. 4-10.
112. Cf. Ferran, o. cit., pp. 195 et 617, note 248 ; J. Pommier, o. c i t , p. 31 sqq. : « Contem-
porain de cette nouvelle génération swedenborgienne qui réédite les œuvres du maître, Baudelaire ne
l'ignore pas... Nous croyons que le poète des Fleurs eut sur sa table les deux volumes des Mer-
veilles.. Swedenborg était bien fait pour convenir au génie de Baudelaire. »
113. J. de Maistre, Soirées de Saint-Pétersbourg, cité dans A. Ferran, o. cit., p. 195, qui ajoute :
« Baudelaire s'éprend de cette métaphysique cosmique qui entraîne, dans sa spiritualité, les idées pla-
toniciennes et les révélations de la Cabbale. »
114. Cf. J. Pommier, o. cit., p. 56. En ce qui concerne l'influence réelle de Fourier sur Bau-
delaire. voir ci-dessous, pp. 29-30.
115, Lettre à Armand Fraisse, 1858.
l i 6 . Ch. Asselineau, Charles Baudelaire, sa vie et son oeuvre, pp. 39-40, Cf. Ferran, o. cit. pp: 157-158:
117. C'est- ce qui permet à J. Crépet (Fleurs du Mal, Introduction, p. XXXV) de parler ici de
« narcissisme cérébral ». Mais ce narcissisme, ajoutons-le, n'est qu'un point de départ. En admirant
Edgar Poe Baudelaire en effet, loin de se figer dans la contemplation de soi, se donne au contraire à
la pensée et à l'œuvre du poète américain, y consacrant toute sa sympathie et tout son amour.
bon redécouvrir et exprimer mal ce que Poe a si bien compris et exprimé avant
lui ? Dès ce moment, il n'est plus qu'une tâche pour Baudelaire : celle de traduire
intégralement son œuvre ; et pendant les dix meilleures années de sa vie il consacre
à cette traduction une ardeur quasi-mystique. Car il admire en Poe ce à quoi
il aspire lui-même, et il s'exalte bientôt à ce Principe poétique qui cristallise et
ordonne ses idées éparses.
L'esthétique que Poe y formule est le culte de la beauté pure. « De même
que l'Intelligence s'attache au Vrai, le Goût nous informe du Beau, tandis que
le Sens moral se préoccupe du Devoir ». La fonction du Goût se distingue donc
absolument des autres. Or le Goût « n'est pas la simple appréciation de la Beauté
qui est sous nos yeux, mais un effort exalté pour atteindre la Beauté supérieure ».
Tel est le rôle divin du poète : entreprendre la conquête ou du moins poursuivre
la révélation de cette Beauté divine dont le monde visible n'offre que la
correspondance. Alors, « inspiré par une prescience extatique des merveilles
situées par delà le tombeau », il lutte « par de multiples combinaisons, parmi
les choses et les pensées du Temps, pour atteindre une part de cette splendeur ».
A cet effet, fous les moyens sont bons : « Le sentiment poétique peut natu-
rellement se développer sous diverses formes, dans la Peinture, la Sculpture,
l'Architecture, la Danse, el tout spécialement dans la Musique ». Il importe
seulement, par le calcul conscient de l'imagination et hors de toute passion de
trouver la « création rythmique de la Beauté », la vertu superbe de la forme
qui suggéra l'infini divin 118
Ainsi, dès avant 1850, Baudelaire, grâce surtout à Poe, est en possession,
non d'un système, mais d'un ensemble d'idées sur son art, d'une trame qui
pourra maintenant s'apercevoir à travers toutes ses œuvres. Témoin le sonnet des
Correspondances, plein de tant de promesses, et que Jean Pommier voudrait
dater de cette époque même. Quoi qu'il en soit, c'est peu à peu que ces idées
vont prendre corps, s'étoffer. Insensiblement, Baudelaire, au milieu des tracas
pécuniaires et domestiques, de la publication de ses Fleurs du Mal, et aussi de
ses traductions, va s'en nourrir, jusqu'au jour, où, à la première audition de
Wagner, il subira, selon ses propres termes, « une opération spirituelle, une
révélation » 119 C'est que, comme l'a indiqué A. Ferran, la musique de Wagner
« surprend, en 1860, au moment où il s'oriente vers la spiritualité, but de sa
vie esthétique, conclusion naturelle de toute vie poétique » 120 Il recherche alors
avec avidité les écrits du Maître, lit sa Lettre sur la Musique, écrit aussitôt à
Wagner son enthousiasme: « Il me semblait, lui dit-il, que cette musique était
LA MIENNE » 121 Et l' année suivante, il lui consacre un long article dans la

