Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
com
01-sodome-Holl-ok:yr 23/04/07 15:48 Page 3
L’INVENTION DE LA SODOMIE
DANS LA THÉOLOGIE MÉDIÉVALE
01-sodome-Holl-ok:yr 23/04/07 15:48 Page 4
© EPEL, 2007
29, rue Madame, 75006 Paris
epel.paris@wanadoo.fr
www.epel-edition.com
MARK JORDAN
L’INVENTION DE LA SODOMIE
DANS LA THÉOLOGIE MÉDIÉVALE
EPEL
29, rue Madame
PARIS 6e
01-sodome-Holl-ok:yr 23/04/07 15:48 Page 7
SOMMAIRE
Un prélude post-nietzschéen
Les responsabilités d'une histoire de la sodomie .............................. 9
Les passions de saint Pelage ............................................. 19
La découverte de la sodomie ........................................... 41
Pierre Damien et son Liber Gomorrhianus ......................... 59
Alain de Lille, Nature et ses artifices . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83
Prendre soin des Sodomites .............................................. 111
Albert le Grand, La physiologie sodomite ....................... 135
Thomas d'Aquin, le péché contre nature .......................... 159
Un postlude après saint Ambroise
Les responsabilités d'une théologie de la sodomie ............................ 185
Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 209
Index . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 220
02-sodome-prelude-ok:09-saez-chap-9 23/04/07 11:31 Page 9
UN PRÉLUDE POST-NIETZSCHÉEN
LES RESPONSABILITÉS D’UNE HISTOIRE DE LA SODOMIE
Mots et histoires
« L’invention de la sodomie » est un double jeu de mots.
Un jeu sur l’« invention » d’abord. Je prends le mot aussi bien au
sens commun de construction de quelque chose de nouveau qu’au sens
rhétorique de trouvaille d’idées utiles à la fabrique des discours. La sodo-
mie a été inventée par les théologiens médiévaux, au premier sens du
mot, dans la mesure où le nom et la catégorie ont été construits avec des
matériaux pris dans des textes antérieurs. Mais elle a été inventée aussi
au second sens dans la mesure où le nouveau nom et sa catégorie se sont
révélés fort utiles pour soutenir des discours bien établis.
Un jeu également sur « sodomie ». C’est une fabrication médiévale.
Je n’ai trouvé aucune mention de ce terme avant le XIe siècle. C’est une
catégorie faite pour classifier, rassembler et expliquer des désirs, des dis-
positions et des actes qui avaient préalablement été classés d’une autre
manière et séparément. Mais « sodomie » contient un jugement qui s’est
montré aussi résistant que n’importe quelle autre fabrication médiévale.
Je parle donc de l’invention de la sodomie comme d’un tout dans la mesure
où la théologie chrétienne l’a, à proprement parler, inventée. Cette inven-
tion a été décisive pour toute la théologie chrétienne occidentale ulté-
rieure – de là son importance dans les sciences naturelles, la médecine,
la législation et le savoir-vivre américain ou européen. L’idée effrayante,
présente dans notre emploi du terme, est médiévale, comme le sont nos
confusions érotiques relatives à ce que le mot signifie réellement.
Dans ce qui suit, je cherche à retrouver les moments d’invention
médiévale qui ont donné corps à la sodomie, et préparé ses effets à longue
portée. Je ne veux pas le faire sous une forme historique. L’histoire nar-
rative, cette proche et charmante cousine du roman, est aussi limitée par
ses principes de véridicité et de continuité que le sonnet par ses règles
prosodiques. L’historien est à même de tirer un magnifique parti de ces
contraintes, mais il est aussi dans l’obligation de se soucier, page après
page, de la construction d’un roman dans l’espace étriqué de tout ce qui
peut passer pour plausible. La forme du roman historique laborieusement
ouvragé modifie la forme des vieux textes dont il prétend s’occuper.
