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PUBLICATION TRIMESTRIELLE.

ANNUS SEPTIMUS. — Fasciculus 2. Mense Aprili 1930.

UNIVERSITAS CATHOLICA LOVANIENSIS

EPHEMERIDES THEOLOGICAE
LOVANIENSES
EDITAE CURA
J. Bittremieux, J. Coppens, J. de Becker,
J. Forget, A. Janssen, A. Van Hove.

THEOLOG1A DOGMATICA — THEOLOGIA MQRALIS


JUS CANONICUM

SUMMARIUM.

ARTICULI.
J. Van der Meersch. De notione entis supernaturalis .... 227

NOTAE ET MISCELLANEA.
H. DE BtlC, S. I. Barthelemy de Medina et les origines du probabilisme. 264

J. Coppens. Notes d’exegese................................................................................ 292

RECENSIONES. Vide indicem in alterainvolucri pagina .... 299

ELENCHUS BIBLIOGRAPHICUS . . 349

CHRONICA.............................................................................................................. 409

LOVANII BRUGIS
Secretariatus: Administratio:
19, Rue des Recollets. Car. BEYAERT, Editor Pontificius
6, Rue Notre Dame.
NOTAE ET MISCELLANEA

BARTHELEMY DE MEDINA
ET LES ORIQINES DU PROBABILISME.
(Suite) 70.

Revenons maintenant ä l’article Medina du Dictionnaire de Theo­


logie catholique, et reprenons en une ä une les af firmations, en coni-
menqant par la derniere.
I. — Est-il exact, comme le croit le P. Goree, que Medina se soit
fait de la probabilite une idee differente de la nötre? Que le mot
probable ait signifie pour lui non pas demi-assure, mais certain en
matiere contingente? Que, par suite, il ait pu permettre de suivre les
opinions probables, sans depasser le tutiorisme?
II est vrai que nous lui voyons definir les opinions probables:
quae confirmantur magnis argumentis et sapientium auctoritate
(§ 64). Mais, comme pour nous interdire de voir dans l’expression
magnis argumentis un equivalent de quam maximis ou majoribus
argumentis, il ajoute aussitöt: aliae sunt opiniones omnino improba-
biles, quae nec firmantur argumentis nec majorum auctoritate. —
Si l’improbabilite d’une opinion est l’absence de toute raison (serieuse)
en sa faveur, c’est que, pour la rendre probable, il suffit que se
presente une raison loyalement reconnue digne de consideration:
que, du reste, cette raison soit superieure ä celles qu’on peut lui
opposer, ou que, tout en ayant sa valeur, eile soit pourtant moins
impressionnante. Il n’y a rien de plus dans l’expression magnis argu­
mentis teile que la precise le contexte.
Il n’y a rien de plus, dirons-nous egalement, dans un autre passage
invoque deja au XVIIe siede par les PP. Quetif et Echard 70 71 en

70. Voir le fascicule de janvier, p. 46. — C’est aux numeros marginaux de


cette publication que nous renvoyons toujours, quand nous citons Medina et
les moralistes de son epoque.
71. Scriptores Ordinis Praedicatorum, II, 257: Hunc autorem [Medinam]
ceu probabilismi inventorem et antesignanum nobis objicit Stephanus De-
champs S. J., in Quaestione facti ab eo edita Parisiis, 1659, et fere fatetur
Vincentius Baronius noster, Manuduct. ad moral, theol., parte altera, in praef.
et in seqq., quamvis ejus turpis notae Medinam alii absolvant, eo quod proba-
bilitatis notionem lange aliam statuat, quam vulgo ponant probabilistae recen-
tiores. Sic enim ille, In Primam Secundae, q. 19: [Les auteurs citent alors le
passage dont nous reproduisons l’essentiel au texte. Puis ils poursuivent:]
Viden? Non dicit bona, sed optima [argumenta], Quo eodem modo interpre-
tandus est Instructione confessariorum, lib. I, cap. 8, ubi sic habet: « Recta
BARTHELEMY DE MEDINA ET LE PROBABILISME 265

faveur de la these meine que soutient aujourd’hui le P. Goree:


Opinio non dicitur probabilis ex eo quod in ejus favorem adducantur
rationes apparentes... (nam isto pacto omnes errores essent opiniones
probabiles), sed ea opinio probabilis est, quam asserunt viri sapientes
et confirmant optima argumenta (§ 75). — On voit bien ici que
optima argumenta s’oppose seulement ä rationes apparentes; absolu-
ment comme, dans les lignes suivantes: Opinio probabilis est con-
formis rectae rationi,... nam, si est contra rationem, opinio probabilis
non est sed error manifestus (§ 76), la formule conformis rectae
rationi s’oppose seulement ä error manifestus. — Et ce dernier pas-
sage aide ä comprendre ce que veut dire Medina quand il ecrit:
Opinio probabilis in speculativis 72 ea est quam possumus sequi sine
periculo erroris (§ 74). Apres avoir defini l’opinion: [assensus] uni
parti cum formidine alterius (§ 64), il ne pourrait sans contradiction
grassiere en exclure tout danger d’erreur. Sa pensee est donc qu’en
adherant ä une opinion probable on ne s’expose ä aucune erreur
manifeste, bien que subsiste un risque latent, sans lequel il n’y aurait
plus ni crainte quelconque ni par consequent opinion, mais certitude.
Medina suppose d’ailleurs formellement que deux opinions con-
traires peuvent etre simultanement probables 73, aussi probables l’une
que l’autre 74, l’une plus probable que l’autre 75; et cela, non pour des
esprits differents, mais par rapport au meme esprit76.

et firma sententia dictat ac docet, licitum esse in dubiis sequi opinionem pro-
babilem » etc., id est, optimis angumentis probatam: idque evincit exemplum
quod affert, an liceat sortem accipere ex mutuo, ratione lucri cessantis. —
L’exemple propose par Medina dans le passage de Vlnstructio vise ici (Cf.
supra: SS 81-82) implique au contraire un conflit de deux vraies probabilites
opposees. « Confessarius opinative arbitratur mutuantem non posse aliquid
capere pro lucro [cessante] ; et ex adverso paenitens, sequens contrariam opi­
nionem quae probabilis est, accepit aliquid pro lucro cessante. In tali casu,
dico confessarium posse, immo debere absolvere paenitentem... quamvis contra
propriam sententiam... »
72. In speculativis. Medina ne voit pas de difference entre la probabilite in
speculativis et la probabilite in practicis. Comment donc lui faire endosser une
notion de la probabilite (certitude en matiere contingente) qui n’a d’objet ade-
quat que in practicis?
73- & 67: Quando sunt duae opiniones probabiles de aliquo contractu. Cf.
S 70.
74. S 66: Quando utraque opinio, tarn propria quam opposita, est aeque pro­
babilis.... Quando in opinionibus est aequalis probabilitas.
75. S 71 : Utrum teneamur sequi opinionem probabiliorem, relicta probabili?
— S 74: Si est opinio probabilis, licitum est eam sequi, licet opposita proba-
bilior sit. — S 79: Licet opinio probabilior tutior sit, probabilis est secura. —
S 80: Quando sunt duae opiniones in jure, altera probabilis, altera vero pro­
babilior, licitum est judici probabilem amplecti. — § 83: Cum quid effecerit
paenitens, probabilem opinionem sequendo nonnullorum hominum disertorum,
quamvis confessarius probabiliorem contrariam sequatur sententiam.
76. C’est ce qui ressort du cas oü le confesseur doit absoudre son penitent
contra propriam opinionem (§§ 62. 67). D’une part en effet le confesseur juge
personnellement plus probable que le contrat dont lui parle son penitent est
usuraire; mais d’autre part il reconnait une probabilite ä l’opinion contraire,
266 J. DE BL1C

S’il lui arrive de qualifier ces opinions de plus certaines et moins


certaines — Qui sequitur opinionem probabilem, relicta probabiliori,...
eligit id quod minus certum est, relinquendo quod magis certum est
(§ 72) —, ce n’est pas qu’il confonde probabilite et certitude, car
nous lui voyons faire ailleurs une distinction expresse entre ces deux
notions: Dicit opinio probabilis quod attritio... sufficit ad sacramen-
tum paenitentiae...; at certum non est an conficiatur verum sacra-
mentum (§ 69) 77. Mais par opinion plus ou moins certaine, il entend
plus ou moins voisine de la certitude, plus ou moins satisfaisante pour
l’esprit. II observe en effet que, si l’opinion probable est, comme il dit,
rectae rationi conformis, l’opinion plus probable lui est conformior
(§ 77)- Ce langage est significatif. Une opinion plus satisfaisante
pour l’esprit est par le fait meme plus pres de produire la certitude,
et peut donc etre dite (improprement) magis certa. Mais pour devenir
proprement certaine, il faudrait que sa contradictoire cessät d’etre
jugee eile meme satisfaisante 78.
Enfin, s’il distingue l’opinion du doute (strict) 79, ainsi que le feront
tous les probabilistes ses successeurs, il n’en reconnait pas moins des
affinites entre ces deux etats d’esprit, et il n’est pas loin de parier de
l’opinion comme d’un doute large 8o.

puisqu’il permet ä son penitent de la suivre, et qu’il ne pourrait lui permettre


de suivre une opinion improbable. Voir § 65; egalement 81-82; et comparer
Vitoria, § 24, Cano, S 39, S0T0, § 46, Mercado, § 51.
77. De meme au § 68: Qui adhibet formas et materias sacramentorum se-
cundum opiniones probabiles, relinquendo certas... (phrase repetee au S 69).
Comparer Mercado, § 51, et l’anonyme, § 104.
78. Le P. Goree va peut-etre nous reprocher de faire un contre-sens, en
traduisant opinio rectae rationi conformis... conformior par opinion plus ou
moins satisfaisante pour l’esprit, tandisqu’il faudrait traduire: parti plus ou
moins conforme ä la droite raison, c’est ä dire representant plus ou moins de
bonte morale. « On [croitj que Medina parle de gradation dans la certitude
des jugements de valeur, tandisqu’il pense en realite ä la gradation des valeurs
jugees » (/. c., col. 485). Nous ne nions pas que le mot probabilis n’ait parfois
sous la plume de Medina le sens de moralement approuvable, honnete, bon; et
son contraire improbabilis le sens de reprehensible, coupable. Cette nuance se
fait bien sentir dans la phrase suivante: Opinio probabilis ex eo dicitur pro­
babilis, quod possumus eam sequi sine reprehensione et vituperatione,... [prop-
ter] optima argumenta quae sequi nihil improbabile est (§ 75). Mais ce sens est
exceptionnel, et, dans le cas particulier de notre expression « Opinio probabilis
est rectae rationi conformis », il est exclu par le contexte. Car, si l’on se
reporte aux 76-77, oü figure l’expression, on verra que opinio probabilis y
est oppose ä error manifestus comme conformis rectae rationi ä contra ratio-
nem. Cela oblige ä voir dans Yopinio dont parle l’auteur, quelque chose qui soit
susceptible d’accord ou de desaccord avec la raison, en tant que susceptible de
verite ou d’erreur; c’est ä dire non pas un objet, qui serait bon ou meilleur
selon qu’il serait plus ou moins conforme ä la droite raison, mais un jugement,
d’autant plus probable qu’il est plus satisfaisant pour l’esprit.
79. Voir le § 64, et aussi le § 80, a.
80. Il dit en effet: Qui in his casibus agit contra opinionem propriam, agit
contra dubium vel opinionem speculativam (§ 70). In casibus dubiis, qui ex una
ac altera parte probabiles sunt (§ 81). Licitum esse in rebus dubiis sequi pro-
BARTHELEMY DE MEDINA ET LE PR0BABIL1SME 267

