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§ 1. DÉFINITION ET STRUCTURE :
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Maurizio Badanai philosophe-thérapeute Zhì néng qì-gō ng
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J’ai défini plus haut le qì-gōng comme une technique propriofective. J’entendais
par-là que le qì-gōng travaille sur les fonctions vitales de l’intérieur, en exploitant les
capacités auto-(ré)génératrices de l’organisme lui-même. On peut dire en ce sens que le
qì-gōng travaille de manière « endogène » ( 内 生 nèi shēng), terme que mon maître
Jacques Schotte fait coïncider avec l’adjectif « pulsionnel ».
内 nèi : interne
生 shēng : naître, donner naissance, être né – pousser
dire comme matrice de capacités ( 能 néng) engagées.2 C’est ce que fait Nietzsche
quand il écrit que la nature a déposé en l’homme la tâ che d’« élever un animal capable de
promettre (ein Tier heranzüchten, das versprechen darf) » (Zur Genealogie der Moral, II,
1887). Penser l’homme ainsi c’est le reconnaître comme ouverture (Barbaras nomme
d’ailleurs la pulsion « déhiscence fondamentale »). Nietzsche toujours : « L’homme est
l’animal pas encore fixé (Der Mensch das noch nicht festgestellte Tier ist) » (Jenseits von
Gut und Böse, III § 62, 1886). Mais penser l’homme ainsi, c’est d’abord le reconnaître
comme agir (, actio3). On nomme « pulsions » les dynamismes apéritifs ou les
capacités engagées qui articulent cet agir. Les pulsions sont notre étoffe même, non des
entités qui, en nous, cô toieraient d’autres opérateurs motivationnels. Détaillons cela.
2
« Les puissances véritables ne sont jamais de simples possibilités. Il y a toujours de la tendance et de
l’action » (Leibniz, 1646-1716 : Nouveaux essais sur l’entendement humain, chapitre I, 1703). Pourquoi ?
Entre autres raisons parce que « Les capacités sont des besoins. […] Les capacités réclament qu’on les
utilise (Capacities are needs. […] Capacities clamor to be used) » (Abraham Maslow : Towards a
psychology of being, chapitre V, 1968).
Nota Bene : les anciens Grecs connaissent ce que nous appelons « pulsion » sous le nom d’« ». Par
« hormè », ils entendent une force qui impulse, donne de l’élan, stimule, prend, urge.
3
« Humaine condition » résume donc une force structurante (endogène), un agir immanent qui,
contrairement à la (poïésis, operatio), laquelle s’épuise transitivement dans son produit, ne
possède nulle autre fin que le perfectionnement de l’agent (Aristote, 384-322 av. J.-C. : Éthique à
Nicomaque, Livre I). L’agir est ce qui fait arriver quelque chose dans le monde.
4
De cive, 1642.
5
« En fait, le concept de nature humaine est à l’œuvre toutes les fois que se trouve transgressé le
précepte de Marx interdisant d’éterniser dans une nature le produit d’une histoire » (Bourdieu,
Chamboredon et Passeron : Le métier de sociologue, éd. Mouton et Bordas 1968, p. 42).
6
L’« anthropologie clinique » désigne une connaissance scientifique de l’homme vérifiable par la
pathologie. Ses deux coryphées sont Jacques Schotte (1928-2007), dont je fus élève, et Jean Gagnepain
(1923-2006). Schotte développe son anthropologie sur le versant biologique du pulsionnel ; Gagnepain,
son ami, de manière complémentaire sur celui noétique des structures culturelles.
7
Vivre – explique Renaud Barbaras – c’est appartenir à un monde tout en faisant apparaître ce monde
(Introduction à une phénoménologie de la vie, éd Vrin 2008).
3
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Note :
D’après Maldiney, la pulsion intervient pour la première fois de
façon décisive comme concept crucial pour comprendre l’homme
dans deux œuvres publiées en 1795 :
L’assise fondamentale de la Doctrine de la science, de Fichte.
Les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, de Schiller.