118. Le Principe poétique, passim. Cité dans Ferran, o. cit., p. 185 sqq.
119, Revue Européenne, avril 1861, article sur Richard W a g n e r ; reproduit avec des compléments
dans une plaquette publiée le 4 mai 1861, et dans L'Art Romantique, p. 163 sqq.
120. 0 . cit., p. 316. Voir ci-dessous, p. 38.
121. Lettre à Wagner du 17 février 1850, publiée dans la Revue Musicalc du 1 novembre 1922,
reproduite en partie par E. Raynaud dans les Notes et Commentaires de L'Art Romantique, pp. 357-358.
Revue Européenne, montrant l'attitude révolutionnaire de Wagner devant tout
ce qui existe 122 notant la puissance avec laquelle Wagner exprime « les ardeurs
de la mysticité », signalant les « considérations qui ont poussé Wagner
à considérer l'art dramatique, c'est-à-dire la réunion, la coïncidence de plusieurs
arts, comme l'art par excellence, le plus synthétique et le plus parfait », analysant
aussi ses impressions à l'audition de l'ouverture de Lohengrin., impressions à la
fois auditives, visuelles et affectives, rêverie au cours de laquelle il se sentit
pour ainsi dire, affirme-t-il, « enlevé de terre ». A u surplus, comment Baudelaire
ne se reconnaîtrait-il pas en Tannhaüser, qui incarne « la lutte des deux
principes contraires » et en qui il retrouve « ce chant furieux de la chair, cette
connaissance absolue de la partie diabolique de l'homme » ? « Tout cerveau
bien conformé, ajoute Baudelaire, porte en lui deux infinis, le ciel et l'enfer,
et dans toute image de l'un de ces infinis il reconnaît subitement la moitié de
lui-même » 123 Ainsi, ce que Baudelaire retient de Wagner, ce sont des échos
de sa propre sensibilité, mais surtout, comme il le dira à Vitu, « certaines idées
générales » 124 Principe révolutionnaire, mysticité, synesthésies, correspondance
et union des arts, autant d'idées qui, vers 1860, viennent compléter celles qu'il
a exposées, après une longue période 'de maturation, au hasard d'écrits théoriques
ou critiques, comme la Préface aux Nouvelles Histoires Extraordinaires, les Notes
Nouvelles sur Edgar Poe, le Salon de 1859 ou l'article sur Théophile Gautier
publié la même année dans l'Artiste.
Car on ne saurait trop insister sur ce fait : c'est que jamais Baudelaire n'a
fait de théorie, jamais il n'a écrit de traité sur la poésie ou sur l'art. S'il aima
à appliquer son enthousiasme à des abstractions, quand il écrit, il se dégage
d'ordinaire de ces mêmes abstractions rapidement et par une pirouette 125
Paresse ou impuissance ? Disons plutôt que pour Baudelaire, quelque importants
que soient les problèmes esthétiques, ce n'est pas là l'essentiel. L'essentiel,
c'est de sentir, c'est de vivre ses émotions, c'est de créer. Et la réflexion, même
philosophique, n'est là que pour éclairer la création du poète.

122. « Celui qui a écrit que l'homme qui n'a pas été, dès son berceau, doté par une fée de
l'esprit de mécontentement de tout ce qui existe, n'arrivera jamais à la découverte du nouveau, devait
indubitablement trouver dans les conflits de la vie plus de douleurs que tout autre. » (Art Romantique,
p. 173.) Cf. Raynaud : « Ce qui inclinait surtout Baudelaire vers l'auteur du Thannhaüser, c'était ses
idées révolutionnaires. Il se sentait frère de cet homme de génie « insulté par la populace des esprits
frivoles. » (Art Romantique, p. 359.)
123. Art Romantique, p. 166 et ibid., pp. 182-183.
124. Cf. Ibid., Notes e t Commentaires, p. 359.
125. Cf. Fusées, dans Journaux Intimes, p. 21 : « L'enthousiasme qui s'applique à tout autre chose
que les abstractions est un signe de faiblesse et de maladie. » Mais aussi, par exemple, Art Romantique,
p. 44 : « J'ai plus d'une fois déjà expliqué ces choses ; ces lignes en disent assez peur ceux qui aiment
ces jeux de la pensée abstraite ; mais je sais que les lecteurs français, pour la plupart, ne s'y complaisent
guère, et j'ai hâte moi-même d'entrer dans la partie positive et réelle de mon sujet. »
L'ESTHETIQUE MYSTIQUE ET SYMBOLIQUE

Car l'appel de la Beauté n'a de sens pour Baudelaire que comme une
promesse de délivrance. Il espère trouver dans la création poétique la solution
du dualisme tragique qui le hante, refaire grâce à elle son unité, réconcilier
Satan avec Dieu. C'est là la raison d'être et le fondement de son esthétique.
Baudelaire, on ne l'a pas assez vu, est toujours parti d'une réalité, première
pour lui, d'une expérience immédiate qui est l'extase 126 Rappelons encore une
fois l'affirmation des Journaux Intimes: « Tout enfant, j'ai senti dans mon
cœur deux sentiments contradictoires: l'horreur de la vie et l'extase de la vie ».
Et celle-ci le sauve de celle-là. Rappelons la première phrase de Mon cœur mis
à nu: « De la vaporisation et de la centralisation du Moi. Tout est là » 137
Rappelons les évasions d'Elévation ou de Rêve parisien. Rappelons le début des
Paradis Artificiels, qui évoque le souvenir « de belles saisons, d'heureuses
journées, de délicieuses minutes ». « Cet état exceptionnel de l'esprit et des
sens », que Baudelaire qualifie de paradisiaque, « cet état charmant et singulier,
où toutes les forces s'équilibrent » 128 n'a pourtant rien de commun avec l'expé-
rience des mystiques. Il en tire bien, aux meilleurs moments, « la certitude
d'une existence meilleure ». Mais ces moments « où le sentiment de l'existence
est immensément augmenté », où la profondeur de la vie se révèle tout entière
dans le spectacle... qu'on a sous les yeux », ces « excitations angéliques » ont-ils,
quoi qu'on en ait dit, un rapport quelconque avec des « états théopathiques » ?
Et peut-on affirmer que Baudelaire « ne convoite pas d'autre état que l'union
transformante » 129 ? Non seulement on doit insister sur le fait qu'il n'a jamais
eu « la force de consacrer l'impitoyable désappropriation de la Nuit des Sens »,
et de suivre une voie spirituelle authentique 130 mais il semble même ne l'avoir
jamais vraiment souhaité 131 Il le déclare lui-même : l'extase qu'il connaît n'est
pas » la récompense de la prière assidue et des ardeurs spirituelles » 132; c'est