L,e P. Goree n’en juge autrement que pour avoir accorde trop de
credit aux idees du P. Gardeil sur le röle de la certitude probable
dans la theologie premoderne. Mais il n’est pas vrai que dans la
probabilite des anciens il s’agisse toujours « de certitude appuyee
sur les meilleures raisons personnelles et sur les raisons des meilleures’
personnes », ni que ce soient « des theologiens modernes qui aient
introduit la notion de doute dans le probable moral » 8t, ni que les
probabilistes aient du rompre avec toute une tradition philosophique
pour preter ä Medina leur notion de probabilite.
Nous accordons volontiers que l’on retrouve en gros chez Medina,
touchant la probabilite, la terminologie de ses predecesseurs. Mais
nous ajoutons aussitöt que, dans cette terminologie passablement
confuse, s’etaient toujours meles des points de vue divers, que l’on
82. Point de vue de Yappreciation morale, nette-
peut reduire ä trois 81
ment caracterise dans l’axiome canonique que nous citions plus haut
(§ 96, note): « Opinio doctoris magni inducit causam probabilem
erroris », oü « probabilem » signifie irreprochable, legitime. — Point
de vue topique, inspirant la definition celebre: « Probabilia sunt quae
videntur omnibus aut plurimis aut sapientibus » 83, et tendant ä faire
du probable (en tant que persuasif) un moralement certain. — Point
de vue critique enfin, bien marque par ce mot d’Hugues de Saint-
Victor, predecesseur certes assez ancien de Medina: « In rebus oc-
cultis, ea quae magis probabilia nobis videantur, eligimus, ita tarnen
ut in nulla parte dubia pro certis asserere praesumamus » 8485 , oü le
probable (au sens de plausible) n’apparait plus que comme un demi-
assure relativement douteux, comme un vraisemblable toujours sus-
pect, alors meme qu’il semble offrir plus de garanties que son
contraire 8s. Chez Medina, ce troisieme aspect de la probabilite pre-

babilem opinionem (§ 82). — Il admet d’autre part que, tout en adherant ä une
opinion comme probable, on peut avoir de justes raisons de redouter et de
soupqonner le contraire (§ 80, b, 3"). — Enfin, il accepte de discuter le principe
« In dubiis tutior pars » ä propos du conflit des opinions probables (§§ 72. 79).
81. R. P. Gorce, /. c., col. 484.
82. Nous resumons ici les conclusions d’une Etüde sur les divers sens du mot
« probabilis », qui paraitra incessamment dans la Revue Gregorianum.
83. Aristote, Top. I, 1, 7 (100 b, 21); et Bota, in h. 1.: P L 64, 910 D.
84. HuguEs de S.-V., De sacramentis, I, 6, 26: P L 176, 280 D.
85. Dans l’article auquel nous venons de renvoyer, on trouvera d’abondants
exemples de cet emploi du mot probabilis chez les ecrivains anterieurs au milieu
du XVIe siecle. Mais sans sortir des textes que nous avons reproduits ci-dessus,
il est aise de voir combien la notion du probable « demi-assure » etait com­
mune, banale, usuelle dans le milieu scolastique oü devait se former Medina.
— C’est Sylvestre de PriEro, nous parlant d’un « doute probable », defini
par Legale probabilite des raisons opposees (§ 2), et empruntant d’ailleurs cette
definition ä son grand aine, saint AnTonin ; puis, supposant qu’ä l’opinion
magis probabilis peut faire pendant une contradictoire minus probabilis, et
celä, soit notabiliter soit non notabiliter (§ 3); n’hesitant pas, consequemment,
ä introduire l’idee de doute (large) dans l’opinion (§ 4), qu’il n’en distingue
pas moins du doute (strict) (§ 6). — C’est CajETan, qualifiant l’opinion de
268 J. DE BLIC

domine de beaucoup, nöus en avons donne la preuve. Mais le premier


n’a pas encore ete totalement elimine, ainsi qu’on peut s’en rendre
compte par la definition du § 75; et il est piquant de constater com-
ment, tout en travaillant ä reduire le second, quand il s’agit de l’opi-
nion plus probable, l'habile dialecticien l’utilise en faveur de sa these,
QUAND IL s’agit DE L’OPINION MOINS PROBABLE 86.
Quoi qu’il en soit, du reste, des rapports que peut avoir la proba­
bilite de Medina avec celle des anciens, il demeure acquis que pour
lui du moins deux probabilites peuvent se faire echec l’une ä l’autre
et s’empecher mutuellement d’entrainer l’adhesion ferme de l’esprit.
Ainsi, sur le premier point que nous avions entrepris de discuter dans
la these du P. Goree, nous ne pouvons que regretter d’etre en plein
desaccord avec lui87. Nous ne le serons malheureusement pas moins
sur le second, a l’examen duquel il nous faut passer maintenant.
II. — Est-il exact que le probleme envisage par Medina ne soit
pas celui du probabilisme?

regula ambigua, coupable d’exposer qui la suit ä un periculum peccandi (S 13),


attendu qu’elle differe de la certitude morale (§ 14). — C’est Vitoria, ramenant
lui aussi l’opinion au doute, en tant que la probabilite sur laquelle eile se fonde
est contrebattue par une probabilite inverse (ää 18. 23. 24. 25). — C’est Cano,
faisant constamment appel ä la notion de probabilites opposees (SS 32. 36. 39),
de moindre probabilite (§ 33), de plus grande probabilite (§ 33), et par la
question meine qu’il pose, de savoir si l’on peut agir contra propriam opinionem
(H 34-39), montrant combien, selon lui, l’opinion est distincte de la certitude.
— C’est Soto, dont nous lisons cette formule: Necessarium semper est [judici]
sententiam secundum probabiliorem opinionem subscribere, etiamsi altera sit
probabilis; et cette autre: In spcculabilibus scolarum disputationibus, nullum
inde conflatur periculum quod quispiam minus probabilia, ingenii gratia, de-
fendat (S 43); et cette autre encore: Quando sunt opiniones probabiles Lil
s’agit d’opinions contraires] inter graves doctores, utramvis sequaris, in tuto
habes conscientiam (§ 45) ; et enfin: Quamvis sacerdos existimet [c’est ä dire:
in opinione habeat] opinionem paenitentis esse falsam, non tarnen inde existi-
mare debet sibi non licere ipsum absolvere, siquidem propter probabilitatem
[suae opinionis] excusatur ille a culpa (5 47). — C’est Mercado, donnant aux
confesseurs et aux theologiens ce conseil de sagesse: Dans les questions con-
troversees, ce n’est pas parceque vous croyez votre Sentiment plus probable, que
vous avez le droit de I’imposer aux autres, puisque des esprits qui vous valent,
sont d’un avis oppose (§ 52). — En verite, dans un tel concert, comment Medina
n’eüt-il pas cru detonner, s’il avait donne habituellemcnt au mot probable le sens
de « certain en matiere contingente »?
86. 74-78, avec la citation des Topiques ä la fin du § 75. — Meme tactique
chez l’anonyme dont nous avons publie la Quodlibetique. Voir §8 100-107.
87. Nous n’arrivons meme pas ä comprendre comment le R. P. peut juxta-
poser les propositions suivantes: « Si certain qu’on soit en matiere probable,
011 n’a pas la demonstration apodictique de la certitude qu’on possede [On n’est
donc pas sür d’etre certain, bien qu’on possede la certitude!], d’oü une crainte
de se tromper qui fait qu’une proposition probable, sans etre le moins du monde
douteuse [On n’est donc pas effleure par le doute, bien qu’on craigne de se
tromper!], ne determine pas la volonte... » Et plus loin: « Le probable est ce
qui peut etre fermement considere comme certain en matiere contingente. »
[On le considere donc fermement comme certain, bien que ce ne soit pas sans
une crainte de se tromper!] L. c., col. 485.
BARTHELEMY DE MEDINA ET LE PROBABILISME 269

« II ne s’agit pas chez Medina, ecrit le P. Goree, de conflit entre


plusieurs obligations morales contradictoires et oü l’on aurait le droit
de choisir la moindre 88. Bien au contraire, sur ce point-lä Medina
. II s’agit seulement chez Medina de
est formet, presque tutioriste 8990
conduites honnetes, libres, en conflit possible: il est bien, comme il
le dit, de se marier et il est mieux d’etre chaste. Medina permet ä
tel homme particulier, selon sa prudence, de se marier » 9°.
Le P. Goree n’a pas remarque que cette hypothese rend un peu
ridicule le ton sur lequel notre auteur aborde son sujet. « Sed ex hoc
nascitur magna quacstio: utrum teneamur sequi opinionem probabi-
liorem, relicta probabili; an satis sit sequi opinionem probabilem ? » 91
Franchement, voilä beaucoup de solennite pour en venir ä nous
apprendre qu'un conseil n’est pas un precepte, et qu’on a toujours
le droit de se marier, quoique la chastete soit plus parfaite que le
mariage 1 Pour une leqon aussi anodine, c’est un bien heroique exorde!
En realite, voici de quoi traite Medina dans sa dissertation.
i) Dans une premiere section de prolegomenes, il expose les notions
generales concernant la conscience. Il enumere notamment les diverses
modalites qu’elle peut revetir: rectitude, erreur, doute, scrupule (§ 53).
2) Parmi ces modalites, les trois dernieres posent ä la theologie

88. Ce n’est pas lä non plus la fortnule exacte de la Position probabiliste. Il


ne s’y agit pas d’un conflit d’obligations, mais d’un conflit entre deux opinions,
dont l’une, plus probable, enonce un devoir ou une interdiction, et dont l’autre,
moins probable que la premiere mais vraiment probable cependant, maintient
entiere la liberte.
89. C’est dans les developpements consacres ä la conscience strictement dou-
teuse (H 55-61) que se manifesterait cette tendance tutioriste. Ainsi en juge le
P. Menendez-Reigada (Ciencia Tojnijta, 20. 1, 1928, p. 43. 49-53), qui parait
d’ailleurs moins dispose ä annexer Medina au tutiorisme, qu’ä trouver chez lui
les elements d’une doctrine antiprobabiliste. — Nous croyons, quant ä nous,
que les idees de Medina sur le doute de conscience n’ont rien d’incompatiblc
avec le probabilisme, Systeme oü il s’agit du doute speculatif. En tout cas, elles
se retrouvent chez les probabilistes les plus notoires: Vasquez, Commentarii
ac disputationes in I-II sancti Thomae, Disp. 65-66; Suarez, De bonitatc et
malitia actuum humanorum, Disp. 12, s. 5; Sanchez, Opus morale, L. I, c. 10;
etc. Les memes auteurs admettent egalement avec Medina l’obli'gation de con-
fesser les peches douteux (signe indubitable d'opposition au probabilisme d’apres
le P. M.-R., I. c., p. 37): Suarez, De paenitentia, Disp. 22, s. 9; Sanchez, Opus
morale, L. I, c. 10, n. 64-74. — Au surplus quel jugement Medina porte-t-il
donc sur le principe fondamental de tous les tutioristes, In dubiis tutior pars
eligenda est? -— Est advertendum maxime, dit-il, quod haec regula non semper
est vera.... Nam « in dubiis melior est conditio possidentis ».... Quapropter,
quando dicit regula magistralis quod in dubiis tutior pars est eligenda, intelli-
genda est: quando, ex eo quod sequor partem tutam, non sequitur mihi gründe
detrimentum; alioquin verum non dicit (§ 60). Voilä certes un langagc bien
tiede, pour un adversaire du probabilisme!
90. L. c., col. 485.
91. S 71. — Et la suite rencherit: Hane quaesttonem difficilem... Cette hyper-
bole se comprendrait ä la rigueur, s’il s’agissait de convaincre un scrupuleux
de la legitimite d’un refus oppose ä quelque conseil; mais il ne sera question
que plus loin de la conscience scrupuleuse.
270 J. DE BL1C

morale des problemes particulierement interessants. C’est ä l’etude de


ces anomalies de la conscience qu’est consacree la deuxieme section,
partie principale du traite.
On peut y distinguer trois chapitres.
A. En premier lieu, l’expose de trois questions relatives ä l’obliga-
tion de suivre la conscience erronee (§ 54). Elles n’ont pas d’interet
ici.
B. Puis, trois questions formant une etude de la conscience
douteuse :
Est quarta dubitatio: utrum sit peccatum agere contra conscientiam
dubiam? (§§ 55-61).
Est alia qnaestio: utrum sit licitum agere contra propriam opinio­
nem? (§§ 62-70).
Sed ex hoc nascitur magna quaestio: utrum teneamur sequi opinio­
nem probabiliorem, relicta probabili; an satis sit sequi opinionem
probabilem? (§§ 71-80).
C. Enfin, quelques eclaircissements sur la conscience scrupu-
leuse (§§ 80, abc) 92.
Dans cette table des matteres, le chapitre relatif ä la conscience
douteuse doit surtout retenir notre attention. II a d’ailleurs ä lui seul
autant et meme plus d’etendue que tout le reste ensemble. De quelle
Sorte de doutes traite donc ce chapitre? Est-ce de doutes concer-
nant un choix ä faire entre des « conduites honnetes et libres »?