Depuis Fichte, la pulsion a fait fortune si l’on peut dire jusque sous la livrée de
l’« intentionnalité », i.e. du mode de présence des choses. Husserl, le père de la
phénoménologie (1859-1938), a reconnu dès ses premiers travaux de 1894, qui
introduisent explicitement la notion d’« intention » (ou de renvoi vécu à…), le rapport
constitutif existant entre intentionnalité et force, visée et tendance. À partir de 1921
(précisément dès la rédaction à Sankt-Mä rgen du manuscrit A VII 13), une
intentionnalité explicitement pulsionnelle (Triebintentionalität) vient tenir en germe un
non moins déclaré « système pulsionnel (Triebsystem) ». La pulsion cessera de compter
comme un constituant parmi d’autres de la condition humaine, pour devenir
l’engagement transcendantal (autrement dit la condition agissante de possibilité) qui
constitue la transitivité originelle du vivant vers le monde.
Chez Gagnepain, chez Schotte la pulsion est donc capacité. Elle s’oppose à ce titre
à toute réalité, toute capacité impliquant effectivement – mal gré qu’en ait l’idéalisme
fichtéen – un réel qu’elle n’est pas, mais dans l’interaction avec lequel elle se constitue. Si
Fichte et Gagnepain ont en commun d’opposer par ailleurs « réalité » et « relation »,
l’école rennaise pose encore un hiatus entre réel ( 无际 wú jì) et réalité ( 实际 shí jì).
Chez Jean-Claude Quentel, celle-ci enveloppe les phénomènes que chaque vivant fait
apparaître. Celui-là correspond aux centres de résistance, inconnaissables comme tels,
que nous avons mentionnés avec Scheler.
实 shí : réalité, réel, fait, plein, fruit
际 jì : limite, frontière, terme – entre – rencontre
无 wú : sans, aucun, ne… pas…
Gagnepain voit dans le réel un principe de résistance à notre agir, principe qu’on
ne saisit jamais qu’en opposition dialectique à la forme. « Nous ne savons pas ce qu’est la
réalité en soi », claironne-t-il (Huit leçons d’introduction à la théorie de la médiation,
1994-2000). Et Schotte, à l’unisson : « Le réel comme tel n’est jamais donné » (L’analyse
8
Fichte décrit la pulsion comme une force interne qui se détermine elle-même à la causalité (eine innere
sich selbst zur Kausalität bestimmende Kraft, 3e partie § 8), qu’on ne peut pas observer (ibidem) mais qui
transparaît dans l’aspiration, le désir, le Sehnen (3e partie § 10).
5
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9
in « Späte Schriften » (Nachlaß), Gesammelte Werke volume 9, éd. Bouvier 1995, p. 236. « Réalité et cau-
salité vont de pair (zusammengehören), à notre avis. Ce qui n’est pas en mesure d’agir n’est pas non plus
réel (Was nicht wirkfähig ist, ist auch nicht wirklich). »
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§ 3. PĚNG QÌ GUÀN DĬNG FĂ. UNE MÉTHODE DE BASE POUR SE RESSOURCER DANS
LE CONTACT AVEC LES CHOSES :
Il s’agit, pour le dire encore autrement, de se couler autant que possible dans le
cours naturel des choses » (hùn yuán 混元), ce que le philosophe allemand Max Scheler
(1874-1928) nomme « Weltgrund », « fond(s) primordial des choses, fond(s) du monde »
à penser comme changement (Wechsel) ou procès mondain (Weltprozeß).
混 hùn : confondre, mêler – faire passer pour – s’infiltrer – faire bon ménage avec
quelqu’un – gagner sa vie tant bien que mal, se débrouiller pour…
元 yuán (prononcez « yü enne ») : originel – premier principe.
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12
Affect and memory: effects of pleasant or unpleasant odors on retrieval of happy and unhappy memories,
1988, US National Library of Medicine, National Institute of Health.
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Aristote cause maté rielle cause efficiente cause finale cause formelle
Niveau I : minimum vital – base qui lie – immersion dans les choses
C : sentir
proprioception motricité affectivité sensorialité
ab
st Niveau II : objectivation – fondement1 qui dé lie1 – captivation par des affaires
ra S : configuration
cti de gestalts
sujet trajet projet objet
on
co Niveau III : subjectivation – fondement2 qui dé lie2 – affairement pour l’adaptation
nt P : subordination
ex à des gestalts
spé cimen-type moyen-fin prix-bien indice-sens
tu non-actuelles
ali ESPÈ CE INSTRUMENT VALEUR SYMBOLE
sa
ti Niveau IV : purs rapports d’opposition et de contraste sans teneurs positives
on SCH : Noûs
culture Nomos Technè Dikè Logos
société, histoire travail droit, liberté pensée
Types d’œuvres : Usages, contrats Ouvrages, produits Suffrages, vertus Messages, concepts
Schéma du « Triebsystem (système pulsionnel humain) » (Edmund Husserl, Max Scheler, Lipot Szondi)
humain tel que le synthétise l’anthropologie clinique. Toutes les capacités (néng 能) qui s’y articulent
forment la matière de notre agentivité personnelle.