126. Blin, par exemple, en fait, à' tort me. semble-t-il, une étape de son itinéraire, une solution pos-
sible (p. 149 sqq.). Mais, comme on va le voir, il ne faut pas confondre l'extase baudelairienne avec
l'expérience mystique. Béguin, tout en mettant mieux en lumière le caractère fondamental de l'extase
chez Baudelaire semble près de commettre la même confusion quand il parle à propos de lui d'une
« authentique expérience de l'extase » et de ces « instants de dépersonnalisation, d'oubli du moi et de
communication avec les « paradis révélés », qu'il considéra lui-même comme les sommets de sa vie
spirituelle, et comme les rares minutes où, échappant à l'exil « dans l'imparfait, » et dans le Temps,
il atteignait à la contemplation de l'Eternité. » (L'Ame romantique et le Rêve, II, p. 401.)
127. Journaux Intimes, p. 53.
128. Paradis Artificiels, p. 197.
129. Comme le voudrait Blin (o. cit., p. 174), et malgré sa pénétrante analyse des étapes suc-
cessives de l'extase (pp. 156-157).
130. Du propre aveu de Blin (p. 176).
131. Quand il se trace à lui-même une voie spirituelle (Journaux Intimes, p. 42 sqq.), il envisage un
processus bien différent : « Une sagesse abrégée. Toilette, prière, travail. » Et le texte cité ci-dessous
(p. 38, n. 192), à consulter en entier.
132. Paradis Artificiels, p. 196.
« une espèce de hantise » qui se manifeste parfois, rappelons-le encore, « après
de coupables orgies de l'imagination, après un abus sophistique de la raison »,
ou, comme le « malade de trop de vie » des Paradis Artificiels, sur l'injonction
de la musique, ou devant quelque paysage, quelque impression qui « s'élance
des choses », mélodie monotone de la houle, immensité du ciel et de la mer 133
Etat paradisiaque, « extase faite de volupté et de connaissance », sensation
délicieuse, Baudelaire ne connaît vraiment qu'une extase; seuls les prétextes
diffèrent 134
D'ailleurs, ce qu'il y cherche, ce n'est ni l'Amour, comme les mystiques
chrétiens, ni, comme les mystiques hindous, la Vérité suprême : c'est la Beauté.
Il le déclare sans cesse : n'est-ce pas elle l'Idole de la Chambre double, installée
sur un trône de rêverie et de volupté 135 ? N'est-ce pas elle qu'il poursuit dans le
Confiteor de l'Artiste, elle aussi qui lui ouvrira la porte « d'en Infini qu' [il]
aime et [n'a] jamais connu » 136 ? Car la Beauté doit lui révéler, non la Vérité
mais l'Inconnu. Elle en vient et elle nous y mène. Et si elle nous sauve du
spleen, c'est parce qu'elle seule est capable de nous offrir « du nouveau ».
Voilà donc le secret de ces extases délicieuses. Non état théopathique,
mais état poétique. Les mots ne doivent pas nous tromper, et la voie de Baudelaire
n'est mystique qu'au sens le plus large du terme, en tant que recherche du
mystère et que cheminement mystérieux : elle est plus précisément une « mystique
poétique. Baudelaire est poète avant tout, même quand il se mêle d'esthétique,
et son expérience est celle d'un poète. Expérience que confirment et que défi-
nissent très exactement ces lignes de l'article sur Théophile Gautier: « Ainsi
le principe de la poésie est strictement et simplement, l'aspiration humaine
vers une Beauté supérieure, et la manifestation de ce principe est dans un
enthousiasme, un enlèvement de l'âme » 137 L'état poétique, cette « vaporisation
du moi », est évasion d'abord 138 et surtout, comme l'indique Blin, à la fois
« fusion et ascension ». Pour être celui

Qui plane sur la vie, et comprend sans effort


Le langage des fleurs et des choses muettes 139

133. Cf. ibid., p. 212 : « Le malade, l'extase dans les yeux, les regarde... avec un indicible mépris.
Vouloir guérir un homme de trop de vie, malade de joie. » (C'est moi qui souligne.) — Petits Poèmes
en Prose, Le Confiteor de l'Artiste, p. 157.
134. Et non « trois extases » comme le dit Blin. Car l'état où aboutit Baudelaire est bien toujours
le même (voir ci-dessus).
135. Petits Poèmes en Prose, p. 159 : « Une chambre qui ressemble à une rêverie, une chambre
véritablement spirituelle. Ici tout a la suffisante clarté et la délicieuse obscurité de l'harmonie... Sur
ce lit est couchée l'Idole, la souveraine des rêves... ».
136. Fleurs du Mal, X X I : « Hymne à la Beauté, où apparaît bien le caractère équivoque de
l'extase baudelairienne : « De Satan ou de Dieu, qu'importe ? Ange ou Sirène, qu'importe ? » si
on rapproche la pièce du Poème en Prose cité ci-dessus. — Et le Confiteor de l'Artiste : « Ah !
faut-il éternellement souffrir, ou fuir éternellement le beau ? » (p. 158.)
137. Art Romantique, p. 131.
138. Cf. la formule de Baudelaire : « Etre toujours ivre de vin, de poésie ou de vertu pour
ne pas sentir l'horrible fardeau du temps. »
139. Fleurs du Mal, I I I : Elévation.
il f a u t s ' é l e v e r , s'envoler bien loin d e terre, « se purifier d a n s l' a i r s u p é r i e u r » :
Elévation de la rêverie contemplative, ascension liquide « vers les vastes cieux
e n c h a n t é s » : p o é s i e a é r i e n n e , p o é s i e d e l ' a i r et d u c i e l , qui se p l a î t a u x « merveil-
leuses constructions d e l ' i m p l a c a b l e » 140 A l o r s « la p e r s o n n a l i t é disparaît et

l'objectivité... se d é v e l o p p e e n v o u s si a n o r m a l e m e n t q u e la c o n t e m p l a t i o n d e s

objets extérieurs v o u s fait o u b l i e r votre p r o p r e e x i s t e n c e , et q u e v o u s v o u s c o n -


f o n d e z bientôt a v e c e u x » 141 A i n s i l'état p o é t i q u e réalise-t-il la fusion d u m o i
et d u n o n - m o i .