92. Le P. Menendez-Reigada (/. c., p. 41-43) propose une autre division


comprenant trois parties. I. De l’etat de certitude subjective par rapport ä une
proposition morale. (Cas particulier de l’erreur de conscience). — II. De l’etat
de doute par rapport ä une proposition morale. (Formation de la conscience
pratiquement certaine malgre le doute speculatif). — III. De l’etat d’opinion.
— La ire partie correspondrait ä nos H 53-54; la 2”1' aux §§ 55-61; la 3""1 aux
55 62-80. — On peut elever plusieurs objections contre ce plan, a) Les trois
lignes que nous avons reproduites ä la fin du 5 53, marquent une transition tres
nette, qui s’oppose ä un bloquage des §§ 53 et 54. b) Le developpement sur le
scrupule (SS 80, a, b, c) fait partie integrante de la dissertation et doit donc
ligurer dans une division adequate. c) Enfin et surtout la distinction faite par
le P. M.-R. entre sa 2mc et sa 3me partie est purement arbitraire. Pourquoi, des
trois questions qui embrassent les §§ 55 ä 80 — Est quarta dubitatio... Est alia
quaestio... Sed ex hoc nascitur magna quaestio — isoler la ire et joindre les
deux autres? Parce que l’enonce de la derniere relie celle-ci ä la precedente?
Mais, outre qu’on peut se demander si le demonstratif ex hoc nascitur se rap-
porte bien ä l’ensemble de la question precedente, et s’il ne s’applique pas
plutöt ä la phrase immediatement voisine (Quando sunt duac opiniones pro-
babiles, licet utrique adhaerere indifferenter: § 70), il est certain qu’il n’y a pas
moins de raison de rattacher la 2n,e question ä la ire. C’est Medina lui-meme
qui nous indique le rapport etroit de ces deux questions; d’abord, lorsqu’ä
l’une des conclusions de la ire il donne cette formule: Non solum licitum est
agere contra dubium speculativum, sed etiam contra opinionem (quelques lignes
plus loin: contra opinionem propriam: § 59); puis, lorsqu’il dit ä la fin de la
seconde: Qui in his casibus agit contra opinionem propriam, agit contra dubium
vel opinionem speculativam: § 70. Doute de conscience et opinion morale sont,
pour Medina, choses qui se compenetrent.
BARTHELEMY DE MEDINA ET LE PROBABILISME 271

— Un procede tres sür pour resoudre pareil probleme d’exegese, est


de parcourir le texte, et de reunir tous les exemples que donne
l’auteur, du genre de doutes de conscience auxquels il s’interesse. En
voici la liste.
Est-il ou n’est-il pas licite
d’entretenir des rapports conjugaux avec une personne que Ton
n’a peut-etre pas regulierement epousee (§ 56).
de participer ä une guerre peut-etre injuste (§ 58).
de condamner en justice un prevenu peut-etre innocent (§ 59).
de rompre un jeüne dont on n’est pas sür de pouvoir se dispenser
(§ 60).
de sauver quelqu’un au prix d’un mensonge peut-etre neanmoins
defendu (§ 61).
de passer un contrat dont les conditions sont peut-etre usuraires
(§60).
de retenir un bien fonds dont on n’est peut-etre pas le proprietaire
legitime (§ 60).
de nouveau, de passer un contrat sur l’honnetete duquel les opi­
nions des moralistes sont en desaccord (§§ 62. 64. 67).
d’absoudre un penitent resolu ä garder une conduite que l’on
incline ä juger mauvaise (§§ 62. 67).
de pratiquer le cumul des benefices sous un pretexte futile (§ 65).
de prononcer en justice suivant une jurisprudence controversee
(§ 66).
d’administrer les sacrements (bapteme, penitence) dans des formes
qui ne sont probablement pas valides (§ 68).
de suivre une opinion probable en toutes sortes d’affaires, quelle
qu’en soit l’importance et quelque consequence qu’il puisse en resulter
au detriment d’autrui (§ 69).
de suivre une opinion probable en matiere de justice commuta-
tive (§ 71).
de nouveau, de prononcer en justice suivant une jurisprudence
controversee (§ 72).
Il faut reconnaitre qu’aucun de ces exemples ne suggere l’idee
mise en avant par le P. Goree. Au contraire, tous concourent ä
demontrer qu’en ce qui concerne les cas oü la conscience est guidee
dans son choix par des opinions probables, aussi bien que ceux oü il
s’agit de doutes proprement dits, les conflits qu’a en vue Medina,
loin de se laisser reduire ä la simple Opposition du bien et du mieux,
placent reellement le sujet moral soit entre deux obligations sur la
conciliation desquelles il a lieu d’hesiter, soit entre un devoir proble-
matique et une liberte contestee.
L’impression est identique, si l’on cherche ä saisir le probleme
envisage par le theologien, non plus dans les cas particuliers qu’il en
propose, mais dans les solutions qu’il s’oppose.
Parvenü en effet ä ce qu’il considere comme le point vif de la
272 J. DE BLIC

discussion (Ex hoc nascitur magna quaestio: (§ 71), Medina enumere


quelques uns des maitres, ses devanciers, qu’il croit devoir contredire:
Conrad Summenhart, Sylvestre de Priero, Cajetan, Soto. Il a donc
bien conscience de traiter le meme sujet qu’eux. Or il est facile de
se rendre compte qu’aucun de ces auteurs (nous en jugeons d’apres
les passages de leurs ceuvres qui sont expreSsement vises par Medina)
ne se donne pour objectif de regier le conflit qui pourrait s’elever
dans une conscience entre l’idee de suivre un conseil et le desir d’en
rester au strict obligatoire.
Dans le titre meme de sa question, Conrad s’exprime de la maniere
la plus nette. Il y parle de contrats de moralite douteuse, et juges
par certains casuistes matiere ä peche mortel93. Au cours de ses
developpements, il donne six exemples de doutes qui peuvent se pre­
senter en d’autres domaines et auxquels devront s’appliquer ses regles
de solution94. Tous sont du meme type: tels et tels moralistes font
une Obligation grave de ceci ou de cela, mais tels et tels autres sont
d’avis contraire; quelle conduite tenir? — Selon Conrad, il faut
adopter dans la pratique l’opinion qui parait plus probable 9596 .
Sylvestre se demande, en termes tres generaux, si Ton peut en
sürete de conscience, lorsqu’un point de morale est controverse, se
ranger ä l’une quelconque des opinions en presence, bien que dans la
realite eile soit peut-etre fausse. Les points controverses qu’il a en
vue, peuvent toucher ä tout ce qui interesse les bonnes mceurs. Leur
ordre de gravite est caracterise par l’exemple emprunte a saint Tho­
mas: Puta in habendo plures praebendas. — D’apres lui on n’est en
regle que si l’on se guide d’apres l’opinion quae sibi videtur magis
consona rationi (§ 5) 9Ö.
Cajetan s’exprime ainsi: In operandis, nisi tutiorem partem eli-
gendo, non licet opinionem cujuscumque assumere ut regulam ope-
ris.... Et si de peccato mortali agitur, constat esse peccatum mortale
facere scienter operationem dubiam an sit mortalis (§ 13). Lui aussi
par consequent, envisage un conflit d’opinions en matiere de pre-
cepte 97.
Et c’est egalement le fait de Soto (qui du reste, dans le texte auquel
renvoie Medina, traite uniquement du devoir particulier du juge,

93. Nous citons le texte au § 71, note 39.


94. De contractibus, Q. 100, § « Quarta suppositio. » (Peu apres le debut de
la question).
95. Voir § 71, note 39,
96. Comparer § 2: Peccatum grave est tali [id est: probabili] dubio se ex-
ponere, ubi est mortale.... In dubiis probabilibus ubi versatur periculum animae,
semper tutior pars est eligenda. S 3: Si probabilitas hinc inde esset aequalis,
tutior eligenda esset necessario, quando ex electione alterius immineret pericu­
lum peccati mortalis. § 40, note 21 (vers la fin): [Periculum peccandi] tune
videtur verum, quando paenitens ex probabili- ratione adhaeret opinioni alicujus
doctoris notabilis.
97. Quoi qu’il en soit de la portee exacte de sa doctrine, sur laquelle nous
reviendrons plus loin, p. 281-282.
BARTHELEMY DE MEDINA ET LE PR0BABIL1SME 273

quand il a ä se prononcer sur quelque point de droit ou la jurispru-


dence comporte diverses solutions plausibles). In practicis quae aliena
jura respiciunt, nefas est judici infirmiorem opinionem sectari....
Necessarium semper est sententiam secundum probabiliorem opinio­
nem subscribere, etiamsi altera sit probabilis (§ 43) 9S.
Ce serait supposer chez Medina un manque absolu d’intelligence,
que d’imaginer qu’il ait pu — soit ne pas saisir la question meme
dont il s’agit chez tous ces auteurs, — soit, realisant qu’ils avaient
traite une autre question que la sienne, les presenter neanmoins
comme des adversaires. L,ui aussi, donc, ä la suite de Conrad, Syl­
vestre, Cajetan et Soto, songe bien reellement au grand probleme des
conditions de certitude auxquelles doit satisfaire l’obligation pour
s’imposer ä la conscience, encore que, heritier des rubriques de
ses predecesseurs, il ne reussisse pas ä degager toute la portee philo-
sophique de la vieille formule consacree par l'usage: Est-il permis,
dans le conflit des opinions morales, de suivre n’importe laquelle?
Apres cela, nous n’avons pas ä insister sur le sens dans lequel
Medina resout le probleme. Ses affirmations sont si nombreuses et
si categoriques, qu’on ne saurait rever probabilisme plus resolu ",

98. Nous ne croyons pas necessaire de discuter l’interpretation proposee par


le P. Menendez-Reigada (Ciencia Tomista, 28. I, 1928, p. 46-49) pour les textes
de Soto et Cajetan vises par Medina. L’auteur ne dit rien, du reste, ni de
Sylvestre ni de Conrad.
99. Quando utraque opinio, tam propria quam opposita, est aeque probabilis,
licitum est indifferenter utramque sequi (§ 66). — Quando sunt duae opiniones
probabiles de aliquo contractu, licitum est utrique adhaerere (§ 67). — In omni-
bus negotiis, etiam magni momenti, et in maximam injuriam tertii, licitum est
sequi opinionem probabilem (§ 69). — Quando sunt duae opiniones probabiles,
licet utrique adhaerere indifferenter (§ 70). — Si est opinio probabilis, licitum
est eam sequi, licet opposita probabilior sit (S 74). — Non est obligatio ad
sequendam opinionem probabiliorem (8 78). — Posse sequi opinionem proba­
bilem apud viros sapientes certum est (8 79). — Licet opinio probabilior tutior
sit, probabilis est secura et tuta (Ibid.). — Quando sunt duae opiniones in jure,
altera probabilis altera vero probabilior, licitum est judici probabilem amplecti
(8 80). — Meme langage dans la Breve instruccion. Licet probabilem opinionem
sequi (8 81). — Recta et firma conscientia dictat ac docet licitum esse in rebus
dubiis sequi probabilem opinionem (8 82). — Cum quid effecerit paenitens,
probabilem opinionem sequendo nonnullorum hominum disertorum, quamvis
confessarius probabiliorem contrariam sequatur sententiam, tenetur absolvere,
cum paenitens non peccaverit, gerens se ex probabili opinione (8 83). — Semper
mitiorem aut favorabiliorem sequatur [paenitens] sententiam, modo illa proba­
bilis esse dignoscatur {Ibid.}.
D’apres le P. Menendez-Reigada (/. c., p. 43-46. 53-56), ces textes d’apparence
probabiliste exprimeraient neanmoins un veritable probabiliorisme. En effet la
question envisagee par Medina serait la suivante: « Lorsqu’on a donne son
assentiment ä une proposition morale, de teile Sorte qu’on la croit plus probable
que sa contraire, mais que d’autre part on la sait qualifiee de moins probable
par les auteurs, est-on pour cela oblige de l’abandonner en pratique, tout en
continuant ä l’admettre speculativement? ou bien a-t-on le droit de la suivre
sur le terrain pratique comme on l’admet dans la speculation? » (P. 43-44).
Ainsi, pour exprimer sans equivoque la pensee de Medina, il faudrait gloser
274 J. DE BL1C