10
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Mais revenons à pěng qì guàn dĭng fă. Cette première méthode est celle qui nous
rapproche le plus de notre base vitale. Je dis bien « qui nous rapproche le plus », car la
vitalité de l’homme reste irrémédiablement hantée par sa culture. Les facette de cette
base qu’Erwin Straus nomme « sentir » sont les suivantes :
La préobjectalité. À ce niveau, quelque chose se passe qu’on peut sentir mais pas
objectiver, c’est-à -dire pas fixer dans un là -devant (Gegenstandlichkeit) détaché d’un
fond. C’est le cas des humeurs ou des feelings, de l’ambiance évanescente qui me
reste d’un rêve dont le contenu m’échappe, du groove qui emporte le musicien, d’un
13
Dans la série des moments par lesquels s’élabore toute expérience, il y a chez l’homme, « toujours un
4ème, essentiel à tout le jeu, qui n’est autre qu’(…) une sorte de zéro » (Schotte : Notice pour introduire le
problème structural de la Schicksalsanalyse, 1963, II 2).
14
Zhì néng qì gōng, 4ème méthode. Qi Gong du Méridien central, éd. You-Feng 2016, p. 43.
11
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15
Pang Ming : The methods of Zhineng qigong science, 1992, éd. CreateSpace 2013, p. 24.
16
Luce Desgagné : Zhì néng qì gōng, www.tai-chi-gong.org
17
Quand je demande un morceau de tarte, enseignait Schotte, il peut s’agir de la tarte entière. Avec un
morceau, le tout n’est pas thématisé, tandis qu’il l’est quand je demande une partie de la tarte. Pour
compléter son explication, Schotte distinguait également la masturbation du nourrisson de celle de
l’adolescent : dans la première, le sexe reste un morceau du corps, en l’occurrence sous forme de foyer
d’excitation où le comportement s’absorbe ; dans la seconde, le sexe, en tant cette fois qu’objet, retient
l’attention sur le fond d’un corps thématisé dont il ne constitue qu’une partie.
12
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« Bien qu’il y ait maints mouvements dans pěng qì guàn dĭng fă, l’essence est
simplement d’intercepter et de reverser le qì »18. Chaque geste, en somme, du moins
sous un certain aspect, y vaut les autres.
L’immanence, la valence « maternelle » : à ce niveau de positionnalité, l’être vivant
est pris dans ce qui se passe. Par exemple, il est pris dans les rythmes circadiens, pris
dans la mode, pris dans un mouvement de foule ou dans une contagion affective. On a
ici un rapport, parfois recherché – comme avec l’ambiance d’un bar ou le soutient
d’un entourage communautaire –, à de l’englobant. Les psychanalystes parlent du
fantasme originaire de « retour au sein », où « sein » désigne ce dans quoi on
s’insinue.19
Quand on pratique pěng qì guàn dĭng fă, on s’efforce de se sentir drapé dans une
couche d’énergie (« layer of qì around the body »)20. On l’a dit, il s’agit de s’immerger
dans le qì environnant : 人在气中 rén zài qì zhōng.
Impossible ici de ne pas évoquer le fait que pěng qì guàn dĭng fă opère comme
méthode « externe », notamment par opposition méthodes suivantes. La visée
essentielle est la prise d’un champ (ré)générateur, le 气场 qì cháng, plutô t mettons
que la distribution de qì dans les articulations (deuxième méthode) et les organes
(troisième méthode), ou la construction d’un canal énergétique central (quatrième
méthode).