D a n s cet état, et d e c e s h a u t e u r s o ù p l a n e le p o è t e , il d é c o u v r e alors le

m o n d e véritable, la « surnature ». L e surnaturalisme e n effet, selon B a u d e l a i r e ,

révèle d a n s c h a q u e o b j e t « u n sens plus p r o f o n d , p l u s volontaire, plus d e s p o -

t i q u e » 142 il affirme, derrière la nature visible, la p r é s e n c e d ' « i d é e s i n n é e s » ; et

B a u d e l a i r e é v o q u e « c e s a d m i r a b l e s h e u r e s , v é r i t a b l e s f ê t e s d u c e r v e a u , o ù les

sens plus attentifs p e r ç o i v e n t d e s sensations plus retentissantes, o ù le ciel d 'un

azur p l u s t r a n s p a r e n t s ' e n f o n c e c o m m e u n a b î m e p l u s infini, o ù les sons tintent

m u s i c a l e m e n t , o ù les c o u l e u r s parlent, o ù les p a r f u m s r a c o n t e n t d e s m o n d e s

d ' i d é e s » 143 C e q u e le p o è t e retient d e c e s visions, c ' e n est la « s p l e n d e u r » :

la c o u r o n n e m y s t i q u e d u P o è t e , « d i a d è m e éblouissant et clair », n e sera faite

que d e pure lumière,

Puisée au foyer saint des rayons primitifs. 144

M a i s cette s p l e n d e u r n ' e s t sensible à l ' h o m m e q u ' à travers les f o r m e s

q u ' e l l e revêt, la surnature s ' i n c a r n e d a n s la nature. N o u s t o u c h o n s ici au c œ u r

m ê m e d e s i d é e s e s t h é t i q u e s d e B a u d e l a i r e , i d é e s qu'il a r e ç u e s d e S w e d e n b o r g ,

d e L a v a t e r , d ' H o f f m a n n , d ' E d g a r P o e et d e b i e n d ' a u t r e s , i d é e s qu'il n ' a nulle

part e x p o s é e s c o m m e u n « s y s t è m e », m a i s qui i m p r è g n e n t si b i e n toute son œ u v r e

q u ' e l l e s d e v i e n n e n t partie intégrante d u « b a u d e l a i r i s m e » et q u ' à c e titre elles

i m p r i m e r o n t u n e orientation d é c i s i v e à la p o é s i e d e la fin d u siècle.

140. Cf. Blin o. cit., p. 170.


141. Paradis Artificiels, p. 221. Tout le passage est à citer : « Votre œil se fixe sur un arbre
harmonieux courbé par le vent ; dans quelques secondes, ce qui ne serait dans le cerveau d'un
poète qu'une comparaison fort naturelle deviendra dans le vôtre une réalité. Vous prêtez d'abord
à l'arbre vos passions, votre désir ou votre mélancolie : ses gémissements et ses oscillations deviennent
les vôtres, et bientôt vous êtes l 'arbre, De même, l' oiseau qui plane au fond de l'azur représente
d'abord l'immortelle envie de planer au-dessus des choses humaines, mais déjà vous êtes l'oiseau
lui-même. Je vous suppose assis et fumant. Votre attention se reposera un peu trop longtemps sur les
nuages bleuâtres qui s'exhalent de votre pipe. L'idée d'une évaporation, lente, successive, éternelle
s'emparera de votre esprit, et vous appliquerez bientôt cette idée à vos propres pensées, à votre matière
pesante. Par une équivoque singulière, par une espèce de transposition ou de quiproquo intellectuel,
vous vous sentirez vous évaporant, et vous attribuerez à votre pipe (dans laquelle vous vous sentez
accroupi et ramassé comme le tabac) l'étrange faculté de vous fumer. »
142. Curiosités Esthétiques, p. 251 (d'après Edgar Poe).
143. Ibid. — Baudelaire ajoute : « La peinture de Delacroix me paraît la traduction de ces beaux
jours de l 'esprit. Elle est revêtue d'intensité et sa splendeur est privilégiée. Comme la nature perçue
par des nerfs ultra-sensibles, elle révèle le surnaturalisme. »
144. Fleurs du Mal, I : Bénédiction.
Le même passage de l'article sur Théophile Gautier, écrit par Baudelaire
en 1859, résume admirablement l'essentiel de ces idées:

« C'est cet admirable, cet immortel instinct du Beau qui nous fait considérer la
Terre et ses spectacles comme un aperçu, comme une correspondance du Ciel. La soif
insatiable de tout ce qui est au delà, et que révèle la vie, est la preuve la plus vivante de
notre immortalité. C'est à la fois par la poésie et à travers la poésie par et à travers la
musique, que l'âme entrevoit les splendeurs situées derrière le tombeau ; et quand un
poème exquis amène les larmes au bord des yeux, ces larmes ne sont pas la preuve d'un
excès de jouissance, elles sont bien plutôt le témoignage d'une mélancolie irritée, d'une
postulation des nerfs, d' une nature exilée dans l'imparfait et qui voudrait s emparer
immédiatement, sur cette terre même, d'un paradis révélé » 145