Si, en revanche, la demonstration apportee ä l’appui de la these


(§§ 74-78) ne laisse pas que de deconcerter par sa dialectique un peu

comme ceci la formule oü il pose le Probleme: Utrum teneamur sequi opinio­


nem [juxta auctores] probabiliorem, relicta probabili [juxta nos ipsos proba-
biliori], an satis sit sequi opinionem probabilem [juxta nos ipsos probabilio­
rem] ? Alors et tres consequemment la reponse prendrait valeur de these
probabilioriste. Quando opinio propria est probabilis [et juxta opinantem pro-
babilior], licitum est eam sequi, licet opposita [juxta auctores] probabilior sit.
Mais ä l’appui de son opinion le P. M.-R. n’apporte que deux raisons, qui ne
valent pas mieux l’une que l’autre. — Une raison indirecte se tire de l’antipro-
babilisme de Medina: Notoirement contraire au probabilisme dans toute une
partie de sa dissertation 55-61), Medina ne pourrait sans inconsequence, et
sans une inconsequence invraisemblable, soutenir en fin de compte ce qu’il
aurait d’abord combattu. Il est inutile de repeter ici ce que nous avons dejä dit
plus haut (p. 269, note 89) du caractere purement mythique de cette Opposition
au probabilisme. — Une raison directe se tire de la connexion etablie par Medina
entre la question Utrum teneamur sequi opinionem probabiliorem, relicta pro­
babili, an satis sit sequi opinionem probabilem? (§ 71) et la question precedente
Utrum sit licitum agere contra propriam opinionem? 62-70). Une fois ad-
mise cette connexion, rendue manifeste par la transition Sed Ex hoc nascitur
magna quaestio (§ 71), il s’ensuivrait que l’opinion probable ä laquelle Medina
permet de se conformer, est bien en realite l’opinion que celui qui agit consi-
dere comme plus probable, puisqu’elle est preferee par lui, propria. — On va
le voir, rien n’est moins fonde que ce raisonnement. a) Tout d’abord, il n’est
pas evident, comme nous l’avons dejä fait remarquer (p. 270, note 92), que la
transition du § 71, ex hoc nascitur, designe l’ensemble de la question precedente;
eile peut aussi bien n’avoir en vue que le contexte immediat: Quando sunt duae
opiniones probabiles, licet utrique adhaerere indifferenter (§ 70). Or il n’est pas
malaise de faire voir, et nous nous y emploierons dans un instant, que cette
formule, non seulement n’impose pas l’interpretation du P. M.-R., mais s’en
accommode fort mal. b) Admettons neanmoins, car aussi bien eile est certaine
(independamment du sens precis de ex hoc nascitur), la solidarite des deux
questions dont il s’agit. S’ensuit-il ce que croit le P. M.-R.? Il s’ensuit precise-
ment le contraire. En effet, Medina s’est demande au § 62: Utrum sit licitum
agere contra propriam opinionem? Il se demande maintenant au § 71: Utrum
teneamur sequi opinionem probabiliorem, relicta probabili, an satis sit sequi
opinionem probabilem? Pour comparer rigoureusement ces deux questions,
choisissons de preference dans la seconde la partie symetrique ä la premiere:
Utrum... satis sit sequi opinionem probabilem [contra probabiliorem]'? et rap-
prochons alors les deux formules dont nous admettons la solidarite de sens.
N’est-il pas assez clair que ce qui correspond ä Vopinio propria de la premiere
formule, c’est, dans la seconde, Vopinio probabilior, et non, comme le veut le
P. M.-R., Vopinio probabilis? Dira-t-on que c’est cependant Vopinio probabilis
qui, d’apres tout le contexte, apparait comme preferee par celui qui agit? Nous
l’accordons volontiers, mais sous le benefice de cette distinction: preferee en
pratique comme moins onereuse, en meine temps que sousestimee speculative-
ment comme moins probable que sa contraire. C) Vasquez, mieux place que
nous pour comprendre Medina, puisque, ne en 1551, il appartenait ä la genera-
tion de ses eleves, Vasquez explique ä merveille ce que nous venons de dire.
« Si aliquis vir doctus, qui non parum in studiis laboraverit, quique optime
viderit rationes contrariae partis, eas omnes examinans et expendens judica-
verit contra coeteros suam opinionem probabiliorem esse, etiamsi illa minus
tuta sit, [potest] eam amplecti et secundum illam recte operari. [Telle est bien
l’idee que le P. M.-R. prete ä Medina. Mais voyons la suite.] Hane vero
sententiam colligo ex communi consensu doctorum, ex quibus nullus dubitat
posse quemlibet secundum suam opinionem operari. Controversia enim in eo
BARTHELEMY DE MEDINA ET LE PR0BABIL1SME 275

superficielle et une certaine inconsistance de pensee (imputables l’une


et l’autre pour une grosse part aux flottements de terminologie dont

est, utrum possit quis, contra suam, aliorum sequi opinionem. (Que Ton ait le
droit de suivre sa propre opinion, lieu commun sans interet pour la discussion.
Mais qu’il soit permis de suivre l’opinion d’autrui contre la sienne propre,
voilä l’objet de la controverse... oü Medina a fait ecole].... Jamvero, quomodo
unicuique viro docto a'gere liceat contra propriam opinionem, explicabo. Veram
igitur existimo sententiam quam sequitur Bartholomeus Medina in art. 6° hujus
quaestionis, jamque in scolis (et multo ante) communis fuit: nempe, viro docto
licitum esse, contra suam opinionem quam probabiliorem arbitratur, operari
secundum opinionem aliorum, etsi opinio aliorum sit minus tuta, et, suo judicio,
minus probabilis; dum tarnen ratione et probabilitate destituta non sit. »
(Commentarii ac disputationes in l-II sancti Thomae, Salmanticae 1598, Disp.
62, n. 12). d) Sanchez, contemporain de Vasquez, et meme son aine d’un an,
comprend tout ä fait comme lui la Position de Medina, dont il s’inspire lui-
meme de tres pres, ainsi qu’en temoigne l’extrait que nous citons plus loin, ä
la note 101. « Praecipua difficultas est an cuicumque liceat in foro conscien-
tiae operari juxta aliorum opinionem minus tutam, quam probabilem reputat,
contra propriam tutiorem et quam sibi probabiliorem esse persuadet.... Partem
[affirmativam] sustinent Mercado, Medina.... » (Opus morale, Matriti 1613,
1. I, c. 9, n. 14). e) D'ailleurs, si Medina avait professe le probabiliorisme,
comment aurait-il pu traiter en adversaires Conrad Summenhart et Sylvestre
de Priero, si nettement probabilioristes eux-memes, et s’opposer, de Cajetan
et Soto, des textes inspires (en apparence au moins) du meme esprit? Pas plus
que le P. Goree, le P. M.-R. ne donne satisfaction ä ce fait. f) Autre impossi-
bilite. Le P. M.-R. suppose que, dans la proposition Si est opinio probabilis,
licitum est eam sequi, licet opposita probabilior sit (5 74), probabilis marque une
probabilite envisagee au point de vue de celui qui agit, tandisque probabilior
repondrait au point de vue de l’opinion commune. Ce changement de point de
vue ä l’interieur d’une si courte phrase est dejä ici passablement choquant.
Mais dans certaines autres formules, on ne peut l’admettre sans faire violence
aux mots. C’est le cas pour un bon nombre de celles que nous avons repro-
duites au debut de cette note, en particulier pour celles qui sont extraites des
55 66, 67, 70, 79 (la seconde), 80, 83 (la seconde). g) Peut-etre le P. M.-R. a-t-il
ete, sinon entraine, du moins confirme dans sa malencontreuse Interpretation
par une erreur, qu’on a peine ä s’expliquer, sur le sens de l’expression opinio­
nem probabilem sequi. A la maniere dont il souligne cette expression, dans un
passage de Medina qu’il eite ä la page 55 de son articie, on voit qu’il la croit
synonime de opinionem teuere probabilem. Mais c’est tout ä fait ä tort. Opinio­
nem teuere marque une adhesion de l’esprit. Opinionem sequi, une direction de
conduite. Il serait ridicule de supposer que l’esprit puisse adherer ä une
opinion qu’en meme temps il jugerait moins probable. On ne peut tenir une
proposition de preference ä une autre, que si on la croit plus probable que cette
autre. On peut au contraire se diriger d’apres une opinion que l’on croit moins
fondee que la doctrine opposee; et alors l’opinion que l’on suit n’est pas la
meme que celle que l’on tient: on tient l’une parceque sibi probabilior, on suit
l’autre bien que sibi minus probabilis; on a son opinio propria, ä laquelle on
adhere speculativement (cum formidine tarnen), mais on lui prefere l’opinio
aliorum, d’apres laquelle on se dirige en pratique. Il en est donc de opinionem
sequi comme de opinionem docere ou proponere. Dans les disputes scolaires
du moyen-äige, c’etait un usage courant des maitres de soutenir ou de faire
soutenir ä leurs eleves des theses auxquelles ils ne donnaient pas leur assenti-
ment, auxquelles du moins ils se defendaient de croire, mais qui servaient de
pretextes ä leur virtuosite dialectique. Soto fait allusion ä cet usage, lorsqu’il
ecrit: In speculabilibus scolarum disputationibus, nullum inde conflatur peri-
culum, quod quispiam minus probabilia, ingenii gratia, defendat (§ 43. Cf. § 71).
18
276 J. DE BLIC

nous avons parle plus haut I0°), il n’y a rien neanmoins, parmi les
elements de cette demonstration, qui marque ni un recul dans la
conviction ni une modification dans le point de vue. A cet egard, il
convient d’observer que, longtemps apres Medina, beaucoup de pro-
babilistes se contenteront encore des deux idees mises en ceuvre par
lui: i° Qui suit une opinion probable, agit correctement; 2° Se ranger
au plus probable peut etre plus parfait, mais non obligatoire I0‘. A
quel point est-ce donc se fourvoyer, que de chercher dans l’une ou
l’autre de ces idees la preuve que le celebre theologien n’a pas meme
songe au probabilisme!
Accusera-t-on de nouveau, comme lorsqu’il s’agissait de la notion
de probabilite, « l’incomprehension des casuistes »? Ce serait tres
injustement.
Quand on lit en effet ces mots de Medina: Nemo obligatur ad id
quod melius et perfectius est; perfectius est esse virginem quam esse

Et c’est de ce mot de Soto que s’autorise Medina, pour conclure a pari (§ 78):
Licitum est opinionem probabilem in scolis docere et proponere, ut adversarii
nobis concedunt; ergo licitum est eam consulere [et parconsequent: eam sequi],
— Resumons cette longue critique. Pour determiner le sens precis de la question
traitee par Medina dans le passage de sa dissertation oü l’on a vu le probabi­
lisme 71-80), le P. M.-R. rapproche cette question de celle qui la precede
immediatement: Utrum sit licitum agere contra propriam opinionem? (§ 62-70).
Nous admettons nous aussi la parfaite continuite de ces deux questions; la
seconde n’est que la suite et l’explicitation de la premiere. Mais au lieu d’en
conclure au probabiliorisme des formules de Medina (hypothese qui se heurte
ä plusieurs impossibilites), nous voyons lä une raison de plus de reconnaitre
l’intention probabiliste de ces formules. Quand Medina permet de ne pas
suivre l’opinion plus probable, il ne permet rien d’autre que d’agir contre sa
propre opinion et suivant l’opinion (probable, quoique moins probable) d’autrui.
Et quand il permettait, quand il commandait meme dans certains cas, d’agir
contre sa propre opinion en se pliant ä celle d’autrui, il autorisait ou obligeait
dejä ä suivre une opinion moins probable, reputee teile par celui-lä meme qui
la suit. (Cf. 62, 67, 81-83, pour le cas, vraiment crucial, du confesseur en
desaccord avec son penitent.) Les probabilistes ne disent pas autre chose,... si
ce n’est lorsqu’ils apportent ä la these de Medina des limitations dont le hardi
moraliste n’avait pas voulu (Cf. § 69).
100. Voir p. 267.
101. Voici par exemple comment Sanchez prouve la these probabiliste dans
son Opus morale, 1. I, c. 9, n. 14. Existimans opinionem esse probabilem, juxta
eam operans, nec temeritatis nec imprudentiae notam incurrit: quippe temere
et imprudenter fieri dicitur, quod absque ratione et causa probabili fit. —
2° Sicut opinio probabilis in speculativis est quam absque deceptionis et erroris
periculo amplecti licet, ita in moralibus opinio probabilis est quam absque pec-
candi periculo sequi licet: quippe nullus ad melius et perfectius amplectendum
astringitur. — 3° Cum omnimoda de rebus [moralibus] certitudo haberi nequeat,
ad eam Deus minime nos obligavit, sed ad operandum cum morali certitudine,
qualis in opinione probabili reperitur: namque intolerabile onus ac multis
scrupulis expositum esset, si opiniones probabiliores investigare teneremur. —
Tout cela n’est rien autre que la demonstration de Medina. — Et ä la suite de
ce texte de Sanchez, nous pourrions mettre sous les yeux du lecteur une page
de Pierre d’Aragon litteralement copiee ä la meme source: De justitia et jure,
Venetiis 1585, q. 63, a. 4, dub. 2. — Ces auteurs avaient donc le Sentiment que
rien mieux que les raisons de Medina ne pouvait etablir leur probabilisme.
BARTHELEMY DE MEDINA ET LE PR0BABIL1SME 277