La concrétude contextuelle : le niveau du sentir est celui où le vivant maintient le
plus de valences contactuelles avec ce qui l’entoure, un peu à la façon dont une
cellule-souche se maintient disponible pour des survenances diverses. On est dans le
sentir quand par exemple, durant un cocktail, on laisse les rencontres se faire sans
prévention, « comme ça vient ». On est encore dans le sentir quand on se demande,
en croisant quelqu’un, « comment ça va ? », cette formule sans véritable objet
permettant plus que toute autre de laisser venir n’importe quelle réponse. C’est ce
qu’on appelle parfois la « sérendipité », soit la disponibilité à faire des trouvailles au
hasard des rencontres, au gré de féconds concours de circonstances.21
Concernant les visualisations, elles ne devraient pas être trop détaillées (too
detailed), dans la première méthode (p. 50). Pourquoi pas ? Parce que cela
parasiterait le lien qu’on veut renforcer ici entre le pratiquant et le « tout-venant
originel (混元 hùn yuan) ».
Le ressourcement : dans ce droit-fil, il s’agit pour l’être sentant de pouvoir se
ressourcer. De pouvoir « recharger ses accus », comme l’écrit Jean Mélon. De « se
(re)vitaliser ». Comment ? En « prenant la couleur du milieu », comme le dit encore
Mélon. En s’imprégnant de ce qui agit alentour, comme lorsque je sors me fondre
dans la nature pour m’y régénérer, ou que je me crée chez moi un « cocon » douillet,
avec thé chaud et bougies parfumées. Socialement parlant, les sujets les plus
18
Pang Ming : The methods of Zhineng qigong science, 1992, éd. CreateSpace 2013, p. 24.
19
Le danger spécifique, vitalement parlant, peut être désigné comme celui de la dépendance, de la perte
de tenue interne (Haltung). Et le traumatisme corrélatif, celui de la séparation, du sevrage, avec une
forte sensibilité à la frustration.
20
Pang Ming, op. cit. p. 25.
21
Le néologisme « serendipity » fut cogné en 1754 par Horace Walpole. Il fut inspiré par un conte persan
intitulé Les trois princes de Serendip, dans lequel les protagonistes, en voyageant, découvrent toutes
sortes de choses qu’ils ne cherchaient pas.
13
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22
« La fusione della coscienza dell’uomo con lo hù nyuá nqì esterne del mondo naturale (…) ha lo scopo di
facilitare la facoltà di assorbimento da parte del corpo umano. Siccome questo processo di fusione procede
principalmente all’esterno del corpo umano, è perciò chiamato hù nyuá n esterno » (Zhineng Qigong.
Manuale complete du teoria e pratica di Qigong, éd. Nuova Ipsa 2007, p. 92).
23
Pang Ming, op. cit. p. 25.
24
François Bibeau : Zhì néng qì gōng : 1ère méthode (http://www.qigongfrancoisbibeau.com/zhi-neng-qi-
gong/).
25
Pang Ming : The methods of Zhineng qigong science, 1992, éd. CreateSpace 2013, p. 24.
14
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nous leur accordons est égal »26. On peut dire à l’extrême que « le Qi Originel et celui
du corps ne forment plus qu’un » 27.
§ 5. ÉCHAPPÉE PRATIQUE :
The Dynamic Laws of Healing (Les lois dynamiques de la guérison) fut rédigé dans
les années 1940. Son auteure, la thérapeute Catherine Ponder, y fait exhaler une eau de
rose enivrante : « Il n’y a pas de mal. (…) Il n’y a rien à craindre. (…) Ma vie (ma santé,
ma prospérité, mon bonheur, mon succès, mon bien) ne peut pas être limitée ! Je suis
sans entraves et sans chaînes (There is no evil. […] There is nothing to fear. […] My life [my
health, my prosperity, my happiness, my success, my good] cannot be limited! I am
unfettered and unbound) » (DeVorss Publications, 1966, p. 42). « Le bien est omnipresent
(Good is omnipresent) » (p. 38). Pourquoi alors subissons-nous des burnouts ? Pourquoi
nous affligeons-nous en apprenant qu’un pédophile a violé un enfant ? Pourquoi meurt-
on si la pollution ambiante dépasse un certain seuil ? Ponder n’hésite pas. Elle sait. La
raison en est que, toujours, peu ou prou, nous couvons en nous quelque mauvaise
pensée et/ou quelque mauvais sentiment. « Toute la puissance que le mal semble
posséder lui a été donnée par l’homme (All the power that evil seems to have, has been
given it by man) » (p. 28). L’adversité ? « Une apparence maladive créée par notre propre
penser maladif (A diseased appearance, created by our own diseased thinking) » (p. 29).