Ce texte, que sa concision rend parfois sibyllin, s'éclaire par d'autres où


Baudelaire a développé davantage sa pensée. Et d'abord sur « l'analogie uni-
verselle ». Déjà en 1856 il écrivait à Toussenel : « L'homme raisonnable n'a pas
attendu que Fourier vînt sur la terre pour comprendre que la nature est un verbe,
une allégorie, un moule, un repoussé, si vous voulez. Nous savons cela, et ce
n'est pas par Fourier que nous le savons, nous le savons par nous-mêmes, et
par les poètes » 146 Les poètes en effet ont toujours pressenti « les mystères
de l' analogie » et c'est chez eux que « l'humanité lisante fait son éducation aussi
bien que dans la contemplation de la nature ». Mais si le poète Baudelaire a eu
de tout temps l'intuition de ces mystères, il en a pris clairement conscience
grâce à Swedenborg. Avant Fourier, dit-il, « Swedenborg, qui possédait une âme
plus grande, nous avait déjà enseigné que le ciel esi un très grand homme; que
tout, forme, mouvement, nombre, couleur, parfum, dans le spirituel comme dans
le naturel, est significatif, réciproque, converse, correspondant ». La notion
d'analogie entraîne donc celle de correspondances, et elle-même celle de
symbolisme.
Même si, comme il le semble d'après ses écrits, Baudelaire n'a jamais cherché
à se préciser, métaphysiquement, ces notions de microcosme et de macro-
cosme, s'il s'est arrêté au « mystère de la vie » sans remonter, comme
Hugo, aux mystères de la Création, il n'en avait pas moins lu Swedenborg, et
remarqué chez lui la description du Ciel, de ses sociétés d'anges, et l'idée de
l'influence du monde spirituel sur le monde naturel 147 Plus précisément, il y
avait appris que le monde extérieur d'une part, l'homme de l'autre sont respective-
ment les répliques du « monde des idées », qu'il y a dans l'un comme dans
l'autre des degrés du naturel au spirituel, et que s'il existe des correspondances
entre la nature extérieure et l'homme, il en existe aussi entre le « monde naturel »

145. Art Romantique, p. 131.


146. Lettre à Toussenel du 21 janvier 1856 (Lettres, pp. 72-75). Cf. J. Pommier, o, cit., p. 55 sqq.
147. Cf. ibid., pp. 34-35 et ci-dessus, p. 24.
et le « monde spirituel » dont celui-là est émané 148 C'est ainsi que Baudelaire,
dans tel poème en prose, conduira son Amie dans une contrée semblable à elle,
de manière qu'elle y ait « pour miroir sa propre correspondance » 149
La nature et l'homme prennent alors un sens, une signification aux yeux du
poète. La nature lui apparaît comme un temple d'où sortent parfois « de confuses
paroles » ; car en toutes choses il est un sens symbolique, et chaque objet
est la traduction d'une réalité spirituelle. Quant à l'homme, il est pour le poète
le reflet du Ciel. Déjà « Lavater, limitant au visage de l'homme la démonstration
de l'universelle vérité, nous avait traduit le sens spirituel du contour, de la forme,
de la dimension ». Mais Baudelaire, avec Swedenborg, va plus loin: « Si
nous étendons la démonstration (non seulement nous en avons le droit, mais il
nous serait infiniment difficile de faire autrement), nous arrivons à cette vérité
que tout est hiéroglyphique, et nous savons que les symboles ne sont
obscurs que d'une manière relative, c'est-à-dire selon la pureté, la bonne
volonté ou la clairvoyance native des âmes » 150 Pour le poète comme pour
Eugène Delacroix, « la nature est un vaste dictionnaire dont il roule et
consulte les feuillets avec un œil sûr et profond » 151 « C'est alors que la
couleur parle, comme une voix profonde et vibrante; que les monuments se dressent
et font saillie sur l'espace profond; que les animaux et les plantes représentants
du laid et du mal, articulent leur grimace non équivoque; que le parfum
provoque la pensée et le souvenir correspondants ; que la passion murmure ou rugit
son langage éternellement semblable » 152 Baudelaire alors se promène à travers
les « forêts de symboles », non plus en étranger, mais en familier: sensible à la
signification du soir, de la mer, de tous les spectacles de la nature, initié au-
« langage des fleurs et des choses muettes » 153
Ainsi se révèle au poète en toutes choses une « ténébreuse et profonde
unité ». Déjà en 1846 Baudelaire évoquait les lignes où Hoffmann, entendant
de la musique, déclarait trouver « une analogie et une réunion intime entre les
couleurs, les sons et les parfums » qui devaient, selon lui, « se réunir dans un
merveilleux concert ». Oui,

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent,

mais ces synesthésies ne sont pas des rencontres fortuites, et la « révélation » de


148. J. Pommier, o. cit., p. 38 e t les textes cités : Si « le monde naturel sert de corps et de
vêtement au monde spirituel », c'est « pour nous rendre sensible comme effet ce qu'il tient de lui
comme cause ; il tire son existence du monde spirituel, comme l'effet de sa cause efficiente. » Or « la
manière dont l'action se fait, ou la manière dont la cause produit son effet, établit la correspondance. »
En d'autres termes, est « correspondant tout ce qui existe dans le monde naturel d'émané du monde
spirituel. »
149. Petits Poèmes en Prose, éd. Conard, p. 296. Cité dans J. Pommier, o . cit., p. 28. Le texte
est de 1857.
150. Article sur Victor Hugo, dans Art Romantique, pp. 244-245.
151. Curiosités Esthétiques, p. 109.
152. Art Romantique, p. 136 (article sur Th. Gautier).
153. Cf. le chapitre de J. Pommier, p. 71 sqq.
Wagner, on l'a vu, a confirmé Baudelaire dans cette idée: « Car ce qui serait
vraiment surprenant, c'est que le son ne pût pas suggérer la couleur, que les
couleurs ne pussent pas donner l'idée d'une mélodie, et que le son et la couleur
fussent impropres à traduire des idées; les choses s'étant toujours exprimées par
une analogie réciproque, depuis le jour où Dieu a proféré le monde comme une
complexe et indivible totalité » 154 Totalité où le poète découvre une unité et
une harmonie cachées, dans la nature comme dans l'homme, et en présence de
laquelle il s'écrie :