uxoratum, esse religiosum quam divitem, sed nemo ad illa perfectiora


tenetur (§ 77), — la phrase, isolee comme eile Fest ici, peut produire
l’impression ä laquelle a cede le P. Goree, lorsqu’il a cru y voir
enoncee l’idee centrale, la these de toute la dissertation. Mais, rappro-
chee de son contexte, eile apparait sous un jour tout autre. Elle fait
alors figure, non plus de these, mais de raison ä l’appui de la these.
Medina vient de dire (§ 76): Suivre une opinion probable (meme
dans le cas oü l’opinion opposee est plus probable), ne saurait etre un
peche, puisque qui dit « probable » dit « conforme aux exigences de
la raison », et que, oü la raison est satisfaite, il ne peut evidemment
pas y avoir peche. O11 m’objectera, il est vrai, ajoute-t-il aussitöt
(§ 77), que, si l’opinion probable est conforme ä la droite raison, sa
contradictoire plus probable est encore plus conforme ä la raison; et
par consequent plus süre (securior); et donc obligatoire. — Mais non,
cette demiere conclusion est fausse, car (et voilä oü s’insere dans le
raisonnement notre fameuse phrase), personne n’est tenu au meilleur
et au plus parfait. [Ainsi], personne n’est tenu de preferer le celibat
au mariage, bien que l’un soit meilleur que l’autre; ni la pauvrete
evangelique ä la possession de sa fortune, bien que la premiere soit
plus parfaite. [ Pareillement, il n’y a pas d’obligation ä suivre l’opinion
plus probable, bien qu’elle soit plus conforme ä la raison, plus voisine,
semble-t-il, de la verite.J
Quelle est, dans ce petit developpement, la pensee maitresse que
l’auteur travaille ä inculquer, la conclusion ä laquelle il tend? On ne
le contestera pas, croyons-nous, c’est la these que nous avons pre-
cedemment degagee de tous les exemples epars dans la dissertation,
et de la nature des doctrines dont eile prend le contrepied: ä savoir,
qu’en matiere morale il est toujours permis de se conduire d’apres
une opinion probable, lors meme qu’il parait plus probable qu’il y ait
peche ä se conduire ainsi I02. S’il est question de celibat et de mariage,
c’est uniquement dans la mesure oü la commune liceite de ces deux
etats, dont l’un est cependant plus parfait que l’autre, permet de
mieux comprendre comment il peut etre egalement licite de suivre
l’opinion plus probable ou l’opinion moins probable, bien qu’ä un
certain point de vue il puisse y avoir plus de perfection dans l’action
conforme ä l’opinion plus probable (en tant qu’elle est la plus one-
reuse). Consideration qui vient ä propos ä l’appui de la these, mais
dans laquelle il est ä peine croyable qu’on ait pu voir la these elle-
meme.
Nous avons d’aiüeurs la chance de pouvoir contröler par un re-
coupement facile le resultat de l’enquete qui precede. Medina n’a pas

102. Au surplus, le developpement forme par les 76-77 fait lui-meme partie
d’un ensemble homogene, qui comprend la demonstration positive de la these
et la refutation des objections: § 74-80. Or de tout cet ensemble, et notamment
des reponses aux objections, il ressort bien que ce n’est pas seulement en
matiere de conseils, mais aussi en matiere de preceptes, que Medina pose son
probabilisme.
278 J. DE BLIC

ecrit que son Commentaire de la Prima Secundae. Il a laisse en outre


un petit traite destine ä donner aux pretres peu instruits, comme il y
en avait tant alors dans toute l’Europe, les elements de doctrine
indispensables ä leur ministere. Cette Breve Instruction parut ä
Salamanque en 1580. Fruit des dernieres reflexions de l’auteur, qui
mourut un an apres sa publication, eile nous livre une pensee mürie.
Congue comme une Sorte de catechisme pastoral, eile expose une
doctrine delestee de toute opinion d’ecole, et se jugeant, si l’on peut
dire, cecumenique; süre d’elle-meme, par consequent.
Or, ä propos des devoirs du confesseur au tribunal de la penitence,
eile formule ä nouveau par deux fois, brievement mais avec toute la
clarte desirable, cet authentique probabilisme qu’avait etabli le grand
ouvrage du theologien.
Il peut arriver, lit-on dans le premier passage que nous avons re-
produit ci-dessus (§§ 81-82), que, si le penitent soumet au confesseur
un de ces cas douteux oü de part et d’autre apparaissent des probaf-
bilites, le pretre doive donner l’absolution 103 [et tolerer la conduite
qui lui est avouee] a l’encontre de son opinion personnelle. Voici par
exemple un confesseur qui tient cette opinion que, dans le cas du pret,
nulle raison de manque ä gagner ne legitime l’interet preleve par le
preteur; tandisque son penitent [qui se trouve avoir prete de l’argent]
s’est autorise de l’opinion contraire, probable eile aussi, pour exiger
de son emprunteur une compensation « pro lucro cessante ». Dans
ce cas le confesseur peut, bien plus il doit donner l’absolution [sans
imposer de renoncer ä cette pratique], attendu que le penitent a le
droit comme tout le monde de suivre l’opinion probable qui juge
l’interet licite. Au surplus, en se conduisant ainsi, le confesseur n’agira
pas contre sa conscience, bien qu’il se plie ä une opinion contraire ä
la sienne, car la conscience droite juge avec certitude que, dans les
cas douteux, il est permis de suivre toute opinion probable.
La meme doctrine reparait plus loin (§ 83), non moins ferme et
explicite.
Lorsque le penitent a pour lui une opinion vraiment probable, le
confesseur a beau estimer l’avis contraire plus probable, il est oblige
[de laisser faire et] d’accorder l’absolution, car on ne peche pas en
se guidant d’apres une opinion probable.... Le confesseur doit de plus
avertir le penitent qu’il [peut] toujours suivre l’opinion la plus mode-
ree et la plus favorable, pourvu qu’eile soit probable (con tal condicion
que sea probable), parce qw’on ne peche pas quand on a pour soi une
opinion probable.
Il ne faut pas etre grand clerc pour apercevoir dans ces deux textes
les principales caracteristiques du probabilisme: notion de degres
opposes de probabilite; hypothese du conflit de deux opinions pro­

103. Le lecteur averti comprend bien que cette absolution aura pour objet,
non pas l’espece morale sur laquelle porte le doute et dont la suite va etablir
l’inculpabilite, mais les autres fautes confessees.
BARTHELEMY DE MEDINA ET LE PROBABILISME 279

bables dont l’une tend ä imposer un devoir ou une interdiction et


l’autre ä maintenir la liberte; liceite, dans cette hypothese, du choix
de l’opinion moins probable.
La notion des degres opposes de probabilite est impliquee dans la
Situation qui sert de theme ä l’auteur. Car le confesseur dont il s’agit,
tient d’une part, quant ä lui, une opinion qu’il estime plus probable;
mais doit d’autre part accorder au penitent, que l’opinion contraire a
aussi sa probabilite, en raison de quoi il est permis de la suivre.
Que l’hypothese soit celle d’un conflit d’opinions aussi bien et
plutöt en matiere de precepte que de conseil, cela ressort assez, non
seulement de l’exemple du pret ä interet, allegue dans le premier
texte (§ 81), mais encore de la nature de ce catechisme pastoral, qui,
destine ä des confesseurs peu enclins ä raffiner et dont les clients y
songeaient moins encore, n’eüt ete ni compris ni utile, si, sans en
avertir, il avait eu l’intention de restreindre la formule generale de
sa regle ä la seule matiere du conseil.
Pour ce qui est de la liceite du choix de l’opinion moins probable,
on pourrait chicaner. Il est bien sans doute affirme dans nos deux
textes que la conduite du penitent est irreprehensible, malgre qu’elle
s’inspire de l’opinion que le confesseur juge moins probable. Toute-
fois, c’est peut-etre, dans la pensee de Medina, ä condition que le
penitent croie avoir pour lui la plus grande probabilite. — Mais si
le premier texte ne permet pas de lever rigoureusement ce doute, le
second y pourvoit, en nous avertissant que l’on peut toujours suivre
l’opinion la plus moderee, pouruu qu’elle soit probable. Sous la plume
d’un auteur qui pese ses mots, et dont l’intention, tres claire dans le
contexte, est de mettre les ämes ä l’aise, la formule n’admet pas de
restriction. Si la seule condition demandee est une reelle probabilite,
c’est que, meme consideree comme moins probable que l’opinion
severe, l’opinion indulgente peut etre suivie sans peche, pourvu qu’elle
apparaisse vraiment probable.
Ayant ainsi degage le probabilisme de Medina de son oeuvre elle-
meme, nous n’avons plus qu'a en rechercher les signes avant-coureurs
chez ses devanciers immediats et le retentissement chez ses premiers
successeurs. Ici encore nous allons nous trouver en contradiction avec
le P. Goree, dont la pensee, un peu indecise, a ce qu’il semble, tend
neanmoins vers ces deux positions: — Ni ä Salamanque ni ailleurs
le probabilisme n’etait en voie de formation au milieu du XVIe
siede 104; — Parmi les moralistes qui ont suivi Medina, une minorite
seule s’est avisee, et tardivement, de le faire passer pour le pere du
probabilisme I0S.

104. « Ainsi, meme ä Salamanque, on ne peut vraiment pas dire que Medina
ait trouve le probabilisme tout fait ou meme en formation. » (L. c., col. 482).
105. « La these de Medina fut repandue immediatement, notamment par
Banez en 1584 et par les theologiens dominicains non seulement espagnols,
mais italiens, fran?ais et flamands. Aussi, lorsque certains jesuites prönerent
280 J. DE BL1C

III. -— Est-il exact que ni les theologiens qui l’ont precede ni


ceux qui l’on immediatement suivi, n’aient prepare ou reconnu un
Medina probabiliste?
Depuis le XIIIe siecle il y avait dans la scolastique un probleme
du choix des opinions morales controversees. Ce probleme n’avait
pas pu ne pas naitre de la diversite des solutions apportees par les
theologiens aux questions interessant la conduite. Lorsque Fun faisait
une Obligation grave de ce que l’autre laissait libre; ou lorsque Fun
disait: « Ici, peche mortel », l’autre affirmant: « Aucune faute ici »;
— il fallait bien que Fon tirät les consciences d’embarras; il fallait
bien elaborer une theorie du choix des opinions.
Saint Thomas, puis Henri de Gand s’y etaient essayes en des
questions quodlibetiques destinees ä exercer l’une et l’autre sur les
speculations ä venir une influence considerable. Saint Thomas avait
intitule sa question: Utrum, quando sunt diversae opiniones de aliquo
facto, ille qui sequitur minus tutam, peccet, sicut de pluralitate prae-
bendarum ? 106 Henri s’etait exprime en termes plus explicites encore:
Utrum, doctoribus contrariantibus circa aliquod agibilium, et fsup-
posito quod] agere secundum unam opinionem est sine omni periculo
peccati mortalis, mortaliter peccet ille qui agit illud de quo est dubium
an sit peccatum mortale? Puta in emendo redditus ad vitam, vel
accipiendo ultra sortem. In non emendo enim, certum est non esse
peccatum; sed de emendo intentione accipiendi ultra sortem, quidam
dicunt esse usuram et ita mortale peccatum, quidam vero non I07108 .
A ce probleme, que les probabilistes devaient resoudre plus tard
dans le sens que Fon sait, Henri comme Thomas avaient donne une
reponse inspiree du plus franc tutiorisme. On n’avait le droit de se
conduire d’apres l’opinion la moins süre (minus tuta), c’est ä dire
celle qui etait pour la liberte, que si Fon etait certain qu’elle füt vraie.
Le moindre doute a cet egard obligeait au plus sür, ä l’abstention de
ce qui etait peut-etre un peche.
Longtemps cette solution avait satisfait. Mais, au debut du XVe
siecle, Gerson ioS en avait senti l’injustifiable rigueur, et il avait
cherche ä l’amender. « Non, avait dit ce grand ami des consciences,
il ne faut pas pour le moindre doute renoncer ä agir. Seul a droit
d’imposer son veto le doute qui incline ä croire plus probable l’illi-
ceite de l’acte auquel on songe. Lorsqu’au contraire c’est la liceite qui
apparait plus probable, on peut agir tranquille ». A cette maniere de
voir s’etaient rallies la plupart des auteurs des generations suivantes,

une morale large et en etablirent le fondement sur le probabilisme, expliquerent-


ils avec l’un des leurs, Etienne Dechamps, Quaestio facti, 1659, que leur doctrine
avait pour auteur Barthelemy de Medina lui-meme. » (L. c., col. 484). « Par
l’incomprehension de certains casuistes, Medina est devenu historiquement,
mais bien malgre lui, le pere du probabilisme absolu. » (Col. 485).
106. Quodl. 8, q. 6, a. 13.
107. Quodl. 4, q. 33.
108. Voir § 9, note 15.
BARTHELEMY DE MEDINA ET LE PR0BABIL1SME 281