02-sodome-prelude-ok:09-saez-chap-9 23/04/07 11:31 Page 10
Méthode et innocence
Une certaine innocence reste une vertu pour le spécialiste des récits
médiévaux de ce qu’on appelle « sexualité ». Il ne s’agit pas d’une inno-
cence de méthode. Ignorer les discussions aujourd’hui sophistiquées sur
la façon de procéder dans la recherche historique sur les sexualités, dis-
cussions qui remontent au moins à Nietzsche, c’est risquer de commettre
des erreurs graves quant à l’éducation. Boswell, Sedgwick et Halperin ne
sont peut-être pas si nombreux, mais on ne peut les négliger. Et ce n’est
pas une vertu non plus de se montrer ignorant de la diversité des pra-
tiques et des désirs humains. N’importe quel savoir honnête de la sexua-
lité est toujours plus ou moins ce que Nietzsche appelait « une histoire
naturelle de la morale ». Cette sorte d’histoire commence par briser l’hy-
pothèse selon laquelle les mœurs relatives à notre ville, notre classe,
notre église, notre club ou notre milieu ne sont rien que naturelles. Elle
cherche à empêcher toute étude de la moralité qui serait « mal [informée]
02-sodome-prelude-ok:09-saez-chap-9 23/04/07 11:31 Page 11
1. F. Nietzsche, Par-delà bien et mal, Œuvres philosophiques complètes, Gallimard, Paris, 1971,
V/186, p. 99.
2. Id., La généalogie de la morale, Œuvres…, op. cit., I/4, p. 226.
3. Ibid., 2/13, p. 271.
02-sodome-prelude-ok:09-saez-chap-9 23/04/07 11:31 Page 12
5. Henry Sidgwick, Outlines of the History of Ethics for English Readers, p. VI.
02-sodome-prelude-ok:09-saez-chap-9 23/04/07 11:31 Page 14
recte des textes théologiques sur la sodomie ne peut les ignorer. Pas plus
qu’elle ne pourrait ignorer la Plainte de Nature d’Alain de Lille, même
si j’en viens à soutenir que le poème d’Alain est en fait l’exact opposé de
ce qu’il paraît être à première vue. J’ai ensuite choisi des textes moins
fameux, dans des genres moins familiers – textes liturgiques et pasto-
raux, par exemple, ou encore médicaux – sur la base de leur accessibi-
lité. Je persiste à croire qu’une bonne lecture est celle qui invite son lec-
teur à lire par lui-même le texte à l’étude. Je ne me considère pas comme
un propagateur d’une science ésotérique, mais plutôt comme un lecteur
entraîné à lire certains textes qu’il faut lire si l’on veut se défaire des pré-
jugés idéologiques qu’ils ont soit provoqués, soit passivement autorisés.
On ne saurait réduire la pédagogie des grands textes théologiques à
un ensemble de régularités ou de règles. Chacun a un style d’enseigne-
ment bien à lui – c’est ce qui fait de tous des textes remarquables.
Chaque enseignement devait être appris et étudié avec un professeur par-
ticulier. Il n’y a donc pas de méthode générale pour les lire, aucune
algèbre pour les interpréter tous. Il n’est même pas sûr que les théories
interprétatives aient d’autre utilité que de nous renvoyer chacun à nos
lectures particulières. Très certainement, face à des textes médiévaux sur
la sodomie, il n’y a pas de recommandation de lecture autre que le conseil
pressant d’entrer dans le programme de chaque texte de façon à se lais-
ser enseigner par la façon qu’il a d’employer ses termes les plus impor-
tants. Il vaut cependant la peine de se rappeler certains de leurs traits
les plus évidents.
ler des choses sexuelles sans le dire ouvertement, de les désigner sans
les décrire, de suggérer sans dévoiler. Les métaphores géographiques for-
ment un sous-ensemble réduit, mais particulièrement évocateur, du voca-
bulaire sexuel. Elles représentent le maximum de complication parce
qu’elles nécessitent un savoir historique particulier. Un locuteur peu
informé peut deviner le sens de « tailler une pipe » (blow job), il lui est
plus difficile de comprendre ce que veut dire « Anglais » ou « Grec »
sans indication complémentaire. C’est vrai aussi en latin7.
Certains mécanismes des métaphores géographiques présentes dans
le langage sexuel ne sont pas difficiles à analyser. Leurs termes sont tota-
lement opaques comme la plupart des noms propres. Par la suite, ils sug-
gèrent que l’activité en question n’est pas d’origine locale, mais vient
d’ailleurs. Ceux qui la pratiquent sont donc des étrangers, ou leurs par-
tenaires. Ceux-ci sont alors facilement reliés à des porteurs de maladie.
Une pratique sexuelle venue d’ailleurs est assez rapidement décrite
comme une contagion, une peste. Les noms géographiques peuvent aller
avec des noms médicaux. Ils mettent également en relation la pratique
sexuelle en cause et de vastes ensembles de stéréotypes ou de préjugés
culturels. Dire d’une pratique qu’elle est « grecque », c’est faire appel à
n’importe quoi que chacun peut penser au sujet des habitants de la Grèce.