O métamorphose mystique
De tous mes sens fondus en un ! 155

Mais il n 'est pas suffisant que l 'âme du poète, « vaporisée » par son rêve,
saisisse en une intuition plus ou moins vague les analogies et les correspondances
que lui offrent le monde et sa propre nature. Le vrai poète ne saurait se contenter
de cet état pseudo-mystique. Le Confiteor de l'Artiste nous l'apprend, la
nature, cette « enchanteresse sans pitié », ne cesse de « tenter ses
désirs et son orgueil ». Il veut, nous l'avons dit, « s'emparer immédiatement,
sur cette terre même, d'un paradis révélé », capter et fixer ces splendeurs entre-
vues, et, pour tout dire, renouveler la Création elle-même. S'il est vrai que
l'art consiste, non pas dans la « reproduction exacte de la nature », c'est-à-dire
des apparences matérielles 156 mais dans la traduction de la réalité spirituelle
qu'elles cachent, cela implique pour le poète la croyance en la possibilité de
trouver une forme adéquate à cette réalité, de projeter le spirituel dans le monde
visible, bref, selon la propre expression de Baudelaire à propos de Delacroix,
d'inclure « l'infini dans le fini ». Certes, « l'idéal absolu est une bêtise... Quoique
le principe universel soit un, la nature ne donne rien d'absolu, ni même
de complet ». Pourtant Baudelaire, quand il définissait ainsi l'art de Delacroix,
devait se souvenir de la formule de Swedenborg : « Tout être créé est fini, et
l'infini est dans les finis comme dans ses réceptables » 157 Et toute son œuvre
postule la foi dans cette notion de la plénitude infinie s'incarnant dans la perfection
formelle, par un mouvement selon lequel à la fois l'esprit réintègre les
limites et l'individuel se définit dans l'universel, et que Georges Blin après
Louis Lavelle appelle la « participaiton esthétique ». Il s'agit d'enclore l'absolu
dans les limites les plus étroites, de faire du corps un moyen d'accès, de
la matière un instrument. Par là on sauve la différence 158 Dans l'infinie variété

154. Art Romantique, p. 169.


155. Fleurs du Mal, XLI : T o u t entière.
156. Cf. Curiosités Esthétiques, p. 268, où Baudelaire s'en prend aux « gens du monde ». dont
le Credo est, dit-il : « Je crois à la nature et je ne crois qu'à la nature (il y a de bonnes raisons pour
cela). Je crois que l'art est et ne peut être que la reproduction exacte de la nature... Ainsi l'industrie
qui nous donnerait un résultat identique à la nature serait l'art absolu. »
157. Cité dans Blin, p. 191.
158, Ibid.
des déterminations, chaque être c h e r c h e la formule qui non seulement exprimera
l'originalité de son tempérament, mais qui définira sa vocation, c 'est-à-dire s o n
h a r m o n i e p r o p r e e t s o n i d é a l . « U n i d é a l , d i t t r è s j u s t e m e n t B a u d e l a i r e , c 'est
l ' i n d i v i d u r e d r e s s é p a r l ' i n d i v i d u , reconstruit et r e n d u p a r le p i n c e a u o u le
ciseau à l'éclatante vérité d e son h a r m o n i e native » 159 B a u d e l a i r e aurait
p u ajouter : o u p a r la p l u m e . C a r , p l u s e n c o r e q u e le p e i n t r e o u le s c u l p t e u r , le
p o è t e a p o u r mission d e se c h e r c h e r l u i - m ê m e , d e se d é c o u v r i r à travers ses
états d ' â m e ou ses sensations, et par là, puisqu'il est une réduction du
C i e l , d e d é c o u v r i r la s p l e n d i d e h a r m o n i e d e la Création e l l e - m ê m e . Cela suppose
d e s a p a r t , n o n p l u s v a p o r i s a t i o n , m a i s « c e n t r a l i s a t i o n », n o n p l u s r ê v e r i e
extatique, m a i s concentration d e toutes ses puissances intérieures. C ' e s t c e q u e
Baudelaire appelle le « rêve artistique..., vision produite par une intense médi-
t a t i o n » 160
E n effet, s'il reconnaît « le d o n gratuit » qui élit ce m o m e n t « p r e s q u e
surnaturel où l ' â m e est contrainte d e chanter » 161 B a u d e l a i r e ne saurait s'en
contenter, et par là, c o m m e l'a montré Blin, il s e s é p a r e d e la plupart
d e s R o m a n t i q u e s ; Il se s e n t « b l e s s é p a r l e m y s t è r e et p a r l ' a b s u r d i t é » , et pour
lui v a p o r i s a t i o n e t r ê v e p a s s i f , c h e z le p o è t e , doivent tôt faire p l a c e à la concen-
tration et à l'intelligence. La fonction d u poète n'est-elle pas avant tout
d e d é c h i f f r e r la l a n g u e s a c r é e d e la c r é a t i o n ? S ' i l est vrai q u e « tout est h i é r o g l y -
phique... qu'est-ce qu'un poète... si c e n ' e s t un traducteur, un déchiffreur » ? 102
E t ne doit-il pas posséder, non seulement « l'intelligence innée d e la correspondance
et d u s y m b o l i s m e universels », m a i s aussi « l ' o u t i l q u i s e r t si b i e n c e t t e p a s s i o n d u
Beau », c'est-à-dire le style ? 163
« Le style, c'est l'homme même », a dit Buffon. Baudelaire pourrait dire :
« Le style, c'est le tempérament ». Mais c'est en même temps l'usage de !a
langue. Or « il y a dans le mot, dans le verbe, dit Baudelaire, quelque chose
de sacré qui nous défend d'en faire un jeu d e hasard ». Le poète doit donc
« manier savamment » cet instrument sacré, et c'est par là qu'à travers son tempé-
rament et sa vision subjective des choses il a des chances de retrouver l'universel 164
Car son rôle est bien, non de « représenter les choses telles qu'elles sont », mais
d'exprimer une réalité spirituelle, d ' « illuminer les choses avec [son] esprit et
[ d ' ] en projeter le reflet sur les autres esprits » 165
A cet effet, mettant à profit son intuition des analogies et des correspon-
dances, le poète cherchera « dans la nature extérieure et visible des exemples