notamment Saint Antonin i0», Jean Nider109 110, Conrad Summen­


hart111, Sylvestre de Priero II2.
Cependant un tres notable theologien, Adrien VI, avait resiste au
courant. Aux idees de Gerson il avait objecte qu’une opinion a beau
etre plus probable, eile n’en inclut pas moins un element d’hesitation,
cette formido qui la distingue de la ferme assurance. Ce n’etait donc
pas parcequ’on considerait la liceite de l’action comme plus probable,
que l’on supprimait tout danger de faute ”3. Pour ne pas risquer de
pecher, il fallait etre certain ou s’abstenir II4115
. Ce raisonnement avait
ramene Adrien VI au tutiorisme de Saint Thomas et d’Henri de Gand.
Malgre lui, pourtant, on allait voir la scolastique accentuer le
mouvement de reaction dessine par Gerson. Seulement, ce ne serait
pas pour en rester au probabiliorisme, intenable en effet, du chance-
lier, mais pour s’orienter vers une solution nouvelle et definitive, le
probabilisme. Les principaux artisans de cette evolution allaient etre
deux grands theologiens dominicains, joignant l’un et l’autre ä un
profond esprit traditionnel cette juste independance d’esprit, qui
semble etre une condition du progres de la pensee, Cajetan et
Vitoria ”5.
Une consultation de son confrere Köllin fournit ä Cajetan l’oc-
casion de preciser la notion de doute de conscience, et par lä d’eclairer
tout le debat. — Comment determiner, lui demandait-on, le degre-
limite d’hesitation ou de doute qu’il est permis de negliger pour agir?
— Question mal posee, repond-il. Ce n’-est pas le degre du doute qui
importe, c’est la maniere dont il affecte l’action. Quelqu’un peut se
demander s’il est permis en general de sonner les cloches les jours de
fetes, et cependant, pour une raison ou pour une autre [par exemple,
parcequ’il en a requ l’ordre], etre certain qu’il peut sonner, lui,
aujourd’hui. Dans ce cas, quelqu’intense que soit son doute speculatif,
il ne peche pas le moins du monde, puisqu’il est pratiquement certain
qu’il lui est permis d’agir. Mais si, inversement, tout en etant sür de
la liceite de l’acte de sonner en soi, il en doutait, si peu que ce füt et
pour quelque raison que ce füt, dans son cas particulier, alors il ne
pourrait sonner sans peche. La raison de cela est que la conscience
n’appartient pas ä l’ordre de la consideration speculative, mais con-

109. Summa, p. I, tit. 3, c. 10, S 10.


110. Consolatorium, p. III, c. 11-16.
ui. Voir § 71, note 39.
112. Voir SS 3. 5.
113. Quodl. II, p. i.
114. Voir § 9, note 16.
115. Un illustre eleve de Vitoria, que nous retrouverons un peu plus loin
dans cette etude, Melchior Cano, a laisse sur son maitre ce precieux temoi-
gnage: Admonebat non oportere sancti Doctoris verba sine delectu et examine
accipere. Immo vero, si quid aut durius aut improbabilius dixerit, imitaturos
nos ejusdem in simili re modestiam et industriam, qui nec auctoribus antiqui-
tatis suffragio comprobatis fidem abrogat, nec in sententiam eorum, ratione in
contrarium vocante, transit. (De locis theologicis, lib. 12, prooem., n. 1.)
282 J. DE BLIC

siste dans l’application pratique de la consideration. Le doute domma-


geable ä la conscience n’est donc pas le doute speculatif, celui qui
concerne l’action en soi, mais le doute pratique, celui qui hesite sur
la liceite de l’action hic et nunc II6. Il n’est pas exige de nous que nous
soyons toujours speculativement certains — et sur quantite de ma-
tieres controversees les theologiens eux-memes sont bien incapables
de fournir une justification theorique tout ä fait satisfaisante de
leurs opinions, ce qui ne les empeche pas d’agir, et ä bon droit, sans
se croire en defaut; — mais la certitude de conscience, c’est ä dire
la certitude pratique, est absolument indispensable 117 (§§ 9-11)-
Grace ä cette distinction liberatrice 118 allait enfin se dissiper comme
une nuee la vieille equivoque « In dubiis tutior pars est eligenda »,
cause de toute l’obscurite du probleme. Desormais, le doute n’obli-
geait au plus sür que dans la mesure ou il rendait la conscience
incertaine. Confine dans l’entendement ou speculatif, il ne barrait
plus la route a l’action, si l’on avait, malgre lui, la certitude pratique
de la liceite de celle-ci.
Que l’on vint ä montrer maintenant, comment c’est le propre d’un
precepte speculativement douteux de laisser la conscience normale
dans la certitude de sa liberte, et, en depit d’un apparent paradoxe,
la these probabiliste ne pourrait manquer de s’imposer: « In dubiis
pars minus tuta eligi potest, ut certe licita ». Un pas decisif dans
cette voie allait etre fait par Vitorta.
Depuis longtemps les moralistes avaient porte leur attention sur
un cas dont il a dejä ete plusieurs fois question dans cette etude, et
dont il est facile de voir que, töt ou tard, il devait etre pour le tutio-
risme une pierre d’achoppement: le cas d’un desaccord entre le con-
fesseur et son penitent touchant la liceite de teile ou teile action. Le
confesseur avait-il alors le devoir, avait-il le droit d’imposer au fidele
qui s’adressait ä lui, une Obligation formellement contestee par
d’autres? Un Godefroid de Fontaines, un Pierre de la Palu
s’etaient emus autrefois de ce qu’avait d’odieux l’idee d’une juris-

116. Le doute speculatif est celui qui porte sur une des premisses du syllo-
gisme operatif, tandisque le doute pratique affecte la conclusion. C’est lä ce
que Cajetan veut dire.
117. C’est ä ces explications qu’il faut se reporter pour avoir la cle du petit
developpement de la Summula 13-14) sur l’insuffisance de l’opinion comme
regle d’action et la necessite de la certitude. Faute d’avoir fait ce rapproche-
ment, plusieurs auteurs anciens (et Medina lui-meme: § 71) ont cru que l’en-
seignement de la Summula etait tutioriste. Non, mais l’auteur, qui annonce
dans la preface son intention de reduire la doctrine ä l’essentiel (Posthabitis
disputationibus ac opinionibus), omet en effet la distinction un peu subtile
entre opinion speculative et opinion pratique, et se contente d’inculquer avec
toute la tradition scolastique la necessite d’une conscience pratiquement certaine.
118. Le röle de Cajetan dans le succes de cette distinction s’accuse notamment
par la mention formelle que l’on trouve de lui, ä la date de 1542, sous la plume
du celebre Navarro, qui d’ailleurs ne parait pas comprendre la portee de la
doctrine qu’il transcrit. Commentaria in tres Distinctiones de Paenitentia, D. 7,
c. 4, n. 61.
BARTHELEMY DE MEDINA ET LE PROBABILISME 283

prudence aussi arbitraire (§ 25). Mais ils ne s’etaient pas exprimes


nettement. Reprenant la question, Conrad Summenhart n’y avait
apporte qu’une solution bätarde, en obligeant le eure confessant son
paroissien ä respecter l’opinion probable preferee par celui-ci, mais
en interdisant ä tout confesseur n’ayant pas Charge d’ämes d’en faire
autant (§§ 46. 64). Puis etait survenu Sylvestre de Priero, qui
tout uniment avait declare, sans distinguer confesseur et confesseur:
Tutior via consulenda et terror incutiendus ex periculo (§ 40, note 21).
La solution de Vitoria serait diametralement opposee.
On demande, dit-il, si le confesseur peut absoudre un penitent
contre sa propre opinion. Voici par exemple un individu qui vend
son ble [aussitöt apres la recolte] mais payable au cours du mois de
mai suivant. A quelques uns ce marche parait entache d’usure, et le
confesseur juge leur opinion plus probable. D’autres ne voient rien
lä au contraire de malhonnete, et notre homme est de leur avis.
Comment traiter ce penitent? — Eh bien, s’il s’agissait d’une opinion
sans probabilite, il est clair qu’on ne pourrait donner l'absolution;
mais, puisqu’ici les deux opinions en presence sont probables, le cas
est different, et, le pretre est tenu d’absoudre celui ä qui il a affaire,
que ce soit ou non un de ses paroissiens. Cet homme, en effet, est
evidemment dans son droit, l’opinion qu’il suit etant probable (§§
23*25)-
Le grand moraliste ne devait pas s’en tenir lä. Son cours l’amenait
ä s’expliquer sur la conscience douteuse. C’est alors que generalisant
la doctrine que nous venons de rapporter, il enonqa, quarante ans
avant Medina la these dont celui-ci n’aurait plus qu’ä preciser la
formule et ä rendre plus explicite la justification.
11 y a une sorte de doute | large] qui n’est autre que l’opinion, et
contre lequel il n’est pas defendu d’agir. C’est dire qu’il est permis
de negliger une opinion probable. Il peut arriver en effet qu’un
homme instruit et capable de juger des choses morales se trouve en
presence de deux opinions opposees, dont chacune lui paraisse pro­
bable. Dans ce cas, quelque parti qu’il adopte, il ne peche pas, bien
qu’il agisse contre une opinion probable (§ 18).
Il serait fastidieux de suivre pas ä pas la trace des idees de Cajetan
et de Vitoria dans l’enseignement des collegues et disciples de ce
dernier ä l’ecole de Salamanque. Les textes donnes ci-dessus per-
mettent de faire cette etude en detail. Nous nous contenterons ici de
quelques remarques.
Si l’on excepte Sotomayor (§§ 49-50), dont l’opinion est trop
brievement exprimee pour donner lieu ä un jugement ferme, mais
qui parait bien en rester aux positions de Sylvestre, tous les autres,
Soto, Cano, Mercado, sont nettement en marche vers le probabilisme.
On s’est souvent mepris sur la pensee de Soto. Medina lui-meme
croit devoir ranger son tres docte devancier parmi les auteurs dont
le Sentiment est contraire au sien (§ 71). A y regarder de pres, c’est
284 ]. DE BLIC

lä une appreciation trop sommaire. Soto est ä la fois pour et contre


Medina. Il n’admet pas que le juge, le medecin, le theologien puissent
dans l’exercice de leurs fonctions suivre les opinions les moins pro­
bables (§ 43); et en cela il devance beaucoup de disciples de Medina,
qui reprocheront ä celui-ci l’excessive extension de son probabilisme.
Mais d’autre part, en matiere de justice, il reconnait ä chacun le droit
de choisir une quelconque des probabilites en presence (§ 45), et,
dans la fameuse question du desaccord survenant entre le confesseur
et le penitent, il ne met qu’une condition au bon droit de ce dernier,
c’est que son opinion, si peu probable qu’elle apparaisse au confes­
seur, ait neanmoins sa probabilite au jugement de serieux auteurs
(§§ 46-47). Si Medina avait connu cette double doctrine, l’apprecia-
tion portee par lui sur Soto eüt ete, ä coup sür, plus nuancee.
Dans le long expose de Cano, beaucoup plus riche pour l’histoire
des progres du probabilisme, et si curieux par la souplesse de sa
dialectique, on aura remarque les affirmations tres nettes des §§ 32
et 36 (affirmations justement limitees d’ailleurs par la reserve du
§ 33 ”9)> l’opposition explicite au probabiliorisme de Sylvrestre de
Priero (§ 40), et surtout l’apparition de la these type dont les premiers
probabilistes ne modifieront meme pas les termes: Homo non solum
potest, immo (aliquando) tenetur operari contra propriam opinionem,
dum aliam reputet probabilem (§ 39).
Cano recule cependant, comme aussi du reste Soto (§ 48), devant
une consequence de la doctrine. Il permet au pretre de se plier comme
confesseur ä l’opinion de son penitent (§ 39), il ne le lui permet pas
comme theologien conseil (§ 41). Ce qui peut etre declare licite post
factum, ne doit pas l’etre ante factum (§§ 32. 41). Bien plus, si le
pretre sait que le penitent qui l’aborde est, sur tel point critique, d’une
opinion differente de la sienne, il doit refuser de l’entendre en con-
fession, ä moins qu’il ne soit son eure (§ 40). En acceptant sans y
etre contraint d’entrer dans le röle de confesseur, il s’exposerait au
peril d’agir contra conscientiam propriam. — Le piquant est que
Cano se refute lui-meme sans s’en apercevoir quelques lignes plus
loin: [Agendo] contra opinionem non fit aliquid contra conscien­
tiam.... Opinio non est conscientia (§ 42). Nous retrouverons plus
tard la meme inconsequence chez Lopez.
Plus logique, Mercado accorde l’usage des opinions probables
aussi bien a qui doit donner un conseil qu’ä tout confesseur adrni-