Pond internalise tout. En cela, elle reproduit le schéma par lequel les sensualistes
fabriquaient d’après Sartre leurs hypothétiques sensations élémentaires : on part d’une
relation avec le monde qui nous fournirait des atomes expérientiels (les sensations,
justement), puis on « éteint » la relation pour ne plus s’occuper que des prétendus
éléments qu’elle nous aurait livrés, éléments désormais figés avec lesquels notre esprit
moitrinaire se mettrait alors à bâ tir ses croyances, ses désirs, ses perceptions, ses
normes. Suivant cette ornière, Catherine Ponder répète ad nauseam que nous
construisons nos expériences non pas à partir d’une prise du monde continue (prise où
l’on en sait jamais qui prend quoi), mais à partir d’une intériorité que la relation elle-
même ne module plus : les gens doivent activer leur santé en leur for intérieur (within
them), la santé est fondamentalement un job interne (an inside job), nos pensées et nos
sentiments sont localisés dans le corps (located right within your body), chaque cellule
est remplie avec de la vie (filled with life). On caracole ici aux antipodes de la maïeutique
narrative, laquelle cherche au contraire à décrire des « existences », c’est-à -dire des
manières d’être au monde (Merleau-Ponty), et qui préfère externaliser les problèmes.
26
Zhou Jing-Hong : Yi Yuan Ti et énergie originelle, 46ème conférence pour l’Association Yong Bao, 9
novembre 2021. L’immersion dans les « battements » rythmiques (Schotte) du sentir distingue ainsi
le zhì néng qì gōng de la médecine traditionnelle chinoise quand elle objective le corps. « Le tirer-
pousser de la première méthode où nous prenons l’énergie du ciel, de la terre et de l’horizon est une
façon totalement différente d’appréhender notre corps, et ce qui l’entoure, de celle de la médecine
chinoise » (ibidem).
27
Anne Egron : Qigong de la sagesse (http://www.lafilledejade.org/wp-content/uploads/2019/10/ZNQG
_1et2_Nov19.pdf :
15
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Ouvrons le « ερὶ τοῦ ἀ κού ειν, Peri to akoyein », probablement écrit par
Plutarque vers l’an 100 après Jésus-Christ. Le chapitre 11 recommande de « se régler sur
l’expérience (ἐμπειρία, empeiria)28 et la capacité naturelle (φυσικὴ ν δύ ναμι, physikè
dunamis)29 de celui qui parle ». « Se régler sur… » ? Oui. Littéralement : se rendre
convenant (« ἡρμοσμένον, hermosmenon ») par rapport à cette expérience et à ces
capacités. Convenir avec elles, par exemple en adoptant un débit de voix ou une posture
similaires. On verra que sous des formes diverses, et bien qu’il s’agisse là d’un
mimétisme en principe automatique 30, cette exigence communicationnelle déjà mise au
pavois par Plutarque (et par d’autres avant lui) ne cessera de rutiler ensuite au
firmament des savoir-faire philosophiques. Pourquoi ? Qu’apporte la synchronisation31
(dite aussi « mirroring ») ?
La synchronisation, d’abord, rapproche. Elle crée un climat de familiarité (même
« longueur d’onde ») qui rassure et, du coup, aide au besoin à briser la glace.
La synchronisation fait « que le courant passe ». C’est un processus basique de
convergence – illustratif de ce que nous avons appelé la « force du concret » – qui
prédispose à la communication. Par-là , elle permet non seulement d’établir le
rapport mais de le développer et de le mesurer.
La synchronisation, notamment respiratoire, aide à sentir ce que l’interlocuteur
ressent. Elle favorise la « sympathie »32. William James compile sur cet article des
savoir-faire bien établis. En mentionnant Fechner, par exemple, il rapporte : « On
peut trouver par sa propre observation que le fait d’imiter l’expression physique
d’un état mental nous fait comprendre beaucoup mieux que si nous nous bornions à
le contempler… Quand je marche derrière une personne que je ne connais pas et que
j’imite aussi exactement que possible son port et sa démarche, j’obtiens la plus
curieuse impression de la sensation, telle que la personne doit elle-même la
ressentir. Affecter la démarche d’une jeune femme vous met, pour ainsi dire, dans un
état d’esprit (mood of mind) féminin » (The principles of psychology, 1890, chapitre
XXV)33.