159. Curiosités Esthétiques, p. 143.


160. Baudelaire ajoute : « ... ou, dans les cerveaux moins fertiles, par un excitant artificiel. »
Cité dans Morrissette, Les Fondements de l'Esthétique symboliste, p. 75.
161. Art Romantique, éd. Conard, p. 348 et pp. 351-353.
162. Art Romantique, p. 254.
163. Ibid., p. 135.
164. Baudelaire ne parle-t-il pas, à propos de Gautier, d'une « profonde science mathématique » ?
Cf. ibid., p. 136.
165. Curiosités Esthétiques, p. 284.
et des métaphores qui lui serviront à caractériser les jouissances et les impressions
d'un ordre spirituel » 166 Exemples et métaphores qui ne doivent pas être
laissés au hasard : « Chez les excellents poètes, affirme Baudelaire, il n'y a pas
de métaphore, de comparaison, d'épithète qui ne soit d'une adaptation mathéma-
tiquement exacte dans la circonstance actuelle, parce que ces comparaisons,
ces métaphores et ces épithètes sont puisées dans l'inépuisable fonds de l'univer-
selle analogie, et qu'elles ne peuvent être puisées ailleurs ». Il y a donc des
métaphores fausses, ou trompeuses, ou inadéquates — chez les poètes médiocres —
et des métaphores vraies, et la poésie peut donc acquérir une sorte de rigueur
scientifique.
Qu'est-ce par ailleurs qu'une métaphore prise dans la nature visible et qui
caractérise des impressions d'ordre spirituel, sinon un symbole ? Et voici Baude-
laire conduit à concevoir une poésie ramenée à sa fonction véritable, qui est de
« symboliser » la profondeur de la vie par l'évocation d'un spectacle plus ou
moins extérieur 167 Il était réservé aux générations suivantes d'élaborer la théorie
du symbole poétique. Baudelaire s'est contenté de le pratiquer d'instinct,
mais en se rendant compte de ce que le symbole n'est pas une simple représen-
tation concrète d'une idée abstraite, comme le veut la rhétorique classique,
mais le moyen, et le seul moyen de créer un monde nouveau avec les débris de
l'ancien. Quant à l'allégorie, selon lui « l'une des formes primitives et les plus
naturelles de la poésie », s'il la cultive avec prédilection, si, à proprement parler,
elle prend corps chez lui, jusqu'à devenir véritablement vivante, ce n'est pas
semble-t-il, parce qu'il la « modernise » 108 mais au contraire parce qu'il lui
restitue son authentique et primitive réalité. Pour Baudelaire, la Mélancolie, la
Débauche, la Peur sont vraiment incarnées en lui; ce sont des forces spirituelles
qui le travaillent et, comme on l'a dit, « tout son être est attaqué, désagrégé, à
la merci d'agents sournois et implacables » ; non pas fictions, mais présences réelles
dont sont faites son âme et sa chair.
On comprend alors ce que signifie cette « sorcellerie évocatoire » qui revient
plusieurs fois sous sa plume. C'est d'abord la science du langage et de l'analogie
qui permet à tout instant au poète de trouver la métaphore « mathématiquement
exacte » dans la circonstance présente. Mais si l'on songe que le rôle du poète
est, non pas seulement d'éprouver, mais de transmettre, de communiquer aux
autres ses visions, on en viendra à considérer la langue et l'écriture comme des
« opérations magiques » capables d'agir directement sur les âmes 169 Baudelaire
s'est beaucoup préoccupé de sorcellerie et de magie 170 Il croit à « la sorcellerie

1 6 6 . A r t R o m a n t i q u e , é d . C o n a r d , p. 3 2 9 .
1 6 7 . C f . J o u r n a u x I n t i m e s , p . 2 9 : « D a n s c e r t a i n s é t a t s de l ' à m e p r e s q u e s u r n a t u r e l s , la p r o f o n -
d e u r d e la vie se r é v è l e t o u t e n t i è r e d a n s le s p e c t a c l e , si o r d i n a i r e q u ' i l soit, q u ' o n a sous les y e u x .
Il en devient le symbole. »
1 6 8 . C o m m e le d i t J. P o m m i e r , o. cit., p . 132.
1 6 9 . J o u r n a u x I n t i m e s , p. 28 : « D e la l a n g u e e t de l ' é c r i t u r e , prises c o m m e o p é r a t i o n s m a g i q u e s ,
sorcellerie évocatrice. »
1 7 0 . C f . en. p a r t i c u l i e r B l i n , o, cit., p p . 1 4 0 - 1 4 1 .
des sacrements » et en particulier de la prière, à sa « toute-puissance, même
matérielle ». C e sont là les m o y e n s , les grandes forces de la « dynamique morale »
et spirituelle. Mais Baudelaire, au fond, laisse à d'autres le maniement de ces
forces. Il n ' e s t p a s l'homme de la prière, si c e n'est celle qu'on adresse à Satan.
Il est l'homme de la poésie, et son souci est de « faire tressaillir » son lecteur,
d'engendrer en lui u n e « sorte d e convulsion nerveuse » comme celle qu'il éprouvait
autrefois, en lisant Gautier, à « la sensation de la touche posée juste, du coup
porté droit » 171
C'est que la sorcellerie évocatrice de Baudelaire n'a rien de commun avec
cette magie où les Romantiques allemands voyaient le secret d'un art fantastique
et purement arbitraire. Comme le dit très justement Blin, « il entend au contraire
de Novalis que le hasard soit soigneusement exclu et que l'intelligence choisisse
la touche unique et nécessaire pour provoquer la réponse voulue : c'est en cela