119. 11 est des opinions en faveur desquelles on ne peut revendiquer qu’une


probabilite insignifiante. Par exemple celle qui admet la liceite du cumul des
prebendes contre le sentiment quasi unanime des docteurs; ou encore celle qui
dispense les eveques de la residence, sous pretexte de fonctions civiles ä exercer
ailleurs que dans leur diocese. Dans tous les cas de ce genre, la probabilite de
l’opinion singuliere est tellement inferieure ä celle de l’opinion commune, qu’on
ne peut s’en autoriser pour agir. — Comparer ViToria, Medina et l’anonyme:
5! 18. 64. 65. 110. 115.
BARTHELEMY DE MEDINA ET LE PROBABILISME 285

nistrant le sacrement de penitence. Idem prorsus dico, quando extra


confessionem negotium theologo proponitur (§ 52).
Ainsi, des avant Medina, le probabilisme s’etait peu ä peu constitue
au sein de la celebre ecole des dominicains de Salamanque.
Dans quelle mesure avait-il commence ä se faire jour ailleurs? un
document Signale autrefois par le P. Duhr permet de l’entrevoir I20.
C’est une lettre ecrite par le jesuite Rosephius, d’Augsbourg, le
11 fevrier 1576, au general de son ordre, pour le tenir au courant des
difficultes auxquelles donne lieu dans le ministere pastoral la question
si discutee du contrat germanique. Les Peres de la Compagnie n’ar-
rivent pas ä faire admettre l’illiceite de cette forme de contrat, et
l’eveque d’Augsbourg, Marquard, leur a expressement declare qu’ils
n’avaient pas le droit d’imposer aux fideles des Obligation^ sur les-
quelles les docteurs ne sont pas d’accord.
D’autre part, dans un interessant memoire de Lainez (f 1565) sur
les conditions de gravite du devoir fiscal, on trouve cette affirmation:
Ex communi sententia theologorum, quoties de aliquo contractu variae
sunt sententiae gravissimorum doctorum, licet unicuique tuta con-
scientia accedere illi sententiae quae magis illi placetI21. L’interet

120. Zeitschrift für katholische Theologie, 24 (1900) 221.


121. Jacobi Lainez, Disputationes Tridentinae, ed. Grisar, CEniponte 1886, II,
399. — Le memoire De vectigalibus couvre les pages 383-400. Le texte en est
etabli d’apres l’unique manuscrit connu, copie assez fautive, executee au XVIIe
siede. (Grisar, I, 28*). Le corps de la composition comprend deux parties
principales. Dans la premiere, l’auteur passe en revue les opinions des mora-
listes sur les conditions de justice de l’impöt; dans la seconde, il expose sa
pensee personnelle. Nunc, dit-il par maniere de transition, nostram sententiam
de hac re breviter dicamus ad Dei gloriam, ut satisfaciamus petitionibus nostro-
rum confessariorum qui Venetiis degunt (p. 393). Lainez a donc pris la plume
pour eclaircir des doutes qui lui etaient soumis. Les jesuites de Venise l’ont
consulte sur les cas tres embarrassants qui se posent ä eux au confessionnal,
du fait de la fiscalite abusive de la serenissime Republique. Sa reponse lui
fournit l’occasion d’emettre ses idees sur la question des lois dites purement
penales. Elle l’amene aussi ä donner quelques details interessants sur le regime
des contributions en Italie, et ä le comparer ä ce qu’il a vu en Espagne et
ailleurs au cours de ses voyages. Parmi les autorites theologiques invoquees,
les plus recentes sont le De potestate legis poenalis, 1550, d’Alphonse de Castro
(eite pp. 385. 391. 394. 399, et, dans ce dernier passage, avec la mention « ex
recentioribus scriptoribus »), le Manuale, 1554, de Navarro (pp. 390. 394. 395.
397), et le De justitia et jure, 1556, de Soto (pp. 387. 391. 393. 395). Ce dernier
auteur est designe deux fois sur quatre sous le nom de Dominicus de Segobia
(pp. 39>- 393)- — Apres la refutation de quelques objections, le memoire se
termine par une clausule dont voici l’essentiel (pp. 399-400). Et quamvis meum
non sit de hac re ferre judicium, imo principum Ieges reverenter recipere,
tarnen meum est mederi in confessionibus animabus fidelium christianorum,
quos invenio quotidie illaqueatos istis exactionibus. Quodsi nolumus [illos ab-
solvere, magna inconvenientia sequentur.J... Si autem illos absolvimus non
cogendo eos ad restitutionem, vereor onerare propriam conscientiam, et ne mea
exigua caritas, quae me ad audiendas Confessiones movet, contra propriam
conscientiam militet. Quamobrem, quemadmodum majores causae ad Sedem
apostolicam referuntur, ita nos ad tuam R. P. confugimus, ut hac de re nos
286 J. DE BLIC

tout particulier de ce texte est de nous apporter comme un echo des


voix dominicaines de Salamanque, et cela sous la forme stereotypee
qui trahit d’ordinaire les traditions dejä consistantes.
Cano : De quocumque contractu sunt opiniones probabiles doctorum,
utraque pars est tuta in foro conscientiae (§ 32).
Soto : Quando sunt opiniones probabiles inter graves doctores, utram-
vis sequaris, in tuto habes conscientjam (§ 45).
Mercado : Cum uno in contractu pro una et altera parte bonae opi­
niones sunt inter doctos, über est unusquisque ad sequendam eam quam
eliget (§ 52).
Medina : Quando sunt duae opiniones probabiles de aliquo contractu,
licitum est utrique adhaerere (5 67).
Lainez : Quoties de aliquo contractu variae sunt sententiae gravissi-
motum doctorum, licet unicuique tuta conscientia accedere illi sententiae
quae magis illi placet.

A la seule uniformite de l’antienne, nous jugerions de son caractere


collectif, quand meme on ne prendrait pas soin de nous le reveler.

instruas, et quam sententiam in hac re sequi debeamus ostendas, ut alacriori


animo possimus Confessiones, quae frequentissimae sunt apud nos, audire, et
animas fidelium christianorum consolari. — Le P. Grisar a suppose (II, 67*)
que ces lignes s’adressaient ä S. Ignace, ä qui seul semble convenir la formule
« Ad tuam R[everendam] P[aternitatem] confugimus. » S’il en etait ainsi, le
memoire aurait du etre redige avant juillet 1556, date de la maladie et de la
mort du Saint. Mais on vient de voir que parmi les citations figure le De
justitia et jure de Soto, qui ne parut que cette meme annee 1556. Or, ä sup-
poser (hypothese la plus favorable) que l’ouvrage de Soto ait ete mis en vente
en Italie des le debut de l’annee, il serait encore peu vraisemblable que Lainez
ait adresse alors sa requete ä S. Ignace dans les formes que nous lisons, atten-
du que durant ces Premiers mois de 1556, il vecut aupres du Saint, sans bouger
de Rome, comme il est facile de s’en rendre compte en parcourant cette periode
de la correspondance de S. Ignace: Monumenta historica Societatis Jesu, Series
I, 5". Ignatii Epistolae et Instructiones, tt. X, XI, XII. Au surplus, il n’est
guere croyable que Lainez, que cette correspondance (X, 649; XI, 21. 60) montre
precisement occupe en fevrier 1556 ä rediger ä la demande du pape sa consul-
tation sur la simonie (Grisar, II, 322-382), se soit dans le meme temps tourne
vers saint Ignace pour lui confier un tel embarras en matiere de cas de
conscience. — En realite, si l’on examine de pres la finale du memoire, on
remarquera qu’elle ne saurait etre de la meme main que l’opuscule lui-meme.
D’un cöte on sollicite des explications, de l’autre on en donne. D’un cöte on
avoue qu’on ne sait comment se tirer d’affaire dans les confessions, de l’autre
on annonce l’intention de satisfaire aux demandes des confesseurs. Le P. Gri­
sar note d’ailleurs une discontinuite anormale dans le texte du manuscrit, ä
l’endroit precis ott intervient cette clausule. Hic in ms. textus abrumpitur
(p. 399)- L’explication est probablement que le copiste du XVIIe siede aura
bloquö sans s’en rendre compte deux pieces de nature toute differente: la lettre
du superieur de Venise exposant ä Lainez ses incertitudes et lui demandant
une consultation (ou du moins une partie de cette lettre), et le memoire redige
par Lainez pour eclaircir les doutes de son correspondant. Mais alors la for­
mule « Ad tuam R. P. confugimus » designe Lainez lui-meme, devenu general
de la Compagnie apres la mort de S. Ignace, et la date du memoire se place
entre 1557 et 1565.
BARTHELEMY DE MEDINA ET LE PROBABILISME 287

Une formule aussi stylisee traduit bien certainement, comme l’affirme


Lainez, la doctrine commune de certains milieux theologiques.
S’il y avait donc lieu de contester l’attribution ä Medina de toute
influence sur la formation du probabilisme, ce serait parce que cette
doctrine etait nee avant lui, et qu’il n’a pu que s’y rallier. On ne niera
pas cependant qu’il ait fait beaucoup pour son developpement, en en
systematisant l’expose, et en le presentant pour la premiere fois avec
ampleur dans un ouvrage imprime. C’en est assez pour que l’histoire
conserve le droit d’attacher son nom aux origines du probabilisme,
rejoignant en cela, ainsi qu’il nous reste ä l’indiquer brievement, le
sentiment des contemporains et de leurs successeurs immediats.
Ce serait en effet une grande illusion de croire que les probabilistes
aient attendu Etienne Dechamps et la publication de sa Quaestio facti,
en 1659, pour faire entrer Medina dans leur genealogie I22. Dechamps
fut sans doute amene, pour des raisons d’ordre polemique, ä insister
sur le rang hors de pair qui devait y etre reserve au celebre domini-
cain, ä titre d’ancetre. Pour repondre aux publicistes de Port-Royal
et aux theologiens de toute robe que le succes des Provinciales com-
mengait ä retourner contre le probabilisme; pour faire la preuve que,
si « jesuitique » qu’elle püt etre, cette « monstrueuse doctrine »
n’etait pourtant pas imputable aux jesuites, rien n’apparaissait plus
obvie que de rappeler le nom de ce Medina, que quelques uns de ses
confreres semblaient des lors vouloir oublier. Mais ce n’etait lä rien
moins qu’une trouvaille. Des innombrables traites de theologie morale
et de casuistique parus entre 1577 et 1659, on en trouverait certes
bien peu oü le nom de Medina ne figurät en bonne place dans le
denombrement des probabilistes. Nous avons depouille nous-meme
une assez grosse partie de cette fastidieuse litterature pour etre sür
de ce que nous avangons.
Voici d’ailleurs un apergu dejä satisfaisant de ce qu’il y aurait ä
dire ä ce sujet. C’est le jugement du dominicain Jean Martinez de
Prado (J 1668), dont l’avis, anterieur de cinq ans ä la Quaestio facti
d’Etienne Dechamps, presente d’autant plus d’interet ici, que l’auteur
fut, croyons-nous, le premier de son ordre ä se detacher du proba­
bilisme, rompant ainsi une tradition thomiste de soixante quinze ans.
Remanet quaestio an quando una opinio est longe altera probabilior,
liceat, illa relicta, sequi et consulere alteram, quae probabilitatem re-
tinet.
Sunt in hoc puncto, inter alias, tres celebres opiniones.
Prima affirmat ad securitatem conscientiae sufficere sequi opinionem
probabilem, relicta probabiliori et probabilissima. — Ita Medina, Ludo-
vicus Lopez, Viguerius, Ledesma, Mercado, [Gregorius] Martinez, Joan­
nes a sancto Thoma, Serra, Candidus, quos refert et sequitur Barnabas
Gallego, De conscientia probabili, Dub. I, ubi pro ista sententia quadra-

122. Il n’y a guere moyen de douter que teile soit la pensee du P. Goree.
Voir plus haut, note 105.
288 J. DE BLIC

ginta octo auctores congerit. Alios citant Bossius, Diana et Thomas


Sanchez. Et fateor esse communissimam....
Altera sententia, huic valde affinis, distinguit quod quaedam opi­
niones versantur circa actiones exercendas, quaedam vero circa res. His
vocibus utuntur Banez, Alvarez. Aliis verbis, Gregorius Martinez, Suarez
et Salas. Dicunt autem auctores isti... quod quando opiniones probabiles
versantur circa jus vel circa actiones exercendas, potest sequi quam-
cumque opinionem probabilem practice; quando opiniones versantur circa
res vel circa factum, tenetur sequi probabiliorem, quando ex hoc quod
sequatur minus probabilem, sequitur ihcommodum aliquod vel damnum,
quod ex justitia vel caritate vitandum est....
Tertia sententia docet, per se loquendo, nos teneri sequi opiniones
probabiliores, et peccare (vel mortaliter vel venialiter, juxta rei quanti-
tatem) sequendo minus probabiles. Haec fuit antiquorum communis, ita
ut ante Medinam vix inveniatur qui ejus insinuaverit sententiam.... Ex
thomistis tenent S. Antoninus, Cajetanus I23, Armilla [id est Fumo],
Tabiena [id est Cagnazzo] et Sylvester.
Theologiae moralis Quaestiones praecipuae, Compluti 1654. Tr. I, c. 1,
q. 4, S 2, (p. 17).