Il en va de même pour « sodomite » et tout ce qu’on peut dire ou imagi-
ner au sujet des habitants de la ville de Sodome.
Bien sûr, le fait de localiser une pratique sexuelle en lui donnant un
nom géographique n’est pas sans conséquence. Cela met en place des
limites, non seulement vis-à-vis d’une pratique, mais également vis-à-
vis des explications que l’on peut en donner. Si elle a été inventée ailleurs
puis importée, alors elle doit être contrôlable à travers son importation.
Elle ne peut plus être conçue comme une tentation ou une éventualité
disponible pour tout être humain. Il a fallu l’inventer avant de la trans-
porter, etc. De cette façon, et bien d’autres encore, les métaphores géo-
graphiques imbriquées dans certains termes sexuels charrient de singu-
liers préjugés. Quand ceux-ci ne sont plus lus du fait d’une certaine
familiarité avec la métaphore, il devient très facile d’insérer le terme en
question dans des arguments qui contiennent des préjugés très différents.
Il en résulte une certaine forme d’instabilité. D’autres types d’instabilité
sémantique sont liés à la régulation sociale de l’activité génitale entre
personnes du même sexe. Beaucoup de concepts et de termes devien-
7. L’évolution des euphémismes géographiques associés à Sodome sera discutée dans le chapitre II,
mais ceux qui douteraient de la chose peuvent aller voir tout de suite quelques exemples clas-
siques dans Adams, The Latin Sexual Vocabulary, p. 202.
02-sodome-prelude-ok:09-saez-chap-9 23/04/07 11:31 Page 17
nent ainsi instables quand ils ont affaire au secret qui entoure les pra-
tiques homoérotiques, et à la difficulté de reconnaître le « sodomite ».
D’autres instabilités enfin sont produites autour et du fait des sarcasmes
lancés contre l’effémination ; d’autres encore dans l’affirmation d’une rup-
ture avec Dieu dans la copulation entre même sexe.
Toute généalogie des termes sexuels se doit de rendre manifestes ces
différents types d’instabilité. Il faudra se donner les moyens d’exposer
les tours et les détours de sodomia et des termes apparentés dans la
langue française, et d’autres encore pour enquêter sur les raisons de leurs
déplacements. Ces causes d’instabilité ne sont pas à chercher unique-
ment dans les différents usages d’un éventail de locuteurs, avec un sens
par-ci, un autre par-là. Elles sont bien plutôt à l’origine d’une oscillation
terminologique ou d’un revirement conceptuel dans le discours d’un
même locuteur – ce qui revient à dire que le discours de chacun hérite
des histoires ancrées dans les termes et les concepts. Les instabilités qui
en résultent ne seront pas simplement recensées ou survolées, mais feront
l’objet d’une lecture attentive dans des textes particuliers. Les détails de
chacun de ces discours doivent être examinés plus d’une fois. L’allure
délibérément choisie pour cette étude exige du lecteur une certaine bonne
volonté pour accepter des résultats locaux plutôt que des rêveries glo-
balisantes.
Ce livre n’est donc pas une tentative en vue de généralisations statis-
tiques sur le comportement sexuel ; il n’est pas non plus une histoire
sociale de l’« homosexualité médiévale ». Je doute qu’une telle histoire
soit possible ; je ne la tiens pas pour désirable. Ce qui est puissant dans
les pensées humaines est toujours particulier. Parce que les façons parti-
culières qu’a eues la scolastique de traiter le plaisir entre même sexe
attendent encore d’être présentées correctement, nous devons comprendre
dès maintenant le pouvoir des catégories scolastiques qui survivent dans
nos façons de penser. On n’y parviendra pas en cherchant un point de vue
culturel ou une mentalité. En ce qu’elle a de meilleur, la théologie chré-
tienne est une discipline intellectuelle ardue qui requiert à peu près les
mêmes compétences techniques que la mathématique. Vous ne pouvez
rien comprendre à Newton en improvisant sur la « façon de penser » de
ses Principia. C’est aussi vrai de la Somme théologique de Thomas
d’Aquin. Lire Newton, c’est démontrer avec lui ses propositions, et lire
Thomas c’est remettre en acte ses arguments dialectiques dans toute leur
rigueur, leur richesse et leurs références savantes.
Je soutiens qu’il est impossible de remettre en acte les arguments
dialectiques de la théologie sans « faire de la théologie », c’est-à-dire
02-sodome-prelude-ok:09-saez-chap-9 23/04/07 11:31 Page 18
18 L’INVENTION DE LA SODOMIE