28
« Empeiria » : expérience, sagesse acquise « sur le tas ».
29
« Dynamis » : force, puissance, aptitude à devenir.
30
Par exemple avec le « dialogue tonique » (Wallon) entre la mère et son bébé, avec l’accordage qui
s’opère entre un humoriste et son public (« la mayonnaise prend ») ou encore avec l’ajustement
spontané des déplacements individuels dans un mouvement de foule.
31
Voir Fabrice Midal : Foutez-vous la paix ! (éd. Flammarion/Versilio 2017, chap. 4, p. 60). Dans le
domaine officiellement « psychologique », un des premiers chercheurs à définir la notion de
« synchronie interactionnelle » fut Ray Birdwhistell, dans les années 1960.
32
On se rappellera ici la définition que donne Bergson de l’intuition philosophique : la « sympathie par
laquelle on se transporte à l’intérieur d’un objet pour communiquer avec ce qu’il a d’unique et par
conséquent d’inexprimable » (La pensée et le mouvant, VI : Introduction à la métaphysique, 1903).
33
« One may find by one’s own observation that the imitation of the bodily expression of a mental condition
makes us understand it much better than the merely looking on. (…) When I walk behind someone whom I
do not know, and imitate as accurately as possible his gait and carriage, I get the most curious impression
of feeling as the person himself must feel. To go tripping and mincing after the fashion of a young woman
puts one, so to speak, in a feminine mood of mind. »
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Philosophe et psychologue américain, William James (1842-1910) fut l’un des porte-étendards du
pragmatisme, doctrine selon laquelle penser une chose revient à identifier la totalité de ses
implications pratiques. La maxime du pragmatisme consiste à demander : « Quelle différence cela fait-
il si telle option plutô t que telle autre est tenue pour vraie ? »
https://commons.wikimedia.org/wiki/File:William_James,_philosopher.jpg
Le mirroring pave la voie à la conduction, qui permet de rediriger l’interlocuteur vers
des états plus ressourçants. Les infirmières, notamment, calquent leur respiration
sur celle de leur patient, puis en calmant la leur rapaisent cette dernière.
La synchronisation favorise l’émergence des ressources intérieures, par exemple de
souvenirs utiles (vu que le sentiment d’être accepté réduit l’inhibition, le
refoulement).
§ 4.2. Les contenus de la mise en phase :
Montaigne note dans ses Essais : « J’ai une condition singeresse et imitatrice (…).
Qui que je regarde avec attention m’imprime facilement quelque chose du sien » (Essais
III : Sur des vers de Virgile). Véritable maître ès relation humaines, s’il en est34, Montaigne
enseigne ici – comme le confirmeront quelques siècles plus tard maintes expériences –
qu’on gagne, pour « ouvrir un autre parler », à se mettre au diapason de ce que
manifeste l’interlocuteur. De quoi, au juste ? Des idées ? Non pas. Car dans L’art de
conférer (Essais III, chapitre 8), le penseur français précise : je m’« instruis mieux par
contrariété que par exemple, et par fuite que par suite ». Le « quelque chose du sien »
dont parle Montaigne ressortit à l’expression : à la voix, au visage, aux yeux, aux
mouvements… Voilà en quoi « une âme bien née et exercée à la pratique des
hommes »35 se « coule aisément [même] à la façon contraire » (Essais III, chapitre XIII :
De l’expérience). En somme, « il faut se desmettre au train de ceux avec qui vous êtes »
(ibidem).
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Se mettre en phase, cependant, c’est là une démarche qui ratisse beaucoup plus
large. Au fond, tout ce qu’amène l’interlocuteur fournit matière à se régler sur lui.
Souvent, dans cet esprit, je commence mes courriels par un « Merci pour votre… ». Je me
suis surpris aussi à répondre fréquemment, même à quelqu’un qui me menaçait
(« Attention, vous allez avoir des problèmes ! »), par un « Merci pour l’avertissement… »,
« Merci pour l’information… »36. En y réfléchissant, c’est là une manière de « prendre ou
de faire avec » ce que l’interlocuteur apporte, de me synchroniser sur lui.
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