Objectera-t-on que Martinez de Prado ecrit trop longtemps apres


Medina, quand nul n’a plus la cle du langage « ancien » touchant la
probabilite? Soit. Remontons alors dans la serie des temoins.
Gregoire Martinez (1575-1637) publia en 1617 ses Commentaria
super Primam Secundae. Or ä la question 19 (a. 6, dub. 6), sous le
titre Utrum liceat sequi quamcumque opinionem probabilem, nous
trouvons au terme d’un developpement classique de la these du pro-
babilisme, cette mention expresse: Est [sententia] communis, quam
tenet Medina hic.
Avec Pierre de Eedesma (f 1616), auteur d’une Summa en la quäl
se cifra y summa todo lo moral y casos de consciencia, Salamanque
1598, nous avons un meilleur juge encore. Professeur de theologie
durant les quarante dernieres annees de sa vie, il avait dü entrer dans
la carriere dans le temps meme oü paraissait l’ouvrage de Medina. Or
voici ce que nous lisons dans la traduction latine de son livre (Theo-
logia moralis, Tornaci 1636, p. 2, tr. 8, c. 22, concl. 11, dub. 2):
Utrum, quando inter duas opiniones juris altera est probabilior, judex
possit sequi solum probabilem, relicta probabiliori?... Respondetur
esse probabilius quod, stando in jure divino et naturali, liceat judici
sequi opinionem probabilem, omissa probabiliori. Hane docet Ma­
gister] Medina, Orellana, et plures alii, praesertim thomistae....
[Etenim] conscientia non fundatur in opinione probabili quasi ex eo
quod aliquis existimet unam opinionem esse probabiliorem, illam
teneatur sequi. Ratio est, quia conscientia est applicatio alicujus
certae cognitionis, opinio vero non est certa cognitio sed valde dubia.
Unde, qüamvis judex existimet aliquam opinionem esse probabiliorem,*

123. Sur Cajetan, voir plus haut, note 117.


BARTHELEMY DE MEDINA ET LE PR0BAB1L1SME 289

potest nihilominus sequi probabilem, quia non habet conscientiam


qua teneatur sequi probabiliorem.
Il est vrai que s’il fallait en croire Quetif et Echard, les termes
dont se sert Ledesma ne seraient pas ä prendre dans le sens proba-
biliste, le mot probable ayant encore pour lui, comme il l’aurait eu
pour Medina, ce sens « ancien » qui dejä n’etait plus compris du
gros des casuistes I24. — Mais les savants auteurs s’abusent mani-
festement. L’« opinion probable » de Ledesma ne differe en rien de
celle des probabilistes, puisque, meme plus probable, eile reste dou-
teuse: Opinio non est certa cognitio, sed valde dubia125.
Treize ans avant l’ouvrage de Ledesma avait paru celui de Louis
Lopez (f circa 1595), Instructorium conscientiae, Salmanticae 1585,
dont nous avons reproduit parmi nos textes (§§ 119-121) le passage
concernant les opinions probables. Lopez passerait difficilement pour
un antique. Non seulement Quetif et Echard renoncent ä le reprendre
aux probabilistes, mais ils le signalent comme laxior126. Cependant
Lopez, qui est presque contemporain de Medina, declare ne faire
autre chose que se rallier ä l’opinion de celui-ci, opinion qu’il con-
sidere d’ailleurs comme nouvelle dans l’ecole, mais singulierement
renforcee dejä par l’adhesion de Baiiez. Un seul point l’etonne (§ 121).
Comment Medina a-t-il pu recommander au confesseur de conseiller
toujours ä son penitent l’opinion la plus large, sans autre condition
que sa probabilite? Cela ne doit-il pas amener le pretre ä donner des
conseils que personnellement il reprouve? Devant cette difficulte
Lopez se trouble, et, revenant — en termes fort obscurs — ä la
solution hybride de Soto et Cano I27, au lieu de corriger seulement
la formule excessive de Medina par celle, plus sage, de Mercado I28,
il semble bien n’adopter en fin de compte qu’un probabilisme irra-
tionnel et comme honteux de lui-meme : temoin d’autant plus precieux
pour nous de la hardiesse des idees de Medina.

124. Scriptores Ordinis Praedicatorum, II, 404: Hunc auctorem quidam lau-
dant quasi probabilismo faverit, ob eam quam habet in Summa propositionem:
« Ser licito que el juez sigua la opinion probable. [Ledesma ajoutait: Dexando
la mas probable.] Esta sentencia tiene el maestro Medina, y Orellana, y otros
muchos doctores, particolarmente los discipulos de S. Tomas. »... Ad quam
conclusioncm recte annotat Natalis noster Alexandre, censendum Ledesmium
eo sensu « probabile » accipere, quo illud exigit Medina citatus, praesertim
cum nullam ille specialem de probabili instituat dissertationem.
125. On peut se demander, du reste, quelle valeur Quetif et Echard attachent
eux-memes ä leur explication. Ils ajoutent en effet: Celebris autem jam est
hujus ab Innocentio XI propositionis censura: « Probabile mihi videtur judi-
cem minus probabilem posse opinionem sequi. » Quod summi Pontificis decre-
tum in jure naturali divinoque fundatum esse, nemo neget. Unde, ex utroque
id sibi non apparere, qui dicat Ledesmius, omni-no mirum. — N’est-il donc plus
certain que Ledesma prenne le mot probable en un sens different de celui des
casuistes condamnes?
126. Ibid., II, 316.
127. Voir plus haut, p. 284.
128. Ibid.
290 J. DE BLIC

Si, apres les dominicains, nous interrogions les jesuites — non pas
ceux du temps d’Etienne Dechamps, ils seraient recusables, mais
ceux qui, anterieurs aux controverses morales du dix-septieme siede,
ne pouvaient voir aucun interet particulier ä rechercher des patrons
en dehors de leur ordre, — ils ne nous apprendraient rien que nous
ne sachions dejä,
On a vu plus haut129 que Vasquez et Sanchez, tous deux de la
generation des eleves de Medina, se referent explicitement ä lui dans
leur expose du Systeme probabiliste, dont Sanchez va jusqu’ä lui
emprunter litteralement les preuves I3°. Leur aine Suarez (1548-1617),
ä qui l’on ne refuse pas d’ordinaire une certaine objectivite, presente
egalement Medina comme un probabiliste, et meme comme un pro­
babiliste avance, dont les formules seraient ä restreindre plutöt qu’ä
elargir 131.
Il est inutile d’ajouter ni les jesuites Lessius, Tanner, Laymann,
Coninck, ni les theologiens seculiers Montesinos, Wiggers, Ysambert,
ni tant d’autres. Mais en terminant, nous voudrions attirer l’atten-
tion sur la Dispute quodlibetique anonyme, dont nous avons publie le
texte inedit dans notre premiere partie (§§ 84-118), et qui parait de
nature a projeter une certaine lumiere sur l’histoire des progres du
probabilisme. Nous croyons cette piece des environs de l’annee 1580.
Nous avons dit plus haut pourquoi *32. Elle ne saurait etre, en tout cas,
beaucoup plus tardive; car la resistance qu’elle suppose encore de
la part de cercles theologiques importants, relativement ä l’opinion
de Medina, ne devait guere se prolonger au delä de 1585 ou des
annees voisines. Alors, en effet, l’adhesion de Bafiez (§ 120, note 66),
puis, coup sur coup, celles de Lopez (§§ 119-120) et Pierre d’Ara­
gon 133 — pour ne parier que des auteurs les plus connus, — allaient
determiner en faveur de Medina un revirement progressif et bientöt
complet de la Situation; les idees nouvelles se seraient conquis leur
place au soleil; on les qualifierait ä leur tour de sententia com­
munis I34. C’est justement l’etat de choses inverse que represente
notre dispute. L’auteur s’y declare convaincu, pour le fond, de la
justesse de la these de Medina (§§ 100. 108); mais il n’ose s’y rallier
purement et simplement, parce que, si l’on peut s’exprimer ainsi, eile
manque encore de surface. Soucieux de ne pas quitter les routes bien
frayees, il s’en tiendra donc, dit-il, ä la negative. Ne a communiori
recedamus sententia (§ 109).

129. Note 99, §§ c. d.


130. Note 101.
131. De bonitate et malitia actuum humanorum, Disp. 12, s. 6, n. 5.
132. Note 46.
133- Note 101.
134. Lopez ecrit encore: Scio communem esse sententiam... tenentium non
sat esse probabilem opinionem sequi, sed probabiliorem esse sectandam, contra
Medinam (§ 120). Mais Vasquez dira bientöt : Veram existimo sententiam quam
sequitur B. Medina, jamque in scolis (et multo ante) communis fuit (note 99).
BARTHELEMY DE MEDINA ET LE PROBABILISME 291

Redigee, parconsequent, soit du vivant de Medina soit tres peu


apres sa mort, cette disputatio prend de ce chef une valeur de te-
moignage tout a fait exceptionnelle.
Or, quels renseignements nous donne-t-elle ? — En premier lieu,
eu egard ä la nature des difficultes qu’elle commence par enumerer,
eile pose exactement la question sur le terrain oü la discuteront par
la suite tous les probabilistes (§§ 84-92). — La question ainsi definie,
eile oppose franchement la solution de Medina aux solutions imagi-
nees avant lui, probabiliorisme et equiprobabilisme. Quarta sententia
absolute dicit licere sequi probabilem opinionem, praetermissa pro-
babiliori. Hoc dicit M[agister] Medina (§ 96). — Enfin, en ce qui
concerne la notion meme de probabilite, eile interprete Medina ä la
maniere « moderne ». Major probabilitas unius opinionis non tollit
quod assentiamur alteri ut probabili (§ 106). La probabilite, en chan­
geant de degre ne change pas de nature; eile n’est jamais sans risque
d’erreur et reste toujours en dega de la certitude (§§ 105. 107).
Joints ä ceux que nous avons dejä recueillis, ces renseignements
ne laissent subsister aucun doute sur la maniere dont Medina a ete
compris. Non seulement pendant toute la premiere moitie du dix-
septieme siecle, mais aussi haut que les documents permettent de
remonter dans le seizieme, on a toujours vu en lui un probabiliste.
Ce n’est que tres tard, apres l’ouverture de debats oü les considera-
tions d’ordre rationnel ne furent pas les seules ä agir sur les esprits,
que l’on s’avisa de lui preter une conception de la probabilite en
Opposition avec celle qui est impliquee dans le probabilisme I35. Mais
de ce Systeme trop visiblement interesse — et non maintenu d’ailleurs
par l’eminent historien de la theologie dominicaine qu’est le R. P.
MandonnetI3fi, — nous croyons avoir assez demontre le peu de con-
sistance. La probabilite qui parait süffisante ä Medina pour agir sans
faute, n’est ni une Sorte de diminutif de la certitude ni un caractere
objectif de moindre perfection morale. C’est l’aptitude de certains
enonces ä etre tout ä la fois pris en consideration et tenus en suspi-
cion par la raison critique, comme ayant plus ou moins de chances
d’exprimer le vrai mais aussi d’exprimer le faux. Que toute opinion
vraiment probable en ce sens — ou, si l’on veut, plausible — ait droit
d’etre suivie, quand meme le parti contraire offrirait plus de vraisem-
blance, teile est proprement la these de Medina. Pour la lui arracher,
il ne faudrait pas seulement meconnaitre la portee precise de son
langage, il faudrait vouloir ignorer la tenace elaboration doctrinale,
qui avant de trouver chez lui son expression definitive, avait engage
la speculation theologique dans une voie oü eile ne pouvait qu’aboutir
— disons mieux — oü eile touchait dejä au probabilisme.
J. de Blic.

135- Voir plus haut, note 71.


136. Article Freres Precheurs, dans Vacant, Dictionnaire de Theologie
catholique, VI, 919.
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