quedede cause,
consiste le jeu reste
Baudelaire strictement défini de
« le souverain du ses
symbolisme » 172 le Ebut
mots ». Ainsi, n tout état
du poète
est l'infaillibilité de la production poétique, dont il s'agit, à l'instar d ' E d g a r
Poe, de découvrir les lois. « Il n ' y a pas de hasard dans l'art, affirme Baudelaire
à la suite de l'auteur de la Genèse d'un poème... Un tableau est une machine dont
tous les systèmes sont intelligibles pour un œil exercé » 173 Il repousse « le
fatalisme de l'Inspiration » et ne croit « qu'au travail patient, à la vérité dite en
bon français et à la magie du mot juste » 174 Il repousse aussi, comme Edgar
Poe, la passion, qui tend plutôt à dégrader l'âme qu'à l'élever et risque de
troubler la pureté de l'âme en présence de la Beauté et son infaillibilité. Quelle
est donc la faculté qui conféra au poète cette quasi-infaillibilité magique ?
Ce n'est pas l'intelligence, qui ne permet que de comprendre et de déchiffrer
le langage du monde, mais l'imagination.
Reprenant à son compte les remarques de Coleridge et de Poe, Baudelaire
donne à l'imagination, « reine des facultés », un rôle primordial. « C'est l'imagi-
nation qui a enseigné à l'homme le sens moral de la couleur, du contour, du
son et du parfum. Elle a créé, au commencement du monde, l'analogie et la
métaphore. Elle décompose toute la création, et, avec les matériaux amassés et
disposés suivant des règles dont on ne peut trouver l'origine que dans le plus
profond de l'âme, elle crée un monde nouveau, elle produit la sensation du neuf. »
Il ne s'agit donc pas de l'idée commune que l'on se fait de l'imagination, et
qui n'est que fantaisie, mais, comme le disait « cette excellente Mme Crowe »
dans L a Face Nocturne de la Nature, « l'imagination créatrice, qui est une fonction
beaucoup plus élevée, et qui, en tant que l'homme est fait à la ressemblance
de Dieu, garde un rapport éloigné avec cette puissance sublime par laquelle le

171. Art Romantique, p. 136.


172. O. cit., p. 142.
173. Curiosités Esthétiques, p. 107.
174. Cité dans Blin, o. cit., p. 99.
Créateur conçoit, crée et entretient son univers ». Aussi l' imagination doit-elle
être la faculté maîtresse de cet apprenti créateur qu 'est l' artiste : « Tout l' univers
visible n'est qu'un magasin d'images et de signes auxquels l'imagination donnera
une place et une valeur relative ; c'est une espèce de pâture que l' imagination
doit digérer et transformer » 175 En effet l'imagination doit être « universelle »,
c'est-à-dire maîtresse de l'univers, et toutes les autres facultés de l'âme humaine
doivent être les très humbles servantes de cette « faculté unique et supérieure ».
Remarquons toutefois que chez Baudelaire c'est sur les sensations, bien plus
que sur les sentiments et les passions, que l'imagination travaille. Telle est
probablement, plus encore qu'un état morbide, la véritable raison de cette
hyperesthésie que nous avons constatée chez lui. En Baudelaire, sensations et
imagination s'exaltent mutuellement, et c'est encore sous l'influence de l'imagi-
nation que les divers ordres de sensations se mêlent en une « métamorphose
mystique » et se substituent l'un à l'autre. D'où les synesthésies, d'où aussi la
correspondance des arts : « C'est un des diagnostics de l'état spirituel de notre
siècle, dit Baudelaire, que les arts aspirent, sinon à se suppléer l'un l'autre, du
moins à se prêter réciproquement des formes nouvelles » 176 Baudelaire, d'ailleurs,
dépassant cette conception sous l'influence de Wagner, sera-t-il si loin,
à la fin de sa vie, d'imaginer, non plus une correspondance des arts, mais un art
total ?

Q u e B a u d e l a i r e , en se c o n s a c r a n t au culte d u B e a u , ait fait une suprême


t e n t a t i v e p o u r r é s o u d r e la d u a l i t é d e sa n a t u r e e t rendre à l ' h o m o m u l t i p l e x son
h a r m o n i e , ces lignes d e F u s é e s suffiraient à l ' a t t e s t e r :

Harmonie politique du caractère.


Eurythmie du caractère et des facultés.
Augmenter toutes les facultés.
Conserver toutes les facultés 177

Q u ' i l ait c o m p t é sur l ' a r t et l ' i m a g i n a t i o n c r é a t r i c e p o u r réaliser cette unité, on


n ' e n saurait d o u t e r a p r è s les t é m o i g n a g e s q u e nous venons d e lire. C ' e s t d o n c à
l ' a c t e p o é t i q u e q u ' i l d e m a n d e la solution d u d o u b l e conflit d o n t il a toujours été
la victime, conflit entre la raison, le c œ u r et la volonté, conflit entre l ' â m e et
le corps. L a p o é s i e non s e u l e m e n t , c o m m e le d i t M a r c e l R a y m o n d , lui a fait
p r e n d r e c o n s c i e n c e d e l ' u n i t é d e la vie p s y c h i q u e 178 mais, g r â c e à l ' i m a g i n a t i o n
c r é a t r i c e , lui p e r m e t t r a i t alors d e r é a l i s e r l'infini d a n s le fini, d ' o b t e n i r par
l a p e r f e c t i o n formelle c e t t e suffisance d o n t l ' e x t a s e lui d o n n a i t la nostalgie, b r e f ,

175. Curiosités Esthétique, p. 278 sqq. : Salon de 1859, IV. Le gouvernement de l'Imagination.
176. Art Romantique, p. 4.
177. Journaux Intimes, p. 28.
178. De Baudelaire au Surréalisme, p. 16.

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